CASTELLANOS : Nous avons 7 sens et les 5 plus connus sont les moins importants

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[BBC.COM/AFRIQUE, 18 février 2023] En lisant ces lignes, comment est votre corps – droit ou voûté ? Et votre visage, est-il détendu ou froncé ? Notre posture et notre visage envoient des signaux importants à notre cerveau, et c’est à ces informations que notre cerveau réagit, explique la neuroscientifique espagnole Nazareth Castellanos, chercheure au Nirakara-Lab, une chaire extraordinaire de l’université Complutense de Madrid.

Si j’ai un visage en colère, le cerveau interprète ce visage comme étant en colère et active donc les mécanismes de colère“, a déclaré Mme Castellanos. De la même manière, “lorsque le corps a une posture triste, le cerveau commence à activer les mécanismes neuronaux de la tristesse.” Notre cerveau interagit avec le reste du corps de bien plus de façons qu’on ne le pensait auparavant. “Nous n’avons pas seulement cinq sens, nous en avons sept“, a-t-elle déclaré. Et les cinq sens les plus connus, le goût, l’odorat, etc., “sont les moins importants pour le cerveau“.

Nazareth Castellanos a expliqué à BBC Mundo comment la posture et les expressions faciales influencent le cerveau, le pouvoir d’un sourire et comment apprendre à écouter “les murmures du corps“.

Dr. Gentileza Nazareth Castellanos © bbc.com
Comment en êtes-vous venue à étudier la relation entre la posture et le cerveau ?

J’ai commencé à repenser les neurosciences après 20 ans de recherche sur le cerveau uniquement. Il me semblait étrange que le comportement humain ne dépende que d’un seul organe, celui de la tête. Avant cela, j’avais commencé à étudier l’influence d’organes comme l’intestin sur le cerveau. Et j’ai dit, ça ne peut pas être la même chose pour le cerveau si mon corps est courbé ou si mon corps est droit. J’ai donc commencé à enquêter, à voir ce que la littérature scientifique avait à dire ; j’ai découvert des choses que j’ai trouvées absolument étonnantes et je me suis dit que c’était quelque chose que tout le monde devrait savoir.

Pourriez-vous expliquer pourquoi la posture est importante et comment elle influence le cerveau ?

Ce qu’il faut comprendre, c’est que les neurosciences reconnaissent désormais que nous avons sept sens. À l’école, on nous a toujours appris que nous en avions cinq – l’odorat, la vue, l’ouïe, le toucher et le goût – qui sont les sens de l’extéroception, c’est-à-dire de ce qui est extérieur. Et c’est très symbolique, car jusqu’à présent, la science s’est plutôt intéressée à l’étude de la relation de l’être humain avec l’extérieur. Depuis cinq ans environ, les neurosciences affirment qu’il faut élargir ce champ d’action. Nous n’avons pas seulement cinq sens, nous en avons sept. Et il s’avère que les cinq sens de l’extéroception – l’ouïe, etc. – sont les moins importants. Le premier sens, le plus important, est l’interoception.

Que signifie l’interoception ?

C’est l’information qui parvient au cerveau sur ce qui se passe à l’intérieur de l’organisme. Ce qui se passe à l’intérieur des organes. Nous parlons du cœur, de la respiration, de l’estomac, de l’intestin. C’est le sens numéro un, car parmi tout ce qui se passe, c’est ce à quoi le cerveau va accorder le maximum d’importance, c’est une priorité pour le cerveau.

Et la deuxième priorité est le sens de la proprioception, c’est-à-dire les informations qui parviennent au cerveau sur la façon dont mon corps est à l’extérieur, la posture, les gestes et les sensations que j’ai dans tout mon corps. Par exemple, les sensations dans les intestins lorsque nous sommes nerveux, ou une boule dans la gorge, ou la lourdeur des yeux lorsque nous sommes fatigués. Et puis viennent les cinq.

Que signifie le fait que l’interoception et la proprioception sont les premier et deuxième sens du cerveau ?

On savait déjà que le cerveau devait savoir comment se porte l’ensemble du corps, mais on pensait auparavant qu’il s’agissait d’une information passive, alors qu’aujourd’hui, il s’agit d’un sens. En d’autres termes, un sens est une information que le cerveau reçoit et à laquelle il doit répondre. En fonction de ce qui se passe, le cerveau doit agir d’une manière ou d’une autre, et c’est là le grand changement.

Où, dans le cerveau, percevons-nous notre posture ou nos gestes ?

Dans notre cerveau, il y a une zone qui ressemble à un bandeau, comme celui que l’on met pour s’épiler. C’est ce qu’on appelle le cortex somatosensoriel, et c’est là que mon corps est représenté. Ce phénomène a été découvert en 1952, et l’on pensait que les zones les plus grandes de notre corps avaient plus de neurones dans le cerveau. On a donc pensé que le cerveau consacrait beaucoup plus de neurones au dos, qui est très grand, qu’à mon petit doigt, par exemple.

© DP

Mais on a découvert que non, que le cerveau donne plus d’importance à certaines parties du corps qu’à d’autres, et que ce à quoi le cerveau donne plus d’importance dans l’ensemble du corps, c’est le visage, les mains et la courbure du corps. Ainsi, mon petit doigt a environ cent fois plus de neurones qui lui sont dédiés que l’ensemble du dos, que l’ensemble de la jambe, car les mains sont très importantes pour nous. Remarquez que lorsque nous parlons, nous utilisons nos mains, nous activons ces zones du cerveau.

Comment les expressions faciales influencent-elles le cerveau ?

Le cerveau attache une importance considérable à ce qui se passe sur le visage. Nous avons vu ici des choses qui sont très importantes. D’une part, on a vu que les personnes qui froncent les sourcils – et c’est quelque chose que nous faisons beaucoup avec les téléphones portables qui ont de petits écrans – activent une zone liée à l’amygdale. C’est une partie du cerveau qui se trouve dans les zones profondes et qui est plus impliquée dans les émotions. Lorsque je fronce les sourcils, j’active mon amygdale, donc si une situation stressante se présente, je serai plus excité, je réagirai davantage, parce que j’ai déjà préparé cette zone. L’amygdale, qui ressemble à une amande, est une zone qui s’active lorsqu’une situation stressante arrive, elle se développe davantage.

C’est donc un domaine où il vaut mieux rester calme. Mais s’il est déjà activé, lorsqu’une situation stressante arrive, il va s’hyper-activer, et cela va me faire hyper-réagir. Essayer d’adoucir cette partie, le froncement de sourcils, désactive un peu notre amygdale, elle se détend.

Dans un exposé, vous avez mentionné une étude fascinante sur les stylos qui montre comment le fait de froncer les sourcils ou de sourire change notre façon d’interpréter le monde. Pourriez-vous expliquer cette étude ?

En plus de la musculature autour des yeux, la deuxième partie du visage importante pour le cerveau est la bouche. Nous ne sommes pas conscients de la puissance qu’il a, c’est impressionnant. Pour examiner l’hypothèse du feedback facial, les chercheurs ont pris un groupe de personnes et leur ont mis un stylo dans la bouche.

Ils devaient d’abord le tenir entre leurs dents, ils simulaient un sourire, mais sans sourire, ce qui était l’important. On leur a ensuite montré une série d’images et ils ont dû dire à quel point ils les trouvaient belles. Lorsqu’ils avaient le stylo dans la bouche en simulant un sourire, les images leur semblaient plus agréables. Mais lorsqu’ils tenaient le stylo entre leurs lèvres, simulant un visage en colère, les mêmes images ne semblaient pas aussi agréables. Il s’agit d’une étude datant des années 1980, mais de très nombreuses études ont été réalisées depuis.

Il a été constaté, par exemple, que lorsque nous voyons des personnes souriantes, nous sommes plus créatifs, notre capacité cognitive augmente, la réponse neuronale à un visage souriant est beaucoup plus forte qu’à un visage non souriant ou à un visage en colère. L’insula, qui est l’une des zones du cerveau les plus impliquées dans l’identité, est activée lorsque nous voyons quelqu’un sourire ou lorsque nous sourions nous-mêmes. Sourire n’est pas rire, c’est différent. Nous voyons donc le pouvoir qu’un sourire a sur nous, car le cerveau, comme nous l’avons dit, dédie un grand nombre de neurones au visage.

Comment le cerveau réagit-il lorsque nous sourions ou fronçons les sourcils ?

Comme nous l’avons dit, la proprioception – qui est l’information qui parvient au cerveau sur l’état de mon corps et en particulier de mon visage – est une information à laquelle le cerveau doit réagir. Si je suis triste, si je suis en colère, si je suis heureux, mon visage le reflète, mais aussi l’inverse. Si j’ai un visage en colère, le cerveau interprète “ce visage est typique de la colère, donc j’active des mécanismes de colère“, ou “ce visage est typique du calme, donc j’active des mécanismes de calme.” En d’autres termes, le cerveau est toujours à la recherche de ce que l’on appelle la congruence corps-esprit.

Et c’est intéressant car que se passe-t-il si je suis triste ou en colère, stressé, et que je commence à faire un visage détendu ? Au début, le cerveau dit “ça ne colle pas, elle est nerveuse mais elle fait un visage détendu“. Et ensuite il commence à générer quelque chose appelé migration d’humeur. Le cerveau dit : “OK, j’essaie d’adapter l’humeur au visage“. Regardez donc quelle ressource nous avons.

Vous avez également parlé d’un autre aspect de la proprioception, la courbure du corps. De nos jours, avec les téléphones portables, nous sommes souvent courbés. Comment cela influence-t-il le cerveau ?

Le cerveau – et c’est une découverte faite il y a trois mois – possède une zone exclusivement dédiée à la vision de la posture de mon corps. On a constaté qu’il existe des postures corporelles que le cerveau associe à un état émotionnel. Si, par exemple, je bouge mes bras de haut en bas, le cerveau n’enregistre pas que lever la main est une émotion, car nous ne le faisons pas habituellement, n’est-ce pas ?

© un-dos-en-paix

Cependant, être avachi est quelque chose qui vient avec le fait d’être triste, et c’est comme ça, quand on est mal, on est avachi. Nous sommes tous avachis ces derniers temps, car nous passons, entre autres, huit heures par jour devant un ordinateur.

Cela fait-il référence à une étude célèbre que vous mentionnez dans vos conférences, celle sur l’ordinateur ?

Lorsque nous avons une posture voûtée, cela affecte notre perception émotionnelle du monde et notre mémoire. Et c’est là qu’ils ont réalisé une expérience célèbre où ils ont pris des gens et ont mis un ordinateur portable au niveau de leurs yeux, et une série de mots est apparue. A la fin, vous fermez l’ordinateur et vous leur dites, dites-moi combien de mots vous avez mémorisés. Et ils ont fait la même chose, mais ils ont mis l’ordinateur sur le sol de telle sorte que cela obligeait les gens à se pencher.

Qu’est-ce qu’on a vu ? Que lorsque le corps était penché vers le bas, les gens se souvenaient de moins de mots, c’est-à-dire qu’ils perdaient leur capacité de mémorisation et se souvenaient de plus de mots négatifs que de mots positifs. En d’autres termes, tout comme lorsque nous sommes tristes, nous sommes moins agiles sur le plan cognitif et nous nous concentrons davantage sur le négatif, lorsque le corps adopte une posture caractéristique de la tristesse, le cerveau commence à activer les mécanismes neuronaux caractéristiques de la tristesse.

Alors, que nous dit la science, en fin de compte ? Eh bien, ce n’est pas que vous devez être comme ceci ou comme cela, mais que tout au long de la journée, vous devez être plus conscient de votre propre corps et corriger les tendances que vous avez acquises. Par exemple, je m’observe beaucoup et je découvre de temps en temps que je suis à nouveau avachi. Vous corrigez donc cette habitude et, au fil du temps, vous en acquérez de moins en moins.

Mais si vous n’avez pas cette capacité à observer votre propre corps, vous pouvez rester comme ça pendant des heures sans vous rendre compte que vous êtes comme ça.

Comment nous entraînons-nous alors à écouter davantage notre corps ? On dit souvent que le corps ne crie pas, il murmure, mais on ne sait pas l’écouter.

Je crois que la première chose à faire pour savoir comment est notre corps est d’apprendre à l’observer. Et ce que les études nous disent, c’est qu’une grande partie de la population a une conscience corporelle très faible. Par exemple, chaque fois que nous ressentons une émotion, nous la ressentons dans une partie du corps ; les émotions sans le corps ne seraient qu’une idée intellectuelle.

Il existe des études dans lesquelles on demande aux gens : lorsque vous êtes nerveux, où dans votre corps localiseriez-vous cette sensation ? La plupart d’entre eux ne connaissent pas la réponse, car ils ne se sont jamais arrêtés pour regarder leur propre corps. La première chose à faire est donc, tout au long de la journée, de s’arrêter et d’observer, comment est mon corps ? Et lorsque nous ressentons une émotion, arrêtons-nous un instant et disons-nous : “Où est-ce que je la trouve ? Comment est-ce que je sens mon corps à cet instant ? C’est-à-dire de faire beaucoup plus d’observation corporelle.”

Et cette conscience du corps aide-t-elle à gérer les émotions difficiles ?

Lorsque je suis nerveux, par exemple, je sens quelque chose dans mon estomac ou une boule dans ma gorge. Tout cela est ressenti par mon cerveau, il le reçoit. Lorsque je suis conscient de ces sensations, l’information qui a atteint le cerveau est plus claire et, par conséquent, le cerveau est mieux à même de discerner une émotion d’une autre. C’est-à-dire que c’est une chose de chuchoter presque sans conscience, et une autre d’en faire un mot.

Et nous le faisons avec la conscience, qui est aussi un allié dans la gestion des émotions. Parce que lorsque nous sommes impliqués dans une émotion, quelle qu’elle soit, si nous nous arrêtons à ce moment-là et que nous portons notre attention sur les sensations du corps, cela nous soulage beaucoup. C’est l’une des façons de se détendre, d’arrêter ce maelström dans lequel nous nous mettons quand nous avons une émotion. C’est ce qu’on appelle la conscience du corps.

© tiandi

Dans les années 1990, Antonio Damasio, le grand neuroscientifique de notre époque, nous a parlé des avantages de ce marqueur somatique. Il a réalisé de nombreuses expériences dans lesquelles il a été démontré que les personnes qui sont plus conscientes de leur corps prennent de meilleures décisions. À mon avis, il en est ainsi car ce n’est pas le corps qui vous dit où vous devez aller, mais il vous dit où vous êtes. Et si nous sommes dans une situation complexe et qu’il y a des émotions en jeu, et que moi-même je ne sais même pas où je suis ou quelle émotion j’ai, il m’est plus difficile de savoir où je dois aller.

Les émotions sont très complexes et elles sont généralement mélangées. Pouvoir identifier une émotion par la seule analyse mentale est plus difficile que si je le fais en observant mon propre corps. Mais bien sûr, pour cela nous avons dû nous entraîner, tout au long de la journée à observer les sensations du corps, quand je suis fatigué, quand je suis heureux, quand je suis plus neutre, quand je suis en colère, quand je me sens accablé… Où est-ce que je le ressens ? Cela nous aide beaucoup à nous connaître.

Le fait de s’avachir nous fait mal respirer. Pouvez-vous nous parler de la respiration et du cerveau ?

La respiration est un allié que nous avons entièrement entre nos mains, mais nous ne savons pas comment respirer. La posture et la respiration sont intimement liées. Si vous prenez soin de votre posture, vous prenez soin de votre respiration. Ce qui a été observé dans la neuroanatomie de la respiration, c’est que celle-ci influence la mémoire, l’attention et la gestion des émotions.

Mais attention, si elle est nasale, si l’inspiration se fait par le nez. Si nous inspirons par la bouche, et une grande partie de la population respire par la bouche, nous n’avons pas autant de capacité à activer le cerveau.

Le cerveau a besoin d’être réglé sur des rythmes et la respiration est l’un des pacemakers dont dispose notre cerveau pour que les neurones génèrent leurs rythmes, leurs décharges électriques. Si nous respirons par la bouche, c’est un pacemaker atténué. Il faut que l’inspiration passe par le nez. Lorsque nous inspirons, par exemple, le moment où nous avons le plus de mémoire est celui où nous inspirons par le nez, à ce moment-là l’hippocampe est activé.

Si on vous dit quelque chose, un mot, au moment qui coïncide avec l’inspiration, on a plus de chances de s’en souvenir que si on vous le dit au moment de l’expiration, au moment où vous expirez. Cela nous renseigne sur une chose très intéressante, la respiration lente. Normalement, nous respirons très vite.

Quelle est l’importance de la respiration lente ?

Nous venons de publier une étude scientifique sur le pouvoir de la respiration lente comme analgésique dans les cas de douleurs chroniques dues à une discopathie (détérioration des disques entre les vertèbres).

Et pour les émotions, l’important est que le temps qu’il faut pour expirer, pour sortir l’air, soit plus long que le temps qu’il faut pour inspirer. Regardez comme il est important, combien de choses nous pouvons faire avec notre propre corps. Notre corps est l’instrument avec lequel notre vie sonne, mais c’est un instrument dont nous ne savons pas jouer. Nous devons d’abord apprendre à le connaître, puis à le jouer.

Alejandra Martins, BBC News Mundo


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Vivre encore en Wallonie-Bruxelles…

POHORYLLE, Gerda dite Gerda TARO (1910-1937)

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Son travail a longtemps été éclipsé par celui de son célèbre compagnon : Robert Capa. Militante antifasciste et photographe de guerre, Gerda TARO a couvert la guerre civile espagnole. Morte jeune, elle a sombré dans l’oubli, avant que son travail ne soit redécouvert en 2007.

Longtemps son travail est resté inconnu. Née le 1er août 1910, en Allemagne, Gerda Pohorylle fuit son pays quand Hitler arrive au pouvoir. Arrivée en France, elle rencontre, en 1934, le photographe hongrois Endre Ernő Friedmann, dont elle devient la compagne. Avec lui, elle se met à la photographie, mais leurs photos se vendent mal. Elle invente alors son personnage : Endre Ernő Friedmann devient ainsi Robert Capa, le photographe américain, plus chic et plus mondain que son alter ego. Elle choisit pour elle même le pseudonyme de Gerda Taro.

Une militante antifasciste

Ensemble, les deux compagnons couvrent la guerre civile espagnole aux côtés des troupes républicaines. Robert Capa y prend la photo qui lui vaut sa renommée, intitulée Mort d’un Soldat républicain.

Militante antifasciste, Gerda Taro peine à se faire un nom et reste dans l’ombre de son compagnon. En 1936, elle part couvrir, seule, le bombardement de Valence.

Le 25 juillet 1937, alors que Robert Capa est rentré en France, Gerda Taro meurt écrasée, par accident, par un char républicain. Son enterrement, le 1er août 1937 en France réuni plusieurs milliers de personnes, dont Pablo Neruda et Louis Aragon, qui prononcent son éloge funèbre.

“Ce qui est pire que la mort c’est la disparition”

En 1938, Robert Capa publie un livre en sa mémoire, qui réunit des clichés qu’ils ont réalisés ensemble, sans toutefois qu’il soit fait mention de leur véritable auteur, comme le rappelait François Maspero, auteur de l’ouvrage L’Ombre d’une photographe, Gerda Taro, en 2006 dans l’émission Du Jour au lendemain :

Gerda Taro, c’est pire qu’un effacement. […] Ce qui est pire que la mort c’est la disparition. Or effectivement, à un moment Gerda Taro a disparu de la mémoire. On a beaucoup accusé Capa, qui était son compagnon, et qui tout de suite après la mort de Gerda Taro a publié un livre d’hommage qui s’appelle “Death in making”, La Mort en action, et ce livre est signé Robert Capa et en sous-titre “Photos de Robert Capa et Gerda Taro”. Ensuite il y a toute une série de photos et personne ne sait lesquelles sont de Taro et lesquelles de Capa. Mais tous les versos des tirages qui sont déposés dans les agences de photo, particulièrement chez Magnum, portent la mention Gerda Taro et cette mention est soit rayée, soit superposée pour être remplacée par “Copyright Robert Capa, Magnum”.”

Il faut attendre 2007 pour que le travail de Gerda Taro soit redécouvert : dans une valise retrouvée à Mexico, 4500 négatifs de la Guerre d’Espagne sont retrouvés. Ils sont de Gerda Taro, Robert Capa et David Seymour, et permettent de reconsidérer le travail réalisé par la photographe de guerre, la première à avoir trouvé la mort lors d’un conflit.
d’après RADIOFRANCE.FR

Nous sommes en mai 1937, à Valence, qui vient d’être bombardée. Gerda Taro y photographie à la fois la ville et les gens. Cette photo-là est prise à l’extérieur de la morgue de Valence, collée à l’hôpital. Des gens attendent de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches.

C’est le regard de cette femme qui me touche. Elle regarde Gerda Taro, elle nous regarde nous aussi. Dans ce regard, on sent la dureté de la guerre qu’elle subit. Comme si elle nous permettait de nous plonger dans ces journées terribles et de comprendre ce qu’est la guerre quand on ne la vit pas. La guerre, c’est aussi l’attente, l’inquiétude.

Ce cliché provient des négatifs que l’on a retrouvés dans les années 90 dans “la valise mexicaine”, dans laquelle étaient soigneusement archivés des milliers de négatifs pris pendant la guerre d’Espagne par Capa, Taro et Chim [le pseudo de David Seymour, ndlr].

En regardant le déroulement des négatifs sur lesquels figure ce cliché, on comprend comment Taro travaille : elle passe devant cette grille, prend plusieurs photos avec son Leica, et à un moment donné, elle passe en vertical pour prendre cette photo. Elle cherchait le bon cliché et elle en est contente. Elle passe ensuite à autre chose.

Cette photo montre l’évolution professionnelle de Gerda Taro. Elle est un peu plus aguerrie, et c’est un reportage qu’elle fait seule, sans Robert Capa. Cette photo est choisie pour faire la une du magazine Regards, dans un reportage qui sera crédité sous son nom. Elle est aussi publiée dans le journal Ce soir, le quotidien communiste fondé en 1937 par Aragon. La photo y est intitulée Le martyre de Valence.

lire l’article complet sur TELERAMA.FR


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Silbo, la langue sifflée de La Gomera

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Dans l’île de La Gomera, aux Canaries, la langue sifflée, le “silbo”, a bien failli disparaître avec la modernisation de la société. Un petit groupe de “siffleurs” a permis de maintenir, voire de développer ce qui fait le sel de cette île volcanique et montagneuse.

Le ferry approche du port de San Sebastian, capitale de l’île de La Gomera, dans l’archipel des Canaries. La manœuvre est délicate, même si, ce jour-là, l’océan Atlantique s’est assagi. Sur l’île, les quelque 22 000 habitants sont passés en quelques années de la vie dans les montagnes à un quotidien de citadins sur la côte et ses plages de sable noir, risquant au passage de voir disparaître le silbo gomero, ou l’”art de parler en sifflant”, héritage de La Gomera.

Eugenio Darias se souvient : “Je suis né à San Sebastian de la Gomera. Je devais avoir 7 ou 8 ans (il en a aujourd’hui 70, NDLR) quand j’ai appris à siffler comme tous les enfants, en famille. Quand on se retrouvait sur la place principale avec mes copains d’école, on l’utilisait pour se “parler” entre nous.” Ce qui n’était qu’un jeu en sortant de l’école devenait une nécessité lorsqu’il rejoignait la ferme de son grand-père, là-haut dans les montagnes, là où il a appris cette façon de s’exprimer avec ceux au loin, dans une autre vallée. “Comme lorsque mon frère ou mon grand-père était occupé avec les bêtes à plus de 1 000 mètres de l’endroit où je me tenais “, se souvient-il.

Une affaire de dextérité

Lors de ses visites, Eugenio redécouvrait le quotidien des paysans de cette île volcanique où, dès que l’on quitte la côte, les montagnes escarpées descendent abruptement dans des ravins très profonds. Alors quoi de mieux que siffler pour communiquer ? D’autant que cela peut éviter deux à trois heures de marche. Certains prétendent que les sons portent jusqu’à 4 000 mètres ; à mon avis, c’est plutôt 2 500 à 3 000 mètres. Dans les ravins, le son court et se renforce. L’écho le propulse et ensuite il se perd. L’essentiel, c’est que le message arrive clair. À l’inverse, dans les plaines, le son ne va pas loin”, dit-il encore.

Mais n’est pas silvador” qui veut. Un peu de dextérité s’impose. C’est tout un art de positionner une ou deux phalanges dans la bouche et de placer sa langue de telle façon que le son se produise. Facile ? En apparence seulement.  “La seule règle est de trouver quel doigt permet de mieux siffler, et parfois aucun ne fonctionne”, reconnaît Francisco Correa, professeur et coordinateur du projet d’enseignement du silbo à La Gomera, et surtout capable de  “siffler” tout un poème.

Et encore faut-il que le son soit identifiable par le destinataire. On parle alors de silbo articulé”, qui se substitue à une langue pour permettre la communication à distance. Car il existe bien d’autres langues sifflées dans le monde, mais toutes ne permettent pas d’exprimer des phrases. Avec le silbo gomero, les sons sifflés varient en ton et en tenue. Mais comme il y a moins de sons que de lettres dans l’alphabet espagnol, un son peut avoir plusieurs significations et provoquer parfois quelque malentendu ! Le même son peut aussi bien vouloir dire “oui” ou “toi” en espagnol, ou “messe” et “table”. Malgré un vocabulaire restreint, des conversations entières peuvent être sifflées, “tout est affaire de contexte”, prévient Francisco Correa.

La Gomera © lagomera.travel
“Le premier téléphone mobile au monde”

Le silbo a toujours été “un moyen de communication en soi, le premier téléphone mobile au monde”, ajoute Eugenio. Une langue “parlée” déjà par les peuplades locales, originaires d’Afrique du Nord, et dont on trouve le récit dès le XVe siècle. Une langue qui différencie les habitants de La Gomera de ceux des autres îles de l’archipel. Eugenio se souvient lorsque, étudiant à l’université de La Laguna, à Tenerife – à une heure de bateau de la Gomera –, sur le campus, il lui arrivait de “siffler” avec un de ses amis de la même île, pour que les autres ne comprennent pas ce qu’ils avaient à se dire.

Enseignant, de retour à la Gomera, il entend parler d’un collègue prêt à donner des cours de silbo aux enfants en dehors des heures de classe. “L’idée m’a plu, et je lui ai dit que je pouvais l’aider.” Et tout s’enchaîne. En 1996, un parlementaire de la Gomera, qui s’inquiétait de la possible disparition du silbo, propose que son enseignement devienne obligatoire à l’école. C’est chose faite en 1999. Et, en 2009, le silbo est inscrit par l’Unesco sur la liste du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

En dehors des conversations simples de la vie quotidienne entre membres de la même famille, le silbo avait d’autres avantages dont se souviennent les plus anciens. Il permettait d’avertir les contrebandiers de l’arrivée des patrouilles de police. Mais aussi, dans les années 1970, lorsqu’il fut interdit de couper du bois, il permettait de prévenir de l’arrivée du garde forestier ceux qui en avaient besoin pour construire leur maison ou faire du feu, sachant que, selon Eugenio, ledit garde forestier ignorait tout du silbo.

Le “silbo”, à l’honneur des Victoires de la musique en 2015

Assis au milieu de la végétation luxuriante du jardin du Parador, perché sur la colline d’où la vue plonge sur l’océan, Eugenio Darias montre une vidéo sur son téléphone portable. L’enregistrement date de 2015 : c’était la soirée des 30 ans des Victoires de la musique. Comme tous les habitants de La Gomera, ce jour-là, il était devant sa télévision. Il n’a pas oublié l’émotion et la fierté ressentie par toute l’île, lorsque l’artiste français Feloche a “chanté” le silbo avec ces mots : Il existe un endroit où des gens parlent comme des oiseaux.” Le père adoptif de l’artiste français était d’Agulo, l’une des petites localités de l’île, et son fils a voulu lui rendre hommage, donnant une visibilité internationale à ce trésor de La Gomera.

Dans ce jardin enchanteur, Eugenio, gardien de l’héritage “sifflé” de l’île, lance une invitation sifflée : “Agnès, viens ici que l’on prenne un petit verre de vin rouge.” Invitation reçue cinq sur cinq ! Si Eugenio regrette de ne pas avoir enseigné le silbo à son fils, “les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés”, il se réjouit d’avoir participé à “planter la graine et à la cultiver pour qu’elle ne meure pas.” Et depuis, d’autres ont pris la relève.

“C’est comme le vélo”

Pour Estefania Mendoza, 34 ans, le silbo fait partie du patrimoine de son île, qu’elle se doit de transmettre aux nouvelles générations. Ses deux enfants de 5 et 6 ans ont, dès l’âge de 3 ans, appris des paroles simples, et le plus jeune arrive déjà à siffler en mettant ses phalanges dans la bouche. “C’est comme le vélo, il y en a qui arrivent à pédaler du premier coup et d’autres non.” Ensemble à la maison, ils se parlent en sifflant des phrases de la vie courante comme “apporte-moi l’eau”, “mets la table”, etc. Mais c’est le week-end que l’apprentissage prend toute sa dimension, lorsque la famille part en montagne et siffle d’une vallée à l’autre.

Estefania avait dix ans quand elle a appris le silbo. À l’époque, c’était une activité extra-scolaire. Aujourd’hui, en plus de son travail, elle l’enseigne aux adultes à la mairie de San Sebastian. Ses parents, dit-elle, sont très fiers, car vivant en ville ils ne le parlent pas et ne l’ont pas transmis à leurs enfants. À leur époque, le silbo était affaire d’hommes, de bergers et de vieux ! Comme quoi tout change.

Le ton. Des sons créés par de “petits tourbillons”

Pas de mot, mais des sons. Le langage sifflé a cette particularité qu’il exprime les mots en soufflant l’air au travers des lèvres plus ou moins fermées, ce qui crée de petits tourbillons. Il ne dispose pas des harmoniques de la voix et n’utilise qu’une bande de fréquence limitée (et relativement basse), mais c’est suffisant pour transposer, pour l’essentiel, les mots de la langue. En silbo gomero, les différentes voyelles sont exprimées par des sons de hauteurs différentes, et les consonnes par des interruptions plus ou moins longues du sifflement. Dans les langues tonales, l’inflexion ascendante ou descendante du ton est traduite par une intonation montante ou descendante des voyelles. La langue sifflée mobilise de plus en plus de personnes de par le monde. Un congrès international de silbo a eu lieu en visioconférence entre “siffleurs” de Turquie, de France, du Mexique, du Maroc et de La Gomera.

De nombreuses langues sifflées

Plus d’une cinquantaine de langues sifflées ont été identifiées au fil du temps. Parmi les plus connues : le silbo, parlé par des bergers sur l’île de la Gomera, dans les Canaries ; le kus dili (la langue des oiseaux), employée par les habitants du village de Kusköy, en Turquie ; le wayãpi et le gaviaõ, utilisées en Amazonie ; le chepang,au Népal ; le béarnais sifflé, parlé dans le village d’Aas, dans la vallée d’Ossau (la dernière locutrice est décédée, mais un professeur a pris la relève).

Le silbo gomero est l’unique langue sifflée au monde à avoir été classée au patrimoine de l’Unesco sur la liste représentative du patrimoine culturel immatériel de l’humanité.

d’après LA-CROIX.COM


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Plus de monde…

OTEIZA, Jorge (1908-2003)

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Né le 21 octobre 1908, à Orio, Jorge OTEIZA avait abandonné des études de médecine pour se consacrer à l’art. Ses premières sculptures, dès 1935, sont faites d’assemblages d’objets trouvés. Il s’installe durant plusieurs années en Amérique du Sud, où il enseigne la céramique à Buenos Aires avant de revenir en Espagne en 1948. En 1950, il gagne un concours de sculpture pour la basilique de Aránzazu, mais l’installation finale de ses œuvres est interdite. Au milieu des années 1950, il développe son Projet expérimental, dans lequel la pierre, marbre le plus souvent, est taillée selon des formes contradictoires mais complémentaires. En 1957, il remporte le Premier Prix de la Biennale de Sao Paulo et reçoit en 1988 le prestigieux Prix prince des Asturies.

Le souci premier d’Oteiza est de concilier les traditions séculaires de la statuaire basque avec les acquis de l’art moderne, pour réconcilier homme et nature, art et religion, et revivifier la culture de sa région natale. C’est dans cet esprit qu’il explore des formes abstraites géométriques, inspirées des travaux des constructivistes russes. Cette voie le conduit à sillonner l’espace et les énergies qui peuvent se développer et se ressentir dans les vides organisés par la sculpture. Son œuvre va en s’épurant, utilise des plaques métalliques qui, marquées par la leçon de Cézanne, forment des éléments géométriques simples comme le cube, le cylindre ou la sphère dans des séries portant les titres génériques d’Inoccupations spatiales, Caisses métaphysiques ou Caisses vides.

Auteur de nombreux essais sur l’espace, passionné de poésie, Jorge Oteiza se définissait comme un “athée religieux”. Mais il ne s’était pas pour autant retiré des affaires du monde : il avait ainsi mené une croisade contre l’ouverture, financée par le Pays basque, du Musée Guggenheim de Bilbao et juré qu’aucune de ses œuvres ne figurerait dans ce qu’il considérait être “l’espace du colonialisme culturel américain”.

d’après LEMONDE.FR


“Les Apôtres”, ND d’Arantzazu © baskulture.com

Les œuvres figuratives de Jorge Oteiza, rugueuses et expressives, témoignent déjà, au début de sa carrière, d’une recherche de la forme essentielle, au plus près de son centre et de son énergie, libérée de ses épaisseurs de traditions et d’académismes. Il affectionne alors des volumes ramassés et puissants, ignorant que son travail expérimental le conduira à devenir sculpteur abstrait, sculpteur du vide.

Inventer des formes et ordonner des forces

Les impressionnantes sculptures en pierre de la basilique d’Aránzazu possèdent la même part d’énigme et de révélation que les cromlechs mégalithiques, qui fascinent Oteiza. En 1951, les figures de la Friso de los Apóstoles (Frise des Apôtres), ultérieurement surmontée, en 1969, d’une Pietà de même facture, semblent comme eux ordonner des forces et échapper toujours, au moins pour partie, à l’interprétation. Le vide, qui sera plus tard le matériau même du sculpteur, creuse déjà ici les visages et les corps en un style où se mêlent un mode figuratif, qui se refuse pourtant à n’être que simple représentation de la réalité, et les prémisses d’une abstraction qu’Oteiza développera ensuite jusqu’à ses limites.

Les sculptures de cette période entrent en résonance avec les œuvres de Constantin Brancusi et surtout avec celles d’Henry Moore, sculpteurs qu’Oteiza admire et dont l’influence est très tôt manifeste dans son travail . Il partage avec Moore le goût d’une sculpture “organique”, en laquelle l’humain et le végétal se mêlent, et il se risquera comme lui à trouer les figures pour que l’espace y circule, tout en maintenant la densité de la matière. Les vides et les pleins créent, dans les œuvres d’Oteiza comme dans celles de Moore, des jeux d’ombres et de lumière qui semblent émaner des statues et leur confèrent l’apparence du vivant. Ces absences de matière, ces manques que déjà Oteiza creuse dans le ciment, le plâtre, la pierre ou le bois, s’accentuent singulièrement jusqu’à dessiner des contours de plus en plus abstraits. Le modèle mathématique, plus tard très prisé par l’architecte Frank Gehry, en serait l’hyperboloïde.

D’autres rencontres vont cependant advenir, et d’autres recherches orienteront la pratique d’Oteiza vers une liberté plus affirmée, une radicalité et une inventivité en matière d’expérience de l’espace qui lui vaudront l’admiration de Richard Serra.

Plier et déplier l’espace

À la fin des années 1950, Oteiza passera de l’organique au géométrique, du geste à la conception quasi mathématique de la forme, vers une abstraction de plus en plus affirmée. La bibliothèque d’Oteiza rend compte de son insatiable curiosité, de l’éclectisme de ses goûts et de la multiplicité de ses centres d’intérêt, de la philosophie à la mécanique des fluides, de l’architecture à la linguistique et l’anthropologie. Les avant-gardes artistiques y occupent une grande place, avec une prédilection pour Kazimir Malevitch à qui il déclare s’identifier tant en matière de spiritualité que de propositions plastiques.

Malevitch voyait dans le suprématisme, qu’il inventa, les fondements d’une nouvelle pensée pour l’art et l’architecture où l’objet ferait place à l’esprit :

Lorsqu’en 1913, dans mon effort désespéré de libérer l’art du poids inutile de l’objet, je pris la fuite dans la forme du carré et réalisai et exposai un tableau qui ne se composait de rien d’autre que d’un carré noir sur fond blanc, les critiques se lamentèrent […]. Plus d’images de la réalité, plus de représentations idéales – rien qu’un désert ! Mais ce désert est rempli de l’esprit de la sensibilité pure (sans les objets) qui pénètre tout (Kazimir Malevitch, cité par Michel Seuphor)

Malevitch conçut ainsi des Planites, habitations destinées à planer dans l’espace au gré des courants atmosphériques et magnétiques, ainsi que des Architectones, à la régularité constamment contredite par l’asymétrie et la multiplicité des plans. Comme Malevitch invente un quadrangle irrégulier capable de se développer en tous sens dans l’espace, Oteiza, qui reconnaît en lui l’unique fondateur de “nouvelles réalités” spatiales, va déployer des polyèdres de fer en assemblant des “unités planes” pour réaliser de multiples “Boîtes vides” et “Boîtes métaphysiques”.

Les recherches de Malevitch tiennent lieu de “forme matrice” pour Oteiza qui s’emploie à plier et déplier le métal, à le courber et à le dérouler en ellipses, comme s’il pliait et dépliait l’espace même, en d’infinies variations, à la manière de la série Desocupación de la esfera (Désoccupation de la sphère). Les sculptures d’Oteiza sont des objets de réconciliation du monde intérieur avec le monde extérieur, silencieux et actifs.

Le vide et le plein

Expérimentant les relations entre légèreté et pesanteur, dont il réconcilie les oppositions en faisant du vide un élément constitutif de la sculpture et en accentuant paradoxalement les tensions entre déséquilibre et gravité, Oteiza déconstruit toute tradition sculpturale, crée des objets singuliers, ouverts, dont le centre est partout et nulle part. Il invente de purs signifiants plastiques, des entités non langagières, qui peuvent évoquer les expérimentations verbales de Mallarmé. Le poète, à qui il rend explicitement hommage avec une œuvre de 1958, Homenaje a Mallarmé, avait osé une rupture révolutionnaire entre la forme et le sens. Les sculptures d’Oteiza se libèrent à leur tour de tout signifié imposé, pour devenir des formes libres. Il crée alors des objets-signes, polysémiques, concentrant la plus grande intensité, dans le vide ou le plein que le sculpteur met en œuvre tour à tour.

Il serait en effet simplificateur de penser –sur le modèle platonicien ou hégélien– qu’Oteiza est allé de la matière à l’esprit sans retour et que ses recherches s’achèvent dans la proximité de la perfection du vide. En parallèle à ses expériences de “désoccupation”, Oteiza travaille encore et encore l’objet massif, les assemblages de lourdes formes élémentaires qu’il invente en découpant des craies de section carrée, articulant le vide avec le plein, donnant à voir non pas l’absence de matière mais la matière avec son absence. Tel est le sens de ses assemblages de cuboïdes qui deviennent stèles funéraires, de ses polyèdres de bronze ou de ses cubes d’albâtre et de marbre emprisonnant et diffusant la lumière. Tel est l’objet de ses “solides avec négatif”, à la fin des années 1950, conservant en creux l’empreinte d’un volume “désencastré”, d’une pièce désormais manquante, devenue à son tour autonome. Ses structures minimales semblent alors encore davantage à même, comme il en est des sculptures africaines ou océaniennes, de concentrer des champs de forces et de les diffuser, comme il en était de ses premières créations.

“Pieta”, San Sebastian © zone47.com
Miniaturiser l’univers

Après trois ou quatre années seulement dans cette voie non figurative, Oteiza déclare en avoir fini avec la sculpture. Il va d’ailleurs se consacrer désormais à la réflexion théorique –en des écrits denses et torrentiels, volontiers polémiques, parfois confus et souvent contradictoires– et à la rédaction d’écrits poétiques souvent véhéments, à l’image de sa personnalité.

Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme en 1959, sa carrière de sculpteur n’est pas achevée. Certes, il lui faut honorer des engagements, concernant par exemple la basilique d’Aránzazu, et il s’emploie également à la réalisation de pièces précédemment conçues, notamment dans le cadre de commandes publiques. Mais il s’adonne aussi à la conception de formes nouvelles, dans le cadre de son Laboratoire Expérimental. Celui-ci constitue d’ailleurs en lui-même une démarche remarquable, il est en quelque sorte le work-in-progress d’une vie, livrant des clés de lecture pour comprendre l’ensemble de la production artistique de l’artiste.

Oteiza déclarait en 1957, à l’occasion de la IVe Biennale de São Paulo où il présenta, avec d’autres pièces, une Desocupación del cilindro, travaillé en formats très réduits et avec de très nombreuses variantes inachevées. Dès le début des années 1950, avec des matériaux faciles à manipuler, comme le zinc, le bois ou le plâtre, des couvercles de boîtes de conserve en fer blanc ou du banal fil de fer, il tord, coupe et assemble, façonnant des hyperboloïdes (notamment le Monumento al prisionero político desconocido, réalisé en 1965 d’après une maquette de 1952, de quelques centimètres de hauteur), des unités de “désoccupation du cube et de la sphère”, et autres “modules Malevitch”.

On trouve, dans ce Laboratoire Expérimental, de curieuses “trames spatiales” miniatures, à la fonction indécidable, entre science, architecture et poésie, ainsi que de nombreuses variations sur l’idée de “point en mouvement”, dont certaines ont donné lieu à des réalisations en grandes dimensions. Ces lignes sinueuses pourraient bien avoir quelque affinité avec le geste de Picasso que l’on voit sur une photographie de 1949 ayant pu saisir l’instant fugitif où l’artiste dessine un animal mythique dans l’espace, avec un bâton de bois incandescent. Ce tracé de lumière, disparaissant alors qu’il est à peine image, devient matériel et durable dans les courbes graphiques de métal façonnées par Oteiza, anticipant sur les Lignes indéterminées de Bernar Venet.

Des dessins préparatoires participent, en parallèle, à un “Laboratoire de papiers”, lui aussi d’un grand intérêt. Les nombreuses études d’Oteiza y rendent compte de son intérêt pour les artistes dont il observa attentivement, au fil du temps, les travaux, notamment Henry Moore, Vassily Kandinsky, Kazimir Malevitch et Pablo Picasso .

On pourrait aujourd’hui s’interroger à nouveau avec Claude Lévi-Strauss pour savoir si le modèle réduit “n’offre pas, toujours et partout, le type même de l’œuvre d’art” . Gilbert Lascault en est pour sa part convaincu, car selon lui

l’énorme est installé dans l’infiniment petit [et la miniaturisation permet de] retrouver une part cachée de l’histoire des formes […] les inventions des sculpteurs des cathédrales, des compagnons menuisiers, des pâtissiers, les maquettes des ingénieurs et des stratèges (Gilbert Lascault, Écrits timides sur le visible)

Dans les années 1972-1973, son Laboratoire de craies va permettre à Oteiza de conduire de nouvelles expériences autour de l’idée de discontinuité ou d’intervalle, qu’il désigne sous le nom de “tarte”, vacuité organisant le vivant, lien invisible structurant la matière, l’art donnant à voir ce vide qui relie et constitue le monde. Les cromlechs basques, comme ceux d’ailleurs, témoignent d’une volonté humaine de vivre ensemble en s’interrogeant sur les forces de la vie et sur le sacré. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre l’attachement d’Oteiza à la culture basque, son désir pédagogique d’en transmettre la mémoire et l’actualité en faisant connaître ses artistes – Oteiza fit partie du Groupe Gaur, avec son “frère ennemi” Eduardo Chillida et d’autres artistes de Guipúzcoa –, et d’en perpétuer la capacité créatrice.

Jorge Oteiza a choisi de faire de la sculpture un moyen de dépasser la finitude (“Rompo la muerte en la estatua“) donnant à vivre, pour peu que l’on accepte d’entrer en amitié avec ses œuvres, une expérience esthétique –c’est-à-dire sensible, émotionnelle, poétique et discursive– de l’espace.

d’après CAIRN.INFO


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Tortilla

Temps de lecture : < 1 minute >
Ingrédients pour une tortilla de taille adulte
  • 1 kg de pommes de terre à chair ferme (type Charlottes)
  • 5 oignons
  • 5 œufs
Recette du Chef
  1. Casser les œufs dans un saladier.
  2. Émincer les pommes de terre en très fines rondelles.
  3. Recouper chaque rondelle en quatre.
  4. Les faire revenir à l’huile d’olive dans une grande poêle ; remuer régulièrement.
  5. Faire revenir les oignons séparément.
  6. Faire cuire l’ensemble à feu doux encore 45 minutes environ ; bien remuer régulièrement.
  7. Battre les œufs et les assaisonner.
  8. Verser les pommes de terre cuites et les oignons dans le saladier et bien mélanger avec les œufs.
  9. Mettre un peu d’huile d’olive dans une grande poêle et y verser la préparation ; étaler de manière uniforme.
  10. Laisser cuire à feu moyen 7 à 10 minutes…

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