VIENNE : Aura (nouvelle, 2015)

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Aura, c’est quand même étrange comme prénom, se dit-il, parcourant du regard son visage, son corps, comme une Laura sans aile mais ça lui convient assez, l’idée qu’elle ne puisse s’envoler, qu’en cet instant où il est occupé à la découvrir, elle ne puisse fuir, lui échapper, lui qui si souvent, trop souvent, a vu partir celles qu’il aimait. Aura, il y a forcément quelque chose de précieux dans ce prénom qui lui évoque l’or, il veut s’en persuader, en fait non, il en est certain mais, derrière le sourire qu’elle lui adresse, demeure un mystère et comme une douleur, il la ressent, par empathie sans doute ou bien, non, c’est moi qui projette sur elle mes vieilles blessures, songe-t-il, elle, elle est juste souriante et blonde, comme il sied à son prénom, et il l’observe encore, caressant du regard comme il voudrait le faire du bout des doigts, le galbe de son front, les pommettes hautes, rosies par le vin, l’arête un peu trop prononcée de son nez et puis ses lèvres, délicieusement charnues, ces lèvres-là dont il va rêver, dont il rêve déjà, dans l’attente des mots qu’elle va prononcer,

les paroles qu’il attend, elle l’espère en tout cas, ne voudrait pas le décevoir, pas lui, pas ce soir, je ne peux pas me tromper, tout gâcher, prendre le risque de le perdre avant même de l’avoir conquis. Elle l’observe attentivement, elle voit bien qu’elle lui plaît, elle sait de toute manière l’effet qu’elle fait aux hommes, en a payé le prix, mais lui c’est différent, elle doit le rassurer sans toutefois l’effrayer, elle y a songé déjà tout à l’heure, chez elle, quand elle a choisi la tenue qu’elle allait porter, non pas la robe rouge, trop provocante tant dans la couleur que le décolleté, ni la petite jupe noire, qui, assise, remonte trop haut sur les cuisses, quand même pas le tailleur marine, austère aux yeux d’un homme, alors la robe achetée pour le mariage d’Emma, sobre, suggestive juste ce qu’il faut, c’est dommage les bras nus, elle n’aime pas ses bras nus, quelle femme les aime, mais avec l’étole, ça devrait aller. Étole qu’enhardie et réchauffée par le vin, elle laisse doucement glisser, attirant son attention, consciente de l’effet produit, elle imagine, en cet instant qu’il pense à ce jour,

il y a quelques jours, dans ce snack où il se rend habituellement à midi, quand il l’a aperçue, distraitement tout d’abord, de la même manière qu’il parcourait son journal et le quittait de temps à autre des yeux afin d’observer ce qui, autour de lui, se passait. Ainsi l’avait-il vue, sa longue chevelure blonde en premier lieu, de ce blond qu’ont les femmes au sud de l’Europe, des rivages de la Méditerranée jusqu’à ceux de la Mer Noire, puis ensuite les livres posés sur la table, dont celui qu’elle lisait en mangeant sa salade. Il aurait voulu en voir le titre mais c’était impossible à cette distance, surtout sans lunettes, mais déjà, une fille qui lisait sur son temps de midi, c’était quelque chose qui pouvait bien l’attirer, qu’elle fût jolie ne pouvait qu’accroître son intérêt évidemment, il faudrait juste une occasion, un prétexte que le hasard, ou le destin, on le nomme comme l’on veut, n’allait pas tarder à lui donner. Quand, regardant l’heure à sa montre, elle s’était levée précipitamment, ramassant ses livres et fuyant sans un regard en arrière, avant de revenir, quelques instants plus tard, anxieuse, quelque peu affolée même. Il avait saisi sa chance, excusez-moi, je peux vous aider, vous avez perdu quelque chose ? Oui, mon portable, je ne le trouve plus, vous ne l’avez pas vu ? Non, dit-il calmement, mais on peut utiliser le mien pour l’appeler, si vous voulez. Et d’ainsi le localiser à quelques mètres de là, posé sur l’évier des toilettes, elle de n’en plus finir de le remercier tout en s’excusant d’être à ce point pressée qu’elle ne peut y mettre les formes et lui, réalisant seulement qu’en procédant de la sorte, ils ont échangé leurs numéros, proposant alors de se revoir

– Théo, s’était-il présenté. Elle avait accepté et n’avait cessé de se demander pourquoi. Se le demande encore d’ailleurs, non sans certaines craintes, davantage vis-à-vis d’elle-même et de son passé que de lui. Sentant son regard peser sur elle, quand elle aspire à davantage de légèreté, elle observe à la dérobée son visage au teint mat, marqué au plus profond de ses rides par le temps et peut-être d’autres excès ou douleurs, il en émane pourtant une douceur bienveillante à son égard, elle en est certaine, elle ne peut pas se tromper, pas cette fois, pas encore, elle a changé, elle a appris de la vie, au prix fort mais elle sait. Devra-t-elle lui dire un jour, le pourra-t-elle seulement, ou devra-t-elle jusqu’à la fin garder son secret comme elle porte à jamais les traces de ses blessures ? Face à elle, assis de l’autre côté de la table, il lui semble loin de ce restaurant,

il est plongé dans ses pensées quand c’est dans les yeux verts d’Aura qu’il devrait se noyer. Mais le flot des souvenirs est là, angoissant, le passé est comme un zombie qui surgit toujours au moment où on le croit définitivement enterré. Cette histoire d’amour dans laquelle si longtemps il a cru et crû, qu’il a vu s’effondrer en un instant, l’espoir avorté d’autres possibles, puis le doute, monstrueux, corrosif, qui surgit alors et qu’il sent revenir en ce moment. Le plus douloureux n’est pas de perdre espoir, non, au contraire, c’est l’espoir qui fait souffrir, la souffrance cesse dès lors que l’on n’attend plus rien. Le désespoir, c’est le passage douloureux de l’espérance à la résignation. Et ce désespoir, il avait cherché à l’anesthésier de toutes les manières, usant et abusant d’alcool, de certaines drogues mêmes, dans des nuits écarlates, tantôt gommant les visages aimés dans une abstinence excessive, et parfois contrainte, tantôt dans la succession et la superposition effrénées de faces quasi anonymes, auxquelles correspondaient autant de sexes. Jusqu’à ce que cela s’apaise et cesse un jour.

Un jour, elle devait avoir seize ans, il était revenu chez elle. Ils avaient été ensemble, avant, enfin comme on est ensemble à cet âge-là, mais ils avaient couché, ce n’était même pas la première fois, puis avaient rompu. Et ce jour-là, il avait sûrement remarqué que ses parents étaient absents, il était revenu. Elle savait pourquoi, elle avait dit non, il avait insisté, elle avait dit non encore, mais il n’avait pas renoncé, s’était montré pressant, menaçant, du moins l’avait-elle ressenti ainsi. Alors elle avait cédé. Donne-lui ce qu’il veut, avait-elle pensé, et qu’on en finisse. Elle avait refusé de se poser la question du viol, avait même fait preuve d’initiative, tant qu’à faire, histoire de reprendre le dessus ou de se persuader, ainsi qu’il le disait, que c’était ce qu’elle souhaitait, en définitive. Il n’avait pas été long à jouir, tant mieux, elle avait tout fait pour aussi, et l’instant d’après, il était parti, évidemment. C’était fini, elle ne voulait plus y penser, n’y penserait plus, il y aurait tant de choses de cette époque qu’elle oublierait, il lui faudrait des années avant de mesurer les conséquences, de comprendre à quel point cette brûlure de son adolescence était responsable du mélanome qui corrompait sa vie d’adulte. Entretemps, il y en aurait d’autres, tellement d’autres auxquels elle s’offrirait, s’abandonnerait, qu’elle utiliserait aussi, incapable de résister à la lueur qu’elle allumait dans leurs yeux, allant jusqu’à en faire payer certains quand, d’une certaine manière, ils payaient pour tous, excitée et dégoûtée à la fois, d’eux comme d’elle-même, au point d’un jour ne plus pouvoir supporter aucun regard, pas même celui de sa famille, surtout pas, alors partir loin de chez elle, pour ici réapprendre à se regarder elle-même. Aura.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : ROEDEL Auguste, Nuque Blonde (1895) © domaine public.


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