Deepfakes, vidéos truquées, n’en croyez ni vos yeux ni vos oreilles !

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[THECONVERSATION.COM, 8 juillet 2024] Les spécialistes en fact-checking et en éducation aux médias pensaient avoir trouvé les moyens de lutter contre les ‘deepfakes’, ou hypertrucages, ces manipulations de vidéos fondées sur l’intelligence artificielle, avec des outils de vérification comme Invid-Werify et le travail des compétences d’analyse d’images (littératie visuelle), avec des programmes comme Youverify.eu. Mais quelques cas récents montrent qu’une nouvelle forme de cyberattaque vient de s’ajouter à la panoplie des acteurs de la désinformation, le deepfake audio.

Aux États-Unis, en janvier 2024, un robocall généré par une intelligence artificielle et prétendant être la voix de Joe Biden a touché les habitants du New Hampshire, les exhortant à ne pas voter, et ce, quelques jours avant les primaires démocrates dans cet État. Derrière l’attaque, Steve Kramer, un consultant travaillant pour un adversaire de Biden, Dean Phillips.

En Slovaquie, en mars 2024, une fausse conversation générée par IA mettait en scène la journaliste Monika Tódová et le dirigeant du parti progressiste slovaque Michal Semecka fomentant une fraude électorale. Les enregistrements diffusés sur les réseaux sociaux pourraient avoir influencé le résultat de l’élection.

Le même mois, en Angleterre, une soi-disant fuite sur X fait entendre Keir Starmer, le leader de l’opposition travailliste, insultant des membres de son équipe. Et ce, le jour même de l’ouverture de la conférence de son parti. Un hypertrucage vu plus d’un million de fois en ligne en quelques jours.

Un seul deepfake peut causer de multiples dégâts, en toute impunité. Les implications de l’utilisation de cette technologie affectent l’intégrité de l’information et du processus électoral. Analyser comment les hypertrucages sont générés, interpréter pourquoi ils sont insérés dans les campagnes de déstabilisation et réagir pour s’en prémunir relève de l’Éducation aux médias et à l’information.

Analyser : un phénomène lié à la nouvelle ère des médias synthétiques

Le deepfake audio est une composante des médias synthétiques, à savoir des médias synthétisés par l’intelligence artificielle, de plus en plus éloignés de sources réelles et authentiques. La manipulation audio synthétisée par l’IA est un type d’imitation profonde qui peut cloner la voix d’une personne et lui faire dire des propos qu’elle n’a jamais tenus.

C’est possible grâce aux progrès des algorithmes de synthèse vocale et de clonage de voix qui permettent de produire une fausse voix, difficile à distinguer de la parole authentique d’une personne, sur la base de bribes d’énoncés pour lesquels quelques minutes, voire secondes, suffisent.

L’évolution rapide des méthodes d’apprentissage profond (Deep Learning), en particulier les réseaux antagonistes génératifs (GAN) a contribué à son perfectionnement. La mise à disposition publique de ces technologies à bas coût, accessibles et performantes, ont permis, soit de convertir du texte en son, soit de procéder à une conversion vocale profonde. Les vocodeurs neuronaux actuels sont capables de produire des voix synthétiques qui imitent la voix humaine, tant par le timbre (phonation) que la prosodie (accentuation, amplitude…)

Comment repérer les « deepfakes » ? (France 24, mars 2023).

Les deepfakes sonores sont redoutablement efficaces et piégeants parce qu’ils s’appuient également sur les avancées révolutionnaires de la psycho-acoustique – l’étude de la perception des sons par l’être humain, notamment en matière de cognition. Du signal auditif au sens, en passant par la transformation de ce stimulus en influx nerveux, l’audition est une activité d’attention volontaire et sélective. S’y rajoutent des opérations sociocognitives et interprétatives comme l’écoute et la compréhension de la parole de l’autre, pour nous faire extraire de l’information de notre environnement.

Sans compter le rôle de l’oralité dans nos cultures numériques, appuyée sur des usages en ligne et en mobilité, comme en témoigne la vogue des podcasts. Les médias sociaux se sont emparés de cette réalité humaine pour construire des outils artificiels qui instrumentent la voix comme outil narratif, avec des applications comme FakeYou. La voix et la parole relèvent du registre de l’intime, du privé, de la confidence… et la dernière frontière de la confiance en l’autre. Par exemple, la radio est le média en qui les gens ont le plus confiance, selon le dernier baromètre de confiance Kantar publié par La Croix !

Interpréter : des opérations d’influence facilitées par l’intelligence artificielle

Le clonage vocal présente un énorme potentiel pour détruire la confiance du public et permettre à des acteurs mal intentionnés de manipuler les appels téléphoniques privés. Les deepfakes audio peuvent être utilisés pour générer des falsifications sonores et diffuser de la désinformation et du discours de haine, afin de perturber le bon fonctionnement de divers secteurs de la société, des finances à la politique. Ils peuvent aussi porter atteinte à la réputation des personnes pour les diffamer et les faire chuter dans les sondages.

Le déploiement de deepfakes audio présente de multiples risques, notamment la propagation de fausses informations et de « fake news », l’usurpation d’identité, l’atteinte à la vie privée et l’altération malveillante de contenus. Les risques ne sont pas particulièrement nouveaux mais néanmoins réels, contribuant à dégrader le climat politique, selon le Alan Turing Institute au Royaume-Uni.

Le deepfake, expliqué (Brut, 2021)

Il ne faut donc pas sous-estimer cette amplification à échelle industrielle. Les deepfakes audio sont plus difficiles à détecter que les deepfakes vidéo tout en étant moins chers et plus rapides à produire : ils se greffent facilement sur une actualité récente et sur les peurs de certains secteurs de la population, bien identifiés. En outre, ils s’insèrent avantageusement dans l’arsenal des extrémistes, lors de campagnes d’ingérence en temps de paix comme les élections.

Réagir : de la détection des fraudes à la régulation et à l’éducation

Il existe plusieurs approches pour identifier les différents types d’usurpation audio. Certaines mesurent les segments silencieux de chaque signal de parole et relèvent les fréquences plus ou moins élevées, pour filtrer et localiser les manipulations. D’autres entraînent des IA pour qu’elles distinguent des échantillons authentiques naturels d’échantillons synthétiques. Toutefois, les solutions techniques existantes ne parviennent pas à résoudre complètement la question de la détection de la parole synthétique.

Cette détection reste un défi car les manipulateurs tentent de supprimer leurs traces de contrefaçon (par des filtres, des bruits…), avec des générateurs de deepfake audio qui sont de plus en plus sophistiqués. Face à ces vulnérabilités démocratiques restent donc des solutions humaines diverses, qui vont de l’autorégulation à la régulation et impliquent divers types d’acteurs.

Les journalistes et les fact-checkeurs ont augmenté leurs techniques de recherche contradictoire, pour tenir compte de cette nouvelle donne. Ils s’en remettent à leurs stratégies de vérification des sources et de validation du contexte d’émission. Mais ils font aussi appel, via Reporters sans Frontières, au corps juridique, pour la protection des journalistes, afin qu’ils créent un ‘délit de deepfake‘ capable de dissuader les manipulateurs.

Les plates-formes de médias sociaux (Google, Meta, Twitter et TikTok) qui les véhiculent et les amplifient par leurs algorithmes de recommandation sont soumises au nouveau Code de pratique de l’UE en matière de désinformation. Renforcé en juin 2022, il interdit les deepfakes et enjoint les plates-formes à utiliser leurs outils (modération, déplatformisation…) pour s’en assurer.

Les enseignants et les formateurs en Éducation aux Médias et à l’Information se doivent à leur tour d’être informés, voire formés, pour pouvoir alerter leurs étudiants sur ce type de risque. Ce sont les plus jeunes qui sont les plus visés. A leurs compétences en littératie visuelle, ils doivent désormais ajouter des compétences en littératie sonore.

Les ressources manquent à cet égard et réclament de la préparation. C’est possible en choisissant de bons exemples comme ceux liés à des personnalités politiques et en faisant attention aux 5D de la désinformation (discréditer, déformer, distraire, dévier, dissuader). S’appuyer sur le contexte et le timing de ces cyberattaques est aussi fructueux.

Aux personnalités politiques, somme toute concernées mais très peu formées, le Alan Turing Institute propose une stratégie partageable par tous, les 3I : informer, intercepter, insulariser. En phase de pré-élection, cela consiste à informer sur les risques des deepfakes audio ; en phase de campagne, cela implique d’intercepter les deepfakes et de démonter les scénarios de menace sous-jacents ; en phase post-électorale, cela oblige à renforcer les stratégies d’atténuation des incidents relevés et à les faire connaître auprès du public.

Toutes ces approches doivent se cumuler pour pouvoir assurer l’intégrité de l’information et des élections. Dans tous les cas, soignez votre écoute et prenez de l’AIR : analysez, interprétez, réagissez !

Divina Frau-Meigs


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © France 24 ; © Brut.


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HUNYADI : Faire confiance à la confiance (2023)

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Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.

EAN 9782749275840

Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !

Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.

Patrick Thonart


Conclusion : préserver la vie de l’esprit

Mark Hunyadi © out.be

Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.

J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.

Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.

Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.

Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.

Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.

Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.

Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.

J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.

De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.

Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.

Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.

Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.

En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !

Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.

Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.

Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.

La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.

L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.

Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.

Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.

Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.

La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.

La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.

Mark Hunyadi, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : HUNYADI Mark, Faire confiance à la confiance (2023) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Editions ERES ; © out.be.


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TRIBUNE LIBRE : Intelligence Artificielle, l’oxymoron du siècle

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[FUTURIMMEDIAT.NET, 11 janvier 2023] Puisque tout le monde en parle, il doit certainement se passer quelque chose. Pas une journée ne s’écoule sans que sorte un nouvel article, dithyrambique ou alarmiste, dans le domaine très en vogue de l’Intelligence Artificielle. Depuis le Guardian jusqu’à Trust My Science, on nous apprend comment l’IA, en ce moment même, est en train de nous propulser dans une nouvelle ère – ou de nous condamner à l’apocalypse numérique. Sommes-nous à l’aube d’une réelle transition technologique, qui nous apporterait enfin des logiciels d’image pourvus d’imagination, des véhicules autonomes fiables, et des assistants rédacteurs capables de résumer plusieurs textes et d’en faire la synthèse ? Ou bien sommes-nous désormais proches de la “singularité”, plus menacés que jamais par un futur dystopique, du genre Matrix ou Terminator, où les machines auront atteint leur autonomie et prendront le contrôle de l’humanité ?

Ni l’un ni l’autre : les progrès récents, bien que réels et importants pour l’Intelligence Artificielle elle-même, n’auront probablement qu’un impact négligeable sur l’industrie et sur notre quotidien. Le seul vrai problème avec Chat GPT, l’outil de génération de texte que les commentateurs montrent du doigt, c’est la profusion des articles alarmistes – et très mal documentés – qui nous mettent en garde contre cette prétendue menace.

Quant aux synthétiseurs d’images par diffusion (Dall-e, Stable Diffusion, Midjourney, etc.) ils n’ont pas pour objectif de révolutionner les métiers graphiques, et n’en ont pas les moyens, quoiqu’en disent les millions de geeks désœuvrés qui passent leurs nuits à générer des images sans queue ni tête. Tempête dans un verre d’eau, à moitié vide ou à moitié plein, selon l’humeur de l’auteur. Beaucoup de bruit pour des clopinettes. Jouer avec les IA est certes merveilleux : c’est fascinant de les voir écrire, dialoguer, dessiner, cracher des photographies stupéfiantes et élaborer des créations graphiques à couper le souffle. Mais, malheureusement, ces jouets extraordinaires ne pourront pas nous servir à grand’chose de plus qu’à jouer.

Quand l’artifice nous trompe énormément

Au premier contact, les nouvelles intelligences artificielles sont brillantes. On a vu fleurir un peu partout sur le web des images inédites et spectaculaires dans tous les styles graphiques et photographiques, des paysages somptueux, des portraits séduisants, des pastiches délirants, et même des œuvres nouvelles de grands peintres.

Quant à ChatGPT, il est capable de disserter brillamment, à peu près dans toutes les langues, sur n’importe quel sujet pas trop récent. Et cela même en français, à propos de la littérature française :

© futurimmediat.net

Mais si on gratte sous le vernis de sa tchatche, le bot raconte n’importe quoi : les trois citations sont montées de toutes pièces, un Frankenstein vraisemblable – et totalement factice – prétendument extrait d’un livre qui, vérification faite, n’a jamais existé !

C’est d’autant plus pernicieux que, dans un domaine où on manque de compétence, l’assurance trompeuse de ChatGPT est extrêmement convaincante. Et comme il ne se trompe pas systématiquement, on a vite fait de croire que c’est juste une maladie de jeunesse, qui va s’arranger avec les corrections successives. Malheureusement, comme on le verra plus loin, c’est une espérance qu’il faut abandonner, et qui a d’ores et déjà conduit les geeks du monde entier à accorder à l’intelligence artificielle un crédit qu’elle ne mérite absolument pas.

En ce qui concerne la synthèse d’images, pour peu que l’on essaie de se servir des outils existants avec un minimum de sérieux, on finit par passer des nuits blanches à éliminer des tombereaux d’images grotesques, incohérentes ou simplement moches, dans l’espoir d’en trouver une seule qui tienne la route. Florilège :

© futurimmediat.net

Tristes coulisses : derrière les superbes images partagées par les geeks du monde entier se cachent une multitude de ces résultats inutiles, et des heures de fastidieux labeur digital.

Limites techniques, limites de conception

Si les systèmes d’IA dont on parle tant aujourd’hui échouent à dépasser certaines limites, c’est d’abord par manque de puissance et ensuite en raison de limites inhérentes à leur conception. Pour ce qui est du déficit de puissance, il suffit de se rappeler qu’un réseau de neurones artificiels est essentiellement un programme d’ordinateur, et qu’il est donc contraint par les limites d’un pc courant.

Un système d’IA typique est limité à quelques couches d’une centaine de neurones chacune, parce que tous les neurones d’une couche donnée doivent dialoguer avec chacun des neurones de la couche suivante et de la couche précédente, et donc chaque neurone supplémentaire augmente les besoins en ressources. Par comparaison, un cerveau humain comprend une bonne centaine de milliards de neurones. Et on pourrait mettre en avant de nombreuses autres différences.

Mais plus encore que les problèmes de puissance, c’est leur conception même qui rend les réseaux artificiels actuels cruellement inefficaces. Ces réseaux sont entraînés sur des corpus (d’images légendées, de phrases en contexte) et leur objectif est de produire, pour toute demande quelconque (légende dépourvue de l’image associée, question attendant une réponse) un complément vraisemblable (image, texte).

On obtient ce complément par tentatives successives, en produisant plusieurs assemblages de divers fragments pertinents du corpus original. L’assemblage finalement retenu sera celui qui, dans l’ensemble, semble statistiquement le plus proche des données du corpus. Comme le réseau de neurones ne dispose pas d’un modèle (pas de représentation mentale des mots utilisés dans les phrases, pas de notion des objets objets présents dans les les images) et que la ressemblance formelle avec le corpus constitue le seul critère de filtre, on a une vraisemblance purement superficielle, dépourvue de sens : les images produites avec Stable Diffusion sont souvent absurdes, les textes générés par ChatGPT peuvent révéler de profondes incohérences.

Le mirage fatal de l’autocorrection

On peut légitimement se poser la question : pourquoi les nouvelles IA génératives, comme ChatGPT ou Stable Diffusion, ne peuvent-elles pas corriger d’elles-mêmes leurs propres erreurs ? Ainsi, par exemple, le YouTuber Anastasi in tech, se demande pourquoi le système ne donne pas de lui-même un degré de confiance à ses résultats ?

La réponse est simple : du fait de leur manière de traiter l’information, les IA considèrent chacune de leurs productions comme la meilleure production possible : leur indice de confiance est de 100 % à chaque fois. En effet, de manière à obtenir le produit le plus vraisemblable, les AI optimisent déjà en permanence la cohérence de chaque fragment au sein de leur réponse. C’est même là le secret technique essentiel de leur fonctionnement.

Dans les générateurs d’images, on peut même contrôler de manière précise, et en divers endroits, le degré de hasard qu’on souhaite faire intervenir dans la génération : on peut régler le taux de conformité par rapport au texte (”guidance”), le degré de ressemblance du résultat avec une éventuelle image initiale, et sélectionner la matrice de bruit initiale (”seed”). Les chatbots basés sur GPT et les générateurs d’images à base de diffusion sont structurellement incapables d’évaluer la pertinence de leurs réponses et ne peuvent donc pas être améliorés dans ce domaine.

Quand qui peut le plus ne peut pas le moins

Les IA produisent de telles merveilles (images somptueuses, surprenantes et réalistes, réponses limpides et amplement documentées) que pour nous, humains, leurs erreurs évidentes, voire grossières (mains à six doigts, raisonnements incohérents…) paraissent par contraste extrêmement simples à éviter. Malheureusement, cette “évidence” est une projection anthropomorphique. Qui donc aurait un style écrit aussi brillant et serait en même temps incapable de disserter ? Qui donc serait en mesure de dessiner de si belle images et oublierait une jambe, voire un œil, de son personnage ? Réponse : les machines !

Quand on voit l’IA générer un enfant à trois jambes ou une main à dix doigts, on pense tout de suite, “qui peut le plus peut le moins, une machine tellement douée pourra forcément arriver à corriger ces bêtises”. Anthropomorphisme, fatale erreur : les machines ne pensent pas comme des êtres humains.

Rivés à leurs écrans, les geeks du monde entier s’imaginent que les limites intrinsèques des IA seront aisément dépassées, tant les inepties qu’elles contribuent à générer sont criantes : à force d’essais et d’erreurs, par itérations et corrections successives, on parviendra forcément à entraîner des systèmes fiables, capables de détecter par avance ces échecs évidents, et de les éliminer.

Mais non. Pour aider les machines à dépasser leurs limites, il ne suffira pas de leur apporter des améliorations à la marge : il faudra soit augmenter leur puissance, soit améliorer leur conception.

Dans le domaine de la puissance, les progrès sont dans le meilleur des cas contraints par la loi de Moore, selon laquelle le progrès technique permet de diviser la taille des transistors par deux tous les deux ans. Cette contrainte ne satisfait pas les exigences d’un réseau neuronal un peu costaud (rappelez-vous, chaque nouveau neurone fait croître de manière exponentielle le nombre d’interconnexions nécessaires à son fonctionnement). Or, tous les progrès récemment engrangés par les modèles GPT de génération de texte sont basés sur l’augmentation de puissance.

Il faudrait donc se tourner du côté de la conception. Mais les découvertes sont directement liées à la recherche et leur fréquence d’apparition n’est pas prévisible. Aujourd’hui, tous les systèmes populaires de génération d’images procèdent de la combinaison des modèles GPT avec une solution de conception relativement ancienne, la diffusion, inventée en 2015, et qui est à l’origine de tous les progrès qu’on a pu voir en 2022. On ne sait absolument pas quand on aura à nouveau la joie d’assister à une découverte autorisant un progrès d’une telle ampleur.

Tout bien considéré, la geekosphère peut redescendre de son perchoir, rien ne garantit que la prochaine révolution nous attende au coin de la rue.

Proprioception, affects, et conscience, insurmontables limites de l’IA ?

Notre intelligence humaine est multimodale : lorsque nous prononçons un mot, celui-ci ravive une série d’expériences préalablement mémorisées qui sont intellectuelles, pratiques (réponse à la question “que puis-je faire ?”), perceptives (visuelles, auditives, tactiles, olfactives, gustatives), proprioceptives (liées à nos sensations corporelle internes) et, par-dessus tout, émotionnelles. Ainsi le mot “chat” c’est conceptuellement un “animal domestique non-chien”, lié à un tas de perceptions dont des déplacements souples, une couleur et une fourrure, les miaulements, les ronronnements, l’odeur du chat, celle des croquettes qu’on lui donne, la fourrure qu’on touche, l’animal qu’on caresse et grattouille, qu’on nourrit et à qui on doit ouvrir la porte, etc. Sans parler des liens affectifs et des rapports psychologiques qu’on peut entretenir avec un chat, domaines dans lesquels on fera sans doute bien de ne pas se cantonner aux instructions d’un chat-bot.

Cette réalité multidimensionnelle et imbriquée de la mémoire, thématique des romans de Marcel Proust, constitue la limite théorique de l’approche binaire de l’intelligence. Son importance pour la compréhension des énoncés et des images avait été démontrée au plan théorique par quelques sémanticiens mal connus du grand public, comme l’américain Georges Lakoff (Metaphors we Live By) et le belge Henri Van Lier (L’Animal Signé). Cette vision théorique est à présent étayée par des expériences récentes d’imagerie cérébrale, qui ont effectivement rendu visibles, lors de la prononciation d’un mot, l’activation à travers tout le cerveau humain, de réseaux multi-fonctionnels spécifiquement associés à ce mot (conversement, l’imagerie en question permet aussi de plus ou moins bien deviner à quoi pense la personne observée !). En somme, l’expérience humaine liée à la corporéité et aux affects constitue un versant de l’intelligence qui restera probablement à jamais hors de portée des machines électroniques.

Quant à la conscience, manifestement, on nous vend de la peau de Yéti : d’année en année, les spécialistes reportent encore et encore à plus tard leurs prédictions quant l’apparition d’une IA consciente et autonome, ou “General Purpose AI” (intelligence artificielle généraliste), qui prendrait sa destinée en mains. Demain, la Singularité rase gratis.

Dernière annonce en date, la fameuse “interview” de LaMDA, le système d’IA de Google, soi-disant devenu capable de ressentir et conscient de lui-même. Suite à cette fumeuse publication, Google a pris ses distances avec l’auteur et a publié un démenti. Le misérable article inspire même à présent un discours appelant à une évaluation plus raisonnable des systèmes actuels. Another hoax bites the dust.

Si on considère que proprioception, affects et conscience font partie intégrante de l’intelligence, alors il n’y a aucune raison légitime d’utiliser ensemble les mots “intelligence” et “artificielle”.

Michelange Baudoux, sémanticien et blogueur


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Plus de dispositifs en Wallonie-Bruxelles…

Les femmes dans le monde viticole

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Vigneronne, sommelière, maîtresse de chai ou encore négociante…Surpris(e) par ces formulations ? C’est normal, nos oreilles ont moins l’habitude des versions féminines de ces métiers. Et pour cause : le monde du vin a longtemps été un univers d’hommes. Vous avez d’ailleurs peut-être déjà entendu “Le vin est une affaire d’homme“. Il y a moins de vingt-ans, on pouvait encore trouver à l’entrée de la cuverie de l’illustre Romanée-Conti, un encart annonçant “Interdit aux dames“.

La place des femmes en viticulture est sans aucun doute un “vide historiographique” : les femmes sont les grandes oubliées de ce monde si particulier. Et c’est une grande injustice car elles en ont toujours été parties prenantes. Joséphine de Lur-Saluces ou encore Barbe Nicole Clicquot : certaines d’entre elles ont marqué le monde du vin à jamais. Bien plus, elles ont été encore plus nombreuses à servir de petites mains essentielles à l’élaboration du vin. Aujourd’hui elles sont aussi de grandes consommatrices. En France, elles sont même à l’origine de 65% des bouteilles achetées. Au delà de la consommation, elles deviennent des actrices (re)connues du monde viticole. Une révolution est en marche et les femmes n’ont pas dit leur dernier mot. On vous en dit plus dans cet article.

Une forte disparité de genre dans le monde du vin, héritage d’inégalités ancestrales

Historiquement, les femmes ont toujours joué un rôle dans le monde du vin mais celui-ci s’est longtemps cantonné aux travaux dans les vignes : les tâches des femmes se limitant souvent à la cueillette des raisins ou au ramassage des sarments. Les hommes, eux, participaient aux tâches plus “stratégiques” de l’élaboration du vin : vinification, assemblage, etc. Cette division des tâches a contribué à la méconnaissance des compétences des femmes dans le processus d’élaboration du vin. D’ailleurs, pendant longtemps, leur statut a été particulièrement flou : épouses, mères et filles n’étant souvent ni propriétaires, ni salariées, ni associées. Bien sûr, cette situation ne caractérisait pas seulement le monde du vin : au XIXème siècle, le non-salariat ou le demi-salariat des femmes est chose courante. Spécifiquement dans le monde du vin, le père transmet son domaine au fils aîné et ainsi de suite. Pas d’héritage familial donc, ni guère plus d’acquisition puisque les femmes ont pendant longtemps été tenues à l’écart des formations viticoles, les éloignant logiquement des fonctions d’exploitation. À ce sujet, lire l’excellent rapport de Jean-Louis Escudier (La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010). À l’heure de la mécanisation des travaux de la vigne dans les années 1950, les femmes sont à nouveau mises à l’écart, considérées comme incompétentes dans la gestion de ces nouvelles technologies. Jusqu’aux années 1970, les femmes dans le milieu viticole sont donc présentes mais cantonnées dans des positions subalternes.

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la situation tend à évoluer : les femmes chefs d’exploitation font leur apparition. Pourtant, aujourd’hui encore les chiffres restent évocateurs d’inégalités persistantes. En France, seuls 31% des exploitants ou co-exploitants viticoles sont des femmes. C’est toujours plus que la moyenne dans le secteur agricole au global : 25%. Les femmes pénètrent le monde viticole mais restent souvent limitées à des emplois très spécifiques : promotion, commercialisation, oenotourisme. Les activités de production restent majoritairement l’histoire des hommes. En cause ? Les formations viticoles restent encore (trop) souvent l’apanage des hommes même si les statistiques de genre récentes montrent une forte progression des femmes dans ces formations. La minorité féminine s’illustre également au niveau des organisations professionnelles qui régissent le monde du vin. À titre d’exemple, si l’on prend les grandes organisations françaises suivantes, l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) est présidé par Jean-Louis Piton et l’association Vigneron Indépendant est présidée par Jean-Marie Fabre, succédant à Thomas Montagne. L’Institut Français du Vin et de la Vigne est, lui, présidé par Bernard Angelras, viticulteur dans les Costières de Nîmes (Gard) et président de la Commission Environnement de l’INAO. […] Vous remarquerez assez aisément qu’il n’y a aucune femme.

Des femmes influentes dans le monde du vin hier et aujourd’hui

Pourtant, certaines femmes notoires ont participé à forger l’histoire viticole inspirant sans aucun doute les nombreuses femmes qui, aujourd’hui, (re)dessinent l’univers du vin. Si certaines fresques égyptiennes antiques montrent déjà des femmes impliquées dans l’élaboration du vin, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’Histoire retienne des noms féminins.

Ce sont, pour la plupart, des veuves dont le décès prématuré de leur mari a précipité l’entrée dans le patrimoine viticole. À commencer par la veuve Joséphine de Lur-Saluces qui en 1788, reprend la tête du Château d’Yquem et lui offre alors le prestige international qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Dans cette lignée, on ne saurait oublier les deux veuves les plus connues de Champagne, Jeanne Alexandrine Pommery et Barbe Nicole Clicquot, qui ont également pris la direction de l’exploitation familiale pour en faire de véritables empires. Ces deux femmes illustres ont notamment mis au point des innovations qui ont marqué le monde champenois pour toujours. Madame Pommery a développé le Champagne “brut” en diminuant le dosage de liqueur pour satisfaire sa clientèle anglaise provoquant une véritable mutation de la production et des goûts en matière de champagne. De son côté, Madame Clicquot est, elle, à l’origine du dégorgement des bouteilles par le procédé de la “table de remuage”.

Barbe Nicole Clicquot © veuveclicquot.com
Une révolution est en cours : l’essor des femmes dans le vin depuis la fin du XXème siècle !

Bien qu’encore imparfaite, la diversité de genre est en nette progression depuis ces vingt dernières années. Comme on l’a vu plus haut, un tiers des exploitants viticoles français sont des exploitantes. C’est encore insuffisant mais cela témoigne de la féminisation de la filière viticole. Et pas seulement à la tête des exploitations : dans les caves, les salons ou les vignes, les femmes sont partout.

Parmi les personnalités les plus influentes du monde du vin, les femmes sont de plus en plus nombreuses. Pionnière dans le genre, Francine Grill a fait ses preuves dès 1970. Mariée à l’héritier du Château de l’Engarran dans le Languedoc, cette ancienne hôtesse de l’air a su s’imposer dans cette région viticole particulièrement masculine. Un peu plus tard, on peut évoquer Philippine de Rothschild, la reine du Médoc. Alors comédienne, la jeune femme s’est lancée dans le vin en 1988 suite au décès de son père, pour reprendre la direction du célèbre Château Mouton Rothschild. Avec succès puisque le chiffre d’affaires de l’empire a été multiplié par 2,5 durant ses 26 années de direction.

De nombreuses autres femmes aussi talentueuses que passionnées, continuent à s’illustrer dans le monde viticole. En Argentine, Susana Balbo, originaire de Mendoza, l’épicentre du vignoble argentin, fut la première femme argentine diplômée d’oenologie. D’abord consultante pour des domaines aux quatre coins du monde, elle reprend finalement le domaine familial et construit un véritable empire. De même, Sophie Conte en Italie, qui produit des Chiantis d’anthologie. Pour revenir en France, Ludivine Griveau, armée d’un double diplôme d’ingénieur agronome et d’oenologue est devenue en 2015 la première régisseuse de l’iconique Domaine des Hospices de Beaune, en Bourgogne, région même dans laquelle, vingt ans auparavant, des pancartes “Interdit aux dames” siégeaient dans certains chais. On peut également évoquer Caroline Frey, qui a été classée 28ème des 200 personnalités du monde du vin de la Revue des Vins de France. À la tête de trois propriétés familiales, à Bordeaux (Château La Lagune), en Bourgogne (Château Corton C) et dans la Vallée du Rhône (Paul Jaboulet Aîné), elle oeuvre pour une viticulture raisonnée, plus à l’écoute de la terre […].

Les femmes pénètrent également le monde de la prescription, celui des critiques et désormais des influenceurs.  La Britannique, Jancis Robinson est une pionnière de ce mouvement. Elle débute sa carrière de critique en vin en 1975 à l’âge de 25 ans au sein du magazine Wine & Spirit. Plus tard, elle deviendra chroniqueuse pour le Financial Times et écrira le fameux Atlas mondial du vin. Aujourd’hui, son compte Twitter est suivi par plus de 260.000 amateurs de vin, faisant d’elle la critique la plus suivie du monde.

Dans le monde de la sommellerie, où l’immense majorité des figures de renom sont des hommes, les femmes commencent également à briser le plafond de verre. On peut ainsi parler d’Estelle Touzet, qui a fait ses gammes dans les plus grands palaces parisiens dont le Bristol, le Crillon ou encore le Meurice pour finalement officier au Ritz depuis sa réouverture en 2016.  Aujourd’hui, un quart des sommeliers sont des femmes et cette proportion monte à un tiers chez les oenologues. L’ouverture des formations oenologiques et viticoles à la gent féminine y est bien sûr pour quelque chose. Ce mouvement a démarré dans les années 80 et s’est intensifié dans les années 2000. Les femmes représentent désormais 50 à 60% des nouvelles promues en œnologie.

Même au sein des instances de décisions et des principales institutions du monde viticole, les femmes prennent peu à peu leur place : l’élection de Miren de Lorgeril, en 2018, à la présidence du CIVL (Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc) en est un exemple parlant. À une toute autre échelle, l’Organisation Internationale de la vigne et du vin (OIV) est aujourd’hui présidée par la Brésilienne Regina Vanderlinde.

Ces femmes servent de modèles à toute une nouvelle génération d’amatrices de vin. Encore exceptions au XXe siècle, on ne compte plus aujourd’hui les femmes vigneronnes, oenologues, maîtres de chai ou encore sommelières.

Les initiatives se multiplient pour mettre en avant la place des femmes dans le monde viticole

Depuis quelques années, des réseaux féminins se créent et s’organisent pour faire entendre la voix des femmes dans le milieu viticole. Les initiatives sont nombreuses pour faire rayonner la gent féminine dans ce milieu traditionnellement masculin. Nous ne pouvons malheureusement pas vous en livrer une liste exhaustive mais souhaitions vous parler de certains d’entre elles.

Le premier collectif français de femmes en viticulture naît en 1994. Il s’agit des “Aliénor du vin de Bordeaux” qui a pour objectif de mettre en avant le travail des femmes dans la gestion de crus Bordelais. Dans cette lignée, de nombreux groupes de femmes vigneronnes se sont créés avec un ancrage local :  Les Dames du Layon, Des Elles pour le Chinon, les Médocaines, Gaillac au féminin, Vinifilles, Femmes Vignes Rhône, les Eléonores de Provence, les Étoiles en Beaujolais, Femmes et Vins de Bourgogne, les DiVINes d’Alsace. Ces associations organisent des formations à destination des adhérentes et favorisent les moments d’échanges sur des problématiques partagées par toutes. Elles permettent également de s’associer pour la participation à des salons mutuels pour mutualiser les coûts. L’union fait la force !

Des labels et des prix ont également été créés avec l’objectif de représenter les voix féminines au sein des jurys et in fine des consommateurs. Le label suisse “Le Vin des Femmes” met en scène un jury composé à 100% de femmes non-expertes mais grandes amatrices. Dans la même veine, le magazine “Elle à table” a lancé en 2014 un label de confiance qui vise les consommatrices de vins mais qui se démarque évidemment de la notion de “vins de femmes”. Le jury est paritaire et la présidente d’honneur, Virginie Morvan est également Chef Sommelière du caviste Lavinia.

Plus récemment, nous pouvons parler de “Women Do Wine“. Cette association, lancée en avril 2017, est l’oeuvre d’un groupe de professionnelles du monde du vin. Jugeant les femmes “insuffisamment mise en lumière” dans l’univers viticole, elle vise à défendre la cause et l’intérêt des femmes dans ce milieu fermé. Aujourd’hui, l’association est dirigée par un bureau composé de 10 femmes issues du milieu viticole et venant de plusieurs pays dont la France, la Belgique, la Suisse et le Canada.

d’après CUVEE-PRIVEE.COM


© Isabel Cardoso-Fonquerle

Isabel, la seule vigneronne africaine de France

Isabel Cardoso-Fonquerle est née en Guinée-Bissau, et est arrivée en France à ses dix-sept ans. Si aujourd’hui elle considère la France comme sa mère d’adoption”, ses premiers pas à Paris n’ont pas été faciles. Son CV est refusé dans plusieurs grands magasins, au point qu’elle décide de ne plus y faire figurer sa photo. “J’avais entendu à la télé un débat : ils disaient que parfois on jugeait les gens par rapport à leur couleur de peau. Et ça m’avait choquée.”

Elle envoie un CV sans photo, et finit par être embauchée aux Galeries Lafayette Gourmet, où elle s’entend bien avec l’équipe comme avec les clients. A tel point que quelques mois plus tard, son directeur lui propose de rejoindre l’équipe des sommeliers de la cave à vin des Galeries Lafayette. “Je me suis sentie privilégiée. C’était quand même incroyable qu’on pense à moi !

Isabel découvre le vocabulaire du vin et plonge dans un univers qui la passionne immédiatement. En 2002, elle décide de passer un diplôme pour devenir vigneronne, et acquiert son propre domaine dans le Languedoc. “Le vin est super complexe, on en apprend chaque année. C’est très dur, surtout quand on est seule presque à 80% à la vinification, à l’élevage, aux échantillons, à la préparation des commandes, à l’administratif, au commercial… Je suis partout à la fois.”

D’autant plus qu’en tant qu’unique femme noire parmi ses collègues, elle a dû faire face à une hostilité certaine. Vignes brûlées, dégradations, remarques racistes, regards insistants… Isabel ne cède pas : Je sais remettre les gens à leur place”, affirme-t-elle, préférant à l’agressivité une attitude diplomatique, mais ferme”“Pour moi, le plus important, c’est mon travail, pas ma couleur de peau. Je n’accepte pas que les gens me manquent de respect ou m’agressent sur mon lieu de travail, soit parce que je suis noire, soit parce que je suis une femme. J’ai ce double problème.”

Aujourd’hui, Isabel est fière de perpétuer “le savoir-faire français” sur son domaine de huit hectares, le domaine de l’Oustal Blanc, où elle pratique une agriculture bio et naturelle.

d’après RADIOFRANCE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation, correction et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : l’entête de l’article montre des vendanges dans le Médoc en 1951 © terredevins.com ; © veuveclicquot.com ; © Isabel Cardoso-Fonquerle


Plus de presse…

META, la déclaration d’intention idéologique de Zuckerberg

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Le relookage de Facebook n’est pas une affaire d’image : c’est une question de vision

En 2011, le joueur de basket professionnel Ron Artest a changé de nom pour se faire appeler Metta World Peace. «À mesure que je me suis mis à évoluer en tant que personne et que les choses ont commencé à influencer ma vie, je suis tombé amoureux de la méditation, du zen et de la culture indienne», a déclaré Metta Sandiford-Artest (son nouveau nom) en 2019. Le monde du basketball a plongé dans la perplexité. À l’époque, Artest sortait d’une longue période au cours de laquelle il s’était acquis une réputation d’agressivité (et d’excellence dans la défense). Il avait un jour frappé un fan des Detroit Pistons venu le défier sur le terrain. Pendant des années, quel que soit le match, le plus susceptible de commettre une faute technique, c’était toujours lui.

Aujourd’hui, c’est la planète entière qui tombe dans des abîmes de perplexité devant le changement de nom de l’entreprise Facebook rebaptisée META, préfixe dérivé du mot grec signifiant après ou au-delà. Son PDG, Mark Zuckerberg, qui a étudié l’antiquité grecque et romaine lorsqu’il était dans un collège privé, a écarté l’équivalent latin post, probablement pour éviter d’associer une entreprise de surveillance et de publicité mondiale notoire pour saper la démocratie et les droits humains avec une marque de céréales de petits déjeuner ou un journal basé dans la capitale américaine.

Si le nom de Metta World Peace détonnait avec la réputation du joueur sur le terrain, même s’il correspondait mieux à son état d’esprit zen du moment, META a exactement l’effet inverse. C’est l’accomplissement de la vision à long terme de l’entreprise et le prolongement de sa personnalité. En changeant de nom, World Peace tournait le dos à son passé et à sa réputation. En se baptisant META, Facebook persiste et signe dans tout ce qu’il est et tout ce qu’il est devenu.

Jusqu’au bout du rêve

META est la proclamation explicite d’un projet. Cela fait presque dix ans que Zuckerberg décrit sa vision et emmène son entreprise dans cette direction avec divers moyens et sous diverses formes. Son rêve –sa folie des grandeurs– n’a jamais été censé s’arrêter à la frontière de nos téléphones. Comme la gestion de nos vies sociales, culturelles et politiques à grands renforts d’algorithmes ne lui suffisait pas, Zuckerberg a acheté et développé des technologies qui introduisent le style Facebook dans les cryptomonnaies, la réalité virtuelle et les interactions commerciales. En gros, avec META et les plus vastes projets qu’il a exposés fin octobre, Zuckerberg a annoncé qu’il voulait dominer la vie elle-même. Il veut le faire totalement, partout, constamment et commercialement.

Si vous aimez la manière dont Facebook et Instagram semblent lire dans vos pensées ou écouter votre voix grâce à leur surveillance généralisée, leur collecte de données comportementales, l’apprentissage automatique prédictif et un design addictif, alors vous allez adorer vivre dans un métavers. Celui-ci ajoutera en effet des données biométriques, l’analyse des mouvements de vos yeux et un ensemble d’indices comportementaux bien plus riches au mélange qui guide déjà les algorithmes qui nous guident, nous.

Si l’influence toujours plus grande qu’exerce l’entreprise de Zuckerberg sur les opinions politiques et la vision du monde de votre tonton vous plaît, vous comme lui allez vraiment apprécier la manière dont les valeurs intrinsèques de META vont diriger sa vie sociale, commerciale et intellectuelle.

Si vous appréciez à quel point votre ado de fils est accro aux jeux vidéo, imaginez les profondeurs dans lesquelles il va plonger lorsqu’il découvrira la pornographie en réalité virtuelle grâce à un puissant système de recommandations guidé par l’intérêt manifesté par d’autres jeunes gens comme lui.

Et si l’influence excessive qu’exerce Instagram sur l’image que votre fille a d’elle-même vous enchante, alors vous adorerez constater à quel point la stimulation constante de messages immersifs d’un métavers va l’affecter.

Dystopie et utopie
Mark Zuckerberg en 2019 © Nicholas Kamm – AFP

Zuckerberg rêve depuis longtemps de construire ce que je décris dans mon livre, Antisocial Media, comme «le système d’exploitation de nos vies». Depuis plus de dix ans, il achète des entreprises et des technologies qu’il assimile à Facebook, auquel il ajoute la capacité d’exécuter des transactions financières et des recherches, d’abriter des vidéos et de lancer des mondes en réalité virtuelle. Il convoite depuis longtemps le statut dont jouit WeChat en Chine: celui des yeux omniscients du pouvoir à travers lesquels tout le monde doit effectuer ses tâches quotidiennes, de l’appel d’un taxi à son paiement en passant par l’utilisation d’un distributeur de nourriture, sans oublier la prise de rendez-vous chez le médecin.

Aujourd’hui, Zuckerberg a mis un nom sur sa vision, un nom bien plus évocateur que celui que j’avais choisi. Au lieu d’emprunter une analogie informatique du XXe siècle, il a sorti une vision dystopique de la science-fiction et lui a donné un petit aspect utopique –en tout cas, c’est ce qu’il croit.

META est supposé évoquer le métavers, un concept décrit par l’auteur de science-fiction Neal Stephenson dans son roman de 1992, Le samouraï virtuel. Pensez au métavers comme à un grand mélange de plateformes de réalité virtuelle d’une part, avec lesquelles les utilisateurs peuvent vivre des expériences au-delà de leurs environnements dits réels, et de réalité augmentée d’autre part, à travers laquelle la vision du monde réel inclut des stimulations et des informations supplémentaires, peut-être au moyen de lunettes, peut-être par le biais d’une autre interface qui n’a pas encore été inventée.

Le meilleur cas d’usage pour cette conscience à plusieurs niveaux, cette possibilité d’avoir le corps à un endroit tout en ayant l’attention divisée entre plusieurs interfaces et stimuli différents (avec une décomposition totale du contexte) semble être, à en croire Zuckerberg lui-même, que «vous allez pouvoir participer à un fil de messagerie pendant que vous serez au milieu d’une réunion ou en train de faire tout à fait autre chose et personne ne s’en rendra compte».

Je ne suis pas entrepreneur dans les nouvelles technologies, mais il me semble qu’investir des milliards de dollars par le biais de milliers d’experts extrêmement bien formés pour trouver la solution à un problème que personne ne semble avoir envie de résoudre est un mauvais emploi de ressources. Or il se trouve que les ressources comme l’argent, la formation et la main-d’œuvre sont extrêmement concentrées chez une poignée d’entreprises internationales, dont Facebook. Donc elles peuvent faire ce genre de choix ineptes et nous, nous devons vivre avec.

Une confiance inébranlable

Il importe de clarifier qu’il ne s’agit pas d’un changement de nom ou d’un rebranding autant que d’une déclaration d’intention idéologique. Imaginez, à l’aube de l’expansion de la Compagnie britannique des Indes orientales dans le sous-continent indien en 1757, que quelqu’un ait renommé l’entreprise «l’Empire britannique». Voilà qui aurait été osé. Eh bien ça, ça l’est aussi.

Il ne s’agit donc pas d’une démarche de relations publiques, d’une réaction à tous les puissants écrits critiques tant intellectuels que journalistiques qui ont révélé au cours des dix dernières années la nature toxique de Facebook. Malgré les occasionnelles réactions aux observations dont il fait l’objet, la confiance avec laquelle Zuckerberg façonne et dirige nos vies à notre place reste inébranlable. Malgré la foule d’enquêtes, de fuites, de plaintes, d’articles, de livres et d’indignation généralisée, l’usage de Facebook continue de croître à un rythme constant et l’argent continue de couler à flot.

Zuckerberg n’a jamais reçu de signal du marché lui intimant d’être plus modeste ou de changer sa façon de faire. Soyons clairs sur cette vision : elle a beau se construire sur les rails du vieil internet, il ne s’agit pas d’un internet nouveau ou remis au goût du jour. Les nœuds du nouveau réseau, ce sont des corps humains. Et la plus grande partie de l’architecture essentielle sera entièrement propriétaire.

Le changement vers META n’est pas non plus un rejet du nom Facebook. La principale application et le site, ce que les initiés de l’entreprise appellent Blue, resteront Facebook. Au bout d’un moment, nous pouvons nous attendre à ce qu’Instagram et WhatsApp fusionnent totalement avec Blue, ne laissant qu’une seule grande appli, totalement unifiée, avec des éléments distribuant des images et des vidéos grâce à une interface de style Instagram (ou TikTok) et un service de messagerie cryptée proposant des fonctionnalités de style WhatsApp.

Donc, ne vous attendez pas à de l’immobilisme. Mais n’espérez pas non plus que “Facebook” ne soit plus prononcé à brève échéance. Cela n’arrivera pas davantage que nous n’avons cessé d’utiliser et de dire “Google” malgré le changement de nom de la société rebaptisée Alphabet.

Des petits garçons et leurs jouets

Si META est peut-être l’annonce la plus affichée de cette intention de construire un métavers qui lui permettra de surveiller, monétiser et gérer tout ce qui concerne nos vies, il n’est pas le seul à le tenter, ni nécessairement le mieux placé. Alphabet introduit sa technologie de surveillance et d’orientation prédictive dans les véhicules, les thermostats et les produits à porter (comme des lunettes) depuis plus de dix ans. Il continue à imposer la manière de Google de collecter des données et de structurer notre relation à la géographie et au savoir dans un nombre croissant d’éléments de nos vies quotidiennes.

Apple vend la montre qui surveille le rythme cardiaque et l’activité sportive que je porte au poignet à ce moment même, et promet de protéger toutes mes données personnelles de la convoitise d’autres grandes méchantes entreprises accros aux données comme Alphabet et META. Son objectif à long terme est le même, mais sa stratégie est différente : construire un métavers de confiance avec des consommateurs riches des pays industrialisés soucieux du respect de leur vie privée. Il construit le métavers gentrifié.

Amazon investit directement dans la science des données et les projets de réalité virtuelle que d’autres entreprises pourraient développer mais qu’Amazon serait capable d’introduire sur le marché. En attendant, il pousse les systèmes de surveillance Echo et Echo Dot sur nos paillasses de cuisine et nous convainc que commander de la musique et des produits avec nos voix est un confort dont nous ne pouvons plus nous passer.

Et pendant ce temps, le milliardaire farfelu Elon Musk comble ses propres illusions de grandeur en finançant des projets d’intelligence artificielle et de réalité virtuelle qu’il espère contrôler.

En gros, nous avons au moins quatre des entreprises les plus riches et les plus puissantes de l’histoire du monde rivalisant pour construire un énorme système de surveillance et comportemental commercial dont ils sont sûrs et certains que nous ne voudrons pas nous passer ni dépasser. Ce sont des petits garçons qui vendent des jouets, mais ils ne rigolent pas. Et nous sommes tout à fait susceptibles de craquer, comme nous avons craqué pour tout ce qu’ils nous ont déjà vendu.

Les chances sont fort minces que nous trouvions la volonté politique de prévoir et de limiter les conséquences indésirables et la concentration des pouvoirs qui ne manqueront pas d’accompagner cette course à l’érection et à la domination d’un métavers. Il nous faudrait pour cela différer collectivement et mondialement une gratification immédiate pour privilégier notre sécurité sur le long terme. Or nous n’avons pas voulu le faire pour sauver la banquise arctique et les récifs coralliens. Nous ferions bien de ne pas faire trop confiance à notre volonté ou à nos capacités lorsqu’il s’agit de faire ralentir Mark Zuckerberg et consorts. On dirait bien qu’à la fin, ce sont toujours les petits garçons et leurs jouets qui gagnent.

Siva Vaidhyanathan

  • L’article original (avec pubs) est de Siva Vaidhyanathan. Traduit par Bérengère Viennot, il est paru sur SLATE.FR le 23 novembre 2021.
  • L’illustration de l’article est © slate.fr

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Pourquoi cette disgrâce du latin dans l’enseignement ?

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Pourquoi le latin, cette langue dans laquelle on forme les élites aux Temps Modernes, va-t-il finir par n’être plus qu’une matière optionnelle, enseignée quelques heures par semaine ? Pourquoi cette disgrâce ? Christophe Bertiau, assistant chargé d’exercices à l’Université libre de Bruxelles, nous explique l’usage du latin à travers les siècles et notamment au 19e siècle.

Première mort du latin au Ve siècle et renaissance

A la fin de l’Empire romain d’Occident, vers la fin du Ve siècle, la culture latine a, dans un premier temps, tendance à se perdre. Toutefois, les missionnaires qui partent dans les îles britanniques vont la conserver et vont maintenir ces traditions vivantes. C’est de là que va partir un mouvement progressif de rénovation de l’enseignement en Europe. On va rétablir des écoles où le latin sera enseigné tel qu’on le faisait vers la fin de l’Empire.

L’idéal pédagogique de cet apprentissage est au service de la foi chrétienne, car l’enseignement vise avant tout à former des religieux, le latin étant une langue très importante pour l’Eglise.

Le règne de Charlemagne à la fin du VIIIe s. et au IXe s. va accélérer ce mouvement. Il réforme l’institution scolaire, il crée l’Ecole Palatine, à Aix La Chapelle, très importante pour les élites de l’époque. Il va aussi promulguer deux textes très importants pour renforcer l’apprentissage du latin à l’école.

Cette langue n’est pourtant déjà plus du tout une langue maternelle à l’époque. Les langues modernes commencent à se développer ou à s’émanciper du latin, dans le cas des langues romanes. Malgré tout, le latin reste parlé, il reste une langue de communication, principalement pour l’Eglise.

L’Humanisme va redécouvrir des manuscrits, mettre l’accent sur l’Antiquité classique et contribuer fortement à rehausser les exigences de l’apprentissage du latin. On est encore dans un enseignement tout à fait religieux, mais il devient compatible avec une époque qui n’est pas chrétienne. Les enseignants dispensent leurs cours en latin, les élèves répondent en latin et travaillent avec des manuels latins.

Déclin du latin à partir du XVIIIe et du XIXe siècle

Au fil du temps, les langues nationales vont prendre le relais du latin dans ses usages pratiques. Les usages du latin diminuent petit à petit, à la faveur d’une réévaluation des langues modernes qui prennent le relais dans de nombreux domaines, y compris scientifiques. Le mouvement va s’accélérer au cours du XVIIIe siècle. Le protestantisme met par ailleurs l’accent sur le vernaculaire pour communiquer avec les fidèles.

Le latin, en subissant une réduction drastique de ses usages comme langue vernaculaire, au profit du français à l’international et au profit des langues nationales au sein même des Etats, meurt ainsi une nouvelle fois.

Il reste toutefois dominant dans l’enseignement au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais on assiste à la sécularisation de l’enseignement, à sa centralisation par les pouvoirs politiques, qui cherchent à reprendre la main dans ce domaine. Il est de plus en plus concurrencé par d’autres matières jugées plus en phase avec la société moderne, telles que l’histoire, axé davantage sur un passé plus récent, les sciences naturelles ou les langues modernes.

Le latin est utilisé, entre 1550 et 1750, par la République des Lettres, la Res Publica Litterarum, une communauté de savants qui se servaient de cette langue comme trait d’union et pour transcender les divisions nationales et les conflits politiques. Il est aussi utilisé au niveau diplomatique, pour éviter les tensions entre les peuples. Il est nécessaire pour avoir accès à l’université et pour exercer une position importante dans la société ou dans la fonction publique.

L’Eglise catholique se rend compte que la langue nationale est importante pour s’adresser au plus grand nombre ; le protestantisme l’avait déjà bien compris. Dans la pratique, elle est donc obligée de faire des compromis, c’est ainsi que la Bible est traduite en vernaculaire, dont le français.

“Le XIXe siècle est une période très ambiguë. Il y a sans arrêt des tensions entre des forces plus traditionnelles et des forces de modernisation de la société”, observe Christophe Bertiau.

Pour lui, ce n’est pas nécessairement la sécularisation qui a provoqué le déclin du latin. C’est plutôt l’ascension d’une certaine frange de la bourgeoisie. “On dit souvent que c’est le prestige du français qui, sur le long terme, a détrôné le latin, mais il y a aussi une frange de la société tournée vers des activités commerciales ou industrielles, qui va chercher à utiliser l’école comme un instrument pour acquérir des compétences, pour professionnaliser les jeunes.”

En Belgique

Le latin va bien résister à la fin de l’Ancien Régime, mais des débats agiteront régulièrement la société belge à propos de la langue à utiliser pour certaines applications, comme la pharmacopée par exemple : le latin est, pour les médecins et les pharmaciens, une manière de garder un certain prestige.

Notamment en 1848, à propos de la statue de Godefroid de Bouillon à installer sur la Place Royale de Bruxelles, on s’interrogera sur la langue à utiliser pour les inscriptions sur ses bas-reliefs.

La langue de l’épigraphie avait jusque-là été, de manière assez dominante, le latin. On votera au final pour le latin et l’italien. Aujourd’hui, les inscriptions de la statue sont en français et en néerlandais.

Le latin permet d’unir des gens à l’international, il permet d’éviter des tensions entre langues nationales, mais il ne permet pas nécessairement la bonne compréhension de tout le monde au sein du pays…

Latin ou français ?

En Flandre, au moins depuis le XVIIIe siècle, la bourgeoisie parlait français. C’était sa langue de prédilection et cette francisation s’était encore renforcée sous le régime français. Petit à petit, un mouvement flamand va chercher à revaloriser l’usage du néerlandais et, en même temps, à critiquer l’usage du latin.

Un premier nationalisme, élitaire, va très bien s’accommoder du latin. Mais un autre nationalisme va se développer, qui va chercher à inclure le peuple.

“A partir du moment où on veut intégrer les masses au projet politique, cela devient difficile d’utiliser le latin, puisqu’il n’est pas compris par grand monde. Ecrire en latin peut poser problème pour un projet d’intégration nationale”, souligne Christophe Bertiau.

Le latin est-il égalitaire ?

L’argument de l’égalité de tous les hommes, de la possibilité de sortir de sa condition par le latin, c’est encore un objet de contestation aujourd’hui“, poursuit-il. “Beaucoup de professeurs de latin défendent leur matière en disant qu’il permet une forme de démocratisation, car il permet à des élèves de classes défavorisées également d’avoir accès à cette culture. Malgré tout, il y a de vrais débats autour de cette question et on peut effectivement se demander si une école qui s’adresse à tous peut encore consacrer 10, 12, 14 heures de latin par semaine, qui avaient parfois pour conséquence de torturer les élèves, à l’époque.”

Le latin, on l’apprend, mais ça ne sert à rien dans la vie, lisait-on souvent dans les journaux essentiellement libéraux du XIXe siècle ; on veut un enseignement qui soit adapté à l’industrie, car seule l’industrie forme les grands hommes. Cette critique était contrebalancée par l’argumentation qui voulait qu’on ne devienne des hommes de mérite qu’en apprenant le latin, sinon on pouvait être compétent mais on restait des hommes secondaires. Le latin jouait un rôle symbolique très fort, prestigieux : “Vous étiez considéré comme une personne supérieure. Peut-être que vous n’étiez même plus une personne, vous étiez quelque chose d’autre, un surhomme.”

Christophe Bertiau oppose en fait l’humanisme, qui dispense des savoirs qui n’ont pas une utilité professionnelle immédiate, et le réalisme d’une éducation plus professionnalisante, qui ressemble davantage à notre cursus général aujourd’hui.

Aujourd’hui, l’apprentissage du latin reste toujours très lié à l’origine sociale. “Cela implique-t-il d’abolir le latin ? Cela peut se discuter. Est-ce que le fait d’abolir le latin va abolir les inégalités sociales ? Moi, je ne crois pas”. [d’après RTBF.BE]


Christophe Bertiau

Christophe Bertiau a co-dirigé, avec Dirk Sacré, l’ouvrage collectif Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations (Ed. Brepols), et est l’auteur de Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque (Ed. Olms).


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Plus de presse…

FAITS DIVERS : Pourquoi Jens Haaning a-t-il fui avec les 70 000 euros qu’il devait exposer ?

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L’art contemporain n’a pas fini de faire couler de l’encre ! Dernier scandale en date : l’artiste danois Jens Haaning s’est vu prêter 70 000 euros en billets de banque par un musée pour reconstituer une ancienne installation… mais les a finalement gardés pour lui ! En échange, il a envoyé deux œuvres intitulées Take the Money and Run. Au-delà du scandale (et du fou rire nerveux), que comprendre de cet acte hors normes ?

D’abord, les faits. Situé tout au nord du Danemark, le Kunsten Museum of Modern Art d’Aalborg présente depuis le 24 septembre et jusqu’au 16 janvier une exposition collective intitulée Work it out. Celle-ci veut porter un regard critique sur “l’avenir du travail” dans le monde contemporain, et explique en préambule interroger les problématiques suivantes : “auto-optimisation, préparation au changement, stress, efficacité, bureaucratie et digitalisation accrue”, ultra-courantes dans les entreprises. Dans cette idée, présenter le travail de Jens Haaning (né en 1965) apparaît tout à fait sensé, l’artiste ayant produit en 2010 une œuvre représentant un an de salaire au Danemark – soit l’équivalent de 70 000 euros en billets, An Average Danish Year Income, réunissant initialement 278 billets de 1000 couronnes et un billet de 500 affichés côte à côte.

Le message de l’œuvre ne saurait être plus clair : un an de salaire moyen s’embrasse en un seul coup d’œil. Pire, les plus fortunés peuvent l’acquérir en quelques secondes. L’œuvre est à la fois cynique et politique – quel sens accorder à une année passée à trimer, ici résumée par ces quelques véritables billets de banque ? Le vertige visuel est écœurant. Jens Haaning est coutumier du fait : il aime à chatouiller les consciences et s’intéresse de près à la situation des immigrés, des marginaux. Pour ce faire, il n’hésite pas à créer des œuvres extrêmement troublantes, faites de vrais morceaux de réel. Comme l’explique sur son site l’Institut d’art contemporain de Villeurbanne, qui lui a consacré une exposition en 2007 : “La violence que sous-tendent ses œuvres est à la mesure des rapports de pouvoir et de la violence de l’espace social qu’il tient à mettre en évidence.” Ainsi, il utilise des billets de banque aussi bien que des armes : en 1993, il crée l’installation Sawn-off à partir d’une carabine et de munitions, placées dans un sac en plastique dans l’espace d’exposition.

Les deux œuvres qui ont remplacé la reconstitution d’An Average Danish Year Income sont des monochromes blancs, au titre humoristique emprunté au réalisateur Woody Allen : Take the Money and Run (Prends l’oseille et tire-toi). Et si le directeur du musée a déclaré, malgré la surprise (l’artiste ne l’a prévenu que deux jours avant l’ouverture !), qu’elles offrent “une approche humoristique et amènent à réfléchir sur la manière dont on valorise le travail“, il a promis de faire en sorte que Haaning rende les billets non utilisés. Ce dernier, dont la farce s’inscrit bel et bien dans une contestation radicale malgré le contrat passé avec le musée, a expliqué son geste : “Nous avons aussi la responsabilité de remettre en question les structures dont nous faisons partie (…). Si ces structures sont complètement déraisonnables, nous devons rompre avec elles.” Et de nous faire réfléchir sur l’emploi de 70 000 euros pour une seule œuvre d’art… Quand l’artiste est payé un peu moins de 1350 euros. (d’après BEAUXARTS.COM)


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