“Philippe Édouard CAUDERLIER nait le 17 avril 1812 à Anvers, et passe son enfance et son adolescence à Bruxelles. Sa mère, Pélagie Cauderlier, 31 ans, est originaire de Wallonie, plus précisément de Virelles, un petit village du département de Jemappes (actuellement province du Hainaut) ; servante, elle est domiciliée à Bruxelles, au coin de la Place Fontainas et du Marché aux Charbons, dans un quartier économiquement très actif de ce qui allait devenir plus tard la capitale belge. On y brassait entre autres de la bière et on y distillait du genièvre, ce qui laisse à penser que le père de Philippe Edouard pourrait bien être issu de ce milieu, et pourrait expliquer dans une certaine mesure la future carrière de son fils.
Le conditionnel s’impose car Philippe Edouard porte le nom de sa mère ; c’est un enfant naturel, un de ces nombreux bâtards nés au XIXe siècle et ses efforts pour retrouver son père sont restés vains.
On ne connait de la scolarité et de la formation de Philippe Édouard Cauderlier que ce qu’il a bien voulu en écrire : dans son ouvrage La Santé (1882), il affirme n’avoir pu suivre que pendant deux mois l’école du soir. Cela ne l’a néanmoins pas empêché de faire une carrière satisfaisante, ajoute-t-il avec une fierté non dissimulée. Son épanouissement indéniable, Cauderlier le devra donc à lui-même et à ses très nombreuses lectures.
A l’âge de dix-huit ans, il fréquente donc des cours du soir pendant deux mois. Quels cours, on ne le sait. Quelques mois plus tard, il est enrôlé à bord d’un navire marchand, peut-être comme coq ; mais rien n’est moins sûr… Il traverse l’Atlantique sur le Bolivar, probablement au départ de la France. Sa connaissance approfondie de la cuisine française, qui sert de référence à cette époque, pourrait en tout cas s’expliquer par un séjour prolongé dans ce pays.
Un an à peine après avoir abandonné définitivement la mer, il décide de s’unir à Joanna Hoste. Une heureuse décision s’il en est (d’autant plus que Madame Cauderlier est également la nièce du futur éditeur de son cher époux) car le couple restera uni jusqu’à la mort. Cauderlier et son épouse ne seront toutefois pas épargnés par le malheur. De leur union resteront finalement trois garçons : Emile, Gustave et Ernest. Deux enfants sont morts prématurément : la petite Elisa décède après quelques semaines, et Jules ne vit que vingt mois. Ces malheurs influenceront indirectement les ouvrages de Cauderlier : il y évoquera régulièrement le taux de mortalité élevé chez les enfants et suppliera les parents d’entourer les bambins des meilleurs soins possibles.
En 1842, Cauderlier s’installe à Gand, à proximité du Belfort (Sint-Janstraat), et ouvre son propre commerce de pâtisserie Au pâté roulant. Plus tard, il va déménager dans la Veldstraat. Ses activités professionnelles prennent très rapidement, une autre orientation. Dans divers documents des années 1840, il se qualifie lui-même tour à tour de “traiteur”, “charcutier”, “cuisinier”, “restaurateur” ou encore “organisateur de banquets et marchand de gibier”.
Cauderlier est sans aucun doute un excellent homme d’affaires. En 1858, à 46 ans à peine, il peut se permettre de vivre de ses rentes et entame avec succès une carrière d’auteur culinaire. En 1861 parait chez l’éditeur gantois Ad. Hoste son premier livre L’Économie Culinaire, qui est très rapidement traduit sous le titre Het Spaarzame Keukenboek.
Les publications de Cauderlier obtiennent un grand succès. Dans un dépliant publié à l’occasion de la quatrième réimpression du livre Het Spaarzame Keukenboek, nous apprenons par exemple que 60.000 exemplaires de ses livres ont déjà été vendus. Une liste des acheteurs de l’ouvrage au cours des derniers mois souligne le caractère international des lecteurs. Selon ce document, Cauderlier est lu non seulement en Belgique et en France mais également en Angleterre, aux Pays-Bas, en Italie, Russie, Pologne, Syrie, Égypte, Espagne, aux États-Unis et même en Argentine.
Pendant les années 1860 et 1870, Cauderlier poursuit ses publications. Pour un public assez réduit de professionnels, il écrit Le livre de la fine et de la grosse charcuterie ainsi que La pâtisserie et les confitures. Par contre, avec Les 52 menus du gourmet et, plus encore avec La Cuisinière et Keukenboek (qui est une version abrégée de son premier livre), Cauderlier s’adresse à un plus large public.
La Santé, paru en 1882, est sa dernière œuvre, et la plus étonnante. Il ne s’agit pas d’un livre de cuisine habituel, mais davantage d’un essai, truffé de conseils de santé principalement destinés aux personnes âgées. Il contribue en tout cas de manière significative à la démocratisation de la cuisine.
Cauderlier décède en 1887, mais l’intérêt pour ses livres ne faiblit pas. Son éditeur effectue plusieurs réimpressions posthumes, dont le contenu diffère parfois d’une version à l’autre. La popularité de Cauderlier ne semble prendre fin que dans les années 1920, avec l’apparition sur le devant de la scène de nouveaux journalistes gastronomiques, tels que Gaston Clément et Paul Bouillard. Par ailleurs, des réceptaires, comme Ons Kookboek (Mon livre de cuisine) du Boerinnenbond, les ouvrages d’Irma Snoeck-Van Haute et de Mesdames Droeshout et Van Dale, s’adressent tout particulièrement aux femmes au foyer et à tous les amateurs de bonne chère. Quelques sept décennies plus tard, Cauderlier mérite d’être redécouvert.
Cauderlier et la cuisine du XIXe siècle
L’intérêt porté à Cauderlier se situe sur deux plans.
D’une part, il nous permet d’étudier le mode de vie de la bourgeoise belge du XIXe s., sur le plan gastronomique, dans les longues listes des comestibles et des plats préparés (pâtés, vol-au-vent, volaille et gibier, vins, etc. – fourniture à domicile de plats tout préparés, que l’on peut même acheter par abonnement mensuel dont le prix varie entre 40 et 60 BEF par mois) qu’il propose en tant que traiteur et dans leurs conditions de vente (qualité garantie, bouteilles ou conserves défectueuses reprises sans discussion, service à domicile ou sur place pour les banquets).
Avec ce commerce de traiteur et la vente de produits alimentaires de qualité, Cauderlier répond à la demande sans cesse croissante d’une bourgeoisie gantoise en recherche d’une cuisine plus raffinée et de produits chers comme le fromage, les desserts variés, le vin, le poisson. Cauderlier souhaite, par le biais de ses publications, promouvoir mais aussi démocratiser la fine cuisine bourgeoise dont on a peu traité auparavant. La citation suivante illustre bien ses intentions :
“L’Économie culinaire” est venue combler cette lacune et a rendu la cuisine accessible aux plus modestes fortunes. Cet ouvrage a donc une utilité qu’on ne saurait reconnaître à aucun de ceux qui se sont succédé depuis un siècle.
S’adressant aux classes moyennes et à la petite bourgeoisie, il fait preuve d’une vision toute personnelle de la cuisine et des habitudes alimentaires, comme le montre son premier livre. Il prend ses distances vis-à-vis de la cuisine élitiste et extravagante, donc chère, notamment de celle de Marie-Antoine Carême, un chef français. Cauderlier plaide pour une cuisine simple, légère, sobre et donc meilleur marché.
Il tente d’éviter les matières premières chères et luxueuses. Pour ses recettes, il choisit des produits régionaux et frais, n’hésitant pas à critiquer violemment les nouvelles méthodes d’engraissage. C’est dans ce contexte qu’il répertorie d’importants aspects de la gastronomie régionale. Son livre de cuisine contient de nombreuses recettes classiques : waterzooi de poulet, de poisson ou de lapin, carbonnades, chou rouge à la gantoise, steak aux pommes de terre… Par ailleurs, Cauderlier émet conseils et avis quant à l’entretien et l’organisation de la cuisine, la composition des menus, la décoration des tables, etc.
Par ses livres de cuisine, Cauderlier s’inscrit également dans la riche tradition française qu’il critique cependant car des maitres tels que Grimod de la Reynière, Carême et Brillat-Savarin ont fixé dans leurs célèbres ouvrages les règles d’habitudes alimentaires élitaires.
L’ode à la vertu bourgeoise qu’est l’économie ne se limite d’ailleurs pas aux titres de ses livres et aux avant-propos, mais se retrouve également dans ses recettes et ses notes. On y trouvera donc régulièrement les expressions : méthode de préparation inutile, gaspillage, épargne, économie, cherté, bon marché… Dans ce contexte, il était inévitable que la traditionnelle cuisine française tape-à-l’œil de l’époque fasse régulièrement l’objet de critiques.
La modération étant une vertu de ce bourgeois, Cauderlier n’est donc pas partisan d’une liste interminable de plats, faisant certains diners ressembler davantage à une kermesse de village. Il se rallie de plus en plus à une tendance générale qui prône la modestie en cuisine, a fortiori chez les personnes âgées. La gourmandise est chez certaines personnes âgées un péché mortel car l’habitude de consommer de nombreux plats pendant le même repas est funeste pour la santé.
C’est ce même souci d’une alimentation saine et de qualité qui l’amène à morigéner le secteur des sous-traitants. Ainsi, il n’apprécie guère ceux qui souhaitent engraisser les volailles et il est peut-être un des premiers à s’en prendre aux précurseurs de l’élevage en batterie, d’un point de vue culinaire certes. Idem pour l’engraissage des bœufs, qui a pour effet, selon lui, de rendre la bonne viande de bœuf particulièrement difficile à trouver.
Sur sa lancée, il sermonne également certains pêcheurs qui, selon lui, ont l’habitude de laisser crever leurs poissons dans une insuffisante quantité d’eau. L’ancien chef coq veut surtout qu’on serve des produits de meilleure qualité au consommateur et il prend ses responsabilités ; il est dommage que ses remarques aient été ultérieurement atténuées…
Dès le début, il a prôné le naturel et stigmatisé, parfois de manière violente, le côté artificiel de la profession. Non seulement en cuisine, mais aussi dans d’autres secteurs, on ne peut selon lui obtenir des résultats vraiment satisfaisants que par des méthodes naturelles. Cela vaut tout spécialement pour l’élevage du poulet, du bœuf et du porc qui, dit-il, ne donne une viande acceptable que s’il est pratiqué selon les méthodes traditionnelles et en liberté. Une manière de voir plus qu’actuelle…
Il n’en néglige pas pour autant l’évolution technologique et reconnaît l’utilité de la réfrigération, de la conserve industrielle… Il s’intéresse aux produits européens et américains qu’il conseille parfois. Il suit de près les communications scientifiques et s’y réfère lorsque ces études peuvent appuyer ses propres arguments basés sur un solide bon sens et une pratique professionnelle qui l’a amené à fréquenter tous les niveaux sociaux.
Un autre plan, plus général, permet de mieux appréhender, à travers l’œuvre de l’écrivain et ses commentaires, l’évolution de la société belge entre 1830 et 1930 – de la chandelle à l’électricité, du transport pédestre ou par chevaux au train, en un mot passant d’une économie rurale à l’ère industrielle -, une période charnière sur le plan éducatif, politique, intellectuel et scientifique qui a créé nos conditions actuelles de vie et qui ne peut qu’interpeller enfants et adultes. Abordée cet angle, la découverte de Cauderlier offre aux enseignants, par exemple, maintes et maintes possibilités d’aborder l’histoire, la sociologie, l’éducation et l’enseignement, l’évolution philosophique de la société belge au XIXe s.”
- l’article complet est disponible sur le site MUSEE-GOURMANDISE.BE ;
- pour en savoir plus sur le Musée de la gourmandise et sa Bibliotheca Gastronomica, à Hermalle-sous-Huy…
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : cagnet.be ; Philippe Vienne | remerciements à Valérie Quanten et à Daniel Baise (Fonds Primo)
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