Ils ne viendraient peut-être pas, ou pas tous, ou alors trop tard. Il s’était préparé à cette éventualité, bien plus qu’à la disparition de Violaine qu’il refusait toujours d’envisager. Il connaissait, bien sûr, les obstacles que chacun aurait à affronter pour pouvoir se libérer mais, plus encore, les barrières qu’ils avaient érigées, les fossés qui, entre eux, s’étaient irrémédiablement creusés. Comment est-ce possible, nous étions, nous sommes une famille quand même, se dit-il. Et pourtant. Il avait le sentiment d’être le dernier lien entre ces diverses pièces qui, ensuite, s’égailleraient aux quatre vents, indifférents sans doute à la parenté qui aurait dû les unir ou, plus vraisemblablement, trop occupés à poursuivre leurs rêves ou trop blessés, marqués par des événements, parfois anodins en apparence, qui ne cessaient de les poursuivre.
Jeanne, au téléphone, le lui avait dit. Jeanne, la petite dernière, la rebelle, qui n’avait jamais cessé de l’étonner. Je sais bien que c’est ma mère, mais je ne peux pas lui pardonner. Et, même si elle détesterait le reconnaître, Jeanne était aussi butée que Violaine. Deux ans qu’elle ne se parlaient plus, pas même une carte, ni à Noël, ni à son anniversaire, une absence douloureuse pour Violaine et pour Jeanne aussi, sans doute, du moins en était-il persuadé. Ils avaient tout passé à Jeanne, l’avaient toujours soutenue dans ses choix, lui semblait-il, depuis les études d’architecture abandonnées en dernière année parce que non, ce n’est définitivement pas là que je pourrai exprimer au mieux ma créativité, jusqu’aux écoles d’art, fréquentées épisodiquement, où elle avait néanmoins découvert ou assumé son homosexualité. Et puis la rencontre avec Clémence, sa compagne, aujourd’hui enceinte, une procréation amicalement assistée, sujet de la dispute avec Violaine, tu n’y penses pas sérieusement, Jeanne, enfin c’est n’importe quoi, tu te rends compte, deux mères pour cet enfant et puis cet homme, qui sait si un jour il ne voudra pas, ou bien votre enfant, et moi, grand-mère, comment voudrais-tu que je trouve ma place ? Il n’y a pas de place à trouver, maman, Clémence et moi nous aimons, quoi de plus normal que de vouloir un enfant, tu préférerais peut-être que je me marie, sans amour, avec un mec et que je le laisse me baiser jusqu’à ce que. Tu la trouverais, là, ta place, merde, maman, c’est ma vie, tu es vraiment trop conne parfois.
Lui qui a horreur des conflits, ressentant déjà la moindre hausse de ton comme une gifle, est intervenu, évidemment, mais trop tard, le mal était fait, la blessure béante qui, depuis deux ans, ne peut cicatriser. C’est dommage, avait un jour concédé Violaine, elles me manquent, mes filles, parce que malheureusement Thymiane aussi. Thymiane vivait à New-York, traductrice aux Nations-Unies, une carrière rectiligne comme l’avait été la filière de ses études et toute sa vie de trente ans, sans doute, une enfant intelligente, obéissante, ainsi qu’il sied généralement aux aînés. Elle avait pourtant été, bien malgré elle, l’objet d’une de leurs rares disputes de couple. Quand il avait fallu lui choisir un prénom, il avait dû batailler ferme pour imposer Thymiane, c’est bien toi, ça, d’aller chercher un prénom inconnu pour faire étalage de tes connaissances littéraires et cinématographiques, avait raillé Violaine. Et pareillement avec l’officier d’état-civil qui l’écoutait avec effarement citer Le journal d’une fille perdue, alors que Pabst et Louise Brooks quand même, Louise Brooks surtout. Thymiane, la plupart du temps, se résumait donc à une voix sur Skype.
Arthur, lui, avait aisément creusé son trou entre ses deux sœurs, peut-être parce qu’il était le seul garçon. Arthur viendrait, il en était certain, là n’était pas la question. Arthur était toujours quelque part avec quelqu’un, ou seul, en partance, sur le retour, en tournée, en mission, en vacances. Arthur arriverait, avec un jour ou deux de retard peut-être, parce qu’il aurait raté son avion ou son train, parce qu’en chemin il aurait rencontré Mathieu ou Valentin, bu quelques bières ou fumé un joint, parce qu’on l’aurait appelé pour déménager en catastrophe un pote qui venait de se faire larguer ou pour faire le soundcheck d’un groupe dont l’ingé son avait disparu, Arthur serait désolé, évidemment, mais tu comprends, je ne pouvais pas faire autrement, Arthur ne savait pas dire non, ne le voulait pas d’ailleurs, sa vie était rock’n’roll, il se retrouvait en lui, en plus jeune, en mieux ou en pire c’était selon, Arthur était son fils, il n’y avait aucun doute. Et puis, plus ou moins épisodiquement lui semblait-il, il y avait Luna, la lune rousse, rencontrée lors d’un concert, immanquablement, bassiste-chanteuse des Erect Nipples, et tu devrais voir, p’pa, comment elle assure. De fait, l’ayant vue sur scène, il devait reconnaître qu’elle s’en sortait plutôt bien. Mais, surtout, ayant observé tant sa gestuelle que sa tenue en latex limite SM, il ne doutait pas que cette assertion fût valable en d’autres lieux et d’autres circonstances. Arthur aurait bien des excuses pour arriver en retard, mais il viendrait.
Thymiane leur avait déjà reproché le laxisme post-soixante-huitard dont, estimait-elle, ils faisaient preuve à l’égard de ses cadets, en tolérant leurs errances et certains aspects d’une vie qu’elle jugeait par trop dissolue. Parfois, il se demandait d’où lui venait cette rigueur, cet esprit carré, lui qui cherchait toujours à arrondir les angles – de sa mère certainement. Thymiane était à l’opposé de l’héroïne homonyme, prouvant, si besoin en était, que les prénoms n’ont aucune incidence sur la personnalité de ceux qui les portent. Elle avait, avec ses frères et sœurs, encore moins de contacts qu’avec ses parents. Arthur et Jeanne, en revanche, étaient proches mais ne se voyaient jamais. Il se souvenait, non sans une certaine nostalgie, de l’époque où tous vivaient sous le même toit, partageaient leurs repas qu’animaient discussions, rires et disputes, et combien la maison lui semble vide à présent, emplie de silence, plus encore aujourd’hui évidemment.
Hier, ils avaient vingt ans, lui du moins, elle un peu moins, il revoyait Violaine dans sa petite jupe à fleurs, courte, trop courte sans doute, sentait encore l’émotion et ses mains, ses mains à elle sur lui, et sa bouche, et puis, les années, la naissance de Thymiane, Violaine allaitant Arthur, Jeanne enfin, née en siège, imprévisible déjà, la maison qu’on agrandit, Violaine toujours, lui encore, et le temps, les enfants à l’école, au lycée, diplômés, ou pas, qui se cherchent et avec eux leurs parents, en proie au doute forcément, s’éloignant parfois mais pour lui, même dans les silences, Violaine restait une évidence. Et le temps. Il l’avait ressenti très vite, comment à cinquante ans le monde des possibles se restreint, l’avait dit à Violaine. Et elle : tu sais je ne suis plus en âge d’avoir d’enfants alors le possible, cela me connaît, c’est idiot ce que tu dis, d’une vie nous pouvons en écrire plusieurs, tout reste possible jusqu’à la fin. La fin qui pour elle, justement, arrivait peut-être, quelle ironie, c’est injuste, elle si vivante, toujours pleine de projets, ce serait plus logique que moi, enfin, je n’ai plus grand chose à attendre, me semble-t-il, à moi la mort ne fait même plus peur, alors que Violaine.
Pronostic vital engagé. Sur son lit d’hôpital, Violaine a l’air sereine cependant. Il observe son visage reposé, presque rajeuni malgré les quelques fils gris dans la frange de cheveux qui dissimule son front. Il guette le moindre signe sur le visage de cette femme avec laquelle il a vécu tant de choses, qu’il aime toujours, différemment certes, mais pas forcément moins. Non, pas forcément. Il s’assoit à ses côtés lorsque son téléphone vibre pour l’informer de l’arrivée d’un texto. Sur l’écran, il lit JEANNE et appréhende la confirmation de ce qu’il redoute depuis tout à l’heure. Ils vont arriver, Violaine, dit-il. Ils vont arriver et ce sera un peu comme les noëls d’avant.
Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)
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[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : multiglom.com
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