[UNITELAIQUE.ORG, 4 novembre 2024, communiqué de presse] Le 28 octobre 2024, des experts nommés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont accusé la France de ne pas lutter contre les discriminations dont seraient victimes les femmes et filles choisissant de porter le hijab sur les terrains de sport. Ils mettent notamment en cause la décision du Conseil d’État d’autoriser la Fédération Française de Football d’édicter des règles prohibant le port d’insignes religieux pendant les matchs. Cet avis semblerait, selon eux, “sous-tendre que tout port du hijab dans l’espace public – expression légitime d’une identité et d’une croyance – est assimilable à une atteinte à l’ordre public.” “Toute limitation à ces libertés doit être proportionnée, nécessaire pour atteindre l’un des objectifs énoncés en droit international (sécurité, ordre et santé publique, droits d’autrui), et justifiée par des faits qui peuvent être démontrés, et non par des présomptions, des hypothèses ou des préjugés.” Fermez le ban.
Les experts signataires de cette déclaration dont la liste est disponible sur le site de l’une de ces très nombreuses agences que l’ONU finance et promeut avec zèle, se font les porte-paroles d’ONG et associations dont l’obsession semble être la laïcité et l’universalisme porteurs d’émancipation.
Non, l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles sur les terrains de sport français, n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ni à la liberté de manifester une “identité” que les “experts” onusiens seraient bien en peine de préciser. Ce n’est pas non plus un frein empêchant les femmes de “prendre part à tous les aspects de la société française dont elles font partie.” C’est tout le contraire. C’est l’occasion pour elles de s’insérer sans affichage communautaire dans des équipes mues par l’objectif de partager le goût du jeu et de la victoire sous les seules couleurs d’un club ou d’une sélection nationale.
D’autres pays, qui honnissent la laïcité dont s’honore la France et qui n’ont de cesse de solliciter la complicité d’instances internationales et d’associations pour mener cette guérilla, n’ont pas envers leurs propres ressortissantes les mêmes attentions en matière d’égalité et de liberté d’expression. On pourrait par exemple citer le sort réservé aux femmes afghanes ou aux Iraniennes.
À cet égard, en mettant en scène le geste libérateur d’une judokate arrachant sur le dojo son austère hijab pour enfin respirer librement et combattre son adversaire qui personnifie la société patriarcale et totalitaire du régime des mollahs, Zar Amir Ebrahimi, la réalisatrice du magnifique film iranien Tatami propose une réplique cinglante aux palinodies auxquelles nous ont désormais habitués l’ONU et ses “experts.”
En France, le site officiel VIE-PUBLIQUE.FR définit “La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution. Elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur croyance, la neutralité de l’État à l’égard des religions et le libre exercice des cultes. La laïcité est un des principes définissant la République qui est “indivisible, laïque, démocratique et sociale” (art. 1 de la Constitution). Inscrite dans la Constitution de 1946 et reprise par la Constitution de 1958, la laïcité figure parmi les droits et libertés fondamentaux garantis par celle-ci, au même titre que l’égalité ou la liberté. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2013), résultent du principe de laïcité :
le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ;
la garantie du libre exercice des cultes ;
la neutralité de l’État ;
l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.
La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est la clé de voûte de la laïcité en France.”
[EDL.LAICITE.BE, 19 mars 2024] Le samedi 16 décembre dernier, la candidate Ève Gilles était couronnée du titre de Miss France 2024. S’en est suivie une violente polémique sur les réseaux sociaux, regrettant que le jury de ce prestigieux concours ait définitivement basculé dans le clan du wokisme.
La raison ? C’est la première fois qu’une femme à la coupe “garçonne” (c’est-à-dire qui a les cheveux courts) est élue reine de beauté. Les internautes les plus réactionnaires déplorent également son manque de formes et son teint mat. Ils n’ont pas non plus été tellement séduits par ses déclarations sur la diversité de la beauté du corps féminin. La conclusion derrière ces critiques fait de la nouvelle Miss France une égérie woke, marquant encore un peu plus le trait du déclin de la République.
L’actualité ne manque pas de polémiques de ce genre et qui usent du terme “wokisme” et de ses adjectifs tels que “woke” ou plus péjoratif encore “wokiste“. En Belgique comme en France, elles font le lit de l’extrême droite qui soit est à leur origine, soit se les réapproprie stratégiquement. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de taper le mot “woke” sur la page Facebook du Vlaams Belang. S’ouvre alors à vous une longue suite de publications livrant bataille à la menace woke. Qu’il s’agisse de mettre fin aux subsides destinés à l’Institut Hannah-Arendt – jugé trop woke car on y mène des recherches sous l’angle de la diversité –, de lutter contre la venue à l’hôtel de ville de Gand de la Queen Nikkolah – la version féminine et inclusive de Saint-Nicolas – ou bien de dénoncer l’organisation d’une marche non mixte consacrée aux femmes pénalisées par la Covid, le Vlaams Belang ne s’accorde aucun répit face à ce qu’il désigne comme l’extrémisme à abattre, le wokisme. Toutefois, si ces publications pullulent sur leur réseau, elles donnent peu d’indications sur le contenu que l’extrême droite flamande associe au terme “wokisme“.
L’impossible définition du “wokisme“
Dans la même veine, soulignons le discours prononcé par le député européen Tom Vandendriessche (VB), lors d’une conférence organisée par son parti en avril 2023, intitulée “Woke, a culture war against Europe“. Si le titre révèle un élément de définition plutôt flou, l’explication donnée par le député est encore plus déroutante : “Le wokisme mène à un nombre incommensurable de phénomènes étranges, mais qui sont complètement normaux selon les standards du mouvement woke. Car c’est justement le concept de normalité que les wokes essaient de détruire. C’est pourquoi, tout à coup, les gens commencent à renverser des statues, à mentionner leur gender pronouns, à teindre leurs cheveux en bleu ou à demander la décolonisation de notre langage et de la littérature. Le mouvement woke sème ainsi un trouble qui n’est pas nécessaire, partout où ils peuvent.” Donc, selon cette définition, un woke serait un individu aux cheveux bleus susceptible de s’identifier aux pronoms “il“, “elle” ou “iel“, dont le hobby est de renverser des statues et qui a un regard critique sur le passé colonial de l’Europe. Mis à part les risques de sécurité liés au renversement impromptu de quelques statues, on a du mal à percevoir la menace.
Pour saisir ce qui préoccupe réellement l’extrême droite flamande, cherchons du côté des sciences humaines et de leur éclairage du phénomène. Dans son analyse sémantique et étymologique “De woke au wokisme : anatomie d’un anathème“, le politologue et sociologue Alain Policar commence par replacer le concept dans son contexte historique. Le mot “woke” est originaire du langage parlé afro-américain et est utilisé pour évoquer, dès 1896, l’idée d’un nécessaire réveil des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. Alain Policar rappelle que, déjà à l’époque, les militants abolitionnistes étaient accusés d’être trop moralisateurs.
Le terme a gardé la même signification lorsqu’il a été popularisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu qui, dans son morceau Master Teacher, fait émerger le mantra “I stay woke” pour énoncer l’importance de rester attentif aux discriminations vécues quotidiennement par les Noirs. Jusqu’ici, on voit mal le lien entre cet usage militant de l’adjectif “woke” et la définition qu’a esquissée le député européen du Vlaams Belang. Mais ce lien devient plus clair dans la suite de l’article. En effet, Alain Policar situe le point de bascule sémantique du concept, en 2014, lorsque les conservateurs américains se le réapproprient en réaction à la campagne Black Lives Matter, après l’assassinat, par un policier blanc, du citoyen Michael Brown. Le sociologue analyse cette récupération comme une stratégie des conservateurs pour disqualifier tous ceux qui sont soucieux de dénoncer des discriminations et qui sont ainsi engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBTQIA+ ou encore écologistes. Dès lors, on saisit mieux l’intérêt du discours prononcé par Tom Vandendriessche. Il n’a aucunement l’intention de définir le wokisme, mais bien de tourner en ridicule celles et ceux qui critiquent l’ordre politique et les normes sociétales ainsi que les militants en faveur de la justice sociale et de l’émancipation des minorités dont font notamment partie les femmes et les personnes non blanches. Alain Policar précise – en citant le philosophe Valentin Denis – que le terme “wokisme” “ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire“.
Diviser pour mieux régner
Cette stratégie discursive est tout à fait caractéristique de l’extrémisme, car elle vise à polariser la société en deux entités distinctes et chacune homogène : les wokes – “eux, l’ennemi commun” – et les anti-wokes – “nous, le peuple uni par ses racines identitaires“. En cadenassant le débat, cette stratégie de la division porte directement atteinte à l’intégrité du corps social. Ainsi, en Belgique, chaque publication du Vlaams Belang à l’encontre des wokes présente ceux-ci comme les fossoyeurs de la culture nationale flamande, de ses traditions et de son folklore. Peu importe que le blackface soit une coutume coloniale héritée de l’exposition des esclaves noirs du début du XIXe siècle, il n’est pas question de revoir l’apparence du traditionnel Zwarte Piet. Et gare à celle ou celui qui oserait alimenter le débat en démontrant les effets produits par un tel biais raciste sur l’estime de soi d’une personne noire, car cet individu serait immédiatement catalogué de “woke extrémiste anti-belge” et donc “anti-blanc“.
Enfin, derrière la multiplication de ce type de publications, l’objectif est aussi de provoquer une “panique morale“. Alex Mahoudeau, politologue, définit parfaitement cette tendance dans son ouvrage La panique woke. Selon lui, cette crise se produit au moment où “un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe se met à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social, la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche” : ces paniques vont apparaître et “elles vont ensuite former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée“.
La stratégie de la panique, une recette qui porte ses fruits
Le moins que l’on puisse dire est que le pari de l’extrême droite est gagné. En effet, on ne compte plus le nombre de discours et de déclarations dans le débat public sur le wokisme. Que ce soit d’ailleurs pour le défendre, le dénoncer ou le déconstruire. Ce faisant, ce thème s’est peu à peu détaché d’une rhétorique spécifiquement conservatrice ou d’extrême droite. Effectivement, on observe désormais une percolation du discours sur le wokisme dans d’autres mouvances politiques.
En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait du phénomène woke une préoccupation majeure. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été à l’initiative du Laboratoire de la République, destiné à lutter contre le wokisme. En Belgique francophone, le MR défend une publication du Centre Jean-Gol, dans laquelle le wokisme est défini comme un totalitarisme. L’ancienne ministre socialiste Laurette Onkelinx a quant à elle exprimé dans La Libre Belgique son regret sur le fait que “les partis de gauche laissent la critique du wokisme à la droite“. En Flandre, les partis de gauche comme de droite tentent de récupérer l’électorat du Vlaams Belang, à commencer par la NVA, dont le président Bart de Wever a publié un ouvrage intitulé Over woke. L’ex-président de Vooruit, Conner Rousseau, déclarait également il y a peu que “les wokes sont tout aussi intolérants que les extrêmes“.
Au-delà de la récupération politique, on observe de plus une forte médiatisation du débat intellectuel autour de la pertinence du concept et de la réalité du phénomène. Dans tous les journaux et revues francophones, on trouve des articles qui décryptent le sujet. En radio aussi avec, par exemple, la diffusion par la RTBF en juin dernier d’un épisode de podcast intitulé “Le wokisme existe-t-il ?“, croisant les regards des philosophes Nathalie Grandjean et Vincent de Coorebyter. Puis, par-delà les analyses intellectuelles, on remarque que tout un chacun semble devenir légitime pour exprimer publiquement son opinion sur le wokisme. Le Soir donne ainsi la parole au cinéaste Denys Arcand qui compare les wokes à des enfants gâtés ; La Libre relaie les propos de Michel Sardou qui, sur BFM TV, a déclaré haïr le féminisme et le wokisme ; Le Vif mène l’enquête auprès des Belges sur la question “le wokisme est-il une menace contre la démocratie ?“, etc.
De cette façon, on ne peut que constater la victoire de l’extrême droite et des conservateurs qui sont définitivement parvenus à imposer la “panique woke” dans le débat public. Ce faisant, ils détournent une bonne partie de l’attention politique et médiatique à l’égard de la lutte contre les discriminations, mais aussi de ce qu’il peut y avoir de critiquable dans des formes de militantisme qui répondent exclusivement à des logiques identitaires. Car le danger d’aborder cette dernière question sous le prisme du wokisme réside, comme nous l’a fait observer Alain Policar, dans le fait que cette notion est vide de contenu. Par conséquent, chacun est libre d’y voir sa propre menace, même celle que représenteraient les femmes aux cheveux courts et teints en bleu.
[LEPARISIEN.FR, 31 mars 2024] La chroniqueuse et humoriste Sophia Aram salue la fermeté des pouvoirs publics face aux accusations en “islamophobie” à l’encontre du proviseur, qui ont vite tourné aux menaces.
‘Convenance personnelle’ : ce sont les mots du rectorat pour annoncer la décision de départ en retraite anticipée du proviseur du lycée Maurice-Ravel, à Paris. Pourtant, derrière l’euphémisme qui annonce le choix d’un homme sous les menaces de mort, c’est tout un système qui a pris la mesure du problème. De la ministre au préfet en passant par les policiers qui assurent la protection du lycée, on peut saluer la réaction des pouvoirs publics. Reste la démission d’un proviseur et la pression de l’islam politique sur l’école.
Qu’en 2024, en France, une gamine choisisse de se soumettre à l’un des marqueurs emblématiques de l’islam rigoriste, certains peuvent trouver ca formidable ; moi, j’ai le droit de trouver ça consternant, surtout à l’heure où d’autres jeunesses, dans d’autres contrées, se soulèvent au risque de leur vie pour en finir avec ce patriarcat religieux. Nous pourrions, d’ailleurs, être plus nombreux à défendre cette opinion sans que cela retire à cette gamine son droit d’exhiber sa ‘pudeur religieuse‘ en dehors de l’école, ni celui de tous ceux qui lui présentent cet archaïsme comme un marqueur identitaire et culturel. C’est du reste ce qui nous différencie des pays où l’islam politique a réussi à s’imposer.
Le problème tient dans le fait qu’une élève ait eu la possibilité de se retourner contre l’autorité d’un proviseur par un simple mensonge avec le soutien de la petite coterie de lycéens et de militants venus scander devant le lycée: “Elève frappée, lycée bloqué !” Ce qui éveille en moi l’envie de les priver de TikTok ou de distribuer quelques baffes. Envie que le tweet irresponsable de la députée Insoumise Danielle Simonnet, renvoyant le proviseur et l’élève dos à dos tout en diffusant les bobards de cette dernière n’a fait qu’accroître.
La suite, vous la connaissez : le procès en islamophobie laisse rapidement la place aux menaces et à l’incertitude qu’une crevure de passage décide ou non de les mettre à exécution. Une incertitude à laquelle nous ne pouvons nous habituer.
La bonne nouvelle, dans cette séquence de fermeté des pouvoirs publics, c’est le constat que l’élève a fini par reconnaître avoir menti, comme avait menti l’élève de Samuel Paty lorsqu’elle se disait blessée par un cours auquel elle n’avait pas assisté, comme a menti l’ayatollah Khomeyni se disant blessé par la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, et comme mentent la plupart de ceux qui se disent blessés par un dessin.
Reste à s’en souvenir et à lutter résolument contre le misérabilisme et la condescendance avec lesquels une partie de la société accueille ces “croyants” soudainement “blessés” dans leur foi.
Parce qu’au fond ce qui protégerait notre modèle laïc [français] tout en rendant la tâche plus difficile aux promoteurs de l’islam politique en France, ce serait que chaque élève, chaque croyant, chaque individu ait la conviction que personne ne peut remettre en cause la loi, menacer une institution ou condamner à mort un individu, simplement en racontant partout qu’il est offensé, choqué, blessé, ou meurtri par un dessin, un tableau du XVIIe siècle, l’interdiction de porter un foulard, une abaya ou n’importe quel autre signe religieux ostentatoire dans l’enceinte scolaire. Et que ces fausses pudeurs soient traitées par le mépris et l’indifférence qu’elles méritent dans une société ne reconnaissant pas le blasphème.
Mais, pour cela, il faudrait encore que les laïcs qui se taisent se remettent à parler et luttent contre le misérabilisme ambiant à l’égard de ces fausses pudeurs.
Sophia Aram, humoriste et chroniqueuse
CONTEXTE : [extrait de LEMONDE.FR, 26 mars 2024] …Le proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel à Paris (20e arrondissement), menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève pour qu’elle enlève son voile, a quitté ses fonctions, a déclaré mardi 26 mars le rectorat de Paris à l’Agence France-Presse. Selon un message adressé mardi aux parents, aux élèves, aux enseignants et aux membres du conseil d’administration, le proviseur “a quitté ses fonctions pour des raisons de sécurité“, ce que n’a toutefois pas confirmé le rectorat, qui invoque des “convenances personnelles.”
Le 28 février, le proviseur du lycée Maurice-Ravel avait demandé à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS*, avait ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation. Des menaces de mort à l’encontre du proviseur avaient ensuite été proférées en ligne. L’enquête du pôle national de lutte contre la haine en ligne, division spécialisée du parquet de Paris, avait abouti à l’interpellation d’un suspect mi-mars. Ce jeune homme de 26 ans a été place sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès, prévu le 23 avril…
[* Le BTS (Brevet Technique Supérieur) et le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) sont tous les deux des diplômes de niveau III, qui s’acquièrent en deux ans après le bac. Suivis en formation initiale ou en alternance, ils dispensent un savoir technique]
[EDL.LAICITE.BE, 15 mars 2024] Les mots sont des armes redoutables, et de la bouche de l’extrême droite, ils peuvent être à double tranchant. Un constat alarmant : l’usage de terminologies qui recouvrent en réalité des prises de position extrêmes est devenu banal. Pour planter le décor, nous profitons de l’expertise de la journaliste Isabelle Kersimon. Elle a analysé les termes utilisés aujourd’hui par l’extrême droite et qui ont investi le champ sémantique.
Dans son ouvrage abondamment documenté, Isabelle Kersimon répertorie par thématique des termes et des expressions utilisées de plus en plus couramment, dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la sphère sociale. Des mots pour certains banalisés et que l’autrice analyse pour en révéler la part d’idéologie d’extrême droite qu’ils véhiculent. “Mâle alpha“, “néoféminisme“, “fake news“, “politiquement correct“, “gauchisme culturel“, “élite“, “tyrannie des minorités“, “islamo-gauchisme“, “égalitarisme“, “théorie des minorités“, “repentance“, “victimaire“, “insécurité culturelle“, “communautarisme“, “déni“, “tyrannie du bien“, autant de mots choisis au hasard d’une longue liste, qui s’articule autour de thématiques, pour mieux mettre en perspective le sens profond que ces terminologies revêtent.
Une banalisation du langage de l’extrême droite
En 2007 sortait un Dictionnaire de l’extrême droite, sous la direction d’Erwan Lecœur, qui évoquait déjà les thématiques du racisme ou de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus. Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? “Il y a des termes et des expressions, des syntagmes qui n’existaient pas en 2007“, explique l’autrice. “Le langage de l’extrême droite ne s’était pas banalisé et “mainstreamisé” à cette époque. Aujourd’hui, il y a une volonté d’euphémiser les choses. Marine Le Pen, par exemple, qui se déclare “anti-woke” à l’Assemblée : ce n’est pas du tout son terrain d’action, mais elle choisit cela tactiquement pour séduire une autre partie de l’électorat dont elle a besoin par rapport à ses ambitions aux élections européennes de 2024 et présidentielles de 2027. Il y a un phénomène d’appropriation par l’extrême droite de thèmes comme la laïcité, la notion de République aussi, alors qu’on sait à quel point l’extrême droite est antirépublicaine. Or Marine Le Pen et Éric Zemmour glorifient la République. Mais de quelle République parlent-ils ? C’est la question. De quoi parlent-ils quand ils parlent de laïcité ? C’est ce que j’essaie de faire comprendre.”
L’autrice explique d’ailleurs avoir créé un néologisme, celui de “néolaïques“, faisant référence aux personnalités qui se revendiquent de la laïcité en lien avec l’islam : “L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, en réaction aux massacres du 13 novembre, une panique morale empruntée de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste.“
Une importance historique exagérée
Dans son édition de fin 2022-début 2023, Philosophie magazine titrait “Peut-on encore parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?” et évoquait la “dynamique conflictuelle de l’espace public“, s’inquiétant d’une tentation de l’absence de débat entre réactionnaires (lisez “traditionalistes”) et progressistes… Après tout, la démocratie n’est-elle pas précisément dans la possibilité du débat ? Mais d’après Isabelle Kersimon, pas de complaisance pour les discours réactionnaires ou traditionalistes, qui ne sont, selon elle, que l’articulation de thématiques d’extrême droite : “Je pense à ceux qui se revendiquent comme “pour les traditions” : c’est quand même tout le propos de l’extrême droite et de l’ultradroite. Or la première des traditions auxquelles l’extrême droite veut revenir, c’est la place de la femme dans la société. C’est pourquoi je commence mon livre par le féminisme et les attaques dont il est l’objet parce que c’est le premier de leurs objectifs pour refonder une société telle qu’ils la rêvent : celui de renvoyer les femmes à leur condition d’avant. Elle va dire “mais non, on défend les féministes”, et va prendre en exemples des féministes qui sont mortes. Mais celles d’aujourd’hui ? L’extrême droite va dire ce qu’affirment Alain Soral et Éric Zemmour depuis des années : “Les vraies féministes ne font pas la guerre des sexes, elles respectent les hommes.” Mais c’est une entourloupe doublée du fait qu’ils vont qualifier de néoféministes celles qui sont féministes. Or historiquement, les néoféministes étaient anti-suffragettes, elles étaient réactionnaires, précisément. C’est tout le dévoiement de l’extrême droite, qui fait croire que si elle existe, c’est en réaction à ce qui se passe en face. Or c’est faux, l’extrême droite ne dévie pas de sa route, peu importe ce qui se passe autour. Mais elle laisse entendre le contraire : “Les féministes sont allées trop loin, tout comme les Juifs et les lois mémorielles, les Noirs et leur racisme…” Alors que simplement elle a toujours été là.“
Une fascination pour George Orwell
S’il est connu pour ses deux célèbres dystopies, 1984 et La Ferme des animaux, qui dénoncent les totalitarismes et la mort de toute liberté d’expression, George Orwell s’est également intéressé au pouvoir de la langue et de la sémantique. Dans 1984, une novlangue est créée par l’État pour mieux asseoir son pouvoir, qui rend impossible l’expression de toute idée susceptible de critiquer ce pouvoir. Paradoxalement, aujourd’hui, l’extrême droite se réclame de plus en plus du fameux romancier britannique. Comme le rappelle Isabelle Kersimon, quand Éric Zemmour a été condamné pour appel à la discrimination raciale, le député de la droite radicale Lionnel Luca a évoqué la mise en cause de la liberté d’expression dans une société que certains aimeraient voir devenir orwellienne…
L’autrice de citer également la création d’orwell.tv, la Web-télé créée par l’ancienne chroniqueuse Natacha Polony, qui finalement s’appellera polony.tv faute d’avoir obtenu les droits pour utiliser le nom de l’écrivain. Pourquoi l’auteur de 1984, qui a précisément consacré son œuvre à dénoncer les travers des totalitarismes, est-il si souvent mentionné ? Isabelle Kersimon l’explique par le fait que de nombreux extrémistes de droite vivent dans une “alt-réalité” faite de complots, de remise en cause des médias, de paranoïa. L’exemple de l’assaut du Capitole ou des théories du complot lors de la pandémie de Covid en sont les exemples les plus connus. “Dans ce monde alt-réel“, écrit la spécialiste de l’extrême droite, “quand les commentateurs médiatiques omniprésents, se revendiquant porte-parole du “pays réel”, se plaignent, ils sont censurés par une société du “déni” qui dissimulerait, à l’aide de sa “doxa”, de sa “bien-pensance” et de son wokisme, l’“insécurité culturelle” et le “grand remplacement”. […] Dans cette alt-réalité, les universités seraient aux mains de chercheurs “antirépublicains”, “complices des islamistes”.“
C’est bien là tout le danger aujourd’hui : une inversion de la réalité qui transforme en victimes les puissants et fait le terreau d’une extrême droite qui, comme l’explique dans la préface du livre le professeur de théorie politique à l’ULB Jean-Yves Pranchère, “procède d’un projet politique plus radical consistant à susciter des paniques morales et à exploiter l’intersection des peurs et des haines“. Un processus ô combien pernicieux !
[RTBF.BE, 9 février 2024] Il existe des figures dont l’image demeure attachée profondément à des combats. Et qui font changer profondément les choses, les mentalités, l’histoire. Robert Badinter [1928-2024] était de celles-là. Il était une des personnalités françaises du monde juridique et politique les plus importantes depuis l’après-guerre.
Humaniste, brillant juriste, figure emblématique de la lutte contre la peine de mort, l’ancien ministre de la Justice français et président du Conseil constitutionnel Robert Badinter est décédé ce vendredi à l’âge de 95 ans. Revenons sur la carrière ébouriffante en cinq grandes étapes et aspects de sa vie…
Indignations et premiers combats
Nous sommes en 1972. Robert Badinter, brillant avocat et professeur de droit privé – aux universités de Dijon, Besançon, Amiens et bientôt à Paris-la Sorbonne – est déjà bien connu dans l’élite juridique française. Il travaille alors sur une affaire bien difficile. Il défend un dénommé Roger Bontems. Condamné auparavant à 20 ans de prison pour vol, ce dernier était alors jugé pour une prise d’otage à l’infirmerie de la prison où il était incarcéré. L’opération commise avec son compagnon de cellule, Claude Buffet. Les forces de l’ordre donnent l’assaut, et découvrent, stupéfaits, deux corps sans vie. Une infirmière et un gardien ont été égorgés. Bontems est considéré comme complice. Mais n’a pas tué. Robert Badinter tente de lui éviter la peine de mort. En vain. Bontems n’aura pas de circonstances atténuantes, et sera guillotiné tout comme Buffet le 28 novembre 72 à la prison de la Santé. Badinter en fait est touché. Il ne comprend pas le verdict. L’année suivante, il sortira un livre : l’Exécution. Débute alors un combat de toute une vie pour le jeune juriste.
Lors du procès Bontems-Buffet, un homme, présent dans la foule devant le Palais de justice, appelait à la peine de mort pour Bontems. Cet homme, c’est Patrick Henry. En 1976, il assassinera un jeune enfant. Il avait beau crier à la peine capitale pour un autre, cela ne l’empêcha pas de tuer lui-même froidement un innocent. Badinter le sait. Cette affaire Henry va, début 76, défrayer la chronique. Elle marquera aussi les Français. Notamment avec une phrase passée à la postérité : Roger Gicquel, le présentateur vedette du JT de TF1 ouvre son journal de 20 heures, d’un air grave. “La France a peur !” Les mots sont lourds. Pesants. Etouffants.
“Un enfant est mort“, poursuit-il, glaçant. Cet enfant, c’est Philippe Bertrand, 7 ans. Enlevé à la sortie de l’école, il est séquestré contre une demande de rançon. La police parvient à coincer Patrick Henry et le met en garde à vue. Celui-ci nie tout en bloc. Remis en liberté, il se déclare innocent à la presse et stipule que le “véritable criminel” mérite la peine de mort pour s’être pris à un enfant. Il s’avérera être coupable du meurtre du jeune garçon, étouffé puis enroulé dans un tapis et mis sous un lit. Patrick Henry était un ami de la famille Bertrand. Un paisible notable de Troyes de 23 ans.
“La France a peur“, de Roger Gicquel marque les esprits. Mais il faut l’écouter un peu plus attentivement. Il s’agit en fait d’une mise en garde sur la tentation de justice expéditive. Car en France, on guillotine encore à cette période. L’affaire Henry, et l’apparente désinvolture de l’accusé (ses déclarations, mais aussi le fait qu’il soit parti skier 4 jours pendant l’enquête ou encore son passé criminel) ne semblent pas d’actualité pour faire changer l’opinion publique… En ce moment, Michel Sardou chante d’ailleurs “Je suis pour“. Pourtant, Robert Badinter va entrer en scène. Il prend en charge comme co-avocat, la défense de Patrick Henry – nombre d’avocats s’étant auparavant désistés.
Badinter va faire de ce procès celui de… la peine de mort. “Guillotiner ce n’est rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux.” Il s’inspira de cette phrase pour dérouler son argumentaire. Même si la culpabilité de Patrick Henry ne fait pas l’ombre d’un doute et aussi odieux que soit son crime, Badinter va mettre les jurés devant leurs responsabilités. “Si vous décidez de tuer Patrick Henry, c’est chacun de vous que je verrai au petit matin, à l’aube. Et je me dirai que c’est vous, et vous seuls, qui avez décidé” s’exclamera l’avocat. Avec 7 voix pour contre 5 (il en fallait 8 pour qu’un accusé soit condamné à la peine capitale), Patrick Henry sauve sa tête. Ce sera la prison à perpétuité. “Vous n’aurez pas à le regretter !“, lancera le tueur d’enfant aux jurés.
Force de persuasion
A la suite de cette affaire Henry, la guillotine ne sera pas pour autant rangée au placard de l’histoire dans l’Hexagone. La justice se montrera – peut-être sciemment ? – moins clémente avec deux autres accusés. Deux personnes furent encore guillotinées avant l’avènement de Mitterrand au pouvoir (Jérôme Carrein et Hamifa Djandoubi). Ça aurait pu être plus. Robert Badinter, sûr de son combat, empêchera la peine de mort pour cinq prévenus entre 78 et 80. Pendant cette période, il s’illustrera dans d’autres affaires. Il défend Jimmy Connors, le joueur de tennis, contre la Fédération française de tennis en 74, intervient dans l’affaire du talc Morhange, et surtout dans le procès du négationniste Robert Faurisson. Le professeur d’université et écrivain sera durement mis en cause par Badinter. Ce dernier dira : “[…] Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner“. Ce qui sera fait.
Action politique
Robert Badinter avait déjà participé à la campagne de François Mitterrand de 1974. En 1981, c’est la consécration pour l’homme de Jarnac. Le socialiste est élu à la tête de l’Etat français. Dans les 110 propositions qu’il fit lors de la campagne, l’abolition de la peine de mort était déjà présente. Une conviction profonde qu’avait le candidat de gauche alors que les sondages eux, montraient qu’une majorité de Français et de Françaises était toujours favorable à la guillotine.
Robert Badinter va être nommé Garde des Sceaux (ministre de la Justice) le 23 juin 1981. Le 17 septembre, il est déjà devant l’Assemblée nationale, son projet de loi pour l’abolissement de la peine de mort sous le bras. Il le portera avec passion devant les députés. Tribun magnifique, ses mots feront mouche. Et c’est avec 369 voix contre 113 que les élus vont se prononcer pour la suppression de la peine capitale. La France était la dernière contrée de l’Europe des dix à encore l’appliquer – la Belgique l’abolira formellement en 1996, mais ne la mettait plus en pratique. Des députés, pourtant dans l’opposition, comme Jacques Chirac ou Philippe Seguin, se rallieront à la proposition du nouveau Garde des Sceaux.
Droits des homosexuels, indemnisation des victimes de la route…
L’orateur sera ministre de la Justice jusqu’en 1986. Un ministre des plus décisifs de la Ve République. Car il n’en restera pas là, et d’autres mesures phares seront à mettre à son actif. Citons le fait de permettre à tout un chacun de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, la suppression de juridictions d’exception (comme la Cour de sûreté de l’Etat), la création d’un régime d’indemnisation des victimes d’accidents de la route, l’instauration de peine de travaux d’intérêt général pour les petits délits… Il relance la révision du Code pénal et œuvre pour les droits des homosexuels. Dans ce dernier cas, il fera en sorte que l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports avec des personnes du même sexe soit ramené à celle des hétérosexuels. En mars 1986, sa carrière se tournera vers le Conseil constitutionnel, où il sera président jusqu’en 1995 (soit la fin du deuxième mandat de François Mitterrand). En 1992, le président hésitera à le nommer Premier ministre. Ce sera Edith Cresson qui prendra Matignon finalement.
L’engagé
Seul sénateur socialiste des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter ne quittera jamais le débat public. Et continuera inlassablement à prendre position sur les thèmes qui lui tiennent à cœur. Admirateur du Dalaï-Lama, il soutiendra la résistance non-violente du peuple tibétain. Au début des années 2000, il défendra la libération pour raison de santé de Maurice Papon (homme politique responsable de complicité de crimes contre l’humanité, pour l’organisation de la déportation de 1600 Juifs de Bordeaux vers Drancy). Condamné à 10 ans de réclusion en 1998, il sortira de la prison de la Santé, à Paris, en 2002. En cause, un rapport médical, qui le déclarait “impotent et grabataire”. Un vaste débat s’empare alors de la société française. “Il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime” déclare Robert Badinter, qui approuve sa libération. Sur d’autres sujets, il se montrera aussi indigné quant au traitement policier et médiatique lors de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn en 2011, sceptique dans le débat sur l’euthanasie et sur une entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Elisabeth, compagne philosophe
Il formera un couple uni avec sa deuxième épouse, Elisabeth. De seize ans sa cadette, “Madame Elisabeth Badinter“, comme elle se fera appeler – et non pas “Madame robert Badinter“, selon les conventions bourgeoises, comme le souligne ce beau portrait de Paris Match, il l’a connu alors qu’elle était encore petite. Fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de l’agence Publicis (Publicité et sondages) et de Sophie Vaillant, la maison de ses parents était alors le lieu de passage de toute une kyrielle d’intellectuels et d’homme politiques. De Mendès France à Raymond Aron, de Françoise Giroud aux Bolloré, en passant par Robert Badinter, l’avocat de son père. Depuis ses douze ans, ce dernier lui offrait chaque année pour son anniversaire un petit éléphant de bois. Nos confrères de Paris-Match expliquent que leur appartement de la rive-gauche de Paris en comptait 58, en 2014… La jeune fille s’est mariée avec le brillant avocat à l’âge de 22 ans, en 1966, après que celui-ci se soit séparé de sa première épouse, Anne Vernon. Il avait été uni à cette dernière, actrice de profession, de 1957 à 1965. Elisabeth, elle, en plus d’avoir repris Publicis, est devenue une célèbre historienne et philosophe.
A deux, ils eurent trois enfants. Judith, Simon et Benjamin. Un amour fort liait les deux personnalités. La spécialiste du XVIIIe siècle, féministe et engagée, était de tous les combats avec son époux, fringuant juriste au verbe haut. Ils écrivaient de concert, et apparaissaient souvent dans les médias ensemble, inséparables. Elisabeth, bien que devenue une farouche laïque avec un père qui fit rentrer la réclame dans l’ère de la publicité, est d’origine juive de Russie. Tout comme celui de Robert, Samuel (dit Simon). Celui-ci était originaire de Bessarabie (ancienne Moldavie). Il est arrivé en France en 1919, et épousa Charlotte Rosenberg, native de la même région orientale. Le commerçant, naturalisé français en 1928, fut arrêté par la Gestapo, parqué à Drancy puis déporté à Sobibor en 1943. Il n’en reviendra pas. Robert, son frère Claude et sa mère parviendront à s’échapper de Paris et trouveront refuge près de Chambéry. Ils auront de faux papiers. Cette histoire tragique marquera fortement Robert Badinter.
La colère du “Vel d’Hiv”
Et quand vint le jour où François Mitterrand fut le premier président à assister aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, en 1992, Badinter ne supporta pas que le président se fasse huer par une partie du public. Cette dernière désirait que l’Elysée reconnaisse le rôle actif de l’Etat français dans celle-ci. La chose n’avait pas encore été avouée, comme le fera quelques années plus tard Jacques Chirac. Mais pour le président du Conseil constitutionnel, s’en est trop. On ne hue pas quelqu’un dans une telle occasion. Sa colère fut foudroyante. Son indignation, bien visible. “Vous m’avez fait honte ! […] Les morts vous écoutent ! Croyez-vous qu’ils écoutent, là ?” Il fut dit qu’en privé, Robert Badinter eut une franche discussion et “réglé ses comptes” avec François Mitterrand, son ami, qui, sur la question, s’était montré plutôt ambigu à l’époque.
Passeur et créateur
En 2013, Robert Badinter s’immisça dans le monde de l’opéra. Il écrira le livret de Claude, œuvre inspirée du Claude Gueux de Victor Hugo. Il écrivit aussi des pièces de théâtres et des essais. Dans l’abolition, paru en 2000, il revient sur son combat contre la peine de mort. Concerné par les questions juridiques jusqu’à la fin de sa vie, il créera un cabinet de consultations juridiques pour des juristes en 2011, il se verra confier la rédaction d’un nouveau “Code du travail” par le Premier ministre Manuel Valls en 2015. Outre cela, Badinter a aussi contribué à l’écriture de la constitution de la Roumanie (après Ceausescu), il a présidé la “Commission d’arbitrage pour la paix en Yougoslavie”. Cette dernière, sous l’égide de l’Europe, devait pouvoir répondre aux problèmes juridiques concernant la dislocation de l’ex-Yougoslavie. Elle sera appelée Commission Badinter. Plusieurs écoles et promotions portent son nom dans l’Hexagone (parfois accolé à celui de sa deuxième épouse). Et celles-ci ne sont sûrement que les premières.
Car les hommages à ce grand humaniste de la fin de ces 60 dernières années, formant un couple fusionnel avec sa compagne, tous deux attachés à la justice, à la liberté, au mieux vivre-ensemble et à la compréhension entre les peuples et les individus, ne feront sans doute, que débuter.
[LAICITE.BE, 05 juillet 2023] Les constats sont nombreux qui justifient la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (EVRAS) de qualité auprès de tous les jeunes et les enfants. Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras.
L’éducation relationnelle, affective et sexuelle est, depuis toujours, un sujet sensible, qu’il s’agisse de celle qui se fait à l’école ou dans les familles, de manière formelle ou informelle. Entre celles et ceux qui trouvent qu’on en dit trop, pas assez, pas correctement, ou encore pas au bon âge… des débats animés agitent les nombreux acteurs concernés. L’éducation sexuelle, qui existe depuis plus de 50 ans en Belgique, répond pourtant à des préoccupations sociales essentielles et à un enjeu de santé publique. La législature actuelle a vu la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Région wallonne et la Cocof vouloir garantir l’accès à l’Evras pour toutes et tous les élèves grâce à un Accord de coopération qui les engage. Le Conseil d’État vient de se prononcer positivement sur le projet. Tous les signaux sont donc au vert. Posons dès lors enfin les premiers jalons de la généralisation de l’Evras en milieu scolaire !
Historiquement, en Belgique, l’éducation sexuelle a été instituée pour répondre aux besoins de prévention liés aux infections sexuellement transmissibles (IST) ainsi qu’aux grossesses non-désirées. Au cours des années, les questions liées à la santé sexuelle et aux relations amoureuses ont évolué. L’éducation sexuelle s’est elle aussi adaptée afin de correspondre à ces changements importants de paradigmes, comme la dépénalisation partielle de l’avortement dans les années 90, la légalisation du mariage pour les homosexuels et homosexuelles en 2003. Aujourd’hui, d’autres enjeux sont enfin pris en considération : ceux du sexisme (60 % des jeunes Belges subissent des pressions pour se conformer à l’image stéréotypée de l’homme ou de la femme), des violences sexuelles (un ou une Belge sur deux a déjà été exposé à une forme de violence sexuelle), ou encore de l’inceste, de la pornographie, du harcèlement, des stéréotypes de genre, etc. Ces chiffres montrent que les jeunes sont, dans une grande majorité, susceptibles d’être un jour victimes de ces violences, et ce risque est d’autant plus important pour celles et ceux qui appartiennent à des minorités sexuelles ou de genre. Les jeunes bisexuel (le) s et homosexuel (le) s sont par exemple deux à dix fois plus souvent concerné(e) s par les violences intrafamiliales et 1/3 des jeunes transgenres évitent d’exprimer leur expression de genre (vêtement, coiffure, apparence, etc.) par peur des conséquences négatives.
Pour faire des choix libres et responsables
Ces différents constats, loin d’être exhaustifs, justifient déjà pleinement la nécessité de généraliser une éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle (Evras) de qualité auprès de tou (te) s les jeunes et les enfants. Cette Evras vise à les outiller pour qu’ils ou elles puissent facilement faire des choix responsables qui respectent leur intégrité, leur bien-être et celui des autres. Comme à son origine, l’Evras constitue une politique de prévention destinée à améliorer la santé publique, mais en élargissant ses domaines de compétences au-delà de la sphère de la santé purement physique. C’est d’ailleurs toute la révolution de l’Evras : une approche globale et positive du relationnel, de l’affectif et de la sexualité.
En permettant aux enfants et aux jeunes d’accéder à cette éducation au sein de leur parcours scolaire, l’Evras assure par ailleurs une mission d’égalité des chances : l’ensemble des enfants et des jeunes peut ainsi obtenir des réponses adaptées aux questions qu’ils et elles se posent. Comme sur les autres sujets, cette mission de l’école ne se substitue en aucun cas à l’éducation des parents : elle permet de compléter les informations données au sein des familles, d’offrir un espace de parole bienveillant aux enfants et aux jeunes et, dans certains cas, de dépasser les tabous qui survivent dans certaines familles, qu’ils soient d’origine générationnelle, religieuse, culturelle, etc.
Dans tous les cas, les thématiques abordées lors des animations Evras et la manière dont elles sont présentées doivent toujours être adaptées aux jeunes qui y prennent part : non seulement parce que les animateurs et animatrices professionnel (le) s adaptent leurs propos à l’âge des élèves à qui ils et elles s’adressent, mais surtout parce qu’ils et elles partent du questionnement des élèves pour construire les animations. Ainsi, celles-ci ne devancent jamais les questions qui ont émergé au sein du groupe ; même si certains sujets sont systématiquement abordés à titre de prévention, comme le harcèlement, les infections sexuellement transmissibles ou encore la contraception. Ces réponses vont d’ailleurs toutes dans le sens du bien-être physique et psycho-social des jeunes et, surtout, suivent les recommandations de référentiels nationaux et internationaux reconnus (notamment ceux de l’OMS, d’Amnesty International ou encore de Child Focus).
Aujourd’hui pourtant, on observe encore de grandes résistances face à l’Evras. Les objectifs d’autonomisation des jeunes, de réduction des inégalités et d’amélioration de la santé publique en matière de sexualité, qui en constituent le cœur, doivent pourtant nous rassembler autour de sa défense : parce qu’elle permet à toutes et tous d’opérer des choix libres et éclairés dans leur vie relationnelle, affective et sexuelle, dans le respect de soi et des autres. Parce qu’elle permet aux jeunes de s’outiller contre certaines violences, et aux animateurs et animatrices de repérer des situations problématiques. Mais aussi parce que la généralisation de l’Evras, telle que pensée aujourd’hui en Belgique, est une mission de protection de la santé et du bien-être de l’enfance ; une mission nécessaire et essentielle.
Signataires : FAPEO (Fédération des Associations de Parents de l’Enseignement Officiel), CODE (Coordination des ONG pour les Droits de l’Enfant), Solidaris, Mutualité chrétienne, Child Focus, Susann Wolff, professeure de psychologie clinique à l’UCL et à l’ULB, Eveline Jacques, psychothérapeute, Amnesty, Prisme, Centre d’Action Laïque (CAL), CHEFF, Sofélia, Fédération des Centres de Planning et de Consultations (FCPC), Fédération des Centres Pluralistes de Planning Familial (FCPPF), Fédération Laïque des Centres de Planning Familial (FLCPF), O’YES
Cette carte blanche a été publiée sur lalibre.be le 30.06.2023…
Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On dit ordinairement de quelqu’un qui a été malheureux qu’il a connu une mauvaise fortune, que la fortune ne lui a pas été favorable. Ainsi, on désigne sous ce terme de “fortune” une sorte de force impersonnelle qui, quelquefois, nous serait hostile, quelquefois aussi nous serait favorable. Qu’est-ce donc qui dépend de la fortune et qu’est-ce qui dépend de notre volonté agissante, de notre capacité d’initiative ? Machiavel, le grand penseur de la politique, propose une comparaison tout à fait éclairante, en invoquant un fléau qui souvent ravage les villes, les campagnes : la crue d’un fleuve et l’action que l’homme peut entreprendre pour maîtriser ce fléau ou plutôt pour en maîtriser les conséquences. Il essaie ainsi d’invoquer le rapport qui peut exister entre la fortune, le sort, le cours des choses et la volonté agissante de l’homme, soucieuse de lucidité.
Pour que notre libre-arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’aussi elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant, noient alentour les plaines, détruisent les arbres et les maisons, dérobent d’un côté de la terre pour en donner autre part. Chacun fuit devant elles. Tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elle soit ainsi furieuse en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeaient par un canal, ou leur fureur n’aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts aux lieux où elle sait bien qu’il n’y a point de remparts ni de levées pour lui tenir tête.
Le chapitre 25 du Prince de Machiavel est tout à fait exemplaire de la façon dont son auteur conçoit l’articulation entre l’action humaine et les circonstances qui ne dépendent pas de l’être humain. Ainsi, il ne s’agit pas, pour penser la liberté humaine, d’imaginer que les hommes puissent faire tout ce qu’ils veulent, dans n’importe quelles circonstances, mais d’appréhender la façon dont ils peuvent agir à partir de la compréhension de ce qui advient et des causes naturelles. L’eau vive du torrent fait tourner les pales du moulin, mais demain, lorsque le torrent aura débordé de son lit, elle submergera tout dans un fracas de pierres, de boue, de troncs arrachés. Ainsi, cette nature que nous sommes prompts à accuser ne veut rien, ne vise aucune fin. Pourquoi, sinon, ferait-elle tourner les pales du moulin et moudre le grain afin d’alléger la tâche des hommes ?
La nature ne produit que des effets, selon une causalité que l’on peut considérer comme aléatoire, puisqu’elle est tantôt productrice de bons effets, tantôt productrice de mauvais effets. Aucune vision unilatérale, qu’elle soit pessimiste une mauvaise nature ou optimiste une bonne nature qui a tout prévu -, ne peut donc en rendre compte pleinement. Seule la superstition de l’homme qui, mû par son espoir ou par sa crainte, s’attache à prêter quelque intention à la nature attribue à cette nature une finalité qui n’existe pas en elle. Il faut se débarrasser de ces projections superstitieuses et alors le cours du monde ne s’appellera plus providence ou destin, il sera cette fortune impersonnelle qui n’est autre chose que le développement des lois naturelles.
Ainsi, la nature est comme dédramatisée. Nulle puissance tutélaire ne veille sur elle et les hommes n’ont à craindre ou à espérer que les conséquences de leurs initiatives. Épictète, le philosophe stoïcien, avait déjà posé la grande question de l’action. Qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ? Ce n’était pas une invitation à une sorte de résignation passive que le philosophe du Stoïcisme développait ainsi, c’était simplement une invitation faite à tout homme pour qu’il prenne la mesure de ce qu’il peut réellement, afin de renoncer à infléchir ce qui ne dépend pas de lui. Ainsi, dans l’exemple de Machiavel, il ne dépend pas de l’homme d’empêcher les crues. Ou, du moins, dans une première approche. Peut-être, ensuite, pourra-t-il réguler le cours des fleuves avec des barrages et des retenues d’eau. Mais, pour l’instant, tant qu’il ne peut pas empêcher la crue, il doit s’efforcer d’empêcher ses conséquences les plus tragiques. Édifier des digues pour protéger les villages, essayer de détourner les eaux. Et cela, il ne peut le faire qu’après la décrue, en une période où il devra faire jouer sa prévoyance.
La maxime stoïcienne qui distingue ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous appelle donc la lucidité consciente d’un tel partage. Il s’agit de distinguer la démission servile et la résolution sereine à agir efficacement. La détermination à faire tout ce qui dépend de soi va permettre à l’humanité de développer ce qui est possible. Cette résolution, Machiavel lui donne le mot latino-italien de virtù, c’est-à-dire à la fois courage et résolution à agir. Ce qu’on appelait la valeur au sens cornélien “la valeur n’attend pas le nombre des années.” La virtù, c’est donc cette détermination à agir, et la virtù va entrer en composition avec la fortuna. Fortuna, pour Machiavel, c’est le cours des choses, qui est à la fois la nécessité si l’on considère que rien n’advient sans cause et le hasard si l’on délivre la nature de toute finalité secrète.
Si le lit d’un fleuve déborde, ce n’est pas pour punir les hommes. C’est simplement en raison des lois qui ont fait qu’il a plu beaucoup et qu’il y a un afflux massif d’eau. L’impétueux cours d’eau qui déborde de son lit est donc une image de cette fortuna, de cette fortuna dévastatrice. Et la rivière canalisée, qui va actionner les moulins et irriguer les champs, serait aussi une autre image de cette fortuna. En laissant les crues se reproduire indéfiniment sans édifier des digues ou des barrages, les hommes font de la fortune une puissance redoutable et eux seuls en sont responsables. L’auteur du Prince reprend le terme virtù qui recouvre à la fois ce courage d’agir et cette sagesse qui est propre à l’action efficace. Et il précise que ce sont les éclipses de la virtù qui font la consistance de la fortuna.
Celle-ci ne se donne libre cours que lorsque l’homme s’abstient d’agir. Tout moment n’est d’ailleurs pas propice pour l’action. Et ce n’est certes pas quand les eaux boueuses déferlent que les hommes peuvent le mieux sauver corps et biens. La fortune prend alors l’allure d’une force incontrôlable, irrépressible, qui submerge et suffoque. On pense à la tragédie récente du tsunami qui a tout enseveli sous son passage. Une image qui se noue aux grandes peurs collectives et redonne consistance au fatalisme le plus irrationnel. La crue inexorable emporte tout sans que l’homme puisse esquisser une quelconque parade. De façon comparable, les coulées de lave, lors d’une éruption volcanique, emportent tout. Malheur à qui se trouve sur leur passage ! Il en est de même, souvent, de la folle violence des guerres où l’œuvre de mort semble surgir d’un vieux fond maudit impossible à contrer. Enclenchée, la guerre des hommes prend l’allure d’un cataclysme. De la tempête elle semble avoir le déferlement imprévisible. Comme la crue, elle emporte et dévaste tout sur son passage. Comme l’éruption volcanique, elle détruit, enflamme, blesse et ravage. Voilà une image de l’horreur que l’homme emprunte à la nature mais que la nature, en fait, n’accomplit souvent qu’en raison de la démission des hommes. Démission des hommes devant les guerres qui ne sont pas fatales. Démission des hommes quelquefois devant les catastrophes naturelles qui ne le sont pas non plus. Le déluge de bombes et la dérive multiforme des haines prennent l’allure d’une tourmente irrésistible dont les victimes impuissantes semblent subir les effets sans pouvoir agir sur les causes. L’idée que les guerres sont fatales, que l’histoire n’est que mauvaise fortune, repose sur l’oubli de la responsabilité première qui est humaine. Certes, tout n’est pas possible en toutes circonstances, le réel change et l’action humaine doit s’en ressentir. On ne peut, dès lors, appliquer de recette ni croire qu’il suffira d’une volonté résolue. Il faut également cultiver cette lucidité qui permet d’identifier pour agir le moment opportun. Ce qu’Aristote appelle le kairos.
L’invocation de la fortune sert trop souvent de bonne conscience, notamment lorsque la volonté d’agir fait défaut. D’où la maxime ambiguë : “Faire de nécessité vertu“, qui recouvre, en principe, l’acceptation sereine d’une nécessité reconnue comme effective, irrésistible. Mais que pensons-nous sous le nom de nécessité ? N’en venons-nous pas, quelquefois, à penser abusivement comme nécessaire, ce qui résulte d’une simple démission ? Il en est ainsi des dégâts causés par la crue, alors qu’elle n’était pas la première crue et qu’aucune prévention n’avait été mise en œuvre. Cette prétendue nécessité ne peut fonder aucune vertu au sens strict, sinon une attitude de soumission consentie.
De telles réflexions, évidemment, ne sont pas sans portée pour les drames les plus récents de l’histoire humaine. La prévision du tsunami qui a submergé l’Indonésie n’était-elle pas en défaut ? Les flambées de racisme dans le sillage des crises économiques et de la précarité qu’elles provoquent pour beaucoup ne relèvent-elles pas du même traitement critique et thérapeutique que les crues et les guerres ? Il s’agit de prévenir et non simplement de réprimer au cas par cas les actes de racisme qui sont des délits. La virtù politique est une volonté d’agir, mais ne doit-elle pas prévoir la mauvaise fortuna qui advient lorsque la misère des hommes les fait dériver vers l’agression ? Ainsi, sous le nom de fortuna, c’est la conséquence d’un véritable abandon qui peut prendre la forme d’une puissance impersonnelle, immanente au cours des choses, comme un dieu, hors-série, qui règle les séries causales à l’insu des hommes. C’est exactement cette abdication de la volonté politique, et le fatalisme qui en résulte, que la pensée de Machiavel met en cause. Et sa métaphore de la crue de la fortuna, face à la virtù de la volonté humaine, garde toute son actualité, dans un monde où les hommes semblent davantage victimes de leurs propres productions, non maîtrisée celle-là, que des aléa de la nature.
A la différence des nombreux ouvrages consacrés à l’histoire ou à la symbolique de la franc-maçonnerie, Discours de la méthode maçonnique est un véritable « mode d’emploi » de la méthode maçonnique. A l’usage du grand public comme des francs-maçons, Jean-François Pluviaud explique de manière claire et rigoureuse le pourquoi et le comment de cette suite d’exercices spirituels que sont la pratique des rituels et l’interprétation des mythes et des symboles. Dépouillé de tout un vocabulaire ésotérique, qui, souvent encombre les ouvrages de franc-maçonnerie, l’ouvrage fait apparaître la franc-maçonnerie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une véritable école de l’éveil, une méthode d’accroissement de la conscience et de la lucidité en même temps qu’une école du savoir-vivre, dans la grande tradition des écoles philosophiques de l’Antiquité.
Les trois monothéismes, animés par une même pulsion de mort généalogique, partagent une série de mépris identiques : haine de la raison et de l’intelligence ; haine de la liberté ; haine de tous les livres au nom d’un seul ; haine de la vie ; haine de la sexualité, des femmes et du plaisir ; haine du féminin ; haine des corps, des désirs, des pulsions. En lieu et place et de tout cela, judaïsme, christianisme et islam défendent : la foi et la croyance, l’obéissance et la soumission, le goût de la mort et la passion de l’au-delà, l’ange asexué et la chasteté, la virginité et la fidélité monogamique, l’épouse et la mère, l’âme e l’esprit. Autant dire la vie crucifiée et le néant célébré…
Michel ONFRAY
En philosophie, il y eut jadis une époque “Mort de Dieu”. La nôtre, ajoute Michel Onfray, serait plutôt celle de son retour. D’où l’urgence, selon lui, d’un athéisme argumenté, construit, solide et militant.
“Le nez de Cléopâtre qui a changé le monde, le feu de Prométhée, la chute d’Icare… Ces mythes et histoires sont à l’origine même de notre civilisation. Peut-on mieux définir l’amour-passion qu’en évoquant Tristan et Yseut ? ou l’aveuglement par l’histoire si connue d’oedipe ? Henri Pena-Ruiz nous invite, comme dans une conversation entre amis, à réfléchir sur les conquêtes de la culture et de la technologie, le bonheur illusoire ou la paralysie de l’indifférence.”
“Il n’est pas si difficile de penser la vie et le monde. Ni les grandes questions qui nous tourmentent. Venus du fond des âges, des images et des récits nous y aident. L’amour passion de Tristan et Yseut, l’envol de l’homme-oiseau Icare, le déluge qui submerge l’ancien monde, l’aveuglement d’Oedipe qui réalise son destin en voulant le fuir, l’hésitation de César avant de franchir le Rubicon, le nez de Cléopâtre, maîtresse de l’empereur de Rome… L’idée de réunir ce patrimoine d’images et de récits qui parlent à l’imagination et guident la pensée avait inspiré un premier livre, le Roman du monde. Le succès de cet ouvrage a conduit à la série d’émissions de radio proposée par France-Culture durant l’été 2005, Grandes Légendes de la pensée. Le genre retenu pour ces émissions devait conduire à son tour à un nouveau livre, plus restreint dans le choix des légendes, et surtout marqué par le souci de les évoquer très librement, comme on le fait dans une conversation entre amis. Voici donc un livre d’initiation, aussi simple et ludique que possible, que l’on pourra lire à sauts et à gambades, comme le disait Montaigne. Il s’agit de raconter la pensée, et de donner en peu de pages des repères essentiels, tirés des grands moments de la culture, pour aider à la réflexion sur les choses de la vie.“
La vie est faite d’émotions. L’émotion, ce qui meut, et aussi ce qui se meut. Rien d’inerte dans l’expérience sensible et sentimentale. Nous sommes touchés par ce qui nous arrive, voire affectés. Notre désir de vivre fait que tout événement prend sens dès lors qu’il comble ou qu’il déçoit ce désir. Le choc des émotions est durable, il laisse en nous sa trace comme un clou laisse la sienne dans le bois tendre. On peut bien décider d’être serein, de chasser les obsessions, d’être affranchi de ses émotions. Il reste que les choses ne sont pas si simples, car l’émotion vive laisse une trace, son souvenir obsède, comme le fait la peur ou le désir. Traumatismes, souffrances ou joies intenses, jouissances, ainsi va la vie qui nous marque et nous façonne. À la longue, on se fait plus sensible à certaines choses et l’on s’endurcit à d’autres. Le vœu de lucidité, pour s’accomplir, passe alors par la prise de distance.
Parlons de l’âme. Appelons « âme » ce qui en nous reçoit les messages de l’expérience, mais aussi les sollicitations du corps, et voyons son étrange aventure au fil de la vie humaine. Platon décrit le choc des émotions, et les passions qui s’inscrivent dans leur sillage…
– Lorsqu’on a ressenti la violence d’un plaisir ou d’une peine, d’une peur ou d’un appétit, le mal qu’on subit en conséquence n’est pas tellement celui auquel on pourrait penser – la maladie ou la ruine qu’entraînent certains appétits, par exemple ; non, le plus grand de tous les maux, le mal suprême, on le subit, mais sans le prendre en compte.
– En quoi consiste-t-il, Socrate ?, dit Cébès.
– En une conclusion inévitable, qui s’impose à toute âme d’homme au moment où elle éprouve un plaisir ou une peine intenses. Elle est alors conduite à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable, alors qu’il n’en est rien. Or ces objets sont par excellence ceux qui se donnent à voir. Tu ne penses pas ?
– C’est certain.
– Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée qu’une âme est le plus étroitement enchaînée par son corps?.
– Que veux-tu dire ?
– Ceci : chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’il possédait un clou avec lequel il cloue l’âme au corps, la fixe en lui et lui donne une forme qui est celle du corps, puisqu’elle tient pour vrai tout ce que le corps lui déclare être tel.
L’enfant battu dès son premier souffle lève un regard qu’emplit infiniment une tristesse indélébile. Saura-t-il retrouver la joie espiègle qui pétille dans les yeux ? Un frisson a prolongé pour toute la chair l’intense chaleur du plaisir et la mémoire s’en propage au plus profond de la conscience. Demain, les désirs ne pourront renaître sans son écho secret et insistant. Expérience de la souffrance, expérience de la jouissance… le corps qui la reçoit n’est pas inerte, il vit de cet effort qui tend l’homme vers son accomplissement. Son désir d’être et de vivre s’affirme et retentit, et les circonstances le serviront plus ou moins bien. La vie s’anime bientôt des souvenirs laissés par les frustrations ou les assouvissements.
Les douleurs ressenties et les joies éprouvées tissent en effet une mémoire dense qui s’installe durablement dans l’intériorité de chacun. Brûlures et blessures y forment leur cicatrice, plaisirs et bonheurs y inscrivent leur trace. Dans l’ombre portée des moments de peine et de jouissance, le cheminement de la conscience se charge ainsi d’inquiétudes et de craintes, de désirs et d’espoirs. Ainsi, nous sommes rivés aux aléas de la vie, nous sommes comme cloués aux angoisses du scénario qui s’écrit en partie à notre insu. L’âme pâtit. Le risque, dès lors, n’est-il pas que le jugement ne soit réglé par les intérêts immédiats ou par l’imaginaire qui perpétue les fascinations de notre histoire singulière ?
C’est ce risque grave que Platon évoque dans son texte. Risque grave, puisque se joue la survie de la pensée comme telle. Est-ce bien penser que de ne penser qu’en étant asservi aux émotions du jour ? Platon veut d’autant plus voir dans l’âme une réalité distincte du corps qu’il entend la dégager de toute servitude, et affranchir ainsi de toute contrainte la pensée humaine. Celle-ci est donc distincte de tout ce qui dans le corps tient à la façon dont il est affecté par le monde. Reste que l’âme est captive de l’aventure corporelle, captive au point d’en être infiniment marquée, crucifiée en quelque sorte à une réalité dont les affections la touchent si vivement qu’elle en vient à se confondre avec elles.
Le risque, c’est alors d’aliéner la distance de la pensée par rapport aux émotions. Chaque épisode un peu dramatique de la vie affective tend à accentuer cet envoûtement et à fausser en conséquence le principe de la pensée. L’attrait des plaisirs et la peur des souffrances vont substituer peu à peu leurs critères à ceux de la vérité. Et Platon de conclure :
L’âme finit par tenir pour vrai ce qui répond le mieux à ses attentes ou à ses répulsions.
Bref, elle évalue, par rapport à elle-même, au lieu de s’attacher à connaître l’objet dans sa réalité, indépendamment de la façon dont il l’affecte. Captif de ses émotions, de ses craintes, de ses désirs et bientôt de ses intérêts, l’homme peut-il l’être si totalement de ses plaisirs et de ses peines qu’il leur aliène jusqu’à la pensée ? Nos pensées sont-elles simplement filles de notre vécu et de ses limites ? Une telle perspective, on le voit bien, est difficile pour la philosophie.
La philosophie, en effet, n’a de raison d’être que dans le souci d’une pensée libre, sans assujettissement aux fascinations du vécu. La difficulté de concevoir l’autonomie de la pensée tient sans doute à celle de la délier effectivement de l’aventure du corps. C’est pourquoi l’image du clou, le clou de l’âme au corps est si forte. Cette difficulté est d’abord vécue par tout homme, lorsqu’il doit contenir ses impulsions et ses passions, ses emportements soudains et ses attirances violentes. Le voilà sous l’emprise des passions, des passions qui sont comme des sortilèges.
Il lui faut donc affranchir son pouvoir de réflexion des multiples affections qui l’assaillent et le troublent, le sollicitent et l’abusent au point de l’asservir. Le corps, c’est aussi le point d’où est reçu le monde, la situation toute relative d’un être singulier dans la totalité du réel. S’émanciper du corps, ce n’est pas le nier, ce n’est pas refuser ses impulsions. Ce n’est pas tant refuser ses exigences de plaisir que se délivrer les limitations que le point de vue du corps peut nous donner. Ce n’est donc pas le corps lui-même qui corrompt et offusque directement l’âme entendue comme le principe de la pensée. C’est plutôt ce type de rapport de l’âme au corps qui fait que l’âme n’a tendance à juger des choses qu’à partir des impressions du corps. Bref, c’est la fascination qui naît des multiples affections dont le corps est le siège et la source qu’il convient de maîtriser.
Tenir pour vrai ce qui engendre le plaisir, ou ce qui va dans le sens de l’intérêt présent, c’est confondre les exigences du vrai et celles de l’agréable. On comprend, dès lors, que le travail de la pensée nécessite une sorte d’ascèse, propre à lui permettre de jouer son rôle. Mais il ne s’agit pas pour autant de vanter les vertus de l’abstinence. Le corps a ses exigences légitimes qu’il convient de satisfaire. Cette réflexion ne débouche donc pas sur une théorie de l’ascétisme, selon laquelle il conviendrait de mortifier sans cesse le corps pour permettre à l’âme de s’élever à la pensée, de se délier des envoûtements du corps. Il s’agit simplement de distinguer les registres de la vie intérieure.
L’homme, légitimement, peut chercher à satisfaire les impulsions de son corps, mais lorsqu’il se met à penser le monde, à tenter de le réfléchir, il doit prendre ses distances par rapport à l’expérience immédiate, par rapport aux impressions du corps. Ce travail de distanciation de l’âme par rapport au corps, ou disons ce travail de la pensée par rapport au choc des émotions, n’est nullement incompatible, mais en un autre temps, avec l’expérience vive des émotions et des passions. Ainsi, il faut bien comprendre que ce n’est pas le corps qui serait en lui-même impur, mais cet étrange mélange des fonctions qui fait que lorsque l’âme se mêle au corps, ou plutôt se laisse former, déformer par le corps, elle perd sa fonction propre qui est la pensée, le travail de la réflexion à distance.
Comment comprendre une telle idée ? Sans doute faut-il éviter le thème du corps impur, et s’en défaire. Ce n’est pas le corps qui est impur. L’impureté ne tient nullement à une sorte de substance corporelle qui en elle-même serait mauvaise. On pourrait dire plutôt que c’est le mélange de l’activité du corps et de l’activité propre de l’âme qui est source d’impureté. Une pensée qui serait un simple reflet du vécu risquerait d’ailleurs d’être complètement réactive, au sens que Nietzsche donnait au terme. Si, parce que je suis faible physiquement, j’en viens à disqualifier la force, alors, dirait Nietzsche, la pensée que je forme, et qui consiste à condamner la force, est une pensée purement réactive. Elle est en réaction par rapport à un vécu dont je ne suis pas maître. Ainsi, si la pensée doit être autre chose que la simple réaction aux aléas du vécu, elle doit s’affranchir de ce vécu, elle doit prendre ses distances. Elle doit, si l’on veut suivre la métaphore de Platon, se déclouer des aléas de ce vécu et de l’expérience corporelle.
Il en irait de même avec l’exemple du riche qui disqualifierait la pauvreté, c’est-à-dire qui n’aurait de conception de la vie sociale qu’à partir de la richesse qu’il a pu acquérir, qu’il a eu à la fois la chance et le courage d’acquérir. Théoriser cette richesse en disqualifiant la pauvreté serait une pensée réactive, de la même façon que théoriser la faiblesse en disqualifiant la force serait une pensée réactive. On comprend, à travers ces deux exemples complémentaires, ce que Nietzsche voulait critiquer en évoquant la pensée réactive : la pensée qui colle au plus près des illusions du vécu.
La vie parfois vacille et doute d’elle-même. Commencer, recommencer, sans cesse. Le constat de l’éternel recommencement des choses, semblable au cycle des saisons, la vie succédant à la mort et la mort à la vie, la croissance au déclin et le déclin à la croissance, produit une sorte d’angoisse. Le quotidien qui se livre sous le signe du recommencement mérite-t-il d’être vécu ? Peut-on croire au sens de ce que l’on fait, lorsqu’il faut toujours reprendre, toujours recommencer ?
Le rocher que Sisyphe était condamné à porter dévalait la pente que Sisyphe avait gravie, chaque fois qu’il atteignait le haut de la colline. Ce rocher de Sisyphe est devenu le symbole d’une tâche absurde à accomplir, puisque sitôt accomplie, elle doit être recommencée. À certains égards, n’est-ce pas tout le déroulement de la vie quotidienne qui peut être placé sous le signe du rocher de Sisyphe ? On se lève le matin, on se prépare, on va travailler, on revient, on recommence le lendemain. Ainsi disait-on naguère des ouvriers qui allaient à l’usine : “Métro, boulot, dodo”, “Métro, boulot, dodo”, et ce recommencement semblait dessaisir la vie de toute signification.
Mais la conscience humaine interroge : pourquoi ? Camus raconte qu’à un moment ou à un autre de cet enchaînement machinal quotidien, la question du pourquoi s’élève. Il faut poser la question du pourquoi, il faut réfléchir sur cette apparence d’éternel recommencement, sur cette apparence d’absurdité qui pourrait bien, si l’on n’y prend pas garde, dessaisir la vie elle-même de toute signification. La méditation sur la tâche de Sisyphe reprend cette interrogation. Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, raconte :
À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin. Créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.
Sisyphos, en grec, c’est “le très sage”. Le héros de Camus était légendairement connu pour son intelligence, mais aussi pour la démesure, en grec hubris, par laquelle il voulait, en quelque sorte, s’égaler aux dieux. Sisyphe, l’être qui voulait non pas nier la divinité, mais s’en passer, voire s’égaler à elle. D’où le châtiment qui lui rappelle à la fois sa force et sa faiblesse, et va l’obliger à l’effort sans cesse répété des êtres mortels. La force, c’est celle de Sisyphe capable de rouler son rocher jusqu’en haut de la colline, la faiblesse, c’est la vanité d’un tel travail, dès lors qu’au dernier moment le rocher dévale de toute sa force jusqu’au bas de la colline, avec obligation pour Sisyphe de tout recommencer. Il faut porter le fardeau quotidien, quoi qu’il en coûte.
Dans le onzième chant de L’Odyssée, Homère décrit l’effort de Sisyphe et son inexorable recommencement.
Ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque et des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser. Mais à peine allait-il en atteindre la crête qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne. Mais lui, muscles tendus, la poussait derechef, tout son corps ruisselait de sueur et son front se nimbait de poussière.
On reconnaît là le châtiment de la tâche sans cesse recommencée, comme celle des Danaïdes, ces nymphes des sources que la légende représente aux enfers, versant indéfiniment de l’eau dans des tonneaux sans fond. Pourquoi ? La question du sens des actions s’étend très vite à celle du sens de la vie. Dans le ciel dont les dieux se sont absentés, nul signe désormais n’est adressé aux mortels, qui sont seuls devant leur tâche. Il leur faut conduire leur vie, la reconduire, de jour en jour, et l’effort pour le faire suffit à leur condition. L’homme va s’inventer les moyens de persévérer dans son être. Depuis Prométhée, il est capable de produire son existence. Sisyphe, un instant, s’arrête. Au moins intérieurement. Et alors va s’esquisser la sagesse toute simple d’une interrogation première. Quelle vie voulons-nous vivre et quel bien mérite d’être recherché pour lui-même ? Question essentielle qui appelle une réflexion pour aller vers la sagesse. La tâche de la vie se redéfinit. Non, le recommencement qui appartient à la vie des hommes mortels ne peut pas disqualifier cette vie. Et Sisyphe lève les yeux vers le ciel. Ce ciel est désert. Soit. Mais lui, Sisyphe, trouvera dans la tâche quotidienne qui est la sienne les ressources même pour vivre heureux.
Sisyphe ne peut se réconcilier avec la vie qu’en prenant la mesure de ce monde où il va inscrire sa destinée. Sa force renaîtra toujours s’il décide, une fois pour toute, de vivre sa vie d’homme, de se passer de ces dieux qui sont tour à tour protecteurs et menaçants. La peur n’est plus de mise, ni la lassitude. Les rythmes quotidiens ne sont pas l’essentiel. Ils rendent la vie possible, tout simplement, sans préjuger de la direction qui l’accomplira. À l’homme de construire son monde et de dessiner les contours de son bonheur, de façon tout à fait inédite. Sisyphe ne peut pas reprendre à son compte la fameuse phrase de Dostoïevski : “Si Dieu n’existe pas, tout est permis.” Pour Sisyphe, l’humanité maîtresse d’elle-même porte seule son fardeau, mais elle est ainsi habilitée à définir seule les valeurs qui lui permettront de vivre le mieux possible.
De cette façon, un nouveau bonheur va prendre forme sur le fond de l’absurdité initiale. Celle-ci est dépassée, transcendée. L’homme se dresse et il va assumer son humaine condition. Un humanisme se dessine qui est celui d’une patience. Patientia, en latin, c’est tout à la fois la souffrance et la capacité à endurer. Vertu stoïcienne par excellence. Sisyphe s’était révolté contre les dieux qui, pour le punir, lui avaient assigné cette tâche absurde : monter et descendre, monter et descendre !
Sénèque, dans la treizième lettre à Lucilius, évoque la leçon d’espérance de l’homme qui compte désormais sur lui-même.
Tu as une grande force d’âme, je le sais, car avant même de te munir des préceptes salutaires qui triomphent des moments difficiles, tu te montrais, face à la fortune, suffisamment décidé. Tu l’es devenu beaucoup plus après avoir été aux prises avec elle et avoir éprouvé tes forces.
Éprouver ses forces, c’est effectivement ce que vient de faire Sisyphe. Alors, avant de le reprendre, en sueur mais intérieurement rasséréné, il va contempler son rocher et se dire que la montée de la colline suffit à remplir un cœur d’homme.
Deux paroles de méditation en complément. La première porte sur la double signification du terme absurde devenu un substantif dans la philosophie de l’absurde. La deuxième évoque la disqualification du monde terrestre du point de vue de la religion chrétienne, à partir du texte biblique de l’Ecclésiaste.
Qu’est-ce que l’absurde ? L’adjectif, rapidement transformé en un nom, en un substantif, désigne soit ce qui n’a aucun sens, aucune raison, soit ce qui n’a aucune finalité. Ainsi, par exemple, si un homme s’attache à construire une œuvre, et que cette œuvre est soudainement détruite, il aura le sentiment d’une absurdité, puisque son activité aura été dessaisie de tout intérêt. Cela peut être aussi l’idée, par extension, que ce qui est destiné à mourir, à périr, n’a finalement pas de véritable finalité. Sens que l’on retrouve dans la disqualification religieuse de l’existence humaine, qui est l’existence condamnée à la vanité, c’est-à-dire condamnée à l’inutilité, à l’absence même de signification, puisque toute chose, sous le ciel, est destinée à périr. Dans le sens habituel, donc, absurde signifie contraire à la raison et au sens commun : est absurde ce qui est déraisonnable, insensé, voire extravagant. Dans le sens philosophique, par extension, est absurde ce qui ne peut être justifié par aucune finalité, par aucune raison d’être. Et une méditation sur la vie humaine en tant qu’elle se termine par la mort peut déboucher sur le sentiment de l’absurdité. De la même façon, est absurde toute activité qui ne débouche pas, qui est en quelque sorte invalidée par la destruction de ce qu’elle a permis de faire.
C’est dans le cadre de la religion chrétienne que l’idée de l’absurdité de tout ce qui est destiné à mourir, donc de l’existence terrestre, est soulignée. La théologie, qui vise à montrer que l’essentiel se trouve dans la croyance en un dieu et un au-delà, aboutit à la disqualification de tout ce qui existe sur terre. Un grand texte de la Bible a souligné l’absurdité qui tient au recommencement, à l’éternel recommencement des choses. C’est un extrait de l’Ecclésiaste que l’on peut citer ici pour montrer comment une conception de l’absurde peut s’enraciner dans la disqualification religieuse de l’existence terrestre. Paroles de l’Ecclésiaste, fils de David :
Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dise : “Vois ceci, c’est nouveau!” cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.
Et, de ce constat de l’éternel recommencement des choses – “rien de nouveau sous le soleil” dit le proverbe -, l’Ecclésiaste tire la conclusion d’une sorte de vanité de l’existence terrestre.
J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être
compté. J’ai dit en mon cœur : Voici, j’ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science. J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.
On voit que cette insistance sur la vanité des choses, sur l’absurdité des choses qui naissent et meurent, débouche, dans le texte de l’Ecclésiaste, sur un noir optimisme, puisque c’est l’idée même d’une sagesse humaine qui s’en trouve disqualifiée. A l’ opposé, il faudra qu’un être humain qui meurt, qui recommence, prenne la mesure de son pouvoir. La signification positive du personnage emblématique de Sisyphe sera ainsi soulignée. On pense aussi à ce que Nietzsche écrira en évoquant le thème de l’éternel retour. Certes, pour le philosophe, il y a un éternel retour, mais ce n’est pas cela qui dessaisit l’existence humaine de toute signification.
[LIBERATION.FR, 26 septembre 2018] PMA pour les lesbiennes et les célibataires, levée de l’anonymat pour les donneurs, GPA, droit à mourir : l’anthropologue Maurice GODELIER, spécialiste de la parenté, rappelle que la nature de l’homme est de transformer son existence et de se faire toujours autre. Ouverture de la procréation médicalement assistée (PMA) aux lesbiennes et femmes célibataires, levée de l’anonymat des donneurs : dans son avis préalable à la révision de la loi bioéthique, rendu public mardi [en 2018], le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) pourrait initier une rupture, un tournant dans les histoires familiales à venir. Ces propositions ne sont, pour l’instant, qu’un avis. Le débat public et politique va durer plusieurs mois et in fine, le politique décidera (le projet de loi bioéthique doit être examiné au 1er trimestre 2019 à l’Assemblée nationale). Dans la longue histoire de la parenté et de la filiation, que penser de ce nouveau droit que l’on donnerait aux femmes de procréer sans père ? Pourquoi une telle nécessité à connaître ses origines quand on est né d’un donneur anonyme ? Anthropologue, spécialiste de la parenté, Maurice Godelier travaille sur les grands invariants qui structurent nos vies et nos imaginaires : famille, religion, Etat. Formé auprès de Lévi-Strauss, marqué par le marxisme et le structuralisme, il a, comme anthropologue, longuement vécu au sein de la société baruya, en Papouasie-Nouvelle-Guinée. Tout au long de ses travaux, il a montré que la sexualité n’était pas une question de nature, mais une production sociale. Que la famille n’était pas, contrairement aux idées reçues, au fondement de tout système social. Ou que la mort ne s’opposait pas à la vie, mais à la naissance.
De sa vie consacrée à l’anthropologie, Maurice Godelier a conservé la faculté de se décentrer, c’est-à-dire suspendre son jugement quand on observe ce que font les autres ou qu’on écoute ce qu’ils disent à propos de ce qu’ils font. Pour son livre référence Métamorphoses de la parenté publié en 2004, il a analysé 160 sociétés et a décrit comment une trentaine d’entre elles se représentait la fabrication d’un enfant. De cette étude au plus près de la procréation, il rappelle que l’humanité a toujours été confrontée à la question de l’infertilité et a sans cesse tenté d’y trouver des réponses. Contrairement au nouvel avis du Comité d’éthique rendu public mardi, il estime qu’il est possible de légiférer sur la GPA en l’encadrant juridiquement et philosophiquement. Convaincu que la “société produit de la société“, il fait confiance aux hommes et jamais il ne verse dans le conservatisme de principe. “Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues.” Ainsi, pour lui, et contrairement là encore à l’avis du Comité d’éthique, revendiquer le droit à disposer de sa mort est une “attitude socialement logique“. Se définissant comme un chercheur engagé, il voit sa discipline, l’anthropologie, comme une “indiscipline.” (1)
Dans son avis rendu mardi, le Conseil national d’éthique propose de rendre possible la levée de l’anonymat des futurs donneurs de sperme, pour les enfants issus de ces dons. Qu’en pensez-vous ?
Quels que soient les cas, l’accès aux origines est fondamental pour les enfants. Je suis pour la connaissance des donneurs, que les enfants qui naissent connaissent leur histoire réelle : c’est un problème de vérité et de courage pour les parents. Pour l’enfant, c’est vivre plus sereinement son histoire de vie. Beaucoup de sociétés ont inventé des réponses à la stérilité des couples. Certaines ont même anticipé, d’une certaine façon, le principe des mères porteuses. Un exemple africain est célèbre. Dans cette tribu, si une femme devient veuve sans avoir eu d’enfant, elle peut épouser une autre femme et elle choisit un homme pour faire l’amour à son épouse. Quand les enfants naissent, ils appartiennent au mari défunt. C’est au fond une solution proche des mères porteuses. On le voit, ce n’est pas la première fois que l’humanité se trouve confrontée à ce problème et tente de trouver des solutions.
Mais la pratique des mères porteuses suscite beaucoup de réticences. Le Comité d’éthique vient à nouveau de se prononcer contre la GPA (gestation pour autrui).
C’est une réaction culturelle qui traverse les catégories sociales, la droite comme la gauche, signe qu’on touche une valeur partagée par beaucoup de groupes sociaux. Pourtant, d’un certain point de vue, à la fin d’une GPA, on aboutit à une famille normale. L’enfant qui naît est génétiquement et socialement associé à ses parents. On se met à trois pour finir par fabriquer un couple occidental classique ! Mais cette réticence s’explique sans doute par le fait que la GPA est l’image d’une maternité divisée en deux. Il faut deux femmes pour faire un enfant, et c’est ce qui fait obstacle culturel et éthique à cette pratique.
Je pense qu’on ne peut pas arrêter le processus vers la légalisation de la GPA. Il faut trouver une solution débattue politiquement, philosophiquement et encadrée juridiquement. Comme au Canada et dans certains Etats des Etats-Unis, qui ont instauré un contrat (une fois né, l’enfant ne peut appartenir à la mère porteuse, un plafond de rémunération est fixé pour éviter la mercantilisation du corps de la femme) et ont valorisé cette pratique : les mères porteuses donnent la vie, elles aident les autres à avoir un enfant, c’est un don de soi. C’est une vision très protestante. S’il n’y a pas en France de discussion collective et publique, qui valorise socialement le geste des mères de substitution, on sera toujours dans un marécage des pour et des contre et on n’avancera pas.
Le Comité d’éthique suggère également dans son avis d’ouvrir la PMA aux couples de femmes. Qu’en pensez-vous ?
Il faut repartir du fait que le désir d’enfant n’existe pas seulement chez les hétérosexuels mais aussi chez les homosexuels et que ni chez les uns ni chez les autres ce désir n’est universel. Bien entendu, les homosexuels pourraient recourir à l’adoption. Mais en France, un tiers seulement des demandes d’adoption sont satisfaites après de longues attentes et beaucoup d’obstacles. Depuis longtemps, dans les pays occidentaux, des lesbiennes élèvent des enfants qu’elles ont mis au monde. Elles rejoignent les milliers de femmes qui élèvent seules leurs enfants au sein de familles où le père existe peu ou pas. Il faut, certes, l’équivalent d’un père et d’une mère pour élever un enfant. Mais être père et mère, c’est assumer des fonctions sociales différentes qui peuvent être largement détachées du sexe de celui ou de celle qui les assume. Le soin à l’enfant, le care, peut se faire par deux personnes de sexes différents ou de même sexe.
PMA, accès aux origines : après le rapport du Comité d’éthique, une discussion va s’engager et le législateur tranchera. Pourquoi assiste-t-on en France à une résistance forte quand on touche à la famille et à la filiation ?
La France se positionne, en effet, en général de manière conservatrice au départ – on l’a vu avec le mariage pour tous. En même temps, une fois que le mariage pour tous est adopté, on n’en parle plus. C’est comme si une étape, une fois franchie, était absorbée dans le tissu social. Comme si une majorité consentante et silencieuse avait coexisté avec les opposants. Et puis, on continue à avancer. La première étape de ce cheminement a été la dépathologisation, par la médecine, de l’homosexualité. Puis elle a été dépervertisée, du côté des psychologues. Enfin l’éthologie a montré que l’homosexualité était dans la nature : les bonobos se masturbent entre eux. Les humains sont par nature bisexuels.
Nous en sommes aujourd’hui à une étape inédite : nos sociétés ont donné un statut matrimonial à l’homosexualité. Celle-ci avait depuis bien longtemps une place reconnue dans certaines sociétés : en Grèce antique, à Lesbos, les femmes de l’aristocratie avaient un cycle d’initiation dont l’homosexualité était une étape. Chez les Baruya, parmi lesquels j’ai vécu et travaillé, en Papouasie-Nouvelle-Guinée, tous les jeunes hommes entretenaient des rapports homosexuels jusqu’à leur mariage : à l’intérieur de la maison des hommes, les aînés donnaient leur semence aux plus jeunes, pour les rendre forts. Ce qui était totalement interdit après leur mariage. Mais en même temps, les sociétés ont toujours valorisé l’hétérosexualité puisque c’était la manière de continuer la vie. L’hétérosexualité est et continuera d’être dominante. Aujourd’hui, la vraie rupture est la reconnaissance des couples matrimoniaux homosexuels. A ma connaissance, aucune société ne l’avait jamais fait. C’est là une singularité des sociétés occidentales modernes. C’est une rupture historique qui fabrique des nouvelles formes de familles.
Justement, certains s’inquiètent de cette rupture anthropologique qui mettrait en danger la famille, et conduirait la société à une forme de chaos anthropologique…
Jamais et nulle part les rapports de parenté et la famille n’ont été le fondement de la société humaine. C’est une illusion, que même des anthropologues partagent, et qui remonte à l’Antiquité : ainsi, pour Aristote, les tribus naissaient de l’union entre des familles. La famille est, certes, fondamentale pour l’individu car elle fabrique sa première identité. Qu’on soit adopté ou non, nous forgeons d’abord notre identité personnelle au sein de la famille pendant notre jeunesse. Mais plus tard, on devient ouvrier ou professeur, et c’est la grande société qui nous donne une place.
Ce qui fait société, ce ne sont jamais les rapports de parenté, même dans les sociétés tribales : ce sont les rapports politico-religieux. Ceux-ci englobent tous les groupes de parenté et leur octroient une identité et une unité communes. Ils instituent la souveraineté des groupes humains – clans, castes ou classes – sur un territoire, ses habitants et ses ressources. C’est le politico-religieux qui fait société et non la famille.
Comment expliquez-vous les crispations actuelles autour de la fin de vie ? Sur ce point, le Comité d’éthique s’oppose dans son avis rendu mardi à ce que la fin de vie relève d’une décision individuelle et ne souhaite pas modifier la loi Claeys-Leonetti de 2016 (droit à la sédation profonde et continue jusqu’au décès)…
C’est une tendance française : l’isolement des vieux. Un grand nombre des personnes âgées meurt désormais dans les hôpitaux. Elles se retrouvent seules. Nous vivons de plus en plus vieux et nous avons de plus en plus de maladies liées à la décrépitude du corps. Paradoxe : on demande aux médecins, qui doivent redonner la vie, d’accompagner la mort. Nous donnons aux infirmières une fonction de care familial : ce sont elles qui accompagnent les mourants et non plus la famille comme autrefois. Alors que les religions préparent à la mort, notre société, de plus en plus laïque, veut la nier. La laïcité ne produit pas beaucoup de rites autour de la mort. Celle-ci devient une affaire individuelle, microfamiliale. A partir du moment où on ne croit plus qu’il existe une vie après la mort, la mort n’est plus vécue comme le risque d’aller en enfer ou au paradis. La mort est un point final, qu’il faut oublier jusqu’au moment où on y arrive.
Accorder un droit individuel à mourir dans les situations de fin de vie est-il envisageable dans nos sociétés ?
Jusqu’à présent, dans le christianisme, la vie appartenait à Dieu qui nous avait donné une âme. Le suicide était interdit. Aujourd’hui, beaucoup pensent que c’est l’un des droits de l’individu de choisir sa mort. Dans nos sociétés individualistes, la revendication du droit à disposer de sa mort est une attitude socialement logique.
Vous avez une assurance tranquille par rapport à ces questions éthiques éminemment complexes, est-ce le fruit de votre vie à comprendre et à étudier les vies dans d’autres sociétés ?
Je pense que la vie en société s’organise au départ par les gens eux-mêmes, selon leurs besoins, indépendamment des politiciens ou des anthropologues. Mais la politique est là pour faire avancer les choses. Regardez l’IVG : avant sa légalisation, les femmes avaient recours à l’avortement clandestinement. Puis Simone Veil a eu le courage de faire voter une loi, et ces femmes ont cessé d’être indignes, elles ont retrouvé une place dans la société. Ce fut une rupture formidable. De la même manière, aujourd’hui, les couples et les femmes ont recours à la GPA et à la PMA en allant à l’étranger. Les sociétés vivent avec un stock de représentations, concernant le corps et la société, qui sont très anciennes. Ce qui s’est passé avec la légalisation du mariage homosexuel fut une rupture. Mais cette rupture avait été préparée par les acteurs eux-mêmes : des couples gays vivaient déjà ensemble et éduquaient, de fait, des enfants. Dans son livre posthume L’Autre face de la lune (2011), Lévi-Strauss ne disait pas autre chose (de son vivant cela aurait fait scandale) : l’humanité doit progresser pour résoudre des nouveaux problèmes.
Vous dites justement que les humains ne se contentent pas de vivre en société, mais qu’ils produisent de la société pour vivre.
Toujours. L’humanité est naturellement une espèce sociale. Nous n’existons qu’en société. C’est la nature qui nous a donné ce mode d’existence, et notre cerveau nous permet d’inventer de nouveaux rapports sociaux, de nous transformer. Nous sommes une espèce sociale qui a la capacité – par rapport aux chimpanzés ou aux bonobos – de transformer le point de départ de notre existence, de nous faire autres. L’essence de l’homme, c’est tout ce que l’humanité a inventé pour elle-même. Et ce n’est pas fini : il n’y a pas de principe de clôture.
Donc la référence à la nature n’aurait pas vraiment de sens ?
Au contraire, parce qu’on a un corps. Jusqu’à présent, c’est en s’accouplant qu’on fait des enfants. L’ancrage dans la nature, c’est notre besoin de nous nourrir, de dormir, nos désirs sexuels, trouver dans la nature les moyens matériels de continuer d’exister… Il ne faut pas se dématérialiser. C’est aussi respecter la nature. Mais ce qui m’a frappé, en tant qu’anthropologue, dans toutes les sociétés que j’ai fréquentées, c’est qu’une grande partie des rapports sociaux, c’est de l’imaginaire pétrifié. La mosquée, l’Eglise, l’art de Goya ou du Greco : une grande partie de ce que nous sommes, de notre vie, c’est de l’imaginaire transformé en réalités sociales, psychologiques et matérielles. Dans le Nouveau Testament, Jésus dit au disciple qui a voulu voir et toucher ses plaies pour croire à sa résurrection : “Tu m’as cru parce que tu as vu, heureux ceux qui croiront sans voir.” Philosophie fondamentale. La croyance à des choses qui n’existent pas constitue une grande part de notre vie, de notre univers mental. Ce n’est pas de l’irréel ordinaire, c’est du surréel, c’est, pour ceux qui croient, plus réel que la vie réelle.
Il en va ainsi de la mort ?
Toutes les sociétés, qu’elles soient monothéistes ou polythéistes, pensent que la mort n’est pas la fin de la vie : après la mort, la vie continue sous une autre forme. C’est un invariant de toute culture. La mort, dans toutes les sociétés, est une disjonction : quelque chose se sépare du cadavre. Si c’est une disjonction, alors, la mort ne s’oppose pas à la vie mais à la naissance, qui est, elle, une conjonction : pour les religions, l’âme est alors introduite par Dieu dans le fœtus. Or, c’est totalement contre-intuitif : personne n’a jamais vu une âme entrer ou sortir d’un corps ! C’est de l’imaginaire, la construction d’une pensée spéculative. Mais ces formidables créations spéculatives donnent de l’architecture, de l’art, les rapports sociaux, des cosmo-sociologies, les castes indiennes, les initiations des Baruya, le dalaï-lama. Reconnaître le caractère spéculatif et imaginaire d’une partie du réel, c’est devenir un philosophe critique.
Pourquoi dites-vous que cet imaginaire est pétrifié ?
Parce qu’il dure longtemps… 2000 ans si on est chrétien, plus si on est hindouiste ou bouddhiste. On ne peut pas éradiquer la religion. On peut s’en séparer individuellement par un processus de vie personnel. Moi je ne crois pas que les dieux existent et j’ai tellement de dieux dans la tête que je ne peux décider lequel est le seul vrai. Mais pour ceux qui y croient tous les dieux sont vrais.
La Pratique de l’anthropologie. Du décentrement à l’engagement, entretien présenté par Michel Lussault, PUL.
[LESOIR.BE] Invité [d’une] émission dominicale du 19 décembre dernier, le président du CDH a déclaré ne pas être d’accord “avec l’approche de la laïcité qui condamne et méprise le fait religieux“. En soi, rien de bien grave, et Maxime Prévot a parfaitement le droit d’être en désaccord avec la laïcité, et de le faire savoir urbi et orbi. Si ce n’est que la seconde partie de sa phrase est fausse, et qu’il ne peut l’ignorer. La laïcité ne condamne pas le fait religieux – et ne méprise aucun pratiquant, de quelque religion que ce soit : elle réclame seulement pour chacun, le droit de croire ou de ne pas croire, ainsi que de pouvoir changer de religion. Et elle exige la séparation de l’Eglise et de l’Etat.
Maxime Prévot, président d’un parti humaniste, qui a abandonné le qualificatif de chrétien pour être pleinement politique et pleinement humaniste, ne peut ignorer cette nuance de taille. Il ne peut ignorer non plus qu’il y a dans les rangs de la laïcité, des chrétiens, des musulmans et des juifs laïques – refusant tout dogme, pratiquant le libre examen, et se conformant à la loi civile, même s’ils ont gardé des convictions religieuses. Qui serions-nous pour sonder les cœurs et les reins ? Mais nous voulons construire ensemble un monde plus libre. Est-ce un crime ?
En ces temps troublés il semble bien que oui. Dans un livre sorti discrètement aux éditions La Découverte en 2021 (1), Mohamad Amer Meziane, déroule, durant plus de 400 pages, une thèse complotiste pseudo-historique qui conclut “C’est la critique du Ciel qui a bouleversé la terre.” En fait, Meziane pointe du doigt le sécularisme qui est tout à la fois responsable du pillage des ressources naturelles, du dérèglement climatique, du colonialisme, de l’esclavage et du racisme – et sans doute des inondations de Liège, qu’on se le dise. L’auteur invente un concept pour définir ce phénomène : le “Sécularocène“. Dans sa proximité avec “Anthropocène”, le terme vise à exprimer le lien indissociable selon l’auteur entre sécularisation, laïcité et bouleversement climatique.
En outre, le livre laisse transparaître l’obsession de l’auteur sur la haine atavique que l’Occident – qu’il soit ” chrétien ” ou ” sécularisé ” – vouerait à l’islam : il en fait le principal (unique ?) moteur de l’Histoire. Encore une fois, que Mohamad Amer Meziane s’exprime, c’est légitime. Mais qu’une maison d’édition de qualité comme La Découverte mette une telle thèse complotiste sur le marché, sans introduction critique, est plus étonnant. Et qu’à part le Centre d’action laïque, qui en a fait la recension, un silence de plomb ait accompagné sa parution est tout aussi étrange. Les intellectuels, si diserts ordinairement, semblent tétanisés devant la rhétorique de Meziane qui touche à l’islam, un sujet sensible s’il en est.
Jean François Kahn n’a peut-être pas lu Meziane, mais il est loin d’être tétanisé : on lui doit une superbe chronique dans Le Soir du 21 décembre 2021, qui pourfend Michel-Yves Bolloré et Olivier Bonnassies (2). Leur ouvrage caracole en tête des meilleures ventes, et traite de quoi ? Des preuves incontestables de l’existence de Dieu. Et oui, on en est là ! Aux anti-vaccins, au rejet du progrès, à la platitude de la Terre, à la candidature d’Eric Zemmour, à la progression de l’extrême droite et au retour des néofascistes… et à la preuve de l’existence de Dieu. Et Kahn de conclure sa chronique par “Peut-être se souviendra-t-on de cette époque, la nôtre, le début des années 20, comme celle de la grande régression.” Et d’un recul de la Raison.
C’est ce devoir de Raison qui incite aujourd’hui le mouvement laïque à vouloir inscrire la laïcité dans la Constitution. Pas un sursaut laïcard contre le “fait religieux“. S’il y a des transformations fondamentales à apporter à notre société pour que chacune et chacun puissent y vivre dans la dignité – et il y en a, c’est indéniable et c’est urgent –, ce n’est pas en multipliant les différences et les clivages, en les essentialisant, en déclenchant des polémiques d’une violence inouïe sur les réseaux sociaux, en pratiquant le tweet et l’invective, que cette société nouvelle verra le jour. C’est en unissant nos efforts. En gardant notre capacité critique mais en mariant la sensibilité à la raison.
La violence aveugle qui se lève aujourd’hui, son pouvoir de fragmentation de la société, son instrumentalisation par des forces politiques et religieuses même pas occultes, et sa progression dans les médias sont inquiétantes. En ce 21e siècle, marqué par une pandémie sans précédent, marquée aussi par le réchauffement climatique et l’éco-anxiété qu’il génère, ces menaces planétaires demandent des réponses globales et porteuses d’avenir. Les jeunes l’ont compris depuis longtemps. La liberté d’être libres – et libres ensemble – n’est plus simplement la devise du mouvement laïque : c’est aussi un guide de survie.
Véronique De Keyser
MEZIANE Mohamad Amer, Des empires sous la terre. Histoire écologique et raciale de la sécularisation (Editions la Découverte, 2021).
BOLLORE Michel-Yves, BONNASSIE Olivier, Dieu, la science, les preuves (Editions Tredaniel La Maisnie, 2021).
[PHILOMAG.COM] Hannah ARENDT avait l’art de réinventer les grands concepts de la tradition. La Liberté d’être libre l’atteste une fois de plus. Retrouvé par Jérôme Kohn, son exécuteur testamentaire, dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, réflexion vibrante sur l’avenir des révolutions, a été publié aux États-Unis en 2017, et en Allemagne en 2018 où il est un best-seller. Il est rédigé à la fin des années 1960, au moment de la crise de Cuba, des révolutions en Amérique latine et de la décolonisation – “dans un contexte où les révolutions sont devenues les événements les plus significatifs” de notre temps.
Arendt y reprend l’opposition développée dans son Essai sur la Révolution (1963), entre Révolution américaine – inspirée par la quête de la liberté et se stabilisant dans la forme nouvelle de la République – et Révolution française – qui aboutit à la Terreur pour avoir voulu résoudre l’inégalité sociale.
Sauf qu’elle prend acte du fait que la Révolution française a libéré les pauvres de l’invisibilité, en les faisant accéder au bonheur de la vie publique : “un peuple frappé par la pauvreté et la corruption est soudain délivré non pas de la pauvreté mais de l’obscurité“, et entend “pour la première fois que sa situation est discutée ouvertement et qu’il se trouve invité à participer à cette discussion.”
De sorte que la liberté d’être libre – capacité de commencer quelque chose de neuf par l’action et la délibération collective – ne peut plus être conçue comme un privilège. Dans les pas de Machiavel, Arendt en fait une expérience agonistique où chacun cherche à exceller devant les autres : “être vu, entendu, connu et inscrit dans la mémoire des autres .” Mais, ajoute-t-elle, “être libre pour la liberté signifie avant tout être délivré non seulement de la peur, mais aussi du besoin.” Arendt ne dit pas vraiment comment on s’en débarrasse, mais elle en fait le ressort des révolutions de l’avenir…
Martin Legros
Toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolte est menée au nom de la liberté, l’est-elle dans chacune de ses étapes ? 40 ans après sa disparition, paraît un texte inédit de la philosophe Hannah Arendt et il est follement d’actualité…
C’est un petit événement pour le monde de l’édition, si l’on en s’en tient à l’objet même de cet événement -un petit livre de quelques 70 pages-, mais c’est un grand événement pour la pensée et pour quiconque aime Hannah Arendt : la parution, aux éditions Payot, d’un texte totalement inédit de la philosophe, plus de 40 ans après sa disparition. Intitulé La liberté d’être libre, retrouvé dans le fonds Arendt de la Bibliothèque du Congrès à Washington, ce texte, écrit probablement en 1966-1967, s’inscrit dans un contexte de généralisation de la révolution : crise de Cuba, décolonisation, mouvements civiques et guerre du Vietnam…
La révolution précède-t-elle la liberté ou la liberté existe-t-elle avant la révolution ?
Qu’est-ce que la révolution ? Cette question, Hannah Arendt se l’est appropriée dès le début des années 60, notamment avec De la révolution, où elle se demandait quel en était le sens. Même chose ici, mais en axant toutefois la révolution sur l’enjeu de la liberté. Toute révolution mène-t-elle à la liberté ? Ou faut-il déjà être libre, au moins un peu, pour pouvoir envisager de renverser un état ? La révolution nous libère-t-elle ou donne-t-elle accès à la liberté ? Et quelle liberté ? Liberté des mœurs, liberté de propriété, liberté politique, ou liberté individuelle ?
Derrière cette déclinaison de questions cruciales, se joue LA question, la question essentielle, qui se rejoue à chaque soulèvement, révolte, manifestation, et qui n’est pas sans rappeler les mouvements actuels des Gilets Jaunes : toute révolution est-elle synonyme de liberté ? Si toute révolution est menée au nom de la liberté (des conditions, politique, émancipation), est-elle foncièrement un processus de liberté ? Dans ses moyens, dans son dispositif, dans sa réalité finale, et bien sûr, dans ses intentions ?
Dans ce texte, Arendt dédramatise et démêle, sans dévaloriser, la révolution. Et premières choses étonnantes : non seulement elle nous dit que la révolution est rarement le fait ou la décision des révolutionnaires (ceux-là, dit-elle, je cite : “ne s’emparent pas du pouvoir, mais plutôt le ramassent quand il traîne dans la rue” !), mais en plus, elle ajoute que la révolution peut restaurer, bien souvent, un ancien régime et mener à une absolutisation du pouvoir, plutôt qu’à son contraire… en témoigne la Révolution française…
La révolution, une naissance
A la manière d’un Alexis de Tocqueville, qu’elle cite d’ailleurs, Arendt compare la Révolution française à la Révolution américaine. Pourquoi la première, qui a totalement échoué, en conduisant à un régime absolutiste, est-elle pourtant la révolution par excellence ? Et pourquoi la seconde, celle des Américains, qui a fondé avec succès un état pacifique, stable et solide, est-elle restée “locale”, méconnue ? Parce que, nous répond Arendt, elle a rendu visible. Parce qu’avant de conduire à un régime démocratique, à une liberté politique exercée par tous pour tous, elle a d’abord libéré tout un ensemble d’individus jusqu’ici invisibles, “invisibilisés” dirait-on aujourd’hui. Le propos d’Arendt est subtil. On y comprend que :
La révolution ne se décide pas mais vient d’une désintégration du pouvoir,
Qu’elle présuppose des conditions de vie et une idée préexistante de la liberté pour pouvoir la réclamer,
Et qu’elle peut conduire moins à un régime politique plein de liberté qu’à une libération, une liberté négative, insuffisante.
Généralisée et même banalisée à notre époque, la révolution n’est-elle alors qu’un mot, qu’une mode, qu’une passion française, pour les plus riches ? Non plus, car s’y manifeste, et là est la subtilité d’Arendt, dans l’acte même de la révolution : une naissance, le fait de rendre visible, de donner naissance à des individus jusqu’ici jamais réunis en un tout.
“Jean-Jacques CREVECOEUR est un conférencier, formateur en développement personnel, consultant et vidéaste web belge, connu pour son conspirationnisme et son militantisme anti-vaccins. Né en 1962 en Belgique, à Tirlemont, il vit depuis 2004 au Canada et est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Sur son site personnel, il se définit lui-même comme un “accoucheur du potentiel humain et catalyseur de changements durables“, Jean-Jacques Crèvecœur est un coach en développement personnel aux idées décriées par la communauté scientifique et aux comportements surveillés en France par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il s’est illustré par ses prises de position tout à la fois anti-vaccination et complotiste à la faveur de la pandémie de grippe A H1N1 en 2009 puis, de nouveau, lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, relayant également la théorie du complot sur les attentats du 11-Septembre, la rumeur selon laquelle Barack Obama n’aurait pas la nationalité américaine, et laissant entendre que les responsables de la secte du Temple Solaire auraient été assassinés par les autorités.” [d’après BABELIO.COM]
Jean-Jacques Crèvecœur est un youtubeur efficace et ses vidéos constituent un excellent corpus didactique pour qui veut étudier les techniques d’influence et de persuasion dans le contexte des réseaux sociaux. Cet influenceur est habile et met en œuvre des techniques verbales, non-verbales et para-verbales dignes des meilleurs formateurs-animateurs. Le problème reste qu’il ne vend pas du shampoing mais des opinions préformatées… et des séminaires payants. A voir avec un recul critique, donc.
La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.
– Aldous Huxley (1958) –
Autre chose est de visionner ses “Conversations du lundi” (récemment retirées de la plateforme YouTube) et de se pencher sur leur contenu au premier degré. A titre d’exemple, un chef-d’œuvre du genre, à propos d’un complot “qui serait lié” au projet Blue Beam de la NASA américaine, auquel un certain Serge Monast a consacré un ouvrage, que son éditeur présente comme ceci : “La religion du Nouvel Âge est le fondement même de ce Nouveau Gouvernement Mondial, religion sans laquelle la dictature du Nouvel Ordre Mondial est totalement impossible. Le projet Blue Beam comporte quatre étapes différentes, dans le but de mettre en œuvre la religion d’une Nouvelle Ère, avec l’Antéchrist à sa tête : réévaluation de toutes les connaissances archéologiques (tremblements de terre artificiellement, nouvelles prétendues découvertes, etc.) ; un gigantesque “space show” grâce à des hologrammes à optiques tridimensionnels, des sons, des projections laser de multiples images holographiques dans différentes parties du monde (chacune recevant une image correspondant à la foi religieuse prédominante régionale) ; ”communication télépathique électronique bidirectionnelle” pour le contrôle de l’esprit (aidé par la propagande dans la publicité, la télévision, l’éducation moderne et divers types de pressions sociales) ; manifestations surnaturelles par des moyens électroniques (faire croire à l’humanité qu’une invasion ovni est à venir, propager en abondance des ondes à hautes fréquences sur la terre, mettre en place sur chaque individu des puces intégrées). “Même si ma vie est en danger à cause de la diffusion d’informations comme celles-ci, la vôtre l’est encore plus par l’ignorance de ces mêmes informations”, déclare Serge Monast.”
“Régulièrement interrogé par le public, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a consacré sa dernière fiche d’information à une organisation nommée Emergence International Inc. et à son fondateur, le controversé Jean-Jacques Crèvecœur, détenteur d’une chaîne Youtube consacrée à la santé et dont certaines vidéos culminent à plus de 500 000 vues. Emergence International Inc., qui se donne pour but la production et la diffusion de produits et services en rapport avec le bien-être et la santé, fait l’objet de plusieurs controverses en Belgique et à l’étranger. “Nous sommes sollicités pour des demandes d’informations la concernant depuis plusieurs mois, nous avons donc décidé de nous intéresser à son organisation“, explique Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN. En lisant la fiche du CIAOSN, on comprend pourquoi Emergences International Inc. et son président suscitent l’intérêt des organisations de lutte contre les dérives sectaires belges et françaises, mais également canadiennes.” [DHNET.BE]
Le CIAOSN est le centre fédéral belge [attaché au SPF Justice] créé par loi du 2 juin 1998 donnant suite à une des recommandations de l’enquête parlementaire “visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratique illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âges.“
L’Etat belge ne reconnaît pas de religionsmais des cultes. Les sept cultes reconnus sont les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. L’Etat belge reconnaît, avec des effets semblables, la laïcité comme organisation philosophique non confessionnelle. D’autres “religions” actives en Belgique, minoritaires, ne bénéficient pas de cette reconnaissance formelle. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles n’ont pas le droit d’exister. Ces religions minoritaires non reconnues bénéficient de la liberté de penser, de croyance et de religion. Seule une étude préalable peut mener à une qualification éventuelle de certains de ces mouvements comme sectaires. La loi du 2 juin 1998 définit les “organisations sectaires nuisibles” comme étant “tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine” (art. 2). Cette définition est une notion intermédiaire entre celle de “secte“, dans sa signification neutre, et celle d'”organisation criminelle“, évidemment nuisible. Le critère fondamental pour pouvoir parler d'”organisations sectaires nuisibles” est l’infraction à la loi ou la violation des droits de l’homme : “Le caractère nuisible d’un groupement sectaire est examiné sur base des principes contenus dans la Constitution, les lois, décrets et ordonnances et les conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme ratifiées par la Belgique” (Ibid., art. 2).
Dans notre charte figure le soutien indéfectible à la liberté absolue de conscience. C’est pourquoi, la phrase de Simone Weil (“Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement“) nous invite à parler de Mein Kampf, des intégrismes de tous bords ou de Jean-Jacques Crèvecœur au même titre que de Jacques Dufresne, de laïcité ou d’Umberto Eco. Si notre sympathie individuelle va aux seconds, il nous est important aussi de susciter le débat sur les premiers : c’est sur le secret et les non-dits que se nourrit l’obscurantisme et… l’intolérable.
Si nous parlons donc de Jean-Jacques Crèvecœur sérieusement (en utilisant d’ailleurs plusieurs de ses dispositifs d’influence : référence à des autorités, imagerie, liens vers sites officiels…) et nous veillons à documenter le débat à propos de ses agissements, nous vous offrons aussi le plaisir jubilatoire de sa caricature concoctée par les Snuls : il en va de notre liberté d’expression !
Du coup, pourquoi ne pas appliquer aux vidéos (sérieuses ou parodiques comme celle-ci) le filtre qu’un magazine pour ados propose à ses lecteurs ?
“On parle de 1 O à 15 % de Français qui seraient complotistes. Bref, les complotistes étant nombreux, tu as une forte chance d’en rencontrer. Heureusement, certains indices permettent de repérer un complotiste pour éviter d’entrer dans des discussions qui peuvent vite virer au vinaigre :
On ne peut pas discuter de façon rationnelle avec lui ;
De toute façon si tu n’es pas d’accord avec lui, c’est que tu fais partie du complot ;
Il répond à côté des questions qu’on lui pose, jamais sur le fond ;
Il abuse de formules de type “c’est prouvé”, “la science le dit”, “on a effacé les preuves” et de chiffres farfelus ou qu’il interprète à sa façon ;
Il te dit que c’est à toi de prouver qu’il a tort (ce qui est quasi impossible) ;
Il est obsédé par la question “à qui profite le crime ?” ;
Il accumule des détails qui pourraient bien être des coïncidences, comme si chacun était une preuve accablante ;
Il fait partie d’une communauté soudée, qu’il cite régulièrement ;
Il est fier de ne pas penser comme tout le monde, affiche même un petit sentiment de supériorité…” [d’après SAVOIRDEVENIR.NET]
L’illustration de l’article est extraite du blog l’EXTRACTEUR, site édité par un “collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé, de médecine, d’alimentation. Soutien aux victimes avant tout.“
Le Collectif Laïcité Yallah a publié une carte blanche dans LESOIR.BE du la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice” et que la complaisance politique envers des intégristes religieux de tous poils (dans leur cas, leurs préoccupations s’adressent aux religieux musulmans) est moins une option sociétale que l’expression d’une “chasse aux votes“. Le débat est ouvert…
Carte blanche
“Aujourd’hui, des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux, soutenant de facto le patriarcat musulman qui n’a rien d’émancipateur. Comment certains politiques ont-ils pu laisser filer le débat sur la neutralité dans une si mauvaise direction ?
La saga judiciaire de l’ordonnance condamnant la STIB est devenue le symbole d’une Belgique confuse, sur le point de renoncer à l’absolu principe de la neutralité de l’Etat sous le fallacieux prétexte : du respect de la diversité. La position du PS, autrefois fer de lance d’une laïcité assumée, a pâli. Que restera-t-il de cette neutralité dépecée au gré des tractations d’arrière-boutique ? Que deviendra l’expression de la diversité réduite au seul voile islamique ? A-t-on pensé aux conséquences sur les autres femmes musulmanes ayant choisi de vivre leurs convictions dans la modération, en conformité avec leur époque ? Ah la diversité, mais laquelle ? Pas celle que nous incarnons, en tout cas, dont l’horizon se confond avec celui de l’émancipation humaine. Toutes et tous égaux en dignité et en droits ! La neutralité de l’État n’est ni plus exclusive ni moins inclusive. Elle se suffit à elle-même et ne peut être envisagée d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres. C’est un principe constitutionnel tangible qui s’applique indistinctement à l’ensemble des employés de la fonction publique pour garantir son impartialité.
Un patriarcat renforcé
Alors, n’inversons pas les postures ! Ce n’est tout de même pas la neutralité qui établit une discrimination envers les femmes mais plutôt une interprétation rigoriste de l’islam qui postule que leurs cheveux et leurs corps réveillent la libido des hommes, incapables de se contrôler. Pures et impures, telle est donc la portée du voile islamique qui crée deux catégories de femmes y compris parmi les musulmanes elles-mêmes. Des musulmans dont nous sommes refusent d’être amalgamés à cette vision caricaturale d’un autre âge. C’est cette conception des rapports entre les femmes et les hommes qu’il s’agit de déconstruire et de dépasser en maintenant une frontière étanche entre le sacré et le profane. Pourtant en nommant Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Sarah Schlitz entretient les pires stéréotypes, flatte la domination masculine et renforce le patriarcat musulman. Cette nomination est révélatrice d’un mal profond, le relativisme culturel, qui ronge une partie de la gauche depuis longtemps.
La courte échelle faite à des communautaristes religieux
Pour tout avouer, nous vivons avec le sentiment d’être des proies, et parfois même des proies faciles, sacrifiées, sur l’autel du communautarisme. Qu’importe, nous continuerons à exercer notre citoyenneté. Nous savons parfaitement ce qu’il en coûte pour une femme de choisir sa propre vie, ici même, dans la capitale européenne. Certaines de nos membres ont subi des mariages forcés à l’âge de 14 ans, la brutalité d’un père ou d’un frère, la violence conjugale, l’omerta de la famille vis-à-vis d’un conjoint violent, des menaces de mort en cas de divorce, le chantage affectif puis le rejet familial. Sur leurs lieux de travail tout comme dans leurs espaces de vie, certains parmi nous sont confrontés à un climat d’intimidation et de harcèlement du simple fait de vivre leur héritage musulman d’une façon paisible ou détaché. Nos enfants ne sont pas épargnés. Surtout lorsque certains de leurs camarades partageant les mêmes origines qu’eux se voient investis d’une mission ô combien importante : chasser les kouffar (mécréants) ! Une simple discussion dans une cour d’école peut tourner au vinaigre. “Ton père ne fait pas la prière, c’est un kafer (mécréant) ? Ta mère ne porte pas le voile : c’est une pute !” Dans certains quartiers de Bruxelles, la force du groupe est tel que sortir la tête nue, porter une jupe au-dessus des genoux, ne pas suivre le rituel du mois de ramadan publiquement sont des actes héroïques. Nous avons surmonté des menaces, des deuils et remporté des victoires. D’abord sur nous-mêmes. Dépassant peur et colère. Aujourd’hui, nous accompagnons des plus jeunes dans leur quête de liberté dont les vies sont ravagées par le communautarisme ethnique et religieux. On serait même étonné par l’ampleur de ces phénomènes tus, sous-estimés et sous-documentés.
Une fuite en avant politique
Comment peut-on envisager, aujourd’hui, que notre destinée collective puisse s’éloigner de ce mouvement de sécularisation de la société et de l’Etat dont les retombées positives, réelles mais certes, insuffisantes, ne cessent de contribuer à améliorer nos vies ? Une telle situation est le résultat, fort complexe, de toutes une longue série de renoncements et d’abandon. C’est l’histoire d’une fuite en avant politique, d’une double trahison, d’une angoisse (panique) électorale à peine dissimulée et d’une certaine tiédeur à incarner la laïcité. Il faudra bien, un jour, entreprendre l’analyse d’une telle dérive aussi vertigineuse. On y découvrira sans trop faire d’efforts qu’à force de flatter les pires égoïsmes, le sens du collectif s’est étiolé. Il n’y a que les intérêts qui comptent. Et ceux de certains partis politiques plus que d’autres. Tout compte fait, la comptabilité des voix est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien d’autre à défendre.
Sommes-nous, déjà, soumis à notre insu aux aléas d’une infernale campagne électorale avec Bruxelles en ligne de mire ? Est-ce à dire qu’à l’approche d’une telle échéance, la chasse ouverte au vote musulman dispenserait certaines formations politiques du respect élémentaire envers l’ensemble des électeurs ? D’ailleurs, quel rôle pour un parlement alors que des élus manœuvrent pour court-circuiter ses instances, sans la moindre gêne, confiant ainsi aux tribunaux des responsabilités qui les dépassent et qu’eux-mêmes ont renoncé à assumer ? Dès lors, comment établir un lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Le décrochage serait-il en passe de devenir un moindre mal, un réflexe refuge ? Pourquoi s’étonner de la vertigineuse ascension des extrêmes lorsque des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux ? Comment s’y retrouver lorsqu’une commissaire à l’égalité entre les femmes et les hommes affiche ostensiblement un parti pris en faveur d’une interprétation rigoriste de l’islam. Le patriarcat musulman n’a rien de glamour, ni de progressiste. Même avec un verni écolo, le patriarcat musulman reste du patriarcat.”
COLLECTIF LAÏCITE YALLAH. “La Belgique, comme bon nombre de pays européens, souffre d’un mal profond, le communautarisme. Qu’il soit ethnique ou religieux, ses répercussions sont largement connues et documentées. Terreau fertile du délitement du lien social, force est de constater que le réflexe du repli identitaire gagne, de plus en plus de terrain, sans que des solutions viables ne soient envisagées. C’est comme si nous n’avions pas encore pris collectivement la mesure de cet enjeu de société. Pourtant l’ensemble du corps social est éprouvé par les dérives communautaristes et le clientélisme de certains partis politiques. Surtout ces dernières années, avec la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme avec une percée des partis d’extrême droite et une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers. Lorsque la communauté nationale n’est vue qu’à travers une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, le citoyen devient l’otage de sa supposée communauté d’appartenance. Comment exercer son libre arbitre? Que reste-t-il, alors, de la citoyenneté, seul moteur d’un vivre ensemble harmonieux? Comment ne pas être sensible à la solitude et à l’isolement de celles et ceux qui choisissent d’exercer leur libre arbitre, de rompre avec la norme imposée par l’assignation identitaire? Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, le Collectif Laïcité Yallah a pour objectifs de :
partager la vision de citoyens laïques, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman,
proposer des mesures pour combattre le communautarisme ethnique et religieux,
lancer un large appel à la mobilisation à l’échelle européenne
et exprimer la solidarité à l’endroit des personnes qui se battent courageusement dans le monde contre les mouvements et les régimes autoritaires ou absolutistes faisant de l’islam une religion d’État.”
MAI 2021. Le Centre d’Action Laïque publie les résultats d’une enquête sur les difficultés d’aborder certains sujets à l’école…
“La mort de Samuel Paty, professeur d’histoire-géographie à Conflans-Sainte-Honorine, a suscité la tristesse, l’indignation et la colère. Elle a également remis en relief des formes de violence à l’égard des personnels de l’enseignement.
Quels qu’en soient les degrés, cette violence fait le plus souvent écho à des thématiques sociétales en lien avec le vivre ensemble et le socle de nos valeurs communes : la liberté d’expression et de conscience, la différence entre les faits/les opinions/les croyances, les religions comme faits historiques, la sexualité, ou encore l’égalité femmes-hommes.
Très vite, en particulier sur les réseaux sociaux, le débat public prend alors une tournure violente et clivante, ne laissant aucune place à la nuance et à l’argumentation raisonnée. Ces événements en question peuvent aussi être liés de près ou de loin au contexte scolaire avec des jeunes en plein apprentissage de la citoyenneté et en plein développement de leur esprit critique.
Certains sujets, lorsque abordés avec des enfants et adolescents en classe et en dehors, semblent en effet faire l’objet des remises en question voire des rejets. Certaines de ces expressions semblent également bousculer le corps enseignant. Le savoir scientifique et les progrès éthiques se heurtent-ils en classe aux croyances et aux préjugés, au détriment de toute pensée critique ? Quelles sont les questionnements des acteurs et actrices de terrain à ce sujet et quelles sont les réponses à apporter ?
Le Centre d’Action Laïque a voulu objectiver cette réflexion en donnant la parole aux acteurs et actrices de terrain sur les difficultés rencontrées dans l’enseignement obligatoire, mais aussi sur certaines pratiques qui permettent de prévenir ou désamorcer les situations problématiques. À travers 40 questions, il brosse les constats et les pratiques d’enseignement pour en dégager des pistes de solution basées sur des faits. Cette analyse quantitative et qualitative permet d’ouvrir la réflexion et de dégager des pistes pour favoriser le développement critique des élèves dans un environnement agréable pour les enseignants.
La lecture des réponses à ce questionnaire est instructive à plus d’un titre :
Elle permet avant tout de cerner de manière un peu plus détaillée une réalité et de réfléchir à des pistes concrètes de solution.
Elle pointe un contexte qui évolue et modifie le comportement de professeurs, parfois avec des effets bénéfiques, mais surtout vers un risque d’autocensure lorsque certains sujets sont abordés, en particulier les avancées éthiques et les pratiques démocratiques.
Elle met en évidence la nécessité de doter les enseignants d’outils lors des formations initiale et continue, et les élèves d’une EVRAS (éducation à la vie relationnelle, affective et sexuelle) et d’un cours de philosophie et citoyenneté de deux heures.
“Les grands metteurs en scène – Luis Buñuel, Martin Scorsese, Jean-Luc Godard – se sont souvent intéressés à la religion et très rarement pour caresser les dévots dans le sens du poil. Retour sur cinq films emblématiques qui ont suscité des polémiques et, parfois, ont essuyé les foudres de la censure. Voire pire…
“L’ÂGE D’OR” DE LUIS BUÑUEL (1930)
“Un film injurieux pour la patrie, la famille et la religion“. N’en jetez plus ! En 1930, le Cardinal Jean Verdier, archevêque de Paris de 1929 à 1940, ne mâchait pas ses mots pour fustiger le chef-d’œuvre de Luis Buñuel. Un monument du surréalisme où le cinéaste met en scène plusieurs séquences ostentatoirement blasphématoires dont l’une où le spectateur découvre le Christ, vêtu d’une robe immaculée, au sortir d’une orgie torride où des libertins déchaînés ont donné libre cours à leurs fantasmes sadiens…
Censuré peu après sa sortie dans les salles françaises le 28 novembre 1930, “L’âge d’or“, au fil des décennies, s’imposera comme un grand classique de l’histoire du cinéma. Par la suite, Luis Bunuel, dans sa longue et admirable carrière, s’en prendra de nombreuses fois aux doxa religieuses et aux hypocrisies des institutions cléricales. Notamment dans “Viridiana” (1961, palme d’or au Festival de Cannes) où il représente une Cène blasphématoire où le Christ et ses apôtres sont remplacés par une bande de mendiants. Une scène et Cène évidemment considérées comme « sacrilèges » par le Vatican.
“LA RELIGIEUSE” DE JACQUES RIVETTE (1965)
Contrainte de rentrer au couvent par ses parents, la jeune Suzanne Simonin, dépourvue d’attirance pour la religion, souffre mille maux en subissant les brimades d’une abbesse psychopathe, puis les avances libidineuses d’une seconde mère supérieure… Près de deux siècles après la publication du roman de Diderot, Jacques Rivette, en 1965, adapte La religieuse, dirige Anna Karina dans le rôle titre et ne s’attend pas à déclencher la vindicte des dévots en furie. Erreur ! Une congrégation de religieuses, baptisée, cela ne s’invente pas, “L’union des Supérieures majeures de France” juge, sans en avoir vu une seule image, que l’œuvre du cinéaste de la Nouvelle Vague est “un film blasphématoire qui déshonore les religieuses“. Les autorités suivent et le film de Rivette, en 1966, est interdit de distribution.
Une censure qui déclenche un tollé dans l’univers artistique de l’époque. Jean-Luc Godard, dans les colonnes du Nouvel Observateur, écrit ainsi une lettre ouverte à André Malraux, ministre de la culture, qui fera date. “Je suis sûr, écrit Godard, que vous ne comprendrez rien à cette lettre où je vous parle pour la dernière fois, submergé de haine. Pas d’avantage vous ne comprendrez pourquoi dorénavant, j’aurai peur de vous serrer la main même en silence“. Il faudra attendre 1967 pour que le film sorte dans quelques salles parisiennes. Et… 1975 pour que la décision d’annuler la censure soit prise par le Conseil d’Etat.
“LA VIE DE BRIAN“, DES MONTY PYTHON (1979)
Le dénommé Brian Cohen naît dans une étable voisine de celle du vrai Jésus de Nazareth, et est honoré par erreur par les rois mages. De quoi bouleverser le destin d’une humanité qui n’aime rien tant que prier… Comment se moquer de la religion, de l’aveuglement fanatique, des marchands du temple et des intégristes de tous poils ? La bande libertaire des Monty Python répond à la question en 1979 dans cette comédie délirante qui, comme il se doit, ne respecte rien ni personne. Pas même le châtiment de la crucifixion qui n’est pas si redoutable puisqu’il donne l’occasion, dixit un personnage, de “souffrir en plein air“. Evidemment considéré comme blasphématoire par certains (le film, par exemple, fut interdit pendant huit ans dans la prude Irlande), “La vie de Brian” connut néanmoins un important succès partout dans le monde et ses auteurs ne furent menacés de représailles par personne.
Qu’adviendrait-il de nos tristes jours régressifs si de nouveaux Monty Python envisageaient de tourner une comédie de ce genre sur l’hystérie religieuse ? Des producteurs se risqueraient-ils à la financer ? Les mêmes questions se posent pour feu les blasphémateurs français Jean Yanne (“Tout le monde il est beau, tout le monde il est gentil“) ou Jean-Pierre Mocky (auteur, entre autres, de l’anticlérical “Le miraculé“) qui, en leur temps, se sont amusés à stigmatiser l’intolérance religieuse.
“JE VOUS SALUE MARIE” , DE JEAN-LUC GODARD (1985)
Jean-Luc Godard (CH) ne fait jamais rien comme tout le monde. La preuve avec ce film où il réinvente à sa guise l’histoire de la Nativité et des parents de Jésus en faisant de Marie une étudiante passionnée par le basket et bossant dans une station-service et de Joseph un chauffeur de taxi marginal… Pas de quoi fouetter un bigot ? Ce n’est pas l’avis des intégristes qui se déchaînent contre le film. En premier lieu, les membres de “l’AGRIF” (“Alliance Générale contre le Racisme et pour le respect de l’Identité Française et chrétienne“) qui organisent des manifestations et sit-in devant les salles obscures qui projettent le film. Trois ans plus tard, les activistes intégristes, en guerre contre les images prétendument blasphématoires, feront parler d’eux plus violemment encore.
“LA DERNIÈRE TENTATION DU CHRIST“, DE MARTIN SCORSESE (1988)
Martin Scorsese n’a jamais fait mystère de sa foi catholique. Mais, en homme et auteur libre, le cinéaste américain n’aime rien tant que prendre ses libertés avec les textes sacrés et les catéchismes en tout genre… Dans “La dernière tentation du Christ“, Scorsese met ainsi en scène un Jésus qui doute de sa mission en ce bas monde, qui tombe en pâmoison amoureuse pour la prostituée Marie-Madeleine et qui souhaite vivre comme un homme normal.
Déjà objet de vives polémiques lors de sa production, le film, incarné par l’impérial Willem Dafoe, est vilipendé à l’heure de son exploitation et déclenche la fureur des intégristes partout dans le monde. Lors de sa diffusion au Festival de Venise, le cinéaste Franco Zeffirelli, connu pour ses opinions obscurantistes, juge ainsi que le film est un “pur produit de la chienlit culturelle juive de Los Angeles qui guette la moindre occasion de s’attaquer au monde chrétien“. En France, en guise de sinistre point d’orgue, un incendie provoqué par des catholiques traditionalistes frappe le cinéma Saint-Michel à Paris le 22 octobre 1988. Treize spectateurs sont blessés. La conséquence implacable d’une campagne de propagande qui entendait empêcher la sortie du film au nom du “respect des croyances“. Un refrain qui, malheureusement, est plus que jamais d’actualité…”
“Le “Oui, mais” à la liberté d’expression revient sous diverses plumes, à croire que cette dernière est la cause des crimes commis au nom d’une religion prise en otage. Et si l’on en finissait avec cette version caricaturale ?
Dans sa grande générosité, Le Monde publie presque chaque jour un papier signé d’une (ou de plusieurs) éminence(s) intellectuelle(s) désireuses de nous expliquer que oui, sans doute, la liberté d’expression, c’est bien, mais à condition de ne pas y avoir recours, ou alors avec des pincettes, afin de ne pas choquer ceux qui y réagissent comme un chat échaudé.
William Marx, professeur au Collège de France, publie un article intitulé : « L’allergie au fait religieux est une erreur intellectuelle et une faute politique ». Dit comme ça, on acquiescerait volontiers au propos. Mais où le respectable professeur a-t-il vu le début du commencement d’une quelconque « allergie au fait religieux » ? S’il pense à la France, il se trompe de route, sauf à la décrire avec les lunettes déformantes de la presse américaine.
C’est d’ailleurs ce qu’il fait, toute honte bue. Une fois condamnée la décapitation de Samuel Paty, William Marx explique que la caricature, c’est de la dynamite, et qu’il faut la manier avec précaution. Il en déduit qu’elle n’est « compréhensible que dans le cadre d’une communauté qui en partage les codes symboliques et les attendus idéologiques ». Et d’ajouter : « En dehors de ce cadre, elle apparaîtra nécessairement déplacée, voire offensante et agressive ».
L’OBSCURANTISME EN FACE
Bref, le coupable, ce n’est pas l’islamiste qui veut assassiner le mécréant, mais le dessinateur qui le provoque en ne respectant pas les codes idéologiques en vigueur dans sa « communauté ». C’est gentil pour Charb et ses potes abattus. Charlie-Hebdo doit donc fermer boutique pour ne pas déranger les enfants spirituels des frères Kouachi. De même, on bannira des devantures les livres de Salman Rushdie ou de Taslima Nasreen, qui ont osé critiquer l’islam avec des mots, ce qui n’est pas davantage tolérable.
Bien placée pour savoir ce qu’il en coûte d’affronter l’obscurantisme des fous de Dieu, Taslima Nasreen a écrit : « La crainte d’offenser les musulmans et le monde islamique a maintenu l’islam à l’écart de l’examen critique auquel d’autres religions sont soumises. Or, aucun pays ne peut devenir civilisé sans critique des pratiques dogmatiques des religions ». Qu’en pense William Marx ?
Jacob Rogozinski, professeur à la faculté de philosophe de Strasbourg, a pris lui aussi la plume pour publier dans le quotidien du soir une tribune où il affirme : « Nous sommes victimes de ce qu’il faut bien appeler l’aveuglement des Lumières ». Tiens donc. Ceux qui se réclament des Lumières du XVIIIe siècle ont donc du sang sur les mains ? Auraient-ils assassiné des musulmans en train de prier dans une mosquée ou assistant à un spectacle au Bataclan ? Des noms !
L’ART DE BLANCHIR LES INTÉGRISTES
Pour le professeur, la cause est entendue : « Nous n’arrivons pas à concevoir que l’exercice de notre liberté d’expression puisse être perçu comme une offense, non seulement par une minorité de fanatiques, mais aussi par un grand nombre de croyants pacifiques et de bonne volonté. Nous ne parvenons pas à comprendre leur colère, parce que la plupart d’entre nous ont cessé de croire, ou du moins de partager ce mode particulier de croyance que l’on nomme une religion. Que la caricature d’un prophète puisse injurier et humilier des millions d’hommes, cela nous est devenu incompréhensible ».
Bref, c’est « notre » faute, et pas celle des intégristes qui ont pris en otages une religion au nom de laquelle ils arment le bras des tueurs. En vertu de quoi Jacob Rogozinski fait de tous les musulmans des adeptes, volontaires ou nom, du djihadisme. Et s’ils en sont les premières victimes, cher Professeur, c’est à cause de quelle « offense » ?
On pourrait poser la même question à Olivier Mongin (ancien directeur de la revue Esprit) et à Jean-Louis Schlegel (ancien directeur de la rédaction de la revue Esprit). Tous deux ont signé dans Le Monde un article titré : « Les défenseurs de la caricature à tous vents sont aveugles aux conséquences de la mondialisation ». Mais où ces deux vénérables intellectuels ont-ils perçu une « caricature à tous vents » ? Que l’on sache, Charlie n’a pas le statut de La Pravda du temps de l’URSS. Sa lecture n’est obligatoire nulle part, ni à l’école primaire, ni au lycée, ni en entreprise ni en EHPAD.
LE RELIGIEUSEMENT CORRECT
En vérité, cette présentation caricaturale (c’est le cas de le dire) a uniquement pour but d’enfoncer le clou du religieusement correct selon lequel la République, par le biais de la liberté d’expression, affirmerait « une supériorité qui ne lui interdit pas de piétiner sans problème de conscience excessif le droit des pauvres qui ne connaissent pas encore les principes républicains ». On croirait lire un texte des pseudo « Indigènes de la République ». Mais non. Le pensum est bien signé de deux éminents représentants de l’intelligentsia catholique prêts à battre leur coulpe pour être natifs d’un pays qui a osé véhiculer des images jugées blasphématoires en d’autres contrées, où « même les non-cultivés ont un accès direct ou indirect à ces images… tout en étant incapables d’en comprendre le sens ».
On passera sur le côté méprisant du propos pour n’en retenir que le fond. Il revient à s’aligner sur le moins-disant culturel comme on le fait dans le domaine social avec la mondialisation qui permet de chercher les bras les moins onéreux. Après le dumping salarial, voilà le dumping culturel. Avec un tel raisonnement, il faudrait également bannir la laïcité, l’égalité hommes femmes ou les droits des homosexuels, afin de ne choquer personne, et surtout pas les « non-cultivés », comme on dit chez les cultivés.
Il y a là un non-dit gros comme un monument religieux, de quelque obédience qu’il soit. Sous prétexte de ne pas déranger les âmes fragiles de certains pays, Olivier Mongin et Jean-Louis Schlegel expriment la rancœur sourde de ceux qui rêvent d’une liberté d’expression réduite à un slogan vide de contenu. La cohorte des gens qui se réclament de la gauche mais font copain-copain avec l’islam politique en lui trouvant des circonstances atténuantes est ainsi rejointe par les bigots de toutes les Églises, qui communient en cœur contre l’un des principes fondamentaux de la République. Amen.
ÉTRANGES RELAIS
Peu après l’attaque djihadiste commise contre trois fidèles d’une église de son diocèse, l’évêque de Nice lançait, dans un entretien à Nice-Matin : « Non, je ne suis pas Charlie, je suis André Marceau! ». Et d’ajouter : « Certes la liberté d’expression est sacrée en France, mais que chacun s’assume. Il y a des identités qu’on ne peut pas trop bafouer à la légère ». C’est le « Oui mais » identitaire.
Peu après, l’évêque de Toulouse, Robert Le Gall, expliquait sur une radio : « On ne se moque pas impunément des religions ». Jugeant que « la liberté d’expression atteint ses limites », il précisait qu’à ses yeux « on jette de l’huile sur le feu » avec les caricatures. L’archevêque d’Albi, Jean Legrez, rajoutait une louche d’eau bénite en posant cette question : « Comment croire que la quintessence de l’esprit français réside dans la vulgarité et la malveillance ? ». C’est le « Oui, mais » spirituel.
En somme, l’ennemi d’où vient tout le mal s’appelle la liberté d’expression. Pourtant, cette dernière est parfaitement encadrée par la loi afin d’éviter tous les débordements racistes, xénophobes ou injurieux. Mais il est des gens qui se drapent dans leur dignité offensée (ou prétendue telle) pour prôner une version rabougrie de cet acquis inestimable, en trouvant parfois des relais idéologiques là où ne les attend pas.”
Le jour où j’ai appris la mort de Samuel Paty, l’assassinat d’un enseignant parce qu’il avait « osé » pour enseigner la liberté d’expression, montrer à ses élèves des caricatures de Mahomet, j’ai posté sur les réseaux sociaux une caricature. J’ai choisi parmi tant d’autres une vieille couverture de Charlie. On y voit trois rouleaux de papier toilette, qui déroulent l’enseignement des trois monothéismes, avec pour titre grossier “Aux chiottes toutes les religions !”. Si la plupart des gens ont compris ce que je cherchais à exprimer par la reproduction de ce dessin de Cabu, la réaction de certains m’a invitée à réfléchir.
Entre les messages d’athées militants qui me congratulaient : “Bravo ! Quel courage pour un rabbin d’admettre enfin la vérité !” et ceux de croyants offusqués qui me disaient : “Eh ben bravo ! Quelle honte pour un rabbin de cracher ainsi sur toutes les religions !“, la confusion était finalement la même : les uns et les autres pensaient que j’étais ce que je postais…
Ravis ou choqués, tous avaient lu ce post au premier degré. Aucun d’eux, cinq ans après janvier 2015, ne percevait apparemment la différence entre le message littéral d’une caricature (auquel on peut individuellement adhérer ou pas) et le devoir collectif de lutter pour son absolue légitimité dans l’espace public, quelle que soit notre croyance.
Alors voilà comment, en 2020, nous devons encore le dire : une société libre garantit à chacun la possibilité de penser, de rire, et de poster contre soi. Cela implique d’accepter pour réfléchir de s’offusquer et de se faire violence. Tout débat qui nous élève fait violence à nos idées, précisément pour ne pas faire violence à des hommes. La différence est assez simple. Elle passe par la distance critique et par l’auto-dérision. Et peu importe en quoi on croit, elle dit toujours en substance : “Aux chiottes le premier degré !“.
“Elle est à la fois l’une des rares femmes rabbins de France, une ardente défenseure de la laïcité et une intellectuelle engagée dans le dialogue avec le monde musulman. Entretien avec l’auteure de Comprendre le monde, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty.
Madame Figaro. – Dans une tribune publiée hier sur votre site Tenou’a, vous défendez, au nom de la liberté d’expression, l’idée de penser contre soi. Qu’est-ce que ça veut dire ?
Delphine Horvilleur. – Ce post est né après que j’ai publié une caricature de Charlie Hebdo pour réagir à l’assassinat de Samuel Paty. Il s’agit d’une vieille couverture sur laquelle on voit les trois religions (catholique, musulmane et juive, NDLR) inscrites sur du papier toilette déroulé, et titrée «Aux chiottes toutes les religions !». J’ai volontairement choisi cette caricature où il était question d’une critique des trois religions, parce que je crois qu’on est dans un moment où les leaders religieux doivent être capables d’incarner une auto-critique. Et j’ai été très étonnée de voir que beaucoup de gens l’ont pris au premier degré. Quand certains, athées convaincus, m’ont dit «vous avez enfin compris, les religions sont toutes à jeter», d’autres ont été choqués que, en tant que rabbin, j’attaque les religions. Ce qui m’a le plus troublée, c’est de m’apercevoir que beaucoup pensent qu’on est ce que l’on poste ; c’est de voir que beaucoup ne sont pas capables de faire preuve de deuxième degré à un moment où on devrait tous publier ces caricatures, pas pour dire qu’on est d’accord avec leur message littéral, ni d’ailleurs nécessairement avec leur message caché, mais pour dire à quel point on luttera, et on luttera jusqu’au bout, pour qu’elles aient le droit d’exister sur la place publique, et pour qu’elles continuent de raconter quelque chose de notre société et de notre histoire.
Dans votre post, vous affirmez qu’«une société libre passe par la distance critique et par l’autodérision». Cette autodérision et cette prise de distance dont vous parlez, qu’en a-t-on fait ?
Le propre des moments de crise est qu’on les vit comme des citadelles assiégées, sur un mode de défiance. On devient suspicieux à l’égard de tous ceux qui expriment des critiques, jusqu’à devenir nous-mêmes incapables d’autocritique. On voit bien ce qu’il s’est passé vis-à-vis de l’humour ces dernières années. On fait partie d’une génération où l’on pouvait regarder, ados, des sketches qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui. Pas parce qu’on a moins d’humour mais parce qu’on a pris conscience que dans un contexte de crise et de tension identitaires, on peut continuer à rire de tout, mais plus avec tout le monde. Et cela a un impact sur notre capacité de mise à distance des événements.
C’est-à-dire ?
Désormais, on hésite à rire, on ne sait plus de quoi on peut rire, qui va se vexer, qui va être offensé, offusqué. Caroline Fourest est très juste quand elle parle de cette génération offensée, on vit dans un monde dans lequel les gens ne tendent plus l’oreille qu’à l’offense qu’on leur impose, pas à la contradiction. Alors qu’il n’y a rien qui nous fasse plus grandir que d’être contredit, que de penser contre soi. C’est là où le symbole de l’assassinat d’un enseignant de la République est si fort et bouleversant pour tant d’entre nous. On sait au fond de nous que c’est ce que l’école nous promettait qu’elle allait nous apprendre : penser contre nous-même. On arrive enfant avec un bagage, culturel, identitaire, religieux, et l’école nous aide à l’interroger.
Il faudrait donc réapprivoiser, ou réaffirmer, cet esprit critique…
Il faut surtout s’assurer de ne pas y renoncer, et ce dans tous les domaines de nos vies. C’est très difficile à enseigner. À l’école, cela passe avant tout par l’histoire, cette matière qu’enseignait justement Samuel Paty. Rien ne nous apprend mieux la théologie que l’histoire ; on ne peut tout simplement pas comprendre sa religion si on ne comprend pas par quoi et par qui elle a été influencée, et pourquoi elle est le produit des temps et des espaces qu’elle a traversés. Quand on sera capables de raconter nos histoires religieuses à travers les influences qu’elles ont subies, on aura un outil formidable pour lutter contre le fondamentalisme religieux. Parce que ce qui colle à la peau de tous les fondamentalistes quels qu’ils soient, c’est qu’ils sont tous allergiques à l’histoire. Ils sont tous chronophobes, détestent tous l’idée que leur religion a pu évoluer, qu’elle a pu être influencée par d’autres, parce que cela va à l’encontre de leur obsession pour la pureté, la pureté des corps, la pureté des femmes, la pureté des pratiques, la pureté de leur histoire. Si vous commencez à leur expliquer à quel point leur religion est emprunte d’influences extérieures et conditionnée par un contexte, alors vous avez avec vous un outil extrêmement puissant de destruction de leur discours.
Il y a eu les tueries de Toulouse et Montauban en mars 2012, l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015, celui du Bataclan en novembre, puis celui du 14 juillet 2016 à Nice, l’assassinat du père Hamel… Et aujourd’hui celui de Samuel Paty. Comme à chaque fois, on assiste à un sursaut d’humanisme. Et aujourd’hui, peut-être, à un tournant dans la prise de conscience ?
J’adorerais pouvoir vous dire oui. Le danger, c’est qu’il y ait une retombée d’émotions. La date de la rentrée scolaire, le 2 novembre prochain, est très critique pour notre société. Parce qu’un peu de temps aura passé, l’émotion sera retombée, et là on verra vraiment ce que l’on fait. Mettre tout sous le tapis et regarder ailleurs peut paraître impensable, et pourtant on sait qu’on l’a déjà fait en plein d’occasions. D’autant qu’on va être rattrapés par d’autres actualités, la question du reconfinement ou pas, le couvre-feu, la psychologie des enfants, la contamination des familles… Il va y avoir d’autres urgences et la vraie question, c’est comment on va être capable de s’astreindre à une forme de discipline d’enseignement qui se joue à l’école, certes, mais aussi dans la façon dont les parents vont parler à leurs enfants le jour de la rentrée, dans la manière qu’on aura tous de ne faire qu’un, et d’admettre qu’il y a des valeurs sur lesquelles on ne transigera pas.
Que faire de cette colère qui traverse la France depuis vendredi ?
La colère, c’est comme la peur. La peur peut susciter ou au contraire inhiber l’action. La colère, c’est pareil, elle peut vous enfermer un peu plus sur vous-même, avec un ressentiment qui débouchera toujours sur de la haine ; ou alors elle peut vous mener à l’action. Il faut que chacun d’entre nous, dans son domaine des possibles, se pose la question de quelle alliance il crée, de ce qu’il décide de faire ou de ne plus faire.
Que penser des réseaux sociaux, cet endroit où l’on est finalement au summum de la liberté d’expression, mais «où la haine s’étale aussi sans filtre» comme le dit Leïla Slimani ?
Sans aucun doute, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans l’appauvrissement de la pensée, en nous invitant continuellement à simplifier nos messages, en ne tolérant plus quoi que ce soit qui serait implicite, en nous permettant de constituer des communautés autour de nous, des gens qui pensent comme nous, qui votent comme nous, qui lisent les mêmes livres, qui ont les mêmes références culturelles… En réalité, on a anéanti, ou on est en phase d’anéantissement, du débat possible entre nos cultures. L’autre problème, c’est que le jeunes s’informent sur les réseaux sociaux. Ils croient que quand c’est sur une chaîne YouTube c’est vrai. Un point crucial à travailler avec l’école, c’est de les faire se questionner sur leurs sources d’information. À une époque, on disait «d’où tu parles, toi ?» Et en fait, le «d’où tu parles», il est génial, parce que c’est exactement la question qu’il faut poser aux jeunes aujourd’hui : d’où tu parles ? D’où détiens-tu l’information qui te permet de dire ce que tu dis ?
Comment expliquer que la jeunesse, si libre au XXIe siècle, puisse tomber dans le panneau du fondamentalisme religieux ?
Refuser la complexité du monde, c’est toujours tentant. Il y a quelque chose de radical dans la simplification du débat, et la radicalité a toujours tenté la jeunesse, et c’est normal. Il y a d’ailleurs une responsabilité très forte des modèles de la jeunesse, les animateurs de télévision, les youtubeurs, les influenceurs, les sportifs… Qui n’apportent pas la subtilité, la complexité, l’humour fin, et, je le redis, l’esprit critique, dont les jeunes ont besoin. Il y a une expression qu’on a beaucoup entendue dans la jeunesse ces dernières années : «tu me manques de respect». C’est intéressant de réfléchir à ça. Qu’est-ce que c’est que de respecter quelqu’un ? C’est savoir le contredire, le plus souvent. Protéger à tout prix quelqu’un d’une autocritique, c’est, au contraire, lui manquer de respect. C’est considérer qu’il est trop infantile, ou sous-développé, pour être capable de faire face à un questionnement, à une interrogation de ses repères.
À travers votre discours, on comprend aussi qu’il y a cet enjeu de croire en la laïcité tout en étant croyant (religieusement)…
Beaucoup de gens ont l’impression qu’on est laïque ou religieux, qu’on est croyant ou pas croyant. C’est comme s’il fallait choisir entre la science et la religion, c’est absurde. Pour moi, la laïcité et l’attachement à une religion cohabitent parfaitement. Je reconnais à la laïcité la bénédiction de me permettre de vivre la religion telle que je la vis. Je me sens profondément attachée à la laïcité parce que pour moi, elle est un cadre qui permet qu’aucune conviction, aucune croyance et aucun dogme ne sature l’espace dans lequel je vis. La laïcité est une garantie d’oxygénation permanente parce qu’il y a toujours un espace autour de moi qui reste vide de ma croyance ou de celle de mon voisin. Pour beaucoup, et on en revient à l’appauvrissement de la pensée et du vocabulaire, la laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été.
Depuis l’attentat, on entend çà et là des gens dire : les hommages c’est bien, maintenant, il faut du courage. «Ça ne peut plus se passer dans le pacifisme», dit Elisabeth Badinter. Quel est votre sentiment sur ce point ?
Il n’est pas question aujourd’hui d’être pacifiste, ou de baisser les bras, ou de trouver un compromis avec des assassins. Il y a un combat à mener, et comme dans tous les combats, y compris dans les combats militaires, il faut penser les alliances. Il n’y aurait rien de pire que de se tromper d’ennemi, et de commencer à se déchirer entre gens qui sont d’accord sur le fond, mais peut-être pas nécessairement sur la forme que doit prendre ce combat. Aujourd’hui, l’enjeu est là, il est dans comment on fait pour trouver des alliances qui soient salutaires, tout en étant conscient, lucide, que oui, nous sommes en guerre.”
Les cartes sont rebattues : une artiste afro-cubaine (Harmonia, de son prénom : cela ne s’invente pas !) crée un débat plein d’espoir, en détournant l’oeuvre de Michel-Ange et en proposant une déesse créatrice noire ; le pergélisol sibérien fond à vue d’oeil et pourrait libérer des virus inconnus ; une partie des dirigeants de ce monde se laissent tenter par l’approche totalitaire ou, à défaut, pratiquent un populisme béat ; ma voisine Josiane est convaincue que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un complot pastafarien ; notre XXIème siècle -que Malraux prévoyait religieux- s’avère franchement intégriste quand il n’est pas simplement puritain ; dans mon potager, la récolte des petites tomates fermes est exceptionnelle, voire anormale ; les consignes de sécurité sanitaire actuelles (plus particulièrement le port systématique du masque) volent à chacun le visage de l’autre, au grand dam posthume d’Emmanel Levinas ; le taux de prolifération des hashtags militants (ex. #mortauxvaches) dépasse largement le nombre des questions vraiment fondamentales et leur diffusion filtrée par les algorithmes des réseaux sociaux détermine un nombre impressionnant de nouvelles tribus, preuves de l’éclatement de nos sociétés… Est-ce la fin de l’humanité ou les soubresauts d’une civilisation naissante ?
Et Dieu : est-il vraiment mort ?
Cette grande confusion qui règne désormais sur notre quotidien est-elle la marque d’une complexité que nous n’avons pas encore pu digérer ou, plus simplement : le dieu est-il mort ? En fait oui, “Dieu est mort”, nous raconte Nietzsche dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra (1885, récemment ré-édité chez Flammarion en ‘Mille et une pages’) :
Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « […] Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »
Nous sommes à la fin du XIXème siècle quand Friedrich Nietzsche publie ceci. On imagine aisément l’accueil qui a été réservé à ce genre de déclarations. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment du Dieu des croyants ?
Patrick Wotling est professeur de philosophie, traducteur de Nietzsche et fondateur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche. Il explique : “Dieu est une image… Nietzsche s’exprime presque toujours de façon imagée, il en joue avec brio, “Dieu” veut dire quelque chose qui possède une épaisseur philosophique. Pourquoi choisir ce mot ? Dieu représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence, et c’est précisément cela que Nietzsche emprunte à la notion de Dieu pour le transporter à l’ensemble de la vie humaine… Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Nietzsche nous dit que ce qu’il y a de sacré, d’intouchable (ce qu’il va appeler techniquement des “valeurs” quand il s’adressera aux philosophes), ces valeurs sont en crise, et même, en train de perdre leur statut de valeurs, de normes, de références…” [source : FRANCECULTURE.FR]
Ce n’est donc pas le Dieu des croyants qui est mort, quelle que soit la couleur de sa peau ou la longueur de sa barbe (tiens, ce serait un homme ?). Et, si c’est à lui que fait référence le saint anachorète rencontré par Zarathoustra dans la forêt, c’est à un dieu d’une autre nature que Nietzsche fait allusion : celui-là même qui synthétise en sa céleste personne “les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident“. Dès lors, pour le philosophe allemand (1844-1900), le surhommequi doit vivre sa plénitude par-delà le bien et le mal se retrouve sans dieu, à savoir : “sans système de référence partagé avec ses semblables qui permette a priori -à l’avance- de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal“.
“Bon sang, mais c’est bien sûr“, conclut l’inspecteur Bougret : quelle qu’en soit la cause, l’impression de chaos que nous vivons serait synonyme d’étiolement de notre confiance “dans les valeurs“. Avec elles, notre cadre de référence disparaît, qui nous rendait si certains d’être dans le bon… ou le mauvais, qui nous permettait d’exclure ou d’accepter, qui nous permettait d’applaudir ou de lyncher. EXIT notre système de référence mais… la perte est-elle si grande ?
Nos références dans le Spectacle : attention, sol glissant !
Alors, comme des marteaux sans maître, allons-nous pleurer la mort du Général (“qui nous avait compris“…) et des valeurs que lui et ses semblables, les Dieux, incarnaient. Allons-nous plonger dans la déprime, faute de législateurs pour notre morale ?
Non, car il semblerait plutôt que l’instinct de conservation nous pousse à rechercher d’autres valeurs, voire d’en inventer de nouvelles, avec tous les risques de dérapage que cela implique ! En plein dans les années 60, un philosophe engagé (aujourd’hui pas très lisible : son style maoiste est pittoresque mais un peu désuet) avait lancé un avertissement qui trouve tout son sens aujourd’hui. Guy Debord (1931-1994) publie en 1967 La société du spectacle, dont il dira : “Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.” Le texte est sidérant de prémonition et Debord y annonce combien La société du spectacle (les réseaux sociaux ?) va devenir notre cadre de référence quotidien, si nous ne veillons pas à garder les pieds sur terre, à rester dans l’expérience plutôt qu’à nous inspirer de ce spectacle organisé, selon lui, par le Capital dans un premier temps, le Spectacle se générant de lui-même ensuite.
Personnellement, je peux témoigner de cette dérive : j’ai un jour failli bénéficier d’une ristourne aussi importante qu’injustifiée chez une pharmacienne, qui m’avait confondu avec le médecin… d’une série télévisée. L’aliénation dénoncée par Debord descendait ainsi dans mon quotidien et c’est un feuilleton télévisé qui servait de cadre de référence à la pharmacienne, qui pourtant me connaissait dans la vie… réelle.
Debord n’était pas le premier lanceur d’alerte en la matière. En 1961 déjà, Daniel J. Boorstin inventait le terme “non-événement” et distinguait clairement les héros qui font preuve dans leurs actes d’un surcroît d’humanité exemplaire, à l’opposé des célébrités qui “sont célèbres parce qu’elles sont connues“. Le tout dans un ouvrage intitulé “Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique” (1962). Comme le commente son éditeur : “selon l’auteur, notre époque ne serait pas celle de l’artifice sans le développement de la démocratie et de son idéal égalitaire, une époque où « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Daniel J. Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. […] Notre société est donc sous le règne de l’artifice et du simulacre et ce, dans tous les domaines, notamment intellectuels et culturels. Le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la ‘soif de connaissance’ des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu’exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l’expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l’illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d’être renommé du fait d’actes héroïques ou grandioses, car n’importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l’actualité.“
Ne pas confondre la caverne de Platon avec la caserne de Platoon
Résumons-nous : par habitude (servitude), nous agissons et décidons de notre quotidien, de notre éthique comme de nos choix de vie, au départ d’idées, de valeurs qui pré-existent à notre expérience. Au moment où nous décidons de ne pas acheter un poulet de batterie dans une grande surface, nous nous justifions par des principes qui existaient avant même que nous décidions de faire un waterzooi pour le souper. C’est un fonctionnement qui est à rapprocher du clan des idéalistes en philosophie : fondateur putatif de l’école en question, Platon a clairement décrit la situation en avançant qu’il existe a priori un monde des idées sublime qui ne nous serait pas directement accessible mais que nous pouvons entrevoir, comme si, assis dos à l’ouverture d’une caverne, nous pouvions voir ces principes sublimes en ombre chinoise sur la paroi de la caverne où nous vivons. Nos actes ne seraient que des avatars concrets de ces idées préexistantes : c’est le mythe de la caverne.
Qu’en est-il alors de la liberté de notre pensée, questionnent d’autres philosophes comme notre Montaigne, qu’en est-il de la sagesse que nous pouvons hériter de l’expérience, de la force née de notre présence à la réalité et de la belle joie ressentie quand notre vie est… à propos ? Pour Montaigne, la souffrance et l’insatisfaction dans la vie nait de notre aliénation, du fait que notre cadre de référence n’est pas (plus) la vie elle-même :
Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos.
Essais, III, 13, De l’expérience
Bien avant Boorstin et Debord, Michel de Montaigne conseille cet à propos qui naît de la lutte permanente contre l’aliénation, contre toutes les idées préconçues qui entachent a priori notre délibération intime : c’est finalement une lourde captivité que de vivre avec un mode d’emploi ou un règlement gravé dans la tête et dans le coeur ! Parlera-t-on du ‘mythe de la caserne’, dans ce cas ? Bon, je sors.
A la lecture délectable des Essais, on réalise combien les principes et les certitudes sont un joug aujourd’hui toxique, en ces temps où notre paradigme a fait le sien (de temps) et où il importe de renouveler notre manière de vivre ensemble. Pour faire le deuil de la mort du dieu, il ne s’agit pas de s’en laisser imposer un nouveau, comme un clou qui chasserait un autre. Et remplacer un dieu par un dictateur ou un gourou ne devrait pas nous rendre très heureux non plus. Nous devrions plutôt en débattrecomme Montaigne lui-même le conseillait, lui qui insistait dans son Essai sur l’art de la conversation (III, 8) : “Nous n’aimons pas la rectification [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.” Parlons-en , débattons-en : demain n’est pas encore programmé…
D’ailleurs, en termes de mort de dieu et de liberté de penser par-delà le bien et le mal, Nietzsche ne s’y était pas trompé et il se déclarait fervent admirateur du philosophe bordelais :
Il n’y a qu’un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c’est Montaigne. Qu’un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j’ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque : “À peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé.” C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre.
Nietzsche, Considérations inactuelles, II, De l’utilité et de
l’inconvénient des études historiques pour la vie (1874)
Vivre à propos, c’est Vertigo tous les jours
Après des siècles de servitude volontaire, nous avons un sentiment un peu tardif de fin du monde. Serait-ce cette pandémie désarmante du COVID-19 qui lève subitement le voile sur une réalité, masquée jusque-là par le “Spectacle”, qu’il nous faut impérativement renouveler ? Et voilà que Nietzsche en profite pour déclarer nos valeurs en mort clinique ! Par quoi les remplacer ? Peut-être suffit-il de les déplacer…
Peut-être la mort du dieu n’est-elle que la fin de notre habitude orthorexique de vivre au départ de règles et de principes pré-établis. Source de tous les conflits, l’idée implique la conformité à l’idée : je décide ceci parce que c’est conforme à mon idée du bon, du juste, du beau ou encore du vrai.
Le vertige commence dès que l’on réfute ces valeurs, dès qu’on établit qu’elles sont juste bonnes pour les herbivores qui n’ont de cesse de les brouter et de les ruminer sans faillir, clouant accessoirement au pilori les carnivores avides de manger le monde : les surhommes/femmes nietzschéens qui vivent par-delà le bien et le mal.
Qu’ont-ils donc entrevu, ces surhumains en forme d’humains qui existent et pensent librement, sevrés des valeurs et soucieux de vivre la qualité de leur relation au monde, leur Dasein (Heidegger), avec pour seul boussole leur satisfaction de vivre (Diel) et leur volonté d’être à propos (Montaigne) ? Comment ont-ils renoncé au monde en deux dimensions sur lequel les humains adolescents projettent leurs passions immatures, pour habiter voluptueusement un monde en trois dimensions, fait de l’expérience de la vie ? Comment se sont-ils abstenu d’y ajouter une quatrième ou une cinquième dimension, là où guettent les dieux, les dictateurs, les gourous et leurs acolytes ?
La réponse est probablement dans la question : se méfier de soi quand on cherche à être conforme à une idée ou une règle et, au contraire, habiter sa vie, son expérience, avec pour seul baromètre sa satisfaction réelle. En d’autres termes : lutter contre les conformismes (les idéalismes) et aligner son fonctionnement sur sa réalité (qui reste à reconquérir). Remplacer l’obéir par le faire, le quoi par le comment…
A quand un mouvement politique profondément novateur qui ne miserait pas sur le commerce des idées et de visions d’avenir plus ou moins frelatées mais tiendrait compte de la complexité de notre vie et mettrait plutôt l’accent sur des modes de fonctionnement dynamiques dans la Cité :
une laïcité intégrale qui laisserait à chacun le choix de ses convictions et n’intégrerait dans le contrat social que le bien commun sans autre régime que celui du citoyen ;
un universalisme qui s’étendrait à la communauté des humains de toute appartenance, délaissant le communautarisme et les tribus d’influence pour préférer garantir les droits fondamentaux à tous. Comme le formulait le philosophe Henri Peña-Ruiz : “Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” ;
une expérience de l’Etat fondée sur le débat permanent (à ne pas confondre avec les disputes de comptoir), dans la mesure où aucune valeur d’aujourd’hui n’a prévu tous les lendemains qui nous attendent.
C’est une des surprises de cette rentrée littéraire : le philosophe Raphaël Enthoven publie un récit autobiographique dans lequel il raconte sa jeunesse, ses amours, les figures qui l’ont inspiré et, bien sûr, sa rencontre avec la philosophie. Lui qui ne craint pas de se frotter à l’actualité la plus brûlante, notamment via les réseaux sociaux, se penche sur la crise sanitaire actuelle et le phénomène de la Cancel Culture…
Dix petits nègres, le célèbre roman d’Agatha Christie, va changer de titre dans sa traduction française. Vous vous êtes opposé à ce changement. La cancel culture représente-t-elle, selon vous, un danger pour la démocratie et la liberté d’expression?
C’est un cauchemar, car la cancel culture, portée par la bonne conscience, est un adversaire invincible. On peut lutter aisément contre une entreprise verticale de destruction de la culture, car son autoritarisme la rend antipathique, mais il est beaucoup plus difficile de lutter contre des gens qui croient augmenter l’égalité en augmentant la censure. La cancel culture est un mépris du destinataire, qu’on tient pour trop bête pour comprendre ce qu’on lui montre, et dont la meilleure formulation se trouve chez Rousseau qui refuse d’accoutumer «les yeux du peuple à des horreurs qu’il ne devrait pas même connaitre et à des forfaits qu’il ne devrait pas supposer possibles.»
Si le livre s’était appelé les « dix petites tapettes », n’auriez-vous pas approuvé ce changement de titre ?
Cet argument ne vaut pas un clou. C’est quoi l’étape d’après ? Supprimer la chanson de Dire Straits, Money for nothing, où il est question d’un petit pédé millionnaire ? Que fait-on des passages antisémites dans Madame Bovary ou l’Avare ? La logique dans laquelle nous sommes entrés relève d’un appétit qui ne sera jamais rassasié. Tant que la littérature ou le cinéma seront à l’image de la vie, il y aura des censeurs vertueux pour tenter d’en effacer ce qui grince.
Mais les défenseurs de la cancel culture se revendiquent pourtant du progressisme et défendent par ailleurs des causes louables : l’antiracisme, la défense du droit des femmes, etc.
L’infamie d’une méthode n’est pas soluble dans la pureté de ses intentions. Vouloir le “Bien” ne donne pas le droit de se conduire comme Torquemada. Le ‘progressisme’ dont vous parlez est purement réactionnaire et identitaire. Lutter contre ces tueurs de mauvaises pensées, c’est être (vraiment) progressiste.
Pourquoi êtes-vous autant présent sur les réseaux sociaux ? Est-ce la place d’un philosophe ? N’avez-vous pas l’impression de perdre votre temps ?
Ce que je fais en ligne est aussi utile qu’un coup d’épée dans l’eau. Les gens ne cesseront pas de se haïr, ou de s’opposer comme si leur vie en dépendait, parce que quelques profs de philo s’acharnent à introduire de la dialectique dans la jungle. Mais ce n’est pas une raison pour rester les bras croisés, et ne pas confronter la mauvaise foi dont Twitter est un pourvoyeur magnifique. Quant au médium lui-même, il est ambivalent : aussi propice au dialogue qu’à la guerre. Pour le pire, il transforme chacun en partisan de sa propre opinion ; pour le meilleur, il ménage de véritables espaces d’échanges fructueux. En 280 signes renouvelables indéfiniment, vous avez la place de ciseler un argument ou d’explorer un paradoxe.
Oui, mais c’est aussi la taille d’une polémique. Tout le monde n’est-il pas en train de devenir polémiste ? Le débat n’est-il pas en danger ?
Si par « débat », vous entendez la discussion rationnelle et de bonne foi au terme de laquelle l’un des deux dit à l’autre « vous avez raison », alors il y a (depuis toujours) peu de débats en démocratie où la plupart des « débats » ne sont que des juxtapositions de monologues auxquels chacun s’identifie. A l’ère des réseaux sociaux, cette tendance est juste plus répandue qu’avant.
On voit de plus en plus de philosophes s’engager en politique. Qu’en pensez-vous ?
Il m’a toujours semblé (même quand j’étais moi-même adhérent) que la pratique de la philosophie était contradictoire avec l’encartement. Pour une raison simple : faire de la philosophe, c’est inévitablement s’intéresser à la vérité dont on ne veut pas, alors que s’engager c’est souscrire à un discours, quoi qu’on en pense. Le travail du militant n’est pas celui du philosophe. Le premier renforce et capitonne ce dont il doute en secret. Le second doute ouvertement de ce qu’il croit. Mais l’engagement idéologique n’est pas à confondre avec l’engagement dans la cité, pour une cause en particulier (l’euthanasie active, par exemple), ou tout simplement en faveur du dialogue. Ce que je veux dire, c’est qu’il n’est pas nécessaire, en militant, de penser avec la moitié du cerveau quand on s’engage.
Estimez-vous que les mesures prises suite à la crise sanitaire sont une atteinte à nos libertés fondamentales ? Vivons-nous un moment liberticide ?
Je ne vois rien de liberticide dans le fait de mettre un masque pour protéger l’autre de ses propres miasmes. Si le masque est une atteinte à la liberté, le caleçon en est une autre. Quelle idée de la liberté faut-il se faire pour voir une entrave dans un vêtement qui sauve des vies ? Est-ce exercer sa liberté que de tousser à la figure de quelqu’un en période de pandémie ? Et je ne vois rien de suicidaire dans le fait de sacrifier l’économie à la survie des éléments les plus improductifs de la société (c’est-à-dire les vieillards).
L’argument selon lequel le prix à payer du confinement sera plus élevé que les quelques fragiles dont on a retardé le trépas paraît logique. Pourtant, il est absurde et monstrueux. Absurde, car il met dans la même balance les victimes (réelles) d’un virus et les victimes (présumées) d’une crise à venir -sans prendre en compte, par exemple, le fait qu’un pays au bord du gouffre est aussi galvanisé par le sentiment d’un défi collectif. Et monstrueux parce qu’il quantifie la vie humaine, en rapportant son coût au bien-être d’une société. Une démocratie qui ne sacrifie pas son équilibre budgétaire à la survie des personnes âgées est elle-même profondément malade.
Si la raison d’être de la liberté n’est pas de faire collectivement le choix de sauver des vies plutôt que des budgets, il n’y a pas de sens à vivre en démocratie (et être économe le reste du temps).
Quant au moment que nous vivons, il est paradoxalement liberticide, puisque ce n’est pas d’une dictature que vient la réduction de nos libertés, mais du mauvais usage de la liberté elle-même. C’est au nom de la liberté qu’on défend le port du voile (c’est-à-dire un symbole éminemment patriarcal). C’est au nom de la liberté qu’on réécrit les classiques et qu’on repeint l’histoire aux couleurs de la vertu. La liberté d’expression est mise au service du vacarme destiné à étouffer l’opinion dissidente. Et la liberté de penser ce qu’on veut est confondue avec l’illusion d’en savoir autant qu’un expert. Le problème tient en peu de mots: nos libertés sont en train de mourir avec le sentiment de guérir.
Il y a de nombreuses polémiques autour des experts et des scientifiques, notamment en France avec Didier Raoult, que vous avez critiqué. La crédibilité de la science n’est-elle pas entachée par cette crise ?
La crédibilité de la science est entachée par l’irruption, comme au Moyen-Âge, de la morale et de l’opinion dans ses diagnostics. Pour le dire simplement, la démocratie a tendance à confondre l’égalité des droits avec l’équivalence des compétences, comme s’il suffisait d’être l’égal de son voisin pour en savoir autant que lui.
À la difficile conquête d’un savoir s’est substituée la revendication d’en savoir autant qu’un expert, et le sentiment qu’en vous donnant tort on vous dénie ce «droit». Le résultat, ce sont des patients vindicatifs qui font la morale à leur médecin après avoir passé dix minutes sur Doctissimo, ou bien des charlatans qu’on adore parce qu’ils disent ce qui nous fait plaisir, ou encore la réduction de la «crédibilité scientifique» à une affaire de sondages. La tentation délétère de croire que la science peut naître de l’expérience commune remonte à la naissance des pathologies. Mais elle trouve dans un monde hyperconnecté un nouvel élan sous la forme de ces apprentis qui déclarent (sérieusement) «Je ne suis pas médecin, mais j’étais malade et j’ai pris de la chloroquine, maintenant je suis guéri, donc ça marche.» CQFD.[…]
Cancel Culture : littéralement, « Culture de l’annulation », c’est une pratique consistant à dénoncer publiquement, souvent sous forme de boycott, des propos ou une action jugée “problématiques”.
“Ce travail témoigne de la lente évolution des mentalités relative à l’éducation des filles et reflète les conditions de l’instruction qui leur a été dispensée dans nos régions. Cette histoire s’inscrit dans la vaste Histoire en blanc du deuxième sexe.
Il a paru aux auteures, toutes trois retraitées de l’Enseignement officiel, qu’à Liège, plus qu’ailleurs, cette part d’Histoire en blanc restait à rechercher et à transmettre. Le présent travail veut modestement contribuer ce défrichage essentiel ; il s’adresse à un public aussi large que possible. C’est pourquoi elles ont resitué leurs découvertes dans les faits qui s’y rapportent à chaque époque, conscientes que ces rappels contextuels permettent d’éclairer plus nettement la condition faite aux femmes dans le monde masculin qui l’environne.”
Dans son Discours de la méthode maçonnique, Pluviaud explique : “Le rite est l’épine dorsale du système mais, pour une bonne perception du phénomène maçonnique dans son ensemble, et dans le paysage français en particulier, il faut l’examiner dans la réalité de sa pratique, c’est-à-dire à travers les différentes sensibilités selon lesquelles il se manifeste.
Dans un chapitre précédent, j’ai expliqué l’existence de différents rites par la réponse que chacun apporte au comment de la différence humaine. Le faisant, j’ai distingué trois types de réponses, la réponse théiste (Dieu), la réponse déiste (un principe) et la réponse laïque (la raison) : ce sont ces trois réponses qui vont déterminer les trois grandes familles de rites…” :
“Les rites laïques invoquent la raison comme référence créatrice de l’humain. La raison perçue comme étant ce qui en l’homme le différencie de l’animal et qui est le produit de l’évolution, le fruit du “hasard et de la nécessité“.
Dans cette approche de la maçonnerie aucune référence à une divinité clairement dénommée ou potentiellement suggérée, aucune volonté extraterrestre mettant en oeuvre le projet humain, mais l’homme seul confronté à sa capacité d’évolution, d’accès à la raison.
Pour les rites laïques, la réflexion philosophique se substitue souvent à la spiritualité, trop connotée religieusement. C’est une réflexion de type intellectuel et moral, produit de l’éducation, qui doit conduire l’homme à une prise de conscience de sa qualité d’homme et des devoirs qui y sont attachés, l’émanciper. La notion de citoyenneté, très largement développée, se substitue à celle d’individu ; c’est elle qui va définir le rôle et la place de l’homme dans la cité et non plus dans l’univers. Les principes que ces rites développent et promeuvent sont très largement inspirés de ceux de la république et de la démocratie.
C’est une conception de la maçonnerie avant tout citoyenne. Elle se veut plus directement impliquée dans les problèmes de la cité à qui il appartient de garantir le progrès, tous les progrès, de l’humanité. Transformons la cité, la société, par l’éducation, émancipons les hommes et nous transformerons le monde.
Dans cette vision de la réalisation du projet [maçonnique], le législateur, régulateur de la société va être appelé à jouer un rôle primordial. Or la gestion de la cité est avant tout politique (au sens le plus noble du terme) ce qui va impliquer des prises de position dans ce domaine avec le risque d’une radicalisation et d’affrontements de type partisan et parfois aussi de compromission.
A cause de cela et pour prévenir les risques inhérents à ce choix, elle se doit d’être une maçonnerie d’exigence et d’ambition, qui requiert de ses membres beaucoup de force de caractère et une grande rigueur morale. Cette indispensable conscience morale, il semble que ce soit un système initiatique contraignant qui soit le plus efficace (et sans doute le seul) pour l’acquérir. De la nécessité donc pour une maçonnerie laïque, peut-être plus que pour les autres, parce que beaucoup plus exposée, de veiller à la rigueur initiatique issue de la méthode. Le projet laïc ne trouve sa justification que dans la rigueur de ceux qui le portent. Sinon, la focalisation sur le projet d’amélioration de l’humanité, par le truchement de la cité, risquera de se perdre et de se dévoyer dans les méandres de l’arène politique et surtout d’estomper le progrès moral et spirituel au profit du progrès social, plus concret et plus mesurable, mais plus complexe à réaliser découplé du progrès spirituel et moral.” (op.cit. pp. 110-112)
Corrompre les principes, c’est introduire dans notre vie collective un ferment de décomposition dont nous ne connaissons pas l’antidote.
François Sureau, avocat belge
“Ce mardi, la Commission de l’Intérieur de la Chambre des représentants examine un projet de loi dont l’objectif principal est de “permettre à la police d’entrer de manière juridiquement correcte dans le lieu de résidence de l’étranger en situation illégale et, le cas échéant, de procéder à son arrestation administrative sur place”.
Au nom d’une politique d’immigration présentée comme ferme et humaine, c’est donc au moment où des initiatives citoyennes permettent à des êtres humains abandonnés aux rigueurs de l’hiver de trouver un toit chez des particuliers, que le gouvernement fédéral envisage de restreindre le principe de l’inviolabilité du domicile et le droit au respect de notre vie privée.
Outre qu’il vise à criminaliser davantage l’étranger en séjour illégal, ce projet vient donc entraver les logiques de solidarité actuellement à l’œuvre au Parc Maximilien ou ailleurs. En effet, ce ne sont pas seulement les étrangers en séjour illégal qui sont visés mais aussi leurs “hébergeurs” puisque le lieu où les forces de l’ordre pourront pénétrer, fouiller, identifier les personnes et procéder à l’arrestation administrative de l’étranger recherché pourra être celui de la résidence d’un tiers. Chez vous ou chez moi avec des pouvoirs d’investigation énormes car, dans le but de rechercher des documents pouvant établir ou vérifier l’identité de l’étranger, aucun coin ou recoin du lieu fouillé n’est immunisé contre cette “recherche” de documents.
Certes, ces droits ne sont pas absolus. Ils peuvent faire l’objet d’exceptions. Mais celles-ci doivent alors être interprétées de façon restrictive, être prévues par la loi, avoir un but légitime et, enfin, être nécessaires à l’existence d’une société démocratique.
Pour le moins, cette dernière exigence de proportionnalité n’est pas rencontrée ici. L’exposé des motifs du projet atteste d’ailleurs que sur l’ensemble des étrangers en séjour illégal, susceptibles d’être arrêtés à leur “domicile”, en 2016 seulement… 7% d’entre eux n’ont pas coopéré ou obtempéré volontairement à un ordre de quitter le territoire. Pour contourner une jurisprudence claire et permettre l’arrestation manu militari à domicile de 127 personnes par an, le Gouvernement fédéral projette de sacrifier des droits fondamentaux.
Certains rétorqueront que le projet subordonne ces visites domiciliaires à l’autorisation d’un juge d’instruction (dont le Gouvernement veut en même temps supprimer la fonction…) ce qui, en soi, serait un gage de respect de l’État de droit. Mais, à la lecture du texte, ce contrôle juridictionnel paraît surtout formel et ne laisser aucune marge d’appréciation au juge saisi puisqu’il ne devra en réalité vérifier que quelques éléments factuels (l’étranger est en séjour illégal, il a refusé de collaborer à son éloignement du territoire, il habiterait bien à telle adresse…).
Aux nombreuses et répétées outrances verbales du Secrétaire d’État à l’Asile et la Migration encore récemment dénoncées par le député Patrick Dewael au Parlement, viennent donc s’ajouter les actes.
Et ceux-ci sont lourds de conséquences. Car, comme l’indique l’avocat François Sureau, “corrompre les principes, c’est introduire dans notre vie collective un ferment de décomposition dont nous ne connaissons pas l’antidote ” et qui, au gré des humeurs du temps, finiront peut-être par s’appliquer à d’autres catégories de personnes.”
“La laïcité est le principe humaniste* qui fonde le régime des libertés* et des droits humains* sur l’impartialité du pouvoir civil démocratique dégagé de toute ingérence religieuse. Il oblige l’État de droit à assurer l’égalité, la solidarité et l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen*.”
La laïcité est indissociable de la Déclaration universelle des droits de l’Homme. Elle partage les valeurs universelles qui la sous-tendent et qui garantissent à chaque citoyen une équité de traitement et le respect d’un certain nombre de droits fondamentaux. Elle s’insurge contre tous les agissements qui dégradent la dignité des personnes, qui mettent en cause le principe d’égalité des citoyens ou qui privilégient les uns au détriment des autres. La laïcité milite pour une société de justice et de solidarité.
*Humanisme (laïque)
L’humanisme laïque est une philosophie de vie, une éthique de pensée. Elle assume la primauté de l’humain sur le surnaturel. Elle dit « conscience » là où d’autres disent « dieu ». L’humanisme ne compte que sur l’être humain dans sa vie terrestre pour assurer son bonheur et son évolution. Qui dit humanisme dit droits humains. Décrire la laïcité implique de mettre en avant ce texte central qu’est la Déclaration universelle des droits de l’Homme de 1948. Si la déclaration française des droits de l’homme et du citoyen de 1789 énumérait une série de droits naturels imprescriptibles pour l’individu, la déclaration de 1948 y ajoute une série de droits sociaux: droit à la sécurité sociale, à l’emploi, à l’enseignement gratuit. L’essentiel de l’idéal laïque est contenu dans cette déclaration.
*Liberté
Aspiration première, volonté sans cesse réaffirmée, la liberté pour soi-même, mais aussi et surtout pour les autres, est indissociable du concept de laïcité. Construire, défendre, exiger des espaces de liberté et en jouir, est fondamental. Liberté de ne pas croire et de croire, liberté de penser, liberté de s’exprimer, liberté de disposer de son corps, liberté d’assumer ses choix. Une liberté qui, on le sait, a ses limites: la liberté de chacun s’arrête là où elle empiète sur celle des autres. La liberté se conçoit donc comme un concept social.
*Libre examen
Basé sur la remise en question continuelle et le refus des idées figées, il n’y a évidemment pas une définition unique du libre examen. Le libre examen procède de la volonté de maîtriser sa pensée et ses idées, de les basées sur des faits vérifiables; il implique avant tout le refus de tout dogmatisme. Par dogmatisme, bien au-delà de toute référence religieuse, il faut entendre tout discours ou doctrine qui se prétend fondamental, vrai et incontestable; toute vérité qui impose sa légitimité voire son évidence par l’autorité morale, la contrainte et le conditionnement, de sorte à ne plus pouvoir supporter la moindre remise en question et à réduire au silence ou à disqualifier tout ce qui le contredit. Comme Robert Joly le définit, le libre examen, c’est donc « la méthode scientifique étendue et adaptée à toute question non scientifique »
L’Union européenne vient de fêter ses 60 ans. L’occasion pour la Fédération Humaniste Européenne (FHE) de proposer sa « vision humaniste pour l’Europe »: une perspective confiante, optimiste et solidaire. Une vision qui doit permettre à l’Union européenne de venir à bout des nombreux défis auxquels elle fait face actuellement. Une vision qui doit aussi lui permettre de sauvegarder son modèle basé sur l’État providence et le service public. Une vision enfin qui lui permet de se projeter avec ambition vers l’avenir.
Des valeurs humanistes essentielles
Liberté, égalité, solidarité, respect de la dignité humaine, recours à l’argumentation rationnelle, au dialogue et au débat, mais aussi devoir de garantir un avenir durable pour les générations futures: la vision pour l’Europe proposée par la FHE est résolument humaniste.
Les grandes lignes de la Vision humaniste pour l’Europe proposée par le FHE:
La laïcité: la meilleure garantie de la coexistence harmonieuse de toutes les conceptions de la vie ;
Aucune concession sur l’Etat de Droit et les Droits Humains ;
L’éducation est le fondement de la pensée critique ainsi qu’un élément vital de la démocratie ;
La science comme meilleure arme pour faire face aux défis du monde d’aujourd’hui et de demain ;
Solidarité et humanité pour une vision de long terme pour l’asile et l’immigration ;
L’Union européenne a plus que jamais besoin d’une vision politique commune.
Créé en 1977, le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège est une association sans but lucratif dont l’objectif est la défense, la promotion et la structuration de la laïcité sur le territoire de la Province de Liège. Pour tous les laïques, l’humain quels que soient son origine, ses convictions, son sexe, sa culture, est au cœur des préoccupations. Être laïque, c’est militer pour la dignité de chaque individu, en combattant les pratiques discriminatoires, les exclusions et les injustices. Pour le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège, cela se traduit par des initiatives en faveur de l’égalité au sens le plus large, d’une solidarité, d’une démocratie et d’une citoyenneté renforcées…
Cet ouvrage est un outil destiné aux enseignants, aux professionnels de l’éducation et, d’une manière générale, à tous ceux qui s’intéressent à la question de l’enseignement. Il dresse un panorama des activités mises en place par le Centre d’Action Laïque de la Province de Liège dans le quartier du Molinay, à Seraing. L’association, implantée au Molinay depuis une quinzaine d’années, a notamment mis sur pied deux projets : les Ateliers de Soutien à la Réussite et les Ateliers du Mercredi. Les premiers offrent, en étroite collaboration avec les enseignants, un soutien scolaire personnalisé aux enfants qui en ont besoin. Les seconds permettent aux jeunes de vivre les valeurs laïques et d’expérimenter concrètement des éléments de démocratie, de participation et de coopération. Cet ouvrage très pratique ne se contente pas de présenter les projets : il contient des comptes-rendus de situations vécues, des analyses, des réflexions, des essais et leurs recadrages ainsi que des outils. Il est le reflet d’une expérience en forme de projet pilote et, pourquoi pas, un vecteur d’inspiration pour des actions à plus grande échelle. Il aborde ainsi de nombreuses thématiques, parmi lesquelles deux sont particulièrement capitales aux yeux du Centre d’Action Laïque de la Province de Liège : une école de l’égalité et le vivre ensemble...
“Fidèle aux exigences de Liberté, d’Égalité et de Fraternité qui le fondent, le Grand Orient de France (GODF) a pour principe essentiel la liberté absolue de conscience ; dans le prolongement de ce principe, les statuts du GODF précisent que celui-ci « attache une importance fondamentale à la laïcité ».
Dans un monde que la globalisation bouleverse chaque jour un peu plus au détriment des plus faibles, où les Etats renoncent de plus en plus à prendre en charge les missions d’intérêt général qui seules permettraient de réduire les inégalités et les précarités, où le réveil des intégrismes et des fondamentalismes religieux constitue une menace croissante, le pacte républicain constitue plus que jamais pour la France le levier d’un progrès au service du plus grand nombre.
Premier pilier du pacte républicain, la laïcité doit bénéficier d’une promotion volontariste et sans faille. Or force est de constater qu’aujourd’hui, le politique semble abandonner au juge le soin de fixer les limites du territoire de la laïcité au risque de laisser s’installer une certaine insécurité juridique ; que la notion de laïcité est affaiblie voire dénaturée par tous ceux qui souhaitent en assouplir les règles au nom d’une vision communautariste de la société ou au contraire la durcir pour interdire toute expression des convictions religieuses dans l’espace civil. Face à ces tentatives de redéfinitions contradictoires, il convient de rappeler que la laïcité entendue comme principe politico-juridique et incarnée par la loi de 1905 est seule en mesure d’assurer la neutralité confessionnelle de la sphère publique ainsi que l’égalité et la liberté de conscience des croyants et des non croyants.
L’école laïque et républicaine joue un rôle essentiel dans l’instruction et la formation du futur citoyen. Encore faut-il que cette école soit activement soutenue face aux établissements privés à caractère confessionnel et que le corps enseignant bénéficie d’un cadre réglementaire clair qui lui permette de faire de l’école le lieu de formation des plus jeunes à l’abri de toutes les pressions dogmatiques. Ces règles doivent trouver un prolongement dans l’enseignement supérieur afin que celui-ci ne devienne pas le terrain d’affrontements idéologiques et religieux préjudiciables à sa mission.
De ce point de vue, c’est souvent la loi qui protège et la liberté qui opprime. C’est ce qu’a notamment démontré la loi du 15 mars 2004 dont on a craint un moment qu’elle ne soit remise en cause. C’est donc par la loi que l’on doit mettre un terme à l’érosion lente, continue et souvent insidieuse des principes issus de la loi de 1905 comme l’illustre également le préoccupant financement indirect des cultes par les collectivités locales.
De plus, la laïcité sera d’autant mieux comprise que l’Etat saura aussi mettre son organisation territoriale en accord avec la loi de 1905. Au législateur de concevoir les modalités d’une sortie progressive du concordat dans tous les territoires hexagonaux et ultra-marins qui relèvent encore à ce jour d’un régime dérogatoire.
Il convient aussi, au nom du combat pour la liberté absolue de conscience, de libérer les débats de société des approches dogmatiques qui les enferment dans des préjugés contraires aux droits des personnes, qu’il s’agisse de la fin de vie ou des questions relatives à la procréation, tout comme du monde du sport ou de l’entreprise.
C’est donc bien l’affirmation de la dignité de chacun, du respect mutuel, de la liberté et de l’égalité des droits et devoirs pour tous que le principe de laïcité entend sceller. Il permet de lutter contre les exclusions et toutes les formes de ségrégation. Il donne tout son sens aux valeurs de fraternité et de solidarité. Enfin, la laïcité doit être accompagnée de mesures sociales, économiques et politiques qui permettront, en luttant contre la précarité, la pauvreté et l’exclusion, à tous les citoyens de s’intégrer à la communauté nationale au sein d’une République non seulement laïque mais aussi démocratique, sociale et donc solidaire. C’est ainsi que ceux de nos concitoyens qui sont en proie au doute se détourneront des mouvements extrémistes prônant une contre-société anti-laïque et liberticide.
Déjà en 2001, le Grand Orient de France avait publié un Livre Blanc de la Laïcité, dont les termes demeurent actuels ; en 2005, à l’occasion du centenaire de la loi de 1905, il avait ouvert des Chantiers de la Laïcité, dont la plupart sont loin d’être clos.
A l’occasion de la fête de la Laïcité du 9 décembre, le Grand Orient de France renouvelle son engagement en faveur de la laïcité. Les propositions énoncées ci-après ont pour but de faire prendre conscience à tous que le renforcement des règles laïques dans la sphère publique redonnera un nouveau souffle au pacte républicain, à l’heure où ses principes fondateurs
semblent de moins en moins bien compris voire acceptés.”
Développer la pédagogie de la laïcité
Instaurer une journée nationale de la laïcité le 9 décembre.
Adopter une « charte de la laïcité à l’intention des élus et responsables institutionnels » pour préserver la liberté de conscience de tous les citoyens.
Inscrire dans la Constitution, les principes des deux premiers articles de la loi du 9 décembre 1905 : “ La République assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes ” ; “ La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ”.
Mettre en place un enseignement des conditions historiques et juridiques d’application de la laïcité dans la formation des professeurs, personnels éducatifs et chefs d’établissements.
Mettre en place un enseignement de la laïcité dans les formations préparant aux métiers des trois fonctions publiques, et des carrières sanitaires et sociales.
Appliquer la loi de 1905 sur l’ensemble du territoire de la République
Favoriser l’adoption des mesures législatives nécessaires à l’application de la loi de 1905 dans les territoires ultramarins où elle ne s’applique pas.
Mettre en place une sortie progressive du régime des cultes reconnus visant l’harmonisation avec le droit commun (loi du 9 décembre 1905).
Abolir au plus tôt le délit de blasphème 1.
Abolir l’obligation de suivre un enseignement religieux dans les écoles publiques.
Promouvoir l’école publique laïque et gratuite
Créer les établissements scolaires publics et les sections nécessaires dans les zones qui en sont dépourvues, chaque fois que les effectifs des élèves concernés le justifient.
Supprimer l’obligation pour les communes de financer la scolarité des élèves dans les établissements privés situés dans d’autres communes.
Faire étudier l’impact du déploiement de la charte de la laïcité dans les écoles et établissements d’enseignement publics.
Faire respecter, par les adultes accompagnateurs de sorties et déplacement scolaires, l’obligation de neutralité religieuse, politique, et philosophique requise par le fonctionnement du service public de l’éducation.
En finir avec les financements indirects aux cultes
Mettre un terme au financement public des activités consistant en l’exercice d’un culte, même présentées comme culturelles.
Faire procéder à un état des lieux chiffré de l’ensemble des financements publics en faveur des cultes.
Faire vivre la laïcité dans l’enseignement supérieur
Les établissements d’enseignement supérieur privés ne peuvent en aucun cas prendre le titre d’universités. Les certificats d’études qu’on y juge à propos de décerner aux élèves ne peuvent porter les titres de baccalauréat, de licence ou de doctorat. Art. L.731-14 du code de l’éducation.
Abroger l’accord entre la République française et le Saint-Siège sur la reconnaissance mutuelle des grades et diplômes dans l’enseignement supérieur.
Faire diffuser dans les établissements publics d’enseignement supérieur, et annexer à leur règlement intérieur, la Charte de la laïcité dans les services publics.
Prohiber, dans les salles de cours, lieux et situations d’enseignement et de recherche des établissements publics d’enseignement supérieur, les signes et tenues manifestant ostensiblement une appartenance religieuse.
Faire respecter, dans les centres d’examen, l’obligation d’identification, l’interdiction de tout objet ou manifestation susceptible de gêner les autres candidats ou de perturber le déroulement de l’épreuve, et contrevenant à la neutralité des conditions d’examen.
Assurer la liberté de conscience
Audiovisuel – Donner un temps d’antenne sur les chaînes publiques de télévision aux mouvements philosophiques non-confessionnels, et aux courants de pensée laïques, libres penseurs, athées.
Sport – Exiger le respect, dans les compétitions olympiques, de l’égalité hommes-femmes et de la règle 50 de la Charte Olympique interdisant toute forme de « propagande politique, religieuse, ou raciale ».
Ethique – Reconnaître, dans l’encadrement législatif de la fin de vie, le droit de mourir dans la dignité selon les souhaits exprimés par le patient.
Entreprises – Favoriser le développement des chartes de la neutralité religieuse dans les entreprises qui le souhaitent.
Europe – Défendre et promouvoir le respect de la liberté absolue de conscience au niveau européen.