THONART : extrait de “Etre à sa place” – 1.2 – Des écailles sur les yeux (2023)

Temps de lecture : 16 minutes >

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

PROUST M., Du côté de chez Swann

Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juge et partie” :

      • “juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
      • Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.

L’ expulsion du jardin d’Eden (Masaccio, 1426-27, Florence)

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan © getty images

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) © Parque de Capodimonte (Naples, IT).


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 0.0 – Introduction (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adressera à celles et ceux qui sont “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” et tient à peu près ce langage :

      1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ ;
      2. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre Raison n’est pas seule à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail sur nos réactions “reptiliennes” et post-traumatiques participe aussi de notre mieux-être et de notre lucidité ;
      3. FABULATIONS. Reste que notre conscience a besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des formes symboliques (explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler ;
      4. LANGAGES. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation que nous en avons, le langage est le premier témoin des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour restaurer l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel.
      5. INFORMATIONS. La démultiplication exponentielle de ces fabulations par notre usage des technologies de la communication brouille l’écoute et notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle.
      6. CONFORMITÉ ou EXPÉRIENCE. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre “être conforme à un modèle” ou “exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle.” C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir.
      7. JONGLER. Etre à sa place procède donc d’un travail au quotidien, dont le modèle pourrait être le Jongleur de mondes de Grandville. Il s’agit de…
        1. pouvoir jongler (travailler à “diminuer la douleur de la distance” avec sa réalité),
        2. jongler utile (consacrer son attention à une sélection satisfaisante de phénomènes du monde), 
        3. trouver la Joie dans la jonglerie plutôt que dans le Spectacle (jouir de son activité plutôt que de sa reconnaissance).
Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

BIAIS COGNITIFS : Nous sommes tous biaisés au travail !

Temps de lecture : 23 minutes >

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2020] C’est un fait : nous sommes tou.te.s victimes des biais cognitifs. Vous savez ces raccourcis de pensée de notre cerveau, faussement logiques, qui nous induisent en erreur dans nos décisions quotidiennes, et notamment au travail. À travers cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud identifie les biais à l’oeuvre afin de mieux comprendre comment ils affectent votre manière de travailler, recruter, manager… et vous livre ses précieux conseils pour y remédier.

01. l’effet Dunning-Kruger

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 décembre 2019] C’est l’un des effets qui affectent le plus l’évaluation des compétences. On l’appelle aussi effet de surconfiance. C’est le biais cognitif qui fait que les moins qualifiés ont tendance à surestimer leurs compétences et les plus qualifiés à les sous-estimer. Le phénomène est assez naturel : moins on connaît un sujet, moins on sait ce que l’on ne sait pas, tandis que lorsqu’on apprend à maîtriser un sujet, on en visualise davantage toute la richesse et la complexité.

Par exemple, un.e touriste qui a été une fois dans un pays (et dira qu’il / elle a fait ce pays) aura plus souvent tendance à dire qu’il / elle le connaît que quelqu’un qui y retourne régulièrement, en explore les différentes facettes et prend conscience des différences culturelles et de la richesse de son histoire.

Le phénomène a été mis en évidence par deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger, dont l’étude référence a été publié en 1999 dans le Journal of Personality and Social Psychology. Mais on connaît intuitivement cet effet depuis longtemps. Charles Darwin écrivait déjà que “l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance.”

L’effet Dunning-Kruger est double. D’une part, les personnes non qualifiées ont tendance à ne pas reconnaître leur incompétence et savoir évaluer leurs capacités réelles. D’autre part, les personnes les plus qualifiées ont tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penser que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres. [Lire la suite…]

02. Le biais des “coûts irrécupérables”

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 9 décembre 2019] Vous est-il déjà arrivé de vous ennuyer au cinéma mais d’hésiter à partir pour ne pas gâcher l’argent dépensé pour l’achat du billet ? Vous avez sans doute été victime du biais des coûts irrécupérables. En économie comportementale, les coûts irrécupérables (Sunk Cost en anglais) sont les coûts qui ont déjà été engagés, qui ne sont ni remboursables ni récupérables, et que l’on craint de voir gaspillés.

Pour un agent rationnel, les coûts ne devraient pas influencer les choix qui seront réalisés après qu’ils ont été engagés. Pourtant, ils interviennent dans les décisions à cause du phénomène d’aversion à la perte : le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain du même montant. Mais en réalité, il y a là une erreur de raisonnement. Le choix offert dans l’exemple ci-dessus est entre deux options :

      1. Avoir dépensé un billet de cinéma et partir faire autre chose de moins ennuyeux ;
      2. Avoir dépensé un billet de cinéma et s’ennuyer une heure de plus.

Dans les deux cas, il est impossible de récupérer l’argent du billet. C’est donc la première option qui serait objectivement la meilleure. Pourtant, nous sommes nombreux à opter pour la seconde.

Le biais des coûts irrécupérables est très courant dans les grandes organisations. L’exemple le plus parlant : l’effet Concorde qui fait référence à l’entêtement des gouvernements français et britannique à poursuivre le projet du Concorde, pour le prestige, mais aussi à cause des dépenses immenses déjà engagées. Pourtant, on savait dès 1973 que son exploitation commerciale n’était pas rentable. [Lire la suite…]

03. l’effet de compensation morale

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 décembre 2019] Est-ce qu’il vous est déjà arrivé, après une séance de sport intense (et pénible) de vous dire que, quand même, vous aviez bien mérité ce pain au chocolat ? Ou bien d’envoyer bouler quelqu’un sans précaution parce que vous aviez été particulièrement gentil avec quelqu’un d’autre plus tôt dans la journée ? L’effet de compensation morale (Moral Licensing, en anglais), c’est le biais qui concerne l’effet d’une bonne action à l’instant T sur les actions faites à T+1.

On pourrait penser que des actions entreprises à différents moments sont déconnectées, mais, en réalité, de nombreuses études ont montré qu’une bonne action pourrait nous désinhiber par la suite pour en commettre de mauvaises. La réalisation d’un acte moralement valorisable légitime en quelque sorte un acte moins valorisable commis plus tard. Une fois qu’on a pu faire la preuve (à soi-même et au monde) de ses bonnes valeurs morales, on peut se sentir légitimé à enfreindre ces valeurs par la suite.

On trouve des illustrations de cet effet dans le monde du marketing. Par exemple, les programmes des compagnies aériennes qui offrent aux clients la possibilité d’acheter des crédits carbone pour limiter le rôle des avions dans le changement climatique ont surtout réduit la culpabilité des clients et contribué à augmenter le trafic aérien. [Lire la suite…]

04. Le biais d’échantillonnage

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 7 janvier 2020] Un échantillon est biaisé quand le groupe d’individus censés représenter une population ne permet pas de tirer des conclusions fiables sur cette population car les individus ont été sélectionnés de manière non représentative.

Ce biais est le principal problème des instituts de sondage. En 1936, lors de l’élection présidentielle américaine, alors que l’art du sondage était encore balbutiant, le magazine Literary Digest a appelé deux millions de numéros de téléphone pour interroger les gens sur leurs intentions de vote. La prédiction qui en est sortie s’est hélas révélée à côté de la plaque (alors pourtant que 2 millions, c’est un échantillon gigantesque !) parce que les gens qui possédaient un téléphone à l’époque n’étaient pas représentatifs de la population. En moyenne plus riches et plus urbains que l’ensemble de la population, les possesseurs de téléphone étaient un échantillon biaisé. À la même période, George Gallup fit une prédiction correcte concernant l’élection à partir d’un petit échantillon de 50 000 personnes qu’il avait pris soin de rendre représentatif de la population américaine.

Aujourd’hui statisticiens et sociologues connaissent bien les problèmes liés aux biais d’échantillonnage. Pourtant, les enquêtes et études y restent exposées. Bien que tous les individus (ou presque) disposent aujourd’hui d’un téléphone, les sondages téléphoniques restent fortement biaisés car les personnes qui répondent au téléphone pour ces sondages sont souvent plus âgées, moins actives et plus disponibles que la population dans son ensemble.

En fait ce sont les sondages reposant sur la bonne volonté des répondants qui souffrent du même biais car le fait même de répondre à un sondage représente un filtre en soi. Ceux qui ne répondent pas ne sont pas représentés. On parle alors de biais d’auto-sélection. [Lire la suite…]

05. Le biais de projection

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 janvier 2020] On a toujours tendance à croire que nos opinions, valeurs, goûts et autres caractéristiques sont également partagés par les autres (même quand rien n’indique que c’est effectivement le cas). Le biais de projection se rapporte à cette tendance à projeter sur les autres ce que l’on connaît en soi-même. Il est très lié au biais de confirmation qui nous fait toujours rechercher les informations qui confirment les idées que nous avons déjà, et interpréter les nouvelles informations dans ce sens.

C’est une tendance égocentrique à estimer le comportement d’autrui à partir de notre propre comportement. On surestime le degré d’accord que les autres ont avec nous. C’est pourquoi le biais est aussi parfois appelé effet de faux consensus. Il vaut aussi pour des groupes dans lesquels un consensus a émergé. Les membres de ce groupe pensent que tout le monde, y compris en dehors du groupe, sera d’accord avec eux. La perception d’un consensus qui n’existe pas, c’est un faux consensus. Ce biais a des explications psychologiques et anthropologiques. Il vient du désir profond que nous avons de nous conformer et d’être aimés par les autres dans notre environnement social. Et il augmente l’estime de soi. Il est très répandu dans les groupes qui se sentent représentatifs de la population (et qui trouvent des relais importants dans les médias). Mais même dans les groupes minoritaires, les religieux fondamentalistes par exemple, on surestime le nombre de gens qui partagent la vision du groupe. Lorsqu’on est face à quelqu’un qui pense différemment, on le/la voit comme défectueux : une anomalie non représentative.

Dans l’ensemble, ce biais nous conduit à prendre des décisions avec trop peu d’informations et à utiliser nos connaissances personnelles a priori pour faire des généralisations. [Lire la suite…]

06. L’effet Hawthorne

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 15 janvier 2020] Les physiciens l’ont constaté depuis longtemps : le simple fait d’observer un phénomène change le phénomène en question, ne serait-ce que parce que les instruments de mesure peuvent altérer ce qui est observé. Mais ce qu’on appelle en physique l’effet de l’observateur est également vrai en sciences sociales et en psychologie. Ainsi, l’effet Hawthorne désigne le fait que les résultats d’une expérience ne soient pas dus aux facteurs expérimentaux, mais à la conscience qu’ont les acteurs concernés d’être observés, de faire partie d’une expérience dans laquelle ils sont mis à l’épreuve.

L’effet Hawthorne tient son nom des études menées par Elton Mayo (1880-1949), un psychologue et sociologue australien à l’origine du mouvement des relations humaines en management. Avec ses comparses Fritz Roethlisberger et William Dickson, Mayo a mené des enquêtes à l’usine Western Electric de Cicero, la Hawthorne Works, près de Chicago, de 1924 à 1932.

L’expérience a débuté autour de la question de l’influence de l’environnement (en particulier de l’éclairage) sur la performance des travailleuses. Le contexte est celui de la montée en puissance de l’organisation scientifique du travail (OST), promue par Frederick Taylor, et du développement de la discipline reine de l’OST, l’ergonomie.

Au début de l’expérience, en 1923, des chercheurs se sont aperçus qu’en faisant varier l’éclairage de l’usine, la productivité augmentait. Ils ont ensuite multiplié les paramètres à modifier — pauses, durées de travail, prix des repas, etc. Étrangement, ils ont enregistré une hausse de la productivité même quand les conditions n’étaient pas plus favorables aux ouvrières. C’est alors que Mayo et son équipe de psychologues ont tenté de percer le mystère. Pourquoi la productivité augmentait-elle quoi que fassent les chercheurs ?

C’est en observant plusieurs groupes de travailleuses dans des conditions différentes et en menant des entretiens qualitatifs qu’ils ont mis en évidence l’effet Hawthorne : le simple fait de participer à une expérience ou une étude peut être un facteur qui a une influence sur la motivation au travail. En psychologie, on sait que les gens sont capables de mieux faire quand on s’intéresse à eux. Tout ce qui permet une augmentation de l’estime de soi permet d’améliorer la performance. [Lire la suite…]

07. L’effet de halo

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 3 février 2020] C’est un biais cognitif qui affecte la perception que l’on a d’une personne quand on fait une interprétation sélective des premiers signaux que l’on perçoit de cette personne. On a tendance à donner trop de poids à une caractéristique que l’on juge positive (l’apparence physique, par exemple) et à en déduire que les autres caractéristiques de la personne sont également positives (même sans les connaître). Par exemple, il a été montré que l’on prête de multiples qualités aux personnes dont on juge positivement l’apparence physique. On a tendance à percevoir les personnes belles comme plus intelligentes que les autres.

L’effet de halo peut être positif ou négatif. Si la première impression sur la personne est positive, on va interpréter favorablement tout ce que cette personne dit ou fait. En revanche, si la première impression est négative, on va voir la personne sous un prisme négatif. C’est le cas quand il y a racisme, sexisme, ou encore grossophobie.

L’effet de halo a d’abord été mis en évidence empiriquement en 1920, puis démontré scientifiquement en 1946 par Solomon Asch, un pionnier de la psychologie sociale. Dans les années 1970, plusieurs études ont montré que les enfants étaient jugés plus intelligents que les autres par leurs enseignants sur la base de leur attrait physique. [Lire la suite…]

08. Le biais du survivant

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 4 février 2020] Le biais du survivant consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est une forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d’une initiative en concentrant l’attention sur les sujets ayant réussi mais qui sont des exceptions statistiques (des survivants) plutôt que sur des cas représentatifs.

L’illustration la plus célèbre (et la plus claire) concerne les avions alliés envoyés pour bombarder les zones occupées pendant la Seconde guerre mondiale. Une étude avait recommandé, au vu des dommages causés aux avions qui revenaient de mission, de blinder les endroits de l’avion qui recevaient le plus de balles.

Mais le statisticien Abraham Wald, déterminé à minimiser la perte de bombardiers sous les feux ennemis, a identifié une dangereuse erreur dans ce raisonnement. En effet, les études ne tenaient compte que des aéronefs qui avaient survécu et étaient revenus de mission. Elles ne tenaient aucun compte de ceux qui s’étaient écrasés. Pour lui, il fallait au contraire blinder les endroits des appareils qui présentaient le moins de dommages car les endroits endommagés des avions revenus à la base sont ceux où l’avion peut encaisser des balles et survivre. À l’inverse, sa supposition était que lorsqu’un avion était endommagé ailleurs, il ne revenait pas. Ce sont donc les endroits non endommagés chez les survivants qui devaient être blindés !

En matière d’interprétation des chiffres, nous sommes tous victimes de biais de sélection qui nous rendent aveugles aux réalités sous-jacentes. Il faut donc toujours se demander d’où viennent les chiffres, comment ils sont sélectionnés et ce qu’ils signifient réellement. Par exemple, doit-on interpréter la baisse du nombre de plaintes pour viol comme quelque chose de positif ? Pas forcément, car il est possible qu’il y ait davantage de viols qui n’ont pas donné lieu à une plainte parce que les victimes ont peur de s’exposer en portant plainte. À l’inverse, une augmentation du nombre de plaintes peut être le signe d’un climat de confiance où il est plus facile de parler. [Lire la suite…]

09. L’effet McNamara

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 18 février 2020] Ce que les Américains appellent la McNamara Fallacy est un phénomène bien connu dans les entreprises : dans des situations complexes, on a tendance à se focaliser exclusivement sur certains indicateurs, aux dépens de la vision d’ensemble et des objectifs réels.

Robert McNamara (1916-2009) était secrétaire à la Défense sous les présidences Kennedy et Johnson entre 1961 et 1968, au plus fort de la guerre du Vietnam. Avant d’être recruté par John F. Kennedy, il faisait partie du groupe des Whiz Kids (les petits génies), dix vétérans de l’armée de l’air ayant ensuite rejoint la Ford Motor Company en 1946. Pendant la Seconde guerre mondiale, ce groupe s’était fait connaître en mettant en place une approche dite de contrôle statistique afin de coordonner toutes les informations opérationnelles et logistiques nécessaires à la conduite de la guerre. Ils ont ainsi contribué à la révolution de la logistique qui, dans les décennies suivantes, a transformé la plupart des grandes organisations.

Devenu secrétaire à la Défense, McNamara a cherché à répliquer les processus et indicateurs qui lui avaient si bien réussi en tant que dirigeant de Ford Motor. Aujourd’hui, cependant, cet héritage est controversé car l’indicateur choisi à l’époque pour mesurer l’efficacité des opérations au Vietnam était… le nombre de morts vietnamiens. L’usage d’armes chimiques, comme le tristement célèbre agent orange, était mis au seul service de cet indicateur. Obsédé par l’idée qu’il fallait tuer le plus de Vietnamiens possibles, les militaires américains ont fini par oublier les objectifs stratégiques de l’engagement au Vietnam, la détermination croissante de l’ennemi et de la situation politique américaine (la guerre du Vietnam devenait de plus en plus impopulaire aux Etats-Unis). [Lire la suite…]

10. Les biais mnésiques

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] On connaît tous l’expression “ma mémoire me joue des tours“. Les biais mnésiques se réfèrent aux tours que nous joue notre mémoire. La mémoire est liée à la perception (elle-même biaisée) car on se souvient consciemment de ce qu’on a bien perçu. Elle ajoute des distorsions supplémentaires car quand on accède au souvenir, on le modifie. Les émotions que l’on éprouve au moment de se souvenir de quelque chose peuvent transformer le souvenir de cette chose. Les biais mnésiques sont donc multiples. Les souvenirs sont altérés par la manière dont on traite l’information et les émotions.

L’effet de récence désigne le fait qu’on se souvient mieux du dernier élément d’une liste de stimuli que l’on doit mémoriser. Dans les années 1960, plusieurs chercheurs ont fait des expériences en demandant à des individus de se rappeler des listes de mots. Ils ont conclu qu’il existait une mémoire de court-terme et une mémoire de long terme. L’effet de récence est le biais de court terme, mais il existe un biais de long terme : l’effet de primauté rend plus vivace le souvenir des premières impressions.

Également mis en lumière dans les années 1960, l’effet de simple exposition est bien connu des publicitaires. Plus on est exposé à un stimulus, plus il est probable qu’on se mette à l’aimer. On a plus de chance d’avoir un sentiment positif à l’égard de quelqu’un qu’on a déjà croisé une fois. Enfin, le biais rétrospectif est une erreur du jugement cognitif qui se produit parce qu’on a tendance à penser rétrospectivement qu’on aurait pu anticiper un événement avec plus de prévoyance. C’est un mécanisme de déni du hasard. [Lire la suite…]

11. Le biais du statu quo

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] En finance comme en politique, on connaît bien ce biais. Dans nos prises de décisions, nous avons naturellement tendance à préférer le statu quo. Il s’agit souvent d’un comportement irrationnel qui nous empêche de saisir des opportunités nouvelles ou de sortir d’une situation sous-optimale.

Les économistes comportementaux (dont Richard Thaler, prix Nobel d’économie en 2017 pour sa “Compréhension de la psychologie de l’économie”) ont mené de nombreuses études pour comprendre le biais de statu quo. Ils/elles l’expliquent par la combinaison de deux phénomènes : l’aversion à la perte — le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain de même valeur — et l’effet de dotation — le fait que les gens accordent plus de valeur à une chose qui leur appartient qu’à une chose de même valeur qui ne leur appartient pas.

Un individu appréhende les pertes éventuelles liées à la fin du statu quo plus fortement qu’il/elle n’en espère des gains futurs. C’est pour cela qu’il/elle préférera le plus souvent ne pas changer de situation. En d’autres termes, nous avons tendance à nous opposer au changement, à moins d’être totalement convaincu.e.s que les gains dépassent largement les pertes.

Ce biais n’est pas toujours irrationnel : s’en tenir à ce qui marche déjà n’est pas forcément une mauvaise idée. En l’absence d’informations fiables sur les conséquences possibles d’une alternative, le statu quo reste le choix le plus rationnel. [Lire la suite…]

12. Le biais de négativité

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 mars 2020] À niveau d’intensité égal, les choses négatives (interactions, événements, pensées, remarques…) ont plus d’effet sur notre état psychologique que les choses positives. Cognitivement et émotionnellement, le biais de négativité nous fait donner plus d’importance à ce qui est négatif qu’à ce qui est positif. Par exemple, il nous faudrait au moins cinq compliments pour compenser une critique.

Dans une étude de 2001 intitulée Bad is stronger than good, plusieurs chercheurs ont montré que nous cherchons davantage à préserver notre réputation (éviter le négatif) qu’à en construire une nouvelle (chercher le positif). Si dans la mythologie et la fiction, les forces du bien l’emportent (presque) toujours sur les forces du mal, dans la réalité du cerveau humain, il est plus fréquent que le mal l’emporte.

Les chercheurs voient dans le biais de négativité un biais d’évolution de l’espèce : nous prêtons instinctivement plus d’attention à ce qui peut menacer notre survie. Les hommes/femmes préhistoriques faisaient plus attention aux bruits signalant la proximité d’un prédateur qu’à ceux venant des petits oiseaux qui chantent. Nous avons gardé ce biais bon pour la survie, mais, hélas, il est souvent mauvais pour la santé.

Dans le monde de l’entreprise, ce biais est bien connu : on sait à quel point un événement négatif peut détruire rapidement la réputation d’une entreprise. Les conséquences d’une affaire sur une marque peuvent être dévastatrices. Il faut parfois des années de bonnes actions pour compenser un événement négatif (scandale financier, problème d’hygiène, etc.). [Lire la suite…]

13. Irrationnels devant la pandémie

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2020] La crise sanitaire que traverse le monde avec le COVID-19 comporte son lot de biais cognitifs, qui expliquent certains de nos comportements irrationnels. Face à cette épidémie difficile à cerner, à des données incomplètes, et à un virus méconnu, nous tombons dans au moins quatre biais connus :

      • L’heuristique de disponibilité : en psychologie, cela désigne un mode de raisonnement qui se base uniquement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire. Quand on vous parle de COVID-19 à longueur de journée, vous avez tendance à céder à la panique. La viralité de la maladie n’a d’égale que la viralité (numérique) des fake news et des polémiques. Ça n’aide pas à avoir les idées claires !
      • Le biais du survivant : il consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est un biais de sélection qui fait surévaluer la probabilité d’un scénario en concentrant son attention sur les sujets à propos desquels des informations nous sont parvenues (survivants). En l’occurrence, le nom de ce biais semble ici peu approprié… car il nous amène à surévaluer la mortalité du virus : on a surtout des données sur les malades aux symptômes graves et ceux qui décèdent, tandis que les malades aux symptômes légers ne sont pas allés consulter (les données les concernant n’ont pas survécu).
      • Le biais de normalité : c’est la tendance à croire que les choses fonctionneront toujours normalement et à sous-estimer la probabilité d’un désastre complètement inattendu et fou. C’est pourquoi la plupart des gens ne se préparent pas de manière adéquate aux catastrophes. Les entreprises (et les individus) tombent dans le biais de normalité après un désastre inattendu. Cela conduit à une mauvaise préparation (équipements, assurances, etc.). Cela conduit également à la paralysie et à ce que l’on appelle l’effet de l’autruche.
      • Le biais de nouveauté nous fait craindre davantage un risque nouveau (méconnu) que d’autres risques que l’on connaît. Les accidents de la route sont toujours aussi mortels— mais ils nous intéressent moins. Or les autres risques (et autres virus) ne devraient pas être ignorés ! [Lire la suite…]

14. L’effet Cobra

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 6 avril 2020] L’effet Cobra désigne un effet pervers qui survient lorsqu’on tente de résoudre un problème. “L’enfer est pavé de bonnes intentions” : l’effet Cobra illustre bien ce dicton.

À l’origine, le terme effet Cobra vient d’une histoire qui s’est produite en Inde sous domination britannique. Le gouvernement, décidé à lutter contre le fléau des cobras à Delhi, offrit une prime pour chaque cobra mort. Très vite, des petits malins ont alors commencé à élever des cobras pour gagner de l’argent facilement sur le dos des autorités coloniales. Quand le gouvernement apprit la chose, il mit fin au programme de récompenses… ce qui eut pour effet d’amener les éleveurs de cobras à lâcher leurs serpents dans la nature. La population de cobras sauvages devint donc encore plus importante par la suite.

En entreprise, on s’expose à l’effet Cobra quand on fixe des objectifs, et en particulier quand on choisit les indicateurs pour mesurer la réalisation de ces objectifs. Par exemple, si l’on choisit de mesurer l’efficacité du support client en regardant le nombre d’appels téléphoniques effectués, on encourage les employés qui font le support à passer moins de temps par appel… et à ne pas résoudre les problèmes qui leur sont soumis par les clients. Cela aura pour effet une plus grande insatisfaction des clients et une dégradation de l’expérience client. [Lire la suite…]

15. Les effets Pygmalion et Golem

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 avril 2020] Et si à défaut de trouver la perle rare, on pouvait la façonner selon son bon désir ? C’est un fantasme ancien dont la littérature nous avertit depuis longtemps qu’il est dangereux – le monstre du docteur Frankenstein en reste l’illustration la plus édifiante. Dans la mythologie grecque, Pygmalion est un sculpteur qui tombe si éperdument amoureux de la statue qu’il vient de créer qu’il finit par lui donner vie. La figure de Pygmalion devient emblématique grâce à la pièce de théâtre éponyme de George Bernard Shaw (1913), puis la comédie musicale My Fair Lady qui en est l’adaptation. Elle raconte l’histoire d’un professeur de phonétique (Higgins) qui entreprend de transformer une fille du peuple (Eliza Doolittle) en lady pour gagner un pari. Il lui apprend à bien parler, à se comporter en société, et gagne son pari. Pygmalion reste une figure controversée : les féministes y voient un phallocrate à l’ego surdimensionné qui voit les femmes comme des enfants à éduquer.

Naturellement, il ne s’agit pas de dire que les managers doivent se comporter comme Pygmalion ! Les employés sont des adultes libres, déjà formés, qu’il ne s’agit pas de façonner. Mais le concept de l’effet Pygmalion, étudié depuis longtemps par les psychologues, est néanmoins important : c’est un phénomène qui fait que les attentes élevées engendrent une amélioration des performances. C’est prouvé, le simple fait de croire en la réussite de quelqu’un peut améliorer ses chances de succès.

À l’inverse, l’effet Golem est le phénomène psychologique dans lequel des attentes moins élevées placées sur un individu le conduisent à une moins bonne performance. De nombreux stéréotypes engendrent cet effet : par exemple, si le seul fait que vous soyez une femme fait qu’on pense que vous serez mauvaise en mathématiques, cela peut affecter négativement votre performance lors d’un test de mathématiques.

L’effet Pygmalion et l’effet Golem sont des prophéties auto-réalisatrices. C’est au sociologue Robert K. Merton, auteur en 1948 d’un article fondateur sur ce sujet, que l’on doit le concept. La croyance auto-réalisatrice est une croyance fausse qui finit par devenir vraie à mesure que le temps passe, à cause d’un effet de rétroaction. Nous sommes persuadés d’avoir eu raison parce que a posteriori les faits semblent nous avoir donné raison. [Lire la suite…]

16. Les biais de genre

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 juillet 2020] Les biais de genre sont multiples. Il s’agit de tous les biais cognitifs (notre liste est déjà longue) qui nous font préférer les hommes au pouvoir — à la tête des grandes entreprises, aux plus hauts postes de l’Etat ou en position d’expert. On ne compte que 3 femmes sur 120 dirigeants dans les plus grandes entreprises françaises. Pendant la période de la crise du Covid, les expert.e.s interrogé.e.s dans les médias ont été à 80% des hommes, selon l’INA.

En France, des lois récentes obligent les entreprises à mesurer et révéler les chiffres sur les inégalités entre hommes et femmes. Face à des chiffres parfois désespérants, il semble difficile de nier que les femmes sont victimes de discriminations importantes, en termes de salaires, promotions et probabilités d’embauche. Pourtant, quand on parle des biais de genre à certain.e.s managers, on rencontre souvent des personnes qui nient l’existence des biais dans leur organisation. “Chez nous, les hommes et les femmes sont traités pareillement. Il n’y a pas de problème.”Moi, je ne suis pas sexiste, donc passons à un autre sujet.” “En tant que parent, j’élève mon fils et ma fille de la même manière, donc je fais ma part.“Etc.

Or une étude édifiante parue en juin 2020 dans Sciences Advances révèle que les biais de genre sont perpétués précisément par ceux qui les nient ! L’étude publiée par des chercheurs/chercheuses de l’Université d’Exeter et Skidmore College montre, chiffres et enquête à l’appui, que les biais sont plus forts parmi celles/ceux qui les nient. “Ceux qui pensent qu’il n’y a pas de biais dans leur organisation ou leur discipline sont les moteurs principaux de ces biais — un groupe à ‘haut risque’ composé d’hommes et de femmes que l’on peut aisément identifier,” expliquent les auteur.e.s de l’article.

Dans les organisations qu’on pourrait penser plus égalitaires, où la représentation féminine a (un peu) avancé, il est fréquent que les dirigeant.e.s tombent dans le déni et affirment que les biais et différences de traitement n’existent plus. Cela cause un ralentissement des progrès futurs, voire provoque une régression. Les progrès en matière d’égalité, de diversité et d’inclusion ne sont en rien linéaires et inéluctables. Ils sont le plus souvent le fruit de ruptures historiques et de mesures contraignantes. [Lire la suite…]

17. L’heuristique d’affect

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 septembre 2020] En psychologie, une heuristique de jugement est une opération mentale rapide et intuitive. Le mot vient du grec ancien eurisko (je trouve). Quand nous sommes pressés par le temps, peu motivés ou fatigués, nous nous reposons davantage sur notre mode de pensée rapide et instinctif. L’heuristique d’affect est le raccourci mental qui nous permet de prendre des décisions et de résoudre des problèmes en utilisant nos émotions. Par exemple, si avant de prendre une décision de recrutement, vous voyez une photo d’un·e candidat·e avec un large sourire, la petite émotion provoquée aura une influence sur votre jugement.

C’est un processus inconscient qui se produit à de nombreux moments de la journée. La plupart du temps, cela n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose ! Il ne nous serait pas possible de passer par des réflexions lentes pour chaque décision qui doit être prise au quotidien. C’est ce qu’expliquait très bien Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow, 2011) : le Système 1 est rapide, instinctif et émotionnel, tandis que le Système 2 est plus lent, réfléchi, contrôlé et logique.

L’heuristique d’affect fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980, lorsque le psychologue américain Robert Zajonc a montré que les réactions affectives à des stimuli influencent la manière dont nous traitons l’information. Dans les années 2000, d’autres chercheurs se sont intéressés au lien entre l’heuristique d’affect et la perception du risque. Ils ont montré que quand quelque chose nous est plaisant, nous minimisons le risque qui y est associé. Par exemple, nous ne pensons plus aux risques de contamination quand il s’agit de partir en vacances. [Lire la suite…]

18. Le syndrome d’Hubris

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 28 juillet 2020] Pour mieux comprendre la définition du syndrome d’Hubris, faisons un petit cours de mythologie grecque : l’hubris, c’est ce qui vous vaut la colère des dieux. Traduit le plus souvent par démesure, l’hubris est une ambition personnelle trop forte, une soif de pouvoir inextinguible, mais aussi le vertige que provoque le succès que l’on rencontre dans la recherche du pouvoir. Un exemple célèbre de syndrome d’Hubris est celui d’Icare, ce personnage mort de s’être trop approché du soleil alors qu’il s’échappait du labyrinthe avec des ailes créées par son père avec de la cire et des plumes.

Chez les Grecs anciens, il y avait une morale de la mesure, la modération et la sobriété : il fallait savoir rester conscient de sa place dans l’univers (et de sa mortalité face aux dieux immortels). Dans cette démesure, se trouve aussi l’ambition d’accomplir des grandes choses et la vocation artistique que l’on sait valoriser aujourd’hui. Mais ce que l’on déplore, ce sont les conséquences humaines de cet orgueil. Dans une équipe, le syndrome d’Hubris fait des ravages.

Les Grecs anciens comprenaient bien la nature humaine. Ce n’est pas pour rien que la psychologie et la psychanalyse puisent abondamment dans la mythologie pour décrire nos traits, travers et passions. Narcisse, Oedipe et Cassandre n’ont pas fini de nous inspirer ! Dans le monde de l’entreprise, ces concepts éclairent des comportements et des dynamiques et offrent un cadre d’analyse précieux.

Comme dans l’univers politique, on trouve dans l’entreprise des individus ivres de pouvoir qui perdent le sens des réalités et ne supportent plus la contradiction. Si on a souvent comparé cette ivresse à une drogue (voire un aphrodisiaque), c’est qu’il y a effectivement des mécanismes hormonaux à l’œuvre qui affectent la chimie du cerveau et le comportement.

L’un des effets du syndrome d’Hubris, c’est une perte d’empathie et d’intérêt pour les autres, un narcissisme extrême, un sentiment d’invincibilité qui peut conduire à prendre des risques inutiles et un sentiment d’impunité qui fait que l’on ne se sent pas concerné par les règles. Cela mène à la corruption, l’abus de bien social, le vol et la maltraitance. Dans le monde de la finance, par exemple, on a souvent fait l’expérience du syndrome d’hubris. On sait l’importance des freins et contrepoids pour limiter le pouvoir et le risque que peut prendre un individu. [Lire la suite…]

19. Loi de Brooks

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2021] “Trop de cuisiniers gâtent la sauce“, dit le proverbe. C’est en substance ce qu’énonce aussi la loi de Brooks, du nom de Frederick Brooks, un informaticien américain à qui l’on doit un ouvrage de 1975 devenu culte intitulé Le Mythe du mois-homme. Brooks y démontre que le fait d’allouer de nouvelles ressources humaines à un projet accentue généralement le retard de la complétion de ce projet : “Ajouter des personnes à un projet en retard accroît son retard.”

En bref, 3 mois-hommes n’équivalent pas à 3 mois de travail d’un seul homme (il faut dire que l’unité mois-homme n’est pas des plus inclusives ; les mois-femme n’étaient guère envisagés à l’époque où on a créé l’unité) car les trois personnes doivent se former, échanger entre elles et prendre du temps pour se mettre d’accord (voire gérer des conflits). L’utilisation de cette unité de mesure est donc fallacieuse, car elle laisse penser que le travail d’une personne sur X mois peut indifféremment être réalisé par X personnes sur un mois. Brooks résume cela ainsi : “Neuf femmes ne font pas un enfant en un mois.

Les réflexions sur le caractère non linéaire de la productivité d’une équipe ne sont pas sans rappeler la théorie des coûts de transaction, cette idée que toute transaction induit des coûts cachés qui concernent la prospection, la négociation, ou encore la surveillance. Avoir recours aux prestations de plusieurs personnes sur un marché, cela n’est pas non plus équivalent au fait de confier tout ce travail à un nombre plus restreint de prestataires.

Le problème soulevé par Brooks a beau avoir été pensé dans le contexte du développement des logiciels à une époque déjà lointaine, la loi de Brooks n’en est pas moins toujours d’actualité. Elle rappelle l’existence de ces frictions naturelles liées au travail en équipe. [Lire la suite…]

20. L’illusion de planificaton

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 26 mars 2021] Nous avons tendance à surestimer notre rythme de travail et/ou sous-estimer le temps nécessaire pour réaliser une tâche ou un projet. Vous est-il déjà arrivé de promettre de finir un projet “d’ici la fin du mois” et de vous retrouver obligé en fin de mois, soit de faire des nuits blanches non prévues pour finir dans les temps, soit de devoir envoyer, tout.e penaud.e, un message à votre supérieur.e ou client.e pour demander plus de temps ? Si oui, vous n’êtes pas seul.e !

L’illusion de planification est la traduction française du concept de Planning Fallacy que l’on doit aux chercheurs Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui l’ont mis en évidence en 1979. C’est une sous-catégorie du biais d’optimisme, le biais qui vous amène à croire que vous êtes moins exposé.e à un événement négatif que d’autres personnes (par exemple, que vous êtes moins à risque que les autres de développer une dépendance à l’alcool).

Ce qui est étonnant avec l’illusion de planification, c’est qu’on en est victime même quand on a déjà fait à plusieurs reprises l’expérience d’un décalage entre le plan et la réalité. Parfois, pour des tâches identiques, pour la réalisation desquelles on devrait pouvoir parfaitement quantifier le temps de travail nécessaire, on tombe encore et encore dans l’illusion de planification. Il en va de même pour l’estimation des coûts d’un projet, et l’estimation des risques encourus.

Le dépassement des coûts est donc l’une des conséquences fréquentes de cette illusion pour les entreprises. Il existe de nombreux exemples de projets qui en ont fait les frais. L’Opéra de Sydney devait être achevé en 1963, mais n’a finalement ouvert qu’en 1973 (avec un dépassement supérieur à 100 millions de dollars). L’aéroport international de Denver a coûté 2 milliards de plus que prévu. Le nouvel aéroport de Berlin a coûté plus de 8 milliards de plus que prévu, et n’est ouvert qu’en 2021 (14 ans après le début des travaux)… [Lire la suite…]

Laetitia Vitaud


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : welcometothejungle.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © David Plunkert ; © welcometothejungle.com.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

PENA-RUIZ : La crue de la fortune ou Le refus de la fatalité

Temps de lecture : 7 minutes >

Il y a ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. On dit ordinairement de quelqu’un qui a été malheureux qu’il a connu une mauvaise fortune, que la fortune ne lui a pas été favorable. Ainsi, on désigne sous ce terme de “fortune” une sorte de force impersonnelle qui, quelquefois, nous serait hostile, quelquefois aussi nous serait favorable. Qu’est-ce donc qui dépend de la fortune et qu’est-ce qui dépend de notre volonté agissante, de notre capacité d’initiative ? Machiavel, le grand penseur de la politique, propose une comparaison tout à fait éclairante, en invoquant un fléau qui souvent ravage les villes, les campagnes : la crue d’un fleuve et l’action que l’homme peut entreprendre pour maîtriser ce fléau ou plutôt pour en maîtriser les conséquences. Il essaie ainsi d’invoquer le rapport qui peut exister entre la fortune, le sort, le cours des choses et la volonté agissante de l’homme, soucieuse de lucidité.

Pour que notre libre-arbitre ne soit pas éteint, j’estime qu’il peut être vrai que la fortune soit maîtresse de la moitié de nos œuvres, mais qu’aussi elle nous en laisse gouverner à peu près l’autre moitié. Je la compare à l’une de ces rivières, coutumières de déborder, lesquelles se courrouçant, noient alentour les plaines, détruisent les arbres et les maisons, dérobent d’un côté de la terre pour en donner autre part. Chacun fuit devant elles. Tout le monde cède à leur fureur, sans y pouvoir mettre rempart aucun. Et bien qu’elle soit ainsi furieuse en quelque saison, pourtant les hommes, quand le temps est paisible, ne laissent pas d’avoir la liberté d’y pourvoir et par remparts et par levées, de sorte que si elles croissent une autre fois, ou elles se dégorgeaient par un canal, ou leur fureur n’aurait point si grande licence et ne serait pas si ruineuse. Ainsi en est-il de la fortune, laquelle démontre sa puissance aux endroits où il n’y a point de force dressée pour lui résister, et tourne ses assauts aux lieux où elle sait bien qu’il n’y a point de remparts ni de levées pour lui tenir tête.

Le chapitre 25 du Prince de Machiavel est tout à fait exemplaire de la façon dont son auteur conçoit l’articulation entre l’action humaine et les circonstances qui ne dépendent pas de l’être humain. Ainsi, il ne s’agit pas, pour penser la liberté humaine, d’imaginer que les hommes puissent faire tout ce qu’ils veulent, dans n’importe quelles circonstances, mais d’appréhender la façon dont ils peuvent agir à partir de la compréhension de ce qui advient et des causes naturelles. L’eau vive du torrent fait tourner les pales du moulin, mais demain, lorsque le torrent aura débordé de son lit, elle submergera tout dans un fracas de pierres, de boue, de troncs arrachés. Ainsi, cette nature que nous sommes prompts à accuser ne veut rien, ne vise aucune fin. Pourquoi, sinon, ferait-elle tourner les pales du moulin et moudre le grain afin d’alléger la tâche des hommes ?

La nature ne produit que des effets, selon une causalité que l’on peut considérer comme aléatoire, puisqu’elle est tantôt productrice de bons effets, tantôt productrice de mauvais effets. Aucune vision unilatérale, qu’elle soit pessimiste une mauvaise nature ou optimiste une bonne nature qui a tout prévu -, ne peut donc en rendre compte pleinement. Seule la superstition de l’homme qui, mû par son espoir ou par sa crainte, s’attache à prêter quelque intention à la nature attribue à cette nature une finalité qui n’existe pas en elle. Il faut se débarrasser de ces projections superstitieuses et alors le cours du monde ne s’appellera plus providence ou destin, il sera cette fortune impersonnelle qui n’est autre chose que le développement des lois naturelles.

Ainsi, la nature est comme dédramatisée. Nulle puissance tutélaire ne veille sur elle et les hommes n’ont à craindre ou à espérer que les conséquences de leurs initiatives. Épictète, le philosophe stoïcien, avait déjà posé la grande question de l’action. Qu’est-ce qui dépend de nous ? Qu’est-ce qui ne dépend pas de nous ? Ce n’était pas une invitation à une sorte de résignation passive que le philosophe du Stoïcisme développait ainsi, c’était simplement une invitation faite à tout homme pour qu’il prenne la mesure de ce qu’il peut réellement, afin de renoncer à infléchir ce qui ne dépend pas de lui. Ainsi, dans l’exemple de Machiavel, il ne dépend pas de l’homme d’empêcher les crues. Ou, du moins, dans une première approche. Peut-être, ensuite, pourra-t-il réguler le cours des fleuves avec des barrages et des retenues d’eau. Mais, pour l’instant, tant qu’il ne peut pas empêcher la crue, il doit s’efforcer d’empêcher ses conséquences les plus tragiques. Édifier des digues pour protéger les villages, essayer de détourner les eaux. Et cela, il ne peut le faire qu’après la décrue, en une période où il devra faire jouer sa prévoyance.

La maxime stoïcienne qui distingue ce qui dépend de nous de ce qui ne dépend pas de nous appelle donc la lucidité consciente d’un tel partage. Il s’agit de distinguer la démission servile et la résolution sereine à agir efficacement. La détermination à faire tout ce qui dépend de soi va permettre à l’humanité de développer ce qui est possible. Cette résolution, Machiavel lui donne le mot latino-italien de virtù, c’est-à-dire à la fois courage et résolution à agir. Ce qu’on appelait la valeur au sens cornélien “la valeur n’attend pas le nombre des années.” La virtù, c’est donc cette détermination à agir, et la virtù va entrer en composition avec la fortuna. Fortuna, pour Machiavel, c’est le cours des choses, qui est à la fois la nécessité si l’on considère que rien n’advient sans cause et le hasard si l’on délivre la nature de toute finalité secrète.

Statue de Machiavel au musée des Offices de Florence (détail) © Elan Ruskin, CC

Si le lit d’un fleuve déborde, ce n’est pas pour punir les hommes. C’est simplement en raison des lois qui ont fait qu’il a plu beaucoup et qu’il y a un afflux massif d’eau. L’impétueux cours d’eau qui déborde de son lit est donc une image de cette fortuna, de cette fortuna dévastatrice. Et la rivière canalisée, qui va actionner les moulins et irriguer les champs, serait aussi une autre image de cette fortuna. En laissant les crues se reproduire indéfiniment sans édifier des digues ou des barrages, les hommes font de la fortune une puissance redoutable et eux seuls en sont responsables. L’auteur du Prince reprend le terme virtù qui recouvre à la fois ce courage d’agir et cette sagesse qui est propre à l’action efficace. Et il précise que ce sont les éclipses de la virtù qui font la consistance de la fortuna.

Celle-ci ne se donne libre cours que lorsque l’homme s’abstient d’agir. Tout moment n’est d’ailleurs pas propice pour l’action. Et ce n’est certes pas quand les eaux boueuses déferlent que les hommes peuvent le mieux sauver corps et biens. La fortune prend alors l’allure d’une force incontrôlable, irrépressible, qui submerge et suffoque. On pense à la tragédie récente du tsunami qui a tout enseveli sous son passage. Une image qui se noue aux grandes peurs collectives et redonne consistance au fatalisme le plus irrationnel. La crue inexorable emporte tout sans que l’homme puisse esquisser une quelconque parade. De façon comparable, les coulées de lave, lors d’une éruption volcanique, emportent tout. Malheur à qui se trouve sur leur passage ! Il en est de même, souvent, de la folle violence des guerres où l’œuvre de mort semble surgir d’un vieux fond maudit impossible à contrer. Enclenchée, la guerre des hommes prend l’allure d’un cataclysme. De la tempête elle semble avoir le déferlement imprévisible. Comme la crue, elle emporte et dévaste tout sur son passage. Comme l’éruption volcanique, elle détruit, enflamme, blesse et ravage. Voilà une image de l’horreur que l’homme emprunte à la nature mais que la nature, en fait, n’accomplit souvent qu’en raison de la démission des hommes. Démission des hommes devant les guerres qui ne sont pas fatales. Démission des hommes quelquefois devant les catastrophes naturelles qui ne le sont pas non plus. Le déluge de bombes et la dérive multiforme des haines prennent l’allure d’une tourmente irrésistible dont les victimes impuissantes semblent subir les effets sans pouvoir agir sur les causes. L’idée que les guerres sont fatales, que l’histoire n’est que mauvaise fortune, repose sur l’oubli de la responsabilité première qui est humaine. Certes, tout n’est pas possible en toutes circonstances, le réel change et l’action humaine doit s’en ressentir. On ne peut, dès lors, appliquer de recette ni croire qu’il suffira d’une volonté résolue. Il faut également cultiver cette lucidité qui permet d’identifier pour agir le moment opportun. Ce qu’Aristote appelle le kairos.

L’invocation de la fortune sert trop souvent de bonne conscience, notamment lorsque la volonté d’agir fait défaut. D’où la maxime ambiguë : “Faire de nécessité vertu“, qui recouvre, en principe, l’acceptation sereine d’une nécessité reconnue comme effective, irrésistible. Mais que pensons-nous sous le nom de nécessité ? N’en venons-nous pas, quelquefois, à penser abusivement comme nécessaire, ce qui résulte d’une simple démission ? Il en est ainsi des dégâts causés par la crue, alors qu’elle n’était pas la première crue et qu’aucune prévention n’avait été mise en œuvre. Cette prétendue nécessité ne peut fonder aucune vertu au sens strict, sinon une attitude de soumission consentie.

De telles réflexions, évidemment, ne sont pas sans portée pour les drames les plus récents de l’histoire humaine. La prévision du tsunami qui a submergé l’Indonésie n’était-elle pas en défaut ? Les flambées de racisme dans le sillage des crises économiques et de la précarité qu’elles provoquent pour beaucoup ne relèvent-elles pas du même traitement critique et thérapeutique que les crues et les guerres ? Il s’agit de prévenir et non simplement de réprimer au cas par cas les actes de racisme qui sont des délits. La virtù politique est une volonté d’agir, mais ne doit-elle pas prévoir la mauvaise fortuna qui advient lorsque la misère des hommes les fait dériver vers l’agression ? Ainsi, sous le nom de fortuna, c’est la conséquence d’un véritable abandon qui peut prendre la forme d’une puissance impersonnelle, immanente au cours des choses, comme un dieu, hors-série, qui règle les séries causales à l’insu des hommes. C’est exactement cette abdication de la volonté politique, et le fatalisme qui en résulte, que la pensée de Machiavel met en cause. Et sa métaphore de la crue de la fortuna, face à la virtù de la volonté humaine, garde toute son actualité, dans un monde où les hommes semblent davantage victimes de leurs propres productions, non maîtrisée celle-là, que des aléa de la nature.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : flammarion.fr | crédits illustrations : entête, inondations de 2022 en Wallonie © rtbf.be ; © Elan Ruskin.


Discourir pour mieux débattre ensuite, en Wallonie-Bruxelles…

PENA-RUIZ : Le clou de l’âme

Temps de lecture : 7 minutes >

La vie est faite d’émotions. L’émotion, ce qui meut, et aussi ce qui se meut.  Rien d’inerte dans l’expérience sensible et sentimentale. Nous sommes touchés par ce qui nous arrive, voire affectés. Notre désir de vivre fait que tout événement prend sens dès lors qu’il comble ou qu’il déçoit ce désir. Le choc des émotions est durable, il laisse en nous sa trace comme un clou laisse la sienne dans le bois tendre. On peut bien décider d’être serein, de chasser les obsessions, d’être affranchi de ses émotions. Il reste que les choses ne sont pas si simples, car l’émotion vive laisse une trace, son souvenir obsède, comme le fait la peur ou le désir. Traumatismes, souffrances ou joies intenses, jouissances, ainsi va la vie qui nous marque et nous façonne. À la longue, on se fait plus sensible à certaines choses et l’on s’endurcit à d’autres. Le vœu de lucidité, pour s’accomplir, passe alors par la prise de distance.

Parlons de l’âme. Appelons « âme » ce qui en nous reçoit les messages de l’expérience, mais aussi les sollicitations du corps, et voyons son étrange aventure au fil de la vie humaine. Platon décrit le choc des émotions, et les passions qui s’inscrivent dans leur sillage…

– Lorsqu’on a ressenti la violence d’un plaisir ou d’une peine, d’une peur ou d’un appétit, le mal qu’on subit en conséquence n’est pas tellement celui auquel on pourrait penser – la maladie ou la ruine qu’entraînent certains appétits, par exemple ; non, le plus grand de tous les maux, le mal suprême, on le subit, mais sans le prendre en compte.
– En quoi consiste-t-il, Socrate ?, dit Cébès.
– En une conclusion inévitable, qui s’impose à toute âme d’homme au moment où elle éprouve un plaisir ou une peine intenses. Elle est alors conduite à tenir ce qui cause l’affection la plus intense pour ce qui possède le plus d’évidence et de réalité véritable, alors qu’il n’en est rien. Or ces objets sont par excellence ceux qui se donnent à voir. Tu ne penses pas ?
– C’est certain.
– Or n’est-ce pas quand elle est ainsi affectée qu’une âme est le plus étroitement enchaînée par son corps?.
– Que veux-tu dire ?
– Ceci : chaque plaisir, chaque peine, c’est comme s’il possédait un clou avec lequel il cloue l’âme au corps, la fixe en lui et lui donne une forme qui est celle du corps, puisqu’elle tient pour vrai tout ce que le corps lui déclare être tel.

L’enfant battu dès son premier souffle lève un regard qu’emplit infiniment une tristesse indélébile. Saura-t-il retrouver la joie espiègle qui pétille dans les yeux ? Un frisson a prolongé pour toute la chair l’intense chaleur du plaisir et la mémoire s’en propage au plus profond de la conscience. Demain, les désirs ne pourront renaître sans son écho secret et insistant. Expérience de la souffrance, expérience de la jouissance… le corps qui la reçoit n’est pas inerte, il vit de cet effort qui tend l’homme vers son accomplissement. Son désir d’être et de vivre s’affirme et retentit, et les circonstances le serviront plus ou moins bien. La vie s’anime bientôt des souvenirs laissés par les frustrations ou les assouvissements.

Les douleurs ressenties et les joies éprouvées tissent en effet une mémoire dense qui s’installe durablement dans l’intériorité de chacun. Brûlures et blessures y forment leur cicatrice, plaisirs et bonheurs y inscrivent leur trace. Dans l’ombre portée des moments de peine et de jouissance, le cheminement de la conscience se charge ainsi d’inquiétudes et de craintes, de désirs et d’espoirs. Ainsi, nous sommes rivés aux aléas de la vie, nous sommes comme cloués aux angoisses du scénario qui s’écrit en partie à notre insu. L’âme pâtit. Le risque, dès lors, n’est-il pas que le jugement ne soit réglé par les intérêts immédiats ou par l’imaginaire qui perpétue les fascinations de notre histoire singulière ?

C’est ce risque grave que Platon évoque dans son texte. Risque grave, puisque se joue la survie de la pensée comme telle. Est-ce bien penser que de ne penser qu’en étant asservi aux émotions du jour ? Platon veut d’autant plus voir dans l’âme une réalité distincte du corps qu’il entend la dégager de toute servitude, et affranchir ainsi de toute contrainte la pensée humaine. Celle-ci est donc distincte de tout ce qui dans le corps tient à la façon dont il est affecté par le monde. Reste que l’âme est captive de l’aventure corporelle, captive au point d’en être infiniment marquée, crucifiée en quelque sorte à une réalité dont les affections la touchent si vivement qu’elle en vient à se confondre avec elles.

Le risque, c’est alors d’aliéner la distance de la pensée par rapport aux émotions. Chaque épisode un peu dramatique de la vie affective tend à accentuer cet envoûtement et à fausser en conséquence le principe de la pensée. L’attrait des plaisirs et la peur des souffrances vont substituer peu à peu leurs critères à ceux de la vérité. Et Platon de conclure :

L’âme finit par tenir pour vrai ce qui répond le mieux à ses attentes ou à ses répulsions.

Bref, elle évalue, par rapport à elle-même, au lieu de s’attacher à connaître l’objet dans sa réalité, indépendamment de la façon dont il l’affecte. Captif de ses émotions, de ses craintes, de ses désirs et bientôt de ses intérêts, l’homme peut-il l’être si totalement de ses plaisirs et de ses peines qu’il leur aliène jusqu’à la pensée ? Nos pensées sont-elles simplement filles de notre vécu et de ses limites ? Une telle perspective, on le voit bien, est difficile pour la philosophie.

La philosophie, en effet, n’a de raison d’être que dans le souci d’une pensée libre, sans assujettissement aux fascinations du vécu. La difficulté de concevoir l’autonomie de la pensée tient sans doute à celle de la délier effectivement de l’aventure du corps. C’est pourquoi l’image du clou, le clou de l’âme au corps est si forte. Cette difficulté est d’abord vécue par tout homme, lorsqu’il doit contenir ses impulsions et ses passions, ses emportements soudains et ses attirances violentes. Le voilà sous l’emprise des passions, des passions qui sont comme des sortilèges.

Il lui faut donc affranchir son pouvoir de réflexion des multiples affections qui l’assaillent et le troublent, le sollicitent et l’abusent au point de l’asservir. Le corps, c’est aussi le point d’où est reçu le monde, la situation toute relative d’un être singulier dans la totalité du réel. S’émanciper du corps, ce n’est pas le nier, ce n’est pas refuser ses impulsions. Ce n’est pas tant refuser ses exigences de plaisir que se délivrer les limitations que le point de vue du corps peut nous donner. Ce n’est donc pas le corps lui-même qui corrompt et offusque directement l’âme entendue comme le principe de la pensée. C’est plutôt ce type de rapport de l’âme au corps qui fait que l’âme n’a tendance à juger des choses qu’à partir des impressions du corps. Bref, c’est la fascination qui naît des multiples affections dont le corps est le siège et la source qu’il convient de maîtriser.

Tenir pour vrai ce qui engendre le plaisir, ou ce qui va dans le sens de l’intérêt présent, c’est confondre les exigences du vrai et celles de l’agréable. On comprend, dès lors, que le travail de la pensée nécessite une sorte d’ascèse, propre à lui permettre de jouer son rôle. Mais il ne s’agit pas pour autant de vanter les vertus de l’abstinence. Le corps a ses exigences légitimes qu’il convient de satisfaire. Cette réflexion ne débouche donc pas sur une théorie de l’ascétisme, selon laquelle il conviendrait de mortifier sans cesse le corps pour permettre à l’âme de s’élever à la pensée, de se délier des envoûtements du corps. Il s’agit simplement de distinguer les registres de la vie intérieure.

ROPS Félicien, La tentation de Saint-Antoine (1878) © Bibliothèque royale de Belgique

L’homme, légitimement, peut chercher à satisfaire les impulsions de son corps, mais lorsqu’il se met à penser le monde, à tenter de le réfléchir, il doit prendre ses distances par rapport à l’expérience immédiate, par rapport aux impressions du corps. Ce travail de distanciation de l’âme par rapport au corps, ou disons ce travail de la pensée par rapport au choc des émotions, n’est nullement incompatible, mais en un autre temps, avec l’expérience vive des émotions et des passions. Ainsi, il faut bien comprendre que ce n’est pas le corps qui serait en lui-même impur, mais cet étrange mélange des fonctions qui fait que lorsque l’âme se mêle au corps, ou plutôt se laisse former, déformer par le corps, elle perd sa fonction propre qui est la pensée, le travail de la réflexion à distance.

Comment comprendre une telle idée ? Sans doute faut-il éviter le thème du corps impur, et s’en défaire. Ce n’est pas le corps qui est impur. L’impureté ne tient nullement à une sorte de substance corporelle qui en elle-même serait mauvaise. On pourrait dire plutôt que c’est le mélange de l’activité du corps et de l’activité propre de l’âme qui est source d’impureté. Une pensée qui serait un simple reflet du vécu risquerait d’ailleurs d’être complètement réactive, au sens que Nietzsche donnait au terme. Si, parce que je suis faible physiquement, j’en viens à disqualifier la force, alors, dirait Nietzsche, la pensée que je forme, et qui consiste à condamner la force, est une pensée purement réactive. Elle est en réaction par rapport à un vécu dont je ne suis pas maître. Ainsi, si la pensée doit être autre chose que la simple réaction aux aléas du vécu, elle doit s’affranchir de ce vécu, elle doit prendre ses distances. Elle doit, si l’on veut suivre la métaphore de Platon, se déclouer des aléas de ce vécu et de l’expérience corporelle.

Il en irait de même avec l’exemple du riche qui disqualifierait la pauvreté, c’est-à-dire qui n’aurait de conception de la vie sociale qu’à partir de la richesse qu’il a pu acquérir, qu’il a eu à la fois la chance et le courage d’acquérir. Théoriser cette richesse en disqualifiant la pauvreté serait une pensée réactive, de la même façon que théoriser la faiblesse en disqualifiant la force serait une pensée réactive. On comprend, à travers ces deux exemples complémentaires, ce que Nietzsche voulait critiquer en évoquant la pensée réactive : la pensée qui colle au plus près des illusions du vécu.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : flammarion.fr | crédits illustrations : entête, Platon © France Culture ; © Bibliothèque royale de Belgique.


Méditer encore…

PENA-RUIZ : Le rocher de Sisyphe ou Le courage de vivre

Temps de lecture : 7 minutes >

La vie parfois vacille et doute d’elle-même. Commencer, recommencer, sans cesse. Le constat de l’éternel recommencement des choses, semblable au cycle des saisons, la vie succédant à la mort et la mort à la vie, la croissance au déclin et le déclin à la croissance, produit une sorte d’angoisse. Le quotidien qui se livre sous le signe du recommencement mérite-t-il d’être vécu ? Peut-on croire au sens de ce que l’on fait, lorsqu’il faut toujours reprendre, toujours recommencer ?

Le rocher que Sisyphe était condamné à porter dévalait la pente que Sisyphe avait gravie, chaque fois qu’il atteignait le haut de la colline. Ce rocher de Sisyphe est devenu le symbole d’une tâche absurde à accomplir, puisque sitôt accomplie, elle doit être recommencée. À certains égards, n’est-ce pas tout le déroulement de la vie quotidienne qui peut être placé sous le signe du rocher de Sisyphe ? On se lève le matin, on se prépare, on va travailler, on revient, on recommence le lendemain. Ainsi disait-on naguère des ouvriers qui allaient à l’usine : “Métro, boulot, dodo”, “Métro, boulot, dodo”, et ce recommencement semblait dessaisir la vie de toute signification.

Mais la conscience humaine interroge : pourquoi ? Camus raconte qu’à un moment ou à un autre de cet enchaînement machinal quotidien, la question du pourquoi s’élève. Il faut poser la question du pourquoi, il faut réfléchir sur cette apparence d’éternel recommencement, sur cette apparence d’absurdité qui pourrait bien, si l’on n’y prend pas garde, dessaisir la vie elle-même de toute signification. La méditation sur la tâche de Sisyphe reprend cette interrogation. Albert Camus, dans le Mythe de Sisyphe, raconte :

À cet instant subtil où l’homme se retourne sur sa vie, Sisyphe revenant vers son rocher, contemple cette suite d’actions sans lien qui devient son destin. Créé par lui, uni sous le regard de sa mémoire et bientôt scellé par sa mort. Ainsi, persuadé de l’origine tout humaine de tout ce qui est humain, aveugle qui désire voir et qui sait que la nuit n’a pas de fin, il est toujours en marche. Le rocher roule encore. Je laisse Sisyphe au bas de la montagne. On retrouve toujours son fardeau. Mais Sisyphe enseigne la fidélité supérieure qui nie les dieux et soulève les rochers. Lui aussi juge que tout est bien. Cet univers désormais sans maître ne lui paraît ni stérile ni futile. Chacun des grains de cette pierre, chaque éclat minéral de cette montagne pleine de nuit à lui seul forme un monde. La lutte elle-même vers les sommets suffit à remplir un cœur d’homme. Il faut imaginer Sisyphe heureux.

Sisyphos, en grec, c’est “le très sage”. Le héros de Camus était légendairement connu pour son intelligence, mais aussi pour la démesure, en grec hubris, par laquelle il voulait, en quelque sorte, s’égaler aux dieux. Sisyphe, l’être qui voulait non pas nier la divinité, mais s’en passer, voire s’égaler à elle. D’où le châtiment qui lui rappelle à la fois sa force et sa faiblesse, et va l’obliger à l’effort sans cesse répété des êtres mortels. La force, c’est celle de Sisyphe capable de rouler son rocher jusqu’en haut de la colline, la faiblesse, c’est la vanité d’un tel travail, dès lors qu’au dernier moment le rocher dévale de toute sa force jusqu’au bas de la colline, avec obligation pour Sisyphe de tout recommencer. Il faut porter le fardeau quotidien, quoi qu’il en coûte.

Dans le onzième chant de L’Odyssée, Homère décrit l’effort de Sisyphe et son inexorable recommencement.

Ses deux bras soutenaient la pierre gigantesque et des pieds et des mains, vers le sommet du tertre, il la voulait pousser. Mais à peine allait-il en atteindre la crête qu’une force soudain la faisant retomber, elle roulait au bas, la pierre sans vergogne. Mais lui, muscles tendus, la poussait derechef, tout son corps ruisselait de sueur et son front se nimbait de poussière.

On reconnaît là le châtiment de la tâche sans cesse recommencée, comme celle des Danaïdes, ces nymphes des sources que la légende représente aux enfers, versant indéfiniment de l’eau dans des tonneaux sans fond. Pourquoi ? La question du sens des actions s’étend très vite à celle du sens de la vie. Dans le ciel dont les dieux se sont absentés, nul signe désormais n’est adressé aux mortels, qui sont seuls devant leur tâche. Il leur faut conduire leur vie, la reconduire, de jour en jour, et l’effort pour le faire suffit à leur condition. L’homme va s’inventer les moyens de persévérer dans son être. Depuis Prométhée, il est capable de produire son existence. Sisyphe, un instant, s’arrête. Au moins intérieurement. Et alors va s’esquisser la sagesse  toute simple d’une interrogation première. Quelle vie voulons-nous vivre et quel bien mérite d’être recherché pour lui-même ? Question essentielle qui appelle une réflexion pour aller vers la sagesse. La tâche de la vie se redéfinit. Non, le recommencement qui appartient à la vie des hommes mortels ne peut pas disqualifier cette vie. Et Sisyphe lève les yeux vers le ciel. Ce ciel est désert. Soit. Mais lui, Sisyphe, trouvera dans la tâche quotidienne qui est la sienne les ressources même pour vivre heureux.

Sisyphe ne peut se réconcilier avec la vie qu’en prenant la mesure de ce monde où il va inscrire sa destinée. Sa force renaîtra toujours s’il décide, une fois pour toute, de vivre sa vie d’homme, de se passer de ces dieux qui sont tour à tour protecteurs et menaçants. La peur n’est plus de mise, ni la lassitude. Les rythmes quotidiens ne sont pas l’essentiel. Ils rendent la vie possible, tout simplement, sans préjuger de la direction qui l’accomplira. À l’homme de construire son monde et de dessiner les contours de son bonheur, de façon tout à fait inédite. Sisyphe ne peut pas reprendre à son compte la fameuse phrase de Dostoïevski : “Si Dieu n’existe pas, tout est permis.” Pour Sisyphe, l’humanité maîtresse d’elle-même porte seule son fardeau, mais elle est ainsi habilitée à définir seule les valeurs qui lui permettront de vivre le mieux possible.

De cette façon, un nouveau bonheur va prendre forme sur le fond de l’absurdité initiale. Celle-ci est dépassée, transcendée. L’homme se dresse et il va assumer son humaine condition. Un humanisme se dessine qui est celui d’une patience. Patientia, en latin, c’est tout à la fois la souffrance et la capacité à endurer. Vertu stoïcienne par excellence. Sisyphe s’était révolté contre les dieux qui, pour le punir, lui avaient assigné cette tâche absurde : monter et descendre, monter et descendre !

Sénèque, dans la treizième lettre à Lucilius, évoque la leçon d’espérance de l’homme qui compte désormais sur lui-même.

Tu as une grande force d’âme, je le sais, car avant même de te munir des préceptes salutaires qui  triomphent des moments difficiles, tu te montrais, face à la fortune, suffisamment décidé. Tu l’es devenu beaucoup plus après avoir été aux prises avec elle et avoir éprouvé tes forces.

Éprouver ses forces, c’est effectivement ce que vient de faire Sisyphe. Alors, avant de le reprendre, en sueur mais intérieurement rasséréné, il va contempler son rocher et se dire que la montée de la colline suffit à remplir un cœur d’homme.

Deux paroles de méditation en complément. La première porte sur la double signification du terme absurde devenu un substantif dans la philosophie de l’absurde. La deuxième évoque la disqualification du monde terrestre du point de vue de la religion chrétienne, à partir du texte biblique de l’Ecclésiaste.

Qu’est-ce que l’absurde ? L’adjectif, rapidement transformé en un nom, en un substantif, désigne soit ce qui n’a aucun sens, aucune raison, soit ce qui n’a aucune finalité. Ainsi, par exemple, si un homme s’attache à construire une œuvre, et que cette œuvre est soudainement détruite, il aura le sentiment d’une absurdité, puisque son activité aura été dessaisie de tout intérêt. Cela peut être aussi l’idée, par extension, que ce qui est destiné à mourir, à périr, n’a finalement pas de véritable finalité. Sens que l’on retrouve dans la disqualification religieuse de l’existence humaine, qui est l’existence condamnée à la vanité, c’est-à-dire condamnée à l’inutilité, à l’absence même de signification, puisque toute chose, sous le ciel, est destinée à périr. Dans le sens habituel, donc, absurde signifie contraire à la raison et au sens commun : est absurde ce qui est déraisonnable, insensé, voire extravagant. Dans le sens philosophique, par extension, est absurde ce qui ne peut être justifié par aucune finalité, par aucune raison d’être. Et une méditation sur la vie humaine en tant qu’elle se termine par la mort peut déboucher sur le sentiment de l’absurdité. De la même façon, est absurde toute activité qui ne débouche pas, qui est en quelque sorte invalidée par la destruction de ce qu’elle a permis de faire.

C’est dans le cadre de la religion chrétienne que l’idée de l’absurdité de tout ce qui est destiné à mourir, donc de l’existence terrestre, est soulignée. La théologie, qui vise à montrer que l’essentiel se trouve dans la croyance en un dieu et un au-delà, aboutit à la disqualification de tout ce qui existe sur terre. Un grand texte de la Bible a souligné l’absurdité qui tient au recommencement, à l’éternel recommencement des choses. C’est un extrait de l’Ecclésiaste que l’on peut citer ici pour montrer comment une conception de l’absurde peut s’enraciner dans la disqualification religieuse de l’existence terrestre. Paroles de l’Ecclésiaste, fils de David :

Vanité des vanités, dit l’Ecclésiaste, vanité des vanités, tout est vanité. Quel avantage revient-il à l’homme de toute la peine qu’il se donne sous le soleil ? Une génération s’en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche ; il soupire après le lieu d’où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord ; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n’est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu’on peut dire ; l’œil ne se rassasie pas de voir, et l’oreille ne se lasse pas d’entendre. Ce qui a été, c’est ce qui sera, et ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera, il n’y a rien de nouveau sous le soleil. S’il est une chose dont on dise : “Vois ceci, c’est nouveau!” cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés.

Et, de ce constat de l’éternel recommencement des choses – “rien de nouveau sous le soleil” dit le proverbe -, l’Ecclésiaste tire la conclusion d’une sorte de vanité de l’existence terrestre.

J’ai vu tout ce qui se fait sous le soleil ; et voici, tout est vanité et poursuite du vent. Ce qui est courbé ne peut se redresser, et ce qui manque ne peut être
compté. J’ai dit en mon cœur : Voici, j’ai grandi et surpassé en sagesse tous ceux qui ont dominé avant moi sur Jérusalem, et mon cœur a vu beaucoup de sagesse et de science. J’ai appliqué mon cœur à connaître la sagesse, et à connaître la sottise et la folie; j’ai compris que cela aussi c’est la poursuite du vent.

On voit que cette insistance sur la vanité des choses, sur l’absurdité des choses qui naissent et meurent, débouche, dans le texte de l’Ecclésiaste, sur un noir optimisme, puisque c’est l’idée même d’une sagesse humaine qui s’en trouve disqualifiée. A l’ opposé, il faudra qu’un être humain qui meurt, qui recommence, prenne la mesure de son pouvoir. La signification positive du personnage emblématique de Sisyphe sera ainsi soulignée. On pense aussi à ce que Nietzsche écrira en évoquant le thème de l’éternel retour. Certes, pour le philosophe, il y a un éternel retour, mais ce n’est pas cela qui dessaisit l’existence humaine de toute signification.

Henri Peña-Ruiz, Grandes légendes de la pensée (extrait, 2015)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : flammarion.fr | crédits illustrations : entête, Sisyphe par Le Titien (détail) © Musée du Prado.


Méditer encore…

SEYS : Le lit de Procuste, ce mythe grec qui nous met en garde contre notre propension à la standardisation

Temps de lecture : 2 minutes >

[RTBF.BE, Les mythes de l’actu, 11 juillet 2022] Si l’Antiquité grecque et romaine nous a légué des mythes célèbres, comme celui du cheval de Troie, de la pomme de la discorde ou encore celui de Cassandre, il existe également des légendes grecques moins connues et pourtant tout aussi criantes d’actualité. Parmi celles-ci, la légende du lit de Procuste, un tortionnaire grec, qui mutilait ses victimes pour que les corps de celles-ci correspondent à un certain standard : la taille du lit qu’il leur proposait.

Il y a des lits doux, confortables et moelleux desquels il est difficile de se lever… Il en existe d’autres bien moins accueillants, devenant même un outil de torture. Et c’est le cas du lit de Procuste. Procuste, c’est le surnom donné à un brigand de l’Attique, qui habitait le long d’une route et proposait l’hospitalité aux voyageurs de passage, les faisant dormir dans les deux lits qu’il possédait, un grand et un petit, deux lits qui allaient lui donner la mesure de ces crimes. Ce brigand se nommait Polypémon, qui signifie “le très nuisible”. Voici déjà un premier avertissement aux pauvres voyageurs qui osaient s’aventurer chez lui.

Et la torture que leur réservait Polypémon, ce n’est pas de dormir sur de la mauvaise literie. Le brigand offrait aux voyageurs de grande taille le petit lit et, inversement, il proposait le grand lit aux voyageurs de petite taille. Et comme il avait la manie de l’exactitude, Polypémon écartelait les voyageurs de petite taille pour que leurs membres atteignent les dimensions du grand lit, tandis qu’il coupait les membres qui dépassaient du petit lit. C’est ainsi que Polypémon – dont le nom ne lui conférait déjà pas une grande sympathie – fut surnommé “Procuste”, qui signifie “celui qui martèle pour allonger“.

Des tortures que connaîtra Procuste lui-même, puisqu’il sera tué par Thésée. En effet, dans La vie de Thésée, Apollodore nous raconte que le sixième exploit de Thésée fut de tuer Procuste de la même manière que ce dernier assassinait ses victimes : Thésée allongea Procuste sur un lit trop petit eu égard à sa taille et lui trancha la tête.

© DR

Cette légende sanglante a été maintes fois commentée, de Socrate à Edgar Poe, de Ernst Jünger à Aldous Huxley, afin de nous mettre en garde à ne pas céder au fantasme qui consiste à classer, à enfermer, à adapter le réel selon nos biais cognitifs, en réduisant l’infinie richesse d’exemplaires, étant chacun unique en son genre, à un modèle standard, à une seule façon de penser et d’agir, quitte à couper tout ce qui dépasse pour le faire rentrer dans la case souhaitée.

Chronique de Pascale SEYS, éditée par Céline Dekock


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be | Lire aussi, sur la conformité, dans wallonica : L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles


Plus de presse…

THONART : Suis-je une infox ? (2022)

Temps de lecture : 21 minutes >

Chère lectrice, cher lecteur, je commencerai par te donner une bonne nouvelle : “Non, tu n’es pas une fake news (ou, désormais, en bon français : tu n’es pas une infox) !” Sur ce, comment puis-je l’affirmer ? Comment puis-je être certain que cette information sur un phénomène du monde qui m’est extérieur est bel et bien réelle ? Comment valider ma perception du phénomène “il y a un.e internaute qui lit mon article” auquel mes sens sont confrontés ? Comment puis-je m’avancer avec conviction sur ce sujet, sans craindre de voir l’un d’entre vous se lever et demander à vérifier d’où je tiens cette certitude, que nous avons devant nous un “lecteur curieux” en bonne et due forme ?

Ouverture en Si majeur

Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Tout d’abord : peut-être nous connaissons-nous déjà dans la vie réelle (pas dans le métavers) et je t’ai serré la main ou fais la bise, j’ai physiquement identifié ta présence et, dans la mesure où je n’ai vécu, dans les secondes qui suivirent, aucune tempête hormonale me signalant qu’il fallait fuir immédiatement, mon corps a libéré les phéromones de la reconnaissance de l’autre, dont je ne doute pas que tes organes sensoriels aient à leur tour détecté la présence. Ton cerveau a pu régler immédiatement le taux d’adrénaline dans ton sang. Peut-être avons-nous même pu nous asseoir autour d’une table et déguster une bière spéciale car… nous avions soif. Peut-être même t’ai-je entendu commenter cet article, que tu avais lu en avant-première. Tu es un phénomène réel, cher lecteur, car mon cerveau te reconnaît comme tel.

Ensuite, tu n’es pas une infox non plus et j’en ai eu la preuve quand, à cause de toi, j’ai dû interroger mes monstres intérieurs, mes instances de délibération psychologique, mon Olympe personnel (celui où je me vis comme un personnage mythique, tout comme dans mes rêves), alors que tu t’attendais à ce que (parmi d’autres blogueurs) je publie sur cette question qui nous taraude tous depuis sa formulation par Montaigne : “Comment vivre à propos ?” Ma psyché a alors dû aligner

      1. une répugnance naturelle à m’aligner sur un groupe (ici, les blogueurs qui s’expriment sur un auteur, sans faire autorité),
      2. la douce vanité que tisonnait l’impatience que je sentais chez toi, lecteur, et
      3. ma sentimentalité face à la perspective de tes yeux ébahis devant mes commentaires éclairés.

Là, ce sont nos deux personnalités qui ont interagi : preuve est faite de ton existence, parce que c’est toi, parce que c’est moi. Tu es un être humain réel, cher lecteur, car ma psyché te reconnaît comme tel.

Enfin, tu es là, virtuellement face à moi, lectrice, comme le veut ce grand rituel qu’est notre relation éditoriale en ligne. Nous jouons ensemble un jeu de rôle qui nous réunit régulièrement et dans lequel ton rôle est défini clairement. Dans la relation éditeur-lecteur sans laquelle wallonica.org n’a pas de sens, ton rôle doit être assuré, par toi ou par ta voisine. C’est là notre contrat virtuel et je vis avec la certitude que, à chaque publication, un lecteur ou une lectrice lira mon article. Cette certitude est fondée sur notre relation, sur notre discours à son propos, qui prévoit des rôles définis, des scénarios interactifs qui se répètent, qui raconte des légendes dorées sur cette interaction, qui met en avant une batterie de dispositifs qui deviennent, article après article, nos outils de partage en ligne et sur les statistiques de visite de cette page web. Tu es donc là parce qu’il est prévu -par principe- que tu y sois. Tu es une idée réelle, chère lectrice, car ma raison te reconnaît comme telle.

Donc, qu’il s’agisse de mon corps, de ma psyché ou de mes idées, à chaque niveau de mon fonctionnement, de ma délibération, j’acquiers la conviction que tu es là, bien réel.le face à moi ou, du moins, quelque part dans le monde réel (que n’appliquons-nous les mêmes filtres lorsque nous traitons les actualités et les informations quotidiennes dont le sociologue Gérald Bronner affirmait que, au cours des deux dernières années, nous en avons créé autant que pendant la totalité de l’histoire de l’humanité jusque-là !).

Pour conclure ce point, je rappellerai que, traditionnellement, on exige d’une information cinq qualités essentielles : la fiabilité, la pertinence, l’actualité, l’originalité et l’accessibilité… C’est la première de ces cinq qualités que nous validons lorsque nous nous posons la question : info ou infox ?

Dans la même veine : cette question, je peux la poser à propos de… moi-même. Qui me dit que je ne suis pas une infox, pour les autres ou… pour moi-même ? Comment vérifier, avec tout le sens critique que j’aurais exercé pour lire une info complotiste sur FaceBook, comment vérifier que je suis un phénomène fiable pour moi et pour les autres ? Plus précisément, comment vérifier que l’image que j’ai de moi correspond à mon activité réelle (Diel), à ce que je fais réellement dans le monde où je vis avec vous, mes lectrices, mes lecteurs ? Pour mémoire, selon Montaigne, voilà bien les termes dans lesquels nous devons travailler car : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” C’est-à-dire : sans décalage entre nous et le monde.

Ma proposition est donc de présenter brièvement une clef de lecture de nous-mêmes, un test critique que chaque lecteur ou lectrice de ces lignes pourrait effectuer afin d’éclaircir un des éléments déterminants du fonctionnement de sa raison au quotidien : soi-même.

Tant qu’à prendre des selfies, autant qu’ils soient les plus fiables possibles et tant qu’à exercer notre sens critique, pourquoi pas commencer par nous-mêmes… ?

Aussi, commençons par le commencement : Copernic, Galilée et Newton n’ont pas été les derniers penseurs à transformer fondamentalement notre vision du monde. A son époque, pendant le siècle des Lumières, Kant a remis une question philosophique sur le tapis qui n’est pas anodine ici, à savoir : “Que puis-je connaître ?” (rappelez-vous : nous travaillons sur comment se connaître soi-même).

Kant (anon., ca 1790) © Bucknell University

Kant est un imbuvable, un pas-rigolo, un illisible (il l’a dit lui-même et s’en est excusé à la fin de sa vie) mais nous ne pouvons rester insensibles à sa définition des Lumières, je cite :

La philosophie des Lumières représente la sortie de l’être humain de son état […] de mineur aux facultés limitées. Cette minorité réside dans son incapacité à utiliser son entendement de façon libre et indépendante, sans prendre l’avis de qui que ce soit. Il est seul responsable de cette minorité dès lors que la cause de celle-ci ne réside pas dans un entendement déficient, mais dans un manque d’esprit de décision et du courage de se servir de cet entendement sans s’en référer à autrui. Sapere aude ! (“aie le courage de faire usage de ton propre entendement !”) doit être la devise de la philosophie des Lumières.

Le message est clair : si tu veux grandir, pense librement et par toi-même. C’est sympa ! Mais comment faire, quels sont mes outils et comment les maîtriser ?

Premiers outils : nos cerveaux…

Pourquoi parler du cerveau d’abord ? En fait, pour interagir avec le monde, nos outils de base sont multiples et nous pensons les connaître mais les neurologues sont aujourd’hui en train de bousculer pas mal de nos certitudes à propos de cet outil majeur qu’est notre cerveau. Le cerveau – et toute la vie de notre corps qu’il organise – est d’ailleurs longtemps resté notre soldat inconnu : seul aux premières lignes, il agit pour notre compte sans que nous nous en rendions compte. Je m’explique…

Kant – et les penseurs qui ensuite ont sorti la divinité du champ de leur travail – estiment que nous ne pouvons concevoir de la réalité que des phénomènes, c’est-à-dire les informations que nous ramènent nos sens (des goûts, des images, des textures, des odeurs, des sons…) et ce, à propos de faits que nous avons pu percevoir. A ces phénomènes, se limite la totalité du périmètre que nous pouvons explorer avec notre raison, explique Kant à son époque. Tout le reste est littérature…

© CNRS

Et le langage utilisé par notre cerveau (ou nos cerveaux si l’on tient compte des autres parties du corps qui sont quelquefois plus riches en neurones), ce langage est trop technique pour notre entendement : impulsions électriques, signaux hormonaux, transformations protéiques et j’en passe. De là peut-être, cette difficulté que nous avons à être bien conscients de l’action de notre cerveau, des modifications en nous qui relèvent seulement de son autorité ou de son activité…

Un exemple ? Qui ne s’est jamais injustement mis en colère après un coup de frein trop brutal ? Était-ce le Code de la route qui justifiait cette colère ? Non. La personne qui l’a subie méritait-elle les noms d’oiseaux qui ont été proférés ? Non. Simplement, un excellent réflexe physiologique s’est traduit dans un coup de frein qui a été déclenché par la peur d’une collision, provoquée par la vue d’un piéton dans la trajectoire du véhicule et l’adrénaline libérée devait trouver un exutoire dans un cri de colère proportionné, faute de quoi elle serait restée dans le sang et aurait généré du stress…

Un autre exemple ? Lequel d’entre nous n’a jamais grondé, giflé voire fessé son enfant juste après lui avoir sauvé la vie, en lui évitant d’être écrasé : on le rattrape par le bras, on le tire sur le trottoir, la voiture passe en trombe et on engueule le petit avec rage pour lui signifier combien on l’aime. On préfère dire que c’est un réflexe, non ?

Nombreuses sont les situations concrètes où nous fonctionnons ainsi, sur la seule base du physiologique, et c’est tant mieux, car nos cerveaux n’ont qu’un objectif : veiller à notre adaptation permanente au milieu dans lequel nous vivons, ceci afin de maintenir la vie dans cet organisme magnifique qui est notre corps.

Partant, il serait recommandé d’identifier au mieux la contribution de nos cerveaux et de notre corps, avant de se perdre dans la justification morale ou intellectuelle de certains de nos actes.

Couche n°2 : la conscience…

Ici, tout se corse. Pendant des millénaires, notre conscience, notre âme, notre soi, notre ego, ont été les stars de la pensée, qu’elle soit religieuse, scientifique ou philosophique. De Jehovah à Freud, le succès a été intégral et permanent au fil des siècles. A l’Homme (ou à la Femme, plus récemment), on assimilait la conscience qu’il ou elle avait de son expérience.

La question du choix entre le Bien et le Mal y était débattue et l’ego était un grand parlement intérieur, en tension entre, en bas, la matière répugnante du corps et, en haut, la pureté des idées nées de l’imagination ou générées par l’intellect.

Or, voilà-t-y pas que nos amis neurologues shootent dans la fourmilière et nous font une proposition vertigineuse, aujourd’hui documentée et commentée dans les revues scientifiques les plus sérieuses : la conscience ne serait qu’un artefact du cerveau, une sorte d’hologramme généré par nos neurones, rien que pour nous-mêmes !

Plus précisément : trois régions du cerveau ont été identifiées, dont la mission commune est de nous donner l’illusion de notre libre-arbitre, l’illusion d’être une personne donnée qui vit des expériences données. Ici, plus question d’une belle conscience autonome, garante de notre dignité et flottant dans les airs ou ancrée dans notre cœur.

Et c’est évidemment encore un coup du cerveau, qui fait son boulot : “si je suis convaincu que j’existe individuellement, je vais tout faire pour ma propre survie.”

Pour illustrer ceci simplement, prenons l’exemple d’un pianiste qui lit une note sur une partition, enfonce une touche du piano et entend la corde vibrer. Il a l’impression de faire une expérience musicale unique alors que ce sont précisément les trois zones du cerveau dont je parlais qui ont œuvré à créer cette impression. Elles ont rassemblé en un seul événement conscient, le stimulus visuel de la note lue, l’action du doigt sur l’ivoire et la perception de la note jouée. L’illusion est parfaite alors que ce sont des sens distincts du cerveau qui ont été activés, à des moments différents et sans corrélation entre eux a priori. C’est vertigineux, je vous le disais : ma conscience, n’est en fait pas consciente.

Je pense qu’on n’a pas encore conscience non plus, des implications d’une telle découverte et je serais curieux de pouvoir en parler un jour avec Steven Laureys.

Reste que, factice ou pas, la conscience que j’ai de moi-même accueille la deuxième couche du modèle que je vous propose : la psyché. Qu’ils soient illusoires ou non, ma psyché, ma personnalité psychologique, ma mémoire traumatique, ma vanité, mes complexes, mon besoin de reconnaissance, mes accusations envers le monde, mes habitudes de positionnement dans les groupes, ma volonté d’être sublime… bref, mes passions, mes affects conditionnent mon interaction avec le monde.

J’en veux pour preuve toutes les fois où je suis rentré dans un local où je devais animer une réunion, donner une conférence ou dispenser une formation : à l’instant-même où je rentrais dans la pièce, il était évident que j’aurais une confrontation avec celui-là, celui-là et celui-là. Je n’ai pas toujours eu du bide mais j’ai commencé grand… en taille, très tôt. Le seul fait de ma stature physique provoquait systématiquement une volonté de mise en concurrence chez les participants les plus arrogants de virilité. Il me revenait alors d’établir ma position d’animateur sans qu’elle ne vienne contrarier le statut des mâles alpha présents ou… de m’affirmer moi-même en mâle alpha quand les mâles en question étaient beaucoup moins baraqués que moi…

Ici, pas de grands idéaux pédagogiques, pas de réflexes physiologiques mais simplement un positionnement affectif, un moment où chacun se vit comme un héros mythique et sublime, dans une confrontation authentiquement héroïque.

J’ai le sentiment que le débat intérieur, à ce moment-là, utilise le même langage que les rêves où, également, chacun se vit comme un personnage mythologique, hors de tout détail accidentel ou quotidien. Regardez la colère d’un informaticien quand un ordinateur ne fait pas ce qu’il veut : elle est homérique et n’est possible que si, l’espace d’un instant, l’informaticien en question a eu l’illusion d’être un dieu tout-puissant, créateur de ce dispositif qui a l’arrogance satanique de lui résister. Encore un coup de la psyché vexée !

Combien de fois -il faut le reconnaître- n’avons-nous pas discuté, disputé, débattu ou polémiqué sur des sujets qui n’en étaient pas mieux éclairés, car force nous était d’abord d’avoir raison devant témoins de la résistance de l’autre, simplement parce qu’il ressemblait trop à notre contrôleur des impôts ou à une collègue carriériste ! C’est un exemple. Passion, quand tu nous tiens… nous, nous ne savons pas nous tenir. On pourra énumérer longuement ces situations où la psyché tient les rênes de nos motivations, alors que nous prétendons agir en vertu de principes sublimes ou d’idées supérieures. Dans ces cas regrettables, les sensations captées par notre cerveau n’ont même pas encore fait leur chemin jusqu’à notre raison que déjà nous réagissons… affectivement.

Il ne s’agit pas ici, par contre, de condamner notre psyché, qui se débat en toute bonne foi dans un seul objectif : obtenir et maintenir la satisfaction que nous pouvons ressentir lorsque nos désirs sont réalisables et notre réalité désirable. Bref, quand l’image que nous avons de nous-même correspond à notre activité réelle. C’est une joie profonde qui en résulte.

Juste à côté, mais en version brouillée : les idées…

A ce stade, résumons-nous : un cerveau hyperconnecté qui nous permet de percevoir et d’agir sur le monde, une psyché mythologisante qui nous positionne affectivement face à ses phénomènes. Il nous manque encore le troisième étage du modèle : les idées, les discours, autrement dit les formes symboliques.

C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a concentré ses recherches sur notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, “Demain j’enlève le bas”, “Le Chinois est petit et fourbe”, “This parrot is dead”, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, “Je ne sais pas chanter”, “Mais c’est la Tradition qui veut que…”, “On a toujours fait comme ça”, “les Luxembourgeois sont tellement riches…” Autant de formes symboliques, de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui, certes, prêtent au débat mais ne peuvent constituer une explication exclusive et finale du monde qui nous entoure (s’il y en avait une, ça se saurait !).

Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à cette faculté généreusement distribuée à l’ensemble des êtres humains : créer des formes symboliques. Il a également averti ses lecteurs d’un danger inhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à devenir totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage (que celui qui n’a jamais observé ce phénomène chez un adolescent vienne me trouver, j’ai des choses à lui raconter…).

© F. Ciccollela

Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères ne sont pas toujours le fait de la société ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer nous-mêmes des auto-fictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense, au-delà du nécessaire.

Il reste donc également important d’identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser, afin de rendre à chacune de nos idées sa juste place : rien d’autre qu’une opportunité de pensée, sans plus. A défaut, nous risquons de la travestir en vérité absolue, à laquelle il faudrait se conformer !

Mais quel langage utilise-t-on pour échanger sur ces formes symboliques, qu’il s’agisse de réfléchir seul ou de débattre avec des tiers, qu’il s’agisse de fictions personnelles ou de discours littéraires, poétiques, scientifiques, mathématiques, religieux ou philosophiques ?

Il semblerait bien qu’il s’agisse là de la langue commune, telle qu’elle est régie par la grammaire et l’orthographe, codifiée par nos académies. On ne s’étendra pas ici sur les différents procédés de langage, sur la différence entre signifiant et signifié, sur l’usage poétique des mots, sur la différence entre vocabulaire et terminologie. Ce qui m’importe, c’est simplement d’insister sur deux choses, à propos des formes symboliques :

    • d’abord, le discoursvoulu raisonnable- que l’on tient à propos du monde ou d’un quelconque de ses phénomènes, n’est pas le phénomène lui-même. C’est Lao-Tseu qui disait : “Le Tao que l’on peut dire, n’est pas le Tao pour toujours.» Pour faire bref : c’est impunément que l’on peut discourir sur n’importe quel aspect de notre réalité car notre discours n’est pas la chose elle-même (sinon, il serait impossible de parler d’un éléphant lorsqu’on est assis dans une 2CV, par simple manque de place).
    • Ensuite : impunément peut-être pas, car notre formidable faculté de créer des formes symboliques pour représenter le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) sert un objectif particulier bien honorable : celui de nous permettre de construire une image du monde harmonieuse, à défaut de laquelle il sera difficile de se lever demain matin.
Mystère et boules de gomme

Nous voici donc avec un modèle de lecture de nous-mêmes à trois étages : le physiologique, le psychologique et les formes symboliques (ou les discours). Jusque-là, nous avons travaillé à les décrire, à reconnaître leur langage et à identifier leur objectif, c’est-à-dire, leur raison d’être :

    1. l’adaptation à l’environnement, pour le cerveau ;
    2. la satisfaction née de l’équilibre entre désirs intérieurs et possibilités extérieures, pour la psyché, et
    3. l’harmonie dans la vision du monde pour les discours, pour la raison.

Tout cela est bel et bon, mais où est le problème, me direz-vous ? Mystère ! Ou plutôt, justement, le mystère et la tradition qu’il véhicule. Je vous l’ai proposé : à moins d’être croyant, gnostique ou un dangereux gourou, la tradition est à prendre comme un discours, une opportunité de pensée : ce qui n’en fait pas une vérité ! Notre tradition occidentale agence nos trois étages de manière rigoureuse : le corps, notre prison d’organes, est au rez-de-chaussée de la maison ; notre conscience, nécessairement plus élevée que nos seuls boyaux, fait “bel étage” et les idées, sublimes, dominent un étage plus haut, elles rayonnent au départ d’un magnifique penthouse sur la terre entière !

      • raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ;
      • corps, limitations, affects, déchéance et mort, en bas.

C’est du Platon, du Jehovah, du Jean-Sébastien Bach ou du Louis XIV ! Et c’est cette même tradition idéaliste qui positionne le mystère dans des zones transcendantes, dans un au-delà que notre raison ne peut cerner et dont nous ne possédons pas le langage, sauf “initiation”, bref : le mystère est ineffable tant il est supérieur, bien au-delà de notre entendement.

Face à cette “mystique du télésiège”, qui, depuis des lustres, entrelarde notre culture judéo-chrétienne de besoins d’élévation sublime, il existe une alternative, qui est la vision immanente du monde.

L’immanence, c’est la négation de tout au-delà : tout est déjà là, devant nous, au rez-de-chaussée, qui fait sens, qui est magnifiquement organisé et vivant, qui est prêt à recevoir notre expérience mais seulement dans la limite de nos capacités sensorielles et de notre entendement.

Et c’est bel et bien cette limite qui fournit la signification que nous pourrions donner au mot mystère : “au-delà de cette limite, nos mots ne sont plus valables.” Souvenez-vous de Lao-Tseu quand il évoque l’ordre universel des choses et le silence qu’il impose. Contrairement aux définitions des dictionnaires qui nous expliquent que le “Mystère est une chose obscure, secrète, réservée à des initiés”, le mystère serait cet ordre des choses que nous pouvons appréhender mais pas commenter.

Pas de mots pour décrire le mystère : non pas parce qu’il est par essence un territoire supérieur interdit, réservé aux seuls dieux ou aux initiés, pas du tout, mais parce que, tout simplement, notre entendement a ses limites, tout comme le langage rationnel qu’il utilise.

Nous pouvons donc expérimenter le mystère mais, c’est notre condition d’être humain que d’être incapables de le décrire avec nos mots. J’en veux pour exemple la sagesse de la langue quand, face à un trop-plein de beauté (un paysage alpin, la mer qu’on voit danser, la peau délicate d’un cou ou une toile de Rothko), nous disons : “cela m’a laissé sans mots“, “je ne trouve pas les mots pour le dire“, “je suis resté bouche-bée…”

© ElectroFervor
Sapere Aude versus Amor Fati

Au temps pour le mystère. Le questionner aura permis de dégager deux grosses tendances dans notre culture (et, donc, dans notre manière de penser) : d’une part, l’appel vers l’idéal du genre “mystérieux mystère de la magie de la Sainte Trinité” et, d’autre part, la jouissance pragmatique du “merveilleux mystère de la nature, que c’est tellement beau qu’on ne sait pas comment le dire avec des mots.” Dans les deux cas, le mystère a du sens, on le pressent, mais, dans les deux cas, le mystère est ineffable, que ce soit par interdit (première tendance) ou par simple incapacité de notre raison (seconde tendance).

Dans les deux cas, chacun d’entre nous peut se poser la “question du mystère” : quand, seul avec moi-même, je veux accéder à la connaissance, percer le mystère et goûter au sens de la vie, est-ce que je regarde au-delà des idées ou au cœur de mes sensations ?

Merveille de notre qualité d’humains, nous pratiquons les deux mouvements : de l’expérience au monde des idées, du monde des idées à l’expérience ; en d’autres termes, de l’action à la fiction, et de la fiction à l’action.

Pour mieux vous expliquer, j’appelle à la barre deux penseurs qui y ont pensé avant moi : Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche.

Avec son Sapere Aude (“Ose utiliser ton entendement”), Kant représente le mouvement qui va de l’action à la fiction. Ce n’est pas pour rien qu’il vivait au Siècle des Lumières, siècle qui a substitué aux pouvoirs combinés du Roi et de l’Eglise, l’hégémonie de la Raison. Pour reprendre la métaphore, dans la maison de Kant, l’ascenseur s’arrête bel et bien à nos trois étages (cerveau, psyché et formes symboliques) mais le liftier invite ceux qui cherchent la connaissance à monter vers la Raison, dont j’affirme qu’elle est également une forme symbolique, un discours, pas une réalité essentielle. Pour Kant, le mouvement va de l’expérience à la Raison.

Dans la maison de Nietzsche par contre, le liftier propose le trajet inverse, fort de la parole de son maître qui invite à l’Amor Fati (“Aime ce qui t’arrive“). Pour le philosophe, il importe de se libérer des discours communs, des idées totalitaires et ankylosantes, ces crédos que ruminent nos frères bovidés, et de devenir ce que nous sommes intimement, dans toute la puissance et la profondeur de ce que nous pouvons être (ceci incluant nos monstres !).

© Asep Syaeful/Pexels

Il nous veut un peu comme un samouraï qui, par belle ou par laide, s’entraînerait tous les jours pour être prêt à affronter sans peur… quoi qu’il lui arrive pratiquement. Cela implique pour lui le sérieux, l’hygiène de vie et l’attention au monde : trois disciplines qui ne sont pas des valeurs en soi, mais des bonnes pratiques.

Le mouvement préconisé va donc des idées, des fictions, vers l’action, vers l’expérience, vers le faire, comme le chante l’éternel Montaigne, grand apôtre de l’expérience juste. Je le cite :

Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.

Un modèle pour humains modèles

Le mot est lâché : la règle ! A tout propos philosophique, une conclusion éthique ? Quelle règle de vie est proposée ici ? Nous visons la connaissance (cliquez curieux !), nous cherchons la lumière dans le Mystère ; nous avons un cerveau, une psyché, des idées ; nous pouvons aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Soit. Mais encore ?

Souvenez-vous : nous nous étions donné comme objectif de bien nous outiller pour vérifier si nous étions une infox à nous-mêmes, ou non. Dans les films, cela s’appelle une introspection si un des deux acteurs est allongé sur un divan et une méditation quand l’acteur principal se balade en robe safran, avec les yeux un peu bridés sous un crâne poli.

Pour Nietzsche, ce n’est pas être moral que de viser systématiquement la conformité avec des dogmes qui présideraient à notre vie, qui précéderaient notre expérience et qui se justifieraient par des valeurs essentielles, stockées quelque part dans le Cloud de nos traditions ou de nos légendes personnelles.

Vous me direz : “Être conforme, c’est immoral, peut-être, môssieur le censeur ?

      • Je réponds oui, si la norme que l’on suit se veut exclusive, définitive et n’accepte pas de révision (souvenez-vous : les formes symboliques deviennent facilement totalitaires. Méfiance, donc) ; la respecter serait trahir ma conviction que la vie est complexe et que la morale ne se dicte pas ;
      • oui encore, si la norme suivie me brime intimement, qu’elle fait fi de ma personne et de mes aspirations sincères, qu’elle m’est imposée par la force, la manipulation ou la domination ; la respecter serait ne pas me respecter (souvenez-vous : ma psyché a des aspirations, qui peuvent être légitimes) ;
      • oui enfin, si la norme suivie limite l’expression de ma vitalité, de ma puissance physique (souvenez-vous : mon cerveau travaille au service de ma survie).

En un mot comme en cent : la Grande Santé n’est décidément pas conforme et viser la conformité à un idéal est définitivement une négation de sa propre puissance !

Aussi, faute de disposer d’un catéchisme (tant mieux), je vous propose donc une règle du jeu, des bonnes pratiques, plus précisément une clef de détermination qui n’a qu’un seul but : ne pas mélanger les genres.

Par exemple : ne pas déduire d’un mauvais état de santé des opinions trop sombres, que l’on n’a pas sincèrement. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est moche, alors qu’on est simplement dans un mauvais jour. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est super, alors qu’on est simplement dans un bon jour. Ne pas accepter d’être brimé par quelqu’un parce que c’est toujours comme ça. Ne pas demander quelqu’un en mariage avec sept Triple Karmeliet derrière le col. Accepter d’écouter l’autre même s’il fait trop chaud dans la pièce. Ne pas tirer de conclusion sur la nature essentielle de la femme après une altercation houleuse avec une contractuelle qui posait un pv sur le pare-brise…

Ces exemples sont accidentels, quotidiens, et n’ont qu’une vertu : chacun peut a priori s’y reconnaître. Reste que la même clef de lecture peut probablement s’avérer utile pour des questions plus fondamentales, qui n’ont pas leur place ici, parce qu’elles nous appartiennent à chacun, individuellement.

© audiolib.fr

Allons-y avec un peu plus de légèreté, même si la clef proposée peut être le point de départ d’un travail plus approfondi. On va faire comme avant de tirer les lames du tarot : chacun doit choisir un problème qui le tracasse. Vous êtes prêts ? On y va ?

    1. Est-ce que la question que je me pose est essentielle et influence effectivement le sens de ma vie ?
      1. Oui ? Je cherche une solution au problème sans état d’âme ou je laisse passer la pensée inconfortable et je l’oublie (personne n’a jamais dit qu’il fallait croire tout ce que l’on pense) ;
      2. Sinon, je passe à la question 2.
    2. Est-ce que le déplaisir que je ressens peut-être lié à mon corps (digestion difficile, flatulences, chaleur, vêtements mouillés, posture inconfortable maintenue trop longtemps…)
      1. Oui ? Je prends d’abord un verre de bicarbonate de soude ou un godet de Liqueur du Suédois. Je reviens ensuite à la question 1.
      2. Sinon, je passe à la question 3.
    3. Est-ce que la manière dont je vis le problème est influencées par mes légendes personnelles, ma mémoire traumatique ou peut-elle être influencée par un positionnement psychologique que je crois nécessaire face à ses protagonistes ?
      1. Oui ? Je fais la part des choses et je me reformule le problème. Re-oui ? J’en parle à mon psy en donnant la situation comme exemple.
      2. Sinon, je passe à la question 4.
    4. Est-ce qu’en cherchant une solution au problème je fais appel à des évidences, des certitudes, des principes, des arguments d’autorité, des traditions, des routines de pensée ou des autofictions qui déforment mon analyse ?
      1. Oui ? Je pars au Népal, j’attends quelques années et, une fois apaisé, je me repose la même question avec l’esprit plus clair.
      2. Sinon, je passe à la question 5.
    5. Est-ce que, si je localise lucidement l’étage auquel se situe le nœud de mon problème, cette analyse me procurera une vision du monde plus apaisée ?
      1. Non ? Je recommence le cycle à la question 2.
      2. Oui ? Je passe à la question 6.
    6. Est-ce qu’une solution apportée au problème limiterait mes frustrations et me rendrait suffisamment confiance en mes capacités et en la bienveillance de mes frères humains ?
      1. Oui ? J’analyse, seul ou avec mon psy, l’exagération qui génère ma frustration et je travaille dessus avant de conclure quoi que ce soit à propos de moi ou des autres humains.
      2. Sinon, bonne nouvelle mais pas suffisant pour sauter la question 7.
    7. Est-ce que mon hygiène physique est suffisante pour que mon état de santé ne colonise pas la clarté de ma pensée ?
      1. Oui ? Je renonce au restaurant de ce soir et je rentre manger une biscotte à la maison avant de prendre toute autre décision.
      2. Sinon, je m’en réjouis avec vous : rendez-vous à table !

J’insiste ici : ces questionnements ne sont évidemment valables qu’en cas d’expérience désagréable ou inconfortable, de manies suspectes, de regrets ou de remords, voire plus généralement de situations insatisfaisantes. Si votre situation est satisfaisante et que vous ne ressentez aucune souffrance : eh bien, arrêtez de vous torturer et vivez la Grande Santé !

Peut-on alors entendre raison ? Voire raison garder ?

Nous voici arrivés au terme de la promenade. Je voudrais, avant de conclure, me dédouaner d’une chose : il ne s’agissait pas ici de faire le procès de la raison mais bien de l’illusion de raison, voire des prétentions à la raison. Combien de fois n’entend-on pas habiller de raison un simple argument d’autorité, brandir avec véhémence des principes, des appels à la tradition ou les éternels “on a toujours fait comme ça”, alors que l’écoute et le débat pouvaient apporter des tierces solutions qui rendaient les lendemains partagés possibles et généreux !

Et que le ton badin du ‘fake questionnaire’ ne vous trompe pas : je pense sincèrement que nous sommes souvent en défaut d’identifier lucidement les vrais moteurs de nos motivations. Je pense également qu’identifier les instances qui président à nos prises de décision et bien ressentir leur poids dans ce qui fait pencher la balance, est un exercice plus exigeant qu’il n’y paraît. Je pense enfin que nous vivons dans un monde de représentations toxiques où nous devenons individuellement le dernier bastion de la raison et du sens : raison de plus pour explorer notre vie avec tous les outils disponibles et assainir (autant que faire se peut) ce que nous savons de nous-mêmes.

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée ; © Bucknell University ; © CNRS ; © F. Ciccollela ; © ElectroFervor ; © Asep Syaeful/Pexels ; © audiolib.fr | remerciements : Renaud Erpicum.


Libérons la parole !

DIEL : Psychologie et vie (conférence, 1958)

Temps de lecture : 5 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“Arrivé au terme de cette étude synoptique, il convient de la résumer et d’en tirer la conclusion.

Le comportement humain est l’effet d’une cause, généralement appelée motif. Le tout est de savoir si les motifs d’action sont exclusivement les excitations qui proviennent du milieu ambiant. Dans ce cas, il suffirait d’étudier le milieu pour être à même d’expliquer sciemment tous les aspects du comportement.

Cette manière de voir oblige d’admettre que l’homme serait une sorte de mécanisme qui, sans intentions individuelles, répondrait automatiquement à l’influence du milieu. Certaines écoles de la psychologie moderne inclinent à soutenir cette hypothèse et même à en faire un dogme.

L’objectivité sur le plan des sciences humaines consisterait à nier l’authentique existence de l’esprit, moyen de la recherche, à réduire la vie à un épiphénomène de la matière…

Le fonctionnement de la psyché, sujet de la recherche, se trouve ainsi dégradé au niveau d’une illusion. À la vérité, une position aussi restrictive ferait croire aisément à une aberration imaginative, à une sorte de maladie de l’esprit qui se serait emparée des sciences humaines, s’il n’était évident que le mécanicisme est une réaction excessive contre un spiritualisme qui s’est trop complu à négliger l’influence indiscutable du milieu (climat, traditions culturelles, situation économique, etc.).

Il importe donc de souligner que le comportement humain dépend, en effet, du milieu, mais non point d’une manière mécanique. Le comportement est le résultat d’une double détermination motivante. L’une, extérieure, est formée par les mobiles, les agents moteurs provenant du milieu. L’autre, par les raisons internes d’agir, les motifs intimes, élaborés à partir des images par le raisonnement, par l’esprit valorisant.

L’étude du comportement se partage ainsi en deux domaines : la psychologie sociale et la psychologie intime.

La psychologie, pour devenir science de la vie, devrait se compléter d’une méthode introspective capable de saisir les motivations intimes. Ces motivations sont nécessairement ambiguës, car l’esprit valorisant est susceptible d’erreurs qui ne lui sont pas conscientes. L’erreur possible détermine une motivation faussée, dérobée au conscient, cause intime d’actions et d’interactions vitalement insatisfaisantes. Toutes les activités humaines étant sous-tendues par des motifs intimes, conscients ou inconscients, le domaine de la psychologie introspective se trouve être aussi vaste que la vie. La psychologie appliquée à l’étude des motifs intimes se propose donc comme but de présenter les résultats de sa recherche introspective en vue de leur utilisation, non seulement pour l’observation clinique, mais aussi-et même avant tout -pour l’explication de la vie quotidienne. Or, toutes les activités humaines et, partant, toutes leurs motivations secrètes, se laissent diviser en deux groupes: le sensé et l’insensé. Il est donc indispensable -par raison d’ économie -de choisir cette division fondamentale comme point de départ. Il en résulte l’obligation de parler-plus qu’il n’est usuel en psychologie -du sens de la vie, approfondissement qui pourrait faire croire qu’il s’agit de présenter une sorte de systématisation philosophique. Or, la psychologie introspective s’honore d’une certaine parenté de son thème avec celui de la philosophie. Elle doit pourtant insister sur une différence fondamentale de méthode qui la conduit vers une solution dont il importe de souligner la nouveauté et la portée : l’étude des motivations extra-conscientes démontre que l’insensé est le pathologique, conséquence néfaste de la désorientation à l’égard de la conduite sensée et, par là même, éthique.

Il en résulte une conclusion d’une importance éminemment pratique et qui éclaire d’une nouvelle lumière tout le problème de la vie et de son sens : il n’est pas sans danger d’abandonner la conduite éthique, car il s’ensuit la destruction de la santé psychique. De la formulation de cette loi fondamentale naît une technique curative. Il n’a pas été possible d’en faire ici l’exposé ; il convient du moins d’en indiquer le principe : rien ne sert, comme on a toujours voulu le faire, de changer les actions insensées en négligeant les motifs mensongers, les motivations d’évasion et de justification. L’imagination d’évasion exalte les désirs et s’oppose ainsi à leur maîtrise ; l’imagination de justification exalte vaniteusement l’ego et s’oppose ainsi à la connaissance de soi. Les deux aspects de l’imagination exaltative constituent la non-valeur ; ils se conjuguent et empêchent la réalisation de la valeur vitale, produisant ainsi leur propre sanction : la déformation pathologique.

Du rapport d’inversion existant entre l’éthique et le pathologique résulte l’immanence des valeurs. Les valeurs sont immanentes au fonctionnement psychique, qui peut être vitalement valable ou non valable, satisfaisant ou insatisfaisant. L’immanence, tant qu’elle n’est pas sciemment comprise, demeure extraconsciente. Ainsi la non-valeur -la tentation subconsciente avec ses fausses promesses de satisfaction -l’emporte-t-elle trop aisément sur la vision surconsciente des valeurs, ancestralement condensées en des rêves mythiques et en leurs images-guides.

Seule la compréhension de la loi d’immanence qui régit le fonctionnement psychique pourrait permettre aux sciences humaines de combler leur retard. Cette compréhension créerait de nouvelles déterminantes capables de guider l’activité et de maîtriser le progrès technique, car elle permettrait de hiérarchiser sainement les valeurs matérielles par rapport aux valeurs éthiques, et de recréer ainsi sciemment l’échelle des valeurs, fondement des cultures. Le pouvoir suggestif des ancestrales images surconscientes fut fondé sur leur beauté significative. Mais ce pouvoir suggestif ne serait-il pas retrouvé et décuplé s’il pouvait être possible de formuler clairement et sciemment la vérité que les images mythiques ont préfigurée et qui concernait de tout temps les conditions de l’équilibre ou du déséquilibre psychique ? Aucune force suggestive n’est égale à celle de la vérité comprise. L’ère scientifique n’exigerait-elle pas que la connaissance des lois physiques et des techniques d’application qui en sont issues fût complétée par la connaissance des lois qui régissent la vie psychique, et par l’élaboration des techniques capables d’endiguer les insidieux dangers subconscients ?

Il est, certes, nécessaire de lier le comportement à l’influence du milieu et de tâcher d’améliorer le conditionnement extérieur grâce à l’organisation du milieu. Mais comment pourrait-il être superflu de remonter également, à partir du comportement, vers le plan de l’imagination où s’élaborent les motifs des actions ? La falsification subconsciente des motifs ne risquerait-elle pas de rendre injuste même l’activité amélioratrice la mieux intentionnée? La loi d’ambivalence régit sans exception tous les motifs pseudo-sublimes. Elle divise les idéologies, et avec elles l’humanité, en camps adverses. Les meilleures intentions -d’où qu’elles viennent -relèvent par trop du domaine de l’imagination exaltative et subissent le renversement pathogène.

Seule la juste valorisation, fonction de l’esprit, crée les valeurs véridiques. Seule la compréhension du rapport d’inversion qui existe entre l’éthique et le pathologique, permet de définir sciemment la raison d’être des valeurs: leur règne immanent et la sanction qui frappe l’aberration. Seule cette compréhension rendra les valeurs enseignables, transmissibles par éducation. De la compréhension des lois psychiques pourrait résulter, dès lors, une technique prophylactique dont l’importance dépasse de loin la portée thérapeutique de la psychologie intime.

Paul DIEL


D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Motivation et comportement (conférence, 1958)

Temps de lecture : 6 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“En psychologie introspective, il est fondamental de comprendre le rôle prédominant que joue l’imagination dans l’élaboration des motifs.

Les motifs déterminent l’action, et les motifs faussés déterminent l’activité malsaine. Il importe donc d’insister davantage sur les méfaits de l’imagination exaltative, afin de comprendre la déformation caractérielle et le comportement malsain qui en résulte.

Nous cultivons tous les jeux imaginatifs, car ils nous consolent et nous enchantent. Ils nous permettent de triompher de toutes les adversités de la vie. (Encore que l’imagination pathologique se délecte souvent d’imageries angoissantes.) L’imagination est considérée comme le domaine le plus privé de chacun, l’enclos où il peut se retirer pour se conforter, se réconforter ou pour se plaindre. Il est généralement admis que ces auto-consolations sont sans aucune importance pour la vie réelle. Mais la vérité est que la force suggestive des images que nous chérissons forme ou déforme le caractère de chacun. L’imagination détermine le comportement satisfaisant ou insatisfaisant, car c’est à partir d’elle que se forment les intentions sensées ou insensées.

Dans nos jeux imaginatifs, nous sommes les justiciers de nos semblables. Nous les condamnons et nous nous justifions nous-mêmes. Ces auto-justifications imaginatives nous paraissent d’autant plus objectivement véridiques que nos semblables, agissant à partir de leurs fausses motivations, émettent, en effet, des réactions injustes à notre égard. La vexation vaniteuse, la rancœur accusatrice, la plainte sentimentale, finissent par envahir toutes les interréactions humaines. Chacun constate avec indignation les fausses réactions d’autrui et oublie volontairement ses propres fausses motivations. Il les refoule. Il est juste de voir la faute d’autrui, car elle existe ; mais il est injuste de ne pas voir sa faute propre, car elle existe aussi.

Aussitôt que nous réfléchissons sur nous-mêmes -c’est-à-dire que nous faisons un acte introspectif -l’amour-propre tente de déformer tous nos jugements. La sagesse du langage le constate : le terme je pense est, en matière d’auto-contemplation, synonyme des termes je crois, j’estime, j’imagine, je songe. Notre réflexion à l’égard de nous-mêmes et d’autrui n’est pas, la plupart du temps, un jugement, mais un préjugé. Elle n’est que croyance inobjective, estimation vaniteuse, imagination vaine, songerie.

Mais cette songerie est auto-satisfaisante. Elle est la consolation pour les insatisfactions réelles. La vie psychique est un incessant calcul de satisfaction. Le tout est de comprendre pourquoi et comment ce calcul peut être vitalement valable ou non valable. Le psychisme est défini par sa tendance à transformer toute insatisfaction en satisfaction. S’il n’est pas en état d’obtenir ou de créer des satisfactions réelles, il se contentera de satisfactions imaginatives, fussent-elles nocives, voire auto-destructives. Tout comme, pour le sens optique, chaque excitation -même un choc mécanique qui lèse l’œil- se traduit en impression lumineuse, le psychisme, lui, traduira en auto-satisfaction imaginative chaque excitation, même choquante et blessante.

Cependant, le besoin biologique de satisfaction détermine également la genèse évolutive des fonctions dites supérieures. Ces fonctions sont le frein à l’excès des auto-satisfactions imaginatives. Elles tendent à introduire dans la délibération des déterminantes capables de créer des satisfactions réelles.

Mais l’amour-propre, lorsqu’il est vaniteusement exalté, s’oppose au freinage lucide des auto-satisfactions perverses. Le vaniteux, imaginativement satisfait de lui-même, se coupe ainsi des satisfactions réelles. L’excès d’amour de soi, trop facilement vexable, prédispose à la haine d’autrui. L’autre devient l’ennemi à redouter. Mais l’homme vaniteusement épris de lui-même, perversement déterminé, faussement motivant, préfère même encore son angoisse haineuse aux satisfactions réelles. Il se délecte de son angoisse d’indignation, car elle lui permet de soutenir son besoin de supériorité imaginative. Les autres étant pour lui les méchants qui le poursuivent injustement, il se croit le meilleur, le seul juste. Lui seul satisfait donc à l’impératif éthique. Le reproche accusateur et la plainte sentimentale deviennent le soutien du triomphe vaniteux, aboutissant au refoulement de toute faute et de toute culpabilité, ce qui, en cercle vicieux, renforce de nouveau la vanité. La délibération ainsi pervertie n’est plus que rumination. L’enchaînement imaginatif devient auto-encerclement pervers. Cependant, ces délices angoissées demeurent un tourment. La délectation morose est à double tranchant et confirme ainsi la loi d’ambivalence : la duplicité de la valorisation faussement motivée. Sans cesse, l’angoisse se transforme en délectation et la délectation en angoisse. La production d’angoisse n’infirme par la légalité du fonctionnement psychique gouverné par la recherche de satisfaction. Elle montre seulement que cette loi suprême gouverne la vie psychique jusque dans son pervertissement. La délectation angoissée est une perversion du besoin authentique de satisfaction.

Le jeu des motivations perverses est passible d’aggravation. Le sujet profondément atteint provoquera l’hostilité du monde par sa propre animosité fréquemment déguisée en pose d’amour: il aura tendance à s’évader de plus en plus de la réalité insatisfaisante dans le monde irréel de ses pseudo-satisfactions autistes. Il aboutira non plus seulement à transformer les agressions réelles en auto-délectation angoissée, mais, poussé par le besoin de se prouver sa supériorité à l’égard d’un monde injuste, il inventera imaginativement des agressions inexistantes. La rumination imaginative, en se dégradant davantage, se transforme en interprétation morbide. Dans ces états d’aggravation névrotique, toutes les réactions d’autrui, même les p lus inoffensives sont suspectées d’être sous-tendues d’une intentionnalité vexante et menaçante. Le sujet s’enkyste dans son angoisse afin d’en pouvoir tirer le profit de sa supériorité éthique et de son auto-admiration. L’ambivalence pathologique le rejette dans l’auto-condamnation coupable. Dans des cas plus rares, l’évasion de la réalité et l’égarement dans l’auto-justification peuvent atteindre des degrés psychotiques où l’interprétation morbide devient délirante et hallucinante.

Les comportements psychopathiques ne sont que l’état d’aggravation d’un calcul de satisfaction faussement motivé qui, utilisé à de moindres degrés d’intensité, forme le tissu de la vie quotidienne.

Tous les degrés du comportement malsain possèdent en commun le besoin de triomphe vaniteux sur autrui, la recherche de la supériorité morale. Mais la satisfaction supérieure n’est accessible qu’à l’authentique dépassement qui tend vers l’auto-domination. Les tentatives de dépasser et de dominer autrui n’en sont que le pervertissement. Déjà, sous sa forme prépathologique et quotidienne, la fausse rationalisation ruine l’immanent principe éthique, le frein de la raison. Le frein que la raison tente d’opposer aux exaltations imaginatives à seule fin d’établir l’équilibre satisfaisant de l’ego et de son rapport à autrui.

L’élan de dépassement éthique domine la vie jusque dans ses manifestations quotidiennes. Mais il ne s’y trouve habituellement que sous une forme pervertie, décomposée en deux pôles contradictoires : moralisme excessif, amoralisme banal.

Sous son aspect conventionnel, le moralisme cherche la supériorité par la condamnation calomnieuse d’autrui. Le frein de la raison s’exalte et condamne la sexualité et la matérialité jusque dans leurs exigences naturelles. La valorisation ambiguë produit de bonnes intentions d’élévation, suivies de chute, trait caractéristique de nervosité. Mais il arrive aussi que l’ambivalence se trouve condensée en un seul acte. Le sujet veut accomplir l’acte chargé de culpabilité et le sabote en même temps, pour se préserver de l’insatisfaction coupable. Inhibé sur tous les plans de la vie (sexuel et matériel), le nerveux se charge de sentiments d’infériorité qui s’opposent à sa supériorité vaniteuse. Il ne cesse de produire quotidiennement, par excès de fausse justification, l’accusation sentimentale d’autrui, du monde entier, de la vie qui se refuse à lui.

À l’opposé de la nervosité se trouve l’autre comportement prépathologique : la banalisation. Son projet pervers est de tirer la satisfaction, non plus de la pseudo-spiritualité, mais du dépassement et de la domination matérielle ou sexuelle d’autrui. La banalisation est l’amoralisme, parce qu’au lieu d’exalter morbidement le frein de la raison, elle tente de l’éliminer, détruisant ainsi la sphère surconsciente et éthique. Les désirs imaginativement exaltés se déchargent sans scrupule au détriment d’autrui. L’état prépathologique cherche sa fausse justification idéologique dans la contre-morale arriviste.

La maladie de l’esprit tire son origine d’un double enracinement dans la vie quotidienne : d’une part, convulsion nerveuse aboutissant à la décomposition de l’ego ; d’autre part, relâchement banal dont la conséquence est la décomposition de la vie sociale.

Nervosité et banalisation, avec leurs attitudes de haine agressive et de plainte sentimentale, se conjuguent pour semer la méfiance entre les hommes et pour entretenir l’intrigue des uns contre les autres.

Insuffisamment diagnostiqué comme conséquence de l’insanité de l’esprit, le comportement prépathologique est considéré comme norme même de la vie. Le malaise reste irrémédiable tant qu’il ne sera pas compris jusque dans le faux calcul de ses motivations intimes.”

Paul DIEL

[à suivre dans la conférence 6/6 : Psychologie et vie]


D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Psychologie et motivation (conférence, 1958)

Temps de lecture : 6 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“Depuis la découverte de la pensée symbolisante de l’extra-conscient, la psychologie des profondeurs s’est développée par des doctrines qui semblent être contradictoires. L’histoire de la psychologie des profondeurs est liée aux noms prestigieux de Freud, d’Adler et de Jung. Freud découvre l’onirisme névropathique du subconscient : crises convulsives, paralysie des membres, dysfonction des organes, idées obsédantes, actions symboliques de purification, etc. Ces symptômes expriment symboliquement les désirs insatisfaits et refoulés.

En complétant la découverte freudienne de l’onirisme subconscient, Jung entrevoit l’existence du symbolisme surconscient. Les archétypes jungiens sont des images-guides apparentées aux symboles mythiques. Voici comment Jung définit les archétypes: “…ils forment, d’une part, le plus puissant préjugé instinctif et, d’autre part, ils sont les auxiliaires les plus efficaces qu’on puisse imaginer des adaptations instinctives.” Il en résulte que ces images ancestrales et collectives tentent de guider la vie de chacun en direction sensée.

Adler, de son côté, commença l’étude d’un phénomène psychique radicalement opposé à la conduite sensée : la fausse rationalisation, déjà passagèrement constatée par Freud. Ce phénomène, habituellement dérobé au conscient, forme le lien dynamique entre les deux instances extraconscientes découvertes par Freud et Jung. La fausse rationalisation tente d’embellir les intentions pathogéniques et inavouables du subconscient, en y greffant des motifs pseudo-sublimes conformes en apparence à l’impératif éthique archétypique du surconscient.

Adler dénommera politique de prestige ce phénomène de rationalisation erronée et de fausse auto-justification. Dans ce terme nouveau pointe déjà la compréhension qu’à la base du raisonnement morbide se trouve une fausse auto-estimation, une survalorisation mensongère de soi-même, destinée à procurer une illusoire satisfaction vaniteuse.

Adler découvre ainsi la fausse motivation. Mais l’étude demeure empirique. Le phénomène pourrait bien être d’une importance beaucoup plus étendue que ne le laisse soupçonner l’investigation adlérienne. La falsification du raisonnement serait-elle la cause primaire de la maladie de l’esprit sous toutes ses formes ?

Les œuvres respectives de Freud, d’Adler et de Jung contiennent d’importants éléments de vérité. L’apparence d’une contradiction provient des erreurs doctrinales (pansexualité chez Freud, instinct de domination chez Adler, spiritualisme trop exclusif chez Jung). Ces œuvres sont pourtant complémentaires. Leur trait d’union est la recherche de la connaissance de soi-même jusque dans les tréfonds de l’extraconscient. Leur commun but curatif se fonde sur le contrôle conscient, assurant une relative maîtrise des désirs.

Aussi paradoxal que cela puisse paraître, on est en droit de dire que l’effort commun qui traverse les doctrines, qui les unit en dépit de leur apparente contradiction, consiste dans l’élaboration d’une méthode introspective de prise de connaissance de soi, malgré l’existence du fonctionnement extraconscient. On trouvera aussi bien chez Freud que chez Adler et Jung de nombreux passages qui attestent la valeur de l’introspection et soulignent la nécessité d’y recourir.

L’esprit ne peut parvenir à diminuer la tension affective des désirs qu’en trouvant la valorisation juste, donc en éliminant la fausse motivation. La réussite curative ne peut résulter que de l’orientation sensée. Or, il n’existe qu’une seule direction sensée de la vie, et c’est uniquement l’impératif éthique du surconscient qui l’indique. Son exigence immanente consiste à chercher la satisfaction, non pas dans l’exaltation des désirs et dans la fausse justification de cette exaltation, pas plus d’ailleurs que dans la suppression des désirs naturels (d’ordre sexuel et matériel), mais dans leur satisfaction harmonieusement ordonnée.

Dans cette perspective, on constate un accord complet entre l’ancien problème de la philosophie et celui de la psychologie moderne.

Mais alors que la philosophie s’est intéressée en premier lieu à l’aspect éthique, la psychologie est issue de l’étude de l’aspect pathologique. Son interrogation première concerne le mal, la maladie psychique, l’exaltation imaginative cause de la rupture d’équilibre. L’exaltation malsaine est diamétralement opposée à l’harmonisation saine. L’homme crée lui-même le bien et le mal ; il est responsable de la valeur ou de la non-valeur, par sa valorisation juste ou fausse. La voie est libre pour aborder le problème essentiel, non plus par voie d’intuition, mais par l’analyse des fonctions psychiques.

Pour l’analyse psychologique, le problème le plus ancien se pose d’une manière entièrement renouvelée. Mais il se présente sous la forme d’un dilemme dont l’acuité exige une solution d’urgence. D’un côté se trouve mise en lumière la cause subconsciente de la déformation pathologique et de ses conséquences néfastes : l’élucidation des tréfonds devient une nécessité vitale. De l’autre côté, cette élucidation semble être plus impossible que jamais. Comment l’introspection pourrait-elle sonder les tréfonds qui se dérobent au conscient ?

Or, la fausse rationalisation est le mensonge à l’égard de ses propres intentions motivantes. Cesser de se mentir, c’est commencer à se connaître. Du fait que la fausse rationalisation, mi-aveuglément imaginative, mi-raisonnante, s’opère, par là même, à la frontière du conscient, elle devrait nécessairement être accessible à la prise de connaissance. L’analyse doit donc se concentrer sur la fonction imaginative susceptible de fausser le raisonnement.

Nous savons tous, par voie d’introspection immédiate, que, pour former un projet, nous enchaînons nos désirs en un jeu imaginatif. L’imagination tente de prospecter les conditions réelles de réussite. Sous cette forme, l’imagination est une fonction naturelle, indispensable à la délibération mi-affective, mi-réflexive. Le jeu imaginatif nous procure une présatisfaction, capable de stimuler la recherche de la satisfaction réelle et active.

Cependant, le jeu imaginatif, pour peu que l’affectivité l’emporte sur la réflexion, devient malsain. Au lieu de prospecter les conditions de réalisation satisfaisante, l’imagination se contente de présatisfaction. Elle n’est plus alors qu’un vain jeu, exaltant parce que libéré de toute entrave réelle, mais dangereuse précisément en raison de l’évasion dans l’irréel et de l’égarement dans l’irréalisable.

Le danger est d’autant plus grand qu’à l’imagination d’évasion correspond nécessairement l’imagination de justification. L’évasion imaginative est la faute vitale par excellence, dénoncée comme coupable par la vision surconsciente de la vérité. La fausse justification, en refoulant la faute, perd de vue non plus seulement la réalité ambiante, mais elle prépare la désorientation la plus décisive et la plus nocive qui soit : la perte de la vérité à l’égard de soi-même et de sa propre valeur.

L’exaltation imaginative sous ses deux formes complémentaires -évasion de la réalité ambiante et fausse justification de soi-même- est une faiblesse de la fonction valorisante de l’esprit. Or, l’erreur de la valorisation ne peut se manifester que de deux manières : survalorisation ou sous-valorisation. Ainsi s’introduit dans l’esprit la cause même de son insanité : l’ambiguïté de la fonction valorisante. La valorisation contradictoire prive l’esprit de sa lucidité et la volonté de sa force de décision. L’ambivalence n’est pas un phénomène qui se manifesterait de-ci de-là de manière sporadique : elle est la loi qui régit la progressive décomposition morbide du moi conscient. Elle crée la désorientation subconsciente. La valorisation faussement justificatrice est une erreur essentielle, nuisible pour toutes les interrelations humaines, car elle se manifeste sur le plan de la vie pratique sous la forme d’une fausse estimation de soi-même et d’autrui. À l’auto-surestime vaniteuse, moyen de refouler sa propre culpabilité, correspond infailliblement l’inculpation excessive d’autrui. Le sujet se considère comme exempt de toute faute, et la faute pour tout ce qui lui arrive de désagréable et d’angoissant se trouve projetée sur autrui. L’autre devient l’ennemi redoutable, injuste en principe : le sujet ne cessera plus de se plaindre sentimentalement pour tant d’injustice à subir.

Vanité, accusation, sentimentalité sont les moyens de refouler l’insatisfaction coupable. Tout le cortège des ressentiments humains se trouve inclus dans ce cadre catégoriel formé par l’imagination faussement justificatrice.

Les maladies de l’esprit sont la conséquence d’une aggravation de la fausse motivation justificatrice, laquelle se trouve à divers degrés d’intensité en tout homme. Chacun pourrait s’en rendre compte s’il voulait se donner la peine de scruter ses délibérations intimes. Ces ressentiments d’apparence normale sont jugés sans gravité. En raison de leur fréquence, ils sont pourtant bien plus dangereux pour la conduite sensée de la vie humaine que les manifestations spectaculaires de la psychopathie, qui n’en sont que des états d’aggravation.

Toutes les interactions humaines sont insidieusement perturbées par les ressentiments secrets. Il importe donc d’envisager l’étude du comportement à partir des motivations intimes.”

Paul DIEL

[à suivre dans la conférence 5/6 : Motivation et comportement]


D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Psychologie des profondeurs (conférence, 1958)

Temps de lecture : 9 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“La psychologie de l’extraconscient date de la découverte d’un fonctionnement psychique dérobé à la pensée logique, opérant au-dessous du seuil du conscient. Freud a fait cette découverte des réactions subconscientes en cherchant une explication au comportement illogique, d’apparence absurde et dépourvue de tout sens, que présentaient certaines maladies mentales en état de crise aiguë. L’histoire de cette découverte est connue, tout comme le sont le système théorique et la méthode thérapeutique que Freud en a tirés. Il importe de démontrer que Freud, alors même que l’on conteste son système, a donné le signal de départ à un approfondissement radical de la pensée humaine.

Freud – on le sait – avait supposé que certaines crises convulsives servaient aux malades à exprimer des désirs sexuels, chargés de honte et refoulés. La crise ou plus généralement le symptôme psychopathique fut pour la première fois reconnu comme étant d’origine psychique. La crise était expliquée comme un moyen de satisfaire oniriquement le désir interdit en l’exprimant symboliquement. Le processus, du fait qu’il est inconnu du malade et indépendant de sa volonté, révélerait donc l’existence d’un fonctionnement psychique subconscient à tendance morbide.

Freud constata ainsi, dans le comportement humain, un facteur déterminant auparavant insoupçonné. Mais en même temps, s’efforçant d’éclaircir ce facteur déterminant, il introduisait dans le domaine de la pensée humaine un principe d’explication demeuré complètement inconnu : l’explication symbolique.

L’explication symbolique est radicalement différente de l’explication logique jusqu’alors exclusivement utilisée. Elle ne cherche pas, pour un effet extérieurement donné, une cause extérieurement constatable (principe d’explication commun aux autres sciences). L’explication symbolique cherchera, pour une réaction humaine manifeste et cliniquement observable, le désir latent. Elle suppose que la réaction manifeste exprime, d’une manière oniriquement déformée, la cause latente, la motivation, dont l’homme ne sait rien et ne veut rien savoir. Ce nouveau mode d’explication permettra de comprendre les productions du psychisme, productions illogiques par excellence : le rêve nocturne, la fabulation mythique et le symptôme psychopathique.

Mais la découverte du symbolisme eut des conséquences plus importantes encore. Elle contient en elle-même l’exigence de dépasser les conclusions théoriques que Freud a voulu en tirer. Une interrogation s’impose : comment se peut-il que la réflexion sur le symptôme manifeste parvienne à reconstituer son lien avec le désir latent ? L’extraconscient doit avoir auparavant établi ce lien. Si ce lien est symboliquement véridique, force est d’admettre qu’il existe une sorte de pensée extraconscient, laquelle, bien qu’elle s’exprime oniriquement, est néanmoins significative et sensée. Il est donc indispensable de diviser l’extraconscient en un subconscient oniriquement insensé et un surconscient oniriquement sensé (nommé, par Jung, le “soi“). Le terme “extraconscient” est précisément choisi pour désigner, d’un seul mot, les deux aspects complémentaires : surconscient-subconscient. (Afin de faciliter la compréhension de la terminologie, il n’est peut-être pas superflu de rappeler ici que l’extraconscient est préconscient, et qu’il englobe aussi l’inconscient primitif et purement instinctif). Le surconscient est le siège d’une sorte d’esprit préconscient, producteur des mythes ; le subconscient, en revanche, siège de l’aveuglant débordement affectif, produit le symptôme psychopathique. Il importe donc de comprendre que le conflit essentiel du psychisme humain – la lutte entre l’affect aveugle et l’esprit prévoyant – se poursuit sans relâche dans le tréfonds de l’extraconscient. Dans l’état de veille, il déborde vers le conscient qui délibère à la recherche d’un apaisement. Mais la délibération, dans la mesure où elle reste inachevée, se poursuit au sein du rêve nocturne où elle s’exprime par images symboliques.

Ainsi voit-on que le conflit essentiel, la lutte entre l’esprit et l’affect, la lutte entre le conscient et le subconscient, envahit la vie entière. Le conflit est la vie, et la vie exige la solution.

Il faut bien se rendre compte de l’immense portée révolutionnaire contenue en germe dans la découverte freudienne du symbolisme subconscient. La force explosive de cette découverte est telle qu’elle risque de démolir toutes les constructions explicatives élaborées jusqu’ici par la pensée humaine et admises pour vérité. L’erreur contenue dans ces constructions est imputable au fait qu’elles ignoraient l’existence d’une pensée extraconsciente.

Freud lui-même n’a pas implicitement prévu la pensée extraconsciente. Une part d’erreur doit donc se trouver également dans les conclusions qu’il a tirées de sa découverte du symbolisme subconscient. Freud ne s’interrogeait que sur le contenu refoulé du subconscient : le désir chargé de culpabilité. Il néglige de poser la question concernant l’instance véridiquement symbolisante, et il ne put découvrir le surconscient et sa pensée prélogique.

Toute la théorie freudienne est marquée par une erreur initiale. Freud explique la vie entière à partir de sa découverte du subconscient. Les manifestations culturelles apparaissent dans sa théorie comme le produit du refoulement des désirs, de préférence sexuels. Freud explique la vie normale à partir du subconscient pathogène, au lieu d’expliquer la déformation pathologique à partir de la vie normale.

La norme, dans la vie humaine, est indiscutablement la pensée logique et consciente. C’est à partir d’elle qu’il faudrait expliquer le fonctionnement subconscient, car on ne peut comprendre l’inconnu qu’en fonction du connu. Le fonctionnement nouvellement décelé ne peut-être radicalement séparé du conscient : entre la pensée illogique du subconscient et la pensée logique du conscient doit exister un rapport génétique. Il importe, en premier lieu, de ne pas prendre pour une réalité l’image linguistique qui présente la psyché sous la forme d’un réservoir spatial dans lequel on distinguerait les instances comme des tiroirs superposés. L’image ici n’est qu’une fiction indispensable, et les instances ne sont, à la vérité, que les diverses formes interdépendantes du fonctionnement psychique.

Afin d’entrevoir la nature du rapport génétique entre le conscient et le subconscient, qu’on se rappelle le rôle prédominant que joue, dans la thérapie freudienne, la mémoire. Toute cette thérapie est fondée sur l’évocation associative des souvenirs oubliés. Le matériel ainsi reproduit est symboliquement interprété, absolument de la même façon que l’est le symptôme psychopathique.

Freud, pour les besoins de sa thérapie, se voyait obligé d’admettre l’aspect onirique de la mémoire. Pourquoi n’a-t-il point fondé toute sa théorie sur la mémoire, phénomène naturel et pourtant mi-conscient, mi-extraconscient ? Quelle énorme chance de simplification. Pourquoi ne l’a-t-il pas saisie ? La raison en est sans doute que la mémoire est un dynamisme qui joue entre
oubli et évocation, tandis que, pour Freud, l’oubli refoulant est un phénomène statique qui ne concerne que les traumatismes passés, une fois pour toutes enfouis dans la boîte du subconscient. Mais le refoulement concernerait-il, au contraire, en premier lieu, le dynamisme des désirs actuels chargés de culpabilité ? Existe-t-il des motifs qui détournent constamment l’intérêt de certains désirs, les tenant ainsi dans l’oubli sans possibilité d’évocation? Dans l’affirmative, l’oubli touchant ces désirs ne sera plus exclusivement passif, comme il en va généralement des innombrables matériaux tenus à la disposition de l’intérêt évocateur. L’oubli sera actif, il possédera ainsi le trait caractéristique du contenu refoulé. Le motif refoulant sera nécessairement un sentiment actuel de pénibilité excessive, à l’endroit d’un désir surchargé de honte. Le dynamisme de l’ensemble des désirs, en tant qu’ils sont coupés de leur communication avec le conscient, exercera son influence morbide en créant le subconscient.

Ainsi compris, le subconscient, loin d’être préétabli, n’est que le fonctionnement perverti de l’ extraconscient. Mais le dynamisme pervers affectera également la capacité d’évocation. L’intense surcharge d’énergie affective obligera les désirs refoulés à chercher leur issue dans une décharge active. Dans l’impossibilité d’accéder au conscient qui les passerait au crible du contrôle délibérant, les désirs coupables se déchargeront directement au moyen du subconscient onirique. L’onirisme présentera les désirs coupables et refoulés sous une forme déguisée, mais symboliquement significative pour l’originaire intention honteuse.

Un désir d’ordre sexuel, ou matériel, chargé de honte, sera, par exemple, tiré de l’oubli forcé, symboliquement évoqué et satisfait par un acte de boulimie, de kleptomanie, mais aussi par une crise convulsive parétique ou agitée, passagère ou durable ; cependant, il se peut tout aussi bien que le symptôme symbolique exprime, à la place du désir, sa charge de culpabilité. Afin de contenir l’angoisse coupable, le sujet accomplira un acte symbolique de purification : il se lavera, par exemple, les mains ou une quelconque partie du corps; dans d’autres cas, il se trouvera empêché de toucher certains objets jugés impurs. N’importe quel objet peut se trouver chargé d’interdit, tout comme n’importe quelle action ou omission pourra être  utilisée comme symbole de purification. Mais, quels que soient ces actes symboliques, tous auront en commun leur trait d’illogisme : le fait qu’ils sont accomplis et obsessivement répétés d’une manière insensée, sans aucune nécessité logique.

Toutes les conditions de la constitution du symptôme psychopathique se trouvent ainsi réunies. Le symptôme s’avère explicable à partir de la mémoire et de ses fonctions d’oubli et d’évocation, manifestations psychiques d’origine naturelle et saine.

Le problème crucial se pose ainsi clairement : d’où vient l’angoisse coupable qui rend la mémoire morbide et activement refoulante .

Le désir étant un phénomène trop naturel pour être en soi honteux et coupable, l’interdit ne peut venir que de l’esprit. Il importe donc de déceler la cause qui dresse l’esprit contre le désir. Normalement, l’esprit devrait s’employer à le satisfaire. L’exigence de satisfaction met, dès l’origine, toutes les fonctions psychiques au service du désir. La mémoire liant le passé au futur (que l’homme aime s’imaginer chargé de promesses), qu’est-elle en premier lieu, sinon l’attente prolongée, la tension insatisfaisante des désirs en quête de satisfaction ? Seulement, voilà : tous les désirs ne peuvent être sans cesse présents à l’esprit valorisant, d’où la fonction d’oubli, nécessairement complétée par la capacité d’évocation. Les
fonctions conscientes – pensée, volonté, sentiments – apportent à leur tour leur concours à la quête de satisfaction du désir évoqué. Bien plus, elles sont créées par cette quête.

Ainsi toute la gamme des sentiments, variant entre attirance et aversion, espoir et déception, se constitue à partir d’une mémoire affective qui n’est autre que la tension énergétique des désirs. La pensée, par contre, est une mémoire réflexive capable de tirer du passé une expérience utilisable pour la future satisfaction des désirs. La décision volontaire résulte de la délibération qui confronte la mémoire affective et la mémoire réflexive, à seule fin de préparer la décharge satisfaisante des désirs.

La compréhension des fonctions conscientes, selon leur origine et leur but, permettra-t-elle de résoudre l’énigme de l’extraconscient ?

La délibération, parce que co-déterminée par le subconscient, n’aboutit pas nécessairement à sa fin satisfaisante. L’affectivité aveuglante peut déborder la réflexion lucide. Cette perte de lucidité, vitalement dangereuse, serait-elle à l’origine du sentiment de culpabilité ? L’esprit indiquerait-il par l’angoisse coupable la faute vitale, l’exaltation des désirs ? Le tourment de la culpabilité serait alors un sentiment à portée positive. Il serait l’appel de l’esprit qui tentera d’obtenir l’aveu conscient de la faute, son contrôle et son
élimination. Sentiment vague, la culpabilité ne pourrait émaner que de la sphère surconsciente. Le conscient devrait transformer l’appel vague en un savoir précis et contrôlable, seul moyen de se libérer de l’insatisfaction coupable. Mais le conscient, au lieu d’écouter l’esprit, peut se laisser entraîner par l’affect. Il se rend ainsi complice de la faute, qui est précisément l’exaltation de l’affect. Le conscient affectivement aveuglé tentera de se libérer de la faute en la désavouant. La conséquence de ce désaveu est le refoulement. Sans désaveu, pas de refoulement ; sans refoulement, pas de symptôme. Le refoulement découvert par Freud n’est qu’un effet ; sa cause primaire réside dans le désaveu de l’appel de l’esprit. S’il en est ainsi, il est clair que le procédé thérapeutique, tel que Freud l’a prévu, serait passible d’une simplification décisive ; la thérapie, pour être pleinement efficace, devrait s’attaquer à la cause primaire de la morbidité. Elle devrait combattre la tendance humaine à nier en toutes circonstances toute faute.

Cette tendance, la fausse auto-justification, est toujours présente et actuelle en chacun. Elle est l’erreur de l’esprit, incarnée dès l’enfance : la fausse valorisation de soi-même et du monde ambiant. En s’attaquant à cette cause essentielle toujours actuelle, la thérapie évitera un détour considérable à travers la remémoration du passé et de son contenu refoulé. Le désaveu de toute faute, l’auto-justification, falsifie sans cesse les motifs actuels de l’activité. Elle les rationalise faussement et crée ainsi la fausse motivation. Freud lui-même a constaté ce processus de “fausse rationalisation“. Il a omis de l’étudier, car son étude exige le recours à la méthode introspective.

Le moindre acte d’introspection lucide enseignera que la transformation de l’auto-accusation coupable en auto-justification s’opère sans cesse sur le plan de l’imagination. L’imagination se contente de jouer avec les désirs et de se délecter de leurs promesses de satisfaction. Perdant ainsi de vue les exigences de la réalité, elle finit par rendre les désirs insensés en les exaltant démesurément, tout en continuant à justifier leurs exigences irréelles. L’exaltation imaginative est la faute vitale en principe. Elle crée les innombrables fautes accidentelles, car son insuffisante évaluation de la réalité pleine d’obstacles, tout comme son appréhension angoissée des obstacles réels, préparent les réactions d’échec. À travers toutes ces vaines promesses, l’imagination exaltée n’aboutit qu’à l’insatisfaction coupable. Le psychisme – selon sa loi qui est la recherche de la satisfaction – tentera de se débarrasser de l’angoisse d’insatisfaction en refoulant les désirs devenus coupables. Le refoulement, passagèrement libérateur, conduira finalement, par accumulation, à l’explosion des symptômes.

La maladie psychique ne débute pas – comme Freud l’avait pensé – avec les manifestations subconscientes du refoulement, producteur des symptômes névrotiques. Sa cause première se trouve dans l’exaltation imaginative, dans la rêverie les yeux ouverts, état psychique des plus fréquents, dont la nocivité est insuffisamment reconnue. L’imagination morbidement exaltée se trouve être à la frontière du conscient et du subconscient. Ses méfaits doivent donc être accessibles à la compréhension introspective. C’est elle, l’exaltation morbide de l’imagination, qui détermine l’état initial de l’insanité de l’esprit, et c’est elle qu’il importe d’étudier pour comprendre la maladie de l’esprit, sous toutes ses possibilités d’aggravation. Cet état initial – d’ailleurs souvent stationnaire – est la nervosité avec ses sautes d’humeur, ses caprices et ses irritations, ses délectations vaniteuses et ses tourments coupables. Pour l’homme atteint de nervosité, la vie risque de n’être qu’une continuelle déception.

Confrontée avec le sens de la vie, l’exaltation imaginative est le contraire de l’ethos harmonisant. Constante préoccupation égocentrique, l’imagination exaltée n’est rien d’autre que l’introspection sous sa forme subjective et morbide, qu’il faut combattre afin d’accéder à une observation méthodique et objectivante.

Mais aussi importe-t-il de ne pas confondre l’imagination morbide avec l’imagination sous sa forme créatrice, qui, elle, marque la frontière entre le conscient et le surconscient, d’où sa force inspiratrice.”

[à suivre dans la conférence 4/6 : Psychologie et motivation]

  • L’illustration de l’article est © Brian Rea

D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Psychologie et philosophie (conférence, 1958)

Temps de lecture : 7 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“J’ai tâché de démontrer que le but de la délibération intime est la libération qui réside dans l’harmonie des désirs, dans la maîtrise de soi, dans l’objectivation du sujet à l’aide d’un effort introspectif de prise de connaissance de soi.

Or, depuis les temps les plus reculés, l’effort essentiel de l’esprit humain a été la lutte contre l’affectivité aveuglante. Le thème de la maîtrise des désirs et de la connaissance de soi traverse les siècles. Unissant les époques, il fonde l’effort évolutif et culturel de l’homme, l’histoire de l’humanité, sous son aspect essentiel. La psychologie retrouve actuellement ce thème, non point par hasard, mais par une immanente nécessité historique. Comment n’aurait-elle pas le souci de mettre en relief son lien avec les efforts précédents envers lesquels elle s’éprouve redevable, si pré-scientifiques soient-ils ?

La connaissance intime n’a jamais été cherchée dans un but purement théorique, mais au contraire, dans un dessein éminemment pratique, comme en témoigne l’idéal de sagesse des Anciens. La sagesse est l’harmonie des désirs. L’amour de la sagesse, la philosophie, a cherché les conditions de l’harmonisation non par idéalisme exalté, ni même par devoir extérieurement imposé, mais uniquement parce que les Anciens y reconnaissaient la condition ultime de satisfaction. La satisfaction ultime est la joie, et le désir essentiel de tout homme est de vivre dans la joie.  Depuis que l’homme vit, et tant qu’il vivra, il cherchera la joie et les conditions de son accomplissement. Son effort essentiel consistera à valoriser les désirs selon leur promesse de satisfaction, à les hiérarchiser et à créer ainsi l’échelle des valeurs.

La psychologie moderne a passagèrement abandonné la recherche essentielle. La psychologie ne fut longtemps qu’une branche de la philosophie, mais qui nécessairement a gagné de plus en plus en importance, du fait que le thème essentiel de sa recherche -la maîtrise satisfaisante des désirs- était un problème psychique. Voulant se constituer en science indépendante, la psychologie a pris soin de rendre la séparation radicale. Elle a rejeté non seulement la forme de l’ancienne recherche jugée trop intuitive, mais aussi son contenu : le problème essentiel. Mais la psychologie pourrait-elle à jamais renoncer au contenu essentiel de toute recherche ?

Les conditions de satisfaction et d’insatisfaction sont inscrites dans le fonctionnement psychique. Parce qu’elles y sont inscrites, elles doivent être psychologiquement définissables. Ce n’est que de la définition claire des conditions immanentes de satisfaction vitale que pourra résulter une valorisation sensée (la compréhension du sens et de la valeur de la vie), savoir enseignable dont le pouvoir formateur sera amplifiable de génération en génération. Transmissibilité et amplification sont les traits caractéristiques de toute science. C’est dans ce trait, et non point dans l’abandon du problème essentiel, que la psychologie devrait chercher le renouveau.

Afin de mettre en évidence le lien essentiel unissant les époques, il importe de tracer la ligne évolutive conduisant des croyances primitives à la philosophie et à la psychologie comprises dans toute leur ampleur.

Le thème commun à la philosophie et à la psychologie –la maîtrise des désirs à l’aide de la connaissance de soi– est le problème éthique. La philosophie intuitive, ne pouvant formuler clairement l’origine immanente des valeurs, se perdait dans les spéculations métaphysiques. Ce penchant est fatal, car la réflexion philosophique a hérité de la figuration éthique de la mythologie, qui plaçait les valeurs sous une forme personnifiée dans une région transcendante. Ces personnages surhumains, les divinités, représentant les valeurs, ont été originairement imaginés comme vivant éternellement dans une sphère céleste, imposant à l’homme la conduite éthique -la maîtrise des désirs- comme condition de son salut.

Personnages mythologiques, les divinités des Anciens étaient les créations d’une imagination à force sublimante. Elles figuraient symboliquement les qualités psychiques de l’homme portées à la perfection. Elles imposaient (symboliquement parlant) la conduite sensée, parce qu’elles signifiaient (psychologiquement parlant) un appel à l’effort de perfectionnement que l’homme, créateur des mythes, s’adressait à lui-même par une sorte de prescience surconsciente des conditions psychiques de sa propre libération. Sur le plan de la délibération réelle et intime, les images des divinités étaient, de ce fait, des déterminantes immanentes de l’accomplissement sensé.

Personne ne croirait plus à l’heure actuelle que les divinités grecques, par exemple, Zeus, l’esprit, Héra, l’amour, Athéné, la sagesse, Apollon, l’harmonie, etc., aient réellement, c’est-à-dire physiquement, existé. Elles existaient cependant dans un sens psychologique : images-guides, elles étaient des centres suggestifs qui, parce qu’immanents à la psyché, aidaient l’homme à trouver la solution juste de ses conflits psychiques.

À cet égard, il est instructif de constater que toute la sagesse de la prescience mythologique des Grecs a été condensée dans l’inscription qui se trouvait au fronton du temple d’Apollon, dieu de l’harmonie : “Connais-toi toi-même“. Connaître soi-même, c’est connaître les motifs de ses actions. La prescience mythique indique donc par cette inscription que la connaissance des motifs intimes permet d’accéder à l’esprit harmonisateur. Cette sous-jacente vérité psychologique se trouve encore renforcée par le récit mythique qui souligne le pouvoir libérateur d’Apollon : l’homme qui, conformément à la prescription, cherchait la connaissance de soi, qui symboliquement parlant se réfugiait dans le sanctuaire de l’harmonie, qui soumettait ses désirs exaltés à l’exigence de l’esprit harmonisant, était – d’après l’ancienne prescience – sauvé de la poursuite par les Érinnyes (symboles de la culpabilité). Psychologiquement parlant : l’homme, ayant rempli les conditions saines de la délibération, se trouve libéré du désaccord avec lui-même et du tourment coupable qui en résulte.

Les symboles mythiques formaient une terminologie psychologique exprimée par image.

Mais, peu à peu, la foi en les images perdait sa force vivifiante. Le doute se réveillait à mesure que la divinité, immanente force suggestive existant dans l’intra-psychique, n’était plus prise que pour une réalité extra-psychique vivant réellement dans une région transcendante. La statue, représentation symbolique de la divinité, en vint à être prise pour une divinité réelle qu’on implorait dans l’espoir d’obtenir d’elle la satisfaction des désirs matériels.

L’erreur dans la valorisation décidait ainsi du déclin de la culture.

C’est alors que dans la culture grecque-exemple ici du destin de toutes les cultures- la réflexion philosophique prit le pas sur les croyances. Afin de sauvegarder les valeurs éthiques, la philosophie s’efforça d’expliquer leur raison d’être, qui ne se dégage des images mythiques qu’après en avoir rejeté l’enveloppe symbolisante.

Rien n’est plus instructif à cet égard que la philosophie de Platon. Dans ses Dialogues, le conflit d’origine intrapsychique ne se trouve plus représenté par le combat des héros contre les monstres et les démons, mais par la discussion entre Socrate et les Sophistes. Le héros de Platon, Socrate, défend les valeurs-guides sous leur forme réelle -la connaissance de soi et la maîtrise des désirs- contre l’assaut des Sophistes. Afin de dérober l’affect et ses promesses de jouissance au contrôle de la pensée consciente, les Sophistes se faisaient forts de démontrer que la pensée n’est qu’un moyen bon à prouver n’importe quoi par n’importe quel argument. (C’est là un procédé de fausse justification que tout homme emploie à son insu dans sa propre délibération intime, afin de soustraire au contrôle de l’esprit élucidant les promesses de l’imagination exaltée.) Socrate s’oppose à la rhétorique des Sophistes. Il démontre l’exigence immanente de l’esprit : la nécessité de définir clairement les termes qui désignent les qualités psychiques, seul moyen d’éviter la confusion entre le juste et le faux, confusion dangereuse parce que génératrice de l’activité faussée.

Les dialogues platoniciens sont une tentative d’établir une terminologie psychologique clairement définie, capable de remplacer la terminologie symbolique et imagée de la prescience mythique.

Les thèmes des dialogues seront les qualités psychiques que les divinités, figures symboliques, ont représentées: l’esprit, l’amour, la sagesse, l’harmonie, etc. Sans cesse le Socrate de Platon s’efforce de définir ces termes. Afin de démontrer leur immanente valeur, il les présente comme seuls garants de satisfaction vitale.

La maïeutique de Socrate est une analyse des motivations à base introspective, fondée sur une tentative de prise de connaissance de soi-même.

Mais si, par l’emploi de cette méthode, Platon défend l’origine immanente des idées-guides (vérité, beauté, bonté, sagesse, harmonie, amour), il les détache néanmoins d’une façon insuffisante de l’ancienne figuration mythique. Pareilles aux divinités olympiennes symboliquement immortelles, les idées-guides résident éternellement dans une sphère inaccessible à l’homme. Sans doute Platon a-t-il voulu donner à entendre par là que l’idéal éthique existe en dehors de l’usure du temps, qu’il demeure vrai et valable à travers tous les temps. Il n’empêche que, par la tentative d’assurer aux valeurs une portée absolue et transcendante, la philosophie fut condamnée à ne rester qu’une sorte de psychologie spéculative, vénérable par l’ampleur de ses problèmes, mais dont les tentatives de solution s’échelonnent en une succession de systèmes contradictoires.

Peut-on, de ce résumé succinct, conclure à la situation de l’époque actuelle ?

Ce qui est certain, c’est que la contradiction à l’égard des valeurs et de leur origine culmine à l’heure actuelle dans un degré de désorientation jamais atteint auparavant au cours de l’histoire.

Si l’on admet que toutes les cultures ont été fondées sur leur vision des valeurs, guide essentiel de la conduite humaine tant individuelle que sociale, on ne peut s’empêcher de penser que la cause la plus secrète du désarroi de l’époque présente est due à la scission intervenue entre la survivante métaphysique spiritualiste et le matérialisme mécaniciste, fondement idéologique des sciences. La psychologie elle-même est à la remorque d’une idéologie rationaliste pour laquelle, paradoxalement, la raison n’est qu’un épiphénomène et le raisonnement une illusion.

L’avènement de la psychologie des profondeurs est l’une des conséquences de cette situation conflictuelle.

Il importe dès lors de démontrer que l’étude de l’extra-conscient apporte, en effet, un élément nouveau à la recherche essentielle qui traverse l’histoire.

Mais la psychologie de l’extra-conscient risque de demeurer inefficace si elle ne s’avise pas que les maladies de l’esprit, qui à des degrés divers d’intensité assaillent tous les individus, résultent en premier lieu du malaise de l’esprit incapable de valorisation pondératrice, permettant de maîtriser l’exubérance des désirs matériels, sexuels et spirituels et d’établir ainsi une juste hiérarchie des valeurs.”

[à suivre dans la conférence 3/6 : La psychologie des profondeurs]

  • L’illustration de l’article montre le plafond de la bibliothèque de Montaigne, dont les poutres ont été gravées de maximes.

D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL : Psychologie et langage (conférence, 1958)

Temps de lecture : 6 minutes >

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. C’est Jane DIEL qui les propose dans la biographie qu’elle a consacrée à son époux en 2018 (éditions MA-ESKA). Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

    1. Psychologie et langage ;
    2. Psychologie et philosophie ;
    3. La psychologie des profondeurs ;
    4. Psychologie et motivation ;
    5. Motivation et comportement ;
    6. Psychologie et vie.

ISBN 9782822405447

“Depuis plusieurs années déjà, on constate en psychologie un mouvement qui tend à se déployer dans divers pays. Il s’efforce de réviser les assises mêmes de cette science afin de lui assurer une portée dépassant les limites qui lui furent assignées par les méthodes en usage.

Voici comment s’exprime à cet égard, pour ne citer qu’un seul auteur, le Dr A.H. Maslow, professeur à la Brandeis University, aux États-Unis, dans un récent article intitulé Toward a Humanistic Psychology : “Je crois que tous les problèmes de grande importance, guerre et paix, exploitation de l’homme et fraternité humaine, haine et amour, maladie et santé, mésentente et harmonie, bonheur et malheur de l’humanité, ne trouveront leur solution que dans une meilleure compréhension de la nature humaine…” Et, plus loin : “Elle (la psychologie) se préoccupe beaucoup trop de ce qui est objectif, manifeste, extérieur, en un mot de la conduite… Elle devrait étudier davantage ce qui est intérieur, subjectif, méditatif, secret. L’introspection, utilisée comme technique, devrait être réintroduite dans les recherches de la psychologie.

Dans divers ouvrages et études, l’auteur du présent exposé a défendu une position qui, bien que conçue en pleine indépendance de pensée, s’apparente à celle qu’expriment ces citations, on n’aurait cependant pas osé l’exprimer avec cette franchise un rien naïve qui caractérise, souvent tout à son honneur, le savant américain.

Et de fait, il me serait impossible, aujourd’hui, d’exprimer ces idées en évitant toute polémique. Ma meilleure excuse est que je me sens uni -même avec les psychologues auxquels il m’advient de m’opposer- dans le souci d’une commune recherche de la vérité.

Longtemps avant que la psychologie ait pu se constituer en science, sa terminologie avait été préétablie par la sagesse du langage. Des termes comme sentiment, volonté, pensée étaient couramment employés ; le terme de psyché signifiait l’ensemble de toutes ces fonctions, et de bien d’autres depuis toujours plus ou moins clairement distinguées.

Cette constatation pourrait paraître bien simple, sinon simpliste. À y réfléchir, ne renfermerait-elle pas un problème grave, le problème crucial de la psychologie, celui de sa méthode ?

Bien sûr, toutes les sciences se sont constituées à partir d’une terminologie préétablie. La physique n’utilise-t-elle pas des termes comme vitesse, accélération, etc., qui se sont formés à partir d’une observation ancestrale ? Mais la physique n’est devenue science qu’en définissant clairement sa terminologie grâce à l’emploi de la formule mathématique.

La psychologie, obligée de se contenter des formulations, devrait avoir le souci de les préciser. Est-elle parvenue à formuler clairement ce que sont les fonctions, pour ne citer que les plus fondamentales, de pensée, de volonté, d’affect ?

Pour la psychologie du comportement, la psyché est inexistante. Ses fonctions ne seraient que des épiphénomènes illusoires. Il suffirait donc d’étudier les phénomènes manifestes, constatables par observation extérieure : les actions qui, par voie de conséquence, seraient exclusivement déterminées par l’influence du milieu. Bien entendu, l’étude du comportement ne peut s’abstenir d’utiliser l’ancienne terminologie. Elle continue à parler des pensées, des volitions, etc. Mais elle traite ces phénomènes intrapsychiques avec un souverain mépris. Pour les étudier, il faudrait les observer, et par quelle méthode pourrait-on le faire ?

Il ne s’agit point de contester la valeur des méthodes employées par l’étude du comportement, à savoir l’observation clinique et l’observation à l’aide de tests. Mais ces méthodes n’épuisent pas les instruments de la recherche.

N’est-il pas indéniable que la terminologie élaborée par la sagesse du langage n’a pu être établie qu’à partir de l’observation de la vie intime ? La vie humaine consiste essentiellement en une incessante délibération intime à laquelle toutes les fonctions psychiques apportent leur concours. Le comportement n’en est que le résultat final. Chacun sait intimement et pertinemment qu’il délibère avant de répondre activement aux excitations du milieu. Est-ce possible que ce travail intrapsychique ne soit qu’un leurre,
qu’une illusion dépourvue de toute importance pour la vie ?

La sagesse du langage, qui a su déceler les facteurs les plus élémentaires de la délibération intime, constituant ainsi sa terminologie à partir d’une introspection révélatrice, sans cesse renouvelée par tout être humain, n’aurait-elle pas une fois pour toutes prescrit à la psychologie sa voie d’investigation ? Pour être science, la psychologie ne devrait-elle pas parvenir à rendre de plus en plus lucide la méditation qui se poursuit inlassablement en nous à l’endroit de cette affection immédiate que sont nos désirs et leur exigence de satisfaction, laquelle, sensée ou insensée, décide de la valeur des hommes, du destin de l’humanité ?

Voici comment William James résumait la situation dans son Précis de Psychologie : “…nous ignorons jusqu’aux termes entre lesquels les lois fondamentales, que nous n’avons pas, devraient établir des relations. Est-ce là une science ? C’en est tout juste l’espoir. Nous n’avons que la matière dont il faudra extraire cette science.

Cette matière que nous possédons, qu’est-elle sinon la terminologie anciennement et introspectivement préétablie par la sagesse du langage ? Si, après l’effort des siècles, nous ne sommes pas parvenus à extraire de cette matière des lois capables de constituer une science, ne serait-ce point parce que la voie d’investigation prescrite par la sagesse du langage a été abandonnée?

Une science se définit par sa méthode et elle s’expose par ses lois. Les lois du psychisme concerneraient-elles le désir et ses exigences de satisfaction sensée ou insensée déterminant la situation conflictuelle de l’homme et même de la société ? Le désir n’est-il pas à la base de tout effort humain, même de la science ? La science pure désire posséder la vérité, satisfaction de l’esprit. La société en fait un usage technique en vue de satisfaire les désirs matériels ; mais la loi essentielle de la vie stipule que la véritable satisfaction, le triomphe sur toutes les tentations insensées, ne peut être trouvée que dans la maîtrise des désirs. Comment réaliser les conditions de cette satisfaction essentielle, si la science s’obstine à exclure l’étude du désir du domaine de sa recherche? Bien qu’il soit utopique de penser à une solution à courte échéance, il n’en demeure pas moins vrai que l’esprit humain ne devrait reculer devant aucun problème que la vie et ses exigences inéluctables lui imposent. Ce sont précisément les merveilles de l’invention technique qui démontrent, ou qui pourraient du moins susciter l’espoir, qu’aucun problème n’est insoluble à condition qu’il soit sciemment posé.

Mais le problème essentiel ainsi posé, sa solution est-elle réalisable ? Le désir est une affection subjective. De par sa nature même, il semble s’opposer à la prise de connaissance, qui ne pourra s’opérer que par voie d’introspection objective. Se faire défenseur de l’introspection, n’est-ce point s’engouffrer dans une impasse ?

© anto paroian

N’est-il pas connu et reconnu que l’introspection est dépourvue de toute objectivité et que son emploi n’est pas seulement inefficace, mais au plus haut degré nuisible ?

La vérité, c’est que tout le désarroi actuel de la psychologie est dû précisément au fait que seule l’introspection sous sa forme morbide est reconnue, sans toutefois être étudiée dans ses conditions et ses aboutissements. Elle consiste dans la rumination complaisante des moindres fluctuations de l’affectivité, sans aucun effort de valorisation lucide. Elle transforme les sentiments en ressentiments, et aboutit ainsi à l’interprétation morbide des intentions propres du sujet et des motifs d’autrui à son égard. Produisant l’hypostase vaniteuse et rancunière de l’ego trop auto-complaisant, elle conduit vers l’égocentrisme. Le cortège des déformations psychiques est la conséquence de cette rumination faussement introspective. C’est elle qui détruit la pensée logique et objective par suite d’un aveuglant débordement affectif, conséquence de l’exaltation égocentrique des désirs. L’introspection morbide est la maladie de l’esprit par excellence. Mais n’en résulterait-il pas que la santé psychique est précisément fonction d’un esprit lucidement valorisant, capable de s’opposer aux ressentiments égocentriques et aux désirs désordonnés ? Comment cette valorisation élucidante et objectivante pourrait-elle s’opposer aux méfaits de l’introspection morbide, si elle n’était pas elle-même de nature introspective ?

La psychologie intime n’invente rien en constatant que le conflit des motifs est l’objet d’une constante introspection. Mais elle rappelle à l’évidence. Elle souligne que rien n’est plus important que de comprendre sciemment les motivations secrètes du conflit intime. Seule une prise de connaissance scientifique permettra d’élaborer une méthode objective, capable de soutenir l’introspection saine dans sa lutte contre l’introspection nocive.

Sous le bénéfice de cette distinction se désigne clairement le thème de cette série d’exposés.

La maîtrise des désirs, c’est la maîtrise de soi. La condition indispensable en est la lucidité à l’endroit de ses propres motifs intimes, qui déterminent l’activité dans son ensemble et, par là même, le caractère. Se connaître jusque dans ses intentions secrètes, c’est comprendre la nature humaine en général, c’est connaître également autrui. L’introspection méthodique, loin de conduire à un égarement subjectif, est au contraire la condition de toute véritable objectivité. Le thème commun de ces exposés sera donc l’étude des motivations intimes, qui se dérobent souvent au conscient parce que inavouées et jugées inavouables. Ce sont les motifs inavoués qui s’opposent à la connaissance du fonctionnement psychique, but de la psychologie.

Mais avant d’aborder en détail l’étude des motivations, il est utile de souligner toute l’importance historique du problème.”

[à suivre dans la conférence 2/6 : Psychologie et philosophie]


D’autres discours sur ce qui est ?

DIEL, Paul (1893-1972)

Temps de lecture : 12 minutes >

Paul DIEL en bref…

DIEL est orphelin à 14 ans et termine ses études secondaires grâce à l’appui matériel d’un tuteur. Il entreprend ensuite de lui-même des études de philosophie. Inspiré notamment par Platon, Kant et Spinoza, mais aussi par les découvertes de Freud, Adler et Jung, il approfondit sa propre recherche psychologique en établissant les bases d’une méthode d’introspection qu’il expérimentera d’abord sur lui-même.

Au départ psychologue à l’hôpital central de Vienne, il part en France après l’Anschluss, travaille à Saint-Anne jusqu’à la guerre, durant laquelle il connaîtra la dure vie des camps de réfugiés étrangers. Puis il entre en 1945 au CNRS où il travaillera comme psychothérapeute auprès d’enfants dans le laboratoire d’Henry Wallon, soutenu par Albert Einstein, avec lequel il a correspondu pendant de longues années.

Einstein lui écrivait d’ailleurs en 1935: “J’admire la puissance et la conséquence de votre pensée. Votre œuvre est la première qui me soit venue sous les yeux tendant à ramener l’ensemble de la vie de l’esprit humain, y compris les phénomènes pathologiques, à des phénomènes biologiques élémentaires. Elle nous présente une conception unifiante du sens de la vie.

Fondateur de la psychologie de la motivation (ou science des motifs), il travailla également à l’explication des mythes grecs et chrétiens au départ de sa méthode. A une époque dominée par le comportementalisme à l’américaine (‘Behaviourism’ : l’homme est une boîte noire et on ne travaille que sur la base de son comportement), il s’inscrit en faux et réhabilite l’introspection, en avançant qu’elle est une fonction naturelle chez l’homme, dont la maturation donne son sens à l’évolution humaine.

Le présent exposé ne propose pas en premier lieu une théorie, mais une expérience à faire et à refaire, d’où résulte secondairement une synthèse théorique​.

Jusqu’à sa mort, survenue en 1972, Diel poursuivra inlassablement son travail de chercheur et de psychanalyste, formant un groupe d’élèves et publiant de nouveaux livres de sujets variés (l’éducation, le symbolisme, l’évolution, etc.) mais tous liés par une même utilisation de la méthode introspective.

ISBN 9782822405447

Dans une biographie parue en 2018, Jane Diel résume ainsi les découvertes de son mari : “Depuis longtemps, il avait compris l’importance fondamentale des désirs. Dès sa jeunesse, […] il avait souffert de leur multiplication et de leur anarchie culpabilisante ; c’est sans doute la raison pour laquelle il en fait le point de départ de ses recherches. Il relie les désirs aux trois pulsions (matérielle, sexuelle et spirituelle) et il s’attache à trouver un remède à leur emprise, il propose leur choix et leur tri en valeur de satisfaction et en regard des possibilités de leur réalisation ou alors de leur mise en attente jusqu’à un moment favorable. S’ils s’avèrent irréalisables, il n’est d’autre issue que de les dissoudre par sublimation, ce qui en conséquence les libère de la culpabilité qui s’y attache, seul moyen de trouver la paix intérieure, la joie.

En 1958, Paul DIEL a prononcé une série de six conférences dans l’émission radiophonique L’Heure de culture française de la radiotélévision française de l’époque. L’ensemble visait à fournir une Introduction à la Psychologie de la Motivation. Jane DIEL (ou son éditeur) les propose en annexe de la biographie de son époux. Nous avons regroupé les six textes dans wallonica.org, les voici :

      1. Psychologie et langage ;
      2. Psychologie et philosophie ;
      3. La psychologie des profondeurs ;
      4. Psychologie et motivation ;
      5. Motivation et comportement ;
      6. Psychologie et vie.

Biographie détaillée de Paul DIEL (en moins bref)…

 

Les premières années

Paul Diel vient au monde le 11 juillet 1893 à Vienne, d’une mère allemande institutrice de français, Marguerite, et de père inconnu. L’enfant est tout d’abord placé en famille d’accueil puis, à quatre ans, dans un orphelinat religieux près de Lainz, établissement dont Diel se souviendra comme d’une ‘maison de tortionnaires’. Sa mère vient le voir chaque fois qu’elle le peut, mais pas assez souvent. L’enfant, se sentant terriblement seul, évite le désespoir et la révolte en s’accrochant à la certitude que cette mère, dont l’amour est l’unique soutien, viendra le rechercher un jour.

À onze ans, il entre au lycée, dévorant avidement nombre de romans d’aventures dont les héros, modèles de courage et de combativité, embrasent son imagination. En juin 1906, peu avant son treizième anniversaire, son rêve se réalise enfin : sa mère l’arrache à l’orphelinat. C’est alors une année de liberté et de jeux qui s’arrête subitement peu après la rentrée scolaire 1907, avec le décès de sa mère succombant à un cancer. Paul Diel se retrouve seul au monde.

Le jeune adolescent est hébergé par la famille d’un camarade, avant d’être pris en charge par un avocat ami de sa mère, qui devient son tuteur et le place à nouveau dans un foyer. Diel s’y lie d’amitié avec un garçon qui l’initie à la physique et aux mathématiques, et influence fortement ses choix ; bien plus tard, le souvenir de cet ami servira de modèle à l’une des catégories de la fausse motivation, l’accusation.

N’étudiant que les matières qui l’intéressent, Paul Diel échoue au bac. Lassé des études, il parvient à trouver un emploi d’aide-comptable avec l’aide de son tuteur mais, piètre employé, est congédié après quelques mois. Ne voulant pas décevoir son tuteur, il le lui cache, quitte le foyer et se retrouve à la rue.

La rue et la philosophie

À dix-huit ans, vagabond, il erre dans Vienne dont il fréquente les cafés et les bibliothèques. Il exerce occasionnellement de petits travaux et trouve à l’hôpital, lorsque sa santé flanche, un lit, des repas chauds et la tranquillité nécessaire à ses lectures.

Un an plus tard, en 1912, il revient vers son tuteur, se représente au bac et passe l’épreuve avec mention. Ne se sentant néanmoins pas capable de travailler de manière imposée, il refuse de s’inscrire à l’université et s’oriente vers la poésie. Son tuteur lui obtient un emploi administratif à Hitzing, mais Diel choisit la liberté et disparaît, retournant à son existence marginale.

En 1914, gravement blessé au cours d’un duel par un étudiant l’ayant offensé, Paul Diel refuse de se faire soigner, mais est finalement hospitalisé d’urgence suite à une septicémie. En ce début d’été, tandis que les chirurgiens sont déjà mobilisés, Diel est opéré par un médecin incompétent. Suite à des complications, plusieurs interventions sont nécessaires. L’hospitalisation se prolonge, que Diel met à profit pour acquérir une grande connaissance de la philosophie, particulièrement marqué par Kant et Spinoza. Il écrit également de la poésie. Mais lui apparaît, de plus en plus clairement maintenant, la question essentielle, à laquelle rien de ce qu’il lit n’apporte de réponse satisfaisante : “comment vivre pour trouver ma satisfaction ?

Il ne sort de l’hôpital qu’un an et demi plus tard, à vingt-deux ans, le coude paralysé. Déclaré inapte au service, il est rendu à la vie civile. Ne pouvant plus pratiquer de sport, il découvre le théâtre et décide d’écrire davantage que de la poésie.

Le théâtre, Jane, la psychologie

Paul Diel devient figurant et parvient à gagner de quoi subsister. Ses écrits témoignent déjà de ses préoccupations majeures : le sens de la vie, l’amour, la sainteté, la dualité esprit-matière, l’opposition entre réussite extérieure et élan essentiel. Peu à peu, il acquiert un statut d’acteur professionnel, souvent en tête d’affiche, et intègre une troupe malheureusement dissoute après un an, faute d’argent. Diel se fait alors engager en province et poursuit son œuvre littéraire : traité d’art dramatique, pièce de théâtre, roman, poèmes…

En 1922, lors d’une tournée dans le nord de l’Italie, il rencontre Jane Blum, une jeune française d’origine juive. Tous deux tombent amoureux et décident de ne plus se séparer. Après un début de vie commune marqué par la précarité, le couple parvient à rejoindre Paris et se marie. Paul Diel, rejeté à cause de ses origines, ne parvient pas à placer ses pièces de théâtre et sa femme tombe malade. Le couple repart pour l’Autriche. Diel y découvre les psychologues modernes, et notamment Alfred Adler. Ses futurs thèmes de prédilection se mettent en place : le désir, les motifs inconscients, la vanité et l’exaltation, la recherche d’harmonie intérieure.

La situation du couple en Autriche n’est pas plus brillante qu’à Paris. Tandis que Paul Diel obtient un poste d’agent d’assurance, sa femme repart à Paris, hébergée par une amie. Séparations et retrouvailles se succèdent jusqu’en 1930, date à laquelle Jane Diel rejoint son mari.

Freud près Adler, les premiers travaux

Dès 1928, Paul Diel suit des cours de psychiatrie. Il élargit la notion de refoulement de Sigmund Freud et reprend la notion de besoin d’estime d’Adler comme élément central de construction de la personnalité, et les intègre à sa propre vision. Il a trouvé sa voie et, renonçant alors à l’expression littéraire artistique, commence à rédiger, en allemand, son premier ouvrage de psychologie, Phantasie Und Realität (Imagination et réalité), où se trouvent déjà les fondements de la future Psychologie de la motivation : la démarche introspective, le désir comme élément central des pulsions, l’exaltation imaginative, la culpabilité, la sublimation.

Le manuscrit de Phantasie Und Realität est terminé en 1933, et adressé à plusieurs éditeurs autrichiens, allemands et suisses. Tandis que la situation politique se dégrade, les réponses tardent à venir ou sont négatives, l’ouvrage étant jugé “trop éloigné des problèmes de l’actualité“. Freud lui-même, surchargé de travail, refuse de lire le texte d’un inconnu.

En 1934, la guerre civile éclate à Vienne. Diel, qui a commencé son second ouvrage de psychologie, Geist Und Güte (Esprit et bonté), perd son emploi d’agent d’assurance, tombe malade et se retrouve hospitalisé. En 1935, il adresse Phantasie Und Realität à Albert Einstein qui, admiratif, n’hésite pas à le soutenir. Un échange épistolaire de vingt ans s’en suivra entre les deux hommes.

Sur recommandation d’Einstein, Diel contacte le Professeur Moritz Schlick, philosophe, membre du Cercle de Vienne et fondateur du néo-positivisme. Schlick, enthousiasmé par le manuscrit, propose à Diel de l’aider à se faire publier. Les deux hommes ont rendez-vous le 22 juin 1936 afin de convenir des ultimes démarches auprès des éditeurs. Le soir même, Schlick est assassiné, l’attestation destinée à accompagner le manuscrit de Paul Diel dans l’une de ses poches.

Malgré l’aide d’Einstein, Diel ne parvient toujours pas à publier son ouvrage. Ses compétences sont néanmoins reconnues par le Professeur Emil Froeschels, de l’hôpital principal de Vienne, où Paul Diel entre en 1936 comme psychologue et où il connaît ses premiers succès professionnels, allant jusqu’à prendre Froeschels lui-même en analyse.

Anti-nazi de la première heure, le couple Diel perçoit vite combien cette position, avantageuse dans un premier temps, devient dangereuse depuis le meurtre de Dollfus. En 1938, les troupes allemandes envahissent l’Autriche. Il est temps de partir. À la dégradation de la situation politique s’ajoute les difficultés financières.

Exil, retour à Paris, de Sainte-Anne à Gurs

Toujours aussi démuni, le couple reconnaît finalement ne plus pouvoir rester à Vienne et parvient à quitter le pays sous prétexte de rendre visite pour deux mois à la famille de Jane à Paris. Il n’emporte que deux valises, quelques effets personnels, les manuscrits de Phantasie Und Realität et de Geist Und Güte, la somme « réglementaire » de trente marks et l’espoir secret d’obtenir de la France le statut de réfugié politique.

En 1939, Paul Diel, âgé de quarante-cinq ans, obtient un poste de psychologue dans le service du Professeur Henri Claude, à Sainte-Anne, grâce aux recommandations d’Einstein et de Froeschels. Mais ses théories sont mal vues et sa situation est inconfortable. La guerre éclate.

Diel s’engage dans l’armée française et, attendant d’être appelé, poursuit son travail à Sainte-Anne, cette fois grâce à l’appui d’Irène Joliot-Curie.

Il rédige en français, à l’intention du Professeur Maxime Laignel-Lavastine, succédant à Henri Claude, un exposé sur le traitement des névroses et des psychoses : Thérapie.

Suite à l’offensive allemande de mai 1940, Paul Diel se retrouve parmi les étrangers d’origine allemande regroupés au stade de Colombes, près de Paris, sur décret de Vichy. Quelques jours plus tard, une nouvelle décision libère les maris de femmes françaises. Malheureusement inattentif, Diel ne saisit pas cette opportunité et se voit déporté au camp de Gurs, dans les Pyrénées Atlantiques, l’un des camps français, où il écrit un court texte sur les relations humaines empoisonnées par les provocations impondérables, Le coup d’épingle.

Entrée au CNRS, publications

C’est dans ces conditions inhumaines que Diel élabore son travail sur le langage symbolique des mythes et sur la signification psychologique de Dieu, La Divinité et le héros, qui aboutira plus tard à La Divinité. En 1943, il développe son exposé Thérapie, qui deviendra bientôt Psychologie de la motivation. Mais il tombe gravement malade.

Rejoint quelque temps par sa femme, qu’il n’a plus vue depuis trois ans, il obtient un régime de faveur, un peu de liberté et un logement délabré et sans chauffage. Les conditions de vie s’adoucissent cependant, et Diel en profite pour approfondir sa théorie du calcul psychologique et le principe de fausse motivation.

Après la Libération, Paul Diel retourne à Paris et y retrouve sa femme. Une nouvelle fois grâce à Joliot-Curie, Diel entre au CNRS sous la direction d’Henri Wallon. Au Laboratoire de psychobiologie de l’enfant, il applique ses idées aux enfants et adolescents en difficulté, tout en reprenant son poste à Sainte-Anne et poursuivant, trois années durant, son travail sur le texte de Psychologie de la motivation.

ISBN 978-2-228-88445-7

Son poste au CNRS et, plus que jamais, le soutien d’Einstein et de Wallon — lequel considère Diel comme le quatrième psychanalyste après Freud, Adler et Jung —, permettent enfin à Paul Diel de publier son premier ouvrage : Psychologie de la motivation paraît en 1948 dans la Collection de philosophie contemporaine dirigée par Maurice Pradines, aux Presses Universitaires de France. D’autres vont suivre. Diel a cinquante-cinq ans. Cette première publication lui amène auditeurs et élèves à qui il enseigne sa méthode sous forme de thérapies, de conférences, de séminaires et de cours.

La Divinité et le héros se scinde en La Divinité et Le Symbolisme dans la mythologie grecque, respectivement publiés en 1950 aux PUF et en 1952 chez Payot, ce dernier ouvrage élogieusement préfacé par Gaston Bachelard. Chez Payot désormais paraissent : La Peur et l’angoisse en 1956, puis Les Principes de l’éducation et de la rééducation en 1961, Le Journal d’un psychanalysé en 1964, Psychologie curative et médecine en 1968, et enfin Le Symbolisme dans la Bible et Le Symbolisme dans l’Évangile de Jean, respectivement en 1975 et 1983. Paul Diel reçoit un prix de l’Académie française pour La Peur et l’angoisse grâce à André Chamson, et correspond avec Adolphe Ferrière, cependant qu’une chaire au Collège de France lui est refusée. En 1968, alors que les institutions universitaires et médicales méprisent son travail, Paul Diel ne parvient pas à se faire entendre des étudiants. Son décès, le 5 janvier 1972, passe quasiment inaperçu dans le public (ce que regrette André Chamson à la une du Figaro).”

Lire l’article original sur le site du Cercle Paul Diel Suisse Romande


Voir aussi…

Oeuvre​​s

​​Littérature secondaire

Multimédia

Extraits, commentaires & citations​

La méthode d’analyse introspective

Fondée sur la théorie rigoureuse développée par Diel, la méthode introspective permet à chacun de découvrir objectivement son propre psychisme, grâce à une analyse guidée par la connaissance des lois présidant aux évasions et fausses justifications. L’analyse consiste ainsi à prendre peu à peu connaissance des évasions et fausses justifications, détectables par leurs manifestations stéréotypées, et à leur opposer des contre-valorisations, pensées et réflexions contrecarrant la pente naturelle de la vanité et de ses métamorphoses. Le sujet est ainsi amené à harmoniser ses désirs selon l’exigence de son élan de dépassement individuel. L’énergie psychique dispersée dans les conflits intérieurs peut alors s’investir positivement dans les nécessités de la vie journalière, libérant ainsi le sujet du poids de ses tourments et le conduisant vers un meilleur développement de ses capacités.

  1. Psychologie des profondeurs, elle se propose d’assainir le psychisme. Le rôle de l’analyste est alors de guider le sujet dans sa recherche introspective. Au-delà de l’analyse des pensées, sentiment et actions, la méthode permet de traduire en langage conceptuel le contenu symbolique des rêves.
  2. Psychologie du présent, elle libère le patient des effets des traumatismes passés grâce à un travail introspectif qui ne s’appesantit pas sur le déroulement rétrospectif des événements.
  3. Psychologie de la responsabilité, elle est fondée sur l’idée que l’homme est responsable de ses réactions face à ce qui lui arrive.
  4. Méthode analytique et thérapeutique, elle ouvre sur la dimension éthique de l’existence, le sens de la vie étant défini comme la recherche de l’harmonie (entente profonde) entre les différents plans de satisfaction (matériel, sexuel et spirituel). Son fondement est biologique, car la recherche de satisfaction constitue le moteur évolutif à l’œuvre depuis des millénaires. Le bien-être intérieur est ainsi moralement établi et la méthode permet de se libérer progressivement du conflit interne entre moralisme et amoralisme, entre spiritualisme exalté et matérialisme excessif. Elle replace l’être humain au centre de sa finitude et du mystère de la vie.

Par la généralité de son approche, elle concerne toutes les formes de déviation de la pensée, des sentiments, et des actes.

La traduction des rêves

Prolongement de la délibération diurne, nos rêves sont l’expression du conflit entre les désirs subconscients refoulés, parce que irréalisables ou insensés, et l’appel de l’élan de dépassement (le surconscient). Le rêve se présente sous la forme d’un langage à déchiffrer. La méthode de traduction des rêves développée par Diel consiste à traduire en langage clair le contenu psychologique des symboles du rêve. Ces symboles universels figurent dans les mythes de tous les peuples et se retrouvent dans les rêves de tous les êtres humains. Les mythes grecs traduits par Diel sont l’expression, comme tout mythe, du combat du héros contre les monstres, symboles de ses tentations perverses. Il est aidé dans ce combat par les divinités, symboles de ses forces surconscientes.” (d’après API​)


Infos qualité​​ | sources :  Association de psychanalyse introspective ; collection privée ; Payot-Rivages ; wikipedia.org ; youtube.be | texte original et compilation | première publication dans walloniebruxelles.org repris dans agora.qc.ca | dernière révision 2019 | Remerciements à Jeanine Solotareff (FR) et Hervé Toulhoat (FR)


Plus de discours qui expliquent le monde…

THONART : Développez votre complexité personnelle grâce à wallonica.org (2020)

Temps de lecture : 31 minutes >

N’acceptez plus les ordres de votre patron sans cuisiner bio“, “Arrêtez de trop réfléchir, ça fatigue votre chien“, “Renouez avec votre chimpanzé intérieur“, “Et si vous tentiez l’empathie avec Djamel Olivier ?“, “Calculez votre budget ménage avec les Accords Toltèques“, “L’art taoïste de s’en foutre“, “Trouvez la clef de vos rêves dans le fond de votre sac“, “Mère dure, fille molle“, “Le pouvoir du moment absent“, “Comment se faire des ennemis“, “Dominé, dominant, dominus, dominici : réveillez votre enfant intérieur avec l’histoire intime de Hildegarde von Bingen“, “Comment le toucher rectal indien m’a sauvé de la noyade : un témoignage“, “Affinez votre Camembert avec le Tarot normand“, “La vérité sur vos angoisses véganes grâce aux soupes amazoniennes“, “J’ai entendu Jésus sans mon Sonotone“, “Entrez en résilience avec Aimé Forecoeur“…

Parce que, depuis la mort éprouvante de son cuisinier privé, le docteur Bob Pierceheart est un adepte du développement personnel, il a souhaité faire de ce livre un guide pratique à destination des dépressifs pour dire NON à la déprime, à la morosité et à la spirale du négatif ; OUI au positif, à la joie, à l’acceptation de soi et à la réussite. Il nous offre ici un manuel pratique et militant, de bonne humeur et d’esprit positif, qu’il résume lui-même sous cette formule : “aime-toi et ton chien t’aimera

Cherchez l’erreur. Il y en a peu. Ces titres d’ouvrages de développement personnel existent tous, à quelques mots près ; la petite présentation marketing est un copier-coller à peine maquillé de la quatrième de couverture d’un livre actuellement très commenté sur les réseaux sociaux. Le drame du cuisinier est authentique. En effet, Shirley MacLaine commence son Out on a Limb (1983) en expliquant combien, survenue dans une de ses villas de la côte californienne, le décès de son cuisinier personnel a motivé l’entrée de l’actrice et danseuse dans la spiritualité New Age : “la mort d’un homme si bon était impossible, c’est bien la preuve qu’il survit aujourd’hui quelque part“. No comment.

Est-ce à dire que le développement personnel est une discipline de charlatans ? Bien sûr que oui ! Bien entendu que non ! Chacun d’entre nous cherche à s’améliorer, à marcher debout avec ses cicatrices et à ressentir la joie de vivre. Montaigne nous invite à sagement essayer d’être à propos ; Nietzche nous recommande d’exercer notre puissance librement, dans toute la force de notre vraie nature ; Paul Diel nous enjoint de ressentir toute la beauté d’une vie où nous sommes satisfaits de l’accord entre ce que nous pensons de nous-même et notre activité réelle. Hors de là, point de salut : le bonheur n’est pas un dû, il naît d’un travail sur soi.

Reste que, là où chacun vit un questionnement, les marchands du temple voient un marché juteux. Dans les librairies, installé à côté des rayons “Philo”, Psycho” ou “Esotérisme”, le rayon “Développement personnel” profite abondamment du pouvoir d’attraction de ses voisins. Le plus trivial des conseils de vie, une fois bien conditionné dans un livre aux chapitres pré-formatés, à la charte graphique pré-formatée, à la préface pré-formatée et à la quatrième de couverture pré-formatée, peut devenir un docte message qui va permettre à l’acquéreur.euse (sic) du livre ainsi conditionné pour la vente…

      • de se référer aux propos de l’auteur dans les discussions de salon ;
      • de participer à des stages payants organisés par le même auteur ;
      • d’attendre de pouvoir acheter l’opus suivant dudit gourou.

Triste caricature d’une triste situation où -et c’est dommage- les vrais inspirateurs, les coaches sérieux et les formateurs engagés le disputent à rien d’autre que de vulgaires vendeurs d’indulgences. Le procédé est connu et il a fait la fortune de l’Église : si tu ne peux gagner ton pain à la sueur de ton front (en d’autres termes, travailler à ton bien-être par toi-même), achète ton paradis en portant la main au portefeuille.

Indulgences : terme qui, à l’origine, désignait la remise d’une pénitence publique imposée par l’Église, pour une durée déterminée, après le pardon des péchés. À la suite d’une lente élaboration, la notion d’indulgence en est venue à signifier aujourd’hui une intercession particulière auprès de Dieu accordée par l’Église en vue de la rémission totale ou partielle de la réparation (ou peine temporelle) qu’on doit acquitter pour les péchés déjà pardonnés. Cet acte de l’Église repose sur le dogme de la « communion des saints », lui-même fondé sur les mérites infinis du Christ mort et ressuscité pour tous. Expression de la solidarité profonde qui lie les croyants en Christ, les indulgences sont aussi une des manifestations de la pénitence exigée de tout pécheur. Longtemps tarifées, pratique qui s’explique par leur sens originel, elles ont été parfois l’objet de trafics contre lesquels s’est élevé en particulier Luther et contre lesquels le concile de Trente a pris des mesures. [UNIVERSALIS.FR]

Acheter n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef du bonheur, en acheter deux non plus. Lire n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef de l’ataraxie, en lire deux non plus. Participer à n’importe quel stage de développement personnel n’est pas la clef de la sagesse, participer aux stages suivants non plus. Dans tous ces cas, chercher son bien-être dans un système extérieur à soi, en se conformant à des règles établies par un tiers et ce, à titre onéreux, n’est pas la solution. Ça se saurait ! Sauf que…

© la-commanderie.be

Sauf que tout est bon dans le cochon : nous sommes des êtres doués de raison et nous sommes capables de faire flèche de tout bois, quand il s’agit de nous construire, de lutter contre notre ignorance ou notre aveuglement affectif, d’épanouir ces forces qui dorment encore dans nos muscles ankylosés. Si le but n’est pas de trouver La Vérité mais simplement de pratiquer une vérité qui nous convienne sincèrement, que nous éprouverons dans nos actions, alors n’importe quel ouvrage peut offrir l’étincelle qui fait du bien : “on n’sait jamais“, comme disait Josiane. La qualité de ces objets déclencheurs sur lesquels nous exerçons notre réflexion est alors un choix de vie, ainsi que le traduisait Vladimir Jankélévitch :

On peut vivre sans philosophie, mais pas si bien.


La preuve par cinq

Le lecteur attentif l’aura remarqué. Cette introduction est rédigée autant comme un article de blog rusé que comme l’introduction d’un manuel de développement personnel : cherchez la parenté ! Nos intentions étant pures chez wallonica.org, la convergence n’est que formelle, bien entendu. Nous faisons confiance à la sérendipité ici aussi : quel que soit le phénomène rencontré, il y a toujours matière à travail… sur soi.

Alors, rions un brin et improvisons un manuel de mieux-vivre alladéveloppement personnel“. Le nôtre proposera 5 thèmes de développement qui, bien travaillés, devraient permettre à chacun de moins préjuger et de plus expérimenter : mieux vivre face à la complexité du monde est à ce prix.

Les thèmes sont :

      1. Fermez la TSF !” ou Comment se libérer de la pression extérieure ;
      2. Abandonnez l’essentiel !” ou Comment se débarrasser des idées totalisantes;
      3. Soyez en forme sans les formes !” ou Comment arrêter de vouloir être conforme ;
      4. Goûtez aux plaisirs des sentes !” ou Comment trouver la force dans l’apaisement ;
      5. Ne butinez que les fleurs !” ou Comment la qualité fait gagner du temps.

Le format est nécessairement constant : une introduction explicative (avec illustrations) ; un mantra ; des travaux pratiques et, en bonus, comment utiliser wallonica.org pour optimiser le travail fait.

Prêts à savoir pourquoi vous avez raison de vouloir vous abonner à la lettre d’information hebdo de wallonica.org ? On y va !

Petit baratin d’intro ? “Connu depuis la nuit des temps, le protocole des cinq accords encyclopédiques peut vous aider à améliorer votre transit, à retrouver l’être aimé ou à contacter un plombier le dimanche…“. Plus sérieusement, nous avons tenté de synthétiser ici les cinq grandes actions qui, à notre sens, amènent à penser plus librement, à mieux nous autoriser notre propre complexité et, partant, à mieux cohabiter avec nos frères humains. La progression des exercices est voulue et mène à l’acte suprême : s’abonner à la lettre d’information de wallonica.org. Mais, commençons par le commencement…

1. Fermez la TSF !

1.a. Comment se libérer de la pression extérieure ?

Aujourd’hui, l’abondance d’infos est moins dangereuse par la quantité des informations disponibles (ça, ce n’est plus un scoop depuis un certain temps) que par le fait que “chacun peut trouver trop facilement les informations qui confirment ce qu’il/elle pensait déjà“, insiste le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances :

A la boîte de Pandore informative, s’ajoute une évolution qui avait déjà été prédite par Bill Gates dans les années nonante, quand il annonçait les configurations client/serveur : non contents de laisser proliférer les informations de toutes natures, l’homme les laisse aux mains des géants de l’Internet, stockées sur leurs serveurs, et chacun y accède désormais par l’intermédiaire d’un terminal, lieu de passage presque vierge de données. Or, ce terminal n’est autre que notre smartphone et il est… dans notre poche.

Prolifération des données plus proximité intime du terminal d’accès plus modélisation des échanges via réseaux sociaux (“j’aime”, “j’aime pas”, “je partage”…), la formule est explosive et force est de constater, quand on regarde nos frères humains (pas que les ados !) qu’ils passent plus de temps à réagir aux notifications de leurs réseaux sociaux, qu’à réfléchir activement et à publier des informations raisonnées sur des sujets qu’ils maîtrisent. Il est loin le temps des TSF (Transmission Sans Fil : la DAB de nos grands-parents) où la famille choisissait de rester groupée devant le poste radio, à écouter Orson Welles jouer la Guerre des mondes avec des bruitages de casseroles ou Signé Furax, selon l’heure et le continent…

© Gabriela Manzoni

Les Cassandres parmi nous pourraient considérer que, non seulement nous vivons maintenant dans une culture de quatrième de couverture, mais que nous devenons de plus en plus passifs et constamment en attente du stimulus suivant : une notification électronique. Debord aurait-il eu raison en 1967 dans La Société du Spectacle ? Alexander Bard et Jan Söderqvist auraient-ils eu raison de rempiler sur le même sujet avec Les Netocrates (2008) en annonçant le remplacement du prolétariat par le consomtariat, une exigence du Capital qui passe par une nécessaire standardisation des comportements que l’on voudra les plus passifs possible.

Or, la dispersion de l’attention, la dépendance envers les stimuli extérieurs et la passivité ne sont pas vraiment des facteurs de densité personnelle, de bien-être et d’épanouissement. Que faire alors ?

1.b. Mantra

Je me libère de la pression des réseaux,
Je choisis avec soin mes abonnements FaceBook,
Je règle mon téléphone sur silencieux,
Et je jouis de l’info vraiment utile.. pour moi.

1.c. Travaux pratiques

Prendre son smartphone, le régler sur silencieux et le déposer sur une commode située à au moins 1,5 mètre, pour éviter la contamination. Vaquer à toute occupation ne nécessitant pas l’usage dudit smartphone pendant 1 heure, dans un premier temps. Des picotements nerveux peuvent se faire sentir après 15 minutes et plusieurs traces de contusion peuvent apparaître sur les mollets, suite aux collisions avec les tables basses et les chaises qui étaient dans le chemin alors que l’on se déplaçait en fixant intensément le smartphone silencieux pour voir si son écran s’allumait.

Reprendre le smartphone et ne consulter que les sms et appels en l’absence. Les traiter puis reposer le smartphone au même endroit en quittant la pièce pendant 15 autres minutes. Se rappeler que l’on a deux adolescents qui ont peut-être envoyé un message urgent sur Instagram, application que l’on n’utilise soi-même jamais. Rentrer dans la pièce en trombe, marcher sur le chat et constater qu’aucune notification n’est affichée sur l’écran d’accueil. Se rappeler que, pour l’exercice, on a désactivé toutes les notifications et vérifier l’application Instagram pour constater que les enfants vivent bien sans nous.

Reposer le smartphone sur la commode, enfiler son trench et refermer la porte derrière soi en évitant de coincer la queue du chat. Descendre en ville, s’asseoir à une terrasse avec des amis. Ne constater qu’au coucher du soleil que l’on vient de passer 3h57 à parler philo. Rentrer chez soi, mettre le smartphone en charge puis s’apercevoir qu’il n’y a toujours personne qui a appelé. Attendre une heure de plus avant d’ouvrir Messenger…

1.d. Consigne wallonica.org

S’abonner à la page FaceBook de wallonica.org, suivre son compte Twitter et visionner les playlists de sa chaine YouTube… de temps en temps.


2. Abandonnez l’essentiel !

2.a. Comment se débarrasser des idées totalisantes ?
BRANCUSI, La muse endormie (1910)

La nuit, tous les chats sont gris. Le problème, c’est de savoir pourquoi ils boivent.” La boutade est ancienne mais elle reste exemplaire d’un mode de pensée toxique : la généralisation.

Pensons un brin. La beauté unique de La muse endormie de Brancusi, par exemple, tient à la pureté de la forme créée : le sculpteur n’a livré que les lignes simples et sobres de l’idée de “muse”. Qui pourra donner un prénom à cette femme (mais est-ce même une femme ?) ou même imaginer sa date de naissance ? Les critiques parleront d’Art et se régaleront du tour de force : un mortel a réussi à représenter une idée pure. Comme chez Platon, puis chez Aristote, cette idée sublime de la Muse, ce modèle unique et universel, pourra se manifester ensuite dans de multiples avatars faits de chair et d’os, des muses d’artistes dont les noms réels figurent dans les biographies : Jeanne Duval pour Baudelaire, Dora pour Picasso, Gala pour Dali, bref, ces femmes qui ont inspiré tous ceux que la muse habite.

Ah, si la Vie était aussi facile que l’Art ! Quel confort que de penser au quotidien en termes absolus, simples et sublimes ; de parler du bien ou du mal sans devoir transiger ; quelle simplicité de Paradis perdu qu’une réflexion désincarnée sur l’existence, fondée sur des idées générales, voire sur des lieux communs ! “Les impérialistes sont des tigres de papier“, “Les francs-maçons dominent le monde, avec le soutien des Sages de Sion“, “Les Allemands sont militaristes“, “Les Chinois sont fourbes et mangent du riz : la constipation les rend méchants“, “Les femmes sont plus enclines aux changements d’humeur“, “Le sens de l’organisation est une valeur masculine“, “Si vous donnez un sandwich à un sans-abri, il vous engueule parce qu’il préfère de l’argent pour aller boire“… Vous en voulez d’autres : ils sont légions ! Et comment réagirez-vous quand la personne qui vous assène ce genre de généralisation voudra en plus regagner votre sympathie en ajoutant “qu’elle a plusieurs amis arabes” ?

Nous nous sommes compris : si c’est un réflexe naturel que de simplifier une situation pour pouvoir déduire le comportement à adopter, si c’est une méthode commune de désigner et de nommer les éléments d’un problème pour pouvoir en débattre, c’est par contre une preuve d’humanité (d’hominisation ?) que de s’interdire de généraliser (“si Jean-Pierre, mon garagiste, a cette opinion d’extrême-droite, tous les garagistes sont des fachos“) et de refuser d’essentialiser (“les femmes sont par nature des victimes et les hommes sont a priori des prédateurs“. Ces deux mouvements contre-nature de la pensée procèdent d’une hygiène méthodologique urgente ! Comme le commente Elisabeth Badinter (voir notre article L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles) :

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

© marieclaire.fr

La simplification est un réflexe de défense bien naturel face à la complexité d’un monde protéiforme, foisonnant et, à nos yeux, paradoxal. Soit. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les leaders populistes en offrant des visions simplifiées, voire platement binaires, de la société où nous devons vivre ensemble : “votez pour moi, tout sera plus simple sans les autres que nous !“. Or…

Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée.

Alain (1938)

Ernst CASSIRER enfonce d’ailleurs le clou en établissant combien la fabrication de représentations universelles est un réflexe humain (La philosophie des formes symboliques, 1923) et il avertit d’un danger inhérent à ce comportement mental : l’idée a spontanément tendance a être totalisante. Au quotidien, cela se traduit comme par : “j’ai trouvé une vérité qui me convient, je vais l’appliquer à toute ma lecture du monde“.

Un exemple ? Josiane, ma voisine, a un jour découvert (avec son psy freudien) qu’elle n’aimait que les hommes à moustache, comme son père. Quand elle a rencontré Jean-Pierre, elle a interprété sa faible libido au départ de cette idée : Jean-Pierre était glabre comme un nouveau-né. Eut-elle réussi à penser librement, en écartant ce préjugé sur son propre comportement, elle aurait pu entrevoir d’autres raisons à son manque d’allant au lit et trouver une solution avec un Jean-Pierre qui, le pauvre, s’est fait limoger comme un malpropre, sans autre forme de procès.

Ne pas généraliser pour interagir avec des humains plutôt qu’avec des “classes de gens”, ne pas essentialiser pour se laisser surprendre par les particularités de chacun et se méfier des explications définitives que nous nous servons, des idées totalisantes. Vaste programme !

Et ce n’est pas tout ! Les populistes ont compris le truc, nous en avons parlé, mais les développeurs personnels (coachés par leurs éditeurs, il faut le dire), les gourous mangeurs de graines et les influenceurs complotistes aussi. Généralisation ? Au vu des livres du rayon “Développement personnel”, des cd, dvd, des affiches de séminaires et autres partages sur les réseaux sociaux, une frange importante des auteurs du domaine mettent le pied dans notre porte en évoquant des causes générales, externes et concertées “quelque part”. En option : le “quelque part” peut être situé dans notre passé personnel, dans nos vécus, nos complexes et nos fantômes. Du coup, quand je vois “les gens”, “le Capital”, “votre petite enfance”, “ils” et “eux” sur une quatrième de couverture, je sors mon revolver !

Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare.

Michel Rocard

Tous les auteurs de développement personnel ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles auteurs honnêtes résiste à la tentation de la simplification !” Il est bien entendu qu’il serait dangereusement généralisateur de condamner globalement les auteurs de ce rayon de librairie : il en est aussi beaucoup qui nous veulent du bien et qui mettent à notre disposition, avec intelligence, des pistes de réflexion, des “pierres à tailler”, des exercices de vie qui nous permettent de nous améliorer au quotidien. Peut-être seront-ils d’ailleurs également présents dans les rayons voisins, aux côtés des Montaigne, des Bakewell, des Morin, des Diel, des Nietzsche et autres Erri De Luca ?

Comment faire alors ? Comment raison garder ? Comment faire la part des choses entre le possible, le probable et le certain ? Comment désactiver notre tendance à remonter vers les idéaux, à nous fonder sur le sublime que nous visons, à simplifier abusivement le monde où nous vivons, comment revenir à une juste acceptation du mystère (“ce que l’on ne pourra expliquer“) et de la complexité. Comment éviter ces dérapages sans, au contraire, nous noyer dans l’affectif, l’impulsif ou la dispersion. Bref, comment rester à propos avec notre existence ?

Votre coach encyclo vous propose la méthode de détox mental du PFSP ! Souvenez-vous des maths de notre enfance : le PGCD (Plus Grand Commun Dénominateur), le PPCM (Plus Petit Commun Multiple), on en a mangé à tous les repas. Ici, le PFSP est le Premier Facteur Satisfaisant Partagé : si j’ai tendance à “trop réfléchir”, à “trop ruminer” et, ainsi, à laisser la porte ouverte pour les dérives mentales précitées, il peut être bon d’arrêter mon analyse d’une situation à la première cause qui soit sincèrement suffisante pour choisir un comportement qui me satisfasse et qui ne soit pas en désaccord avec mon environnement. CQFD.

2.b. Mantra

Je bannis de mes paroles :
“Eux”, “ils”, “on”, “toujours”, “jamais”, “les gens”.
J’arrête de définir en deux dimensions et
Je découvre la profondeur de la réalité.

2.c. Travaux pratiques

Entamer une conversation avec son garagiste sur un génocide récent. Découvrir qu’il s’appelle Jean-Pierre et qu’il vient de se faire plaquer par Josiane. Découvrir que la famille dudit garagiste a dû quitter son pays d’origine suite au conflit en question. Ecouter ses commentaires. Comparer avec la liste des responsables du conflit dressée à table, la veille, au Service Club régional.

S’étonner (intérieurement) du contraste entre, d’une part, les explications de la veille, impliquant l’ONU, les USA, le Président français, les Sages de Sion, Amazon, Bill Gates et FaceBook, et, d’autre part, le récit sobre et poignant de Jean-Pierre dont la première femme a été abattue devant la maison où ils venaient de s’installer au pays, là-bas. Rentrer chez soi après avoir serré très fort la main de Jean-Pierre. Prendre un double Dalwhinnie de décompression devant la fenêtre du jardin.

Choisir un autre génocide et se poser la question sur la meilleure manière de s’informer intelligemment à son propos, au-delà des informations publiées (ou non) par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (ex-Tribunal pénal international). Surfer, lire et réfléchir un peu. Retenir uniquement ce qui sera utile au prochain souper du Service Club pour contrer pacifiquement les éventuelles généralisations. Se poser la question de l’utilité au quotidien de l’information collectée et effacer l’historique enregistré dans le navigateur. Jouer une part de UNO avec les enfants puis prendre un double Dalwhinnie de satisfaction devant la fenêtre du jardin.

2.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et faire une recherche sur les mots-clefs “jamais”, “toujours”, “les gens” et “à cause que”. Noter le nombre d’occurrence de chaque terme et constater avec satisfaction qu’il y en peu ou pas. Se réjouir que les éditeurs de ce blog encyclo fassent profession de ne pas proposer de généralisations abusives, voire de préférer exposer des points de vue contradictoires qui obligent le visiteur à réfléchir par lui-même et, partant, à améliorer son sens critique.

Constater avec bonheur qu’il y a zéro occurrence d’à cause que et que les mêmes éditeurs s’efforcent donc d’écrire ou de compiler en bon français et ont évité la formule “à cause que” qui est désuète et erronée en français moderne :

Cette locution conjonctive a appartenu à la langue classique. On la lit, entre autres, chez Pascal. Elle fut encore défendue par les grands lexicographes Bescherelle et Littré, qui estimaient qu’elle devait être conservée car elle avait pour elle l’appui de bons auteurs, comme Baudelaire ou Sand, mais elle était déjà considérée comme vieillie par la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Les auteurs qui l’utilisent encore à l’heure actuelle le font par affectation d’archaïsme ou de trivialité. On la rencontre ainsi dans le Voyage au bout de la nuit de Céline : « Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance souvent battues. […] Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort. » En dehors de ce type d’emploi, c’est parce que qu’il convient d’employer aujourd’hui. [ACADEMIE-FRANCAISE.FR]

Contacter le Ministère chargé de l’Éducation permanente et réclamer un subside pour l’asbl wallonica.org parce qu’ils le valent bien et que l’activité hebdomadaire des éditeurs du site illustre leur volonté de soutenir des Citoyens Responsables Actifs, Critiques et Solidaires (CRACS).


3. Soyez en forme sans les formes !

3.a. Comment arrêter de vouloir être conforme

Big Brother is watching you“, “Buvez, éliminez“, “Sieg Heil“, “Je ne vais quand même pas sortir en cheveux”, “Ce ne sera plus Noël, s’il n’y a pas de sapin“, “On dit un Orval“, “Il est interdit d’interdire“, “La vraie salade liégeoise, c’est avec de la doucette“, “Les bébés doivent dormir sur le dos“, “Depuis quand écrit-on Pâques sans accent circonflexe, donc ?” : ici également, la liste est longue des injonctions, des pressions sociales, des menaces ou des règles à suivre pour… être conforme. Et encore, dans ces différents exemples, l’injonction (quelle que soit sa pertinence, sa légèreté, sa gravité ou sa violence) vient de l’extérieur, de la pub, des tiers, du groupe, de l’Etat ou de la communauté. Or, nous sommes aussi capables de générer individuellement des règles privées que nous vivons comme collectives, voire universelles, règles que nous nous empressons de respecter, pour être conformes. A quoi ?

Un des exemples les plus terribles de la chose relève désormais de la psychiatrie (regardez autour de vous, vous comprendrez) :

Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a 4 personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales, c’est pas bon.

Jean-Claude van Damme

Et voilà que, aux côtés des anorexiques (“esprit pur et sublime, je ne suis pas limité.e par mon corps, je l’annule“) et des boulimiques (“par sécurité, je me réfugie dans mon corps dont la masse me protège“), est récemment apparue une nouvelle catégorie de maladie mentale, l’orthorexie ou manie compulsive de suivre des règles pour gérer son alimentation (à découvrir dans la dernière version de la nomenclature américaine des maladies mentales, la DSM-5 ou Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders). Ça sent le vécu, non ?

Combien de ‘posts’ sur FaceBook, combien d’articles dans les revues féminines… ou masculines, combien de hors-série des mêmes magazines ou de marronniers (ces articles sans intérêt nouveau que les journalistes en mal de copie ressortent toujours aux mêmes périodes : la minceur avant l’été, la franc-maçonnerie en juin, l’économie en septembre, la détox alimentaire après les fêtes…), combien de livres de développement personnel n’alignent pas également des injonctions alimentaires, hors desquelles point de salut : comment mesurer, régir, réguler, planifier, respecter, organiser votre alimentation… bref, comment serez-vous conforme à ce qui se fait, à ce qui doit se faire ?

Les problèmes commencent lorsque, au-delà du bon sens et de la simple hygiène alimentaire, les règles supplémentaires deviennent une condition sans laquelle une alimentation adaptée à la réalité quotidienne (“sorry, plus de carottes bio en rayon aujourd’hui“) n’est pas acceptée ou est source d’insatisfaction, voire de colère ou d’inhibition.

La bonne nouvelle du jour (“Orthorexiques de tous les pays, réjouissez-vous“), c’est qu’un autre profil problématique existe, qui ne rêve que de vous régenter : les orthorecteurs !

Il s’agit d’un néologisme wallonicien, rassurez-vous, mais je ne vous donne pas deux jours avant que vous ne puissiez l’utiliser. Les orthorexiques sont perpétuellement en mal de règles de vie, de régimes à suivre, de prescriptions médicales contraignantes, de justifications de leur comportement, d’auteurs qui confirment leurs choix (“does it ring a bell ?“) et ils sont, comme on dit, des oiseaux pour le chat face aux orthorecteurs. Ces derniers n’ont de cesse que de souligner auprès de leur entourage tout manquement à des règles qui souvent… n’existent pas. Ils rappellent à l’ordre, répètent ce qu’ils ont lu et que vous ne respectez pas, ils sont eux-mêmes un exemple (raide et sec) de ce qu’ils prônent, ils plombent votre deuxième apéro en parlant, par pur hasard, du cancer du foie de leur concierge…

Comment tout ceci est-il possible ? Pourquoi l’alimentation n’est-elle qu’un des domaines parmi tant d’autres où les exemples de ce mécanisme abondent ? Quel jeu à la Eric Berne (Des jeux et des hommes, 1984) se joue ici ? Quelle est la motivation des victimes ? Sur quoi le pouvoir des bourreaux est-il fondé ?

Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.

La Harpe, cité par Chateaubriand

Souvenez-vous du thème de travail n°2 où vous avez appris à gérer votre fâcheuse tendance à préférer la simplicité des idées à la profusion de l’expérience. Nous sommes ici au cœur du problème : il est moins angoissant de se conformer à des règles (fussent-elles inventées ou suggérées par les marchands du temple : “vous serez un homme, un vrai, avec cette voiture…“) que de faire face à la réalité, de prendre des décisions et d’en avoir le retour d’expérience en direct. Sublimes que nous sommes, nous adorons faire un sans-faute. Mais au nom de quoi ? De quel inquisitrice, de quel Commandeur, de quelle institutrice, de quel boss, de quels voisins attendons-nous l’approbation ?

Le terrain est idéal, dès lors, pour tous les orthorecteurs de la terre, ravis de pouvoir nous régenter. Et il ne s’agit pas que d’esprits un peu dérangés : la volonté d’être conforme vous fait également embrayer sur les suggestions commerciales (qui sont légions) et consommer, consommer encore (revoilà le consomtariat de Bard et Söderqvist) pour atteindre le bonheur auquel vous avez droit (c’est “eux” qui le disent) :

C’est ici que le développement personnel commercialisé s’avère souvent insuffisant : vous aider à échapper à cet engrenage diabolique, vous proposer et vous coacher à respecter un nouveau cadre de références plus sain, plus joli, plus spirituel, plus bio-responsable (“Vous vous changez : changez de karma !“), c’est encore vous proposer d’être conforme… mais à d’autres règles.

Votre liberté de pensée, c’est notre proposition, ne peut s’accommoder d’un simple changement de dogme. Elle exige un réel sevrage de ce réflexe sécurisant du respect de règles personnelles, inventées ou suggérées : “avec mon certificat de conformité, je suis en sécurité !” C’est un travail quotidien (on n’a pas droit au bonheur -les seventies sont terminées- on y travaille et, un beau matin, on est heureux…). Un travail à l’aveugle ?

Faute d’être conforme à des règles, des codes de morale pré-établis ou des modèles de sainteté dictés par un grand barbu trônant dans le cloud, comment se repérer et savoir qu’on a pris la bonne décision ? Serez-vous surpris que j’invoque à nouveau un trio de pirates bien connu : Montaigne, Nietzsche et Diel ? Tous les trois vous invitent à être votre propre mesure, à ne viser qu’une seule chose : la sincère satisfaction, celle qui traduit votre à propos, l’harmonie entre vos désirs et les possibilités de leur réalisation offerte par le vaste monde. Diel va plus loin en affirmant que le sens de la vie est la satisfaction.

Voilà une suggestion qui implique un changement, un glissement, nécessaire à votre… développement personnel. L’énergie que vous dépensiez à être conforme, vous la consacrerez désormais à nettoyer votre image de vous-même et à l’ajuster à votre activité, vous la dédierez à ressentir combien chacune de vos décisions mène à des actions satisfaisantes pour vous, ou non. Alors, on s’entraîne ?

3.b. Mantra

Par-delà le Bien et le Mal dictés dans les manuels,
Mais dans le respect des lois écrites par les nations,
Je choisirai les décisions par lesquelles
Naîtra mon authentique satisfaction,
Puisque dans la faute est déjà la punition.

3.c. Travaux pratiques

Encoder dans votre moteur de recherche “recette-de-la-dinde-au-whisky-gag” et lire le texte sans faire attention aux fautes d’orthographe du blogueur qui l’a publié. S’amuser de la confusion grandissante du texte au fur et à mesure que le cuisinier boit le whisky en question. Ne pas respecter la recette mais prendre un whisky et improviser une omelette de Noël, à manger seul.e devant la TV puisque c’est votre ex-conjoint qui a les enfants cette année.

Réévaluer votre décision de divorcer qui, après tout, vous rend coupable de ne plus jamais offrir un “Noël en famille” à vos trois enfants. Sur le calepin de la cuisine, dresser la liste des choses qui font un vrai Noël en famille : le sapin qui perd ses aiguilles dans le tapis berbère dès le lendemain, la boîte de boules qui prend de la place dans la cave pendant toute l’année (avec la flèche que le chat a cassée l’année dernière), l’oncle machin qui est toujours bourré à l’apéro et raconte des histoires peu présentables devant les enfants, le budget apéro-entrée-repas-dessert-pousse-café qui nourrirait un autocar de boat people pendant un mois et la tension avec votre conjoint quand vous ramenez ensemble les plats en cuisine…

Mettez “La vie est belle” de Capra (1946) dans le lecteur DVD et répondez une fois pour toutes aux messages de votre frère qui gentiment essaie de vous égayer la soirée en partageant des photos de pubs et visuels impossibles aujourd’hui “Xmas Special” par Messenger. Verser une larme sur le souvenir du dernier Noël avec votre maman. Allumer votre gsm éteint depuis les travaux pratiques du thème de travail n°1. Lire les messages de vos enfants qui disent joyeusement combien ils se réjouissent de passer leur deuxième Noël de l’année près de vous, le lendemain. Etre content de la chaleur de leurs sms.

Sonner chez Josiane-du-palier-d’en-face qui n’a plus retrouvé d’amoureux depuis Jean-Pierre et l’inviter à finir la soirée avec vous. Ouvrir une deuxième bouteille de Chablis et trinquer aux Noëls des enfants perdus en regardant Star Wars 4-5-6 jusque tard dans la nuit, pendant que Josiane ronfle dans le divan, à côté de vous. Etre content d’avoir vécu un Noël différent qui fait du bien quand même.

Mettre un plaid sur Josiane et prendre une lampée de Liqueur du Suédois avant de vous endormir dans votre lit : c’est pour éviter la gueule de bois.

3.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et ne pas cliquer sur les articles encyclopédiques. Cliquer plutôt sur [Incontournables] et découvrez des articles sélectionnés par l’équipe sans aucune raison objective. Cliquer sur [Savoir-contempler] pour voir des reproductions d’œuvres d’arts visuels choisies par goût personnel par nos éditeurs. Ne pas être gêné de les découvrir sur l’Internet plutôt que dans un musée. En parler quand même à vos amis et/ou partager via les réseaux sociaux (il y a des boutons en marge gauche pour le faire). Cliquer ensuite sur [Savoir-écouter] pour découvrir une sélection purement subjective de pièces musicales et écouter paisiblement. Répéter l’opération avec une des autres catégories. Avoir bon, sans gêne aucune.


4. Goûtez aux plaisirs des sentes !

4.a. Comment trouver la force dans l’apaisement

Les sports extrêmes sont-ils source de bonheur extrême ? Nos copains qui, chaque année (sauf en 2020) prévoient de lancer une cordée au sommet du Mont-Blanc pour Noël, de se marier en sautant d’un bimoteur à Spa La Sauvenière, de rouler à 200 km/h sur l’autoroute E42 aux environs de Mons, de figurer dans le Guinness Book au chapitre “Les plus gros mangeurs de…” et de s’enfiler illico une deuxième portion de bodding bruxellois, de jouer avec Yves Teicher à celui qui interprétera le plus vite “Les yeux noirs“, voire de dire tout haut place du Marché (Liège, BE) que la Jupiler n’a jamais été à la hauteur de la Stella Artois (je parle d’un temps que les moins de vingt ans…) : tous ces flirteurs de la limite sont-ils vraiment fréquentables ?

Et puis, parlent-ils de “bonheur” quand ils racontent leurs exploits, entre la poire et le fromage ? J’entends plus souvent plaisir, j’entends émotion, j’entends amusement ou sensation… rarement bonheur, joie ou satisfaction. J’entends aussi tous ces préfixes hyperboliques (super-, méga-, ultra-, hypra-, over-, hyper– et, en veux-tu, en voilà…) qui donnent au plus banal des sauts à pieds joints des éclats de soleil levant sur l’Olympe (musique : Richard Strauss).

Nous y voilà : que Prométhée roule des mécaniques devant Hercule ou qu’Athéna se la joue grande dame devant Aphrodite, passe encore, c’est leur boulot de divinités mythologiques. Dans ce cas , l’exagération est didactique : grâce aux aventures caricaturales de ces créatures sublimes, nous apprenons à mieux identifier les méandres de notre propre personnalité (lire à ce propos : DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque). Autre chose est de monter en slip sur le dos d’un cheval furieux ou de risquer l’hypothermie pendant un jogging autour du lac Baïkal par moins 45°… pour pouvoir le raconter à Jean-Pierre et Josiane (qui se sont remis ensemble) !

L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis.

Alain, Propos sur le bonheur

La belle et virile affaire que voilà, sur laquelle même nos moralistes les plus distingués semblent s’aventurer avec diligence. Pourtant, le toujours plus ne fait pas l’unanimité et est assimilé par plus d’un auteur à une compensation pour éjaculateurs précoces. Même le surhomme de Nietzsche ne se déploie pas dans l’extrême : il ouvre ses épaules dans une pensée enfin libérée des préjugés et des dogmes et, s’il mange le monde, c’est parce qu’il a arrêté de ruminer avec le troupeau. Rien d’extrême là-dedans.

A la barre : Epicure. Qui mieux que lui peut parler du plaisir : lui qui était malade et connaissait le poids de la souffrance physique, prônait la mesure dans les plaisirs, seul moyen d’en jouir pleinement. Plus précisément, il nous propose un Tétrapharmakon (Gr. “quadruple remède” ; texte à lire dans la belle édition des Lettres et Maximes par Marcel Conche chez PUF, 2003) où il recommande de :

      1. ne pas craindre les dieux car ils ne fréquentent pas les mêmes trottoirs que nous (traduisez : “il n’y a pas de destin“) ;
      2. laisser la mort en dehors de nos préoccupations puisque nous ne pouvons la concevoir (traduisez : “il n’y a pas d’urgence“) ;
      3. ne pas craindre la douleur par anticipation car, une fois réellement ressentie, elle est peu de chose (traduisez : “même pas peur“) ;
      4. abandonner l’idée que le plaisir peut être infini (traduisez : “toujours plus, à quoi bon ?“) .

Ce quatrième remède ne vient-il pas bien à propos, lorsqu’on explore les motivations de nos adeptes du jamais-assez-donc-toujours-plus ? Choisir entre, d’une part, une autoroute déserte où le fan de sports moteurs (homme ou femme : en voiture, Simone !) pourra pousser sa luxueuse voiture au-delà des vitesses autorisées et, d’autre part, un sentier forestier en fin de journée d’été indien, avec de bonnes chaussures, n’est-ce pas choisir entre un plaisir fort bref, voire stérile, et une saute de bien-être qui laissera ses traces dans le cœur et la chair ? Eh bien, à mon sens, la question est pourrie et partisane : je ne pourrais refuser le couvert à un.e ami.e qui choisirait la griserie de la vitesse (“Elk diertje z’n pleziertje !” comme disent nos voisins flamands ou, en bon français : “Chacun son truc“).

Reste qu’il ne s’agira pas de profiter du pousse-café pour essayer de me convaincre du bien-fondé de l’option “extrême” et que je serai surtout curieux de la satisfaction gagnée, de la paix d’âme résultante, de l’ataraxie savourée une fois l’acte commis. Rien à dire de plus sur le bon usage de l’extrême : nous laisserons à chacun ses convictions.

© tintin.com

C’est à ce moment que Jean-Pierre, plâtré jusqu’au nombril et le bras gauche décoré de broches externes (version : pont à arcs supérieurs de Chaudfontaine), tourne -un peu- la tête vers Josiane et marmonne : “Bvous boubvez bvous moquer mais fe fentiment de puiffanfe ! F’est fantaftique…“. Motard chevronné, il a dérapé l’été dernier en évitant un renard qui traversait une route boisée des environs de La Reid (près de la charmille du Haut-Marêt). Merci pour ce réflexe ‘vulpophile’ et merci pour l’explication. Un seul mot de Jean-Pierre et tout s’éclaire : pratiquer l’extrême, c’est éprouver de la puissance grâce à des conditions extérieures qui, par leur scénographie (“Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson“), travestissent un simple moment de plaisir en une scène de puissance sublime, voire mythique ! L’Etna, c’est moi !

Votre coach encyclo vous propose dès lors de faire un choix de base : opterez vous pour l’affolement des sens généré par des conditions extérieures hypnotisantes ou pour l’apaisement des sentes où la marche régulière (c’est une image) laissera vos conditions intérieures s’ajuster et votre réelle puissance personnelle se déployer ?

4.b. Mantra

A la course, je préfère la marche et
A l’ecstasy, la joie d’être assouvi.

4.c. Travaux pratiques

Le dimanche matin, vous retourner vers votre partenaire et profiter de son sommeil pour lui annoncer mentalement que vous avez annulé la commande de 7 sauts à l’élastique au départ du viaduc de Beez, le samedi suivant. Poser sur sa table de chevet la réservation d’un gîte champêtre et le mail imprimé où son propriétaire confirme en avoir retiré toutes les revues de votre liste des publications “extrémisantes” (Cosmopolitan, Sports-Moteurs, Marie-Claire, Le Chasseur français, Lui, Playboy, Playgirl, SM-Mag, Business Week et… Femmes d’aujourd’hui, parce qu’on ne sait jamais). Déposer délicatement ses nouvelles chaussures de marche au pied du lit.

Entrouvrir la fenêtre du jardin, respirer la fraîcheur et reprendre une gorgée de votre café. Vous retourner vers votre partenaire et vous souvenir combien il était important de bien “prester” les premières fois où vous avez fait l’amour, un peu comme si l’amour de l’autre en dépendait. Sourire en vous remémorant combien c’était inhibant pour tous les deux et combien tout a été plus facile après que votre beau-fils ado ait lui-même parlé de ses inquiétudes sexuelles à table, devant vous deux, (beaux-)parents tout attendris que vous étiez.

Accrocher votre T-shirt de nuit sur le dossier de la chaise du bureau encombré, dans un coin de votre chambre (télétravail oblige), et revenir sous les draps. Soulever doucement le T-shirt de nuit de votre partenaire. Vous aimer jusqu’à ce que vous commenciez à avoir un peu faim. Manger puis faire la sieste (la conformité peut aussi avoir du bon : c’est dimanche).

4.d. Consigne wallonica.org

Revendre les encyclopédies Universalis et Britannica qui encombrent le grand bureau. Mettre l’argent gagné de côté pour vous offrir un bon resto à deux dès la fin du confinement. Remplacer le signet [WKPédia] de votre navigateur par un lien permanent vers wallonica.org. Utiliser le lien pour afficher les derniers parus ; en faire la page d’accueil de votre navigateur.

Par la pratique, découvrir que wallonica.org ne contient pas tous les savoirs, dans des articles rédigés par les meilleurs experts internationaux ; constater également que vous n’êtes pas toujours d’accord avec les prises de position affichées dans la Tribune libre, que cela vous fait réfléchir et chercher d’autres infos via les liens proposés. Vous en réjouir.


5. Ne butinez que les fleurs !

5.a. Comment la qualité fait gagner du temps
© humanite-biodiversite.fr

C’est dans son Novum Organum (1620) que Francis Bacon utilise l’araignée, la fourmi et l’abeille pour illustrer les différentes formes de pensée : “Les philosophes qui se sont mêlés de traiter des sciences se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable ; elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources, mais après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle…” (I, 95).

On n’est pas des bœufs” mais la tentation existe de jouer à la fourmi et d’amasser les savoirs en confondant stockage et connaissance, quantité et utilité. Or, forts de toutes nos sciences et nos données, ne nous sommes-nous pas retrouvés fort dépourvus lorsque la crise fut venue ? Pour paraphraser Desproges : “emmagasiner les savoirs, c’est comme se masturber avec une râpe à fromage ; beaucoup de souffrance pour peu de résultat“. Bref, à quoi bon savoir beaucoup si c’est pour connaître peu. La nuance est importante, qui n’a pas échappé à Bacon.

Se transformer en base de données sur pattes pour briller au Trivial Pursuit ou dans les jeux télévisés peut-il être un objectif de vie pour un citoyen responsable ? Est-il raisonnable de parier sur une mémoire organisée en listes et bibliothèques dans le seul espoir de rester critique face à la profusion d’informations qui est notre aquarium quotidien ? Et lorsque vient le besoin d’être actif et solidaire, sont-ce les savoirs purs qui peuvent guider notre expérience avec pertinence ? C’est du vécu : la réponse est clairement non.

L’araignée, de son côté, tisse sa toile avec sa propre matière, sortie de son fondement (allusion de Bacon lui-même, qui assimile la pensée médiévale à ce mode de fonctionnement, dogmatique et non-expérimental). Autiste-acrobate, prédatrice sans appétence, elle ne capturera que les mouches qui traverseront son périmètre. L’image est peu engageante et on voudrait que l’arachnide fasse preuve de plus de curiosité. Discourir en solo sur une vision du monde générée en solitaire n’est donc pas une option vivable pour des penseurs autres que les ermites et les HP diagnostiqués “Asperger”.

A l’inverse, aux yeux de Bacon, l’abeille, animal social s’il en est, a vraiment la cote. Comme lui, on voudrait nos concitoyens à son image, ne butinant que les fleurs mellifères et travaillant par devers elle pour disposer, le moment venu, du miel qui lui est utile : la connaissance est un savoir digéré, le résultat d’un travail personnel (“à la sueur de ton front” dit le mythe).

Alors… ? Notre réalité est complexe. La masse des informations d’où nous tirons au quotidien notre vision du monde est désormais trop énorme, elle nous submerge et, qui plus est, il est des professionnels qui gagnent leur vie en la falsifiant (“Jean-Jacques Crèvecoeur, sors de ce corps !”). C’est tous les jours une déferlante informationnelle qui pousserait facilement à l’orgie, à la boulimie de savoirs.

Etablir que la connaissance de chacun est le résultat d’un impératif travail de digestion est une chose mais, seul, on ne peut tout dévorer : notre raison n’y survivrait pas. Grande lectrice des Accords Mayas, l’abeille de Bacon entretient son développement personnel en butinant les fleurs… mellifères. A son exemple, peut-être pourrions-nous concentrer notre labeur quotidien sur les savoirs dont nous pouvons faire quelque chose. “A tout savoir, labeur est bon“, soit, mais le Gai Savoir nietzschéen -celui qui fonde notre jubilation devant la Vie- demande quand même une présélection critique. Les forestiers parmi nous connaissent la différence entre une bonne flambée de charme et un fugace feu de bouleau. Non, on ne fait pas bon feu de tout bois !

Quelles leçons en tirer ? Celui qui veut tout savoir est invité à refaire les exercices du thème 04 ; celle qui veut faire reconnaître son savoir par tous les diplômes possibles peut se replonger dans le thème 03 ; celui qui veut être initié au savoir suprême peut franchement se taper les entraînements du thème 02 ; celle qui veut faire savoir qu’elle sait tout ne perdrait rien à ce replonger dans le thème 01. Et tous en chœur, nous pouvons veiller à ne consommer notre temps de vie qu’avec des savoirs de qualité, que nous choisirons selon nos besoins réels, à condition qu’après un certain travail nous puissions en faire quelque chose dans notre quotidien… en faisant aussi confiance à la sérendipité.

5.b. Mantra

Que le crique me croque si je ne deviens pas un CRACS,
Je suis désormais Citoyen,
Je suis désormais Responsable,
Je suis désormais Actif,
Je suis désormais Critique et
Je suis désormais Solidaire !

5.c. Travaux pratiques

S’intéresser à un peintre wallon connu. Lancer une requête sur son nom dans votre moteur de recherche préféré. Ne pas consulter les trois premières pages et commencer à lire les résumés de sites à partir de la quatrième. Découvrir que le peintre en question aimait le vélo et que le fabricant de cycles qu’il affectionnait dans sa région avait le même nom que la buraliste dans Fellini Roma. Commander les dvd de Fellini Roma (1972) et de Satyricon (1969) à la médiathèque provinciale et s’amuser de la date du second film : une année érotique. Ressortir son intégrale Gainsbourg et penser à Jane Birkin. Vérifier en ligne s’il existe une intégrale Jane Birkin qui soit également disponible chez votre fournisseur de streaming musical. Se féliciter de ne pas avoir dû acheter cette intégrale en magasin vu la tentation irrésistible de demander à la caissière “Serge, es-tu là ?“. Apprécier l’humour de ladite caissière qui vous répond avec une grosse voix : “Oui, je suis ton père“. Faire une autre requête en ligne pour savoir pourquoi on parle de “toile de serge“. Boucler la boucle en visionnant les toiles proposées dans l’onglet [images] des réponses à votre première requête (celle du peintre). Changer la litière du chat et se servir un Dalwhinnie en branchant le lecteur dvd et en pensant au plaisir d’être cultivé mais que vos dimanches pourraient être plus exaltants si vous aviez déjà envie d’être lundi matin pour agir !

5.d. Consigne wallonica.org

Relire la consigne wallonica.org n°2 et vérifier si cela a donné quelque chose. A défaut, refaire…


Soyez complexe avec wallonica.org !

Fan de wallonica.org, notre invité spécial, le maire de Champignac, actuellement en stage de CNV (Communication Non-Violente) dans la région, aura le dernier mot : “Nageurs et nageuses de tous les pays, mouillez-vous ! Nous étions au bord du lac et, grâce au développement personnel honnête, nous avons fait un grand pas en avant. Reste que de vils gourous (coucou) nous guettent comme le prédateur guette sa proie du haut de l’épée de Damoclès qui menace l’édifice de notre société. Aussi dois-je vous dire en tant que votre maire et, partant, un peu votre père : dénichons ensemble les fourbes z-et les faussaires, comme ça les vrais serfs en seront bien gardés ! Car le danger est réel pour notre liberté individuelle, comme pour notre belle communauté humaine, de nous voir chacun entrer en servitude presque volontaire envers des idées totalisantes et contre toute raison.
Le développement personnel, oui, la servitude volontaire, non !
Aussi, moi, Gustave Labarbe, avec tous mes élus, je dis à tous les zélotes du développement personnel factice, en pointant un doigt de raison vers ces prédicateurs qu’ils couvrent d’un silence complice, voire d’un silence lourd de retentissements tapageurs, je demanderai : pourquoi désignes-tu la racaille qui est dans le clan du voisin et n’aperçois-tu pas l’apôtre qui est dans le tien ?
Dans ce contexte et parce qu’il ne l’est justement pas, je ne peux que soutenir ce manuel de savoir-vivre édité par wallonica.org et je vous confirme que me suis approprié la méthode wallonicienne jusque dans mon travail de maire !
Matin, midi et soir, l’obligation vespérale d’effectuer ces exercices matutinaux s’impose à moi, comme la sardine à l’huile. Dès potron-jacquet, je m’affaire et, d’abord, je me libère de la pression des influenceurs et autres lobbyistes (01) ; après quoi, j’explore les dossiers de mes administrés dans la réalité des faits, sans a priori (02) ; bien conscient des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien, je sélectionne les bonnes solutions selon leur pertinence, pas selon les procédures (03) ; après-déjeuner, je descends sur la place de Champignac pour rencontrer mes villageois et, grâce à ma présence et mon entregent, je sens avec joie combien je peux les rassurer (04) ;  de retour à mon bureau, j’ouvre enfin le Journal et je n’y lis que les articles concernant les citoyens de Champignac, avec une exception : les violences policières dans la capitale, sujet qui peut influencer ma manière d’assurer paix et harmonie aux Champignaciens.
Il ne me reste qu’une chose à vous recommander : abonnez-vous à l’infolettre de wallonica.org et n’hésitez pas à contacter leur équipe pour leur proposer des contenus ou des améliorations de la méthode, voire à les soutenir financièrement !”


D’autres orateurs à la Tribune libre de wallonica.org ?

DE SOUZENELLE : L’écologie extérieure est inséparable de l’écologie intérieure

Temps de lecture : 9 minutes >
Annick de Souzenelle en 2019 © reporterre.net

La crise écologique est intrinsèquement liée à la transgression des lois ontologiques“, assure la théologienne Annick de Souzenelle. “Sans travail spirituel, pour retrouver et harmoniser racines terrestres et racines célestes de l’humain, il serait impossible de la stopper.

“Vous étudiez la Bible depuis plus de cinquante ans. Quel est le sens de ce travail ?

Annick de Souzenelle — Ce qui résume tout, c’est que j’ai un jour mis le nez dans la Bible hébraïque, et j’y ai lu toute autre chose que ce que disaient les traductions habituelles. Elles sont très culpabilisantes et je sentais que ce n’était pas juste. J’ai été émerveillée par la Bible hébraïque : je me suis consacrée à écrire ce que je découvrais — des découvertes qui libèrent du poids de la culpabilisation qui a abîmé tant de générations… À partir de là, j’ai réécrit une traduction des premiers chapitres de la Bible [la Genèse], de l’histoire de l’Adam que nous sommes, Adam représentant non pas l’homme par rapport à la femme, mais l’être humain, et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Un voile est en train de se lever sur les écritures, et cela se passe aussi avec le sanskrit, le chinois, d’autres personnes y travaillent… Il se passe quelque chose à l’heure actuelle, il faut aller plus loin dans la compréhension de l’humain, de l’Adam…

Les traductions les plus courantes de la Genèse décrivent la domination de la Terre et des espèces animales par l’Homme, et une supériorité de l’homme sur la femme… Avec votre exégèse, que peut-on entendre ?

À partir du déchiffrement symbolique de l’hébreu, on peut entendre ceci : lorsque l’Adam [l’être humain] est créé, il est différencié de son intériorité, que nous appelons aujourd’hui l’inconscient, et cet inconscient est appelé Ishah, en hébreu. Nous avons fait de Ishah la femme biologique d’Adam, qui, lui, serait l’homme biologique. Dans ma lecture, il s’agit du « féminin intérieur » à tout être humain, qui n’a rien à voir avec la femme biologique. Il s’agit de l’être humain qui découvre l’autre côté [et non la côte] de lui-même, sa part inconsciente, qui est un potentiel infini d’énergies appelées « énergies animales ». Elles sont en chacun de nous. On en retrouve le symbole au Moyen-Âge, dans les représentations sculpturales : le lion de la vanité, de l’autoritarisme, la vipère de la médisance, toutes ces caractéristiques animales extrêmement intéressantes qui renvoient à des parties de nous, que nous avons à transformer. La Bible ne parle pas du tout des animaux extérieurs, biologiques, que nous avons à aimer, à protéger. Elle parle de cette richesse d’énergie fantastique à l’intérieur de l’Homme qui, lorsqu’elle n’est pas travaillée, est plus forte que lui, et lui fait faire toutes les bêtises possibles. Ce n’est alors plus lui qui décide, qui « gouverne » en lui-même.

Il est extrêmement important de bien comprendre que cet Adam que nous sommes a en lui un potentiel qui est appelé « féminin » — que l’on va retrouver dans le mythe de la boîte de Pandore chez les Grecs et dans d’autres cultures — et que ce potentiel est d’une très grande richesse à condition que nous le connaissions, que ce ne soit plus lui qui soit le maître, mais que chaque animal soit nommé et transformé.

Dans la Bible, tous les éléments, les règnes végétaux et minéraux sont très présents. Quelle est dans votre lecture la relation entre l’Homme et le cosmos ? Est-ce que cela décrit aussi le « cosmos intérieur » de l’Homme ?

L’extérieur est aussi l’expression de ce qui est à l’intérieur de l’Homme. Le monde animal, le monde végétal et le monde minéral sont trois étapes des mondes angéliques qui sont à l’extérieur comme à l’intérieur de nous. L’intérieur et l’extérieur sont les deux pôles d’une même réalité. Il y a dans la Bible un très beau mythe où Jacob, en songe, a la vision d’une échelle sur laquelle les anges montent et descendent. L’échelle est véritablement le parcours que nous avons à faire dans notre vie présente, de ce que nous sommes au départ vers ce que nous devrions devenir. Nous avons à traverser les mondes angéliques, c’est-à-dire à les intégrer. Mais tout d’abord, à nous verticaliser.

Ce chemin « vertical », qu’implique-t-il dans notre rapport au monde ?

C’est tout simple : cultiver ce cosmos extérieur. Ce que nous faisons à l’extérieur a sa répercussion à l’intérieur, et vice versa, donc il est extrêmement important de cultiver ensemble le monde animal extérieur et le monde animal intérieur, et de la même manière en ce qui concerne les mondes végétaux et minéraux.

C’est-à-dire d’en prendre soin, de les faire grandir, de les enrichir ?

Oui, nous en sommes totalement responsables. La façon dont nous traitons ce monde à l’intérieur de nous va se répercuter à l’extérieur. Or, à l’intérieur de nous, nous sommes en train de tout fausser, nous n’obéissons plus aux lois qui fondent la Création. Je ne parle pas des lois morales, civiques, religieuses. Je parle des lois qui fondent le monde, que je compare au mur de soutènement d’une maison. On peut abattre toutes les cloisons d’une maison, mais pas le mur de soutènement. À l’heure actuelle, c’est ce que nous faisons. Nous transgressons les lois ontologiques [du grec ontos = être]. Elles aussi sont dites dans la Bible et on n’a pas su les lire. Nous détruisons ce monde à l’intérieur de nous comme nous sommes en train de détruire la planète. Il est difficile d’entrer dans le détail de ces lois ici, mais j’ai essayé d’exprimer cette idée dans mon livre L’Égypte intérieure ou les dix plaies de l’âme. Avant que les Hébreux quittent leur esclavage en Égypte pour partir à la recherche de la Terre promise, une série de plaies s’est abattue sur l’Égypte. Chacune de ces plaies renvoie à une loi ontologique transgressée.

Les plaies d’Égypte font penser aux catastrophes naturelles que l’on vit aujourd’hui !

Oui, à l’heure actuelle, la Terre tremble. Cela fait quelques années que les choses tremblent de partout. Nous sommes dans les plaies d’Égypte. Nous allons faire une très belle Pâque [la fête, dans la liturgie juive, commémorant la sortie d’Égypte], une mutation importante va se jouer. Mais, actuellement, nous sommes dans les plaies d’Égypte, et on ne sait pas les lire. Nous vivons une période de chaos, prénatal, je l’espère.

Est-ce dû au fait que l’Homme ne fait plus le travail intérieur ?

Oui, exactement. Mais depuis quelque temps, ce n’est pas seulement qu’il ne fait pas le travail intérieur. C’est qu’il fait un travail contraire aux lois de la Création. On est dans le contraire de ces lois ontologiques, alors le monde tremble.

Vous-mêmes, dans votre vie, avez-vous vu les choses s’empirer ?

J’ai pratiquement parcouru le siècle ! Je me souviens très bien du monde de mon enfance, des années 1920. C’était un monde figé, totalement incarcéré dans un moralisme religieux bête et insupportable. Il n’était pas question d’en sortir, et ceux qui le faisaient étaient mis au ban de la société. Je me suis très vite sentie marginalisée. Puis la guerre est venue casser tout ça. Tout a changé après la guerre. Les jeunes des années 1960 ont envoyé promener la société d’avant, avec le fameux « Il est interdit d’interdire » qui résume tout, seulement ça allait trop loin. Le « sans limite » est aussi destructeur que les limites trop étroites.

La crise écologique est beaucoup reliée à l’absence de limite au niveau de la production, de la consommation, de l’utilisation de nos ressources. Comment cela s’est-il développé après la guerre ?

L’humanité inconsciente est dans le réactionnel. Elle était complètement brimée d’un côté. En s’échappant de cette contention, elle a explosé. Elle ne sait pas trouver la juste attitude. On va à l’extrême, parce qu’on ignore les lois qui structurent. Nous avons l’habitude d’associer le mot « loi  » à l’idée de contrainte, mais les lois ontologiques, au contraire, libèrent.

Les bouleversements environnementaux n’existaient pas durant votre enfance ?

On n’en parlait pas. Chacun avait son lopin de terre. Dans les années 1970, 1980, on a commencé à en parler. Au moment même où j’ai commencé mon travail intense.

Quel est selon vous le cœur de la problématique écologique ?

Une perte totale du monde céleste, du monde divin. L’Homme est comme un arbre. Il prend ses racines dans la terre, et ses racines dans l’air, la lumière. Il a des racines terrestres et des racines célestes. L’Homme ne peut pas faire l’économie de ces deux pôles. Jusqu’à récemment, il a vécu ses racines terrestres dans des catégories de force, car il ne connaissait que la « lutte contre » quelque ennemi que ce soit (intempéries, animaux, autres humains…). Il ne sait que « lutter contre » car il est dans une logique binaire. À partir de la fin de la dernière guerre, à partir des années 1950 et 1960 en particulier, il y a eu un renversement de la vapeur. On a envoyé promener le monde religieux, qui n’apportait que des obligations, des « tu dois », des menaces de punition de la part du ciel, c’était un Dieu insupportable. Nietzsche a parlé de la mort de Dieu. Merci, que ce dieu-là meure ! Mais on n’a pas été plus loin dans la recherche. Aujourd’hui, ce qu’il se passe, c’est qu’il y a un mouvement fondamental, une lame de fond qui est en train de saisir l’humanité, le cosmos tout entier, pour que l’humanité se retourne, dans une mutation qui va avoir lieu, qui ne peut plus ne pas avoir lieu, pour qu’elle retrouve ses vraies racines divines, qui sont là.

Comme si la crise avait un sens au niveau du chemin de l’Homme ?

C’est LE sens de l’Homme. Toute l’écologie est très importante, mais elle ne peut se faire que s’il y a une écologie intérieure de l’Homme. C’est le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se retourne vers ses racines divines. Cela ne veut pas dire que ses racines terrestres disparaissent, mais qu’il retrouve ses racines célestes.

Ne peut-il pas y avoir une écologie sans spiritualité ?

Il s’agit désormais de « lutter avec ». Je suis très respectueuse des actions qui sont faites dans le sens de l’équilibre écologique, et je pense qu’il faut les faire mais c’est une goutte d’eau dans une mer immense. Un raz-de-marée va se produire, des eaux d’en haut [le monde divin] peut-être, ou des eaux d’en bas, peut-être les deux en même temps !

Je respecte beaucoup les efforts actuellement déployés, mais ils sont très minimes par rapport à ce qui se joue. S’il n’y a pas en même temps que cette lame de fond un travail spirituel, cela ne suffira pas. J’espère que ce n’est pas trop difficile à entendre quand je parle ainsi, mais il me faut le dire. On ne peut pas séparer l’intérieur de l’extérieur.

Comment voir le corps dans cette perspective ?

Le corps de l’Homme est inséparable du corps du cosmos. Ce sont les deux pôles d’une même réalité. Nous ne connaissons de notre corps que ce qui est étudié en médecine, en faculté. Mais notre corps physique n’est que l’expression qu’un corps divin, profond, ontologique, et c’est celui-ci qui est malade. Lorsque l’on veut traiter un malade, la médecine officielle ne traite que l’extérieur, le côté concret. Elle est en train en ce moment d’éradiquer l’homéopathie, qui travaille au contraire sur la cause profonde, car quand un organe est malade, c’est qu’il y a un court-circuit dans la cause profonde, dans l’organe ontologique de l’Homme, dont l’organe que nous connaissons n’est que l’expression. Si l’on ne va pas toucher à ce très subtil, il n’est pas suffisant de travailler sur la seule dimension extérieure.

Il arrive que des personnes racontent leur traversée de la maladie comme une initiation. Toute épreuve peut être la source d’une évolution énorme. L’épreuve n’est pas la même chose que la souffrance.

Cela peut-il qualifier ce que la Terre vit actuellement ?

Nous l’avons rendue malade, oui. Nous avons détourné les cours d’eau, trafiqué des éléments naturels. On trafique la Terre comme si elle était une chose. On n’a plus aucune conscience qu’elle est ce corps divin de l’Homme. Le traitement qu’on fait aux arbres, à toute la culture, est diabolique dans le sens que cela « sépare ».

La surconsommation matérielle, le capitalisme, sont-ils l’expression d’une conscience qui s’est « séparée » ?

Tout à fait. Toute idéologie qui n’est pas reliée au verbe fondateur devient la peste. C’est la cinquième plaie d’Égypte. Toutes nos idéologies politiques, philosophiques, financières ne réfèrent absolument pas au verbe divin, si bien qu’elles sont vouées à l’échec. Soljenitsyne l’avait bien vu, en disant qu’il quittait une folie (l’URSS) pour en trouver une autre aux États-Unis. Tout cela doit disparaître. Tous nos politiciens sont perdus à l’heure actuelle, qu’ils soient de droite, de gauche, du milieu, de tout ce que l’on veut… Ils mettent une rustine ici, une rustine là, ils ne peuvent pas résoudre les problèmes. Parce que l’Homme a déclenché des problèmes qui ne seront solubles que par un retournement radical de son être vers les valeurs divines.

Les religions elles-mêmes, telles qu’elles sont aujourd’hui, sont vouées à une profonde mutation. Ce qui va émerger de tout cela est une conscience totalement nouvelle, d’un divin qui sera intimement lié à l’humain, qui ne viendra pas d’une volonté d’ailleurs, mais d’une présence intérieure.

Puisque selon vous le cosmos extérieur représente le cosmos intérieur, l’endroit du chemin écologique peut-il devenir un chemin spirituel ?

On ne peut pas entrer dans l’intelligence du cosmos extérieur sans entrer dans l’intelligence du cosmos intérieur. Ce n’est non plus la seule voie. Je peux aussi dire le contraire : ça peut être quelqu’un qui découvre son cosmos intérieur, et par conséquent qui va se consacrer au cosmos extérieur. On ne peut pas vivre quelque chose d’intense intérieurement sans se trouver relié au monde extérieur… Quand je suis dans mon jardin, je vois les arbres, les plantes, les oiseaux, comme des anges, qui sont là, vivants, qui respirent avec moi, qui m’appellent… Combien de fois le chant des oiseaux est mon chant…

Des personnes qui se disent athées mais qui sont très reliées au monde, sont-elles aussi sur un chemin spirituel ?

Oui, nombreux sont ceux qui se disent athées parce qu’ils rejettent le dieu des églises… mais ressentent cette unité avec la nature. Le grand sujet aujourd’hui est de sortir de l’esclavage au collectif très inconscient, pour entrer, chacun et chacune, dans sa personne, dans l’expérience personnelle. On est à cet endroit de chavirement total de l’humanité.

Nous vivons une très grande épreuve, la peur règne, mais cela peut être, pour ceux qui le comprennent, un chemin initiatique magnifique.

Nous sommes dans un moment unique de l’humanité, extrêmement important, le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se souvient de ses racines divines. Il y a un grand espoir.

L’espoir, donc, ne se situe pas seulement dans l’espoir que la crise s’arrête, mais dans l’espoir que l’Homme change à travers cette crise ?

Exactement. C’est une mutation de l’humanité. Aujourd’hui on a terriblement peur de la mort, on veut reculer la mort. Or, il faut accepter la mort, elle est une mutation. J’ai une grande confiance. C’est impressionnant, mais on n’a pas à avoir peur. La peur est un animal qui nous dévore. De cette énergie animale, nous avons à faire de l’amour.”

Lire l’article original de Juliette KEMPF sur REPORTERRE.NET (article du 26 juillet 2019)


Après des études de mathématiques, Annick de SOUZENELLE, née en 1922, a été infirmière anesthésiste, puis psychothérapeute. Elle s’est convertie au christianisme orthodoxe et a étudié la théologie et l’hébreu. Elle poursuit depuis une trentaine d’années un chemin spirituel d’essence judéo-chrétienne, ouvert aux autres traditions. Elle a créé en 2016 l’association Arigah pour assurer la transmission de son travail et animer l’Institut d’anthropologie spirituelle.

 


Plus de symboles…

DIEL P., Le symbolisme dans la mythologie grecque (Paris : Payot, 1952) : Héraclès, vainqueur de la Banalisation

Temps de lecture : 22 minutes >
Giambologna : Héraclès luttant contre le Centaure Nessus (Florence, 1599) © Robert Harding

[…] Le vainqueur du groupe des héros menacés de banalisation est Héraclès [ou Hercule].

Il est descendant de Persée du côté paternel aussi bien que maternel. Amphitryon, son père, est fils de Persée, tout comme Électrion, père de la mère du héros, Alcmène. Mais, de plus, sur le plan symbolique, Héraclès, tel Persée, est descendant de Zeus. Suivant la fable, Zeus s’est uni à Alcmène en prenant figure d’Amphitryon.

Dans le mythe de Persée, le symbolisme de la descendance de Zeus fut complété par l’oracle, destiné à exposer la situation essentielle du héros et son destin. Dans l’histoire d’Héraclès, l’oracle se trouve remplacé par un trait symbolique qui n’est pas moins significatif pour le sort futur du héros.

Héra se montre jalouse des faveurs accordés par Zeus à une femme terrestre. La déesse demeure hostile à l’enfant né de cette union. Son acharnement contre Héraclès est le point central qui détermine tous les détails de la fabulation et qui renferme, par là même, la clef de la traduction.

Avant d’entrer dans l’explication des détails, il importe donc de voir ce que signifie cette constellation de motifs centraux : la jalousie d’Héra et la querelle qui éclate entre Zeus et son épouse à l’occasion de la naissance d’Héraclès.

Les divinités étant des idéalisations de qualités humaines, leurs attitudes, en l’espèce l’infidélité de Zeus et la jalousie d’Héra, doivent être en rapport avec les qualités de l’âme humaine. Or, Zeus est la suprême idéalisation du père mythique, symbole de l’exigence spirituelle, et son amour pour une femme terrestre fait de lui le « père » d’un héros, vainqueur mythique. Chez les Grecs, l’image de l’union de la divinité-esprit avec la femme mortelle revêt l’aspect d’une infidélité, parce que la narration représente cette union sous une forme charnelle. (Le sens profond du symbolisme de la filiation apparaît en toute clarté à partir du mythe chrétien où le héros-vainqueur est, sur le plan mythique, fils de la divinité-esprit et de la mère-vierge, ce qui élimine toute allusion à la fécondation charnelle.)

Tout comme l’infidélité de Zeus, la jalousie d’Héra se rapporte, suivant le sens caché, à des qualités de l’âme humaine. Zeus représente la qualité suprême : l’esprit de l’homme et sa puissance fécondatrice ; Héra préside à l’amour affectif et son image inclut un trait psychologique : l’exigence de l’affection féminine, jalouse de la fécondité spirituelle ressentie comme une trahison. Un motif mythique résume ce trait en racontant la punition infligée à Héra pour sa jalousie querelleuse : Zeus la suspend à une chaîne d’or entre Ciel et Terre. La déesse demeure ainsi attachée par la chaîne d’or (symbole de sublimité) à la sphère spirituelle, tout en s’en trouvant exclue. On peut, en effet, dire de l’amour affectif qu’il est suspendu entre ciel et terre, entre le sublime et le terrestre, et ce n’est qu’en se purifiant de toute forme de jalousie que l’amour trouve sa forme parfaitement sublime. Le mythe dit alors d’Héra qu’elle est de nouveau admise dans le ciel de l’esprit.

C’est cette opposition entre Zeus et Héra, entre la force de l’esprit et le don de l’amour, qui se reflète dans le mythe d’Héraclès et qui déterminera le sort du héros.

Fils mythique de Zeus, Héraclès est prédestiné à être vainqueur sur le plan essentiel. Il est héritier de la force d’esprit, et à cet égard le mythe le représente doté d’une force de beaucoup supérieure à celle des autres mortels. Mais Héraclès n’est pas fils d’Héra : privé du don de la déesse, il demeure toute sa vie rebelle à la liaison d’âme, seule capable de sublimer l’impétuosité du désir sexuel. La querelle qui, sur le plan symbolique, éclate entre Zeus et Héra au sujet d’Héraclès est donc représentative pour un conflit réel qui se livre pendant toute sa vie dans l’âme du héros : le conflit entre la puissance exceptionnelle de son élan spirituel et son penchant pour la dépravation sexuelle, trait le plus fréquent de banalisation. On verra que toutes les autres formes du pervertissement se trouvent exclues du caractère d’Héraclès, ce qui, d’une part, le laisse apparaître comme investi de forces surhumaines et ce qui, d’autre part, ne souligne que davantage la difficulté de son combat contre sa faiblesse, des plus humaines. Celle-ci apparaît sur le plan de la narration comme une manifestation de sa force débordante, d’où l’erreur qui exclut de son image toute imperfection.

Le fait que le dérèglement affectif, symbolisé par l’inimitié d’Héra, est l’unique source de faiblesse du héros se trouve souligné par divers épisodes symboliques qui s’étendent sur l’enfance et l’adolescence du héros et qui, complétant l’exposition de sa situation essentielle, le montrent en triomphateur de la vanité et de la tendance dominatrice.

Enfant, Héraclès étrangle deux serpents qui s’approchent de son berceau. La force qui permet au fils préféré de l’esprit-Zeus de résister à la vanité, déformation de l’esprit, est innée. L’enfant est allaité par Athéné. Il boit si avidement que le lait jaillit, ce qui est donné comme origine de la voie lactée. Les étoiles sont symboles de la vie sublime. Tout un monde de sublimité surgira de l’élan inné du héros, nourri dès l’enfance par la combativité spirituelle dont le symbole est Athéné. Suivant une autre version, non moins significative, Héra donne par erreur le sein à l’enfant. Il ne parvient qu’à tirer quelques gouttes, avant que la déesse le reconnaisse et le repousse. Mais il a quand même profité du don d’Héra, de la nourriture d’âme : il surmontera sa faiblesse initiale.

Le fait que la tendance dominatrice, la tyrannie exercée à l’égard du monde (qui s’ajoute habituellement, chez les héros menacés de banalisation, à la débauche, à la tyrannie des désirs sexuels) ne jouera pas un rôle déterminant dans l’histoire d’Héraclès se trouve figuré par un thème symbolique dont le développement déroule toute la perspective du problème : Zeus décide de donner au monde un souverain juste et fort, ordonnateur de la vie. Le dieu suprême jure que ce rôle échouera à celui qui naîtra au moment précis que lui, roi du destin, se réserve de fixer d’avance. Or, le moment précis fixé par Zeus est l’heure prévue pour la naissance de son fils Héraclès. Celui-ci apparaît ainsi comme prédestiné par l’esprit à établir sur terre le règne de la justice. Cependant, le souverain juste ne pourrait être que l’homme le plus exceptionnel parmi tous, réunissant en lui les dons de Zeus et d’Héra, la force d’esprit et l’équilibre de l’âme.

L’inimitié d’Héra s’oppose à la volonté de Zeus, et, pour déjouer son dessein, la déesse retarde la naissance d’Héraclès. A l’heure prévue naît Eurysthée, homme sans histoire héroïque, figuration du règne conventionnel. Zeus est lié par son verdict ; Eurysthée reçoit le règne, et Héraclès ne sera que son serviteur. Tant que ne sera pas réalisée l’exigence d’Héra, tant que l’âme humaine demeurera soumise au dérèglement affectif, le monde continuera à vivre sous le joug de la banalité. Héraclès, le héros prédestiné par l’esprit-Zeus à ordonner la vie, mais exposé par la disgrâce d’Héra à la menace de se banaliser, demeurera assujetti au règne extérieur de la convention banale. Il sera appelé à mener individuellement et anonymement son combat de libération. (Le thème de « l’envoyé de l’esprit » rappelle une symbolisation analogue dans le mythe chrétien. Le héros-vainqueur qui réalisera l’accomplissement ne régnera pas réellement sur le monde. Son règne ne sera pas de ce monde. Il ne sera souverain que sur le plan essentiel. Ordonnateur spirituel de la vie, il sera appelé « la Lumière du monde».)

Devenu adolescent, Héraclès est averti par l’oracle d’Apollon, divinité de la sagesse, qu’il doit se garder de détrôner Eurysthée. Or, la fable précise qu’Héraclès est frappé de cette interdiction à cause de son crime contre Mégare, crime qui est, on le verra, le signe indubitable de son manque de maîtrise de soi. L’oracle d’Apollon, la voix de la sagesse, lui enseigne donc de chercher à dominer non pas le monde mais sa propre faiblesse. Bien qu’Eurysthée soit souverain contre la volonté même de l’esprit, Héraclès, conseillé par le dieu qui préside à l’harmonie des désirs, doit éviter de se laisser entraîner dans des· combats extérieurs qui ne pourront que le détourner de la lutte héroïque contre l’ennemi essentiel : sa propre insuffisance. Tant qu’il combattra plutôt Eurysthée que sa propre imperfection qui l’a exclu du règne, il ne sera lui-même qu’usurpateur. Il n’accomplira pas son destin en dominant le monde, mais en maîtrisant ses désirs.

Héraclès ne se soumet pas d’emblée à ce présage. Une représentation mythique le montre, essayant d’arracher à Apollon son trépied. Le héros ne peut être en conflit avec le dieu delphien, il ne peut vouloir le destituer de l’insigne de sa sagesse prévoyante, qu’en raison de l’oracle le concernant. L’image laisse entrevoir que ce n’est pas sans combat contre la voix de la sagesse (qui, en réalité, parle en lui-même) qu’Héraclès a accepté le conseil apollinien. L’histoire du héros montre qu’il a su renoncer à la tentation dominatrice, et c’est en état de servitude à l’égard d’Eurysthée que le héros accomplira ses travaux, symbole de purification. En vue d’exprimer que le penchant dominateur n’est plus son danger, Héraclès, sous l’aspect de combattant de l’esprit, sera représenté revêtu de la peau du lion vaincu. Tandis que le taureau symbolise la force brutale de la tendance dominatrice, le lion en figure la férocité mais aussi l’allure majestueuse. La peau du lion tué devient significative de la victoire sur la tentation de domination perverse. Cette même signification se trouve exprimée par les attributs d’Héraclès purificateur. L’arme dont il se sert est l’arc apollinien qui envoie les flèches, symbole des rayons solaires. La blessure causée par ses flèches est inguérissable : elles sont trempées dans le sang de l’hydre, monstre tué par Héraclès et qui symbolise, on le verra, un aspect de la banalisation. Mais l’attribut prédominant d’Héraclès est la massue, l’arme qui, maniée par le héros-purificateur, devient l’insigne de l’écrasement de la tendance dominatrice et des monstres qui la figurent.

Il semble qu’il soit devenu parfaitement clair qu’il importe de distinguer deux aspects du symbole “Héraclès” : le héros, fils de Zeus, combattant de l’esprit, et l’homme marqué par la disgrâce d’Héra, menacé de banalisation sous forme de débauche.

Le trait le plus caractéristique du héros ; vainqueur du serpent dès l’enfance, est qu’il n’exalte pas vaniteusement son élan de combativité spirituel et qu’il ne le transforme pas en agressivité extérieure. C’est précisément pour cette raison qu’il sera apte à s’attaquer à sa propre faiblesse initiale et à la surmonter. Assujetti aux conditions imposées par le milieu ambiant (Eurysthée), Héraclès doit accomplir sa libération essentielle et intérieure. Ce qui importe d’après la sagesse de l’oracle, ce n’est pas la révolte contre Eurysthée, mais la réconciliation avec Héra. Les combats mythiques, affrontés par le héros en vue de son propre affranchissement, dépassent de loin cette portée individuelle ; ils possèdent la valeur exemplaire la plus authentique. La situation intrapsychique ainsi mise en relief est une des plus typiques qui soient, bien que le conflit entre l’esprit et le débordement sexuel se passe généralement sur le plan le plus secret de l’exaltation imaginative et ne trouve la plupart du temps que des pseudo-solutions banales et conventionnelles. Le mythe d’Héraclès isole le conflit afin d’en souligner l’ampleur, mais il le lie également par toutes ses ramifications à la constellation psychique entière (déterminée par l’ensemble des pulsions), ce qui permet d’en dégager la solution essentielle. Selon l’intention profonde du mythe, Héraclès est ainsi non seulement un symbole de la libération individuelle ; il devient le héros purificateur par excellence, grâce à sa force exceptionnelle et exemplaire qui lui permet d’exterminer à lui seul plus de fléaux et de monstres (symboles des vices) que n’importe quel autre héros, en accomplissant les travaux imposés, figuration de la difficulté de son combat libérateur.

La narration entremêle les deux aspects du symbole “Héraclès” : le héros purificateur et l’homme défaillant fréquemment victime de sa faiblesse. Afin d’éviter la confusion, il est indispensable de séparer le plus clairement possible ces deux thèmes du mythe et de les envisager l’un après l’autre. Ce n’est qu’ainsi qu’il deviendra possible de comprendre leur fusion finale dans le symbolisme de la victoire.

Les exploits d’Héraclès, illustration de son élan spirituel, indiquent d’une manière symbolique sa lutte inlassable contre les perversités des pulsions corporelles : tyrannie et débauche. Dans tous ces combats symboliques, Héraclès reste vainqueur. Ses défaites, par contre, ne sont racontées qu’en marge de la symbolisation : elles n’ont qu’un caractère épisodique, réel et passager, et ne forment dans le mythe qu’un arrière-plan destiné à illustrer plus spécialement la faiblesse à vaincre. Les victoires symboliques d’Héraclès se trouvent condensées dans des travaux au nombre de douze qui possèdent tous une signification purificatrice.

Héraclès étouffe le Lion de Némée, et il dompte le Taureau de Crète, symboles à signification suffisamment relatée. Il capture vivant le Sanglier d’Erymanthe, symbole clair de la débauche effrénée (porc sauvage), ce qui indique qu’avant son triomphe final sur son imperfection la plus caractéristique, le héros s’est déjà montré, à l’occasion, capable sinon de la « tuer », du moins de la dominer. Héraclès affronte victorieusement les Amazones, symbole représentatif de l’un des deux aspects du choix néfaste qui concerne nécessairement soit la femme trop nerveuse, soit la femme trop banale. Or, les Amazones sont symboliquement caractérisées comme “femmes-tueuses d’homme” : elles veulent se substituer à l’homme, rivaliser avec lui en le combattant au lieu de le compléter. Puisque tout symbolisme se rapporte à la vie de l’âme, l’Amazone, tueuse-d’âme, ne peut être que la femme rivalisant d’une manière malsaine (hystérique) avec la qualité essentielle qui seule intéresse le mythe : l’élan spirituel. Cette rivalité épuise la force essentielle propre à la femme, la qualité d’amante et de mère, la chaleur d’âme. Il est pourtant des femmes dont la force spirituelle dépasse tout naturellement celle de la majorité des hommes. L’exclusivité du choix ne prend de l’importance que chez l’homme ou la femme doués de qualités qui dépassent la norme et qui pour se déployer demandent la complémentarité, et, ce que le mythe stigmatise par le symbole « Amazone » (ce que la femme névrosée réalise), c’est l’absence de la qualité spécifiquement féminine et la prédominance d’une rivalité exaltée, purement imaginative, avec la qualité masculine. Le symbole “Héraclès, vainqueur de la reine des Amazones”, exclut de l’histoire du héros attiré par la banalisation, l’attrait envoûtant d’un type féminin qui est plus généralement le danger des héros sentimentaux.

La plupart des travaux d’Héraclès symbolisent d’une manière plus générale la lutte contre la banalisation.

Héraclès nettoie les écuries d’ Augias, symbole du subconscient. La boue indique la déformation banale. Le héros fait passer le fleuve Alphé au travers d’écuries immondes, ce qui est un symbole de purification ; il emmène les bœufs luisants, symbole de sublimation. Le fleuve est symbole de la vie qui s’écoule, et ses accidents sinueux figurent les événements de la vie courante. Le symbole « fleuve » fait partie du symbolisme de l’eau dont les deux autres aspects sont l’immensité de la mer et le marais stagnant. La boue excrémentielle est une variante du marais. Irriguer l’écurie par le fleuve signifie : purifier l’âme (le subconscient) de la stagnation banale grâce à l’activité vivifiante et sensée, afin de libérer les boeufs luisants, donc pour atteindre la vie sublime. [Il peut être rappelé que l’ensemble du symbolisme de l’eau est plus vaste encore : le soleil (esprit) fait que l’eau de la mer s’évapore : il sublime la vie. Évaporée, l’eau se condense en nuage et retombe sur terre sous forme de pluie fécondatrice. Par l’intermédiaire du soleil, l’ensemble du symbolisme de l’eau se trouve lié à celui du feu sous ses formes significativement correspondantes : illuminante (luisante), utilitaire ou dévorante.]

Héraclès tue l’Hydre de Lerne, serpent à têtes multiples qui repoussent à mesure qu’on les coupe. Les multiples têtes du monstre à corps de serpent figurent les vices multiples (tant sous forme d’aspiration imaginativement exaltée que d’ambition banalement active), vices dans lesquels se “prolonge” le “corps” du pervertissement, la vanité. Vivant dans le marais, l’Hydre est plus spécialement caractérisée comme symbole des vices banaux. Tant que le monstre vit, tant que la vanité n’est pas dominée, les têtes, symbole des vices, repoussent, même si, par une victoire passagère, on parvenait à couper l’une ou l’autre. Pour vaincre le monstre, Héraclès doit au glaive, l’arme de la combativité spirituelle, adjoindre le flambeau qui sert à cautériser les blessures, afin qu’une fois coupées, les têtes ne puissent plus repousser. Le flambeau est symbole de purification sublime.

Le héros s’attaque ensuite à Géryon, géant à trois corps, indice des trois formes de perversité : vanité banale, débauche et domination. Cette même signification se trouve exprimée d’une façon plus explicite par le combat contre Antée. C’est l’Anti-Dieu, l’adversaire de l’esprit, symbole clair de banalisation. Ses forces renaissent chaque fois que, vaincu et trébuchant, il touche la terre. L’image représente les désirs banaux qui, à chaque nouveau contact avec la « terre » (en tant que celle-ci est figurative des jouissances terrestres), s’exaltent imaginativement et récupèrent une nouvelle vigueur de passion et d’activité banale. Le héros vaincra Antée en l’écrasant dans ses bras, alors qu’il le soulève du sol, ce qui est une image de sublimation.

Héraclès tue Diomède, qui jette en pâture à ses chevaux les hommes tombés entre ses mains. Le cheval étant symbole de la perversité, les chevaux mangeurs d’homme figurent la perversité qui dévore l’homme : la banalisation, cause de la mort de l’âme.

Avec ses flèches, symboles de spiritualisation, le héros chasse les Oiseaux du lac Stymphale. Leur vol obscurcit le soleil. Tel le marais, le lac est symbole de stagnation. Les oiseaux qui s’élèvent du lac sont une figuration de l’envol des désirs pervers et multiples. Sortis du subconscient où ils stagnent, entrés en état d’exaltation imaginative, les désirs multiples se mettent à voltiger, et leur affectivité perverse finit par obscurcir l’esprit.

Héraclès, après avoir poursuivi toute une année la Biche aux pieds d’airain, finit par l’attraper vivante. Cet exploit, qui semble le plus facile, lui coûte le plus d’effort et de temps. La biche, tel l’agneau, symbolise la qualité d’âme opposée à l’agressivité dominatrice. Les pieds d’airain, lorsqu’ils sont attribués à la sublimité, figurent la force de l’âme. L’image représente la patience et la difficulté de l’effort à accomplir pour atteindre la finesse et la sensibilité sublime ; et elle indique également que cette sensibilité sublime (biche), bien qu’opposée à la violence, se trouve être d’une vigueur exempte de toute faiblesse sentimentale (pieds d’airain). Cette même signification de difficulté de la sublimation adhère au symbolisme des Pommes d’or des Hespérides. Afin de les trouver, le héros doit aller jusqu’à l’autre bout du monde. La pomme est symbole de la terre, des désirs terrestres, et l’or est le symbole de la sublimation des désirs. Dans sa dernière tâche, Héraclès dompte le Cerbère, le chien-gardien du Tartare. Le symbole a trouvé son explication à l’occasion de la traduction du mythe de Thésée.

Le récit fabuleux des victoires d’Héraclès est complété et contrasté par divers épisodes qui content l’histoire de ses défaillances. Mais le caractère défaillant du héros se trouve, de plus, exprimé par une image symbolique qui recouvre l’ensemble de ses inconduites. Cette compression symbolique représente Héraclès, adversaire séduit par Dionysos. Le héros se laisse entraîner à abuser du vin offert par le dieu-séducteur et lui lance un défi de démontrer lequel des deux, en buvant, résistera le plus longtemps. Vaincu, Héraclès est contraint de suivre un certain temps le cortège de Dionysos, expression symbolique de ses chutes périodiques. Héraclès-buveur et même ivrogne ainsi que le motif plus clair encore, Héraclès outrageant des femmes, sont des sujets fréquents de la représentation artistique. Les images “Héraclès-ivrogne” et “Héraclès-jouisseur” possèdent une signification identique. Le symbole de l’insatiabilité dionysiaque abrite la signification de l’homme débauché. Le vin étant symbole de force d’âme et de vigueur de vie, l’incontinence figure la faiblesse initiale du héros et son incapacité de liaison d’âme et de choix juste.

Symboliquement illustrée par sa défaite devant le dieu-séducteur, l’insatiabilité dionysiaque du héros se réalise par des chutes répétées dont les plus importantes se trouvent résumées par son attitude à l’égard de trois femmes : le crime contre Mégare ; la déchéance dans son aventure avec Omphale ; et l’infidélité à l’égard de Déjanire.

Adolescent, Héraclès épouse Mégare. Héra le frappe de folie furieuse. L’image de la folie « envoyée par Héra » indique que c’est la liaison qui le rend furieux. L’absence du don d’Héra lui fait ressentir tout lien comme une contrainte insupportable, son insatiabilité le rend rebelle à la liaison au point que, dans un accès de fureur, Héraclès détruit le mobilier, incendie la maison et ne recule pas devant le crime abject de tuer ses propres enfants avant d’abandonner sa femme. La nature de l’imperfection du héros, symbolisée par l’inimitié d’Héra, ne pourrait guère trouver une illustration plus saisissante. Toute la vie future d’Héraclès ne sera que l’expiation de ce crime.

CAVALLINO Bernardo, Hercule et Omphale (c. 1640) © The National Museum of Western Art (JP)

Cependant, devenu adulte, dans la force de l’âge, après l’accomplissement de maints travaux purificateurs, déjà revêtu de la peau du lion, insigne de sa combativité victorieuse, Héraclès succombe de nouveau à la tentation, qui, cette fois, pour ne plus être de nature dionysiaque et pour ne plus trouver un dénouement criminel, conduit le héros dans la banalisation sous sa forme la plus plate, voire même ridicule. Héraclès devient esclave d’Omphale. Le mythe montre comment le héros, subjugué par le charme de sa maîtresse, tombe dans la plus odieuse bassesse. L’ascendant que la femme banale prend sur l’esprit d’Héraclès l’avilit à tel point qu’il accepte avec soumission les plus dégradantes brimades. Tandis que, pour se travestir et pour se moquer de son soupirant, Omphale revêt la peau symbolique du lion et s’empare de l’arme héroïque, de la massue, Héraclès, assis à ses pieds et paré d’une robe orientale (ce qui rappelle le bonnet phrygien de Midas) s’essaie à filer la laine tout en supportant avec béatitude les caprices et le mépris de son amante qui s’amuse à le souffleter de sa sandale. [Si l’aventure n’était pas d’un style trop réaliste, on serait tenté d’introduire le symbolisme “pied-âme”. La sandale symboliserait la trivialité de l’âme d’Omphale et les soufflets exprimeraient le sort général infligé par l’âme de la femme banale à l’âme de l’homme qui subit son emprise.] Quoi qu’il en soit, l’image dans son ensemble représente la défaite complète du “disgracié d’Héra” qui sombre dans la débauche écrasante et épuisante.

Héraclès subit l’emprise de maintes autres femmes. Mais toutes ses aventures, sa vie entière, sa faiblesse et sa force se trouvent résumées dans l’épisode final qui rapporte l’amour du héros pour Déjanire. Aussi le mythe abandonne-t-il le mode d’expression à prédominance allégorique qui a pu suffire pour les épisodes précédents. Ayant souligné par le relâchement de sa forme d’expression l’importance accessoire des défaillances passagères, la fabulation mythique dans l’histoire décisive de Déjanire s’élève de nouveau à la précision voilée et à la profondeur significative qui ne sont propres qu’à l’image de nature symbolique et à double entente. L’épisode terminal se trouve être, à un certain égard, le pendant de l’aventure de l’adolescence. Dans les deux cas, Héraclès se lie à la femme de son choix en l’épousant. Le crime contre Mégare est l’illustration la plus parfaite de l’incontinence ; l’amour pour Déjanire sera l’ultime élan vers une libération, déjà préparée par les travaux expiatoires. La liaison avec Déjanire acquiert ainsi dans l’ensemble du mythe une importance dominante : la signification d’une épreuve susceptible de démontrer -par la réussite ou par l’échec- si la force combative du héros est enfin parvenue à surmonter la malédiction qui plane sur son sort, la faiblesse qui a fait de lui l’esclave d’Omphale : l’incontinence, cause de son crime contre Mégare.

Cette portée mythiquement profonde de la liaison terminale, la signification d’une épreuve du héros qui résume toute sa vie, se trouve soulignée par un trait symbolique : pour conquérir Déjanire (la vierge), le héros doit la disputer à Achéloüs. Or, Achéloüs est la personnification d’un fleuve ; il figure donc la vie courante, la vie qui s’écoule : il est le symbole de la vie passée du héros. Rien de plus significatif à cet égard que le fait qu’Achéloüs, au cours du combat, se transforme en serpent et en taureau. Vainqueur de la vanité et de la domination tout au long de sa vie, Héraclès est suffisamment armé pour triompher de l’adversité qui s’oppose à son union avec Déjanire. Mais saura-t-il rester fidèle à lui-même et à sa victoire, c’est-à-dire au choix qui est le sien ? Il est plutôt de mauvais augure qu’ Achéloüs ne soit vaincu que sous la forme du serpent et du taureau.

Et, en effet, le motif du fleuve-obstacle se répète sous une autre forme, révélant clairement le péril qui depuis toujours menace le héros, péril qu’il n’a pas vaincu en Achéloüs (c’est-à-dire : au cours des combats qui marquent sa vie) et qui ne tardera pas à menacer la nouvelle union.

Emmenant Déjanire, Héraclès est obligé de traverser une large rivière. Gagner l’autre rive du fleuve-obstacle est symbole du changement de position essentielle dans la vie, de transformation de l’attitude perverse en attitude sublime. Or, pour traverser le fleuve, Héraclès se fait aider par le Centaure Nessus qui prend Déjanire sur son dos. Toute la situation est déterminée par ce symbole : le Centaure qui apporte son secours à la traversée du fleuve-vie, représente le danger banal qui accompagne le héros à travers toute sa vie. Endommagées, ses forces d’âme ne suffisent pas pour porter à la rive de la sublimité la femme choisie. Mais l’image montre, de plus, que Déjanire, elle aussi, ne peut de ses propres forces traverser l’épreuve symbolique. Elle saura moins encore remplir la tâche sublime, sens de la liaison qui consisterait à soutenir l’âme défaillante du héros par son amour confiant. Portée par la banalité, par Nessus, Déjanire est d’un trait caractérisée comme femme banale. Le choix définitif du héros est faux. Héraclès a su vaincre l’Amazone ; il succombe à la séduction de Déjanire qui se révélera également -mais à sa manière et dans un autre sens- comme une « tueuse-d’âme ».

Le danger qui guette le couple se trouve précisé par le développement de la situation caractérisée par l’aide du Centaure : Nessus s’apprête à violer Déjanire. C’est encore la banalité sous forme de débauche qui menace de souiller la liaison. Héraclès, ayant gagné l’autre rive (symbole de l’accomplissement sublime), se défend contre la traîtrise du Centaure (danger persistant de banalisation) à l’aide de ses flèches, arme de sublimité. Mais cette victoire tardive sur le monstre auquel le héros s’est imprudemment confié au lieu de le combattre ne saura plus définitivement éliminer le péril. Nessus parvient à préparer sa revanche. Il trempe dans son sang une tunique (il la pénètre de l’essence même de la banalité) et l’offre à Déjanire, promettant que, le jour où elle perdrait l’amour de son époux, elle pourrait le reconquérir en lui faisant porter cette robe. Peu confiante à l’égard de sa propre force d’attraction sublime et, partant, à l’égard de la fidélité d’Héraclès, dupe de la promesse de la banalité, Déjanire accepte le présent.

La situation conflictuelle de cette aventure terminale se trouve ainsi clairement exposée : le héros a en partie surmonté sa faiblesse initiale ; il est parvenu au choix exclusif, preuve du désir devenu ardent de se libérer de l’insatiabilité grâce à la limitation libératrice. Mais la symbolisation prend surtout soin de mettre en relief -par tous les détails de l’histoire du Centaure- les trop nombreux traits négatifs dont le désir de libération demeure entaché malgré toute son ampleur. A la faiblesse partiellement persistante du héros correspond celle de Déjanire, qui, à peine sauvée de l’outrage banal, n’hésite pas à accepter le présent funeste, l’emportant tel un talisman. Héraclès et Déjanire (le héros combattant et la vierge à conquérir) se complètent plutôt par les indices de leur faiblesse que par leur force. Ils ne sauront remplir le sens de l’union : l’aimantation mutuelle de l’âme, susceptible de la revigorer. Dépourvue de son sens, l’union ne saura durer.

Le mythe se précipite vers le dénouement. Héraclès subit l’emprise d’une autre femme ; il tombe amoureux de Jole et Déjanire lui envoie la tunique. A peine Héraclès s’en est-il paré, que le venin dont elle est imprégnée commence son oeuvre. Son corps en est pénétré, et sa chair en est brûlée. Il voudrait arracher la robe, mais elle lui reste collée à la peau. La chair symbolise les désirs charnels. La chair brûlée par le venin symbolise les désirs charnels, enflammés et devenus passion (exaltation imaginative). Le sang venimeux du Centaure, caractérisé par sa tentative de viol, est le venin de la débauche. La passion « brûlante » dont Héraclès est victime après avoir revêtu la tunique est donc l’exaltation imaginative de sa perversion sexuelle. La tunique ne peut que transmettre son venin à celui qui la porte et, par là même, augmenter le vice initial d’Héraclès, sa tendance à la banalisation sous forme de débauche. Cet effet sera d’autant plus destructif que “la tunique gardée par Déjanire” est le symbole de l’insuffisance de la liaison. Déjanire, de toute évidence, envoie la tunique en souvenir, espérant qu’elle réveillera les imaginations de regret ; mais le symbole de l’insuffisance de son épouse ne peut qu’aiguiser les souvenirs d’aversions et enflammer davantage l’imagination vicieuse du héros. La confiance que Déjanire a mise dans le cadeau n’est que signe de l’étroitesse banale de son âme et de son esprit. Pénétré plus que jamais du vice, en proie à la passion qui brûle sa chair, à la corruption “qui colle à sa peau”, Héraclès n’abandonnera pas Jole pour revenir à son épouse Déjanire. L’effet est l’inverse de la promesse perfide du Centaure et de l’espoir crédule de Déjanire.

Cependant, l’effet est aussi contraire au désir de revanche du Centaure. Le monstre banal, vaincu par le héros, ne parviendra pas à devenir son vainqueur.

L’image qui montre Héraclès essayant d’arracher la tunique venimeuse représente l’excès du désarroi dans lequel l’a conduit son conflit intérieur. Portée à l’extrême, la situation initiale, le conflit déchirant entre l’insatiabilité de l’élan (le don de Zeus) et l’insatiabilité du vice (la disgrâce d’Héra et, partant, l’emportement dionysiaque), exige une solution, et c’est l’élan qui l’emporte. La menace de la plus lamentable défaite provoque le sursaut victorieux, préparé par toute une vie pleine de combats. Le héros ne veut pas rester enrobé par la banalité. Loin d’être séduisante, l’imagination vicieuse que le souvenir enflamme est aussitôt transformée en élan invincible, en l’appel tourmenteur de l’esprit, en culpabilité envahissante et brûlante. La robe de la banalité collée à sa peau ne parvient qu’à détruire sa “chair”, siège de sa faiblesse. L’âme indomptée du héros se désole de sa déchéance et c’est l’ampleur sans borne de son tourment qui fera surgir l’unique espoir de libération : la désolation le rend clairvoyant à l’égard de sa faute initiale ; elle dresse devant lui le “miroir de vérité”. En lui plus rien ne subsiste que le regret conscient de son imperfection, regret qui remplit son être tout entier. Il ne ressent plus rien que l’horreur de sa contre-nature perverse et banale. L’attrait de la débauche est entièrement détruit et englouti dans cette horreur, dans ce regret sublime. La débauche, symboliquement collée à sa chair, n’est dès lors que tourment, brûlure insupportable. Rien ne peut effacer ce tourment, si ce n’est l’aspiration qui s’enflamme jusqu’à consumer la faiblesse de la chair, l’impureté de l’âme. Seule la morsure brûlante de la perversité, lorsqu’elle est devenue insupportable, peut inspirer l’envie de ne plus reculer devant le feu de purification et d’accomplir le sacrifice sublime de soi.

Comprenant qu’il ne pourra pas se libérer de la malédiction d’Héra, de l’imperfection de son âme, par des victoires passagères mais uniquement· par le sacrifice entier de sa contre-nature perverse, Héraclès est prêt à s’offrir lui-même en holocauste.

Figurant la libération de l’âme par la consomption du corps, le mythe se sert d’une image qui montre Héraclès dressant un bûcher afin de se jeter dans le feu. La flamme du brasier qui monte vers le ciel se trouve opposée au feu de la passion qui dévore l’âme (le feu dévorant a été auparavant représenté parle sang venimeux du Centaure, monstre banal, suivant le symbolisme “sang égale âme” et, partant, “sang venimeux égale âme perverse”). Zeus lui-même lance son éclair pour allumer la flamme purificatrice. Ce n’est pas la foudre punitive ; c’est l’éclair illuminateur. Le sacrifice sublime est accompli à l’aide de Zeus : il est l’oeuvre de l’esprit.

La banalisation étant sur le plan symbolique figurée par “la mort de l’âme” ; la purification suprême de la banalisation se trouve symboliquement exprimée par “l’immortalisation de l’âme”. Suivant la conséquence de l’image, le héros périt dans la flamme ; d’après la signification profonde, il est sauvé. Il survit corporellement, puisque le brasier qui le consume n’a qu’une signification symbolique. Le héros continue à vivre, mais il survit, psychologiquement parlant, dans l’état d’élévation : héros-vainqueur, il a, pour le reste de sa vie, surmonté son imperfection, la malédiction d’Héra, la tentation dionysiaque. Le mythe exprime cet état d’élévation psychique par l’image de l’ascension et de l’entrée dans la “vie éternelle”, symbolisme formé par opposition à “la mort de l’âme” (puisque l’état psychique d’élévation réelle peut être considéré comme inchangeable à partir de la purification et jusqu’à la mort réelle, l’ascension symbolique et l’entrée dans la “vie éternelle” peuvent être rapportées aussi bien à la purification durant la vie qu’à la fin de la vie purifiée). Suivant l’image mythique, Zeus reçoit son fils préféré. Son âme purifiée par le sacrifice sublime, son esprit de combattant indompté, est symboliquement élevé dans les régions olympiennes : Héraclès devient une divinité. Il est dorénavant le représentant idéalisé de la force combative, le symbole de la victoire (et de la difficulté de la victoire) sur l’âme humaine et ses faiblesses. Ainsi, se trouve finalement exclue du symbole “Héraclès” toute l’imperfection qui caractérise son histoire, et, en raison de la signification impérissable de son accomplissement, l’image d’Héraclès-vainqueur demeure préservée de toute altération et de tout vieillissement. Conformément à cette signification d’impérissable, le héros divinisé épouse Hébé, la déesse qui sert le nectar et l’ambroisie aux divinités de l’Olympe, symbole des qualités spirituelles et sublimes. Hébé détient la nourriture qui conserve force et jeunesse aux qualités de l’âme et de l’esprit. Se liant à jamais à la dispensatrice de la force incorruptible ; Héraclès a enfin su accomplir le choix juste, Hébé est fille d’Héra. Le symbolisme indique donc également la réconciliation avec Héra que le héros a glorifié aussi bien par la profondeur de ses tourments que par sa victoire finale. […]

Paul DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque (1952)


Hugh Hefner au Playboy Club en 1960 © Playboy

BANALISATION : “Le terme banalisation est actuellement passé dans le langage courant. Banaliser un problème, un fait social, c’est le rendre anodin, lui enlever sa vraie signification, sa dimension réelle. Banaliser le crime ou la torture, c’est en parler sans angoisse ni émotion, comme allant de soi, les considérer comme la norme.

Dans son premier ouvrage, Psychologie de la motivation, publié en 1947, Paul Diel, créateur du terme – il faut le souligner – l’utilise en lui donnant une signification d’une toute autre ampleur. Avant tout, ce concept s’applique à l’homme : la banalisation est un état psychique des plus fréquents et des plus mécompris. Ce qui le caractérise est la perte plus ou moins définitive du désir qui, malgré l’ignorance qu’on en a, s’avère indispensable à la survie sensée de l’individu. C’est le désir d’harmonie intérieure, appelé dans la terminologie diélienne : le désir essentiel.

Car il est essentiel, c’est une évidence, d’ordonner, d’organiser, d’harmoniser la multiplicité des (im)pulsions, des tensions intérieures, des désirs matériels, sexuels et spirituels qui naissent sans discontinuer au cœur de chaque individu. Cette nécessité n’est imposée par personne, si ce n’est par l’exigence intime de trouver la satisfaction, besoin commun à toutes les formes de vie. Les besoins matériels et sexuels sont des valeurs de satisfaction biologiquement justifiées. La fonction de l’esprit harmonisateur est de leur accorder l’importance qu’ils méritent, de les satisfaire dans leur exigence vitale ; mais aussi d’être suffisamment fort pour dissoudre -sublimer- leurs excès en raison de l’exigence naturelle d’harmonie.

Dans la banalisation, les désirs matériels et sexuels de l’individu se trouvent exacerbés, exaltés et faussement justifiés aux dépens du désir essentiel ; ces impulsions primaires ont alors tendance à se multiplier, à se déchaîner, sous forme d’avidité insatiable, d’arrivisme, de course aux titres, aux honneurs, au pouvoir, mais aussi sous forme de déchaînement sexuel pris pour libération du moralisme et de l’embourgeoisement.

La banalisation propose la réalisation sans scrupule des désirs exaltés. Dans cette optique, la libération de tout sentiment authentique de culpabilité devient l’idéal. La banalisation érigée en ” idéal ” est justifiée par des théories pseudo-scientifiques, idéologiques, littéraires ; elle se veut l’expression de la plus grande intensité vitale.” [d’après Jeanine SOLOTAREFF sur LEMONDE.FR]


Diel encore…

TOULHOAT : La thérapie diélienne. Une psychanalyse méthodiquement introspective.

Temps de lecture : 23 minutes >
© Collection privée

Cet exposé propose une introduction à la thérapie diélienne, associant principes et déroulement concret. La différence fondamentale entre cette psychanalyse introspective méthodique et toutes les autres appellations psychanalytiques est mise en exergue : le refoulement pathogène est actuel, et concerne l’avertissement surconscient des limites individuelles, la coulpe vitale.

Pourquoi entreprendre une thérapie?

De nos jours, dans nos sociétés occidentales, depuis Freud, l’idée que l’insatisfaction intime, l’absence de ce paradis terrestre que nous croyions nous être dû, puisse trouver un soulagement auprès d’un “psy” est bien établie. Les troubles de l’humeur, de la personnalité, du comportement, de l’adaptation, manifestés par un individu, déclenchent chez son entourage dérangé une pression pour qu’il “consulte”. Dans certains milieux intellectuels, ne pas être engagé dans un “travail sur soi” est même devenu une marque de banalité, voire d’arriération, qu’il convient d’éviter à tout prix.

S’il y a bien des motifs conventionnels, et bien des motifs exaltés, pour chercher une telle assistance, il y aussi des motifs authentiques : authentiques car la désorientation actuelle est grande, et les souffrances qu’entraîne cette dernière bien réelles, multiformes et omniprésentes.

Il y a un profond progrès évolutif en principe, dans la confiance accordée à une science du psychisme, supposée sous-tendre les conseils du praticien, comparée à la confiance accordée naguère au prêtre de sa religion de naissance, porte-parole et interprète d’un dogme. Mais quel “psycho-praticien” choisir parmi l’offre foisonnante ? Et ce foisonnement d’écoles n’est-il pas le signe, le symptôme patent de l’absence d’une science unificatrice?

On s’en remettra aux recommandations d’un parent ou ami (le bouche à oreille) peut-être, au hasard le plus souvent (je vais là parce que le cabinet est situé commodément pour moi). On se fiera à la réputation, et si on en a les moyens financiers, on acceptera de la payer très cher, dans une naïve survalorisation matérialiste.

Et l’on continuera de traîner son mal de vivre et son angoisse, le psy contemporain n’ayant ni plus ni moins d’efficacité que le prêtre d’autrefois ou d’aujourd’hui en son confessionnal : en partie soulageant selon le degré de bon sens qu’aura su conserver le gourou de notre choix, mais le plus souvent aggravant, car psys et prêtres sont des catégories particulièrement exposées à la perte du bon sens.

Qu’est ce qui différencie la thérapie diélienne de toutes les autres ?

Elle est une psychanalyse, car voyant dans le refoulement la cause dynamique de l’angoisse pathologique, conformément à l’intuition fondatrice de Freud, elle cherche le soulagement libérateur dans une analyse des profondeurs extra-conscientes de la psyché, le travail de défoulement.

Elle se distingue de toutes les formes de psychanalyse qui ont rapidement divergé à partir du freudisme originel, en définissant que ce qui est pathologiquement refoulé de manière dynamique n’est ni le souvenir d’un traumatisme accidentel, ni des désirs sexuels ou matériels socialement inavouables, mais la vérité sur soi et sur les conditions de l’existence.

Diel a nommé coulpe vitale ou culpabilité essentielle la lucidité de l’individu à l’égard de ses propres limites et du sens de la vie. Il a identifié une instance extra-consciente inspiratrice en chacun de sa relative lucidité, qu’il a appelée surconscient, et dont il a montré la nécessité vitale. Le surconscient-guide est en effet l’analogue évolué de l’instinct animal. Le refoulement de la coulpe vitale crée le subconscient, instance caractérisée par les ambivalences de la valorisation. C’est le processus pathogène fondamental : en abrégé, c’est la vanité dans sa signification profonde (le vide).

La psyché, la vie psychique, notre monde intérieur, notre intentionnalité, est constituée de l’ensemble de nos désirs retenus et valorisés, en attente de leur satisfaction, devenus ainsi les motifs de notre comportement (de nos actions futures). Chacun de nos motifs est un centre énergétique qui se situe dans le “cadre pulsionnel”, c’est à dire une réponse à l’incitation nutritive élargie (matérialité), propagative élargie (sexualité), ou orientatrice élargie (spiritualité). La psyché est libre d’angoisse dans la mesure où ces trois pulsions à fondement biologique peuvent être satisfaites en harmonie, c’est à dire sans préjudice de l’une sur l’autre. Cet état n’est possible que dans la mesure où les motifs eux-mêmes sont harmonisés.

Il en résulte que notre activité psychique essentielle consiste en une constante délibération : si notre intellect conscient est la forme d’imagination représentative tournée vers le monde extérieur, par laquelle nous délibérons pour surmonter les obstacles que ce dernier oppose à la satisfaction de nos désirs, un plan de délibération plus profond nous est indispensable pour trier les motifs, les revaloriser, les dissoudre ou les renforcer, de sorte à re-concentrer notre énergie intentionnelle vers les promesses de satisfaction les plus valables. Cette délibération profonde organisatrice de notre intentionnalité constitue l’activité valorisatrice de l’esprit. Elle définit ce qu’est l’esprit humain.

Toute psychanalyse invite implicitement à observer notre vie intérieure, autrement dit à une introspection. Diel reconnaissait à Freud un grand talent introspectif, car comment le psychologue peut-il deviner ce qui se passe dans le for intérieur d’autrui, sinon par projection de ce qu’il trouve dans sa propre délibération ? L’erreur de Freud a été de dogmatiser jusqu’à l’absurde sa théorie pansexuelle.

Diel a “élevé l’introspection au rang d’une méthode” pour reprendre l’appréciation d’Einstein. C’est cette méthode introspective qui engendre la technique analytique diélienne : grâce à elle, l’introspection peut éviter en principe le danger de la morbidité subjective, et atteindre l’objectivité assainissante.

Cette méthode, Diel l’a construite de définition en définition, ce qui est tout à fait caractéristique de la démarche scientifique qui découvre peu à peu les contenus de son champ de recherche, et comprend la nécessité de les cerner le plus précisément et concisément possible, en termes d’un langage conceptuel communicable et par là transmissible. Les contenus sont dans ce cas ceux de notre monde intérieur, les éléments de notre incessante délibération. Diel a pu d’autant mieux découvrir simultanément les articulations légales entre ces éléments, les lois du fonctionnement psychique, qu’il pouvait s’appuyer sur des définitions claires. Toutes ces découvertes de Diel ont été le fruit de son introspection systématique, mais aussi le fait d’un génie scientifique extraordinairement puissant.

Ainsi, en thérapie diélienne, le patient est assez tôt invité à reconnaître ce qui meuble son monde intérieur, grâce au puissant éclairage de cette terminologie, et à comprendre peu à peu les rouages, les tenants et les aboutissants, qui déterminent son “humeur” fluctuante entre profondeurs de l’angoisse et sommets de la joie.

La thérapie ne consiste pas en l’administration d’une “pilule” magique assortie d’exercices quasi-rituels, ni en la recherche d’un hypothétique “abréaction” des traumatismes enfouis. La thérapie consiste à apporter au patient le moyen expérimental théoriquement bien établi, de l’assainissement progressif de sa délibération profonde. Le dialogue entre le thérapeute et son apprenti est un combat contre les résistances subconscientes qui s’opposent au défoulement de la coulpe vitale, et l’adhésion peu à peu renforcée par l’expérience répétée du profond soulagement éprouvé à ce défoulement responsable. C’est une véritable ré-éducation de l’esprit, le plus souvent au long cours, visant l’autonomie dans l’auto-contrôle introspectif.

L’acquis psychologique devient peu à peu une seconde nature positive qui s’exprime spontanément dans les circonstances de la vie, sans que le travail conscient d’analyse et dissolution des faux-motifs n’ait plus à s’interposer entre excitation et réaction. Par contre, cet acquis s’est forgé peu à peu à travers ce travail analytique supervisé par le thérapeute. Il est encore définissable comme une capacité développée à trouver la solution juste au calcul de satisfaction. Il accroît la satisfaction essentielle, satisfaction de l’élan avec la solution du grand calcul, en y subordonnant sans la négliger la satisfaction accidentelle, solution du petit calcul.

La thérapie diélienne conduit effectivement vers la santé psychique, terrain le plus favorable au maintien de la santé somatique. Mais il ne s’agit pas d’un état statique : d’une part chacun doit faire face quotidiennement au flux des circonstances accidentelles qui s’opposent à sa quiétude; d’autre part, notre psychisme recherche l’intensité, l’éveil intensif, solution juste à l’inquiétude fondamentale devant la mort. La santé psychique se fonde dans l’acceptation du combat difficile inhérent à la vie, laquelle nous met au défi d’harmoniser les excitations comme les incitations.

Nous acceptons ce combat d’autant mieux que nous mesurons notre force, c’est à dire que nous défoulons notre coulpe vitale (que nous diminuons notre vanité). Nous constatons alors que nos forces se développent dans cette même mesure (l’exercice développe la musculature et sa coordination, le fonctionnement crée l’organisation). Nous récupérons l’énergie précédemment bloquée dans la tâche exaltée, et nous re-concentrons celle que nous avions dispersée dans la banalisation. Notre pulsion spirituelle se satisfait réellement dans cette supervision régulatrice de nos pulsions matérielle et sexuelle.

La joie de vivre est la récompense de ce déploiement de notre élan. C’est un état d’âme détaché des circonstances heureuses ou malheureuses, fondé dans l’auto-estime pour notre accomplissement de la tâche vitale. Cet état d’âme n’est jamais établi une fois pour toutes, mais plus nous l’avons goûté, plus nous le regretterons : notre assurance-vie (essentielle) c’est la méthode acquise, car ce fil d’Ariane nous guidera à nouveau vers le défoulement de notre coulpe vitale.

Le déroulement d’une séance
© Joan Miró

Idéalement, chaque séance devrait se solder pour le patient par un sentiment de soulagement relatif. C’est l’expérience répétée de ce soulagement qui peu à peu confortera l’adhésion et débordera la résistance. La cause angoissante actuelle étant un faux motif refoulant et refoulé, ce soulagement résulte de la sublimation de l’exaltation qui entretient ce faux motif, rectification du calcul de satisfaction du patient rendue possible par sa compréhension des explications de l’analyste, c’est à dire le travail commun de spiritualisation.

La première séance consacre nécessairement une bonne partie du temps à l’information du thérapeute sur la biographie du patient, et à l’indispensable initiation du patient à la méthode (le choc de surprise préconisé par Diel). Mais cette séance comme les suivantes entrera dans “le vif du sujet” avec l’écoute de la plainte dominante du patient au moment présent.

C’est là le “matériau brut”, subjectif, sur lequel peut travailler l’analyste, et qu’il cherchera à préciser en conduisant un interrogatoire qui a pour but de démêler réalité et interprétation dans le récit des situations intriquées, contraintes ou provocations réellement subies, et fausses réactions typiques.

Dans un deuxième temps, l’analyste proposera à son patient une révision plus objective de la situation irritante et/ou angoissante, en faisant la part de la responsabilité de ce dernier dans la dramatisation, l’amplification affective de sa réaction. Il y réussira en s’appuyant sur sa connaissance longuement éprouvée des lois du fonctionnement psychique, et en particulier du cadre catégoriel de la fausse motivation : l’analyste doit maîtriser le calcul psychologique pour arriver à expliquer séance après séance à l’analysé comment les errements subconscients de son calcul de satisfaction déterminent les états dont il souffre.

En effet, l’affectivité du patient s’exprime nécessairement selon l’un des quatre pôles ambivalents de la décomposition de sa valorisation de lui-même et de son ambiance : sur-valorisation vaniteuse et dévalorisation coupable de lui-même, dévalorisation accusatrice et survalorisation sentimentale de l’autre, de l’ambiance. “L’essentiel n’est pas ce qui nous arrive, mais la façon dont nous le vivons” répétait Diel. Le but de l’analyste est donc d’attirer l’attention introspective du patient sur l’essentiel de sa réaction, quand ce dernier est conforté par toutes les conventions à rester fixé sur les circonstances accidentelles, et à l’interprétation affective qu’il se croit justifié à en faire.

Le combat est souvent difficile à mener pour gagner la réceptivité du patient : c’est là que l’analyste doit puiser toute sa force de conviction dans l’expérience du bien qu’il a pu se faire lui-même en défoulant sa coulpe vitale, en attaquant et en diminuant sa propre vanité. Comme Diel l’a formulé : “Quiconque voudrait s’arroger la compétence [de thérapeute] sans cette sincérité, sans l’effort d’auto-objectivation, serait vitalement puni pour son manque de sentiment de responsabilité, il serait tenu pour responsable par la vie.”

L’analyse complète des faux-motifs ayant envenimé la situation du patient, met en effet en évidence la déficience essentielle de ce dernier. Pour que la culpabilité essentielle réveillée ne s’exalte pas, pour que Méduse ne pétrifie pas d’angoisse l’introspecteur novice, les explications doivent jouer le rôle du miroir de la vérité, et à ce titre inlassablement montrer le lien légal entre vanité et culpabilité exaltée, entre l’euphorie de l’exaltation imaginative sur soi, et les affres elles aussi imaginatives du désespoir envers soi.

La parade la plus efficace à ce risque d’effondrement coupable en séance est la chaleur d’âme du thérapeute, fondée dans la certitude que c’est le côté le plus authentique du patient qui l’a conduit à entreprendre l’aventure de l’analyse, dans l’espoir de surmonter ce mal-être vital qui l’accompagne depuis l’enfance, parce qu’il est depuis l’enfance perturbé par sa vanité. Fondée également dans le souvenir de ses propres affres, surmontées en connaissance de cause, ce qui est le véritable sentiment de compassion.

Mais l’erreur capitale à éviter par le thérapeute est d’entrer dans une relation sentimentale avec son patient, échange secret, subconscient, de flatteries, qui se renversera immanquablement en déception mutuelle haineuse : ce renversement ambivalent de motifs vaniteusement falsifiés, est la véritable cause du phénomène que la psychanalyse conventionnelle a appelé “contre-transfert”.

Chaque séance consiste donc pour une part à démontrer ainsi “sur le terrain”, au patient, par l’analyse au moyen du calcul psychologique, des situations vécues, l’intérêt fondamental qu’il y a à diminuer ses évasions vaniteuses et leurs fausses justifications, car c’est la clé du soulagement de ses angoisses coupables, le chemin unique de la reconstruction d’une estime de soi pondérée.

Mais un temps suffisant doit aussi être consacré à la traduction d’un ou plusieurs rêves du patient, selon la productivité de ce dernier. En effet, d’une part le rêve contient pour le thérapeute une information directe sur l’état de la délibération extra-consciente du patient, qui lui permet d’apprécier les progrès ou les reculs de l’acquis, d’anticiper les rechutes, mais aussi les franchissements d’étapes. D’autre part le patient se retrouvant deviné en profondeur, y reçoit chaque fois une démonstration de la puissance de pénétration de la méthode, et un contact émouvant avec son moi essentiel, partagé entre séductions de la vanité, et appels de l’élan, résistance et adhésion, négatif et positif.

La traduction des rêves : principe et exemple
© Ragini Upadhayay

La traduction méthodique des rêves, une des plus grandes découvertes de Diel, est l’un des aspects les plus originaux et captivants de la thérapie diélienne: elle donne un accès direct, pour qui se laisse émouvoir, au sentiment du mystère de la vie et de son sens immanent. Rappelons en brièvement le principe : le rêve est une fonction vitale pour notre psychisme qui ne peut se ressourcer, se ré-harmoniser, sans assimiler, “digérer” les excitations apportés par la vie diurne, mais aussi valoriser ses propres incitations pour arriver à sélectionner ses réactions. Les neurophysiologues ont montré que le rêve intervient durant les phases de sommeil appelé “paradoxal” car alors que tous les autres paramètres physiologiques caractérisent l’endormissement le plus profond, l’encéphalogramme indique une intense activité corticale. Les sujets réveillés systématiquement pendant ces phases, ne tardent pas à présenter des troubles de l’humeur.

Diel a postulé que le rêve est une poursuite de la constante délibération diurne mi-consciente de l’individu à la recherche de sa satisfaction : de l’accalmie non seulement par rapport aux excitations accidentelles, mais encore de l’inquiétude vitale essentielle. Pendant le sommeil profond, la motricité est complètement inhibée, de même que les perceptions sensorielles. L’être est entièrement retranché dans son monde intérieur. Sa délibération se poursuit dans le mode archaïque du langage symbolique : il la met en scène avec les décors, les objets, les personnages du monde extérieur qu’il a intériorisés. De cette pièce de théâtre il est le héros, et tous les acteurs à la fois. Le scénariste est le moi extra-conscient tour à tour subconscient ou surconscient, selon que l’emporte la tendance innée au refoulement vaniteux de la coulpe vitale (le “péché originel de la nature humaine“) ou l’appel non moins inné de l’élan vital à l’élucidation.

Au réveil, nous gardons un souvenir plus ou moins fugitif de ces aventures nocturnes, de ces mythes individuels selon l’expression de Diel, et nous pouvons en restituer un récit tout comme si nous l’avions réellement vécu dans le monde extérieur. Ce récit énigmatique a de tout temps fasciné l’homme, défié son esprit avide d’explications. Aux époques pré-scientifiques le rêve était considéré comme un message des dieux, indiquant au rêveur comment s’orienter face aux circonstances de sa vie. La croyance en un caractère prémonitoire du rêve est tardive, plutôt caractéristique de la décadence post-mythique, et son angoisse nerveuse ou banale devant l’avenir. Freud inaugura l’approche scientifique du rêve avec son intuition que ce dernier reflète les conflits intrapsychiques inconscients. Il considère l’interprétation des rêves comme “la voie royale vers l’inconscient”. Mais sa méthode associative laisse une trop grande place à l’arbitraire, et notamment il l’assujettira entièrement à sa théorie pansexuellle. Ses suiveurs continuent cette laborieuse gymnastique, ou bien le plus souvent abandonnent l’ambition de comprendre le rêve.

Diel assoit quant-à lui une méthode de traduction, et non plus d’interprétation, en comprenant que le langage symbolique est le mode primitif d’expression du psychisme humain, évolutivement antérieur au langage conceptuel. Ce langage est commun aux mythes, rêves collectifs fondateurs des cultures, aux rêves individuels, et finalement aux symptômes psychopathiques caractéristiques de la gamme des états individuels involués, régressés à force de refoulement. Diel munit sa méthode de critères très rigoureux, et notamment celui de la signification universelle et intemporelle d’un symbole authentique, de sorte qu’une fois dégagée cette signification “archétypale”, elle reste la même dans n’importe quel mythe ou rêve (pied > âme ; serpent > vanité…) . Une image symbolique est formée par un emprunt analogique au monde extérieur, pour exprimer un élément du dynamisme intra-psychique.

La traduction méthodique commence par une définition de l’objet extérieur et de sa fonction, au plan de la réalité. Cette définition permet d’induire la signification au plan symbolique. Le plan linguistique apporte souvent une nuance complémentaire, et permet généralement de confirmer la transposition symbolique. L’examen des images sur les trois plans permet en principe d’extraire toute l’information contenue dans le rêve, ce témoignage introspectif extraconscient du rêveur à l’usage de lui-même. La méthode diélienne de traduction scrute le récit image après image, phrase après phrase. En effet, ce récit exprime le fil de la délibération du sujet, fluctuant en général entre erreur et vérité, exaltation aveuglante et spiritualisation-sublimation, résistance et adhésion enfin, dans le cas d’un psychisme exposé aux propositions de la vérité scientifique sur le fonctionnement psychique et le sens de la vie. Le fonctionnement psychique est un incessant calcul de satisfaction. Les inconnues de ce calcul largement dérobé au contrôle conscient peuvent être reconstituées avec certitude grâce au calcul psychologique. C’est aussi le calcul psychologique qui fournit le guide sûr de la traduction des rêves. L’exemple suivant en donnera un aperçu.

Exemple de traduction

Femme, 72 ans, début d’analyse. Dépressive : “Je suis au bord de la mer. Je marche le long de la plage. Il y a devant moi un homme et une femme que je connais.”

Sur le plan de la réalité, l’étendue et la profondeur de la mer ne sont pas perceptibles. La mer est donc symbole de la vie dont l’origine et la finalité nous dépassent, dont nous ne pouvons sonder la profondeur. La rêveuse est mise par l’analyse devant la proposition d’approfondissement, c’est à dire de prendre connaissance de ses motivations extra-conscientes. Mais elle est au bord de cet approfondissement : elle n’a pas pour l’instant embarqué pour le “voyage d’Ulysse”, ou plongé dans l’exploration sous-marine, l’exploration de son subconscient. Elle “ne se mouille pas”, se contentant de marcher le long de la plage, comme en promenade sur le plan de la réalité. La plage est une étendue sablonneuse, limite de la terre ferme, périodiquement couverte par la marée, battue par les vagues, dénuée de végétation. Elle symbolise le sablonneux des désirs multiples et par là inféconds, caractérisant l’état de banalisation auquel elle se cantonne (relativement à l’exigence de son élan). La rêveuse reste ainsi partagée entre la proposition d’approfondissement et la relative sécurité douillette de son état actuel. Pourtant, elle suit un couple : symboliquement le couple mythique esprit (l’homme) – matière (la femme). Ce couple elle le connaît surconsciemment, elle le connaît aussi consciemment et conceptuellement en tant qu’elle est exposée par son analyse à la théorie du fonctionnement psychique. Percevoir ce couple devant elle, la devançant, marchant devant, est donc l’expression symbolique d’un début d’adhésion aux explications proposées qui pourraient la guider dans la vie.

“La mer a un aspect insolite et menaçant. Je vois venir au loin un énorme vague noire qui s’enroule et retombe. Elle s’élève très haute. J’ai peur.”

Sur le plan de la réalité, la mer peut en effet devenir menaçante sous l’effet d’une tempête, ou en propageant un raz de marée. Mais à ce stade de sa délibération la rêveuse commence à s’angoisser devant son propre monde intérieur, angoisse qu’elle projette sur la vie entière. Le phénomène qu’elle décrit est illogique, car même l’onde solitaire d’un tsunami n’est pas noire : c’est son propre “vague à l’âme” , le vague de ses imaginations exaltées qui l’assaille en angoisse coupable. Sur le plan linguistique cette vague est “énorme”, hors-normes, car elle déborde ses valorisations conventionnelles. La couleur noire symbolise la perversion. L’enroulement évoque le serpent, symbole constant de la vanité. C’est la pseudo-élévation qui retombe de haut en elle : l’image symbolise le renversement de ses supériorités imaginatives en culpabilité exaltée selon la loi d’ambivalence. L’image condense ainsi l’accès d’angoisse dépressive, d’angoisse sans nom, sans cause extérieure.

“Tout à coup le couple se précipite dans l’eau au secours de quelqu’un qui se noie et que je n’avais pas aperçu.”

En réalité, dans une telle situation il serait peu probable que les deux partenaires d’un couple se portent simultanément au secours d’un tiers en danger : l’image exprime donc le caractère indissociable de ce couple esprit/matière et théorie/expérience qui figure son adhésion confiante en la psychologie. Comme tous les personnages du rêve, celui qui se noie représente un aspect d’elle-même, son élan, qui menace de sombrer dans les profondeurs subconscientes, d’être englouti par cette vague d’angoisse : il reste anonyme pour elle (quelqu’un), et inaperçu. Le problème n’était pas monté au niveau conscient, jusqu’à l’intervention des valorisations salvatrices de la psychologie, qui semble la surprendre, la réveiller de son auto-hypnose angoissée.

“J’hésite à aller les assister mais ils sortent le noyé sur la plage.”

Sur le plan de la réalité cette hésitation révèle un manque de courage, une sorte de frilosité égocentrique. Sur le plan symbolique, c’est toute son hésitation devant l’invite de l’analyse à se prendre en charge, à se responsabiliser devant la menace essentielle de mort de l’élan: elle voudrait bien que l’analyste armé de la théorie et de l’expérience la tire d’affaire, comme si elle s’adressait passivement à un médecin, mais elle hésite à nouveau à “se mouiller”. Et pourtant sa culpabilité essentielle lui indique bien ce qu’elle aurait à faire, c’est à dire collaborer activement avec l’analyste. Le rêve se termine cependant sur un soulagement puisque l’image implique que le noyé a été sorti de l’eau, avec un “mais” d’opposition qui suggère que malgré son hésitation le sauvetage est accompli. Sorti sur la plage, c’est encore un “noyé” qu’il faut encore probablement ranimer.

Ce sera tout le travail ultérieur de cette très longue analyse, par laquelle cette patiente parviendra à une réelle autonomie pour surmonter dynamiquement par l’introspection méthodique sa tendance dépressive chronique, dont elle souffrait depuis le début de l’âge adulte, s’étant laissé écraser par une mère abusive et très conventionnelle.

Le travail personnel : bonne pratique et écueils

Chez certains, l’analyse répond à une demande ponctuelle, un état angoissé causé par une perte momentanée de leur bon sens naturel, sous l’influence des conventions ambiantes, ou d’une menace extérieure pour leur base matérielle ou sexuelle. Un nombre relativement réduit de séances suffira à contre-valoriser les faux-motifs sous-tendant cette désorientation, et rétablir une combativité autonome, sans plus d’approfondissement.

© Nick Cave

Mais chez le nerveux ou le névrosé, qui n’ont pas eu le bon sens en partage, le travail à investir pour véritablement acquérir l’autonomie introspective est bien plus considérable. Il est au moins comparable à celui que l’on consent couramment pour acquérir une spécialisation professionnelle. En sus des séances régulières d’analyse, au delà des premiers mois généralement nécessaires à un relatif soulagement et le cas échéant à une réadaptation extérieure, il sera préconisé à ces patients l’ouverture d’un cahier d’auto- analyse, et d’y consacrer un temps de travail “quotidien” qui deviendra, si certains écueils sont évités, synonyme d’un profond plaisir de ressourcement.

C’est cette pratique du cahier d’exercices qui développera véritablement chez ceux qui en comprennent l’importance, l’acquisition de “l’esprit du calcul psychologique”, tout comme la résolution de nombreux exercices reste le seul moyen authentique de maîtriser les disciplines scientifiques comme les mathématiques ou la physique.

Les exercices introspectifs sont les mêmes que ceux qu’orchestre le thérapeute en séance. Ils consistent en la remémoration puis l’analyse des impondérables: vexations, irritations, ruminations accusatrices, angoisses d’opinion, sentiments d’infériorité, euphories, obsessions… La méthode d’analyse est le calcul psychologique, qui revient à resituer ces ressentiments persistants dans le cadre des quatre catégories, et à discerner leurs transformations fluctuantes de l’un à l’autre de chacun des pôles.

Le calcul psychologique bien mené nous fournit ainsi chaque fois une nouvelle preuve du refoulement agissant de notre coulpe vitale, et rétablissant notre objectivité nous incite à cesser de nous justifier faussement. Loin d’un ressassement stéréotypé, c’est en réalité à chaque fois une redécouverte surprenante des subtilités et de la légalité de notre fausse motivation. Ce grand calcul nous permet de nous représenter clairement le prix que nous payons à continuer de caresser imaginativement de fausses promesses de satisfaction, et de découvrir le soulagement résultant de leur abandon : il est le cheminement de spiritualisation préparatoire à la sublimation, laquelle rétablit l’harmonie intime (accord avec soi et l’ambiance, acceptation de l’inchangeable et regain d’énergie pour changer le changeable).

L’écueil principal à éviter est de faire de ce travail personnel une poursuite perfectionniste. L’introspection redevient alors morbide. Le motif central en est la tâche exaltée principielle, la tâche exaltée de perfection, devenue tâche exaltée de psychologie. Le thérapeute y sera particulièrement attentif, tout en acceptant que cette mécompréhension soit presque inévitable.

En effet, comme Diel l’a clairement indiqué, le nerveux confronté à la formulation du sens de la vie mais restant insuffisamment conscient de l’emprise de sa tâche exaltée d’incarner l’idéal, sacrifie plus ou moins rapidement ses tâches exaltées secondaires (artistique, politique, religieuse, altruiste…) mais “condense” sa tâche exaltée sur le travail analytique. Ce faisant il en souffre plus intensément encore, d’une part, et d’autre part, se coupant du soutien des conventions régnantes par l’estime conventionnelle qu’il pouvait auparavant en espérer, il facilite la tâche de contre-valorisation au thérapeute.

Ce dernier s’attachera patiemment à rectifier la pratique introspective de son patient en revenant toujours sur le motif juste pour s’analyser (se libérer des ruminations, de la culpabilité exaltée, retrouver sa bonne humeur), et sur la règle d’or qui consiste à ne chercher les faux-motifs que devant des illogismes.

Ainsi, déconseiller l’auto-analyse au patient de crainte qu’il ne s’exalte serait une erreur profonde du thérapeute, qui risque fort de faire tourner court la thérapie: si la vanité vexée du patient en porterait probablement une part de responsabilité, c’est une fausse- justification trop facile pour le thérapeute, qui aurait alors en vérité dénié au patient son espoir le plus profond, celui de racheter son échec vital passé par le redéploiement de son élan.

C’est là une gestion très délicate, car dans les phases initiales de l’analyse, ou des phases de rechute, l’exaltation à “extirper” la vanité peut en effet prendre des proportions alarmantes, et une “diète” au moins temporaire du travail personnel peut s’imposer. Mais les séances devront en prendre le relais avec d’autant plus d’intensité, visant prioritairement à déraciner la culpabilité exaltée du patient et la surtension vaniteuse ambivalente. Le contrôle régulier du cahier personnel, et la correction amicale mais sans complaisance des auto-analyses constituent bien évidemment le moyen de surveillance et de prévention de telles exaltations, tout comme le moyen naturel du suivi des progrès.

Puisque ne s’adressent à la psychanalyse introspective que presque exclusivement des nerveux et des névrosés, et que leur guérison est synonyme de prise de conscience et abandon de leur tâche exaltée, il faut considérer cette phase de fixation de la tâche exaltée sur le travail analytique comme une étape nécessaire à franchir. Le calcul psychologique judicieusement employé en tirera parti, même si le degré de vanité du patient retarde la maturation durablement libératrice.

Tout comme ce premier écueil est déterminé par le pôle coupable (culpabilité exaltée) du cadre catégoriel, les autres écueils prévisibles par le calcul psychologique ressortent des trois autres catégories : ce sont les risques de voir l’introspection insuffisamment méthodique et authentique dévier vers une euphorisation en supériorité vaniteuse, vers une interprétativité accusatrice, ou vers de bonnes intentions sentimentales…

Un écueil fréquemment introduit par la vanité de l’intellectuel est par exemple l’analyse formelle : il s’agit alors de montrer à l’analyste que l’on maîtrise la théorie et le calcul psychologique. Ces analyses donnent une impression de pertinence et de cohérence psychologique. Mais ce pseudo-introspecteur n’est pas sincère. Il donne le change. Ces personnes généralement sont plus promptes à analyser les autres, leur entourage, et en fait à manipuler envers eux le scalpel de la psychologie, qu’à se faire un bien authentique. Toutefois, si elles produisent des rêves, ces faux-motifs seront révélés. L’absence de rêves prolongée sera comme toujours l’indice d’une résistance qui alertera le thérapeute.

Ce cahier est donc en principe un outil très utile pour la conduite des séances, le thérapeute venant alors évaluer l’auto-analyse et la corriger si nécessaire: c’est évidemment nécessaire au début, et de moins en moins à mesure que l’acquis se consolide.

Les phases de l’analyse

Une analyse passe généralement par des “hauts et des bas”, une alternance d’élévations et de chutes : mais pour prendre une image mathématique, une analyse bien menée, avec un parient réceptif, se traduira pour ce dernier par une “courbe d’état d’âme” ressemblant à un “sinusoïde amortie” dont la valeur médiane tendrait à croître continûment avec le temps, tandis que la période d’oscillation diminuerait. Autrement dit, avec les progrès de l’analyse l’exaltation se greffera moins sur l’enthousiasme et donc ne s’égarera plus dans des “hauts” vertigineux, tandis que les désespoirs ambivalents à de telles exaltations et leur succédant forcément seront de moins en moins profonds et durables à mesure que la technique d’élucidation et contre-valorisation s’affine. Le psychisme de plus en plus libéré des exaltations nerveuses et banales devient une “demeure” de plus en plus agréable à vivre.

Le tableau qui suit est schématique et ne doit pas être pris à la lettre. Chaque thérapie se déroulera en réalité selon une séquence spécifique, dépendant de la constellation du patient, de son âge, des conditions extérieures, des accidents de sa vie…. Pourtant, un tel schéma de référence garde un sens, car il est dans ses grandes lignes déterminé par la légalité du fonctionnement psychique. En ce sens, le connaître présente une utilité pour les thérapeutes comme pour les patients.

Ces derniers sont bien sûr les premiers concernés par les progrès de leur thérapie: ils le sont de tout leur être, conscient et extra-conscient. En témoignent ce que l’on appelle les “rêves de bilan” qui émaillent le cours de toute thérapie diélienne. Du reste, c’est la traduction des rêves qui fournit le “baromètre psychologique” le plus sûr à travers toute une thérapie.

La rencontre avec les conceptions théoriques et les valorisations concrètes de la psychanalyse introspective est un choc profond pour quiconque. La vanité peut arc-bouter, créant toutes sortes de réactions de fuite et leurs fausses-justifications. Mais si l’élan emporte, surtout au point de s’engager dans la thérapie, c’est porté par l’espoir responsable : l’individu entrevoit l’ampleur de sa faute essentielle, et donc la possibilité de surmonter une souffrance qui dépend avant tout de lui-même. Ce choc d’espérance induit ainsi un état initial d’élévation.

Mais les idéologies conventionnelles, spiritualistes ou matérialistes, règnent sur la psyché du débutant bien plus qu’il ne veut l’admettre : elle induiront une première vague de résistance, et donc une chute dans des doutes angoissés. Le travail analytique s’attachera alors à démontrer les erreurs de ces conventions, et toutes leurs conséquences insatisfaisantes. Si l’adhésion l’emporte, le patient éprouvera un regain d’élan, une nouvelle phase d’élévation.

Who’s afraid © Arthur Young, 1915

Cependant, la tâche exaltée est profondément ancrée dans la constellation du nerveux. Comme déjà évoqué, s’il a déjà suffisamment évolué pour désinvestir dans les promesses fallacieuses de la politique, des religions ou de la scène artistique (les tâches exaltées secondaires), il devra généralement traverser cette phase assez longue dans laquelle sa tâche exaltée principielle (devenir un saint) se reconstitue et s’intensifie en tâche exaltée de psychologie: les obsessions coupables, les symptômes, les accès de déchaînement banalisant vont se présenter comme échappatoires subconscients à l’imposition écrasante elle aussi subconsciente d’incarner l’idéal de lucidité et de sublimité. C’est une rechute.

Mais la souffrance coupable s’intensifie tant, et l’intervention thérapeutique s’y attache avec une telle précision, que le poids absurde de la tâche exaltée devient plus conscient, et le patient commence à la dissoudre plus authentiquement : c’est à nouveau une élévation, et cette fois sur un plan plus profond et durable.

Le nerveux relativement libéré de la tâche exaltée d’esprit et de l’ascétisme prend goût à la réalisation de ses désirs matériels et sexuels naturels. Mais le désir de rattraper le temps perdu peu s’exalter au point que ces désirs terrestres en viennent peu à peu à occuper tout le “terrain” car les véritables satisfactions de la spiritualisation-sublimation sont encore mal conçues. Le sujet se disperse dans une chute banale.

Le regret de l’harmonie perdue, ou une difficulté accidentelle, ou la traduction des rêves si l’analyse se poursuit, réveillent à nouveau l’élan du patient, qui se reprend dans un effort de re-concentration de ses sentiments, et de limitation de ses désirs terrestres pour mieux les intensifier. Il revient à une phase d’élévation.

Sa délibération s’oriente de plus en plus vers la réussite intérieure, limitant l’investissement dans la réussite extérieure au juste nécessaire pour maintenir le niveau d’aisance matérielle jugé suffisant. Les avantages de la limitation à cet égard en termes de temps et liberté gagnés deviennent plus clairs. Sa vie d’esprit réactivée lui permet de voir la vie plus largement et profondément. Éventuellement, Il reconstruit ou amplifie sélectivement sa culture, non plus pour en faire étalage ou assurer sa supériorité sur les autres, mais pour mieux asseoir sa nouvelle maturité, nourrir sa capacité à valoriser juste et à ressentir profondément.

L’autonomie méthodique étant acquise, la personne poursuit son harmonisation à travers les inévitables accidents de sa vie… Le regret de l’harmonie perdue activera chaque fois que nécessaire l’analyse consciente des faux motifs, qui se seront manifestés par une symptomatique désormais bien connue : l’hygiène intérieure active et consciemment délibérée est devenue un motif central.

Le vieillissement et l’approche de la fin de vie exigeront toujours plus de force d’acceptation : jusqu’au bout de la route la thérapie réussie nous aura armés pour le combat essentiel qui vise à toujours retrouver la joie de vivre, à éprouver toujours mieux le sens de la vie.

La durée de l’analyse

L’intensification des résistances, soutenues par toutes les conventions déterminent malheureusement souvent une fuite prématurée. L’angoisse d’abandonner la tâche exaltée , la béquille, pseudo-adaptation vitale du nerveux ou névrosé l’emporte.

Pour ce qui est de l’analyse qui réussit, la durée est très variable selon l’individu et sa demande : quelques semaines ou mois s’il s’agit seulement de rétablir l’orientation perturbée chez un être de bon sens, quelques années chez un nerveux pour se libérer de la tâche exaltée, se réadapter socialement et au plan familial, et acquérir une autonomie de l’auto-contrôle, a priori plus longtemps chez un névrosé.

L’analyse d’approfondissement pour qui envisage d’aider autrui, si tant est qu’il ou elle en a le goût et le talent psychologique, demande au moins d’accéder au stade de dissolution de la tâche exaltée, et une maîtrise avérée de la traduction des rêves. Cependant, la supervision par un analyste plus expérimenté reste indispensable.

Conclusion

Dans le cadre limité de cette présentation je n’ai pu bien sûr traiter mon sujet de manière exhaustive. Par exemple, j’ai très peu évoqué la variété des symptômes névrotiques. Ce n’est pas qu’ils n’aient pas à être pris au sérieux par le thérapeute : au contraire le calcul psychologique permet à ce dernier d’en comprendre la signification symbolique et de diagnostiquer avec précision les faux-motifs qui les entretiennent. Mais Diel a montré qu’il n’est pas nécessaire de les attaquer “de front” sachant qu’ils disparaîtront à mesure que le calcul de satisfaction du patient s’assainit. La démonstration expérimentale répétée de la justesse de la théorie est la voie la plus sûre d’induire cet assainissement.

Après l’oeuvre fondatrice, puis les contributions de Jeanine Solotareff [2], Il reste bien des livres à écrire pour documenter d’un point de vue diélien la variété des pathologies individuelles, leur évolution favorable grâce à la thérapie, ainsi que les erreurs à éviter : espérons que les générations futures de thérapeutes diéliens, y pourvoiront. Soyons confiant qu’un jour, la méthode sera tellement comprise et universellement pratiquée qu’il ne sera même plus nécessaire de préciser “diélien” ou “introspectif“. Les dinosaures ont bien disparu…

Une conférence de Hervé TOULHOAT,
Association de Psychanalyse Introspective, API

Bibliographie
  1. Paul Diel, Psychologie de la motivation (Paris, 1947 – voir en particulier la deuxième partie “l’application thérapeutique“)
  2. Jeanine Solotareff, L’aventure intérieure (Paris, Payot, 1991)
  3. Jeanine SolotareffLa conquête de soi (Paris, Ellebore, 2006)

Hervé TOULHOAT présente son “Symbolisme dans la mythologie celte” (Ellebore, 2012)

Issu d’un milieu artistique, Hervé Toulhoat est né à Quimper en 1954. Ingénieur chimiste, il a été Directeur-adjoint de la Direction Scientifique d’un grand organisme de recherche public. Chercheur réputé en catalyse, il est auteur de nombreuses publications scientifiques. Élève de Jeanine Solotareff, il est aussi depuis de longues années un praticien averti de la méthode introspective de Paul Diel, le fondateur de la psychologie de la motivation. Hervé Toulhoat est une des chevilles ouvrières de l’Association de Psychanalyse Introspective (API).


A propos et autour de Paul Diel, ailleurs dans la wallonica…


D’autres discours…

DIEL : Psychologie de la motivation (étude anonyme)

Temps de lecture : 21 minutes >
Masque de Paul DIEL par Jane Diel
Les modèles psychologiques de développement personnel
Première partie
Interprétation systémique du modèle psychologique de Paul DIEL

[…] Cet essai est une interprétation libre du modèle psychologique de Paul Diel, le croisant de manière transversale avec d’autres systèmes [voir glossaire en fin d’article] de représentation. Les puristes de cette discipline y verront à juste titre quelque amateurisme. Le but est de mettre ce modèle vivifiant et trop méconnu à la portée des curieux. La démarche se veut logique et pragmatique. Elle ne relève en aucune manière de croyances ésotériques. A chacun de l’évaluer et de l’approfondir, en vérifiant les sources. Les exemples tirés de la littérature, de la musique ou du cinéma sont donnés pour illustrer le propos […]

Bien que prévenu par Circé du danger de l’épreuve, Ulysse ne put résister à la tentation d’écouter le chant des Sirènes. Il mit en place un stratagème qui lui permit d’assouvir sa curiosité sans mettre en péril sa vie ni celles de ses compagnons. Il fit mettre de la cire dans les oreilles des marins afin qu’ils soient sourds au chant des Sirènes. Quant à lui, il se fit attacher solidement au mât du navire.


[…] Le postulat fondamental de la psychologie de la motivation est l’existence, mise en lumière par Paul Diel (1893-1972), d’une instance psychique particulière, le surconscient, l’élan évolutif. Ce mode de fonctionnement plus-que-conscient de la psyché se manifeste par l’intuition et la créativité. Il s’exprime de manière symbolique, notamment dans les rêves et les mythes (rêves collectifs). Le surconscient représente l’aspect positif de notre inconscient. C’est une forme évoluée mais inachevée, de l’esprit animal préconscient : l’instinct.

Ce principe étant admis, nos processus mentaux si complexes soient-ils, peuvent se décrire selon un schéma fonctionnel assez simple, que nous allons essayer de résumer en quelques lignes.

Système ouvert sur le monde, la psyché se rapproche d’un dispositif cybernétique, finalisé et dirigé vers des buts. Son interaction avec le monde extérieur a pour résultat les désirs, produits de rétroactions hiérarchiquement organisées, les motifs d’action (1) [les liens des n° renvoient à la Deuxième partie, ci-dessous]. Son régulateur est régi par un principe d’organisation interne : le désir essentiel d’harmonie fournissant la consigne au système. La joie et son opposé la coulpe qui est une sensation d’insatisfaction, sont des mesures d’écarts par rapport à cette consigne et la perception au niveau de notre conscience de signaux de régulation. Joie et coulpe se déclinent au niveau conscient en gammes de sentiments (2). La satisfaction des désirs se traduit in fine par l’activité humaine.

La formation de soi, l’accomplissement personnel, relève d’une harmonisation de nos désirs dans la diversité. Chez l’animal, la majorité des rétroactions émanant de l’instinct sont figées (3). Il n’en va pas de même au niveau humain, car de nombreux motifs se bâtissent dans la psyché par l’éducation et la confrontation aux aléas de la vie (4). Selon le principe de la variété requise de nouvelles expériences sont nécessaires pour augmenter le niveau de complexité du système de régulation et l’étendue de nos motifs, en améliorant de manière stable la réponse aux interactions (5). Ce processus traduit pour chaque personne un but en continuelle évolution, constituant le sens même de toute vie humaine.

Des boucles parasites, les faux motifs (6), se constituent cependant au niveau subconscient, inconscient négatif et viennent perturber ce fonctionnement idéal. La source du désordre (7) est la fausse justification représentant une altération de la consigne du désir essentiel, méconnaissance ou ignorance des signaux de balisage de notre conscience. Paul Diel expose dans son oeuvre maîtresse, le détail des mécanismes de l’élaboration des faux motifs. Pour simplifier, la théorie distingue deux tendances à la déformation psychique inconsciente :

  • La banalisation qui est une multiplication excessive des désirs matériels, par inhibition du désir essentiel et prédominance des rétroactions positives d’amplification. La banalisation conduit à l’agitation et la dispersion (variété sans harmonie).
  • La nervosité qui, à l’inverse, est une exaltation du désir essentiel, se manifeste par un excès de limitation des rétroactions négatives sur les désirs matériels. La nervosité conduit à l’ascétisme, impuissance à maîtriser les interactions avec le monde réel (harmonie sans variété).

La banalisation est la déformation socialement la plus répandue (8), devenant de ce fait une norme (matérialisme) mais il existe également des déformations collectives de type nerveux (fanatisme religieux). Chaque déformation trouvant sa justification vaniteuse dans le contre-exemple de la déformation opposée en revêtant de nombreuses variantes. Ces déformations conduisent finalement à l’instabilité à des degrés divers, pouvant mener à la folie et la destruction (9).

Les motifs sont faussés, les actions aussi le sont et toute la vie humaine en souffre. C’est de cette souffrance et de la nécessité de la surmonter que parlent les mythes. Les récits de la mythologie grecque sont, symboliquement, des schémas typiques de configuration de la déformation psychique (10). La correspondance des mythes avec le modèle psychologique de Paul Diel constitue une vérification de sa méthode d’observation (11).

La grille de lecture proposée, cette devise “Connais-toi toi-même” inscrite au fronton du temple d’Apollon à Delphes, est universelle : l’unique condition de la connaissance de soi est l’aveu des motifs cachés. Son champ d’application s’étend largement au-delà des mythes. Elle permet notamment de décrypter, les chefs-d’oeuvres de l’expression artistique (théâtre de Shakespeare, opéras de Mozart, cinéma de Kubrick, etc.), la genèse des grands conflits de l’histoire (la décadence de la République romaine ou la barbarie de la seconde guerre mondiale) mais encore l’actualité de la destruction écologique de notre planète. Les exemples sont innombrables. Le champ de réflexion de la psychologie de la motivation est immense et reste ouvert (12).

Un des pères de la physique contemporaine avait coutume de dire que pour comprendre la nature et notre place parmi elle, la culture humaniste conduisant à une connaissance spirituelle du monde sensible dans sa totalité, est nécessaire. Le discours des Sirènes en faisant miroiter l’omniscience met sa victime face au fantasme archaïque de toute-puissance. Le progrès technique est indispensable. Qui pourrait nier, par exemple, l’importance de la recherche médicale ? Tout progrès doit cependant être accompagné des valeurs spirituelles (vérité, beauté, bonté) pour conserver un sens.

L’accomplissement personnel procède d’une vision introspective de nos motifs d’action et de la recherche d’une harmonie de nos désirs dans la diversité.

La première condition de cet accomplissement est de connaître notre désir essentiel d’harmonie. La seconde est de reconnaître notre part de vanité et de fausse justification pour tenter de la corriger.

Deuxième partie
Fonctionnement du modèle
    1. Les désirs ont pour origine les pulsions, matérielles (conservation de l’individu), sexuelles (conservation de l’espèce) et évolutives (transformation adaptative de l’individu et de l’espèce). Ils sont matériels (nourriture, habillement, habitation, santé et sécurité, travail et rémunération) et sexuels. Mais également, dans la signification d’un élargissement de la pulsion évolutive, spirituels (acquisition de connaissances et de compétences, voyages et découverte, culture, sports, arts, religions, etc). Les désirs sont souvent contradictoires et interfèrent les uns par rapport aux autres, d’où la nécessité de la recherche de buts et d’une harmonie. Il va de soi que les besoins matériels élémentaires doivent pouvoir être satisfaits en préalable de la quête d’un épanouissement dit spirituel. L’accomplissement spirituel est une étape qui dépasse en la complétant, celle de la lutte pour la vie et de la survie (les arts martiaux illustrent ce prolongement évolutif).
      Les motifs d’action sont des « scénarios de satisfaction » des désirs, le plus souvent forgés depuis la petite enfance : simples conditionnements découlant de nos habitudes ou à un niveau plus élaboré, procédures résultant de nos pensées ou bien croyances. La pensée peut-être affective (images mentales chargées d’émotion) ou logique (association de concepts grâce au langage). Les motifs donnent un sens à la réalité en lui imposant une règle de filtrage sans laquelle nous serions submergés d’excitations, mais ils déforment cependant notre perception de la réalité.
      Le bombardement de la publicité (pensée affective), la préparation d’une recette de cuisine (procédure), le diagnostic d’une panne (pensée logique) ou la conduite d’une automobile (conditionnement de nos habitudes), sont des exemples de scénarios de satisfaction des désirs.
      Les motifs naissent de prédictions et de la réussite de leur calcul de satisfaction, selon un principe d’apprentissage par la méthode essai-erreur, d’où le rôle essentiel de la mémoire dans ce processus. Un motif est en lui-même une rétroaction positive : la satisfaction du besoin produit l’accroissement du désir et génère à son tour d’autres désirs. Un motif doit de ce fait comporter des éléments de rétroaction négative, le dirigeant vers un but. Cette consigne n’est pas prédéterminée : c’est à chacun de la trouver.
      Le désir essentiel indiquant seulement une direction au moyen des valeurs guide. Les motifs sont ainsi des objectifs, se fondant en partie sur des raisonnements, dont la réalisation est en général reportée dans le temps. La patience est le facteur de consolidation et d’harmonisation progressive des désirs. Ces objectifs se concrétisent le moment venu au travers d’une action.
      Les scénarios s’assemblent pour former des projets et sont contrôlés à un niveau supérieur d’organisation par d’autres motifs, les stratégies. L’ensemble des motifs constitue la personnalité. Les projets s’échangent et fusionnent au niveau social par le biais de la communication. Les affinités et la sympathie sont une communauté de motifs rapprochant les êtres.
    2. Quelques sentiments motivant nos désirs :Les sentiments sont indissociables des motifs d’action et accompagnent la recherche du plaisir ou la fuite de la douleur, propres à l’instinct de conservation. Les sentiments concourant à la joie s’unissent et cherchent à se compléter (principe d’harmonie). Les sentiments relevant de la coulpe contribuent à la tristesse et divisent (principe de disharmonie).
      Pour employer une image commode, la gamme des sentiments peut être comparée au spectre lumineux. La joie, le blanc, est la somme idéale de toutes les couleurs de l’arc en ciel. La coulpe représente, à l’opposé et par soustraction, le noir. Le blanc réfléchit la lumière, le noir l’absorbe mais fourni aussi, par petites touches, le contraste de la détermination. Les sentiments sont une valorisation subjective des scénarios de satisfaction dont le spectre se révèle au travers du prisme des centres d’intérêt. La banalisation ou la nervosité ne permettent de rencontrer, ni la joie (harmonie des sentiments), ni le bonheur (état de stabilité dans la joie).
      Nos motifs d’action doivent, pour être efficaces, se développer dans le discernement et la recherche de la vérité (harmonie du sens) mais aussi avec juste mesure, dans la bonté (harmonie du rapport à autrui) et l’esthétique (harmonie de la forme permettant de reconnaître un sens).
      Dans la conduite d’une automobile, par exemple, un changement imprévu d’itinéraire met en jeu un ensemble de raisonnements pour modifier l’objectif (atteindre la destination) selon de nouvelles contraintes. Ce calcul de satisfaction s’appuie sur un certain nombre d’hypothèses reposant sur l’expérience du conducteur , non garanties cependant à 100%. Il en résulte un sentiment de confiance, si la probabilité d’un accomplissement (la réussite du voyage) parait forte. Une mésentente avec un passager peut venir brouiller le scénario dans un contexte d’hostilité ou au contraire, la courtoisie, favoriser un partage d’informations. D’autres considérations peuvent également entrer en ligne de compte, comme la satisfaction de pouvoir admirer un paysage remarquable ou la perspective d’embouteillages, la compassion éprouvée face au mal des transports d’un enfant, etc. Cet aperçu montre que les sentiments peuvent être utiles et guider nos choix dans la complexité. Nous vivons dans un monde immense de sensibilité et de sens qui s’enchevêtrent pour tisser une vie profonde. Si la réalité du monde sensible était strictement déterministe, nous serions des automates dépourvus de sentiments. Le sens de la vie est fort heureusement différent, car dans ce monde, il n’y aurait finalement aucune place pour la créativité et la recherche du bonheur.
      Le flux incessant des sentiments valorisant nos motifs constitue nos états d’âme qu’il convient d’évaluer et de contrôler. Les états d’âme positifs (concourant à la joie) facilitent l’élargissement de nos pensées en une vision globale et intuitive du monde. Ils donnent d’avantage de discernement envers les buts à se fixer pour réussir. Ils nous permettent un meilleur auto-contrôle et nous aident à nous engager dans des comportements nécessitant une contrainte immédiate pour des bénéfices différés. Les états d’âme négatifs (relevant de la coulpe) nous ferment en revanche l’esprit. Nous jugeons alors le monde qui nous entoure de manière obsessionnelle sur des détails particuliers, coupant inutilement les cheveux en quatre, au lieu de le regarder dans sa beauté. Les états d’âme négatifs ne privent pas forcément d’éprouver des états d’âme positifs. Inversement, la montée d’états d’âme positifs ne supprime pas toujours les négatifs. Ces deux états sont en général mêlés. Le dialogue avec autrui est ce qui permet de réduire la subjectivité de nos sentiments et de trouver un équilibre.
    3. Il a été établi que certaines plantes ont un fonctionnement analogue dans la stratégie d’adaptation de leur espèce. Elles possèdent, à leur manière, une sensibilité au désir essentiel. Cette propriété, inhérente à la vie, est un paramètre de l’évolution. La beauté des fleurs, les parades amoureuses et l’harmonie du chant des oiseaux sont une illustration de l’immanence des valeurs guide. L’évolution des espèces est de ce fait, le théâtre d’une accélération de l’extension de la conscience. Le principe d’auto-organisation étant de transformer, au niveau de l’univers, le temps en information. Chaque être est à cet égard un essai, pour réaliser l’harmonie. L’évolution du cerveau reptilien entraîne, par exemple chez les mammifères, un comportement de protection de la progéniture, saut qualitatif favorisant la survie de l’espèce. L’élargissement de la conscience s’étend bien au-delà chez l’homme, via notamment ses préoccupations sociales et devient possible pendant la durée d’une vie. Cette évolution n’est pas terminée et continuera à se développer.
    4. Les besoins sont inséparablement individuels et collectifs. Les scénarios de satisfaction validés par l’expérience se construisent par le jeu des interactions sociales pour constituer les motifs individuels. Il est important de souligner le rôle de la morale dans ce processus. Ce que l’on appelle habituellement la morale (par opposition au moralisme), fait référence à un ensemble de motifs d’action prêts à l’emploi, adaptés aux circonstances du milieu et de l’époque , validés dans le sens de l’intérêt général. La morale dans son ensemble constitue une macroéconomie des désirs. Son principe est l’égoïsme conséquent qui, sous sa forme saine, ne peut trouver l’ultime satisfaction que par l’union réjouissante avec autrui. Sa déformation se rapporte à l’égocentrisme.
    5. Lorsque la variété des excitations fait défaut, la mesure d’écart se traduit par un sentiment particulier de coulpe : l’ennui. Le sentiment lié à la maîtrise des rétroactions négatives stabilisatrices est celui de la paix, l’anxiété est son contraire. L’instabilité est d’une manière générale , génératrice de stress. Mais c’est aussi ce qui permet d’évoluer. L’anxiété doit pouvoir être limitée et contrôlée.
    6. La fausse motivation est essentiellement issue de la pensée affective. La rumination mentale et les croyances imaginaires alimentent le processus, déconnecté de la réalité, de renforcement en boucle des faux motifs. Les faux motifs sont par nature inadaptés et détruisent le sens de nos pensées (annexe 1). Ce processus résulte du refoulement subconscient de la coulpe. En tant qu’avertissement salutaire, la coulpe est un signal d’anomalie. Son rôle est de provoquer le perfectionnement d’un scénario de satisfaction, ou son abandon quand cela n’est pas possible. L’erreur réside dans son refoulement et le maintien qui en résulte de raisonnements insuffisants et erronés ou de mauvaises habitudes, les balayant en quelque sorte sous le tapis. Défauts de comportement et irritabilité en sont la manifestation et la conséquence immédiate. Les faux motifs et la coulpe refoulée ne sont pas totalement inconscients, ce qui permet leur observation. Nous pratiquons tous cet examen intime, introspection semi-consciente de nos pensées et sentiments nuisibles, en les projetant le plus souvent sur autrui.
    7. Selon les lois universelles de la thermodynamique, les désirs représentent un flux d’énergie émotionnelle dont la source est une force et un potentiel : le désir essentiel, force d’âme. Tandis que les faux motifs concourent à la dissipation de cette énergie. La pollution des faux motifs constitue en cela la part entropique de tout processus d’évolution d’un système ouvert. La fonction du désir essentiel est précisément de réduire ce désordre. Il n’est pas ici question d’élimination , puisqu’un équilibre dynamique implique nécessairement un flux permanent d’entropie : l’harmonie dans la diversité est une asymptote.
      La loi d’énergie maximum de Lotka, établit que le rendement optimum est naturellement voisin de 50% (compromis entre erreur et diversité). La tendance banale consiste à privilégier le flux des excitations au détriment de ce rendement (filtre mental incohérent), en raison d’un gaspillage important d’énergie. Inversement, la tendance nerveuse recherche un ordre rigide en réduisant le flux des excitations, en s’isolant du monde (filtre mental trop étroit). Dans les deux cas le filtre mental est inapproprié et parasite, le flux énergétique des désirs, la motivation et l’efficacité d’une action se trouvent diminuées.
      Le développement de la personne s’obtient , à l’optimum de diversité, en tirant ces courbes vers le haut. Le processus d’organisation des motifs est cependant contrecarré par un phénomène de résistance au changement appelé homéostasie. Cette cause première de la fausse justification se rapporte à la peur de l’inconnu : la falsification de nos motifs est plus facile et mieux prévisible, qu’une intégration harmonieuse nécessitant la création de solutions nouvelles. Un choc est par conséquent souvent nécessaire pour sortir de l’ornière des faux motifs.
    8. L’activité humaine étant elle-même source d’excitations, la fausse motivation a tendance, par rétroaction sociale, à se répandre naturellement au sein d’un groupe. Le conformisme et le mimétisme des comportements traduisent le refoulement de l’anxiété. Cette déformation courante est nommée banalisation conventionnelle et coexiste avec d’autres formes moins fréquentes : la banalisation dionysiaque (débauche de tous les plaisirs), la banalisation titanesque (soif de domination et de pouvoir) et plus en marge, mais bien réelle, la banalisation démoniaque (l’ogre Barbe bleue). La montée d’un état d’esprit prédateur qui engendre la violence, est un signe d’instabilité incontrôlée, conduisant par effet boule de neige à une explosion.
    9. Les comportements illogiques et pathologiques de la banalisation, apparaissent lorsque la coulpe devient insupportable et son refoulement suffisamment profond pour devenir totalement inconscient. Parvenu ainsi à un certain niveau de crise et de désordre, le système ne peut plus retrouver en autonomie et de manière durable, un équilibre dynamique. Il est virtuellement condamné. Il existe également, une similitude étroite entre le modèle psychologique de Paul Diel et les symptômes les plus classiques de la maladie psychique. Une remise à plat des motifs est dans ce cas encore possible. Mais elle nécessite le décodage symbolique des symptômes pathologiques et l’intervention spécialisée d’un thérapeute. La dépression nerveuse (annexe 2) et le désespoir qui l’accompagne, est également un cercle vicieux pouvant mener de manière opposée à la banalisation à une implosion, en générant violence envers soi-même et pensées suicidaires. Il est absolument nécessaire à ce stade de consulter un médecin.
    10. Ces récits ne sont pas les seuls à aborder l’idéal de l’harmonie psychique. Le Christ des Évangiles (cette remarque étant dénuée de tout prosélytisme), offre une image du but évolutif de la personne, ayant un niveau absolu de sensibilité au désir essentiel (il est à la fois homme et Dieu), ayant parachevé la complétude et l’harmonie des désirs (symboliquement le royaume des cieux) et totalement exempt de faux motifs (symboliquement sans péché). Il incarne la totalité des valeurs guide (symboliquement la lumière et la vie). Satan représente à l’opposé, la personnification de la fausse justification, l’entropie et la mort. L’être humain se situe à mi-chemin entre ces deux extrêmes. Les invariants de la psychologie de la motivation se retrouvent dans toutes les grandes religions, devant de ce fait être également respectées, mais également dans de nombreuses fables et contes pour enfants.
    11. L’efficacité de l’introspection méthodique repose sur le principe que la révélation de l’erreur et l’acceptation des contraintes qui vont de pair, entraînent mécaniquement la recherche d’un juste calcul de satisfaction, la correction des faux motifs, la dissolution de la coulpe et finalement une extension harmonieuse des motifs accompagnée de joie (spiritualisation de la pensée et sublimation des sentiments). Cet effort personnel d’élucidation des faux motifs, le combat contre la vanité symbolisé par le mythe de Persée, représente le véritable exercice du libre arbitre. Il implique le choix et la responsabilité individuelle, mais demande la coopération face aux épreuves (solidarité du groupe, du couple, de la famille et des amis). Il n’est pas rare, du reste en observant autour de soi, de voir ce processus à l’oeuvre.
    12. Pour simplifier l’exposé, la déformation psychique a été présentée principalement comme une opposition entre banalisation et nervosité. La réalité est plus complexe et la simplification excessive de ce modèle risque d’emprisonner celui qui l’applique sans recul, dans des schémas improductifs. Il convient donc de clore cette étude imparfaite en ouvrant quelques pistes, tout en notant qu’un modèle aussi perfectionné soit-il, n’est pas la réalité mais seulement un système de représentation destiné à mieux comprendre. La réalité est plus subtile : elle échappe d’une certaine manière à tous les modèles.

Pour respecter davantage l’oeuvre originale, il est nécessaire d’évoquer les points suivants :

  1. La recherche d’un équilibre mental relève de quatre catégories d’objectifs : individuels, collectifs, matériels et spirituels. La fausse justification revêt plus précisément quatre aspects différents, selon qu’elle est exercée envers soi-même ou projetée sur autrui : la vanité, l’accusation, la culpabilité et la
    sentimentalité.
    En raison d’une relative incapacité par rapport à ses ambitions et de sa difficulté à maîtriser les interactions avec le monde réel, le nerveux se place dans le registre de la culpabilité (sous-estime de soi) et de la sentimentalité (surestime des autres personnes). Réciproquement le banalisé est par refoulement de la coulpe, dans celui de la vanité (surestime de soi) et de l’accusation (sous-estime des autres personnes). La fausse justification qui préjuge est à la fois jugement et condamnation, de soi (culpabilité) ou des autres (accusation).
    La relation avec autrui s’appuie et s’ancre dans la durée sur les sentiments, ce qui rend la maîtrise de nos états d’âme si importante. Une attitude positive face aux problèmes est possible et nécessaire en termes de rapports humains. Cette conduite se situe à l’intérieur d’un périmètre d’évaluation et de dialogue, dénué de vanité ou de culpabilité, de sentimentalité ou d’accusation, la  « zone de confort » à l’équilibre de l’écoute et de la parole.
    Ce comportement est le fruit du perfectionnement de nos croyances, raisonnements et habitudes, au travers de la richesse progressive des expériences que l’on nomme maturité. Son aboutissement est l’estime réciproque et la reconnaissance mutuelle dans la convivialité. Certaines personnes réussissent mieux que d’autres à atteindre ce but qui demeure relatif à la difficulté du contexte.
    La perception de nos motifs est semblable à l’objectif d’une caméra formant une vision cohérente de la réalité et qu’il convient d’ajuster au fil des expériences, afin de progresser dans les échanges. Le plan focal pertinent est la juste distance de l’écoute. Une certaine marge d’erreur entourant la zone de confort est nécessaire à la détermination d’une action. L’humour permet d’évacuer le stress modéré qui l’accompagne. Au-delà, la distorsion des faux motifs devient structurelle, le monologue de la pensée affective se substituant au dialogue. Cela peut aboutir à des comportements déviants (dépression, prédation), diminuant dangereusement (violence) la probabilité d’un accomplissement, en provoquant au bout du compte, frustration et rejet, colère et indignation.
    La psychologie de la motivation affirme d’autre part que la pulsion sexuelle élargie comprenant au niveau humain, l’union d’âme avec le partenaire , est nécessaire à l’épanouissement d’une attitude positive. D’où l’importance du couple en matière d’accomplissement. La sensualité motivée dans la joie, non valorisée dans la pseudo satisfaction vaniteuse ou sentimentale, est une réserve d’énergie émotionnelle illuminant la vie, source vitale de créativité (annexe 4). Une multitude de sentiments circulent, se rencontrent ou s’égarent entre deux personnes, qui nomment cette multitude amour. L’amour commence par une cour sincère et tendre, une danse harmonieuse. Sa magie prend fin avec elle. La séduction qui, dans le règne animal, ne sert qu’à procréer, aide à communiquer dans le nôtre. Cette qualité positive , unissant nature et culture humaine, peut cependant devenir une sorte de vertige ou de drogue : la séduction est ainsi devenue la véritable tyrannie de notre temps. Ce ne sont pas les tactiques de la séduction qui offrent de nouvelles possibilités pour changer notre vie, mais les sentiments.
  2. Le principe d’ambivalence stipulant que chaque excès dans un sens conduit à l’excès opposé, demande à considérer l’évolution de la déformation psychique dans le temps. Cette loi peut également s’interpréter en faisant référence à un phénomène particulier d’instabilité, appelé pompage. Les oscillations d’un système de régulation intervenant lorsque le gain est excessif (exaltation des désirs spirituels ou matériels). Il en résulte un cycle comprenant des phases alternées de banalisation et de nervosité. Le tout étant de parvenir à une stabilisation des objectifs en une ouverture harmonieuse de nos désirs.
    Le nerveux par exemple, recherchant la diversité aura tendance à se désinhiber de ses interdits excessifs de manière trop brutale, il passe alors en phase de banalisation. L’exaltation envers les désirs spirituels se renverse en tentations vers les plaisirs anarchiques et les jouissances. Sa culpabilité se transforme en vanité et la sentimentalité en accusation. Le cas extrême de double personnalité a été rendu populaire par la fable Docteur Jekyll et Mister Hyde. Le nerveux qui se banalise est plus communément un orgueilleux, tentant d’imposer sa vision et son filtre mental et qui utilise l’instabilité de son environnement comme un levier pour arriver à ses fins.De même le banalisé obligé de corriger ses écarts, ne serait-ce que par la limitation de ses ressources, peut basculer dans la nervosité et la dépression.
    La superposition mouvante des déformations psychiques banale et nerveuse en chaque personne, est illustrée par le célèbre roman Don Quichotte. Le “nerveux” Don Quichotte possède un niveau plus élevé d’élan évolutif mais il est instable. Le « banalisé » (Sancho Panza) joue, par sa maîtrise des excitations et de manière opportuniste, le rôle de stabilisateur. Dans cette fable cependant, les désirs exaltés, matériels (le gouvernement d’une île pour Sancho) et spirituels (l’idéal de la chevalerie pour son maître) entraînent le duo dans un cercle vicieux dépourvu de lucidité, à la fois comique et infernal, conduisant finalement à l’échec d’un accomplissement. Les erreurs de la banalisation et de la nervosité se rejoignent dans l’excès sans toutefois s’annuler ni se compenser.
  3. Il y aurait enfin beaucoup à dire sur l’extraordinaire séduction de la vanité et son pouvoir médusant ; le couplage et la résonance des motifs ; les interactions sociales chaotiques et les attracteurs, représentés dans les guerres par de grands prédateurs narcissiques. Empires et civilisations naissent et s’organisent puis disparaissent, au rendez-vous du nihilisme, dans la violence selon des cycles entropiques. Force est de constater que l’humanité trahie par ses illusions, à bien du mal à survivre malgré l’immensité de ses progrès techniques. La vanité est la cause de tous les désastres.
    L’humanité suit ainsi, de générations en générations, un scénario banal : chaque époque de l’histoire apporte son lot tragique d’injustices et de difficultés.
    Avis de tempête. La psyché collective résulte de la mise en réseau des psychés individuelles. Sa dynamique est comparable à l’instabilité des masses d’air de la météorologie et à leurs conflits. Le fait de savoir analyser ses perturbations au travers notamment des réseaux d’information, permet
    d’anticiper avec prudence une adaptation (ou un repli). Les déséquilibres économiques et sociaux sont particulièrement dangereux à notre époque, compte-tenu du rôle amplificateur de notre technologie : le battement d’aile d’un papillon peut rapidement se transformer en cyclone. Notre civilisation emportée par tous ses excès ressemble au mythe de l’Atlantide, rapporté dans les textes de Platon comme exemple à ne pas suivre, mais la leçon semble avoir été oubliée.
  4. Pour terminer sur une note positive, il serait réducteur d’aborder la question du développement personnel sans parler de l’analyse transactionnelle (AT) fondée par Éric BERNE (1910 , 1970), une autre personnalité marquante de ce qu’il conviendrait d’appeler, l’ingénierie de l’organisation mentale. L’AT se définit comme une théorie de la personnalité et de la communication. L’ AT n’a pas de relation formelle avec la psychologie de la motivation (PDM) mais elle recoupe son champ d’exploration. Ces modèles différents se sont développés séparément, ils relèvent cependant de finalités identiques : penser, agir et se comporter de manière cohérente envers soi-même et autrui, en se dégageant de nos scénarios parasites ou déviants, pour progresser et aller de l’avant. Il est par conséquent utile de compléter cette étude par un aperçu de la théorie de Berne. Une des idées induites par cette approche est que la connaissance de nos propres comportements et de leurs sources , peut nous aider à changer les comportements douloureux… la souffrance n’est pas inéluctable. Un grand nombre de pionniers ont par la suite marché dans les traces de Berne et développé ses idées dans un domaine particulier. Taibi KAHLER a modélisé dans cet esprit les types de personnalités (persévérant, travaillomane, promoteur, rêveur, empathique, rebelle) ainsi que les canaux de communication devant être utilisés afin de résoudre les problèmes de communication. Ce modèle baptisé Process Com est largement utilisé en entreprise.
    Éric Berne postulait que les grandes orientations de la vie sont décidées dès l’enfance, en prenant la forme d’un scénario de vie, non gagnant (banal), perdant (harmatique) ou gagnant. Il observait que ses patients agissaient comme le faisait l’un de leurs parents, sans avoir toujours conscience de l’origine de ces comportements. Berne définit tout d’abord un état du moi comme un système cohérent de pensées, d’émotions, et de comportements associés :
    – Le Parent correspond aux motifs d’action de la PDM hérités par imitation de figures parentales ou éducatives marquantes.
    – L’Adulte caractérise les motifs d’action convenant à la réalité d’ici et
    maintenant.
    – L’Enfant correspond aux motifs d’action qui sont une résurrection de
    notre propre enfance et de notre capacité à découvrir.
    Les états du moi peuvent être positifs ou négatifs. L’état Adulte est par définition positif. Nous sommes dans le Parent Contrôlant positif quand les directives du Parent à l’égard des autres ont réellement pour but de les protéger ou de promouvoir leur bien-être. Le Parent Contrôlant négatif décrit quant à lui des comportements parentaux qui impliquent un rabaissement de l’autre. Le Parent Nourricier positif implique une bienveillance émanant d’une position de respect pour la personne aidée mais le Parent Nourricier négatif signifie que l’aide apportée est donnée à partir d’une position de supériorité qui dévalorise l’autre. Il en est de même pour l’état Enfant. L’Enfant adapté positif consiste à appliquer de manière efficace les règles apprises de mes parents ou de mes professeurs. Je suis en revanche dans l’Enfant Adapté négatif quand je reproduis des modèles de comportements qui ne sont plus adaptés à ma situation de grande personne. Les comportements de l’Enfant Libre qui peuvent rendre ma vie plus belle sont classés comme positifs , mais si je satisfais des besoins irrépressibles au-delà de toutes limites, je suis alors dans l’Enfant Libre négatif.
    L’ AT étudie les phénomènes intrapsychiques au travers d’échanges relationnels appelés transactions, nom donné à un échange verbal et comportemental entre deux personnes. Les transactions sont complémentaires lorsque les deux partenaires s’adressent à l’état du moi dans lequel l’autre se trouve. La communication s’arrête lorsqu’une personne s’adresse à un autre état du moi que celui dans lequel se trouve son partenaire. On dit que les transactions sont croisées. Les transactions croisées sont le plus souvent maladroites et involontaires, mais elles peuvent être voulues pour mettre fin à un échange. Il existe également un second type de transactions doubles où une conversation se déroule dans un état conscient explicite, généralement Adulte, avec en même temps des transactions cachées échangées au niveau psychologique inconscient du Parent ou de l’Enfant, où se glissent les états négatifs de la fausse motivation et parasitant la transaction consciente.
    Les transactions sont motivées par la recherche de signes de reconnaissances renforçant nos comportements. Berne utilise pour cela un terme anglais « stroke » qui signifie à la fois caresse et coup de pied. Le signe de reconnaissance est un élément vital pour chaque personne. Une des lois fondamentales de l’économie des strokes observe qu’une personne accepte plutôt par défaut des strokes négatifs, émanant des états du moi négatifs d’une transaction, que pas de signe de reconnaissance du tout. Les strokes négatifs doivent en effet être distingués des méconnaissances. Contrairement à un stroke négatif, une méconnaissance ne me donne aucune indication sur quoi m’appuyer pour avoir une action constructive. Les signes de reconnaissance sont classés selon des critères conditionnels portant sur le comportement (ce que je fais) ou inconditionnels portant sur l’être (ce que je suis).
    Un stroke conditionnel négatif m’indique que quelqu’un n’aime pas la manière dont je me comporte et joue le rôle d’un signal d’alarme : je peux alors changer de comportement pour qu’on m’apprécie (relation +/+). Les strokes négatifs inconditionnels sont en revanche inutiles et mettent un terme à une relation , lorsqu’ils sont échangés de manière répétitive. La gestion des signes de reconnaissance requiert la capacité de savoir les donner, savoir les recevoir, savoir les demander, savoir les refuser et savoir se les donner à soi-même. Ces capacités sont variables d’une personne à une autre.
    Afin de satisfaire notre faim de stimulations et alimenter ainsi notre banque de strokes, chaque personne utilise son temps selon six modes différents, appelés structuration du temps :
    – Le retrait. La personne se met à l’écart physiquement ou psychologiquement. Le retrait évoque généralement une attitude de fuite envers le risque de recevoir des strokes négatifs. Mais il peut être également un moyen de se ressourcer.
    – Le rituel. Il s’agit de séquences standardisées d’échanges codifiés socialement. Permet d’échanger facilement des signes de reconnaissance positifs. Chaque groupe a ses propres rituels. La poignée de main est un exemple de rituel.
    – Le passe-temps caractérisant les conversations aux sujets stéréotypés telles que les conversations de salon. Les strokes obtenus d’un passe-temps sont plus intenses que ceux des rituels mais également moins prévisibles. Ils comportent par conséquent un risque plus élevé de recevoir des strokes négatifs.
    – L’activité. Comme son nom l’indique, il s’agit ici de séquences dont le but est de faire quelque chose. L’Adulte est l’état prédominant de l’activité. Les strokes apportés par l’activité sont en général décalés dans le temps et donnés à la fin de l’activité pour un travail bien ou mal fait.
    – Les jeux psychologiques, fondés sur des transactions doubles permettant des échanges de signes de reconnaissance intenses, mais négatifs. Le but d’un jeu est caché et hors du champ de conscience. Les strokes sont alors accumulés comme une collection de timbres patiemment constituée. Les jeux commencent par un appât ou invitation à jouer et se terminent par un coup de théâtre, lorsque la collection de timbres est complète et fait apparaître le bénéfice caché. Les déceptions sentimentales, souvent cruelles, sont le résultat de jeux. Le but inconscient des jeux est de renforcer le scénario de vie.
    – L’intimité correspondant aux moments où la communication est ouverte, basée sur la confiance, le respect et l’acceptation de l’autre. Elle permet des échanges de signes de reconnaissance positifs de grande qualité et de grande intensité. L’intimité se déroule en dehors du scénario de vie et constitue le plus imprévisible de tous les modes de structuration du temps. Les jeux sont pour cette raison généralement préférés à l’intimité, car ils sont prévisibles.
    Pour Eric Berne, l’objectif est de s’orienter sans cesse vers ce qu’il appelle l’autonomie. Cela répond à trois critères : conscience, spontanéité et intimité. Se diriger vers l’autonomie revient à quitter les influences négatives de son scénario personnel :
    Capacité de conscience. Être en plein contact avec l’ici et maintenant, prendre la réalité telle qu’elle est, sans la déformer.
    Capacité de spontanéité. Développer notre faculté à ne pas réagir à l’environnement par des comportements automatiques, mais comme nous le souhaitons et d’une manière adéquate à l’environnement. Cela implique notamment d’être capable d’utiliser nos trois états du moi et d’enrichir le panel de comportements de chacun. La spontanéité résulte pour une certaine part de l’Enfant libre positif (où se situe la notion d’esprit surconscient en PDM), qui ne doit pas être exclu des états du moi.
    Capacité d’intimité. Être en relation authentique avec l’autre, c’est-à-dire vraie et appropriée. Ce qui exclut toute manipulation ou jeu. Cela peut être un moment de partage amical comme une mise au point très franche. Il s’agit de développer une capacité à proposer un moment relationnel fort, comme de savoir le recevoir.
    Le but ultime de l’autonomie est la guérison scénarique, libération totale par rapport au scénario de vie, en apprenant à exercer spontanément de nouveaux choix. Cet accomplissement s’accompagne en général d’une guérison somatique. Une personne qui sort de son scénario modifie la manière dont elle utilise et vit son corps. Elle se libère des tensions chroniques qu’elle éprouve et sera soulagée de douleurs psychosomatiques […]

*L’article original a été posté, avant révision, sur SCRIBD.COM par Jefferson F. Dos Santos sans mention de l’auteur. Plus d’infos ? Contactez notre contributeur.
Source : scribd.com


Pour en savoir plus sur Paul DIEL et la Psychologie de la motivation :


Plus de discours sur l’Homme…

DIEL P., Le symbolisme dans la mythologie grecque (Paris, Payot, 1952) : Préface de Gaston Bachelard – Introduction

Temps de lecture : 19 minutes >
DIEL P., Le symbolisme dans la mythologie grecque, Etude psychanalytique (Paris, Payot, 1952, réédité par Payot & Rivages en 2002, ISBN 9782228896061)

Extraits de l’édition de 1952 du livre fondateur de PAUL DIEL, alors chargé de recherches au C.N.R.S. : Le symbolisme dans la mythologie grecque, Etude psychanalytique. Dans son introduction à l’ouvrage, Bachelard insiste :

Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de mythes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis a jour par la psychologie moderne. Tout l’humain est engagé dans le mythe.

EXTRAITS (1952)
PRÉFACE DE GASTON BACHELARD, Professeur à la Sorbonne

I. Le domaine des mythes s’ouvre aux enquêtes les plus diverses, et les esprits les plus différents, les doctrines les plus opposées ont apporté des interprétations qui eurent chacune leur heure de validité. Il semble ainsi que le mythe puisse donner raison à toute philosophie. Êtes-vous historien rationaliste ? Vous trouverez dans le mythe le récit obombré des dynasties célèbres. N ‘y a-t-il pas, dans les mythes, des rois et des royaumes ? Pour un peu on daterait les différents travaux d’Hercule, on tracerait l’itinéraire des Argonautes. Êtes-vous linguiste, les mots disent tout, les légendes se forment autour d’une locution. Un mot déformé, voilà un dieu de plus, l’Olympe est une grammaire qui règle les fonctions des dieux. Si les héros et les dieux traversent une frontière linguistique, ils changent un peu leur caractère, et le mythologue doit établir de subtils dictionnaires pour déchiffrer deux fois, sous le génie de deux langues différentes, la même histoire. Êtes-vous sociologue ? Alors dans le mythe apparaît un milieu social, un milieu moitié réel, moitié idéalisé, un milieu primitif où le chef est, tout de suite, un dieu. Et toutes ces interprétations, qu’on pourrait étudier tout le long d’une histoire, se raniment sans cesse. Il semble qu’une doctrine des mythes ne puisse rien éliminer de ce qui fut, un temps durant, un thème d’explication. Par exemple, entre le héros solaire et le héros humain, la compétition n’est jamais vraiment éteinte. L’immense nature explique la nature profonde de l’homme, et, corrélativement, les rêves de l’homme se “projettent” invinciblement sur les grands phénomènes de l’Univers. Un étroit symbolisme coordonne les valeurs mythiques et les valeurs cosmiques. Et la mythologie devient une suite de poèmes, et la mythologie est comprise, aimée, continuée par les poètes. Est-il meilleure preuve que les valeurs mythiques restent actives, vivantes ? Et, puisque tant d’explications peuvent en être données, n’est-il pas de meilleure preuve que le mythe est essentiellement synthétique ? Dans sa simplicité apparente, il noue et solidarise des forces psychiques multiples. Tout mythe est un drame humain condensé. Et c’est pourquoi tout mythe peut si facilement servir de symbole pour une situation dramatique actuelle. Il n est aucune de ces interprétations qui n’ait, depuis un siècle, bénéficié des progrès généraux des sciences humaines. Il semble qu’à chaque génération les appareils de l’érudition se multiplient et s’affinent. Ainsi, l’homme cultivé suit-il avec émerveillement l’approfondissement de nos connaissances des mythes.

II. Dans le champ des interprétations, c’est une nuance nouvelle qu’apportent les travaux de Paul Diel.
Sans doute, on a toujours compris que les mythes et les légendes nous dévoilaient les passions radicales du cœur humain. Mais, trop souvent, la critique scientifique des documents s’est faite à partir d’une science psychologique écourtée, d’une psychologie qui donne un coefficient dominant au “bon sens”, à l’expérience commune et claire. Et il n’a pas manqué d’historiens pour s’étonner de la soudaine intervention de la psychanalyse dans l’explication des vieilles légendes et des mythes antiques.
D’autre part, bien des psychologues classiques se sont alarmés de voir qu’un vocabulaire des “complexes” puisse s’encombrer d’un vocabulaire des mythes. Quel éclairage le psychiatre procure-t-il en nommant les complexes d’Oedipe, de Clytemnestre, d’0reste, de Diane… ? Ne sont-ce pas là autant de lumières artificielles et générales susceptibles de tromper sur l’infini détail, sur l’irréductible individualité du malade ?
Mais toutes ces critiques faiblissent, si l’on veut bien prendre conscience de l’extrême puissance d’explication, aussi bien vis-à-vis du passé que du présent, que manifeste la psychologie élargie de notre temps. On n’exagérerait rien, si l’on disait que le XX* siècle est caractérisé par une pan-psychologie, comme il l’est par une pan-géométrie. On pourrait actuellement développer systématiquement la psychologie d’un pan-psychisme, psychologie généralisée qui réunirait les examens qui vont de la psychologie des profondeurs à une psychologie quasi stratosphérique dans les interprétations du rêve éveillé. Si l’on accorde une telle largeur d’examen, aussitôt les rêves et les mythes se détendent, aussitôt leur symbolisme révèle à la fois sa complexité et son unité.
Les symboles resserrés dans le destin du héros mythique, Paul Diel va les étudier psychologiquement, comme des réalités éminemment psychologiques. Jusqu’à lui, on a surtout déterminé une sorte de symbolique anagénétique, en travaillant du côté social, du côté cosmique, du côté poétique – c’est-à-dire dans les sommets de l’humain. Mais dans une telle psychologie, sans cesse interprétative, qui déplace sans cesse les significations, qui risque ainsi, partie des symboles, de finir par des allégories, n’a-t-on pas perdu le sens immédiat des symboles ?
Mais, déterminer le sens immédiat des symboles ; n’est-ce pas là une tâche qui implique une contradiction ? Un symbole ne doit-il pas suggérer un au-delà de son expression ? N’implique-t-il pas un rapport essentiel entre deux significations : un sens manifeste et un sens caché ?
Ces questions ne dérangeront plus un lecteur assidu de Paul Diel. Car il s’agit précisément de s’installer dans la pure psychologie, de partir du postulat psychologique suivant : le symbole a une réalité psychologique initiale, une réalité psychologique immédiate, ou, autrement dit, la fonction de symbolisation est une fonction psychique naturelle. Les mythes sont autant d’occasions pour étudier cette fonction toute directe de symbolisation.

III. Quelle est alors la tâche précise, extrêmement précise, que se donne l’auteur ? C’est de désigner le fond psychologique du symbolisme mythique. Il ne refuse certes pas les lumières multiples de la mythologie. Mais, plus on a “interprété”, plus il devient nécessaire, si l’on ose dire, de désinterpréter pour retrouver la racine psychologique première?
Ce problème est devenu si difficile qu’on ne peut le résoudre au niveau d’un cas particulier sans avoir compris la méthode de désinterprétation et surtout sans avoir appliqué cette méthode sur un grand nombre de cas précis.
Il faudra donc étudier le présent ouvrage d’abord dans sa première partie de pure méthodologie, ensuite dans les exemples d’application de la méthode, exemples qui jouent le même rôle que les “exercices” proposés par le mathématicien à la fin de tous les chapitres de son manuel.
Le mot qui revient dans tous ces exercices, dans l’étude de tous les mythes grecs ultra-classiques examinés ici, est le mot “traduction”. Il faut, en effet, traduire dans le langage de la panpsychologie moderne tout ce qui est exprimé dans des récits toujours simplifiés par ce que Paul Diel appelle une “banalisation”. S’agit-il du mythe d’Asclépios, “l’indice de la banalité est précisément d’oublier les besoins de l’âme pour ne s’occuper que des besoins du corps. Ils sont symbolisés par Chiron.” Pour avoir tout le mythe de la santé, il faut considérer la triade Apollon, Chiron, Asclépios, et réussir les “traductions” qui en livrent les sens psychologiques divers et désignent l’axe de la symbolisation. Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de mythes, quand on aura découvert avec lui une sorte d’homéomorphie des mythes en apparence très différents, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis à jour par la psychologie moderne. Le personnage mythique a un surconscient, un moi et un subconscient. Il a son axe de sublimation et sa verticale de chute dans l’inconscient le plus profond.
Ainsi, tout l’humain -et non pas un simple aspect de l’homme- est engagé dans le mythe. Comme le dit Paul Diel : “Les mythes parlent de la destinée humaine sous son aspect essentiel, destinée consécutive au fonctionnement sain ou malsain (évolutif ou involutif) du psychisme.” Le héros lui-même et son combat représentent l’humanité entière dans son histoire et dans son élan évolutif. Le combat du héros est moins un combat historique qu’un combat psychologique. Ce combat n’est pas une lutte contre des dangers accidentels et extérieurs. C’est la lutte menée contre le mal intime qui toujours arrête ou ralentit l’essentiel besoin d’évolution. Ainsi, c’est tout le problème de la destinée morale qui est engagé dans ce livre écrit par un psychologue d’une grande finesse. Dans le détail des pages où, répétons-le, est appliquée une méthode de constante rigueur, on verra se développer, à partir de leur racine psychologique profonde, les valeurs morales qui font de l’évolution humaine une destinée morale.
Un mythe est donc une ligne de vie, une figure d’avenir plutôt qu’une fable fossile. Ortega y Gasset écrit : “L’homme n’est pas une chose mais un drame, un acte… la vie est un gérondif, non point un participe, elle est un faciendum, non point un factum. L’homme n’a pas une nature mais il a une histoire.” [cité par Gerardus van der Leeuw : L’homme et la civilisation, ce que peut comprendre le terme : évolution de l’homme. Apud : Eranos-Jahrbuch (t. XVI), 1949, P- 153-1] Plus exactement, l’homme veut vivre une histoire; il veut dramatiser son histoire pour en faire un destin.
C’est cette volonté d’histoire que les “traductions psychologiques” minutieuses et profondes de Paul Diel, mettent systématiquement à jour. On retrouve ainsi vraiment, dans l’étude des mythes que leur classicisme désigne comme des grandes histoires du passé humain qu’on pouvait penser périmées, le dynamisme toujours agissant des symboles, la force évolutive sans cesse active du psychisme humain.

Gaston BACHELARD


INTRODUCTION

L’exégèse mythologique, soucieuse de comprendre le sens des anciennes fabulations mythiques, leur trouve une signification du genre cosmique, météorologique et agraire. Elle montre que les mythes parlent des mouvements des astres et de leur influence sur les conditions de la vie humaine : saison de l’année, pluie, orage, inondations, etc. Il est clair que l’influence élémentaire exercée sur la vie terrestre par les évolutions astrales a dû impressionner au plus haut degré les hommes primitifs, et cette impression subjugante fut destinée à devenir décisive à l’époque où des peuplades errantes de chasseurs commencèrent à se fixer et à s’amalgamer, pour former des peuples agriculteurs, ce qui marque précisément le début de la création mythique. Le maintien de la vie dépendait de plus en plus de la régularité des phénomènes cosmiques et météorologiques, et l’imagination affective, fonction prédominante de la psyché primitive, incita les hommes (à peine sortis de l’ère prémythique et animiste) à y voir des forces intentionnelles, bienfaisantes ou hostiles. Ces forces se trouvèrent personnifiées par des divinités du jour et de la nuit (solaires et lunaires), et l’alternance entre l’apparition du soleil et de la lune fut imaginée comme la conséquence d’un combat que les divinités se livrent sans relâche dans le but d’aider les hommes ou de leur nuire. La saison des semailles qui précède l’hiver ainsi que le début du printemps et, finalement, tous les solstices furent marqués par des fêtes. Le lever du jour, la pluie fécondatrice, étaient reçus comme des dons, et l’homme adressa des prières aux divinités pour les remercier ou les implorer.
Cependant, si les mythes n’étaient rien de plus que l’ornement imaginatif de préoccupations d’origine utilitaire, il conviendrait de les considérer comme des affabulations naïves et arbitraires. Leur sens caché ne serait qu’un allégorisme infantile conforme à l’entendement rudimentaire d’une psyché primitive. L’intérêt que ces fables pourraient mériter, de nos jours, serait uniquement d’ordre historique, du fait que ces imaginations naïves ont donné naissance à des créations artistiques et que celles-ci sont susceptibles d’être considérées comme des documents permettant de reconstituer les croyances et les institutions, les coutumes et les mœurs de ces anciens peuples, de même que leur évolution cultuelle et culturelle, documentée par les stades successifs du style artistique.
L’unique méthode dont la mythologie pourrait user serait celle de la science historique en général, laquelle procède par des rapprochements et des recoupements, afin d’éliminer successivement les erreurs d’interprétation à l’égard des documents. La mythographie et la mythologie moderne ont pu ainsi obtenir des résultats extrêmement précieux, surtout en ce qui regarde le problème de l’interdépendance des différentes cultures mythiques et les traits caractéristiques de chacune. Afin de souligner son caractère de science historique, la mythologie fait actuellement preuve d’une tendance très prononcée à ne pas dépasser la méthode de rapprochement des documents. Il est intéressant de constater qu’il s’agit là – du moins en partie – d’une réaction très justifiée contre une ancienne forme d’interprétation à tendance faussement moralisante et dépourvue de toute méthode. Bien que la source de l’exégèse à tendance éthique remonte aux temps les plus reculés, ce courant a fini par s’épuiser et se perdre dans un terrain sablonneux aussi plat qu’aride. Mais, le fait que la trace d’un effort d’interprétation qui croit deviner à l’arrière-plan des combats mythiques une allusion aux conflits de l’homme se laisse poursuivre jusqu’à une époque qui suit de près celle de la création des fables mythiques, ne serait-il pas le signe qu’il s’agit là d’une forme d’exégèse imposée par la nature même des mythes ?
En effet, les évolutions des astres, représentées comme des combats entre divinités bienfaisantes et malveillantes, n’ont pas seulement des conséquences d’ordre utilitaire. L’immensité de ces phénomènes contraste trop avec la courte durée de la vie de l’homme pour que l’âme primitive ait pu éviter de se poser la question essentielle qui vise le mystère de l’existence : d’où vient-il que l’être humain est appelé à vivre au milieu de cette immensité qui l’effraie et qui pourtant le berce, et qu’advient-il de lui après sa mort ? – Mais, déjà, au long de la vie, l’imploration des astres divinisés ne peut avoir de sens que si l’homme lui-même remplit par son labeur et par sa discipline les conditions qui seules peuvent rendre utiles la fertilisation du sol par la pluie et le soleil. Les mortels doivent se montrer dignes de l’aide accordée par les divinités-astres dont le règne préside à la vie humaine de génération en génération et qui se trouvent appelés “les Immortels”.
A l’époque de l’épanouissement des cultures agraires, la psyché humaine a évolué vers une complexité qui est loin de la primitivité de l’animisme et même de l’allégorisme cosmique. L’imagination n’est plus seulement affective et divagante, mais expressive et symbolisante. Elle devient capable de créer des symboles, c’est-à-dire des images à signification précise ayant pour but d’exprimer la destinée de l’homme.
Ainsi s’ouvre à la contemplation le plan métaphysique, et à l’activité humaine le plan moral. L’être humain et son sort essentiel se trouvent inclus dans la symbolisation. Du fait que l’aspiration de l’homme et la bienveillance de la nature divinisée fusionnent en une commune intention et font ainsi leur rencontre sur un même plan symbolique, les hommes, en purifiant leur aspiration, peuvent atteindre l’idéal représenté par la divinité : le héros-vainqueur est symboliquement élevé au rang de divinité; et le symbole divinité peut prendre figure d’homme et venir visiter les mortels. Les divinités, qui anciennement représentaient des puissances astrales, sont devenues l’image idéalisée de l’âme humaine et de ses qualités.
La fabulation s’amplifie. Les divinités solaires et lunaires se dispersent en de multiples personnifications, et chacune se trouve caractérisée par des attributs spécifiques. Il se crée une multitude de fables qui racontent de ces divinités humanisées des aventures qui dépassent de loin les anciennes allégories relatives aux cours des astres, mais qui demeurent pourtant codéterminées par le cadre de l’ancienne signification cosmique ou météorologique. [Ainsi, Zeus, par exemple, lance l’éclair, ce qui est sur le plan de la signification météorologique une simple allégorie. Cette allégorie devient un symbolisme en s’amplifiant d’une signification à portée psychologique : Zeus devient symbole de l’esprit, et l’éclair lancé symbolise l’éclaircissement de l’esprit humain, la pensée illuminante (l’intuition) imaginée comme envoyée par la divinité secourable, source de toute vérité.] La signification symbolique qui se substitue au sens allégorique est d’ordre psychologique du fait qu’elle sous-tend l’activité intentionnelle des divinités anthropomorphisées. Les intentions symboliques des divinités n’étant que la projection des intentions réelles de l’homme, il se crée un courant d’obligations entre l’homme réel et le symbole “divinité”. L’homme se trouve, par un retour de sa propre projection idéalisante, comme “invité” à participer par son combat héroïque à la lutte que mènent pour son bien-être les divinités bienveillantes. Tout comme les anciennes imaginations à l’égard de la «lutte » des astres, ces divinités anthropomorphisées n’existent que par rapport à l’homme et ses besoins. Mais ces besoins, pour être en accord avec les intentions idéales dont le symbole est la divinité, ne concernent plus les utilités extérieures de la vie. Ils concernent de plus en plus la satisfaction essentielle, l’orientation sensée de la vie humaine : la discipline dans l’activité et l’harmonie des désirs. Cette satisfaction essentielle, le don ultime de la divinité, la joie, se réalise à travers l’activité, et même à travers l’activité utilitaire ; mais elle est déterminée par les intentions, par les désirs les plus secrets, dont la divinité devient le juge symbolique : le distributeur symbolique de la récompense et du châtiment. L’activité essentielle de l’homme, le combat héroïque, la purification des intentions, sont, symboliquement parlant, imposés à l’homme par la divinité : l’accomplissement, la purification des motifs, cause des actions justes, sont imaginés comme récompensés par la divinité ; les actions injustes, signe des intentions impures, des motifs désordonnés, provoquent l’hostilité de l’homme envers l’homme et produisent ainsi les maux terrestres, imaginés comme châtiments envoyés par la divinité. Les intentions impures se trouvent finalement figurées par des monstres que l’homme-héros doit combattre.
Ainsi, la figuration mythique, qui à l’origine ne parlait que des astres et de leurs évolutions imaginées comme une lutte entre les divinités, finit par exprimer les conflits réels et intrapsychiques de l’âme humaine.
Ici se pose le problème de toute la psychologie humaine peut-être le plus redoutable et le plus riche en conséquences et en enseignements. Il a été nécessaire de formuler, dès l’entrée dans l’analyse des mythes, la thèse du présent travail : la symbolisation mythique est d’ordre psychologique et de nature véridique. Mais cette thèse se heurte à une objection qui semble avoir pour elle toute l’évidence : comment est-il possible que le mythe ait pu symboliquement préfigurer la vérité à l’égard du conflit intrapsychique ? Il est indispensable d’esquisser dès maintenant la réponse.
L’homme primitif a vu les astres, et il a pu établir un rapport entre leurs évolutions et les phénomènes météorologiques dont dépendaient toutes les conditions de sa vie. L’imagination à tendance personnifiante étant la fonction prédominante de la psyché primitive, on voit très bien de quelle manière l’allégorisme cosmique a pu se former. Par contre, les motifs des actions humaines sont très difficiles à déceler. A la différence des astres et de tous les autres objets et événements, ils ne se présentent pas à la perception sensorielle. Affirmer la possibilité d’une prévision véridique à l’égard du conflit intrapsychique, c’est admettre l’existence dans l’homme primitif d’une sorte d’observation intime capable, sinon de comprendre, du moins de pressentir les motifs qui sous-tendent les actions sensées et insensées. Il semble que ce soit là une thèse inadmissible, à moins qu’elle ne se laisse vérifier par le fonctionnement général de la psyché humaine. Or, tel est précisément le cas. Il existe une sorte d’observation intime, aussi préconsciente que celle des mythes, mais qui est habituellement reniée, signe qu’elle est surchargée de honte. Toute la psychologie humaine est susceptible d’être développée à partir de l’analyse de cette honte et des différentes attitudes de l’homme à son égard (sublimation et refoulement). Toute la symbolisation du mythe, selon son sens caché, n’est rien autre que l’analyse de cette honte refoulante et de la valeur de l’aveu sublimant. Le fonctionnement de la psyché humaine est caractérisé encore de nos jours par un phénomène qui, pour être refoulé, n’en est pas moins évident : le fait que, sans s’en rendre compte, chaque homme use sans relâche et tout au long de sa vie d’une sorte d’observation intime à l’égard de ses motifs. Cette observation intime n’est pas en soi honteuse ; elle est même un phénomène biologiquement adaptatif, et, comme telle, elle est élémentaire et automatique comme l’instinct. Elle remplace la sûreté de l’instinct animal, car l’homme ne pourrait subsister, s’il ne scrutait pas sans cesse l’intention de toute son activité, soit pour contrôler ses propres actions, soit pour projeter dans la psyché d’autrui les connaissances ainsi acquises à l’égard des motifs humains, afin d’interpréter à leur aide les intentions de ses semblables et de trouver ainsi le moyen de s’imposer ou de se défendre. On est en droit de dire que cette introspection obscure de ses propres motifs et l’introspection projective, l’interprétation des actions d’autrui, occupent le plus clair du temps de la vie humaine ; elles sont la préoccupation la plus constante de chaque homme et la raison la plus secrète de sa manière d’être et de sa façon d’agir.
L’introspection-interprétation est souvent morbide, précisément parce qu’elle a un caractère automatique et incontrôlé. Elle se produit ordinairement au-dessous du seuil du conscient. Elle ignore la lucidité et l’objectivité qui caractérisent la pensée consciente ; elle est surchargée d’affectivité aveuglante et subjective. Moyen de défense biologique, l’introspection-interprétation a perdu la sûreté de l’instinct sans accéder à la certitude de la pensée lucide. L’espèce humaine ne peut plus régresser vers la sûreté instinctive ; pour s’orienter dans la vie, l’homme doit progresser vers la lucidité à l’égard des intentions. Mais la difficulté de cette progression évolutive fait que chaque homme dans son for intérieur se réfugie dans l’affectivité qui permet de justifier imaginativement les intentions insoutenables et de falsifier ainsi les motifs. A la nature biologique et adaptative de l’introspection-interprétation se surajoute ainsi un caractère mensonger et déformant qui devient cause de la honte secrète, à son tour susceptible d’être refoulée ou spiritualisée. La spiritualisation n’est rien d’autre que l’aveu du mensonge et, par là même, sa dissolution. Le refoulement est la réaction de loin la plus fréquente, car l’amour-propre veut que chaque homme se cache ses vrais motifs souvent inavouables et qu’il se pare de motifs pleins d’une sublimité mensongère.
Les conséquences de cette constante préoccupation extraconsciente sont de la plus haute importance tant pour la vie humaine en général que pour la formation et, partant, pour l’interprétation de cette image de la vie que sont les mythes.
Si les motifs sont faussés, les actions aussi le sont, et toute la vie humaine en souffre. C’est de cette souffrance et de la nécessité de la surmonter que parlent les mythes. Le seul moyen serait de remédier à l’interprétation erronée des motifs. Or, la nature elle-même a prévu ce palliatif. A l’amour-propre qui refoule affectivement les vrais motifs, correspond une affectivité qui dénonce le mensonge vaniteux à l’égard de soi-même, l’erreur vitale, la faute essentielle de l’homme. Cette affectivité avertissante n’est rien d’autre que la honte, mais qui se tourne contre elle-même : elle est l’appel évolutif qui se dresse contre le refoulement de la honte et qui exige sa spiritualisation. L’affect évolutif (le désir essentiel de l’homme) se manifeste -tant qu’il n’a pas trouvé satisfaction- sous la forme d’un sentiment d’angoisse à l’égard de la faute essentielle : le sentiment de culpabilité. L’angoisse coupable avertit de la rupture de l’intégrité des motifs et s’attache aux actions déficientes qui découlent des motifs faussés. Étant le pressentiment d’une erreur vitale, la culpabilité contient nécessairement la prévision obscure d’une direction sensée de la vie : elle est le germe d’une orientation vers le sens de la vie. Ce sens ne peut être que le contraire parfait de l’angoisse coupable qui répond à la rupture de l’intégrité intrapsychique : la joie qui répond à l’harmonisation des motifs et des actions. L’angoisse coupable est donc un tourment qui avertit d’une perte de joie, un regret qui exige son propre correctif. La prévision à l’égard du sens de la vie qui est inhérente à la culpabilité se complète donc d’une tendance active capable de réadapter au sens de la vie. L’ensemble de ces sentiments qui oscillent entre angoisse et joie constitue une instance biologiquement adaptative, une instance évolutive activante et prévoyante à l’égard du fonctionnement sensé et insensé du psychisme, une instance préconsciente, plus que consciente, surconsciente : la conscience. Loin d’être le résultat d’une prescription d’ordre surnaturel, l’instance surconsciente (la conscience) est le centre visionnaire d’où émane l’image mythique du sens de la vie : le symbole “divinité” (figuration de l’idéal d’harmonie et de joie) à partir duquel se sont formés tous les autres symboles concernant le combat héroïque, le combat destiné à surmonter l’erreur vitale : la fausse introspection-interprétation et son incessant calcul de justification mensongère.
Les mythes, ainsi compris, posent la psychologie devant son problème le plus essentiel : au lien de reculer devant cet abîme de subjectivité que sont les couches profondes de la psyché où s’élaborent les motifs, elle doit, sur le plan conscient, refaire ce même travail d’objectivation qu’a su effectuer sur le plan surconscient et imagé la vision mythique. Reculer devant cet effort d’élucidation serait renoncer à jamais à comprendre l’image de la vie, les mythes, et la vie elle-même.
Et, en effet, la psychologie moderne, dès qu’elle a commencé à s’occuper du conflit intrapsychique et de son analyse, s’est vue contrainte d’attacher son attention aux mythes et de s’apercevoir que ceux-ci, loin d’être des documents surannés et des fabulations arbitraires, doivent contenir une signification d’ordre psychologique et de portée très actuelle.
La psychanalyse freudienne, en étudiant les instances extraconscientes du psychisme, a découvert la fonction symbolisante. Ainsi fut établi qu’il est des productions psychiques dont la signification très précise mais préconsciente se trouve être en rapport avec le sens de la vie, avec la conduite sensée ou insensée (symptôme psychopathologique, rêve nocturne). Déjà, dans la théorie freudienne, le déploiement du sens moral (surmoi) se trouve mis en rapport avec un thème mythique (complexe d’œdipe). Une telle orientation contient déjà en germe la nécessité d’étudier la symbolisation mythique dans son ensemble et de la comprendre comme une préscience psychologique ; car, si un seul mythe renferme un thème véridique touchant le fonctionnement psychique, force est d’admettre -ne serait-ce que sous forme d’hypothèse- que tous les mythes doivent, suivant leur sens caché, traiter d’une manière véridique de la psyché et de son fonctionnement sensé et insensé. Aussi, l’école de Freud fut-elle -du moins en cette matière- dépassée par la théorie jungienne qui admettait que l’activité humaine soit déterminée en grande partie par des images-guides considérées comme innées (archétypes) qui ne sont rien d’autre que les symboles mythiques.
A l’heure actuelle, il ne peut être permis de poursuivre l’étude du fonctionnement extraconscient du psychisme sans rendre hommage à ces grands novateurs auxquels se joint Adler, dont les recherches ont considérablement aidé à l’élucidation du conflit intrapsychique. Il convient pourtant de souligner que les résultats exposés dans le présent travail sont fondés sur une méthode d’investigation qui s’éloigne radicalement de celle des auteurs cités.
Le fondement de l’étude actuelle se trouve exposé dans deux ouvrages précédemment publiés, dont l’un se présente comme une analyse du fonctionnement psychique (Psychologie de la motivation), tandis que l’autre est consacré à l’analyse du symbole central de tous les mythes (La Divinité).
La méthode d’investigation a été présentée par nous sous le nom de “calcul psychologique” car elle n’est rien d’autre que la reconstitution de ce calcul obscur de justification erronée qui se passe dans la psyché de tout homme, comme aussi dans celle du psychologue. Cette reconstitution n’est possible que gràce à l’objectivation de la faute propre et essentielle qui est celle de tous les hommes (la tendance à la fausse justification). Ainsi, cette objectivation n’a pas seulement -en tant que véridique- la valeur d’une sublimation active (dissolution de la faute essentielle) mais aussi celle d’une spiritualisation théorique (compréhension de l’erreur vitale). Une fois constitué, le calcul psychologique permet de comprendre les tenants et d’enrayer les aboutissants du calcul erroné, habituellement subconscient et incontrôlé. Il brise l’automatisme subconscient et devient ainsi -comme l’auteur l’a démontré- un instrument thérapeutique qui permet de poursuivre dans la psyché humaine en général (objet de l’étude psychologique) la décomposition ambivalente que subissent les sentiments, lorsque, exposés à la pression d’un conflit indissoluble, ils entrent en effervescence, créant ainsi l’état malsain d’exaltation imaginative. Le faux calcul subconscient crée et soutient l’exaltation imaginative ; le calcul psychologique la calme et la dissout. Or, l’exaltation imaginative est aussi pour la symbolisation mythique -on le verra- la cause fondamentale de toute déformation psychique. Ainsi, la découverte du calcul psychologique était en même temps la découverte du sens caché de la symbolisation mythique, et la preuve la plus éclatante de la véracité du calcul sera la démonstration de sa préexistence mythique.
La symbolisation mythique est un calcul psychologique exprimé en langage imagé. Si cette équation n’existait pas, la symbolisation ne pourrait avoir une véridique signification psychologique. La condition de constitution est la même pour le calcul et le symbolisme. Le calcul a comme condition, d’une part, la prévisibilité du fonctionnement psychique, c’est-à-dire sa légalité ; et, d’autre part, la possibilité de déceler cette légalité à l’aide d’une observation intime et méthodique. Or, il a été déjà démontré que ces mêmes conditions président à la constitution de la symbolisation. Dire que le mythe renferme une préscience psychologique implique deux affirmations : le fonctionnement psychique doit être prévisible et, partant, légal ; et il doit exister une instance capable de prévoir -ou du moins pressentir visionnairement par une sorte d’observation intime- cette légalité (le surconscient, la conscience).
Du fait que la symbolisation exprime la légalité (divinité) et la situation conflictuelle (combat héroïque) à l’aide d’images personnifiantes, le calcul psychologique doit être à même de retraduire en langage conceptuel les images symboliques des mythes.

La psychologie, en tant qu’elle s’occupe de cette production de l’âme humaine que sont les mythes, a donc deux problèmes à résoudre : elle doit en premier lieu analyser le fonctionnement psychique afin de mettre, d’une part, en lumière l’existence de l’instance prévoyante et symbolisante et d’élucider, d’autre part, la nature du conflit intrapsychique, matière à symboliser ; et elle doit, en second lieu, procéder à la traduction détaillée et méthodique du sens caché de la symbolisation.
Le présent travail se compose donc de deux parties qui traiteront successivement de ces deux problèmes.
Il est clair que la méthode de l’exégèse historique, si efficace soit-elle, lorsqu’il s’agit de comparer les textes et les documents mythiques, n’est plus de rigueur en vue de ce nouveau problème qui est de saisir le sens caché des symboles. L’auteur, n’étant pas mythologue, ne se reconnaît pas la compétence requise pour intervenir dans le travail, toujours en cours, de vérification des anciens textes. Il a fait confiance aux résultats acquis, rassemblés dans les ouvrages encyclopédiques.
Comme documentation principale ont été utilisés le Dictionnaire des Antiquités ainsi que les récits mythiques d’Homère et d’Hésiode.
Bon nombre de mythes sont d’une complexité inépuisable. Traduire chaque détail risquerait de conduire à une dispersion excessive. Il a donc été nécessaire de passer sous silence les thèmes secondaires de certains mythes et de suivre la ligne la plus directe qui mène à travers le développement du récit. Ceci n’est pas une omission arbitraire, car les thèmes secondaires de tel ou tel mythe se retrouvent dans d’autres mythes -bien qu’autrement symbolisés- au centre du récit et ont ainsi trouvé leur traduction. L’essentiel est de n’exclure de la traduction aucun détail du thème fondamental de chaque mythe, afin d’obtenir sans interruption le développement progressif de la signification.
Le présent travail ne veut être que l’exposé d’une méthode de traduction, ce qui justifie la limitation à un nombre restreint de mythes. Il eût été impossible de traduire toutes les fables de la mythologie grecque. Une vérification plus ample devrait pouvoir démontrer que la méthode permet la traduction non seulement de tous les mythes grecs; mais encore des récits appartenant à d’autres cultures mythiques.

Paul DIEL


Savoir lire Paul Diel…

THONART : Vanité (2017)

Temps de lecture : 6 minutes >
William BLAKE : ‘I want ! I want !’ (1793)
Vanité des vanités, tout est vanité…

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe a.C.n., trad. Editions du Cerf, 2010)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus.

Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les oeuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée (1881), Marcel CONCHE, expert es épicurisme (CONCHE Marcel : Lettres & maximes, Paris PUF, 2009), est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.”

André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe ?) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, MONTAIGNE aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite…

De la vanité vue comme péché originel de la psyché

La foi sauve, donc elle ment.

NIETZSCHE F., L’Antéchrist (1888)

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs catholiques les plus intégristes (ex. “Dieu fera venir toute oeuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais“). Le penseur critique peut s’en offusquer en prenant la chose littéralement et en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses oeuvres minimes a tout faux. D’un autre côté, le même penseur pourrait se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause de la vanité, justement.

Leonora Carrington, Una Vida Surrealista (1994-1997) : le serpent -et sa posture- symbolise, dans la plupart des mythes et des contes, la vanité de l’Homme. Qu’il s’agisse de la gravure ci-dessus, de Mowgli face à Kaa ou de Persée combattant la Méduse, faire face à ce qui est vain en soi peut être pétrifiant…

En 1947, Paul DIEL s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son approche de la motivation humaine (DIEL Paul, Psychologie de la motivation, Paris, PUF, 1947). Germanophone d’origine, Paul Diel a choisi le terme “vanité” par déclinaison avec l’adjectif “vain”. Il s’agit donc de se défaire de l’association spontanée vanité/orgueil pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.

Chez Diel, plus question d’être désabusé parce que, quoi qu’on fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour lui, la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à la grandeur de la Création de celui-dont-on-ne-peut-citer-le-nom-ici. Non, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit, elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle.

Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes voulus par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une  bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien : Montaigne avait déjà martelé “Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos” (Essais, III, 13, De l’expérience), insistant par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons.

Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Baruch SPINOZA qui insiste sur notre capacité à avoir une idée vraie : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” (Ethique, II, 43, publiée en 1677).

Adam et Ève chassés de l’Éden (Masaccio, XVe)

Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir et penser encore “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité  aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

Homéostas(i)e ? Le mot fait penser aux pires maladies alors qu’il évoque simplement “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité serait le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre système vital, en ceci qu’elle marquerait la différence entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

EGO ALTER
SUR-VALORISER 1. VANITE
Je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde (“péché originel”)
3. SENTIMENTALITE
Faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres (besoin de reconnaissance, association avec des tiers remarquables)
SOUS-VALORISER 2. CULPABILITE
Je m’en sens coupable alors j’évite les confrontations avec le réel (timidité) ou j’organise ma punition (politique d’échec)
4. ACCUSATION
Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi)
A bon entendeur…

Du dieu à Diel, on passe dès lors…
…de la vanité de vouloir faire oeuvre remarquable afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience),
…à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde.
La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la joie en prime.

article préparé par Patrick Thonart



Pour découvrir d’autres discours…

SOLOTAREFF : L’aventure intérieure : la méthode introspective de Paul Diel (PAYOT, Rivages, 1991)

Temps de lecture : < 1 minute >
SOLOTAREFF J, L’aventure intérieure : la méthode introspective de Paul Diel (PAYOT, Rivages, 1991)

“Ce livre se propose de montrer l’importance de la capacité introspective dans la vie humaine et ses manifestations dans toutes les acquisitions évolutives de l’humanité, aussi bien civilisatrices que culturelles – dont la production des mythes et des systèmes philosophiques. Mais l’étape de l’hominisation est menacée par un danger inhérent à l’introspection : son mésusage conduisant à l’introspection morbide, terme connu de chacun mais mal défini. La psychologie des profondeurs aboutit, avec l’ouvre de Paul Diel, à l’élaboration d’une méthode capable de guider l’introspection personnelle et de s’opposer ainsi à l’introspection morbide, déviation responsable tant de l’angoisse individuelle que de l’angoisse sociale. Cet ouvrage, d’une part rend compte de ces différents points en s’appuyant sur l’ensemble des écrits de Paul Diel, et d’autre part décrit et explicite la méthode introspective jusque dans ses détails. Elle permet de développer la lucidité de l’homme concernant son monde intérieur, de déployer au mieux ses capacités essentielles et d’accroître ainsi son plaisir de vivre.”

Lire le livre de Jeanine SOLOTAREFF (9782228883986)

Découvrir Paul DIEL dans wallonica.org

D’autres incontournables du savoir-lire :

DIEL : Psychologie de la motivation (PETITE BIBLIOTHEQUE PAYOT, 2002)

Temps de lecture : 2 minutes >
DIEL P, Pyschologie de la motivation (PETITE BIBLIOTHEQUE PAYOT, 2002)

Nos actes dépendent de motivations intimes, mais ces motivations sont trop souvent refoulées, dérobées au contrôle conscient. Dès lors, il convient de les élucider. Comment ? Par l’auto-observation, que Paul Diel élève ici au rang de méthode scientifique. “Votre œuvre“, écrira Einstein à Diel en 1935, “nous propose une nouvelle conception unifiante du sens de la vie, et elle est à ce titre un remède à l’instabilité de notre époque sur le plan éthique.

60 ans avant Onfray, 30 ans avant Deleuze & Guattari, le psychologue Paul Diel osa remettre en cause le diktat oedipien posé par Freud. Il le fit, sans colère et sans haine, depuis le sein même de la discipline, dans le seul but de proposer un chemin alternatif : les gardiens du temple ne l’ont pas supporté, et la relative indifférence (voire les calomnies absurdes) qui ont accueilli ses recherches dans le domaine clinique français est sûrement le prix qu’il dut payer sa franchise et son indépendance d’esprit.
Pourtant, Diel reconnait l’immense dette que toute psychologie doit aux grands psychanalystes (Freud, Adler, Jung…), il entend juste prendre le problème de la pathologie psychique selon un autre point de vue : en dégageant la voie de l’Elan vital, qui pousse l’homme à se développer vers un but idéal, mais provoque en lui des désirs contradictoires et des réactions subconscientes de peur et de repli. A bien y regarder, Diel réactualise le discours de Spinoza : l’importance d’une vision honnête et objective sur l’inextricable désordre qui régit notre positionnement face aux autres et au monde, pour essayer avec le plus d’humilité possible de rechercher l’harmonie et la Joie.
Diel est un peu un mystique terre à terre. Il tente de fonder une science, qui repose sur un mystère (qu’est-ce qui nous pousse à vivre ?) mais ne doit pas pour autant sombrer dans l’idéalisme ou le matérialisme. Son idée force, c’est que tout les déséquilibres que l’on constate quotidiennement dans nos actions et dans nos réactions ne viennent, en dernière analyse, que d’un dévoiement de l’imagination, qui essaye de régler avec ses moyens dérisoires l’antagonisme entre nos désirs et le monde extérieur. Notre subconscient, lorsqu’on le laisse faire, s’enferme dans un cercle vicieux de fausses motivations, d’images truquées, d’interprétations dévoyées, expédients dangereux qui nous poussent à nous disculper et à accuser les autres. En bon désespéré optimiste, Diel pense que la meilleure façon de lutter contre cet ennemi intérieur, c’est d’accepter notre culpabilité intrinsèque (nous ne faisons jamais “le mieux”) et de construire sur cette base chancelante un rapport au monde pacifié (pour essayer de faire “au mieux”).
Précis, méthodique, logique, lucide, Diel va au plus profond de son sujet, et sa démarche thérapeutique se transforme petit à petit en une vision exaltée et communicative de ce que pourrait être la vie. Si seulement…

Fisheye, blogueur (2011)


D’autres incontournables du savoir-lire…