[RADIOFRANCE.FR/FRANCEMUSIQUE, 31 mars 2023] Rien qu’avec ses concertos pour piano, Sergueï Rachmaninov s’impose dans l’histoire de la musique du XXe siècle. Le reste de l’œuvre de ce compositeur et pianiste virtuose, encore méconnue du grand public, nous en dit plus sur ce créateur victime de son époque et surtout de son succès.
Le nom de Sergueï Rachmaninov évoque avant tout de puissantes compositions pour piano, une sonorité russe unique et séduisante. À sa mort en 1943, Rachmaninov est considéré comme l’un des plus grands virtuoses du clavier : le pianiste des pianistes. On le considère aussi comme l’auteur de certaines des plus belles pages pour piano, grâce notamment à son célèbre Prélude en ut dièse mineur et ses concertos. Pourtant, en 1954, la prestigieuse encyclopédie de la musique occidentale, le Grove Dictionary of Music and Musicians, résume l’œuvre et l’héritage de Rachmaninov en seulement quelques phrases : “Sa musique est bien construite et produit de l’effet, mais elle est monotone dans sa texture, laquelle consiste essentiellement en mélodies artificielles et débordantes, accompagnées par toutes sortes de formules dérivées d’arpèges. L’énorme succès populaire qu’a connu Rachmaninov de son vivant pour une poignée d’œuvres ne saurait durer, d’autant que ce succès n’a jamais été du goût des musiciens“, écrit le musicologue et critique musical britannique Eric Blom.
On reproche notamment à Rachmaninov d’avoir été “en tant que pianiste […] l’un des meilleurs artistes de son temps ; en tant que compositeur, on ne peut prétendre qu’il ait appartenu à son temps.” Il est donc à la fois adulé par le public pour une petite partie de ses œuvres seulement mais rejeté par la critique musicale qui voit en lui un compositeur trop populaire et romantique, en retard sur son époque.
Un romantique parmi les modernistes
Les œuvres de jeunesse de Rachmaninov révèlent un style lyrique forgé sous l’influence des grands maîtres russes du XIXe siècle, dont Tchaïkovski, Rimski-Korsakov, Taneyev et Rubinstein. De ces premières influences naît progressivement une voix personnelle, plus ample et expressive, mais la philosophie musicale de Rachmaninov restera fermement enracinée dans une tradition spirituelle et romantique russe du XIXe siècle.
Alors que sa carrière de compositeur s’étend sur les premières décennies du XXe siècle, désormais dominées par le modernisme en musique, Rachmaninov se retrouve en nette contradiction avec la musique de ses contemporains. Sa musique est empreinte d’émotion à une époque où l’on se méfie du sentiment en musique.
Héritier d’une tradition musicale passée, la musique de Rachmaninov est ainsi critiquée autant par les conservateurs russes que par les modernistes. En Europe et aux États-Unis, ses œuvres se heurtent aux partisans du nouveau modernisme européen et surtout allemand, qui relèvent dans la musique de Rachmaninov un manque de modernité et de rigueur formelle. Rachmaninov se retrouve ainsi coincé entre le passé et l’avenir, sa musique rejetée par les arbitres du bon goût musical.
“Je ne suis pas un compositeur intellectuel mais plutôt émotionnel. Je ne traite pas dans des abstractions ou des tortures cérébrales et des postures. Je me sers d’une narration musicale, afin de raconter une histoire en musique comme le font les écrivains avec les mots. Je souhaite envelopper l’auditeur dans une chaleur, lui révéler et lui ouvrir de riches paysages, afin de le transporter vers un monde idéal. Pas utopiste, car il y a un sous-courant de tristesse dans ma musique. Mais un endroit où la souffrance et la paix sont transcendées en un tout guérissant”, se défend Rachmaninov dans une interview publiée en octobre 1959 dans le magazine HiFi Review.
Alors que la modernité en musique est à l’ordre du jour , Rachmaninov reste sans vergogne dans les modèles romantiques du XIXe siècle : raison suffisante pour que la critique musicale rejette son œuvre. D’autant plus que celle-ci semble (trop ?) plaire à son public.
Un compositeur à succès malgré lui
Démodé et considéré comme sans intérêt aux yeux de la critique, Rachmaninov souffre paradoxalement du succès démesuré et écrasant de ses premières œuvres, dont le Concerto pour piano n°2 et surtout le Prélude en ut dièse mineur. La popularité de ce dernier est telle qu’on surnomme le compositeur “Monsieur ut dièse mineur”. Le succès de ces œuvres est donc bien la preuve du manque de sérieux de cette musique, selon les critiques : “le public vénère Rachmaninov parce qu’il a atteint le centre du goût musical du philistin moyen”, résume le critique russe Vyacheslav Karatygin en 1913.
La popularité des concertos pour piano de Rachmaninov perdure également bien après sa mort. Leur succès ne cesse de croître au point de s’émanciper des salles de concert pour rejoindre celles du septième art. En seulement dix ans, le deuxième concerto figure dans pas moins de cinq bandes-originales de cinéma : Brief Encounter (1945), I’ve always loved you (1946), September Affair (1950), Rhapsody (1954) et The Seven Year Itch (1955), sans parler de l’influence de l’œuvre sur les générations à suivre de compositeurs de musiques hollywoodiennes. Le deuxième concerto sera même repris comme “échantillon” dans la chanson All by Myself d’Eric Carmen en 1975. Le troisième concerto, quant à lui, figure dans la bande originale du célèbre film Shine (1993).
Dans l’ombre de ces œuvres devenues des monuments de la culture musicale populaire se cachent d’autres œuvres de Rachmaninov largement négligées, dont Les Cloches, poème pour orchestre symphonique, chœur et solistes, les Variations sur un thème de Chopin, les Variations Corelli, les Études-Tableaux, trois opéras (Aleko, Le Chevalier Avare et Francesca da Rimini), ainsi que plusieurs dizaines de chansons et onze œuvres pour chœur.
Si les œuvres tardives de Rachmaninov révèlent une évolution progressive et une ouverture aux idées modernistes, sans pour autant trahir les valeurs romantiques chères au compositeur, ces développements ont lieu au sein d’un style déjà défini aux yeux de son public, d’un style à connotation populaire et hautement romantique. Malgré la sophistication de ses compositions tardives, la musique de Rachmaninov reste toujours celle du compositeur du célèbre Prélude en ut dièse mineur.
Victime de la révolution
Le 8 mars 1917 éclate en Russie le mouvement révolutionnaire qui mène au renversement du régime tsariste et, par conséquence, à la fin de l’Empire russe. Contraint de fuir son pays et de ne plus jamais y retourner, Rachmaninov met de côté sa carrière de compositeur, alors en pleine évolution stylistique. Le musicien en exil décide de s’installer aux États-Unis pour des raisons financières, et choisit la scène comme source de revenus principale.
Au-delà d’un manque d’inspiration dû au départ soudain de sa terre natale, le rythme exténuant de sa nouvelle vie de pianiste virtuose lui laisse peu de temps pour se concentrer sur la composition. En conséquence, Rachmaninov n’écrit aucune œuvre originale entre 1918 et 1925, et de 1926 jusqu’à sa mort en 1943 ne signe que six nouvelles compositions, dont sa Symphonie n°3. Il révise par ailleurs certaines de ses œuvres précédentes et compose de nombreuses transcriptions pour piano afin d’enrichir son répertoire de pianiste virtuose.
Au moment où Rachmaninov se met à nouveau à composer, il découvre un paysage musical ayant considérablement changé, presque méconnaissable : “Je me sens comme un fantôme errant dans un monde devenu étranger. Je ne peux pas me débarrasser de l’ancienne façon d’écrire et je ne peux pas acquérir la nouvelle. J’ai fait un effort intense pour ressentir la manière musicale d’aujourd’hui, mais elle ne me vient pas”, écrit Rachmaninov en 1939 dans une lettre à Leonard Liebling, éditeur de la publication américaine Musical Courier.
Ses dernières œuvres présentent de nombreuses qualités remarquables, mais souffrent inévitablement d’une comparaison avec les œuvres plus modernes et marquantes de ses contemporains, dont le célèbre Sacre du Printemps de Stravinsky et le Pierrot Lunaire de Schoenberg. À cela s’ajoute la censure de ses œuvres sous le nouveau régime russe. Alors que la politique anti-religieuse du nouveau régime soviétique prend pour cible l’Église orthodoxe russe, les grandes œuvres sacrées de Rachmaninov comme Les Vêpres et La Liturgie de saint Jean Chrysostome, op. 31 sont censurées. En 1931, Rachmaninov se voit de nouveau ciblé par son pays natal lorsqu’il signe une lettre envoyée au New York Times critiquant le régime soviétique pour sa violence. En réponse, sa musique est interdite en URSS pendant plusieurs années, accusée de représenter “l’attitude décadente des classes moyennes inférieures” et jugée “dangereuse sur le plan musical dans la guerre des classes actuelle”, selon un communiqué officiel soviétique.
Le dernier des romantiques
En 1980, l’encyclopédie Grove décide finalement, pour sa nouvelle édition, de mettre à jour son entrée concernant Sergueï Rachmaninov. Désormais reconnu comme une figure majeure de la musique du XXe siècle, le compositeur devient alors “le dernier grand représentant de la fin du romantisme russe”. Reconnu depuis quelques décennies seulement comme un compositeur de premier ordre, Rachmaninov n’a jamais perdu l’espoir que sa musique soit comprise : “Le public comprendra et aimera toujours la musique romantique. Les tonalités amères d’aujourd’hui finiront par disparaître. Certes, ils reflètent notre époque, mais ils ne reflètent pas la chaleur et la profondeur de la compassion dans la nature humaine qui est intemporelle”, résume Rachmaninov dans son interview avec Glenn Quilty, publiée en 1959.
En restant hors de son temps, en survolant l’intellectualisation de la musique moderne, en privilégiant l’émotion, Rachmaninov aurait-il ainsi acquis en quelque sorte une forme d’intemporalité ?
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