Tu verras comme la ville est belle, ouverte sur la mer, c’est un peu de Venise en terre slovène, tu aimeras, j’en suis sûre. Voilà ce que tu m’as dit, Nina, cela et bien d’autres choses, quand tu m’as confié cette mission qui m’a jeté sur la route. Un voyage d’une monotonie que seules peuvent engendrer les autoroutes, allemandes de surcroît. Il me tarde d’être arrivé, à vrai dire, même si je ne connais rien des lieux où je me rends, je sais que, d’une certaine manière, j’y vais avec toi.
Comme nous avons été insouciants et heureux, Nina. Stupides et égoïstes sans doute aussi un peu, jaloux de notre indépendance certainement. Je nous revois couchés dans les pelouses de ce parc à Amsterdam, moi ébloui par ta blondeur slave et toi, tour à tour moqueuse et boudeuse, feignant d’ignorer mes sentiments ainsi que tu le faisais des tiens. Je revois tes dessins et mes textes, nos ambitions créatrices, nous étions trop bien ancrés dans nos vies et nos rêves respectifs pour avoir le courage de les partager, croyant que ce serait y renoncer alors que, en définitive, notre amour nous aurait sans doute permis d’aller là où, séparément, nous ne sommes jamais arrivés. Nous avons vécu de beaux moments, Nina, mais je reste persuadé que nous sommes passés à côté d’une grande histoire.
C’est au bout d’un tunnel qu’avec la lumière apparaît la Slovénie. Il faudra bien que je m’arrête pour manger alors, à l’instar des touristes, je choisis Bled, pic-nic face à l’île au milieu du lac turquoise. L’image se superpose à l’évocation de tes souvenirs, quand tu me racontais avoir faite halte ici, petite fille, avec tes parents, sur la route de Piran. Et avoir insisté pour prendre une de ces barques qui mènent à l’île dont même un enfant fait le tour en cinq minutes. Te refuser quelque chose a toujours été difficile, Nina. Surtout quand, mutine, ta voix retrouvait les accents de l’enfance. Cette voix était bien différente de celle qui, un jour, au téléphone, a réclamé de me voir d’urgence, après des mois de silence.
On ne meurt pas à quarante ans, Nina. C’est une insulte à la vie, à la justice, un coup à ne plus croire en Dieu si jamais on en avait été capable, et puis d’abord le plus vieux des deux, c’est moi. Alors non, tu ne peux pas mourir, pas même de cette putain de maladie qui t’a déjà enlevé tes deux parents et certainement pas en été. D’ailleurs nous avons encore trop de choses à partager parce que, quand même, au fil du temps, notre complicité, nous avons réussi à la préserver. Bien sûr, me dis-tu, et c’est bien pour cela que je t’ai appelé et que je te demande d’accomplir cette mission, si difficile, j’en suis désolée et sur ce coup, j’ai été un peu lâche, pardon. Mais voilà, la seule famille qu’il me reste, c’est ma grand-mère de quatre-vingt-cinq ans qui habite encore là-bas, à Piran. Il faudra bien que quelqu’un lui annonce, en la ménageant autant que possible, en fait je pense que le mieux serait de se rendre sur place parce que lui annoncer par téléphone… Oui, bien sûr, Nina, je comprends, et tu as pensé à moi ? Oui, en réalité, et c’est là que j’ai été un peu lâche, cela ne peut être que toi parce qu’à ma grand-mère, je ne lui ai jamais dit. Tu ne lui as jamais dit quoi, Nina ? Je ne lui ai jamais dit que nous avions rompu, elle trouvait que nous allions si bien ensemble, elle avait déjà perdu sa fille et son gendre, je ne voulais pas ajouter à sa tristesse et puis. Et puis ? Et puis, franchement, je crois que cela me plaisait à moi aussi qu’il reste une trace de nous quelque part, l’illusion du couple que nous aurions pu être.
J’ai quitté l’autoroute à Koper. La route, bordée sur un côté de pins parasol, longe la mer avant de rentrer, monter dans les terres. La Slovénie est ici différente, plus méditerranéenne, plus italienne. Je baisse la vitre, je sens déjà les embruns de l’Adriatique puis, au terme d’une descente, face à moi, s’offre Piran, dominée par un campanile vénitien. Bientôt, ayant abandonné ma voiture, je suis sur une place circulaire où des gamins jouent au foot tandis que des jeunes filles laissent admirer leur sveltesse, le tout sous le regard des plus âgés et des touristes, assis aux terrasses. Une ruelle à proximité du phare, m’avais-tu expliqué en notant l’adresse, mais il n’y a que cela, Nina, des ruelles aux couleurs vives, où parfois pend du linge ou somnole un chat. La maison est d’ocre doré, devant laquelle je me trouve à présent, et les volets soigneusement fermés. Il n’y a pas de sonnette à la porte, seulement un heurtoir. Pourquoi est-ce à moi qu’il appartient de frapper comme un coup du destin, comment vais-je oser, Nina, pourquoi m’as-tu laissé une fois encore ?
La porte s’ouvre sur une vieille dame au visage gravé par la mer et la vie, à qui je rends son dober dan avant de poursuivre dans un italien médiocre, le mien. Je suis Paul, le compagnon de Nina, non, elle n’est pas là, elle n’a pas pu venir, elle est malade, c’est grave oui, en fait elle est même morte et. Voilà, c’est moi qui pleure, elle ne semble pas vraiment réaliser. Moi non plus, à vrai dire. Jusqu’à ce que j’aperçoive sur une commode une photo encadrée, celle d’une petite fille que la mer et le soleil ont blondi, riant aux éclats. Cette photo, je la connais, je l’ai déjà vue ailleurs, il y a longtemps, dans un album de famille que tu m’as un jour montré. Alors, instantanément, le lien se crée entre ici et là-bas, cette vieille femme et toi, moi, nous. La vieille a suivi mon regard, elle éclate en sanglots, je la prie de s’asseoir, nous parlons de toi, encore et encore. Au dehors, une nuit orangée tombe sur Piran que l’on entend toujours vibrer de la vie des autres. La nôtre est endolorie mais, progressivement, je comprends qu’en effet, nous existons toujours dans ce couple rêvé par ta grand-mère, j’oublie l’épreuve que tu m’infliges pour ne plus voir que le cadeau que tu m’offres.
Ta grand-mère est morte avant-hier, Nina, trois ans après que je me sois installé à Piran. Je l’accompagnerai au cimetière tout à l’heure. Elle m’a légué la maison. Tu es ma seule famille à présent, a-t-elle dit, mais si tu veux la vendre et rentrer au pays, je comprendrais. Mais je ne partirai plus de Piran, Nina. J’en suis certain. Cette fois, je ne nous quitterai plus.
- Cette nouvelle a obtenu le 2e prix du concours de nouvelles de SO-WHATMAGAZINE.FR et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)
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- Illustration de l’article : Piran © Philippe Vienne
[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Philippe Vienne
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