[UNITELAIQUE.ORG, 4 novembre 2024, communiqué de presse] Le 28 octobre 2024, des experts nommés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont accusé la France de ne pas lutter contre les discriminations dont seraient victimes les femmes et filles choisissant de porter le hijab sur les terrains de sport. Ils mettent notamment en cause la décision du Conseil d’État d’autoriser la Fédération Française de Football d’édicter des règles prohibant le port d’insignes religieux pendant les matchs. Cet avis semblerait, selon eux, “sous-tendre que tout port du hijab dans l’espace public – expression légitime d’une identité et d’une croyance – est assimilable à une atteinte à l’ordre public.” “Toute limitation à ces libertés doit être proportionnée, nécessaire pour atteindre l’un des objectifs énoncés en droit international (sécurité, ordre et santé publique, droits d’autrui), et justifiée par des faits qui peuvent être démontrés, et non par des présomptions, des hypothèses ou des préjugés.” Fermez le ban.
Les experts signataires de cette déclaration dont la liste est disponible sur le site de l’une de ces très nombreuses agences que l’ONU finance et promeut avec zèle, se font les porte-paroles d’ONG et associations dont l’obsession semble être la laïcité et l’universalisme porteurs d’émancipation.
Non, l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles sur les terrains de sport français, n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ni à la liberté de manifester une “identité” que les “experts” onusiens seraient bien en peine de préciser. Ce n’est pas non plus un frein empêchant les femmes de “prendre part à tous les aspects de la société française dont elles font partie.” C’est tout le contraire. C’est l’occasion pour elles de s’insérer sans affichage communautaire dans des équipes mues par l’objectif de partager le goût du jeu et de la victoire sous les seules couleurs d’un club ou d’une sélection nationale.
D’autres pays, qui honnissent la laïcité dont s’honore la France et qui n’ont de cesse de solliciter la complicité d’instances internationales et d’associations pour mener cette guérilla, n’ont pas envers leurs propres ressortissantes les mêmes attentions en matière d’égalité et de liberté d’expression. On pourrait par exemple citer le sort réservé aux femmes afghanes ou aux Iraniennes.
À cet égard, en mettant en scène le geste libérateur d’une judokate arrachant sur le dojo son austère hijab pour enfin respirer librement et combattre son adversaire qui personnifie la société patriarcale et totalitaire du régime des mollahs, Zar Amir Ebrahimi, la réalisatrice du magnifique film iranien Tatami propose une réplique cinglante aux palinodies auxquelles nous ont désormais habitués l’ONU et ses “experts.”
En France, le site officiel VIE-PUBLIQUE.FR définit “La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution. Elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur croyance, la neutralité de l’État à l’égard des religions et le libre exercice des cultes. La laïcité est un des principes définissant la République qui est “indivisible, laïque, démocratique et sociale” (art. 1 de la Constitution). Inscrite dans la Constitution de 1946 et reprise par la Constitution de 1958, la laïcité figure parmi les droits et libertés fondamentaux garantis par celle-ci, au même titre que l’égalité ou la liberté. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2013), résultent du principe de laïcité :
le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ;
la garantie du libre exercice des cultes ;
la neutralité de l’État ;
l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.
La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est la clé de voûte de la laïcité en France.”
[TERRESTRES.ORG, 20 octobre 2020] Depuis plus d’une décennie, presque chaque élection à travers le monde se solde par ce constat d’impuissance navrante : prévoir le pire. Que penser des élections américaines du 3 novembre [2020] prochain ? Une défaite de Trump pourrait-elle se muer en un coup de force fasciste ? Une victoire de Biden offrirait peu de choses, mais pourrait être le point d’appui minimal pour expérimenter d’autres façons de vivre aux U.S.A.
Que se passe-t-il aux U.S.A. ? À l’occasion des élections présidentielles, la précipitation d’une orientation fasciste de l’État : la société états-unienne saura-elle s’y opposer ? C’est à cette question que ce texte cherche à répondre, en analysant, d’une part, la manière dont l’esprit de la milice informe le fascisme états-unien, et, d’autre part, les conditions politiques qui permettraient d’abolir cet esprit délétère. Abolir, ou confirmer l’effondrement social, psychologique, et écologique des U.S.A. : telle est l’alternative.
Précipitation du fascisme
J’entends certes décrire un phénomène qui n’est pas nouveau : l’histoire des U.S.A. commence avec le génocide des natifs et se continue par l’esclavage, une prise sur les corps amérindiens puis Noirs à partir de laquelle se constitue la forme de vie Blanc ; elle est l’histoire de la modernité, où la brutalité est élevée au rang d’un droit que le capitalisme utilise pour écraser ceux qui s’y opposent ; l’histoire de l’éradication par tous les moyens possible des mouvements d’émancipations socialistes et communistes, au Moyen-orient comme en Amérique du Sud ; l’histoire des guerres impériales. Mais si cette vision au long cours est nécessaire à la compréhension du racisme structurel, de l’impérialisme et du clivage en termes de classes de la société états-unienne, elle risque cependant de rendre opaque ce qui s’est accéléré depuis l’investiture de Donald Trump.
Car on aurait tort de réduire Trump à un businessman ou à quelque pitre dangereux. Aidé par le Parti Républicain, les fondamentalistes chrétiens, et les puissants syndicats policiers hautement financés qui ne tolèrent pas d’être mis en cause, Trump a modifié en profondeur le système judiciaire (nommant à tour de bras des jeunes hommes blancs dans les cours de justice, et des membres ultra-conservateurs à la Cour Suprême qui décide en dernière instance de toute la vie institutionnelle du pays, de la validation d’une élection présidentielle aux lois sur le port d’arme et l’avortement), éliminé des services de renseignement ceux qui n’obéissent pas à ces ordres (notons au passage que la directrice de la C.I.A. nommée par Trump, a joué un rôle dans des programmes de torture), et détricoté les lois de protection environnementale. Sur le plan discursif, les prises de position de Trump et ses supports parlementaires sont en faveur des actes racistes, des théories complotistes de type QAnon – nous apprenant que le monde est gouverné en secret par des pédophiles cannibales – qui désormais se répandent aussi en Europe, et des milices d’extrême-droite.
Secondé par le Parti Républicain, Trump tente aujourd’hui d’invalider par avance l’élection de novembre 2020 à laquelle pourtant il participe, jouant ainsi sur deux tableaux à la fois au cas où il ne serait pas élu : en détruisant les services postaux, ce qui a pour effet de ralentir l’acheminement des bulletins de votes envoyés par la poste et pourra ainsi invalider les bulletins arrivés trop tard (au Texas, le gouverneur a eu une meilleure idée : se débarrasser des boites où les électeurs des régions à majorité démocrate peuvent déposer leur bulletin) ; en purgeant les listes électorales et exigeant des preuves d’identités parfois impossibles à produire ; en réduisant la possibilité de voter avant le 3 novembre (Early Voting), alors que le vote est un mardi, c’est-à-dire un jour où il est difficile de voter pour ceux qui travaillent ce jour-là ; en appelant des électeurs à voter deux fois, par correspondance et aussi le jour du vote, alors que c’est un crime ; en déclarant par avance les élections truquées ; en appelant les milices d’extrême-droite, genre Proud Boys, à surveiller les élections, c’est-à-dire à intimider ceux qui vont voter. Et il y a de quoi être intimidé, quand on est African-American, c’est-à-dire quand on est un sujet pouvant être tué impunément – tué avec la bénédiction du pouvoir en place.
Nietzsche avait raison de dire que les événements importants arrivent souvent inaperçus, avec la légèreté de pattes de colombes ; mais certains d’entre ces événements arrivent parfois avec des fusils d’assaut. Tout ce dont je parle est effectué au grand jour, il s’agit d’une fascisation directe, établie à partir d’actes revendiqués, justifiés, validés par les cours suprêmes de chaque État lorsqu’elles sont à majorité Républicaine, tout le contraire d’un complot obscur. Il semble d’ailleurs, pourrait-on dire à titre d’hypothèse para-freudienne, que plus la brutalité réelle est manifeste, sans discours cherchant à la dissimuler dans un jet de brouillard idéologique, plus c’est la dissimulation elle-même qui devient l’objet d’un investissement psycho-politique déplacé : une cause obscure, délirante (QAnon), cherche à évincer les causes évidentes (brutalité du pouvoir et de l’argent). On tue au grand jour (policier filmé en train d’asphyxier un sujet africain-américain), on ment effrontément, on expose sans vergogne la vie des populations au COVID-19. On déclare que de toute façon la démocratie n’est pas l’objectif de la société états-unienne.
Encore une fois : je ne pense pas que ces faits viennent de nulle part, et il est important de comprendre que la démocratie aux U.S.A. se mesure moins à la Constitution qu’à la lutte permanente pour abolir ce qui la rend impossible. Tout comme la langue y est véhiculaire, résidant dans son usage sans que l’équivalent d’une Académie Française ne la règle (l’anglais, notons-le, n’est pas constitutionnellement défini aux U.S.A. comme langue nationale), la démocratie aux U.S.A. est une pratique dont le destin est de se rejouer sans cesse. On dira qu’il en est ainsi partout, que la démocratie n’est que cela, une pratique sans garantie de pérennité, la nécessité de reprendre sans cesse l’active suppression du régime inégalitaire de l’existence. Sans doute, mais précisons alors deux choses :
d’une part, ce régime inégalitaire est singulièrement mis à nu aux U.S.A., donnant lieu à une sorte d’insomnie démocratique émaillée de micro-coups d’État ;
d’autre part, avec l’arrivée de Trump, le régime inégalitaire est désormais pratiqué sans anesthésie, à même le corps des populations méprisées : ce n’est plus même de la mise à nu, c’est de l’écorchement.
En ce sens, ce que je nomme la précipitation fasciste est un changement qualitatif qui ne peut se réduire à une simple augmentation quantitative du régime d’horreur ordinaire ; mais pour comprendre la nature de ce fascisme made in U.S.A., il est auparavant nécessaire de s’attarder sur le phénomène de la milice.
Milice partout
Ce que je nomme la précipitation fasciste pourrait trouver son point de réalisation assez vite. Si Trump gagne, la fascisation risque de suivre son cours mais de façon plus ralentie, Trump préparant sa succession en 2024 en faveur de sa famille, fille ou fils ; mais c’est plutôt un autre scénario que je veux explorer ici, un scénario plus urgent : s’il ne gagne pas, Trump refusera le verdict des votes, et des armées d’avocats sont déjà préparées, du côté des Républicains comme des Démocrates, pour aller au combat juridique. Aux U.S.A., la tradition veut que celui ou celle qui a perdu appelle le vainqueur, littéralement, au téléphone, et concède la victoire ; mais ce n’est qu’une coutume et rien d’autre, et Trump ne concèdera rien, c’est ce qu’on lui a appris à faire. En fonction de la situation donc, Trump appellera les milices d’extrême-droite à descendre dans la rue ; il leur a demandé il y a peu, au cours de son premier débat télévisé avec Joe Biden, de “se tenir prêtes (to stand by).”
Or la milice (Militia) est l’une des composantes fondamentales de l’histoire de la gouvernementalité états-unienne, elle naît à l’époque coloniale, se développera comme instrument de contrôle des esclaves, et pourrait apparaître comme modèle pour la police de ce pays. Telle qu’elle est définie par le Second amendement de la constitution, la milice bien réglementée (Well-regulated) est dite “nécessaire” à la “sécurité d’un État libre”, et pour cette raison “le droit qu’a le peuple de détenir et de porter des armes ne sera pas transgressé (infringed)“. Mais le Second amendement est ou bien interprété pour insister sur la nécessité que la milice soit “réglementée” au niveau des États et de l’État fédéral, ou bien pour affirmer le droit de chaque individu à porter des armes. La seconde interprétation fleurit dans les groupes paramilitaires, farouchement anti-gouvernementaux, suprématistes (mais pas tous) et violents (pour nombre d’entre eux), qui affichent leur défense du Second amendement. Selon l’U.S. Code, ces groupes devraient être considérées comme appartenant à la “milice inorganisée“, par différence avec la “milice organisée” que sont la National Guard et la Naval Militia. “Inorganisé“, on le comprend, du point de vue d’un État ayant soi-disant le monopole de la force armée.
S’il est certes possible, quoique difficile, de dénombrer exactement les quelques dizaines de milliers de miliciens qui appartiennent aux trois cents groupes répertoriés (les “inorganisés“, donc), ce nombre n’est que la pointe locale de la milice entendue en son sens général, telle que l’U.S. Code en donne la définition : non pas “organisée” ou “inorganisée“, mais, en amont de cette distinction secondaire, constituée par “tous les hommes valides âgés d’au moins 17 ans et […] de moins de 45 ans qui sont, ou ont fait une déclaration d’intention de devenir, citoyens des États-Unis“. Tout citoyen male américain est un milicien potentiel (pour les femmes, elles doivent être d’abord membres de la Garde Nationale afin de prétendre au statut général de milicien), pouvant être mobilisé par le Congrès : en cas de guerre civile, afin de “supprimer les insurrections“, et pour “repousser les invasions“, (article 1, section 8, clause 15 de la Constitution).
Et cette potentialité pourrait rapidement devenir effective. S’il est vrai que les milices anti-fédéralistes (“inorganisées“) sont multiples et éparpillées, on assiste depuis 2016 à un “tournant collectif” de ces comportements individuels, et la pandémie actuelle, érodant la confiance dans le futur, semble nourrir le besoin individuel de se constituer une carapace de violence contre les atteintes de la réalité extérieure (qu’elles soient de l’ordre d’un virus ou d’une crainte bien plus imaginaire que réelle quant à la perte de pouvoir des Blancs). Ajoutez à cela les vétérans qui viennent grossir les troupes de miliciens, et l’”Armée pour Trump” composée de près de quinze milles volontaires que l’équipe de campagne de Trump et les Républicains ont recrutés, et vous comprendrez que la précipitation que je cherche à analyser consisterait à former une milice grâce à laquelle le fascisme Trumpien trouverait son armée personnelle, officielle, quelque Section Spéciale – telle la Schutzstaffel, l’organisation paramilitaire nazie – made in U.S.A.
Quant à la police, tout semble indiquer qu’elle ne s’opposera pas à des actions violentes générées par les milices en cas de défaite électorale de Trump et des Républicains. Pas seulement parce que, comme ailleurs dans le monde, les “sympathisants” d’extrême-droite y sont surreprésentés, mais aussi parce que la milice est son attracteur ontologique. Aux U.S.A. – et je remercie grandement Ingrid Diran de m’avoir expliqué cela – la police exprime moins la verticalité du “monopole de la violence légitime” Européen (Max Weber), autrement dit l’État, qu’elle ne concentre l’horizontalité dont la milice est le modèle-source, enveloppant la possibilité – pour part fantasmée, pour part soutenue dans le réel – d’une souveraineté individuelle dégagée de l’État (d’où la milice des Sovereign Citizens qui refuse tout pouvoir d’État) La milice est, pour la police, un modèle de souveraineté qui, au lieu de se référer au monopole vertical de la violence légale de l’État, peut laisser libre cours à sa propre théorie politique – rappelons, pour ceux que le concept de capitalisme racial intéresse, que dans le Sud des U.S.A. la police a pris la suite des Slave Patrols, alors que dans le Nord elle s’est constituée à partir de groupes de citoyens en charge de défendre les marchandises.
Voter ? (contre l’Un)
Se dessine alors la forme de fascisme qui pourrait cristalliser aux U.S.A. : Trump en leader féroce et vociférant qui, après avoir lors de la campagne présidentielle réduit le parti Républicain à une sorte de lobby pour lui et sa famille, s’appuierait sur une organisation paramilitaire chargée d’imposer par la violence l’Ordre Blanc, ouvertement misogyne et raciste, que le système judiciaire aurait pour tâche de légaliser. Entre la milice et le leader se formerait un continuum de souveraineté débridée, expression d’un narcissisme primaire pour lequel l’autre est, au mieux, un outil de jouissance (à exploiter, à envoyer travailler par temps de COVID-19), au pire une nuisance à éliminer. Cette souveraineté débridée aurait pour expression économique le capitalisme mercantile à courte vue qui caractérise aussi bien Trump depuis 2016 que les chefs d’entreprise qui le soutiennent, de la famille Koch aux compagnies pétrolières : non pas imaginer les sources de la valeur à venir (la Nouvelle Frontière), mais extraire de ce qui existe tout ce que l’on peut vendre immédiatement. Écorcher non seulement la démocratie mais aussi la Terre, jusqu’à l’os.
Dans une telle situation, voter prend un sens particulier. Pour ma part, j’ai eu plusieurs fois l’occasion d’écrire contre l’idée même du vote, associée par Jean-Paul Sartre puis Alain Badiou à son essence claire et distincte, formulée ainsi en 1968 : “Élections, piège à cons“. Et je reste plus que jamais du côté de Pierre Clastres, Jean-Jacques Rousseau et Etienne de La Boétie, contre l’Un. Rappelons en effet que le fameux texte de La Boétie De la servitude volontaire (1574), expliquant que pour mettre à bas le tyran seul compte le “désir” qu’on a de ne plus le servir, fut aussi appelé le “Contr’Un“. La politique du Contr’Un est celle qui s’oppose à l’autonomisation du pouvoir, et se déclare en faveur d’une société qui institutionnellement suspendrait la place du souverain. Une telle politique est donc au plus loin de tout vote consistant, comme dans le cas d’une élection présidentielle, à légitimer une fois de plus la place de l’Un.
Mais en novembre 2020, ce qui est en jeu n’est pas de décider entre deux expressions de la démocratie gouvernementale, mais de s’opposer à une tentative de forçage de type fasciste. Il ne s’agit pas d’une situation dans laquelle on va voter pour le “moins mauvais” des candidats, ce n’est pas – du côté des opposants à Trump – en termes de “choix” ou d’action sélective qu’il faut penser : le vote me semble à ce jour moins lié à son contenu (voter pour Biden) qu’à la difficulté de le réaliser, qu’à sa signification en tant qu’opposition à ce qui tend à l’empêcher matériellement (comme j’ai voulu l’expliquer dans la première section de cet article). Ce serait comme une sorte de vote négatif, ou, pour reprendre une expression de Pierre de Jouvancourt employée à l’occasion de sa lecture de la première version de ce texte, un vote de sauvegarde, c’est-à-dire (tel que j’interprète ce terme pour mon propre compte) un vote dont la fonction serait d’éviter que les écorcheurs puissent l’emporter dans les formes : que le coup d’État, s’il a lieu, soit alors aussi manifeste que possible au lieu de se réaliser à l’occasion de la réélection de Trump qui instillerait le fascisme sous couvert de légalité institutionnelle ; et que tous ceux qui refusent le fascisme en tirent les conséquences.
À moins de proposer une politique du pire, espérant que la situation actuelle pourrait mener à un effondrement bénéfique de tous les U.S.A., où sombrerait son penchant passé et présent à l’horreur. Une telle perspective oublie pourtant que dans l’abysse sombreraient également ceux qui s’opposent à cette horreur, ceux qui savent déjà ce que l’effondrement signifie parce qu’ils l’ont vécu. À ce titre, je ne conseille à quiconque d’aller dire à des descendants d’esclaves ou des rescapés du génocide des natifs que “le pire n’est pas certain” : pour eux, le pire est déjà arrivé, et notre tâche est d’en supprimer les répliques.
Fascisme, effondrement, abolition
Soyons clairs : si Biden est élu malgré tout président, il n’ira pas de son plein gré vers des transformations politiques majeures, celles qui permettraient d’éviter la captation narcissique de souveraineté, visible dans la pratique de Trump comme dans celle de la milice, et le vote de sauvegarde risque de se transformer en léger différé du fascisme. Mais je dis qu’il y a un momentum politique identifiable aujourd’hui aux U.S.A., et qu’il serait plus dommageable qu’utile de se passer, cette fois-ci, du vote comme point local – certes non-révolutionnaire, mais peut-être ponctuellement nécessaire – de cette politique. Les saillances de ce momentum politique sont les expériences de vie collective à distance de l’État (comme la zone autonome de Seattle), les manifestations en faveur des vies African-American massacrées, mais aussi les expressions d’un socialisme renouvelé (A.O.C., Bernie Sanders), et la politisation des minorités LGBT+. En aucun cas je ne considère ces formes politiques comme exprimant les mêmes orientations, et l’on devrait même souligner les oppositions qui les écartent les unes des autres : on ne voit pas très bien à première vue comment concilier position réformiste et position insurrectionnelle. Mais si, comme je le pense, les moments politiques cruciaux sont ceux où ces deux positions permutent (communiquent, se renversent et se dialectisent), alors il me semble justifiable de ne pas laisser aux mains des Trumpistes le pouvoir qui ne leur servira qu’à rendre invivables ces éventuelles permutations.
Aussi paradoxal que cela puisse paraître aux yeux de ceux qui se font une idée uniforme des U.S.A., dénonçant une élite liberal (votant Démocrate) déconnectée tout en réduisant pourtant dans leurs articles l’évolution de la société états-unienne à sa composante la plus abjecte (Trump, le suprématisme blanc, etc.), je suis convaincu que ce pays est porteur de tout autre chose que ce qui est aujourd’hui au pouvoir, et que l’évolution des U.S.A. est hétérogène, presque bipolaire. C’est comme si le pire dont ce pays est capable était toujours accompagné de sa modalité la plus opposée, de l’alternative la plus révolutionnaire – il y a toujours des Black Panthers à l’horizon, toujours des sujets récalcitrants en provenance des undercommons pour inquiéter l’assurance et la stabilité supposée de notre habitation du monde.
Je ne suis bien entendu pas capable de connaître par avance le type d’évolution qui prédominera dans les prochaines années, et la plupart des articles que je lis ces derniers temps pronostiquent une persistance du trumpisme au-delà de Trump. Je préfère cependant insister sur une nécessité politique : si ceux que j’appelle les dépeuplés – c’est-à-dire ceux qui subissent la relégation hors des conditions de vie écologiquement, socialement, et psychiquement salubres – ne parviennent pas à emporter la société états-unienne vers l’abolition des institutions qui génèrent aussi bien la concentration du pouvoir politique et financier que le désastre écologique qui en provient, cette société s’effondrera. Elle s’effondrera écologiquement, socialement, psychiquement, et son fascisme deviendra un éco-fascisme, c’est-à-dire un fascisme technologiquement assisté dont l’objectif sera de préserver tant que possible l’ethnoclasse au pouvoir en confinant le reste de la population dans un milieu de moins en moins vivable.
L’abolition de l’Un : telle est la seule politique possible contre le fascisme, et contre l’effondrement. Je me réfère aux termes abolition et abolitionnistes tel qu’ils sont employés aux U.S.A., sans complément, pour définir une pensée de la politique ayant comme modèle le mouvement d’abolition de l’esclavage. On parlera dès lors d’abolition pour signifier la demande consistant à abolir la prison afin de mettre en place une forme de justice non pas répressive, mais réparatrice (restorative), s’effectuant dans le cadre de la communauté et non pas dans un espace de réclusion punitive. On parlera aussi d’Abolition Ecology pour insister sur la manière dont la propriété et la marchandisation de la terre (land), ainsi que la décision relative à la vie et à la mort des espèces animales (massacre des bisons à la fin des années 1860 afin de forcer les Natifs à se retirer dans des réserves), sont au cœur de l’injustice et du racisme environnemental : sans la remise en cause de l’expropriation raciale, il n’est nulle écologie politique réelle. Et le terme d’abolition peut aussi recouvrir la demande politique consistant à ne plus financer la police (defund the police) afin de supporter économiquement les structures d’autogestion des conflits et de la vie commune en général.
Tous ces usages éclairent l’étymologie du verbe abolir, abolere étant composé de ab, préfixe privatif, et d’une forme dérivée de alere, “nourrir” : abolir, c’est ne plus nourrir, autrement dit ne plus alimenter un processus, l’interrompre ; ne plus fournir la machine capitalo-raciale en énergie ; autrement dit modifier l’ensemble des structures institutionnelles afin que l’Un ne règne plus. Abolir est la politique du Contr’Un ; les formes que devraient prendre cette politique restent à décider collectivement.
[THECONVERSATION.COM, 18 novembre 2024] Si l’on associe souvent le mouvement écoféministe au monde anglo-saxon – où il s’est largement développé depuis les années 1970 – c’est une figure française, Françoise d’Eaubonne, qui est à l’origine du terme et du concept. Cette penseuse est aussi, et surtout, comme la plupart des figures du mouvement d’ailleurs, une femme d’action.
Née en 1920 au sein d’une famille bourgeoise, désargentée et fortement politisée, elle est d’abord autrice de romans et d’essais qu’elle écrit dès l’âge de 13 ans ; elle en publiera plus d’une centaine.
Infatigable militante, elle s’engage au Parti communiste après la Seconde Guerre mondiale, pour le quitter dix ans plus tard, s’insurgeant contre la position du parti préconisant aux soldats de rester dans les rangs de l’armée mobilisée lors de la guerre d’Algérie. Elle signera en 1960 le Manifeste des 121, pour le droit à l’insoumission.
Fortement influencée par Simone de Beauvoir qui deviendra son amie, elle participe dans les années 1970 à la création du Mouvement de libération des femmes (MLF), signe le Manifeste des 343 appelant à la légalisation de l’avortement, co-fonde le Front homosexuel d’action révolutionnaire et participe à l’attentat contre la centrale de Fessenheim.
En 1974, elle publie Le Féminisme ou la mort dans lequel elle emploie pour la première fois le terme d’écoféminisme.
Elle crée dans la foulée le Front féministe, rebaptisé plus tard Écologie et féminisme. Elle peaufine sa pensée écoféministe dans Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, démontrant la proximité et l’imbrication des causes environnementales et féministes au sens large.
L’écoféminisme, une pensée en action
Le parcours de vie et l’œuvre de Françoise d’Eaubonne témoignent du profond engagement intellectuel et politique que réclame l’écoféminisme : au-delà de l’élaboration conceptuelle, il est surtout question d’agir pour la cause des femmes, des minorités et de l’environnement. Dans ce contexte, le corps occupe une place centrale : elle en souligne l’importance dans un texte court, De l’écriture, du corps et de la révolution où l’on peut lire :
Les coups, les opérations à vif, l’avortement, l’accouchement, il a tout vécu en défiant l’ennemi et se redressait en chantant.
Il s’agit d’incarner la connexion de l’être humain avec la nature, reconnaître que nous ne sommes pas en dehors ni au-dessus du monde naturel ; comme le souligne la philosophe Terri Field dans un article de mars 2000 : “Il est de l’intérêt des philosophes de l’environnement de commencer à théoriser l’incarnation avec une perspective spécifiquement écoféministe.”
L’incarnation, le corps, constituent les éléments centraux de cette approche : ils sont les moyens par lesquels nous, humains, nous connectons, ressentons, comprenons et in fine prenons soin – ou non – de notre environnement.
Répondre aux urgences sociales et environnementales
En 1965, un rapport scientifique alertait déjà la Maison Blanche d’un potentiel dérèglement climatique et de graves problèmes environnementaux.
Dès 1972, Françoise d’Eaubonne annonçait les prémices de sa théorie écoféministe en concluant dans son ouvrage Le Féminisme : Histoire et actualité :
Le prolongement de notre espèce est menacé aujourd’hui grâce à l’aboutissement des cultures patriarcales, par une folie et un crime. La folie : l’accroissement de la cadence démographique. Le crime : la destruction de l’environnement.
La principale thèse de l’autrice peut se résumer ainsi : la double exploitation de la femme et de la nature par l’homme – entendu respectivement comme genre masculin et genre humain – a généré une ‘bombe démographique’ qui conduira à la destruction de notre environnement. Pour elle, ni le socialisme ni le capitalisme n’ont réussi à offrir de véritables résultats dans la protection de l’environnement, parce que ni l’un ni l’autre ne remettent en cause le sexisme universel qui sous-tend l’ordre des sociétés. Pour elle, la solution consisterait en une prise totale de pouvoir des femmes sur leur pouvoir de procréation pour limiter drastiquement la croissance démographique et par conséquent les besoins de production et d’exploitation des ressources naturelles. C’est cette attention centrale portée aux femmes en tant que “procréatrices” qui cristallisera les nombreuses critiques des mouvements féministes et environnementalistes, qui taxeront Françoise d’Eaubonne d’essentialiste.
Ces attaques témoignent d’une mécompréhension de la complexité de la tâche que s’est fixée Françoise d’Eaubonne : reconnaître une réalité naturelle (ce sont les femmes qui portent et mettent les enfants au monde), tout en les désessentialisant (elles ne sont pas naturellement faites pour devenir mères). Pour elle, l’assignation à la procréation et à la maternité relève bien d’une construction sociale ; le contrôle démographique par les femmes elles-mêmes les libérerait du “‘handicap’ de la grossesse“.
L’épineuse question démographique
Les positions de Françoise d’Eaubonne sont souvent présentées comme néo-malthusiennes et vivement critiquées à ce titre : les politiques de contrôle démographique apparaissent comme des répressives, réduisant les libertés, notamment celle d’avoir des enfants.
La thèse selon laquelle le contrôle démographique viendrait pallier l’épuisement des ressources est également depuis longtemps réfutée par nombre d’économistes, selon lesquels le progrès technologique apporterait la solution au problème.
De nombreux travaux scientifiques (comme ici en 2008 et là en 2021) montrent cependant que des politiques démographiques bien menées seraient plus efficaces que d’autres mesures, comme la réduction technologique des émissions de gaz à effet de serre par exemple.
Les autrices et auteurs ne s’aventurent toutefois pas à dévoiler le contenu de telles politiques démographiques : la question reste centrale mais personne n’ose l’aborder tant elle est épineuse et cela à double titre. Premièrement, d’un point de vue historique comme le souligne la géographe Joni Seager, “le contrôle de la population est un euphémisme pour le contrôle des femmes”.
Deuxièmement, d’un point de vue idéologique, cette approche remet en cause les institutions et l’ordre social établi. Si Malthus prônait le retardement de l’âge du mariage et l’imposition de limites au nombre d’enfants par famille, se situant ainsi dans une structure patriarcale, d’Eaubonne propose la prise en main totale des femmes sur la procréation, renversant l’ensemble du système.
Il s’agirait d’opérer une mutation de la totalité, une révolution féministe qui comprendrait la disparition du salariat, des hiérarchies compétitives et de la famille, promouvant un nouvel humanisme. Pour d’Eaubonne,
…ce grand renversement [ne serait pas] le “matriarcat”, certes, ou le “pouvoir aux femmes”, mais la destruction du pouvoir par les femmes. Et enfin l’issue du tunnel : la gestion égalitaire d’un monde à renaître (et non plus à “protéger” comme le croient encore les doux écologistes de la première vague). Le féminisme ou la mort.
[REVUEPOLITIQUE.BE, 17 juillet 2024] Qualifier d’extrême droite un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti est délicat. D’une part, les critères politologiques varient et évoluent sans nécessairement constituer une équation mathématique aboutissant à un résultat indiscutable et binaire. D’autre part, les évolutions de l’extrême droite lui permettent de passer entre les mailles du filet de l’analyse. Les auteur·ices proposent trois outils complémentaires pour argumenter la qualification “extrême droite.”
Traditionnellement, la science politique définit l’extrême droite comme un ensemble de discours, de personnalités, de mouvements ou de partis, structurés autour d’un corpus idéologique spécifique : inégalitarisme, nationalisme et sécuritarisme. Des auteur·ices ajoutent à cette liste le rejet des institutions démocratiques (parlementarisme et État de droit) ou des valeurs de la démocratie.
Premièrement, selon l’idéologie inégalitaire, les individus sont naturellement inégaux les uns par rapport aux autres. Il existerait différentes “races” qui déterminent l’identité d’un individu, ses capacités physiques et mentales. Certaines “races” seraient supérieures, d’autres inférieures, et il conviendrait d’appliquer cette “règle naturelle” à l’ordre politique et social.
Deuxièmement, dans une perspective nationaliste, la nation est imaginée comme homogène et pure, formant le “nous“, les “nationaux“, à séparer du “eux“, les “étrangers“. La diversité et le multiculturalisme sont perçus comme des facteurs dégradants de l’identité nationale. La nation doit également être souveraine et indépendante, de sorte que les entités supranationales, les institutions, les traités et les accords internationaux sont critiqués ou rejetés.
Troisièmement, l’extrême droite prône des dispositifs sécuritaires, de contrôle et de coercition, pour protéger cette nation des menaces intérieures et extérieures. L’immigration est présentée comme porteuse d’insécurité en assimilant les étranger·e·s à des “criminels” ou à des “profiteurs“. Sont alors notamment vantés le renforcement de l’armée, et de la police, l’application stricte des peines prononcées, le recours systématique aux peines d’emprisonnement, le retour à l’application de la peine de mort, etc.
Quatrièmement, les rapports entre extrême droite et démocratie sont théorisés de plusieurs manières : selon certain·e·s, l’extrême droite rejette le régime démocratique, c’est-à-dire ses institutions, tandis que pour d’autres, ce sont les valeurs de la démocratie qui sont attaquées.
Du point de vue quantitatif, le curseur est impossible à placer.
Cette définition manque cependant de systématicité et son opérationnalisation est délicate. En effet, d’une part, il n’est pas certain que la rencontre des trois ou quatre critères soit systématiquement nécessaire. La rencontre de deux d’entre eux peut s’avérer suffisante (exemple : la tenue d’un discours raciste et nationaliste). D’autre part, du point de vue quantitatif, le curseur est impossible à placer (un programme politique dont 25% des propositions sont racistes, nationalistes et sécuritaires, diluées dans 75% d’autres qui sont au-delà de tout soupçon, pourrait-il être qualifié d’extrême droite ?). Le curseur qualitatif est également empreint de subjectivité (si une seule mesure d’un programme politique applique une violence discriminatoire pour les personnes étrangères présentées comme des “ennemis de la Nation“, cette mesure est-elle suffisante pour qualifier le programme d’extrême droite ?).
Quant au lien entre l’extrême droite et son rejet de la démocratie, le critère est également discutable. Il suppose que l’extrême droite renonce au jeu électoral et parlementaire – ce qui n’est de toute évidence pas le cas pour plusieurs partis – ou que les “valeurs centrales” de la démocratie soient unanimement et précisément identifiées. Par ailleurs, dans ses discours, l’extrême droite se présente aujourd’hui comme étant la défenseuse de la démocratie et la victime d’un système politique et médiatique qui ne respecte pas ses droits fondamentaux, dont la liberté d’expression.
Évolution des discours de l’extrême droite et émergence d’un tabou ?
Au cours des dernières décennies, les évolutions des discours de l’extrême droite ont rendu moins manifeste son identification au regard de ces trois ou quatre critères. En effet, à la suite de l’adoption des législations criminalisant l’incitation à la haine raciale ou à la discrimination et les Négationnistes, les discours de l’extrême droite se sont policés. Cette stratégie de “dédiabolisation“, visant à contourner les lois précitées et à élargir la base électorale de ces partis, leur a permis d’accéder, dans plusieurs États, aux institutions législatives et exécutives.
Les discours ouvertement racistes ont cédé leur place à la subtilité. Premièrement, le terme “race” disparaît au profit des termes “culture” et “religion“. Il n’est également plus question de “supériorité” et d’”infériorité” de différents groupes, mais plutôt de “différences“, d’individus “assimilables” ou “inassimilables“. Les mots “notre identité” sont aussi progressivement remplacés par “nos valeurs” ou “notre mode de vie“. Deuxièmement, les énoncés hétérophobes sont abandonnés au profit d’énoncés hétérophiles (exemple : l’aide au développement comme outil de lutte contre l’immigration) et plutôt que d’attaquer “eux“, c’est la protection du “nous” qui est mise en avant (exemple : préférence nationale, protection des coutumes et des traditions nationales). Troisièmement, les propos ne sont plus explicites mais implicites (recourant aux métaphores, métonymies et autres figures de style), de sorte qu’ils sont juridiquement (quasi-) inattaquables.
En l’absence d’inégalitarisme et de racisme explicites et revendiqués, les observateur·rices de la vie politique sont davantage prudent·es avant de qualifier tels discours, propositions, programmes, personnalités ou partis d’extrême droite.
À cet égard, UNIA et des chercheurs et chercheuses de l’Université de Louvain évoquent des “discours gris“. Il s’agirait de : “discours inquiétants sans pour autant être juridiquement condamnables [préparant] en quelque sorte le terrain aux discours qui incitent à la haine, la violence et la discrimination à l’égard de certains groupes“. Les auteur·ices ajoutent que ces discours construisent “explicitement ou implicitement, la représentation d’un groupe social donné comme ayant, en tant que tel, une valeur moindre, comme ne jouissant pas d’une égale dignité et ne méritant dès lors pas une considération égale“.
En l’absence d’inégalitarisme et de racisme explicites et revendiqués, les observateur·ices de la vie politique sont davantage prudent·es avant de qualifier tels discours, propositions, programmes, personnalités ou partis d’extrême droite. Une multitude d’appellations connexes sont alors employées : “droite radicale“, “droite populiste“, “nouvelle droite“, “droite extrême“, etc. Ces concepts sont cependant tout aussi flous et privés de définition opérationnelle. De surcroît, ne participent-ils pas, indirectement, à la “dédiabolisation” de l’extrême droite, étant donné que celle-ci n’est plus qualifiée comme telle ?
Pour toutes ces raisons, nous pensons qu’il est nécessaire de compléter la définition politologique par d’autres outils.
Outil n°1 : qualifier d’extrémiste une proposition politique au regard des droits humains
Si l’extrême est la position la plus éloignée d’un centre, il est indispensable de localiser ce centre. Dans le cadre d’un État de droit démocratique, ce centre est la réalisation des droits humains, fixée dès 1948 comme “la plus haute aspiration de l’Homme.” Indépendamment des critiques qui peuvent être formulées à l’égard du concept des droits humains – non exempts d’imperfections dans leur conception et dans leur mise en œuvre – il n’en demeure pas moins qu’ils sont “l’aune à laquelle se mesure la respectabilité des régimes et des doctrines politiques“.
L’idéologie d’extrême droite est en opposition avec le corpus des droits humains. En effet, l’inégalitarisme et le racisme sont contraires aux principes centraux et transversaux d’égalité et de non-discrimination. Le protectionnisme identitaire et autarcique rejette le développement de relations amicales entre les peuples, un fondement essentiel de la Charte des Nations Unies. Et, enfin, la primauté de l’approche sécuritaire est une inversion du paradigme plaçant, d’une part, les libertés comme principe et, d’autre part, les restrictions à ces libertés comme des exceptions, limitées au strict nécessaire pour atteindre un objectif légitime d’intérêt général. Dans sa résolution du 23 septembre 2012, l’Assemblée générale des Nations Unies précise en outre que “les droits de l’homme, l’État de droit et la démocratie sont interdépendants, se renforcent mutuellement et sont au nombre des valeurs et principes fondamentaux universels et indissociables de l’Organisation des Nations Unies“.
En Belgique, la lutte contre l’extrémisme a plusieurs fois été organisée en référence au triptyque des droits humains, de l’État de droit et de la démocratie.
Ainsi, dans le cadre de la réforme de la Sûreté de l’État à la fin des années 1990, le législateur a précisé les contours de sa mission de renseignement, ciblant notamment “toute activité qui menace ou pourrait menacer la sûreté intérieure de l’Etat et la pérennité de l’ordre démocratique constitutionnel“, c’est-à-dire l’activité qui menace soit “la sécurité des institutions de l’Etat et la sauvegarde de la continuité du fonctionnement régulier de l’État de droit, des institutions démocratiques, des principes élémentaires propres à tout État de droit, ainsi que des droits de l’homme et des libertés fondamentales” soit “la sécurité et la sauvegarde physique et morale des personnes et la sécurité et la sauvegarde des biens“.
Parmi ces activités potentiellement menaçantes auxquelles la Sûreté de l’État s’intéresse figure l’extrémisme, défini comme “les conceptions ou les visées racistes, xénophobes, anarchistes, nationalistes, autoritaires ou totalitaires, qu’elles soient à caractère politique, idéologique, confessionnel ou philosophique, contraires, en théorie ou en pratique, aux principes de la démocratie ou des droits de l’homme, au bon fonctionnement des institutions démocratiques ou aux autres fondements de l’État de droit en ce compris le processus de radicalisation“.
Par ailleurs, dans le courant des années 1990, d’autres instruments législatifs vont insister sur les droits humains comme ligne de démarcation entre les idéologies politiques “acceptables” et celles qui ne le sont pas. En effet, à l’époque, le Vlaams Blok a vu accroître son financement à la suite de sa percée électorale de 1991 et publie dans la foulée un plan en 70 points pour mettre fin à l’immigration en Belgique. Cette montée de l’extrême droite suscite l’inquiétude des autres formations politiques.
La loi sur les finances électorales de 1989 est d’abord modifiée en 1995 pour y insérer un article 15 bis obligeant les partis politiques à inclure, dans leurs statuts, leur engagement à respecter et à faire respecter la Convention européenne des droits de l’homme. Ensuite, en 1999, un article 15 ter est adopté pour permettre au Conseil d’État de réduire la dotation d’un parti politique lorsque celui-ci “par son propre fait ou par celui de ses composantes, de ses listes, de ses candidats, ou de ses mandataires élus, montre de manière manifeste et à travers plusieurs indices concordants son hostilité envers les droits et libertés garantis par la Convention [européenne des droits de l’homme]“.
Il existe un consensus pour considérer les droits humains et l’État de droit comme étant le centre de gravité à partir duquel localiser l’extrémisme.
L’application de ce dispositif, amendé à plusieurs reprises, est une entreprise particulièrement laborieuse, notamment compte tenu des multiples garanties procédurales existantes mais également de l’interprétation très restrictive donnée par la Cour constitutionnelle de ce que constitue une “hostilité manifeste” aux droits fondamentaux. Pour la Cour, il ne peut s’agir que de l’incitation à violer “un principe essentiel au caractère démocratique du régime” et non la simple proposition d’interprétation différente ou la critique portant sur l’un ou l’autre des droits fondamentaux consacrés. Pour la Cour constitutionnelle néanmoins, “la condamnation du racisme et de la xénophobie constitue incontestablement un de ces principes car de telles tendances, si elles étaient tolérées, présenteraient, entre autres dangers, celui de conduire à discriminer certaines catégories de citoyens sous le rapport de leurs droits, y compris de leurs droits politiques, en fonction de leurs origines“.
Il ressort de ce qui précède qu’il existe un consensus pour considérer les droits humains et l’État de droit comme étant le centre de gravité à partir duquel localiser l’extrémisme. Les deux dispositifs juridiques précités – mission de la Sûreté de l’État et sanction financière des partis liberticides – mettent en outre l’accent sur l’impact concret des atteintes aux droits fondamentaux sur les personnes au regard du “danger de la discrimination” (Cour constitutionnelle) ou de l’atteinte à l’intégrité physique ou psychique (loi sur l’analyse de la menace).
Déterminer si un discours, une proposition ou un programme est extrémiste peut donc s’opérer suivant deux questions. Se dirigent-ils vers un renforcement ou un soutien de la protection d’un ou de plusieurs droits fondamentaux ou, au contraire, prônent-ils la généralisation des restrictions ou la violation des droits fondamentaux, en particulier au regard des principes d’égalité et de non-discrimination ? Quel est l’impact de ces restrictions ou violations sur l’intégrité psychique et physique des personnes concernées ?
L’utilité de cet outil d’identification de l’extrémisme est de recourir à des concepts opérationnels, théorisés et construits pour être appliqués à des cas concrets.
Outil n°2 : qualifier d’extrême droite un discours ou une proposition politique en les analysant de manière critique
Après avoir identifié des politiques publiques extrémistes au regard des droits humains, une seconde étape peut consister à analyser les discours mobilisés pour les justifier, afin d’y déceler les idéologies véhiculées et les stratégies portées.
Les discours ne sont jamais neutres. Ils ne décrivent pas la réalité sociale, mais en construisent une. Ainsi, une “vague migratoire” est une métaphore déshumanisante, assimilant les personnes migrantes à une catastrophe naturelle. Au contraire, une “politique anti-réfugiés” renvoie à une responsabilité politique dans le mauvais traitement réservé à des personnes dont la demande de protection est pourtant légitime. La dramaturgie, les causes et les responsabilités varient.
Les discours ne sont jamais neutres. Ils ne décrivent pas la réalité sociale, mais en construisent une.
Analyser un discours par déduction consiste à vérifier si les critères d’inégalitarisme, de nationalisme, de sécuritarisme ou du rejet de la démocratie structurent manifestement le discours. Si c’est le cas, alors le discours est d’extrême droite. Toutefois, cette méthode se heurte aux évolutions des discours d’extrême droite, rappelées supra, dépouillés de racisme explicite, avançant masqués, jouant sur l’implicite et les métaphores. À l’inverse, une approche inductive des discours décode la réalité sociale qu’ils construisent. Quant à elle, l’analyse critique décèle les idéologies “cachées” derrière les mots, derrière les argumentaires10. Autrement dit, dans les discours, comment les groupes sont-ils définis ? Comment sont-ils mis en opposition ? En fonction de quels rapports de domination ? Quels sont les valeurs et intérêts mobilisés ? Les ennemis présentés ?
Par exemple, au sujet de l’adoption du Pacte migratoire européen, Margaritis Schinas, commissaire au mode de vie européen, se félicite que “nous [ayons] transformé le talon d’Achille de l’Europe en success story“. Nous pouvons nous poser la question de savoir si les dispositifs de contrôle et de coercition adoptés (procédures accélérées, détentions automatiques, procédures de filtrage sur la base de la nationalité, etc), présentés comme des outils de protection d’un groupe (les “Européens” et leur “mode de vie“) contre la menace émanant d’un autre groupe (les “non-Européens“), ne renvoient pas à un univers idéologique d’extrême droite.
Quant à l’immigration, plusieurs termes doivent être analysés dans une perspective critique : “décivilisation“, “ensauvagement“, “islamisation“, “flux migratoire“, “vague migratoire“, “grand remplacement“, “disparition autochtone“, “nuisible“, “étranger illégal“, etc. L’analyse est également valable pour des propositions, telles que la détention en centres fermés, la déchéance de la double nationalité, un moratoire sur l’asile, le retrait d’UNIA, la fin du secrétariat d’État à l’Égalité des genres, à l’Égalité des chances et à la Diversité, l’abrogation des lois contre le racisme et l’incitation à la haine, etc.
Le constat selon lequel un parti n’est pas explicitement raciste ne suffit plus à disqualifier son apparentement à l’extrême droite.
L’approche inductive de l’analyse critique des discours présente l’utilité de dépasser le caractère explicite d’un discours pour se concentrer sur son sous-texte et son contexte afin de contourner l’artifice de la “dédiabolisation“. De la sorte, le constat selon lequel un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti n’est pas explicitement raciste ne suffit plus à disqualifier son apparentement à l’extrême droite si, par exemple, la réalité sociale qu’il produit est bien celle de la protection d’une communauté homogène et pure contre un exogroupe infériorisé, érigé en bouc-émissaire, menaçant des acquis ethniques, culturels ou économiques, auxquels des restrictions des droits humains sont imposées.
Par ailleurs, l’utilité de cet outil est également son caractère opérationnel, dès lors qu’il permet une analyse au cas par cas de chaque discours ou de chaque proposition politique, sans devoir justifier si la personne ou le parti dont il émane devrait lui aussi être qualifié ou non d’extrême droite. L’objectif est avant tout de savoir reconnaître, dans un contexte politique où les discours sont “gris”, quelle est la réalité sociale construite par un terme ou une proposition particulière.
Outil n°3 : qualifier d’extrême droite un discours ou une proposition politique en les comparant avec des référents historiques
Après avoir, premièrement, repéré le caractère extrémiste de propositions politiques au regard des restrictions des droits humains qu’elles comportent et qui portent atteinte à l’intégrité psychique et physique des personnes et, deuxièmement, induit la réalité sociale produite par les discours qui soutiennent ces politiques, une troisième grille d’analyse peut être proposée.
Le placement du curseur est une opération délicate puisqu’il consiste à se demander à partir de quel moment l’abaissement de la protection des droits humains et la mobilisation discursive d’un univers idéologique d’extrême droite devient inacceptable. Où se situe la borne à ne pas dépasser ?
À plusieurs reprises, des programmes politiques ont été condamnés, judiciairement, politiquement et moralement, comme étant au-delà de cette borne. Ainsi, le plan en 70 points du Vlaams Blok a été dénoncé, par le Parlement Flamand (anc. Conseil Flamand) qui – se référant lui-même à d’autres saillances historiques et notoires de l’extrême droite – constatait que “certaines de ses propositions sont reprises du programme en 50 points du Front national du 16 novembre 1991 et visent à isoler les migrants dans un groupe d’apartheid et à les mettre progressivement au ban de la vie sociale, comme l’ont été les concitoyens juifs dans l’Allemagne nazie à partir de 1933” et par la Cour d’appel de Gand comme n’étant que “l’expression de l’intolérance propagée par le Vlaams Blok et inspirée par le racisme et la xénophobie, incompatibles avec les valeurs applicables dans une société démocratique, libre et pluraliste“.
Qualifier d’extrême droite ce qui l’est, ne doit pas non plus être un tabou.
Dans le contexte belge, le plan en 70 points du Vlaams Blok constitue un étalon central pour qualifier d’”extrême droite” des projets politiques et des discours en matière d’asile et d’immigration. En 2017, le quotidien De Standaard avait démontré qu’en vingt-cinq ans, une moitié de ce plan avait été réalisée, partiellement réalisée ou mise à l’agenda.
La comparaison avec un référent historique incontestable présente l’utilité de mesurer la distance, la réduction de cette distance, ou la congruence avec l’idéologie et les politiques publiques prônées par l’extrême droite et ce, même si le contexte change, même si les discours évoluent, même si, à l’instar des différentes versions des plans du Vlaams Blok entre 1992 et 1996, les restrictions aux droits humains et à l’État de droit sont formellement et prétendument justifiées par toutes sortes de considérations.
Conclusion
D’aucun·e aurait raison de penser que le qualificatif “extrême droite” ne peut être mobilisé comme un anathème dans le seul but de délégitimer ou de disqualifier d’autorité un discours, une proposition, un programme, une personnalité ou un parti. L’argumentation peut être ardue. Les critères traditionnellement employés par la science politique manquent parfois de systématicité et d’opérationnalisation. Dans certains cas, les discours et les pratiques institutionnelles de l’extrême droite ont évolué. Les observateur·rice·s de la vie politique peuvent donc éprouver une certaine réticence à employer cette appellation. Or, qualifier d’”extrême droite” ce qui l’est, ne doit pas non plus être un tabou.
La grille d’analyse ici discutée, aux dimensions juridiques, discursives et historiques qui complètent l’approche politologique, entend donc résoudre cette tension. Elle propose de cibler les objets d’études, d’identifier leur apparentement à l’extrême droite à l’aide de critères opérationnels, et de renforcer la démonstration d’une qualification d’extrême droite de ces objets. Elle ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité sur les manières d’appréhender les discours et programmes d’extrême droite, par exemple en fonction du contexte économique, social et politique de leur émergence ou de l’arsenal rhétorique mobilisé.
Les trois outils proposés pour qualifier des discours et des propositions d’extrême droite peuvent se résumer en trois questions : les discours et les propositions politiques sont-ils dirigés contre les droits humains ou l’intégrité de certaines personnes ? Les discours et propositions politiques construisent-ils une réalité sociale telle que celle fantasmée par l’extrême droite ? Les discours et propositions sont-ils similaires à ceux soutenus par l’extrême droite dans le passé ?
[RTBF.BE, Les Grenades, 20 juin 2024] Il y a 75 ans, le 26 juin 1949, alors que la plupart des nations européennes avaient déjà franchi le pas, les femmes belges se rendaient pour la première fois aux urnes lors des élections législatives. Cet anniversaire marque une avancée historique dans la marche vers l’égalité des genres au sein du Plat pays. L’obtention du droit de vote pour les femmes belges a été le fruit d’un combat de longue haleine, marqué par la mobilisation de nombreuses militantes féministes.
Un peu d’histoire…
Dès 1830, alors que la situation des femmes mariées s’apparente à celle d’un enfant mineur sur le plan juridique, des voix s’élèvent pour réclamer plus de droits face aux inégalités sur les plans civil, politique et professionnel. Parmi elles, Zoé de Gamond et sa fille, Isabelle, estiment que l’enseignement constitue le principal levier de l’émancipation féminine. Zoé de Gamond crée alors des écoles pour jeunes filles afin de les éduquer et de les instruire, convaincue que l’égalité s’obtient par la mise à niveau intellectuelle des femmes avec les hommes. En 1865, Isabelle fonde à Bruxelles la première école communale pour filles proposant un enseignement secondaire complet.
L’affaire Popelin en 1888, qui voit Marie Popelin, première femme ayant fait des études de droit, se faire refuser le Barreau en raison de son genre, marque un tournant en Belgique. Cet événement conduit à la création de la première ligue des droits des femmes en 1892 par Marie Popelin, la médecin Isala Van Diest et l’avocat Louis Frank. Cette ligue se focalise d’abord sur la révision des lois discriminatoires.
Quand a été autorisé le droit de vote pour les femmes ?
À la veille de la Grande Guerre, la Fédération belge pour le suffrage féminin voit le jour, portant haut les revendications des femmes dans l’arène politique. Malgré leur contribution essentielle durant la Première Guerre mondiale, les femmes ne bénéficient pas d’avancées notables en matière de droits politiques après l’armistice, alors que le droit de vote a déjà été accordé aux femmes dans plusieurs pays avant le conflit. La Nouvelle-Zélande ouvre la voie dès 1893, faisant figure de pionnière. L’Australie méridionale lui emboîte le pas l’année suivante. En Europe, la Finlande a été la première à franchir le pas en 1906, imitée par la Norvège en 1913, puis l’Islande et le Danemark en 1915. La Grande-Bretagne a, elle, attendu 1918 pour se joindre au mouvement, suivie de près par les Pays-Bas en 1919.
En 1919, au lendemain de la Première Guerre mondiale, les femmes obtiennent une première victoire avec le droit de vote aux élections communales, mais uniquement pour les veuves de guerre et les mères de soldats tués au combat. Dans le même temps, les femmes emprisonnées pour des motifs politiques pendant l’occupation allemande peuvent elles aussi voter. L’année suivante, en 1920, une nouvelle loi étend le droit de vote et d’éligibilité aux élections communales à toutes les femmes, à l’exception notable des “prostituées et des femmes adultères.” Parallèlement, les femmes, à défaut de pouvoir voter à l’échelon national, peuvent se présenter dès 1920 à la Chambre et 1921 au Sénat.
Durant les années 30, en pleine crise économique, les femmes sur le marché du travail font face à de nombreuses discriminations, notamment de la part des gouvernements catholiques-libéraux. Plusieurs mesures visent à réduire leurs salaires ou à leur interdire l’accès à certains postes dans la fonction publique. Cependant, grâce à l’opposition féministe grandissante et à la mobilisation des organisations féminines, ces mesures discriminatoires sont progressivement abrogées, notamment après l’intervention du Premier ministre Paul Van Zeeland en 1935.
Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les débats politiques se concentrent sur les questions économiques et sociales, ainsi que sur la Question royale relative au retour du roi Léopold III en Belgique. L’idée d’accorder le droit de vote aux femmes fait néanmoins l’unanimité parmi les partis politiques. Dès août 1945, deux propositions de loi sont déposées et le 27 mars 1948, la loi tant attendue est enfin promulguée, permettant aux femmes de faire entendre leur voix dans les urnes dès les élections législatives du 26 juin 1949. Le nombre d’électeurs bondit alors de 2,7 millions en 1946 à plus de 5,6 millions en 1949.
Si cette avancée marque une étape décisive, la route vers la parité dans les lieux de pouvoir est encore longue. Lors de ces premières élections, seuls 3,3% des députés à la Chambre sont des femmes. Au fil des décennies, la féminisation du monde politique progresse lentement mais sûrement. En 1965, Marguerite De Riemaecker-Legot devient la première femme ministre. Il faudra attendre 1994 et la loi Smet-Tobback, instaurant des quotas sur les listes électorales, pour que le mouvement s’accélère. À l’issue des élections de 2019, les femmes représentent 35,33% des députés de la Chambre et 48,33% des sénateurs.
Au niveau exécutif, le gouvernement formé en octobre 2020 a constitué le premier gouvernement fédéral paritaire, alors que seulement 12% des ministres étaient des femmes en 1995. Les élections de 2024 pourraient bien marquer une nouvelle étape, surtout dans le sud du pays : pour la première fois depuis sa création en 1980, le futur Parlement wallon devrait atteindre la parité, avec 37 femmes et 38 hommes élus. Le parlement bruxellois progresse puisque la prochaine législature devrait compter 43 femmes pour 46 hommes. La Chambre des représentants, elle, stagne en matière de parité, en raison des résultats en Flandre, et singulièrement de la montée du Vlaams Belang (37,5% de femmes élues).
[THECONVERSATION.COM, 11 janvier 2024] Alors que le président libertarien Javier Milei, récemment élu en Argentine, a largement profité des réseaux sociaux lors de sa campagne présidentielle, notamment pour séduire les plus jeunes générations, d’autres personnalités politiques envisagent au contraire de quitter ces mêmes réseaux. En France, c’est la maire de Paris, Anne Hidalgo, qui a initié ce mouvement, déclarant en novembre dernier que X (ex-Twitter) constituait “une arme de destruction massive de nos démocraties.” Force est de constater que depuis de nombreuses années, les réseaux sociaux dominants, dont le modèle d’affaires repose sur l’économie de l’attention favorise structurellement le clash et la polarisation des opinions.
Selon ce modèle économique, il s’agit de “maximiser l’engagement” des utilisateurs afin de vendre leur “temps de cerveau” et leurs données personnelles à des entreprises susceptibles de les cibler avec leurs publicités. Dès lors, tout ce qui compte pour gagner en visibilité sur ce type de réseau, est de trouver la ligne de fracture – chez chaque utilisateur ou dans la société – et d’enfoncer le coin, afin d’obtenir plus de clics et plus de vues, alimentant ainsi le “business de la haine” des géants du numérique, qui tirent profit de cette cacophonie.
Le résultat, tel que décrypté par l’écrivain et politologue italien Giuliano da Empoli, est le suivant : tandis qu’hier la politique était “centripète” – il fallait rallier autour d’un point d’équilibre –, elle est devenue aujourd’hui centrifuge. L’expression d’”ingénieurs du chaos” trouve alors tout son sens : pour conquérir le pouvoir, la politique consiste désormais à exploiter au mieux les dynamiques d’infrastructures, ici de communication, pour éclater la société en tous points.
Faire évoluer le modèle économique et l’architecture des réseaux sociaux
Comment changer la donne ? Il parait difficile d’imaginer l’ensemble des démocrates pratiquer la politique de la terre brûlée et quitter les réseaux sociaux dominants tant que l’espoir est encore à leur régulation. De même, nous ne pouvons uniquement nous en remettre à la bonne volonté de quelques autres réseaux dominants faisant pour l’instant office de refuge, tant que leur modèle demeure fondé sur la captation de l’attention.
Si nous devons poursuivre nos efforts pour “trouver des réponses politiques à la colère”, nous ne pouvons pas non plus nous aveugler sur les velléités autoritaires ou nationalistes exploitant les failles des réseaux sociaux les plus utilisés. Néanmoins, nous pouvons les priver de l’infrastructure qui les fait émerger comme forces politiques de premier plan partout dans le monde. Pour cela, nous devons faire évoluer le modèle économique et l’architecture des réseaux sociaux. Car il faut bien se rendre compte, dans la lignée de la pensée du professeur de droit Lawrence Lessig, que l’architecture numérique est normative: de même que l’architecture de nos rues détermine nos comportements, l’architecture des réseaux sociaux détermine la façon dont nous nous y exprimons et dont nous y interagissons.
De manière générale et par définition, le principe des “followers”, qui consiste à suivre des personnalités en particulier, ne favorise pas l’expression de points de vue diversifiés, mais plutôt les comportements mimétiques, la concurrence, la rivalité et in fine la dévalorisation de soi comme des autres.
Plus spécifiquement, X/Twitter et Thread sont construits pour faire se rencontrer absolument tous les sujets, points de vue et personnes d’opinions très diverses sur un flux unique et assurer des interactions directes au vu et au su de tous.
Autre architecture, autre ambiance, il en va autrement si l’on se rassemble autour d’un sujet, que ce soit pour en débattre ou seulement pour échanger. Sans qu’ils soient exempts de très nombreux défauts, TrustCafé, Reddit, Twitch, Discord donnent l’opportunité de créer des salons de discussion thématiques ou de regrouper des communautés en un espace et in fine d’avoir un débat plus approfondi. Mastodon repose quant à lui sur une structure décentralisée, c’est-à-dire que “chaque serveur Mastodon est totalement indépendant, mais capable d’interagir avec les autres pour former un réseau social mondial.” Cela permet d’éviter de cultiver l’animosité sociale. Des communautés irréconciliables n’ont pas à se côtoyer, ce qui permet d’éviter de propager le conflit de manière inopportune.
Reprendre la main sur les algorithmes
C’est pour orienter les réseaux sociaux vers des architectures permettant de créer des espaces de débat, d’apprentissage, d’échanges et de coopération que nous devons agir en premier lieu, avant même de nous intéresser à la modération des contenus qui y circulent. Le règlement européen sur les services numériques le permet en théorie, mais il faudra que la Commission européenne se mobilise en ce sens. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Jusqu’à présent, le débat a bien plus porté sur le nombre de modérateurs de tel ou tel réseau ou le nombre de contenus retirés que sur la structure des réseaux sociaux en elle-même. Ce qui risque surtout de nous épuiser pour un résultat très relatif.
Pour nous assurer que les réseaux servent une société démocratique où le débat, la construction collective et l’écoute sont privilégiés, nous devrions nous préoccuper de la manière dont les infrastructures numériques sont conçues, développées et financées. Comme les réseaux sociaux dominants sont structurellement fondés sur l’économie de l’attention, l’enfermement de leurs utilisateurs et l’amplification des contenus polémiques et choquants, nous devrions aussi décider de ne plus laisser aux mains du seul réseau social, c’est-à-dire d’une entreprise privée, le monopole de déterminer le flux algorithmique, soit le choix des contenus apparaissant sur nos fils d’actualités.
Une telle proposition est une exigence minimale pour tendre vers une plus grande réappropriation des réseaux sociaux par les utilisateurs. Elle a d’ailleurs déjà été faite sous diverses formes, que ce soit par des spécialistes du numérique, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), des journalistes ou des chercheurs. Ainsi, il s’agit non plus seulement de forcer la plate-forme à accentuer tel ou tel paramètre de leur algorithme mais de contester le fait que la recommandation soit le seul fait de la plate-forme.
Pour justifier ce principe, nous pouvons nous demander si une fois une taille critique et une certaine concentration du marché atteintes, il est bien légitime de laisser uniquement à des entreprises privées le soin de décider ce qui doit être vu ou ce qui doit être invisibilisé dans l’espace médiatique numérique. Quand bien même certains d’entre nous souhaiteraient s’abandonner aux algorithmes de TikTok ou de Twitter, pourquoi tout un chacun devrait-il s’y plier ? Est-ce à un acteur unique de déterminer les critères en fonction desquels les contenus apparaissent ou disparaissent de nos écrans ?
Reconnaître les réseaux sociaux comme des espaces publics
La chose doit encore être affirmée : oui les réseaux sociaux dominants sont des espaces publics. Ce ne sont plus seulement des cafés que l’on est libre ou non de fréquenter. L’analogie ne fonctionne plus. Ils ont un impact structurant sur nos sociétés, que l’on y soit ou non.
De plus, si tout le monde peut virtuellement s’exprimer sur les réseaux, ceux qui auront le plus de vues sont ceux qui joueront les codes du réseau et sponsoriseront leurs comptes ou publications. Ce qui laisse sur le bas-côté ceux qui ne peuvent pas ou refusent de jouer à ce jeu malsain de la mésestime de soi, des autres et du clash constant.
La prétendue liberté d’expression masque le sévère contrôle qui s’exerce sur la recommandation et la hiérarchie qu’elle recèle : l’apparence d’horizontalité (celle de tous les usagers exprimant leurs opinions ou leurs avis publiquement) masque une extrême verticalité (celle des entreprises décidant des critères de ce qui sera vu ou non).
Pour restaurer les libertés d’expression et de pensée, il nous faut donc décorréler l’intérêt du réseau social à voir promu tel ou tel contenu et l’intérêt social ou personnel à s’informer ou échanger sur tel ou tel sujet.
Œuvrer pour des infrastructures numériques démocratiques
Cela n’est désormais plus une seule affaire d’imagination ou de prospective. Regardons Bluesky (le réseau social alternatif créé par Jack Dorsey, l’un des fondateurs de Twitter) ou Mastodon : les flux algorithmiques y sont à la main des utilisateurs.
Sur Bluesky, les utilisateurs les plus chevronnés, des médias ou autres tiers de confiance peuvent proposer à l’ensemble des utilisateurs des algorithmes de leur cru. Et le choix est particulièrement simple à opérer pour un effet immédiat. Sur Mastodon, le classement chronologique reste la clef d’entrée vers les contenus publiés, mais le principe même du logiciel libre permet à l’administrateur comme à l’utilisateur de développer les fonctionnalités de curation de contenus qu’il souhaite. Cela ne veut pas dire que tout le monde doit savoir coder, mais que nous pouvons avoir le choix entre de nombreux algorithmes, paramètres ou critères de recommandations qui ne sont pas seulement le fait de la plate-forme.
Regardons aussi des projets comme Tournesol : cette plate-forme de recommandation collaborative de contenus permet à de nombreux citoyens de participer en évaluant les contenus en fonction de leur utilité publique (et non en fonction d’intérêts privés ou d’agendas politiques déterminés). Grâce à de telles initiatives, il devient possible de découvrir des vidéos pertinentes et pédagogiques que des réseaux sociaux dominants ou une plate-forme comme YouTube n’auraient probablement pas recommandées.
Toutes ces initiatives nous montrent qu’il est possible d’œuvrer pour des infrastructures numériques démocratiques. Nous ne sommes qu’à un pas politique de les valoriser. Et entendons-nous bien, l’objectif n’est pas de nous anesthésier en empêchant le désaccord. Bien au contraire ! Le but est de vivifier la démocratie et renforcer l’intelligence collective en exploitant tout le potentiel des réseaux sociaux.
Le rôle de la femme a longtemps été essentiellement domestique et fortement soumis à l’autorité paternelle. À l’école, le conditionnement idéologique conduisait à la reproduction des rôles selon le sexe. Il n’était pas question pour une femme de faire de la politique. Le droit de vote n’a été accordé aux femmes qu’après la guerre [en 1948], et il a fallu une importante grève des femmes de la FN à Herstal pour obtenir ce qui paraît pourtant normal : à travail égal, salaire égal. Au 21e siècle, cette situation n’est pas encore “normale” partout…
Dans les cours d’histoire, les femmes sont souvent oubliées. Pythagore disait, six siècles avant notre ère : “Il y a un principe bon qui a créé l’ordre, la lumière et l’homme, et un principe mauvais qui a créé le chaos, les ténèbres et la femme.” Et près de deux siècles plus tard, Aristote renchérissait en écrivant : “La femelle est femelle en vertu d’un manque de qualité.” Xénophon écrivait : “Les dieux ont créé la femme pour les fonctions du dedans et les hommes pour toutes les autres.”
Il y eut cependant des femmes qui se sont réfugiées dans les arts, comme Sappho de Mytilène aux 7e et 6e siècles. Elle visait à Lesbos et, chose rare, elle savait lire et écrire. Elle a écrit des strophes tout à fait originales. Alors que les jeunes femmes devaient vivre sous une stricte surveillance, voyant le moins de choses possible et posant le moins de question possible, elle s’était mise en tête d’enseigner aux femmes à lire, à écrire, à penser. Elle a été condamnée à l’exil et ses oeuvres ont été en grande partie détruites. Une célèbre fresque de Pompéi la représente, livre ouvert à la main gauche et tenant rêveusement le stylet de la main droite.
Cependant, la femme de la Rome antique est complètement absente du droit romain et ses rapports sont de la compétence du domus dont le père, le beau-père, le mari sont les chefs tout-puissants. Cela nous montre que l’oppression des femmes dans la pensée occidentale n’est pas uniquement le fruit de la pensée religieuse catholique, même si elle y a participé. La ségrégation suivant le sexe est une pensée dont on retrouve des traces antérieurement dans des sociétés non monothéistes. Les hommes étaient les seuls auteurs et interprètes des textes sacrés ou prétendument tels. Certains produisirent des traductions carrément déformantes comme la création de la femme à partir d’une côte d’Adam alors que le texte hébreu initial est précis et dit “la femme créée à côté d’Adam” !
Même au 20e siècle, la femme reste pour l’homme un mystère, peut-être parce qu’elle représente “l’autre”. Le philosophe français contemporain Emmanuel Levinas a écrit : “L’altérité s’accomplit dans le féminin” en oubliant la réciprocité évidente de ce propos. La hiérarchie des sexes se produit dans des domaines très inattendus. En 1867, Charles Blanc écrivait : “Le dessin est le sexe masculin de l’art, la couleur en est le sexe féminin. Il faut que le dessin assure la prépondérance sur la couleur.” Un peu plus tard, quand la peinture sera reconnue comme élément essentiel, Henri Matisse dira : “La couleur est l’élément viril de la peinture, le dessin en étant la part féminine.”
Nietzsche a rédigé une série d’aphorismes cinglants, notamment : “Quand les femmes deviennent savantes, c’est généralement dû à un dysfonctionnement de leurs organes génitaux” ! Sigmund Freud prétend que “la femme est un continent noir à la libido et à l’énergie pulsionnelle passive” et il associe l’actif au masculin. Quant à Jacques Lacan, il dit que l’androcentrisme reste fondamental, qu’il permet de comprendre la position dissymétrique dans les liens amoureux.
Pourquoi cette condition inférieure des femmes a-t-elle pu défier le changement depuis des millénaires ? Tant que les femmes n’ont pas pu dire “nous” comme les noirs, les homosexuels ou les travailleurs. Par leur condition, elles ne connaissent pas cette promiscuité spatiale qui est indispensable pour s’organiser. Au Moyen Âge, elles s’étaient trouvées devant une seule alternative : le couvent ou le mariage. Certaine se sont réfugiées dans l’univers monial où elles pouvaient s’instruire et vivre relativement indépendantes des hommes. Certaines abbesses ont pris beaucoup d’importance. En pleine Inquisition, elles seront réprimées.
En 1789, les femmes se mobilisent et descendent dans la rue. En 1791, Olympe de Gouges a rédigé la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, mais elle sera guillotinée en 1793.
Flora Tristan est née en 1803 ; mariée à 18 ans, découragée, elle part à 22 ans sous un nom d’emprunt. Première enquêtrice sociale, elle a pris des notes en Angleterre, au Pérou et dans diverses villes françaises pour rédiger d’intéressants rapports sur les conditions de travail de ces populations. Flora Tristan est, en fait, la grand-mère du célèbre peintre Paul Gauguin.
Clémence Royer fut co-fondatrice, dans la Grande loge maçonnique symbolique écossaise, d’un atelier de Droit Humain en 1894. C’était une obédience masculine où l’on a permis une initiation de femmes de manière clandestine et transgressive. Elle a été la première femme à enseigner à La Sorbonne et elle a traduit le livre de Charles Darwin sur l’origine des espèces. Ses compétences reconnues, elle a été la première femme à être décorée de la Légion d’Honneur. Il faut croire que la qualité de ses travaux avait impressionné les hommes !
La bibliothèque Marguerite Durand est le seul lieu en France qui rassemble la mémoire des femmes. Brillante sociétaire de la Comédie Française, Marguerite Durand a décidé de faire don de toutes ses archives à la Ville de Paris.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Myriam KENENS, organisée en juin 2004 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[LALIBRE.BE, 15 juin 2024] L’extension à une deuxième heure d’éducation politique, philosophique et aux médias pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique.
Pour la première fois en Belgique, tous les jeunes de 16 et 17 ans ont pu faire entendre leur voix dans les urnes ce 9 juin [2024]. C’était une opportunité pour eux, mais aussi pour la démocratie. En tant que société civile, notre devoir est de les former à faire un choix éclairé et citoyen.
Malgré les initiatives d’enseignants, l’éducation politique n’est pas assez enseignée et de nombreux jeunes estiment ne pas être préparés, certains exprimant même un désintérêt voire une vraie méconnaissance de la politique. Exercer son esprit critique, décoder les fake news, résister aux passions haineuses… sont autant de compétences qui s’apprennent et s’exercent collectivement.
Pour y arriver, deux heures par semaine de cours philosophie et citoyenneté (CPC) sont un minimum afin d’apprendre à forger ses opinions au moyen d’outils philosophiques, à bien comprendre le fonctionnement de notre démocratie et à opérer en conscience des choix éclairés.
Le statu quo intenable
Après les élections de 2019, il semblait exister un consensus politique pour avancer vers une deuxième heure pour tous les élèves de CPC dans l’enseignement obligatoire. Le second rapport parlementaire de décembre 2021 était clair à ce sujet, et renforçait d’ailleurs celui de 2015 : il faut aller vers une extension de l’éducation à la philosophie et la citoyenneté. Cependant, en août 2023, ce projet d’extension fut reporté à la prochaine législature…
Or, au manque de formation citoyenne des élèves s’ajoute une situation sur le terrain qui est intenable. Autant les directions que les enseignants dénoncent des difficultés organisationnelles absurdes qui participent à la précarité des conditions de travail de ces derniers. Tous demandent l’extension urgente du cours à une 2e heure, sa pérennisation et une revalorisation significative de la fonction.
Du côté des élèves, le nombre d’inscrits à la deuxième heure de CPC ne cesse de progresser. Le Forum des Jeunes, porte-parole officiel des 16-30 en Fédération Wallonie-Bruxelles, affirmait en 2022 que “70 % ⌈des jeunes⌉ estiment que recevoir une meilleure éducation à la citoyenneté dans les écoles est l’un des moyens les plus importants pour que les jeunes aient davantage d’influence sur les politiques publiques et sur les processus de décisions.” Ils sont rejoints par de nombreux parents qui, depuis la création du cours, sont convaincus que son extension est une priorité.
Enfin, au niveau politique, des points restent à trancher : neutralité budgétaire, accessibilité confortable à l’éducation religieuse… Mais tout ceci peut être réglé, en accordant notamment une attention particulière à la préservation de l’emploi des professeurs de cours philosophiques si ces deux heures de CPC sont appliquées. C’est une question de volonté politique. Il y a urgence !
Une priorité politique
Pour le CEDEP (Centre d’Etude et de Défense de l’Ecole Publique), la formation actuelle à une éducation politique, philosophique et aux médias est insuffisante et ne permet pas d’outiller tous les jeunes face aux défis actuels et futurs. L’extension à une deuxième heure de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique et une question d’intérêt public.
Au vu de la montée des extrémismes, des inégalités hommes/femmes, des défis environnementaux et de la fragmentation du corps social, il est prioritaire d’offrir aux enfants deux heures hebdomadaires de philosophie et citoyenneté dans tout l’enseignement obligatoire durant lesquelles ils apprennent ensemble à échanger leurs points de vue dans le respect réciproque, et à élaborer une pensée complexe.
Si ces éléments font l’unanimité : qu’attendons-nous pour passer à deux heures du cours de philosophie et citoyenneté ?
[THECONVERSATION.COM, 30 juin 2024] La recherche en psychologie sociale et en génétique comportementale montre que les individus ont une position idéologique stable, c’est-à-dire une position sur le continuum politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite qui varie peu au cours du temps. Cette position peut être objectivée notamment avec l’échelle de conservatisme Wilson-Patterson ou une échelle simple allant de “très à gauche” à “très à droite”.
Plusieurs décennies de recherche en psychologie sociale montrent invariablement que plus les personnes sont de droite, plus elles sont intolérantes (par exemple, racisme, sexisme, homophobie, antisémitisme). À l’inverse, plus les personnes sont de gauche, plus elles sont tolérantes.
Cette différence entre les personnes de gauche et de droite s’observe jusqu’au phénomène de déshumanisation, un mécanisme psychologique par lequel des personnes sont perçues comme moins “humaines” et, par conséquent, ne sont pas pleinement prises en compte sur le plan moral.
Déshumanisation flagrante
Nour Kteily (chercheur en psychologie sociale à l’université Northwestern) et ses collègues ont développé une mesure de la déshumanisation basée sur la représentation populaire de l’évolution humaine (c.-à-d., un primate courbé qui avance vers la droite et se redresse progressivement pour “finir” en Homo sapiens redressé). Les participantes et participants doivent placer différents groupes sur cette représentation.
Les résultats des premières études menées aux États-Unis (2 293 participantes et participants), en Angleterre et en Hongrie (1 181 participantes et participants) montrent que les personnes tendent à juger les groupes dominants comme “pleinement évolués” (Étasuniens, Français, Australiens, notamment) et les groupes subordonnés comme “moins évolués” (personnes arabes, musulmanes, migrantes, notamment). Ces résultats ont été répliqués dans plus d’une dizaine de pays auprès de plusieurs dizaines de milliers de personnes.
Cette différenciation hiérarchique entre groupes est non seulement réfutée par la recherche scientifique, mais elle explique un large ensemble d’attitudes hostiles, notamment les préjugés racistes, le rejet du soutien aux personnes migrantes, la justification des injustices, le militarisme, le soutien à la torture, le soutien à des représailles violentes après une attaque, un moindre souci pour les victimes civiles d’un conflit quand elles appartiennent à un groupe de faible statut.
Les attitudes autoritaires, plus précisément l’autoritarisme de droite et l’orientation à la dominance sociale, sont les prédicteurs les plus robustes de la déshumanisation : plus les personnes ont des scores élevés aux échelles de mesure de ces attitudes, plus elles présentent une propension à la déshumanisation, une préférence pour la droite politique, et une inclination à la violence intergroupe.
Hypothèse de la symétrie idéologique
Le consensus scientifique voulant que l’autoritarisme, l’intolérance soient plus répandus à droite qu’à gauche semble s’éroder depuis les années 2010. Des chercheurs ont récemment soutenu que les personnes de gauche sont aussi autoritaires et intolérantes envers les individus qui ne partagent pas leurs valeurs que les personnes de droite. Cette “hypothèse de la symétrie idéologique” a depuis été réfutée notamment par Vivienne Badaan et John T. Jost.
Asymétrie dans les préjugés
Vivienne Badaan (chercheuse en psychologie sociale à l’université américaine de Beyrouth) et John T. Jost (chercheur en psychologie sociale à l’université de New York) ont pointé deux problèmes. Premièrement, des asymétries dans la force des préjugés sont fréquemment observées même dans les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie. Une récente étude montre que l’hostilité des personnes de droite envers les personnes de gauche est plus importante que l’hostilité des personnes de gauche envers les personnes de droite. L’hostilité la plus forte est observée chez les personnes d’extrême droite.
Deuxièmement, les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie reposent sur une procédure qui consiste à demander aux personnes de rapporter sur un thermomètre symbolique le degré de “froideur” ou de “chaleur” ressentie à l’égard de certains groupes. Les personnes de gauche expriment généralement des attitudes “tièdes” envers les personnes de droite, rarement “froides”. Or le fait d’avoir des attitudes “tièdes” à l’égard de certains groupes de personnes, de ne pas être enthousiaste à l’égard de leurs activités politiques est loin d’exprimer des préjugés, du moins si l’on se réfère à la définition de la notion de préjugé qui prévaut en psychologie sociale.
En 1954, Gordon Allport a défini les préjugés comme une hostilité injustifiée qui se manifeste par la discrimination, l’exploitation, et des crimes de haine. Il n’y a pas de préjugés “inoffensifs”, les préjugés sont des réponses viscérales émotionnelles négatives provoquant des comportements hostiles.
Vivienne Badaan et John T. Jost rappellent que, dans cette tradition de la psychologie sociale, “les préjugés sont un problème social sérieux qu’il convient d’analyser et de traiter – avec de vraies victimes, telles que les victimes de crimes de haine – et ce n’est pas une notion à utiliser à la légère ni un phénomène à banaliser […] Il ne s’agit pas d’une notion qui peut être assimilée, par exemple, à des attitudes tièdes ou à un discernement critique.“
Ces chercheurs estiment qu’il est important de ramener l’étude des préjugés à ses racines en psychologie sociale, en tant que tentative de comprendre et d’atténuer les problèmes sociaux associés à l’hostilité, l’agression, la violence dirigées contre les membres d’un groupe. Cela implique que toute étude sérieuse des préjugés prenne en compte leurs conséquences dans le monde réel, notamment les crimes de haine.
Asymétrie dans les crimes de haine
Les crimes de haine sont des actes violents commis contre des personnes en raison de leur appartenance (réelle ou supposée) à un certain groupe social. Si l’intensité des préjugés est équivalente à gauche et à droite du continuum politique, les crimes de haine commis contre les minorités ethniques, religieuses et sexuelles (qui sont détestées de manière disproportionnée par les personnes de droite) devraient être aussi fréquents que les crimes de haine commis contre les groupes avantagés (que les personnes de gauche sont supposées détester de manière disproportionnée). Vivienne Badaan et John T. Jost ont analysé les statistiques sur les crimes de haine commis aux États-Unis sur la période 1996-2018 :
Or, les données montrent que les crimes de haine contre les minorités sont beaucoup plus fréquents que les crimes de haine contre les groupes favorisés. Si l’on part du principe que les crimes de haine sont la conséquence directe de préjugés extrêmes, il apparaît que les individus de droite sont beaucoup plus enclins à des formes extrêmes de préjugés (infra-humanisation, déshumanisation animalistique, déshumanisation flagrante notamment) que les personnes de gauche.
Empathie, autoritarisme, intolérance
Martin Bäckström et Fredrik Björklund (chercheurs en psychologie sociale à l’université de Lund) ont examiné la relation entre l’empathie, l’autoritarisme de droite, l’orientation à la dominance sociale, et le préjugé généralisé.
L’empathie désigne la capacité à ressentir et comprendre les émotions des autres individus. Cette compétence est centrale pour le souci pour autrui, la prise de perspective, les émotions morales (comme la compassion, la culpabilité), le comportement d’aide, l’altruisme, la coopération. Le préjugé généralisé désigne la tendance à avoir une attitude défavorable à l’encontre des personnes perçues comme dissimilaires à soi (racisme, sexisme, homophobie, etc.)
Les participants ont complété un questionnaire comprenant l’indice de réactivité interpersonnelle, une échelle souvent utilisée pour évaluer la tendance spontanée des personnes à l’empathie, ainsi que l’échelle d’autoritarisme de droite, l’échelle d’orientation à la dominance sociale, et plusieurs échelles de préjugés (par exemple, racisme, sexisme, validisme).
Les résultats montrent que moins les personnes sont dotées d’empathie, plus elles ont un niveau élevé d’autoritarisme, et plus leur niveau de préjugé généralisé est élevé.
De manière cohérente, la recherche en neurosciences montre que les réponses neurophysiologiques d’empathie sont plus faibles chez les personnes de droite par rapport aux personnes de gauche.
D’autres travaux soutiennent l’idée que l’empathie exerce une influence causale sur les attitudes autoritaires, le conservatisme et les préjugés intergroupes. Notamment, des chercheurs ont observé que des lésions cérébrales dans des zones importantes pour l’empathie provoquent une augmentation du niveau d’autoritarisme chez les personnes. Attention, ce résultat ne signifie pas que l’autoritarisme soit la conséquence de lésions cérébrales : les études lésionnelles permettent de compléter les données disponibles, de clarifier les relations de causalité entre variables.
Aucune équivalence entre “les extrêmes”
La recherche en psychologie sociale sur les relations intergroupes (préjugés, stéréotypes, discrimination) a débuté dans les années 1930. Les études ont souvent porté sur les pays occidentaux, cependant la recherche montre que les phénomènes présentés ici (orientation à la dominance sociale, autoritarisme de droite, conservatisme, préjugés, déshumanisation) sont universels.
Dans leur ensemble, les travaux présentés dans cet article montrent qu’il n’y a aucune équivalence entre “les extrêmes”. Plus les personnes présentent un déficit d’empathie, un niveau élevé d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à droite ; plus les personnes présentent un souci empathique, un niveau faible d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à gauche. “Les extrêmes” s’opposent dans leur conception de la justice sociale, leur souci pour autrui, les non-humains, et l’environnement.
Ces traits s’objectivent dans la surreprésentation de l’extrême droite dans les crimes de haine et le terrorisme (des années de plomb à aujourd’hui) ; et dans la surreprésentation de l’extrême gauche dans les initiatives de lutte pour la justice sociale, de solidarité envers les personnes les plus vulnérables (comme les personnes migrantes), les initiatives de défense des droits, des libertés, de l’environnement.
Une critique consiste à pointer les exactions commises au XXe siècle au nom de certaines idéologies de gauche. Toutefois la recherche en psychologie sociale suggère que cette violence soit le fait de personnes “de droite”. Par exemple, une série d’études menée en Union soviétique montre que plus les personnes ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus elles soutiennent le régime soviétique, rejettent les dissidents politiques, et sont intolérantes (sexisme, racisme, antisémitisme notamment). Les résultats montrent également que les membres du parti communiste russe ont des scores plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que les membres des autres organisations politiques.
Selon Bob Altemeyer (chercheur en psychologie sociale à l’université du Manitoba), l’alliance entre des leaders à forte orientation à la dominance sociale et des subordonnés autoritaires de droite représente une “union létale” car elle augmente fortement le risque de violence politique, les premiers appelant à l’action violente, les seconds passant à l’acte. La montée du RN nous confronte directement à cette menace, en sus d’une augmentation des inégalités sociales et d’une intensification de la crise environnementale.
Les travaux présentés dans cet article ont été menés par des chercheuses et chercheurs en psychologie sociale, mais aussi en sciences politiques, en neurosciences, en génétique comportementale, en primatologie. Toutes et tous partagent la conviction que le comportement politique ne saurait être expliqué par une seule discipline de recherche.
L’anglais Stephen John FRY (né en 1957) est un humoriste, auteur (romancier, poète et chroniqueur), acteur, réalisateur, une célébrité de la télévision. Il est le fils d’Alan Fry, un physicien anglais, et de Marianne Newman, de descendance juive-autrichienne, dont les tantes et cousins avaient été déportés et tués dans le camp de concentration d’Auschwitz. [en savoir plus sur Stephen Fry dans wallonica.org…]
Le politiquement correct
[L’intervention de Stephen Fry ci-dessous ouvrait une rencontre organisée par les Munk Debates le 18 mai 2018 ; elle est traduite par IA (chatGPT) d’après une transcription de SCRAPSFROMTHELOFT.COM, révisée par Patrick Thonart]
Mai 2018. Le psychologue canadien Jordan Peterson et l’acteur et militant britannique Stephen Fry affrontent la blogueuse américaine Michelle Goldberg et le commentateur politique et universitaire américain Michael Eric Dyson dans un débat enflammé sur le politiquement correct dans la société moderne. Ce qui suit est la transcription du discours d’ouverture de Stephen Fry :
Bon, en acceptant de participer à ce débat et de me tenir de ce côté de la scène, je suis pleinement conscient que beaucoup de gens, qui choisissent (à tort selon moi) de voir cette question en termes de Gauche et de Droite (des termes désuets et galvaudés selon moi) croiront que je me trahis et moi-même, et les causes et les valeurs que j’ai défendues au fil des ans.
J’ai déjà affronté d’énormes critiques simplement parce que je me tiens ici, à côté du professeur Peterson, alors que c’est précisément la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui. Je me tiens à côté de quelqu’un avec qui j’ai, comment dire, des divergences, en termes d’options politiques et de toutes sortes d’autres choses, précisément parce que je pense que tout cela doit cesser.
Cette rage, ce ressentiment, cette hostilité, cette intolérance, surtout cette certitude de “vous êtes avec nous ou contre nous.” Un Grand Canyon s’est ouvert dans notre monde et la fissure – que dis-je, la crevasse – s’élargit chaque jour. Aucun des deux côtés ne peut entendre un mot que l’autre hurle et aucun ne le veut. Et, pendant que ces armées et ces propagandistes des guerres culturelles s’affrontent, dans l’espace immense entre les deux côtés, les gens du monde essaient de continuer leur vie, alternativement déconcertés, ennuyés et trahis par les horribles bruits et explosions qui résonnent tout autour d’eux. Je pense qu’il est temps que cette folie toxique, binaire et à somme nulle cesse, avant que nous ne nous détruisions nous-mêmes. [applaudissements]
Je ferais mieux d’afficher clairement mes couleurs avant d’aller plus loin et, par simple politesse, de vous donner une idée de mes origines. Toute ma vie adulte, j’ai été ce que l’on pourrait appeler un gauchiste – un gauchiste modéré – un libéral de la variété la plus effacée et timide. Pas un socialiste enflammé prêt à ériger des barricades, même pas vraiment un progressiste digne de ce nom. J’ai participé à des manifestations, mais je n’ai jamais osé brandir des pancartes ou des bannières. En fait, suis-je un membre détesté de ce groupe, un SJW [Social Justice Warrior], un “guerrier de la justice sociale” ? Je n’ai pas une fort bonne opinion de l’injustice sociale, je dois le dire, mais je me considère surtout comme un inquiet [worrier] de la justice sociale.
En grandissant, mes héros intellectuels étaient Bertrand Russell et G.E. Moore – des penseurs libéraux, des gens comme eux – des écrivains comme E.M. Forster. Je croyais (et je pense que je crois encore) au caractère sacré des relations humaines, à la primauté du cœur, de l’amitié, de l’amour et de l’intérêt commun. Ce sont des croyances plus personnelles et intérieures que des convictions politiques extérieures. Plus la version humaniste d’une pulsion religieuse, je suppose. J’ai confiance en l’humanité, je crois en l’humanité, je pense que j’en donne la preuve au jour le jour, malgré tout ce qui s’est passé au cours des 40 ans de ma vie adulte.
Je suis tendre et je peux facilement être emporté par des cœurs plus durs et des intellects plus durs. Je suis parfois surpris d’être décrit comme un “militant“, mais avec le temps, je me suis activement impliqué dans ce que l’on pourrait appeler des causes. J’ai grandi en sachant que j’étais gay – eh bien, en fait, dès le début, je savais que j’étais gay – je me souviens que lorsque je suis né, je me suis retourné et je me suis dit “c’est la dernière fois que je passe par là !” [rires] Je suis juif. Donc, j’ai une horreur naturelle et évidente du racisme. Naturellement, je veux que le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, la xénophobie, l’intimidation, le sectarisme, l’intolérance sous toutes ses formes humaines prennent fin. C’est sûrement un point acquis pour nous tous. La question est de savoir comment atteindre un tel Graal.
Mon objection ultime au politiquement correct n’est pas qu’il combine tant de choses que j’ai passé ma vie à détester et à combattre, nous prêchant (avec beaucoup de respect…) la Piété, l’auto-justification, la chasse aux hérétiques, la dénonciation, la honte, l’affirmation sans preuve, l’accusation, l’inquisition, la censure, etc. Ce n’est pas pour cette raison que je m’attire d’avance les foudres de mes camarades libéraux, en me tenant de ce côté de la tribune. Mon objection réelle est simplement que je ne pense pas que le politiquement correct fonctionne. Je veux atteindre… Je veux aussi atteindre le Dôme du Rocher, mais je ne pense pas que ce soit la manière d’y parvenir. Je crois que l’une des plus grandes erreurs humaines est de préférer avoir raison plutôt que d’être efficace. [applaudissements]
Et le politiquement correct est toujours obsédé par le fait d’avoir raison sans penser à son efficacité potentielle. Je ne me considère pas comme un libertaire classique, mais j’apprécie la transgression et je me méfie profondément et instinctivement de la conformité et de l’orthodoxie. Le progrès n’est pas réalisé par des prédicateurs et des gardiens de la morale, mais pour paraphraser Ievgueni Zamiatine “…par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques.” Je peux me tromper.
J’espère apprendre ce soir. Je pense vraiment que je peux me tromper, et je suis prêt à envisager la possibilité que le politiquement correct nous apporte plus de tolérance et un monde meilleur. Mais je n’en suis pas sûr et je voudrais que cette citation de mon héros Bertrand Russell plane sur la soirée : “L’une des choses pénibles de notre époque est que ceux qui ressentent la certitude sont stupides et ceux qui ont de l’imagination et de la compréhension sont remplis de doute et d’indécision. Que le doute prévale.”
Je ne crois pas que les avancées de ma culture, celles qui m’ont permis de me marier, comme je le suis depuis trois ans avec quelqu’un du même genre que moi, soient le résultat du politiquement correct. Et peut-être que le politiquement correct est en réalité une sorte de truite vivante qui s’éloigne à nouveau chaque fois qu’on la saisit. Et vous direz “Je ne parle pas de cela…” Que vous parliez de justice sociale, avec quoi je suis d’accord, que vous parliez de politique identitaire ou d’histoire de votre peuple, d’histoire de mon peuple – car mon peuple a aussi été esclave. Les Britanniques ont été esclaves des Romains et les Juifs ont été esclaves des Égyptiens, tous les êtres humains ont été esclaves à un moment donné et nous partageons tous, en ce sens, cette connaissance de l’importance de s’exprimer. Mais Russell Means, qui était un ami à moi vers la fin et qui a fondé le Mouvement Amérindien, a dit : “Oh, pour l’amour de Dieu ! Appelez-moi un Indien ou un Lakota Sioux ou Russell. Peu importe comment vous m’appelez. C’est la façon dont on nous traite qui importe.” Et donc je vise vraiment une conception plus générale. Une anecdote : à Barrow, en Alaska, un Iñupiat a dit “appelez-moi un Eskimo – c’est évidemment plus facile pour vous parce que vous continuez à mal prononcer Iñupiat.” Vous savez : les mots comptent.
Je vais juste finir avec une autre petite histoire. Les droits des homosexuels ont été obtenus en Angleterre parce que nous avons lentement et de manière persistante frappé à la porte des personnes au pouvoir. Nous n’avons pas crié. Nous n’avons pas hurlé. Des gens comme Ian McKellen ont finalement rencontré le Premier ministre. Et lorsque la Reine a signé l’assentiment royal, comme elle doit le faire, pour la loi autorisant l’égalité du mariage, elle a dit : “Bon Dieu, vous savez, je ne pouvais pas imaginer cela en 1953. C’est vraiment extraordinaire, n’est-ce pas ? Juste merveilleux !” et l’a transmis. Maintenant, c’est une belle histoire et j’espère qu’elle est vraie, mais cela n’a rien à voir avec le politiquement correct. Cela a à voir avec la décence humaine. C’est aussi simple que cela. [applaudissements]
[LALIBRE.BE, 18 juin 2024] Dans “La Libre”, le président du MR [parti libéral en Belgique francophone] a déclaré vouloir “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“. Or en prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes, le poète n’a rien du rêveur inutile.
Une opinion de Pascale Seys, philosophe
Permettez-moi tout d’abord, Monsieur Bouchez, de vous féliciter, vous et vos équipes, à l’occasion de l’éclatante victoire qu’a remportée votre parti lors des élections du 9 juin dernier. J’espère que cette lettre vous trouve en bonne forme, après ces mois de campagne, et que vous êtes impatient de passer à l’action afin d’accomplir la grande tâche que vous vous êtes fixée : une cure de gestion dont notre pays aurait, selon vous, besoin, ce que les élections ont confirmé en vous donnant mandat pour réaliser le rêve et les ambitions que vous nourrissez pour notre pays.
Incompatibilité
J’aimerais, si vous me le permettez, m’attarder sur le projet que vous avez récemment décrit dans les colonnes de La Libre Belgique. En estimant qu’il est opportun de “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“, vous semblez souligner une incompatibilité entre deux manières d’être au monde, valorisant la première au détriment de la seconde. Nous avons bien pris la mesure de l’urgence de la situation : “Nous voulons un Etat plus efficace“, dites-vous. Il faut donc avancer, vite marcher, courir, vite de l’avant, vers l’avenir, vite. Mais vers quoi ? Pour attraper quoi ? Le temps perdu ? Et pour gagner quoi ? Plus d’argent ? Mais pour acheter quoi ? Plus de biens ? Ce que vous interrogez, au fond, je crois, Monsieur Bouchez, en opposant l’ingénieur au poète, c’est la condition d’une vie réussie, si je puis me permettre, en brouillant la sémantique.
Certes, la rigueur, la précision et l’efficacité sont des qualités essentielles pour une bonne gouvernance. Mais lorsqu’il s’agit de choses humaines, il ne saurait être question de gestion ou de management, loin s’en faut, mais bien de politique, c’est-à-dire de prises de décisions et d’actions au service de destins humains qui s’arriment à une vision des “fins“. L’ingénieur fabrique des objets techniques (des avions, des fibres optiques, des ponts, des ordinateurs et des immeubles) ou, s’il est économiste, applique des grilles d’évaluations basées sur des plans prévisionnels. Le politique prend des décisions qui affectent la société tout entière et le gestionnaire administre.
Mais que fait le poète ? Une tâche souveraine. Il invente le monde qui vient en questionnant le sens. En prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes et que recouvre le bruit, le poète, Monsieur Bouchez, n’est pas un rêveur inutile. Il crée des mondes visibles, des mondes possibles avec des mots qui deviennent des représentations, puis des valeurs, qui se muent en actions réelles et parfois, en action politique. Parce qu’il dispose de la faculté rare de vivre plusieurs vies en imagination, parce qu’il est “mieux voyant” et “mieux disant“, le poète inspire et rassemble, plus universellement que n’importe quel discours, celles et ceux qui le lisent autour d’une vision commune. En réalité, le politique devrait humblement s’incliner devant le poète parce que le poète courageux autant qu’insatisfait, qui travaille jour et nuit, lui aussi, voit plus loin et mieux que lui. C’est ainsi que, par la vérité de ses mots libres, le poète rappelle au ministre qu’il est un “minister” c’est-à-dire, un serviteur.
Libres et heureux
L’enjeu serait donc moins de “gérer” efficacement un pays à coups de novlangue managériale et de punchlines, Monsieur Bouchez, que de cultiver une société au sein de laquelle les citoyens se sentent valorisés, inspirés, responsables et, pour le dire simplement, libres et heureux : libres d’appartenir à une société solidaire et heureux de vivre, d’aimer, d’apprendre et de faire des enfants capables d’admirer, à leur tour, grâce aux mots des poètes, ce qui, dans le monde et dans la nature, les dépasse, qu’ils n’ont pas pu voir seuls et qui nous est gracieusement “donné.” Eugène Ionesco avait exprimé cette idée à travers un paradoxe qui réveille : l’utilité de l’inutile.
Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet, connu à l’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art ; et un pays où l’on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine.
Eugène Ionesco
C’est cela, monsieur Bouchez, avoir une vision. La leçon d’Ionesco nous rappelle qu’il y a des choses dans la vie qui méritent d’être défendues, sous peine de perdre la raison même pour laquelle la politique et nous-mêmes existons.
L’arbre de la liberté
Proust ne courait pas. Il a écrit les quatre mille pages de La Recherche allongé dans son lit. En fait, il a retrouvé le temps perdu – ce que nous oublions d’essentiel – dans des détails infimes auxquels lui seul a prêté attention et sur lesquels son regard a attiré ensuite l’attention de ses lecteurs : le pavé irrégulier d’un trottoir, une madeleine trempée dans une tasse de tilleul, une petite musique entendue lors d’une soirée particulière, ont eu le pouvoir d’éveiller en lui, l’écrivain, et en nous, ses lecteurs, un souvenir qui nous connecte à notre vie intérieure, sensible, humaine. Cette expérience est universelle mais il fallait un poète pour la traduire en sens. Pour citer d’autres exemples, ancrés dans une réalité que vous connaissez bien, de grandes figures inspirantes de la politique, des collègues à vous, somme toute, ont compris le caractère vital – au sens de ce qui rend vivant – d’un destin humain sur une planète menacée. En plus de faire de la politique, ils ont offert au monde une immense œuvre poétique, en mettant leur vision au service d’un idéal : combattre les injustices et, comme vous, promouvoir la liberté et l’émancipation de leur pays.
Léopold Sédar Senghor était président du Sénégal et poète en pleine tourmente décoloniale ; il a su, grâce à sa sensibilité, parler à son peuple en attisant l’espérance plutôt que la violence. Nelson Mandela, écrivain et poète, a connu la prison parce qu’il défendait la liberté de son peuple, victime de l’apartheid, qui n’est jamais qu’une version connue de la domination et de la violence exercée par des dominants sur des dominés. En France, au milieu du XIXe siècle, Victor Hugo, député républicain, laïc convaincu, comme vous et défenseur de l’union européenne, dénonçait la misère du peuple dans des discours vibrants d’humanité. Le 2 mars 1848, il avait participé à un évènement public hautement symbolique, place des Vosges à Paris, auquel vous auriez peut-être aimé, il me plaît de l’imaginer, participer : la plantation d’un arbre de la liberté.
S’ensuivit un discours fédérateur dans lequel Hugo s’est adressé conjointement, sans les opposer, aux travailleurs “par le bras” et “par l’intelligence“, réconciliant les classes de travailleurs et les exclus, en même temps que les deux facultés en nous que sont la raison et la sensibilité, sans les exclure. Travailleur acharné, qui polissait chaque phrase, Victor Hugo était surnommé “l’homme océan“. À ses funérailles, une des plus grandes processions funéraires de l’histoire de France, deux millions de personnes de tous horizons, touchées au cœur, lui ont rendu hommage parce qu’en poète, l’homme politique avait trouvé des mots simplement humains, qui disent la précarité, la souffrance, la joie, la peur du lendemain et pour nous en consoler, la fraternité. Voyez-vous, c’est avec le secours de la poésie qu’Hugo a rendu courage et espoir à celles et à ceux, parmi les démunis du genre humain, qui l’avaient, l’un et l’autre, perdus.
Fabriquer, produire, inventer, innover
Victor Hugo avait interpellé la jeunesse pressée en un vers prompt, efficace : “Prenez garde, aux choses que vous dites. Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.” En suggérant, en passant, que l’ingénieur serait supérieur au poète, permettez-moi, Monsieur Bouchez, de porter à votre connaissance que le mot “ingénieur” est un terme issu de l’ancien français “engigneor” qui signifie à l’origine un “constructeur d’engins de guerre” et le que le mot “poète” est issu d’une racine grecque qui signifie “fabriquer, produire, inventer, innover“. Aussi, il est possible, me dis-je, à l’appui de votre héritage, de la vision politique et des ambitions constructives que vous nourrissez pour notre beau pays, que vous vous soyez tout simplement trompé et que ce que vous vouliez dire, en passant, c’est que notre pays devrait être gouverné plutôt par des poètes que par des ingénieurs.
En vous souhaitant un plein succès dans votre entreprise, qui soit à la hauteur de votre responsabilité, je me permets de relayer la crainte d’un jeune poète belge, Noé Preszow, porte-parole de sa génération, qui, fixant la lune et écoutant l’océan “entrevoit trop de vagues brunes par le hublot juste devant” et vous prie d’accepter, Monsieur Bouchez, mes salutations distinguées.
[EDL.LAICITE.BE, 14 mai 2024] L’IA révolutionne nos vies mais soulève des questions éthiques. Des chatbots religieux aux risques de discrimination, la régulation devient essentielle. Le Centre d’Action Laïque propose la création d’un comité indépendant pour assurer une IA éthique dans une société laïque.
Depuis l’apparition de ChatGPT, l’intelligence artificielle n’a cessé de faire parler d’elle. Rapidement, les médias se sont emparés du sujet, tantôt en saluant une nouvelle technologie révolutionnaire, tantôt en alertant sur les risques d’un remplacement de l’humain par la machine. Et aujourd’hui, on ne compte plus le nombre de dispositifs d’IA développés avec des agents conversationnels plus farfelus les uns que les autres. Parmi les plus surprenants : AI Jesus, un chatbot donnant vie au Christ pour qu’il prêche la bonne parole sur Twitch, tout en partageant son opinion sur la géopolitique, les relations amoureuses et même les voitures. Plus récemment, le MR a carrément accompagné son programme aux élections 2024 du robot Victor, accessible auprès de tous les électeurs cherchant à obtenir rapidement des informations sur les propositions du parti.
C’est quoi, une intelligence artificielle laïque ?
Face à ce foisonnement technologique, comment le Centre d’Action Laïque peut-il se positionner ? En créant sa propre intelligence artificielle laïque ? L’idée est amusante mais faut-il encore y trouver un réel intérêt. En revanche, avant de définir une position, nous pouvons nous demander si l’IA est en elle-même laïque. Et qui de mieux que ChatGPT pour nous éclairer sur cette question ? Voici sa réponse : “L’intelligence artificielle elle-même n’a pas de croyances religieuses ou spirituelles, donc elle est intrinsèquement laïque. Cependant, les personnes qui créent et utilisent l’intelligence artificielle peuvent avoir des croyances religieuses diverses, et cela peut influencer la manière dont elles conçoivent et appliquent l’IA. En fin de compte, la laïcité ou le caractère religieux d’un système d’IA dépendra des valeurs et des intentions de ses créateurs et utilisateurs.“
La réponse a ceci d’intéressant qu’elle nous rappelle que l’IA n’est pas une entité autonome qui se serait auto-engendrée, mais bien un outil conçu par et pour des êtres humains. Et comme le démontre l’exemple d’AI Jesus, elle est le résultat des idées et croyances de ses créateurs. Or cela pose des difficultés, notamment en matière de discriminations. En effet, les recherches en sciences sociales nous prouvent l’existence de biais dans le raisonnement humain. Dès lors, de tels biais se retrouvent inévitablement dans le mode de pensée des intelligences artificielles puisqu’ils coïncident avec celui de leurs concepteurs.
De nombreux exemples illustrent ce phénomène, comme celui du logiciel américain COMPAS consacré à la justice prédictive qui attribuait à des prévenus noirs une probabilité plus élevée de récidive qu’aux prévenus blancs. Autre exemple, celui des algorithmes utilisés par les entreprises lors des processus de recrutement. En fonction du poste à pourvoir et des stéréotypes de genre associés, l’IA privilégie la candidature soit d’une femme, soit d’un homme. De cette façon, les femmes se retrouveront plus systématiquement exclues des postes à haute responsabilité, puisque ceux-ci sont toujours majoritairement occupés par des hommes.
Ces exemples démontrent l’ampleur des nouveaux défis soulevés par l’intelligence artificielle en matière de lutte contre les discriminations. Alors que les laïques aspirent à une société réellement égalitaire, voilà que les algorithmes risquent d’accentuer davantage les inégalités. Mais gardons néanmoins à l’esprit que cela est loin d’être une fatalité. Il est tout à fait possible de supprimer la présence de ces biais par la mise en place d’un cadre éthique qui oblige les concepteurs à respecter un certain nombre de principes humanistes dans la configuration des algorithmes. Par ailleurs, l’investissement dans la recherche peut aider à prévenir les éventuels problèmes éthiques et sociaux liés à l’usage de l’intelligence artificielle. De cette façon, si les laïques doivent rester attentifs aux soucis de discriminations engendrés par l’IA, ils peuvent en même temps soutenir sa régulation éthique afin d’en faire un instrument de lutte contre ces mêmes discriminations. Si nous revenons à notre exemple d’égalité à l’embauche, un algorithme entraîné aux enjeux féministes pourrait tout à fait garantir une chance égale à une femme d’accéder à un poste à haute responsabilité ; là où les ressources humaines continueraient d’employer des raisonnements sexistes. Une IA éthique qui applique les valeurs associées à la laïcité pourrait donc être vectrice d’émancipation à l’égard de tous les individus.
L’aliénation de l’humain par la machine
Mais cette question de l’émancipation ne se pose pas uniquement pour des enjeux liés aux discriminations. La multiplication des outils d’intelligence artificielle offre aux individus des avantages considérables en matière de rigueur et d’efficacité. Citons l’exemple des algorithmes d’aide au diagnostic. Leur précision en fait des alliés de choix dans la détection et la prévention de certaines maladies graves et qui nécessitent une prise en charge rapide. Mais qu’en est-il lorsqu’ils se substituent carrément à l’expertise du prestataire de soins ? Le Wall Street Journal a récemment publié un fait divers sur l’issue dramatique à laquelle peut mener une utilisation aveugle de l’usage des algorithmes. Il évoque le cas d’une infirmière californienne, Cynthia Girtz, qui a répondu à un patient se plaignant de toux, de douleurs thoraciques et de fièvre en suivant les directives du logiciel d’IA de son institution. Le logiciel n’autorisant une consultation urgente qu’en cas de crachement de sang, elle a fixé un simple rendez-vous téléphonique entre un médecin et le patient. Or celui-ci est décédé d’une pneumonie quelques jours plus tard, et l’infirmière a été tenue responsable pour n’avoir pas utilisé son jugement clinique. Cet exemple malheureux démontre bien les risques d’aliénation du jugement des utilisateurs de l’IA. L’opacité des algorithmes et la complexité de leur fonctionnement rendent difficile la gestion totale de ceux-ci. Si l’utilisateur cesse de s’interroger sur la méthode qui a permis à l’algorithme de produire des résultats, il risque alors de se voir doublement déposséder de son jugement. D’abord, au regard des outils qu’ils ne maîtrisent pas, mais aussi par rapport à des conclusions auxquelles il ne serait désormais plus capable d’aboutir par lui-même. Un tel impact de l’IA sur l’autonomie humaine attire nécessairement l’attention des laïques qui militent pour l’émancipation des citoyens par la diffusion des savoirs et l’exercice du libre examen. La transparence des algorithmes et la connaissance de leur fonctionnement par tous les usagers deviennent donc des enjeux laïques à part entière.
Face aux enjeux et risques précités mais aussi à tous ceux liés encore à la désinformation, le cyber-contrôle, la cybersécurité, aux coûts environnementaux, etc., le Centre d’Action Laïque a décidé de reprendre un contrôle humaniste sur la technologie. Les enjeux étant de taille pour parvenir à une IA laïque, le CAL propose de doter la Belgique d’un comité consultatif indépendant relatif à l’éthique en matière d’intelligence artificielle et d’usages du numérique dans tous les domaines de la société.
Ce comité serait chargé, par saisine ou autosaisine, de rendre des avis indépendants sur les questions éthiques liées à l’utilisation de l’intelligence artificielle, de la robotique et des technologies apparentées dans la société, en prenant en compte les dimensions juridiques, sociales et environnementales. Il serait aussi chargé de sensibiliser et d’informer le public, notamment grâce à un centre de documentation et d’information tenu à jour. Mieux qu’un chatbot laïque, non ?
[SLATE.FR, 1 février 2018, d’après The Guardian] À la Manchester Art Gallery, une peinture du XIXe siècle a été remplacée par une affiche avec des commentaires sur la représentation du corps des femmes dans l’art.
Le tableau Hylas et les nymphes du peintre britannique John William Waterhouse n’est plus exposé à la Manchester Art Gallery depuis le 26 janvier. À la place de cette oeuvre préraphaélite, le musée a accroché une feuille de papier qui explique sa disparition :
Cette galerie présente le corps des femmes soit en tant que “forme passive décorative” soit en tant que “femme fatale”. Remettons en cause ce fantasme victorien ! Cette galerie existe dans un monde traversé par des questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d’art peuvent-elles nous parler d’une façon plus contemporaine et pertinente?»
Les visiteurs sont invités à écrire leurs commentaires sur des petits papiers ou à en discuter sur Twitter [AKA X]. Jusqu’ici, la plupart des réactions sont critiques et certains accusent le musée de censurer une œuvre sous prétexte de ‘débattre’ et de ‘contextualiser’.
Plus de cent personnes ont signé une pétition pour que le tableau soit remis à sa place. Le texte dénonce une “censure politiquement correcte.”
Le décrochage du tableau a été filmé et fait partie d’une performance de l’artiste Sonia Boyce, dont le travail sera exposé au musée à partir de mars. La boutique du musée cessera aussi de vendre toute reproduction de cette œuvre.
La salle dans laquelle Hylas et les nymphes était exposée s’appelle Recherche de la beauté et contient de nombreuses peintures du XIXe siècle représentant des femmes dénudées. Or pour Clare Gannaway, la conservatrice à l’origine de cette initiative, le titre est gênant car il s’agit seulement d’artistes hommes qui s’intéressent à des corps de femmes. Elle explique que le mouvement #MeToo a influencé sa décision de lancer ce débat et que le tableau pourrait bientôt être réexposé, mais avec une ‘contextualisation’ différente.
Le critique d’art du Guardian a vivement critiqué le retrait du tableau, expliquant que ce genre de discussion sur la représentation des femmes devrait se faire devant l’œuvre elle-même, pas en la censurant.
Claire Levenson
“Une femme regarde les hommes regarder les femmes (2021).Siri Hustvedt, fidèle à son engagement envers la cause des femmes, analyse ici la nature et les implications du regard, bien souvent manipulateur, voire prédateur, que les artistes de sexe masculin tendent à poser sur les femmes (quelles soient ‘simples’ modèles ou elles-mêmes artistes). Mais elle s’attache surtout à identifier les partis pris, conscients et inconscients, qui affectent notre manière de juger l’art, la littérature et le monde en général. Convoquant entre autres les œuvres de Picasso, De Kooning, Max Beckmann, Jeff Koons, Robert Mapplethorpe, en passant par Pedro Almodovar, Wim Wenders, Louise Bourgeois ou Emily Dickinson, l’auteur d’Un monde flamboyant développe une réflexion sur l’art dans ses rapports avec la perception ; elle interroge la façon dont nous évaluons la notion de créativité et montre que les critères d’appréciation se modifient constamment dès lors que nous nous déplaçons d’une culture à une autre ou d’une période de l’histoire à la suivante – alors même que d’aucuns prétendent que tout art digne de ce nom relève de critères tout à la fois universels, intemporels et quasi immuables. S’insurgeant contre un tel postulat, Siri Hustvedt, respectueuse de l’éthique intellectuelle dont elle a toujours fait preuve en tant qu’essayiste, privilégie les questions par rapport aux réponses et se montre avant tout soucieuse d’ouvrir des espaces de libre discussion, invitant le lecteur à adopter divers angles d’approche, comme pour mieux lui laisser le choix ultime de celui qu’il fera sien.” [d’après ACTES-SUD.FR]
[LIBERATION.FR, 30 janvier 2017] L’écrivain britannique Tolkien et le médecin polonais Zamenhof ont créé les deux langues imaginaires les plus populaires au monde. Cent ans après, le Dothraki, inventé par David J. Peterson pour la série Game of Thrones, trouve sa source à la fois dans l’espéranto et les langues de Tolkien.
JRR Tolkien a commencé à écrire la Chute de Gondolin après la Première Guerre mondiale, tandis qu’il tentait de se remettre de la fièvre des tranchées, contractée au cours de la bataille de la Somme, il y a cent ans de cela. La Chute de Gondolin est la première histoire de ce qui deviendra son ‘legendarium’ soit toute l’œuvre consacrée aux aventures elfiques, une mythologie qui sous-tend les trois romans du Seigneur des Anneaux. Mais au-delà de la fiction, JRR Tolkien était également passionné par une autre forme de création : la construction de langages imaginaires.
En cette même année 1916, à l’autre bout de l’Europe, Ludwik Zamenhof mourait dans son pays d’origine, la Pologne. Lui aussi avait été obsédé toute sa vie par l’invention de nouveaux langages, et en 1887, il sortait un livre pour présenter la langue qu’il avait créée de toutes pièces. La méthode était signée du pseudonyme Doktoro Esperanto (“docteur qui espère“, en espéranto !), qui par extension devint le nom de la langue elle-même.
La création de langues imaginaires, ou ‘conlangues’ est riche d’une longue histoire, qui remonte au XIIe siècle. Tolkien et Zamenhof sont sans aucun doute ceux qui ont remporté les plus grands succès en la matière. Pourtant, leurs objectifs étaient très différents ; leurs inventions respectives mènent à deux pistes diamétralement opposées.
Zamenhof, un juif polonais qui a grandi dans un pays où la xénophobie était monnaie courante, pensait qu’avec un langage universel, on pourrait enfin aspirer à une coexistence pacifique. Il écrit ainsi que si le langage est “le moteur essentiel de la civilisation“, “la difficulté à comprendre les langues étrangères cause de l’antipathie, voire de la haine, entre les gens.” Son projet était de créer un langage simple à apprendre, sans lien avec une nation ou une culture particulière, qui aiderait à unir l’humanité.
En tant que ‘langue auxiliaire internationale’, l’espéranto a connu un franc succès. Tout au long de son histoire, plusieurs millions d’individus l’ont pratiqué. Et même s’il est difficile de faire des estimations exactes, aujourd’hui encore, jusqu’à un million de personnes le parlent. Il existe un grand nombre de livres en espéranto, et il y a même un musée de l’espéranto en Chine. Au Japon, Zamenhof est honoré comme un dieu par une branche du shintoïsme dont les adeptes parlent l’espéranto. Pourtant, le rêve d’harmonie mondiale de Zamenhof est resté utopique. Et à sa mort, tandis que la Première Guerre mondiale déchirait l’Europe, son optimisme n’était plus du tout d’actualité.
Langues imaginaires
JRR Tolkien était lui-même un fervent supporter de l’espéranto ; il pensait qu’une telle langue pourrait aider les pays d’Europe à cheminer vers la paix après la Première Guerre mondiale. Mais sa motivation pour créer de nouveaux langages était toute autre. Il ne cherchait pas à améliorer le monde, mais plutôt à en créer un nouveau, un univers de fiction. Il qualifiait son intérêt pour l’invention linguistique de ‘vice secret’, et disait que son but était esthétique plutôt que pragmatique. Il se plaisait avant tout à faire correspondre le son, la forme et le sens de façon originale.
Pour donner corps aux langues qu’il inventait, il avait besoin de les appuyer sur une mythologie. En tant qu’entités vivantes, toujours en évolution, les langues tirent leur vitalité de la culture de ceux qui les utilisent. C’est exactement ce qui a conduit Tolkien à créer son univers de fiction. “L’invention des langues est à l’origine de tout“, écrit-il ainsi, “Les histoires ont été inventées plutôt pour fournir un monde aux langues et non l’inverse.“
Qu’en est-il des ‘conlangues‘ aujourd’hui ? Cent ans après la mort de Zamenhof, à bien des égards, l’art de la construction linguistique est plus populaire que jamais. Citons le Dothraki, dans Game of Thrones. Cette langue a été inventée par David J Peterson pour la série tirée des romans de George RR Martin. Or, le Dothraki trouve sa source à la fois dans l’espéranto et dans les langues imaginées par Tolkien.
C’est en prenant un cours sur l’espéranto à l’université que Peterson s’est d’abord intéressé aux conlangues. Martin, de son côté, admet que sa saga est, à bien des égards, une réponse au Seigneur des Anneaux. Il inclut d’ailleurs mille références linguistiques au monde de Tolkien, comme autant d’hommages : le mot ‘warg’, par exemple, qui signifie “une personne qui peut projeter sa conscience dans les esprits des animaux“, est un mot que Tolkien emploie pour désigner une espèce de loup.
Il semble donc que la tradition tolkienienne de construction d’un monde fantastique ait mieux fonctionné que l’espéranto. Il y a peut-être deux raisons à cela.
La première est linguistique. Paradoxalement, le concept de Tolkien est plus proche de la façon dont les langues fonctionnent dans le monde réel. Ses langues elfiques, telles qu’elles sont représentées dans son œuvre, sont vivantes et évolutives. Elles reflètent la culture des communautés qui les parlent.
Le principe d’une langue auxiliaire internationale est de fournir un code stable, qui peut être facilement appris par n’importe qui. Mais les langues humaines ne sont jamais statiques ; elles sont toujours dynamiques, toujours diversifiées. Donc, l’espéranto comporte un défaut fondamental dans sa conception même.
Et la deuxième raison ? Eh bien, peut-être que de nos jours, nous avons plus envie de nous consacrer à la création de mondes fantastiques, plutôt que de chercher comment réparer le monde réel.
[FRANCETVINFO.FR, 29 février 2024] Femme à la vie romanesque et militante communiste, Tina Modotti a photographié le Mexique de la période post-révolutionnaire, portant un regard empathique sur le petit peuple. Longtemps absente de l’histoire de la photographie, elle est au Jeu de Paume à Paris, jusqu’au 12 mai 2024. Photographe, militante, citoyenne du monde, elle a vécu en Italie, au Mexique, en Union soviétique, en Espagne. Femme au destin exceptionnel, Tina Modotti a longtemps été oubliée. Le Jeu de Paume présente la plus grande exposition en France de son œuvre réalisée pour l’essentiel au Mexique dans les années 1920, avec 240 tirages, pour la plupart d’époque, dont de nombreux inédits.
Tina MODOTTI (1896-1942) est née à Udine (Italie). À partir de 12 ans, elle est ouvrière dans une usine textile. À 16 ans, elle traverse l’Atlantique toute seule pour rejoindre son père émigré à San Francisco où elle travaille comme couturière, mannequin puis fait du théâtre et tourne dans des films muets. Elle écrit aussi des poèmes. “Cette jeune femme qui n’était presque pas allée à l’école a une appétence naturelle pour la culture”, souligne Isabel Tejeda Martín, la commissaire de l’exposition.
Photographier l’humain
En 1921, à Los Angeles, elle rencontre le photographe Edward Weston dont elle devient le modèle et l’amante. Ses portraits nous montrent une femme au visage expressif et intense. En 1922, elle fait un premier séjour au Mexique, pays qui vit une grande effervescence politique et culturelle après la révolution de 1910. Elle convainc Weston d’y retourner avec elle. “Ça me parait important de le souligner, ce n’est pas elle qui part avec Weston mais Weston qui part avec elle”, précise la commissaire. Jusque-là, Modotti était devant l’objectif, elle décide de passer de l’autre côté et demande à Weston de lui apprendre à faire des photographies. Ses images seront toujours marquées par le formalisme qu’il lui enseigne, mais dès le départ, attentive à l’humain et aux injustices sociales, elle développe un style personnel.
L’exposition confronte ses premières images à celles de Weston, sur les mêmes sujets. Quand il réalise des photos posées et mises en scène très formelles de Luz Jimènez, une amie traductrice de langues indigènes, elle la montre en gros plan, avec son bébé et s’intéresse à la relation entre la mère et l’enfant. “Dès 1924, Modotti a un regard très différent de ce que lui a enseigné son maître. C’est important de se souvenir qu’elle a travaillé quand elle était enfant, que c’était une femme de milieu modeste. Pour moi, quand elle passe de l’autre côté de l’appareil et qu’elle photographie les Mexicains, elle reste des deux côtés de l’objectif. C’est ce que j”ai appelé son ‘regard incarné’, un regard empathique”, explique Isabel Tejeda Martín.
Tina Modotti commence avec un gros appareil Corona qu’elle troque en 1926 pour un Graflex, plus léger, qui lui permet de travailler facilement dans la rue où elle photographie le peuple mexicain, les paysans sans terre, les femmes portant des paniers ou des cruches sur la tête, la lessive à la rivière, des scènes de marché, des fêtes populaires.
Photographe des muralistes
Elle est aussi proche des milieux artistiques et intellectuels au moment où ce qu’on a appelé la Renaissance mexicaine, une période où on s’interroge sur ce que c’est qu’être mexicain. Elle est la photographe officielle des artistes muralistes, Diego Rivera, José Clemente Orozco, Jean Charlot. Elle fait connaître le mouvement dans le monde entier et c’est notamment grâce à ses images que le directeur du MoMA à New York, Alfred Barr, découvre le muralisme. Elle est aussi la photographe de Mexican Folkways, une revue dirigée par l’anthropologue américaine Frances Toor, qui parle de l’histoire des peuples indigènes.
Depuis longtemps proche de la gauche, Tina Modotti adhère en 1927 au parti communiste mexicain et met son art au service de la cause politique, produisant des images plus symboliques et allégoriques. En photographiant en plongée, le 1er mai, des paysans qui portent tous le même chapeau, “elle exprime l’unité des paysans, une force qui peut lutter unie”, commente Isabel Tejeda Martín. Pour symboliser la révolution et le communisme, elle fait des natures mortes en associant une faucille, une cartouchière, un épi de maïs et une guitare ou un manche de guitare. Car “la musique a joué un rôle très important dans la révolution mexicaine, comme élément qui unit”, souligne la commissaire.
De nombreuses publications, de Mexico à Berlin
Sa célèbre Femme au drapeau marche avec détermination vers la liberté. Tina Modotti photographie des travailleurs lisant El Machete, le journal du parti communiste, images qui célèbrent l’idée d’une diffusion de la pensée révolutionnaire grâce à l’écrit et évoquent la question de l’importance de l’instruction publique. Tina Modotti est d’ailleurs la photographe d’El Machete.
Revues et journaux “ont été le moyen de diffusion le plus important de l’œuvre de Modotti qui a beaucoup publié au Mexique, mais aussi aux États-Unis, en Union soviétique et énormément en Allemagne”, explique Isabel Tejeda Martín. Elle n’a pas exposé sauf à la Bibliothèque nationale de Mexico en 1929.
L’année suivante, accusée à tort d’avoir participé à un complot pour assassiner le président, elle est expulsée du Mexique. Elle passe quelques mois à Berlin mais elle est déprimée. Elle produit quelques photos ironiques, un couple bien nourri au zoo, des bonnes sœurs à côté d’une statue dénudée. Seule la maternité lui inspire de l’empathie.
Elle quitte Berlin pour Moscou où elle travaille pour le Secours rouge international, organisation de solidarité, qui l’envoie en Espagne où elle va être très active pendant toute la guerre civile, s’occupant de l’organisation des hôpitaux, de l’évacuation d’enfants, coordonnant un congrès antifasciste.
Jamais oubliée au Mexique
Quand elle fuit l’Espagne franquiste en 1939, après la défaite des Républicains, c’est une femme épuisée et détruite qui regagne sous un faux nom le Mexique où elle est toujours interdite de séjour. Elle y mourra en 1942, à 45 ans, d’une crise cardiaque.
On ignore si Tina Modotti a fait des photos en Union soviétique et en Espagne. “Certains disent qu’elle a jeté son appareil photo dans une rivière, d’autres qu’elle a passé toute la Guerre d’Espagne avec un appareil au cou”, raconte Isabel Tejeda Martín. Elle a eu une vie romanesque et ses biographes l’ont beaucoup romancée. Par exemple, certains avancent qu’elle a été empoisonnée, ce que sa famille n’a jamais confirmé, expliquant qu’elle souffrait depuis longtemps de problèmes cardiaques.
On connaît aujourd’hui environ 400 tirages de la photographe, mais on continue à en découvrir. “Quand j’ai commencé à travailler sur Tina Modotti, au milieu des années 1990 en Italie, elle apparaissait très peu dans l’histoire de la photographie”, souligne Isabel Tejeda Martín. “Quand elle était mentionnée, c’était comme modèle et compagne d’Edward Weston ou comme élève du photographe américain.” Le maccarthysme et l’anticommunisme aux États-Unis et le fait qu’elle soit une femme peuvent expliquer cette exclusion.
Mais la commissaire de l’exposition rappelle que Tina Modotti n’a jamais été oubliée au Mexique où elle reste une référence absolue pour les photographes mexicains, d’Agustín Gimènez à Manuel Alvárez Bravo.
Valérie Oddos, France Télévisions – Rédaction Culture
[HARPERSBAZAAR.FR] Elle voulait changer le monde, à commencer par le sien, et s’y est investie de tout son cœur. Même si sa période créatrice n’a duré que sept ans et que sa production reste modeste (autour de 300 images), Tina Modotti s’est affirmée en tant que photographe passionnée, avant-gardiste, savourant l’existence jusqu’à l’excès, au mépris des conventions.
Quatre-vingts ans après sa disparition, son œuvre engagée fait l’objet d’une ambitieuse rétrospective au Jeu de Paume (Paris). L’occasion de redécouvrir la vie rocambolesque de cette sensuelle Italienne, devenue l’une des plus grandes artistes du XXe siècle – Madonna et Mick Jagger sont de fervents admirateurs.
Née en 1896, elle quitte son Italie natale à l’âge de 17 ans pour rejoindre son père et sa sœur à San Francisco, qui y sont installés depuis quelques années. Ici, la jeune femme travaille d’abord en tant que couturière, puis mannequin cabine dans un grand magasin, avant de se tourner vers le cinéma où, repérée par un chasseur de têtes, elle se révèle en actrice du muet. Elle emménage ensuite à Los Angeles, où elle fréquente les milieux bohèmes et rencontre le photographe, déjà célèbre, Edward Weston. Ils deviennent amants et partent vivre au Mexique, durant la période post-révolutionnaire.
Le pays connaît à cette époque un formidable bouillonnement culturel porté par une vie artistique intense. Tina Modotti s’initie alors à la photographie et acquiert très vite une renommée internationale. Citoyenne engagée, proche de Diego Rivera et Frida Kahlo, elle aspire à l’invention d’une société nouvelle qu’illustrent et incarnent ses convictions communistes, livrant un constant combat social, intellectuel et pictural. Ses images, à la limite de l’abstraction, mettent à vif les douleurs humaines, pour montrer la frontière, fragile, entre splendeur et misère. “J’essaie de réaliser non de l’art mais d’honnêtes photographies”, disait-elle avec humilité.
En 1930, accusée de complicité dans un acte terroriste, elle quitte le Mexique et abandonne la photo. Une crise cardiaque, à l’âge de 45 ans, met un point final à l’existence hors du commun de cette passionnée qui a eu plusieurs compagnons, posé nue, fumé le cigare et fut l’une des premières femmes à porter le jean : pas si banal il y a presque cent ans.
[GAZETTE DE LIEGE, mai 2007] Celle qui est née à St-Nicolas, où ses parents d’origine polonaise tenaient un “chouette petit bistrot de quartier avec un jukebox”, a grandi en écoutant la chanson française, “en imitant puis désimitant” les paroles d’Edith Piaf et des autres. Ses parents chantent à la maison, la musique façonne donc Christiane Stefanski qui, timide mais déterminée, apprivoise la scène dès l’âge de 25 ans. “Le chant est véritablement mon mode d’expression,” précise cette autodidacte, qui fut monteuse durant plus de 35 ans à la RTBF.
Très vite, l’interprète s’engage, aux côtés d’autres chanteurs. La Christiane militante de gauche est en marche. C’est sa façon à elle, sans aucune carte de parti, de lutter pour plus de solidarité. Elle chante dans les manifs, devant les usines que l’on ferme, avec ceux qui subissent les effets du néo-libéralisme.
En 1986, l’artiste, trois albums à son actif, quitte la scène qu’elle retrouvera six ans plus tard, avant d’enchaîner sur un quatrième, puis un cinquième album la menant aux Francofolies de Spa et de Montréal, aux festivals d’Avignon et de Jazz à Liège. […]
Après ma période militante, que je ne renie pas, j’ai réalisé que la société évoluait et que ce type de chansons avait peut-être plus sa place lors de manifs que sur scène. J’ai compris que je pouvais conserver mes valeurs grâce à des textes plus subtils, plus nuancés, plus poétiques.
Marie Liégeois, Gazette de Liège
Christiane Stefanski en quelques dates…
2007 – Sortie de Belle Saison Pour Les Volcans en mars,
2006 – Préparation et enregistrement du CD Belle Saison Pour Les Volcans,
2001 – Festival Mars en chansons,
2000 – Paris: au Limonaire, Le Picardie, spectacle 50 artistes chantent… un siècle de chansons au Théâtre Silvia Monfort,
1999 – Festival du Val de Marne – Paris : au Limonaire,
1998 – Paris : au Limonaire, Chez Driss, sortie de l’album Sawoura,
1997 – Festival Jazz à Liège. Festival du Val de Marne. Enregistrement public de Sawoura (signifie “saveur” en wallon liégeois) en septembre, au Trianon à Liège,
1996 – sortie de Carnet de doutes au Québec, à Taiwan et en France,
1995 – Francofolies de Spa et de Montréal. festival d’Avignon à l’invitation de France Culture. Sortie de Carnet de doutes,
1994 – Premier CD : enregistrement de Carnet de doutes,
1992 – Nouveau répertoire et retour à la scène,
1989 – Création d’un spectacle autour des poèmes de Fernand Imhauser, en compagnie de Dacos, Vincent Libon et Philippe Libois,
1988 – Tournées de Lush Life en Allemagne et en Belgique,
1987 – Fondation du groupe de blues Lush Life avec Jacques Stotzem, Thierry Crommen et André Klénès. Participation à la bande originale de Golden Eighties, film de Chantal Akerman,
1986 – Tournées en France et en Suisse,
1985 – Festival international de la jeunesse à Moscou,
1984 – Sortie de Sud. Forum des Halles à Paris et festival d’été de Québec,
1984 – Printemps de Bourges (F) et Paléo Festival de Nyon (S),
1982 – Deuxième album : Le pays petit. Prix de presse internationale et prix de la ville de Spa au Festival de Spa,
1980 – Album Christiane Stefanski.
[CHRISTIANESTEFANSKI.NET] C’est une graine d’anar qui s’épanouit parmi les textes et chansons semés sur un champ de révolte et d’espoir. Elle chante ce qui lui plait, ce qui lui sied, des compositions qui lui vont comme un gant et leur donne force et éclat. Elle emprunte aux poètes ce qu’elle aurait aimé écrire et devient porte parole d’auteurs criant l’injustice et la rage de vivre. Elle fait s’envoler les paroles pour les faire germer dans le pré fleuri de nos consciences. […] Christiane Stefanski, connue pour son engagement politique depuis les années 1980, fait partie depuis longtemps du paysage de la chanson francophone. Entre grands drames et petits bonheurs, questions existentielles et misères ordinaires, mélancolie douce et ironie caustique, elle offre ce que peut être la chanson : des mots écrits ici, chantés ailleurs, par l’un ou par l’autre, et toujours entendus parce qu’on ne saurait s’en passer. On y croit tellement qu’on les imagine écrits pour elle et pour nous…
Dans Chorus, Francis Chenot écrit à son propos :
Sans bruit, sans tapage médiatique, Christiane Stefanski fait partie des valeurs sûres du paysage chansonnier de la Belgique francophone. De la chanson dans la meilleure tradition. Christiane Stefanski est d’abord et avant tout une interprète. De la meilleure veine. Ce qui suppose que deux conditions préalables soient satisfaites. Posséder une vraie voix. Et celle de Christiane est identifiable aux premiers mots. Disposer ensuite d’un jugement très sûr dans le choix des auteurs que l’on va interpréter.
MOUSTAKI et STEFANSKI le même soir à Ath : cherchez l’erreur…
[LE COURRIER DE L’ESCAUT, mercredi 12 mars 1986, Ath, tiré à 35.000 exemplaires] Paradoxe pour une ville qui n’a jamais affiché de véritables prétentions culturelles, voilà que samedi soir, Ath accueillera en ses murs deux têtes d’affiche, qui se produiront en deux endroits différents. L’on croirait rêver. Nous allons devoir gâcher notre plaisir par la frustration de ne pouvoir assister, de concert, aux récitals de Georges Moustaki et de Christiane Stefanski. Un choix qui risque de s’avérer difficile si l’on en juge par la qualité des interprètes en présence.
A ma gauche, Georges Moustaki qui, avec sa gueule de métèque, se produira samedi à 20 h, dans le cadre de la salle Georges Roland. Sa venue s’inscrit dans le cycle de “Promotion Culturelle”. Inutile de présenter cet homme au profil droit dont la chevelure et la barbe s’emmêlent, ce chantre, ce chevalier errant, peu pressé de jeter l’ancre dans quelque port que ce soit. Cette grande figure de la chanson française vient présenter son tour de chant, comprenant ses nouvelles et anciennes chansons, comme un saltimbanque dont on ne se lasse.
A ma droite, Christiane Stefanski qui sera la vedette du traditionnel Gala de la Chanson française mis sur pied par le patro St-Jean-Bosco. Son spectacle se déroulera dans la salle de spectacle du collège St-Julien (rue du Spectacle, 1). Née dans la banlieue liégeoise en décembre 1949, Christiane Stefanski est fille d’immigrés polonais. Cette jeune femme élancée, avec une voix hors du commun, chante depuis longtemps, mais c’est en 1980 que son travail prend une tournure professionnelle. En 1982, elle est consacrée officiellement en Belgique par le grand prix du festival de Spa. Début 1983, cette ‘petite Belge’ fait un tabac au Printemps de Bourges (les Français n’en reviennent pas encore !). Son troisième 33 tours, enregistré en novembre 1983, lui ouvrira la voie du succès. Elle ouvre large la fenêtre de ses chansons, parfois trop restreintes au social engagé et au militantisme agressif, pour s’épanouir dans ce tout de la vie qui fait un être humain…
Une vie avec sa palette de combats ivres de liberté pour tous mais aussi “d’amour et de trouille mélangés“, d’humour et d’émotion à faire danser. Une vie empreinte de véracité et qu’elle chante en rock et en blues, avec l’apport de 5 excellents musiciens. “Son spectacle va au-delà des mots et des sons : il amuse, émeut, apporte la joie et l’impression d’avoir participé à quelque chose de beau, d’intelligent, de profond. Elle chante les antihéros, ‘la variété des ombres de la rue’, avec tout ce qu’il faut… mais pas plus, pour surmonter le gris et naviguer dans le prisme des couleurs. Elle va au centre de nous-mêmes en poussant la petite porte. Et encore, elle frappe avant d’entrer !“
Plusieurs l’ont déjà comparée aux grandes dames de la chanson française telles Barbara, Pauline Julien, Anne Sylvestre et Marie-Paule Belle (une ancienne vedette du gala du patro). D’aucuns vont même jusqu’à dire qu’elle aurait l’autorité d’une ‘sorte de Brel au féminin’ ! Quoiqu’il en soit, cette “graine de star ne pousse qu’en terrain sauvage“, cette “chrysalide rouge a libéré un papillon multicolore, chatoyant et superbe…”
Voilà, il ne vous reste plus qu’à faire votre choix. Une chose est d’ores et déjà acquise, il y aura beaucoup de monde à Ath, samedi soir… Mais il ne s’agit pas d’un festival de chanson française, contrairement à ce que l’on pourrait croire.
Georges Moustaki : salle G. Roland. Réservation : Mme J. Lampe, rue J. Wauters, 23, à Maffle, tél. 068/22.18.70, ou Académie de Musique d’Ath, tél. 068/22.30.03.
Christiane Stefanski : Gala de la chanson française du patro St-Jean-Bosco, au collège St-Julien d’Ath. Le prix d’entrée a été fixé à 200 F. Il est préférable de réserver, rue de la Poterne, 55, à Ath, jusqu’au jeudi de 18 h à 20 h.
[EDL.LAICITE.BE, 19 mars 2024] Le samedi 16 décembre dernier, la candidate Ève Gilles était couronnée du titre de Miss France 2024. S’en est suivie une violente polémique sur les réseaux sociaux, regrettant que le jury de ce prestigieux concours ait définitivement basculé dans le clan du wokisme.
La raison ? C’est la première fois qu’une femme à la coupe “garçonne” (c’est-à-dire qui a les cheveux courts) est élue reine de beauté. Les internautes les plus réactionnaires déplorent également son manque de formes et son teint mat. Ils n’ont pas non plus été tellement séduits par ses déclarations sur la diversité de la beauté du corps féminin. La conclusion derrière ces critiques fait de la nouvelle Miss France une égérie woke, marquant encore un peu plus le trait du déclin de la République.
L’actualité ne manque pas de polémiques de ce genre et qui usent du terme “wokisme” et de ses adjectifs tels que “woke” ou plus péjoratif encore “wokiste“. En Belgique comme en France, elles font le lit de l’extrême droite qui soit est à leur origine, soit se les réapproprie stratégiquement. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de taper le mot “woke” sur la page Facebook du Vlaams Belang. S’ouvre alors à vous une longue suite de publications livrant bataille à la menace woke. Qu’il s’agisse de mettre fin aux subsides destinés à l’Institut Hannah-Arendt – jugé trop woke car on y mène des recherches sous l’angle de la diversité –, de lutter contre la venue à l’hôtel de ville de Gand de la Queen Nikkolah – la version féminine et inclusive de Saint-Nicolas – ou bien de dénoncer l’organisation d’une marche non mixte consacrée aux femmes pénalisées par la Covid, le Vlaams Belang ne s’accorde aucun répit face à ce qu’il désigne comme l’extrémisme à abattre, le wokisme. Toutefois, si ces publications pullulent sur leur réseau, elles donnent peu d’indications sur le contenu que l’extrême droite flamande associe au terme “wokisme“.
L’impossible définition du “wokisme“
Dans la même veine, soulignons le discours prononcé par le député européen Tom Vandendriessche (VB), lors d’une conférence organisée par son parti en avril 2023, intitulée “Woke, a culture war against Europe“. Si le titre révèle un élément de définition plutôt flou, l’explication donnée par le député est encore plus déroutante : “Le wokisme mène à un nombre incommensurable de phénomènes étranges, mais qui sont complètement normaux selon les standards du mouvement woke. Car c’est justement le concept de normalité que les wokes essaient de détruire. C’est pourquoi, tout à coup, les gens commencent à renverser des statues, à mentionner leur gender pronouns, à teindre leurs cheveux en bleu ou à demander la décolonisation de notre langage et de la littérature. Le mouvement woke sème ainsi un trouble qui n’est pas nécessaire, partout où ils peuvent.” Donc, selon cette définition, un woke serait un individu aux cheveux bleus susceptible de s’identifier aux pronoms “il“, “elle” ou “iel“, dont le hobby est de renverser des statues et qui a un regard critique sur le passé colonial de l’Europe. Mis à part les risques de sécurité liés au renversement impromptu de quelques statues, on a du mal à percevoir la menace.
Pour saisir ce qui préoccupe réellement l’extrême droite flamande, cherchons du côté des sciences humaines et de leur éclairage du phénomène. Dans son analyse sémantique et étymologique “De woke au wokisme : anatomie d’un anathème“, le politologue et sociologue Alain Policar commence par replacer le concept dans son contexte historique. Le mot “woke” est originaire du langage parlé afro-américain et est utilisé pour évoquer, dès 1896, l’idée d’un nécessaire réveil des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. Alain Policar rappelle que, déjà à l’époque, les militants abolitionnistes étaient accusés d’être trop moralisateurs.
Le terme a gardé la même signification lorsqu’il a été popularisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu qui, dans son morceau Master Teacher, fait émerger le mantra “I stay woke” pour énoncer l’importance de rester attentif aux discriminations vécues quotidiennement par les Noirs. Jusqu’ici, on voit mal le lien entre cet usage militant de l’adjectif “woke” et la définition qu’a esquissée le député européen du Vlaams Belang. Mais ce lien devient plus clair dans la suite de l’article. En effet, Alain Policar situe le point de bascule sémantique du concept, en 2014, lorsque les conservateurs américains se le réapproprient en réaction à la campagne Black Lives Matter, après l’assassinat, par un policier blanc, du citoyen Michael Brown. Le sociologue analyse cette récupération comme une stratégie des conservateurs pour disqualifier tous ceux qui sont soucieux de dénoncer des discriminations et qui sont ainsi engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBTQIA+ ou encore écologistes. Dès lors, on saisit mieux l’intérêt du discours prononcé par Tom Vandendriessche. Il n’a aucunement l’intention de définir le wokisme, mais bien de tourner en ridicule celles et ceux qui critiquent l’ordre politique et les normes sociétales ainsi que les militants en faveur de la justice sociale et de l’émancipation des minorités dont font notamment partie les femmes et les personnes non blanches. Alain Policar précise – en citant le philosophe Valentin Denis – que le terme “wokisme” “ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire“.
Diviser pour mieux régner
Cette stratégie discursive est tout à fait caractéristique de l’extrémisme, car elle vise à polariser la société en deux entités distinctes et chacune homogène : les wokes – “eux, l’ennemi commun” – et les anti-wokes – “nous, le peuple uni par ses racines identitaires“. En cadenassant le débat, cette stratégie de la division porte directement atteinte à l’intégrité du corps social. Ainsi, en Belgique, chaque publication du Vlaams Belang à l’encontre des wokes présente ceux-ci comme les fossoyeurs de la culture nationale flamande, de ses traditions et de son folklore. Peu importe que le blackface soit une coutume coloniale héritée de l’exposition des esclaves noirs du début du XIXe siècle, il n’est pas question de revoir l’apparence du traditionnel Zwarte Piet. Et gare à celle ou celui qui oserait alimenter le débat en démontrant les effets produits par un tel biais raciste sur l’estime de soi d’une personne noire, car cet individu serait immédiatement catalogué de “woke extrémiste anti-belge” et donc “anti-blanc“.
Enfin, derrière la multiplication de ce type de publications, l’objectif est aussi de provoquer une “panique morale“. Alex Mahoudeau, politologue, définit parfaitement cette tendance dans son ouvrage La panique woke. Selon lui, cette crise se produit au moment où “un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe se met à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social, la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche” : ces paniques vont apparaître et “elles vont ensuite former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée“.
La stratégie de la panique, une recette qui porte ses fruits
Le moins que l’on puisse dire est que le pari de l’extrême droite est gagné. En effet, on ne compte plus le nombre de discours et de déclarations dans le débat public sur le wokisme. Que ce soit d’ailleurs pour le défendre, le dénoncer ou le déconstruire. Ce faisant, ce thème s’est peu à peu détaché d’une rhétorique spécifiquement conservatrice ou d’extrême droite. Effectivement, on observe désormais une percolation du discours sur le wokisme dans d’autres mouvances politiques.
En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait du phénomène woke une préoccupation majeure. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été à l’initiative du Laboratoire de la République, destiné à lutter contre le wokisme. En Belgique francophone, le MR défend une publication du Centre Jean-Gol, dans laquelle le wokisme est défini comme un totalitarisme. L’ancienne ministre socialiste Laurette Onkelinx a quant à elle exprimé dans La Libre Belgique son regret sur le fait que “les partis de gauche laissent la critique du wokisme à la droite“. En Flandre, les partis de gauche comme de droite tentent de récupérer l’électorat du Vlaams Belang, à commencer par la NVA, dont le président Bart de Wever a publié un ouvrage intitulé Over woke. L’ex-président de Vooruit, Conner Rousseau, déclarait également il y a peu que “les wokes sont tout aussi intolérants que les extrêmes“.
Au-delà de la récupération politique, on observe de plus une forte médiatisation du débat intellectuel autour de la pertinence du concept et de la réalité du phénomène. Dans tous les journaux et revues francophones, on trouve des articles qui décryptent le sujet. En radio aussi avec, par exemple, la diffusion par la RTBF en juin dernier d’un épisode de podcast intitulé “Le wokisme existe-t-il ?“, croisant les regards des philosophes Nathalie Grandjean et Vincent de Coorebyter. Puis, par-delà les analyses intellectuelles, on remarque que tout un chacun semble devenir légitime pour exprimer publiquement son opinion sur le wokisme. Le Soir donne ainsi la parole au cinéaste Denys Arcand qui compare les wokes à des enfants gâtés ; La Libre relaie les propos de Michel Sardou qui, sur BFM TV, a déclaré haïr le féminisme et le wokisme ; Le Vif mène l’enquête auprès des Belges sur la question “le wokisme est-il une menace contre la démocratie ?“, etc.
De cette façon, on ne peut que constater la victoire de l’extrême droite et des conservateurs qui sont définitivement parvenus à imposer la “panique woke” dans le débat public. Ce faisant, ils détournent une bonne partie de l’attention politique et médiatique à l’égard de la lutte contre les discriminations, mais aussi de ce qu’il peut y avoir de critiquable dans des formes de militantisme qui répondent exclusivement à des logiques identitaires. Car le danger d’aborder cette dernière question sous le prisme du wokisme réside, comme nous l’a fait observer Alain Policar, dans le fait que cette notion est vide de contenu. Par conséquent, chacun est libre d’y voir sa propre menace, même celle que représenteraient les femmes aux cheveux courts et teints en bleu.
[LEPARISIEN.FR, 31 mars 2024] La chroniqueuse et humoriste Sophia Aram salue la fermeté des pouvoirs publics face aux accusations en “islamophobie” à l’encontre du proviseur, qui ont vite tourné aux menaces.
‘Convenance personnelle’ : ce sont les mots du rectorat pour annoncer la décision de départ en retraite anticipée du proviseur du lycée Maurice-Ravel, à Paris. Pourtant, derrière l’euphémisme qui annonce le choix d’un homme sous les menaces de mort, c’est tout un système qui a pris la mesure du problème. De la ministre au préfet en passant par les policiers qui assurent la protection du lycée, on peut saluer la réaction des pouvoirs publics. Reste la démission d’un proviseur et la pression de l’islam politique sur l’école.
Qu’en 2024, en France, une gamine choisisse de se soumettre à l’un des marqueurs emblématiques de l’islam rigoriste, certains peuvent trouver ca formidable ; moi, j’ai le droit de trouver ça consternant, surtout à l’heure où d’autres jeunesses, dans d’autres contrées, se soulèvent au risque de leur vie pour en finir avec ce patriarcat religieux. Nous pourrions, d’ailleurs, être plus nombreux à défendre cette opinion sans que cela retire à cette gamine son droit d’exhiber sa ‘pudeur religieuse‘ en dehors de l’école, ni celui de tous ceux qui lui présentent cet archaïsme comme un marqueur identitaire et culturel. C’est du reste ce qui nous différencie des pays où l’islam politique a réussi à s’imposer.
Le problème tient dans le fait qu’une élève ait eu la possibilité de se retourner contre l’autorité d’un proviseur par un simple mensonge avec le soutien de la petite coterie de lycéens et de militants venus scander devant le lycée: “Elève frappée, lycée bloqué !” Ce qui éveille en moi l’envie de les priver de TikTok ou de distribuer quelques baffes. Envie que le tweet irresponsable de la députée Insoumise Danielle Simonnet, renvoyant le proviseur et l’élève dos à dos tout en diffusant les bobards de cette dernière n’a fait qu’accroître.
La suite, vous la connaissez : le procès en islamophobie laisse rapidement la place aux menaces et à l’incertitude qu’une crevure de passage décide ou non de les mettre à exécution. Une incertitude à laquelle nous ne pouvons nous habituer.
La bonne nouvelle, dans cette séquence de fermeté des pouvoirs publics, c’est le constat que l’élève a fini par reconnaître avoir menti, comme avait menti l’élève de Samuel Paty lorsqu’elle se disait blessée par un cours auquel elle n’avait pas assisté, comme a menti l’ayatollah Khomeyni se disant blessé par la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, et comme mentent la plupart de ceux qui se disent blessés par un dessin.
Reste à s’en souvenir et à lutter résolument contre le misérabilisme et la condescendance avec lesquels une partie de la société accueille ces “croyants” soudainement “blessés” dans leur foi.
Parce qu’au fond ce qui protégerait notre modèle laïc [français] tout en rendant la tâche plus difficile aux promoteurs de l’islam politique en France, ce serait que chaque élève, chaque croyant, chaque individu ait la conviction que personne ne peut remettre en cause la loi, menacer une institution ou condamner à mort un individu, simplement en racontant partout qu’il est offensé, choqué, blessé, ou meurtri par un dessin, un tableau du XVIIe siècle, l’interdiction de porter un foulard, une abaya ou n’importe quel autre signe religieux ostentatoire dans l’enceinte scolaire. Et que ces fausses pudeurs soient traitées par le mépris et l’indifférence qu’elles méritent dans une société ne reconnaissant pas le blasphème.
Mais, pour cela, il faudrait encore que les laïcs qui se taisent se remettent à parler et luttent contre le misérabilisme ambiant à l’égard de ces fausses pudeurs.
Sophia Aram, humoriste et chroniqueuse
CONTEXTE : [extrait de LEMONDE.FR, 26 mars 2024] …Le proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel à Paris (20e arrondissement), menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève pour qu’elle enlève son voile, a quitté ses fonctions, a déclaré mardi 26 mars le rectorat de Paris à l’Agence France-Presse. Selon un message adressé mardi aux parents, aux élèves, aux enseignants et aux membres du conseil d’administration, le proviseur “a quitté ses fonctions pour des raisons de sécurité“, ce que n’a toutefois pas confirmé le rectorat, qui invoque des “convenances personnelles.”
Le 28 février, le proviseur du lycée Maurice-Ravel avait demandé à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS*, avait ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation. Des menaces de mort à l’encontre du proviseur avaient ensuite été proférées en ligne. L’enquête du pôle national de lutte contre la haine en ligne, division spécialisée du parquet de Paris, avait abouti à l’interpellation d’un suspect mi-mars. Ce jeune homme de 26 ans a été place sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès, prévu le 23 avril…
[* Le BTS (Brevet Technique Supérieur) et le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) sont tous les deux des diplômes de niveau III, qui s’acquièrent en deux ans après le bac. Suivis en formation initiale ou en alternance, ils dispensent un savoir technique]
[EDL.LAICITE.BE, 15 mars 2024] Les mots sont des armes redoutables, et de la bouche de l’extrême droite, ils peuvent être à double tranchant. Un constat alarmant : l’usage de terminologies qui recouvrent en réalité des prises de position extrêmes est devenu banal. Pour planter le décor, nous profitons de l’expertise de la journaliste Isabelle Kersimon. Elle a analysé les termes utilisés aujourd’hui par l’extrême droite et qui ont investi le champ sémantique.
Dans son ouvrage abondamment documenté, Isabelle Kersimon répertorie par thématique des termes et des expressions utilisées de plus en plus couramment, dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la sphère sociale. Des mots pour certains banalisés et que l’autrice analyse pour en révéler la part d’idéologie d’extrême droite qu’ils véhiculent. “Mâle alpha“, “néoféminisme“, “fake news“, “politiquement correct“, “gauchisme culturel“, “élite“, “tyrannie des minorités“, “islamo-gauchisme“, “égalitarisme“, “théorie des minorités“, “repentance“, “victimaire“, “insécurité culturelle“, “communautarisme“, “déni“, “tyrannie du bien“, autant de mots choisis au hasard d’une longue liste, qui s’articule autour de thématiques, pour mieux mettre en perspective le sens profond que ces terminologies revêtent.
Une banalisation du langage de l’extrême droite
En 2007 sortait un Dictionnaire de l’extrême droite, sous la direction d’Erwan Lecœur, qui évoquait déjà les thématiques du racisme ou de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus. Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? “Il y a des termes et des expressions, des syntagmes qui n’existaient pas en 2007“, explique l’autrice. “Le langage de l’extrême droite ne s’était pas banalisé et “mainstreamisé” à cette époque. Aujourd’hui, il y a une volonté d’euphémiser les choses. Marine Le Pen, par exemple, qui se déclare “anti-woke” à l’Assemblée : ce n’est pas du tout son terrain d’action, mais elle choisit cela tactiquement pour séduire une autre partie de l’électorat dont elle a besoin par rapport à ses ambitions aux élections européennes de 2024 et présidentielles de 2027. Il y a un phénomène d’appropriation par l’extrême droite de thèmes comme la laïcité, la notion de République aussi, alors qu’on sait à quel point l’extrême droite est antirépublicaine. Or Marine Le Pen et Éric Zemmour glorifient la République. Mais de quelle République parlent-ils ? C’est la question. De quoi parlent-ils quand ils parlent de laïcité ? C’est ce que j’essaie de faire comprendre.”
L’autrice explique d’ailleurs avoir créé un néologisme, celui de “néolaïques“, faisant référence aux personnalités qui se revendiquent de la laïcité en lien avec l’islam : “L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, en réaction aux massacres du 13 novembre, une panique morale empruntée de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste.“
Une importance historique exagérée
Dans son édition de fin 2022-début 2023, Philosophie magazine titrait “Peut-on encore parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?” et évoquait la “dynamique conflictuelle de l’espace public“, s’inquiétant d’une tentation de l’absence de débat entre réactionnaires (lisez “traditionalistes”) et progressistes… Après tout, la démocratie n’est-elle pas précisément dans la possibilité du débat ? Mais d’après Isabelle Kersimon, pas de complaisance pour les discours réactionnaires ou traditionalistes, qui ne sont, selon elle, que l’articulation de thématiques d’extrême droite : “Je pense à ceux qui se revendiquent comme “pour les traditions” : c’est quand même tout le propos de l’extrême droite et de l’ultradroite. Or la première des traditions auxquelles l’extrême droite veut revenir, c’est la place de la femme dans la société. C’est pourquoi je commence mon livre par le féminisme et les attaques dont il est l’objet parce que c’est le premier de leurs objectifs pour refonder une société telle qu’ils la rêvent : celui de renvoyer les femmes à leur condition d’avant. Elle va dire “mais non, on défend les féministes”, et va prendre en exemples des féministes qui sont mortes. Mais celles d’aujourd’hui ? L’extrême droite va dire ce qu’affirment Alain Soral et Éric Zemmour depuis des années : “Les vraies féministes ne font pas la guerre des sexes, elles respectent les hommes.” Mais c’est une entourloupe doublée du fait qu’ils vont qualifier de néoféministes celles qui sont féministes. Or historiquement, les néoféministes étaient anti-suffragettes, elles étaient réactionnaires, précisément. C’est tout le dévoiement de l’extrême droite, qui fait croire que si elle existe, c’est en réaction à ce qui se passe en face. Or c’est faux, l’extrême droite ne dévie pas de sa route, peu importe ce qui se passe autour. Mais elle laisse entendre le contraire : “Les féministes sont allées trop loin, tout comme les Juifs et les lois mémorielles, les Noirs et leur racisme…” Alors que simplement elle a toujours été là.“
Une fascination pour George Orwell
S’il est connu pour ses deux célèbres dystopies, 1984 et La Ferme des animaux, qui dénoncent les totalitarismes et la mort de toute liberté d’expression, George Orwell s’est également intéressé au pouvoir de la langue et de la sémantique. Dans 1984, une novlangue est créée par l’État pour mieux asseoir son pouvoir, qui rend impossible l’expression de toute idée susceptible de critiquer ce pouvoir. Paradoxalement, aujourd’hui, l’extrême droite se réclame de plus en plus du fameux romancier britannique. Comme le rappelle Isabelle Kersimon, quand Éric Zemmour a été condamné pour appel à la discrimination raciale, le député de la droite radicale Lionnel Luca a évoqué la mise en cause de la liberté d’expression dans une société que certains aimeraient voir devenir orwellienne…
L’autrice de citer également la création d’orwell.tv, la Web-télé créée par l’ancienne chroniqueuse Natacha Polony, qui finalement s’appellera polony.tv faute d’avoir obtenu les droits pour utiliser le nom de l’écrivain. Pourquoi l’auteur de 1984, qui a précisément consacré son œuvre à dénoncer les travers des totalitarismes, est-il si souvent mentionné ? Isabelle Kersimon l’explique par le fait que de nombreux extrémistes de droite vivent dans une “alt-réalité” faite de complots, de remise en cause des médias, de paranoïa. L’exemple de l’assaut du Capitole ou des théories du complot lors de la pandémie de Covid en sont les exemples les plus connus. “Dans ce monde alt-réel“, écrit la spécialiste de l’extrême droite, “quand les commentateurs médiatiques omniprésents, se revendiquant porte-parole du “pays réel”, se plaignent, ils sont censurés par une société du “déni” qui dissimulerait, à l’aide de sa “doxa”, de sa “bien-pensance” et de son wokisme, l’“insécurité culturelle” et le “grand remplacement”. […] Dans cette alt-réalité, les universités seraient aux mains de chercheurs “antirépublicains”, “complices des islamistes”.“
C’est bien là tout le danger aujourd’hui : une inversion de la réalité qui transforme en victimes les puissants et fait le terreau d’une extrême droite qui, comme l’explique dans la préface du livre le professeur de théorie politique à l’ULB Jean-Yves Pranchère, “procède d’un projet politique plus radical consistant à susciter des paniques morales et à exploiter l’intersection des peurs et des haines“. Un processus ô combien pernicieux !
[TERRITOIRE-MEMOIRE.BE, Aide-mémoire n°72, 2015] Nous avons eu l’occasion dans cette chronique d’aborder nombre des thèmes classiques de la littérature d’extrême droite. L’un de ceux-ci n’avait été abordé que par la bande mais jamais à travers un ouvrage qui lui était spécifiquement consacré. Nous comblons cette lacune avec un livre très particulier aux conséquences non négligeables.
La Ligue antimaçonnique belge. Épuration
Le Docteur Paul Ouwerx (1896-1946) est le fondateur de la troisième Ligue antimaçonnique belge en septembre 1940. Sous l’Occupation donc. Cette ligue s’inscrit dans une tradition antimaçonnique qui remonte à l’encyclique papale Humanum Genus de Léon XIII qui condamne en 1884 la franc-maçonnerie. Après l’existence d’une première ligue antimaçonnique, une deuxième est relancée en 1910 après la décision du congrès catholique tenu à Malines l’année précédente. Cette deuxième ligue constitue non seulement une bibliothèque, mais également des listes de francs-maçons, principalement des fonctionnaires travaillant dans les colonies et qui sont vus comme une menace pour les missionnaires catholiques. Après une accalmie suite à la Première Guerre mondiale, le climat délétère reprend en parallèle avec la montée du fascisme. La Belgique suit dans les années 30 la même courbe que la France. C’est le journal La Libre Belgique qui va se distinguer avec la publication du 8 janvier au 28 mai 1938 d’une première liste de francs-maçons.
Paul Ouwerx se fait à cette période une spécialité à travers plusieurs livres, dont Les précurseurs du communisme. La Franc-Maçonnerie peinte par elle-même que nous analysons ci-dessous, de ce type de publication dénonciatrice. Aidé, notamment financièrement, par les nazis dès leur arrivée en Belgique, il édite Le Rempart et crée une exposition antimaçonnique qui sera inaugurée le 30 janvier 1941 dans les locaux du Grand Orient de Belgique, rue de Laeken, avant de tourner dans les grandes villes belges. Le 20 août 1941, l’occupant prend un décret interdisant officiellement les Loges. L’étape suivante sera la persécution, la déportation et l’assassinat de nombreux maçons. Le procès d’Ouwerx et de ceux qui l’entouraient commencera le 5 mai 1947 et se fera sans le principal accusé mort l’année avant.
Un livre introduisant la délation
Le livre d’Ouwerx se compose en fait de deux parties. Un exposé d’une centaine de pages visant à démasquer le complot maçonnique, puis un nombre similaire de pages reprenant des noms de francs-maçons que l’auteur présente ainsi : “Le présent répertoire est établi par ordre alphabétique. Il contient les noms de beaucoup de militants, ‘officiers dignitaires’, faisant partie des comités de gérance des loges ; noms relevés soit dans des documents maçonniques, soit dans le Moniteur Belge ou dans les listes déposées aux greffes des tribunaux de première instance, lorsqu’il s’agit de loges constituées en ASBL.” Cette première liste, prenant pas moins de 77 pages, est suivie de 5 pages de noms de responsables ‘d’œuvres satellites’ parmi lesquelles la Libre Pensée, La Ligue de l’enseignement mais aussi la Ligue des Droits de L’homme et le Rotary. L’ouvrage se termine par la liste sur 15 pages des membres du corps enseignants de l’ULB. Quand nous aurons précisé que de très nombreux noms sont suivis des adresses privées, et à la lumière de notre brève contextualisation, on comprend mieux que l’ouvrage est loin d’être anecdotique.
L’auteur est d’ailleurs conscient que sa démarche est particulière et se justifie : “En écrivant cet ouvrage, nous avons été guidé par le souci de la vérité scientifique (…). Nous l’avons fait dans un but de SALUT PUBLIC et non en vue d’une basse délation. D’ailleurs la dénonciation du crime est un devoir. (…) Si nous ne voulons pas laisser périr dans une mer de sang notre civilisation chrétienne et les bienfaits qui en dérivent, il faut écouter la voix du Grand Pape ; il faut faire connaître les faux principes maçonniques, qui ne sont qu’une façade trompeuse. Il faut dénoncer toutes les abominations qui se passent au nom de ce que, par dérision, on appelle “le progrès” est qui n’est qu’un complot pour le bouleversement général, dont le bolchévisme est l’aboutissement. Souvenons-nous donc des terribles prophéties judaïques contenues dans les Protocoles des sages de Sion.” Nous reviendrons dans notre conclusion sur l’affirmation contenue à la fin de cette citation. Mais avant, nous allons examiner les différents reproches faits à la franc-maçonnerie par Ouwerx.
Celui-ci, comme la précédente citation le montre déjà, s’inscrit totalement dans le cadre réactionnaire de l’église catholique et considère d’abord la Franc-Maçonnerie comme un ennemi mortel : “C’est la première fois, (après le piétinement de la croix par le Grand Ecossais de Saint-André d’Ecosse) que l’on parle en clair de s’attaquer à la religion et au christianisme dénommés fanatisme et superstition. Il fallait pour cela une longue initiation, une longue discrétion, une longue terreur du châtiment, une longue domestication de l’esprit.” Le livre d’Ouwerx insiste beaucoup sur le fait qu’il révèle des secrets cachés en publiant les serments des différents grades notamment. L’occasion pour lui d’insister sur le côté secret des serments et sur la fidélité qui est promise par le nouveau membre sans qu’il connaisse les buts réels.
Car si les révélations de l’ouvrage sont certes destinées au grand public, elles le sont aussi et surtout à de nombreux maçons : “Car cela prouve que la majorité des francs-maçons sont maintenus dans les bas grades et, par conséquent, ignorent ce qui se passe dans les grades supérieurs” et plus loin d’insister : “Nous avons établi que la majorité des francs-maçons ne sont que des moutons de Panurge, que la secte maintient dans les bas grades, c’est-à-dire dans l’ignorance des buts finaux poursuivis par elle.” Ce serait donc les hauts grades qui dirigent réellement : “La franc-maçonnerie belge est dirigée par deux grands corps régulateurs : le Grand Orient et le Suprême conseil de Belgique. Le Suprême conseil s’est réservé la direction des 4e au 33e degrés, abandonnant les trois premiers au Grand Orient. Mais plusieurs ‘Vénérables’ de loges symboliques (c’est-à-dire dépendant du Grand Orient) ont eu pour secrétaires des membres des hauts grades du Suprême conseil (…) De sorte que le secrétaire de la loge était en réalité le supérieur du vénérable !” Et ce serait dans ces mêmes hauts-grades que seraient gardés les vrais buts de la maçonnerie, par une petite minorité. D’autant que la présence en loge est faible allant de 1 sur 7 à 1 sur 5 qui participerait réellement. Une présence qui a de plus diminué de 10.000 à 5.000 membres depuis le début des années 30 : “On voit donc qu’elles ont subi une décadence. Nous attribuons celle-ci aux divulgations faites des actes de la secte.“
Le complot judéo-maçonnique contre la civilisation
Loin de l’émancipation et de la liberté, c’est à l’anarchie que la maçonnerie mène : “Quand les francs-maçons parlent de “liberté”, nous devons comprendre “anarchie”. Car ils ne posent aucune limite à la liberté qu’ils revendiquent… et qu’ils prétendent devoir encore conquérir.” Et de prendre en exemple les mobilisations faites en faveur de [Francesc] Ferrer : “Ferrer ne fut pas un penseur tout court : ce fut un révolutionnaire dans le sens le plus complet du mot.” Anarchie politique, mais aussi sociale : “En attendant ‘l’âge d’or’, la Franc-Maçonnerie s’efforce de dissoudre la cellule sociale de base qu’est la famille.” Si la responsabilité de la guerre civile espagnole est clairement mise sur le dos des républicains téléguidés par les loges maçonniques, il en est de même de la Révolution française, mais aussi des “déficiences militaires de 1914 [qui] sont imputables à des francs-maçons.” Et d’insister en mettant la responsabilité sur les pacifistes comme Lafontaine : “Quant aux conséquences de l’invasion, rendue possible grâce à l’intransigeance des antimilitaristes, opposés aux mesures de précautions militaires indispensables, il est bon de les rappeler : plus de 40.000 morts, un nombre incalculable d’invalides, rien que pour l’armée. Nos villes saccagées, incendiées, notre industrie détruite. Notre dette publique passant de 5 à 55 milliards.“
Il ne fait d’ailleurs aucun doute pour l’auteur que “La guerre de 1914 éclata à la suite de l’attentat de Sarajevo. Or le meurtrier Princip était juif ; une conjuration judéo-maçonnique en avait fait son exécutant.” Conjuration judéo-maçonnique, le terme fondamental est lâché qui permet de tout expliquer : “Nous établirons que le sens maçonnique de la “liberté” est celui de les laisser libres d’exécuter leurs complots pour établir la république mondiale, sous la domination juive.” En effet, “Il y a identité absolue de vues entre les juifs et les francs-maçons quant à l’idéal poursuivi.” Et de prendre un exemple qu’il veut éloquent et démonstratif : “La judéo-maçonnerie est bien représentée à la tête des institutions de prévoyance sociale, puisque la direction de l’Office du placement et du chômage belge fut confiée au juif franc-maçon Max Gottschalk. Or, jamais le chômage n’a été plus lourd pour nos finances, ni plus inquiétant pour la sécurité de l’État. Car, parallèlement, le F Max Gottschalk est président du comité d’accueil des juifs réfugiés en Belgique ! Et comme, d’après la loi maçonnique, il faut d’abord aider les TT CC FF, les goyim s’installent dans un chômage sans fin, formant ainsi une armée de mécontents, terrain propice aux mouvements révolutionnaires !” Le Plan du travail est vu dans ce cadre comme une soviétisation de l’économie belge avec “tentacules de l’étatisation (qui) se resserrent.“
Toute la thèse centrale du livre est que “Toute l’histoire de la franc-maçonnerie n’est qu’une immense piperie de mots et une duperie infâme, à la faveur de laquelle se poursuit la désagrégation de l’ordre établi. En bref, la franc-maçonnerie constitue un complot contre la sureté de l’État.” Un complot qui n’a qu’un seul but, la domination du cosmopolitisme, la domination des Juifs : “Ce qui frappe le plus dans cet article, c’est qu’il cadre totalement avec les idées développées dans les Protocoles des Sages de Sion : à savoir que “liberté” veut dire, “ce que la loi (juive) permet”. Or, quand les juifs, fondateurs des loges, seront les maîtres, la liberté ne sera plus qu’un souvenir ! Voyez la Russie !” Le sérieux des affirmations de ce livre, qui comme nous l’avons souligné en commençant n’a pas été sans conséquences concrètes, doit se lire à l’affirmation qui veut que le Protocole des sages de Sion soit un livre de référence, ce que nous avions démonté dans une de nos premières chroniques.
Dans ce 72e numéro, la revue Aide-mémoire se penche sur les alternatives démocratiques dans un numéro spécial consacré aux tentatives de faire coïncider la définition de la démocratie (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple) avec la réalité de nos organisations institutionnelles. Le présent numéro se veut une approche de ces nouvelles formes d’organisations démocratiques : leur histoire, leurs origines, leurs perspectives mais aussi leur pertinence dans une perspective politologique. Parce qu’en période de crise brutale, les tentatives d’alternatives sont indispensables, les réflexions porteuses de changement nécessaires.
À chaque numéro, citoyens engagés, philosophes, historiens et autres enseignants s’efforcent de décrypter les enjeux réels auxquels sont confrontées les sociétés démocratiques contemporaines. Dans notre revue, les discours démagogiques, les résurgences du fascisme et les tentations nationalistes se lisent à la lumière de la mondialisation, des relations politiques internationales, des inégalités et de l’exclusion sociale. Nous savons qu’il est inutile d’isoler tel acte raciste ou tel groupe d’extrême droite sans les intégrer dans un cadre plus global d’explication et d’interprétation du fonctionnement de nos sociétés.
[LIBREL.BE] Qui d’autre que le légendaire dessinateur Will Eisner pour retracer l’histoire de ce “complot juif” inventé de toutes pièces au début du XXème siècle pour attiser l’antisémitisme en Europe ? Les Protocoles des Sages de Sion justifient les pires passions et leur diffusion connaît un succès retentissant avant et pendant la première Guerre mondiale. Un journaliste britannique du Times révèle la supercherie en 1921 : les Protocoles sont un plagiat d’un obscur traité anti-bonapartiste écrit par un dissident français en exil. Les ‘auteurs’ des Protocoles n’ont eu qu’à remplacer bonapartistes par Juifs et le mot France par le monde…
On connaît donc la vérité mais rien n’y fait : les Protocoles sont utilisés par Hitler, le Ku Klux Klan et trouvent encore aujourd’hui de nombreux lecteurs dans les pays arabes et chez les activistes d’extrême droite. Intrigué et choqué par le destin de ce faux grossier, Eisner nous raconte son histoire avec un coup de crayon unique, drôle et noir, ironique et inquiétant ; on est pris par le charme de la bande dessinée sans jamais oublier ce que l’auteur combat : un grand mensonge qui sert la haine et l’antisémitisme.
[OPERALIEGE.BE, dossier de presse] Bartleby est un opéra de Benoît Mernier, sur un livret de Sylvain Fort. L’œuvre est une commande de l’Opéra Royal de Wallonie (Liège). Cette nouvelle création (création mondiale en mai 2026) s’inspirera de la nouvelle Bartleby d’Herman Melville, un texte emblématique de la littérature américaine du XIXème siècle qui explore des thématiques philosophiques et politiques profondes. Avec cette adaptation, l’Opéra Royal de Wallonie-Liège entend proposer à son public un opéra contemporain qui résonnera avec les préoccupations et les questionnements de notre époque.
L’équipe créative : Interviews
Benoît Mernier, compositeur :
C’est la première fois que je collabore avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège et je suis très heureux que la création de mon troisième opéra puisse se faire dans cette Maison. C’est aussi l’occasion de faire de nouvelles rencontres artistiques. Pour moi, l’attrait de l’opéra en tant que compositeur, c’est cela aussi : le travail d’équipe. Chacun prend sa part du travail dans une volonté d’excellence. Les métiers qui œuvrent par exemple aux costumes, au maquillage, aux éclairages, aux décors, à la conception ou à la régie technique et d’orchestre …, et dont le public ne mesure pas toujours l’importance (parce que l’on ne voit pas ces gens sur la scène), sont primordiaux pour la réussite d’une production. Leur travail est tout aussi déterminant que celui des chanteurs, des musiciens dans la fosse, du metteur en scène… C’est cette dynamique commune qui me donne l’énergie et la joie de composer un opéra.
Quant à Bartleby, cette nouvelle de Melville m’a totalement envoûté. Ce qui m’a plu, c’est l’étrangeté de l’histoire et surtout le fait que Melville propose une énigme dont il ne donne pas l’explication. Cette énigme nous questionne et nous renvoie à nous-mêmes. On y parle de l’empathie, de la culpabilité, de la question du refus, de la mélancolié liée à la sensation de l’inutilité, le monde du travail, du regard de l’autre… Face à cette énigme, nous sommes renvoyés à nous-mêmes, à nos questionnements quotidiens et métaphysiques. Bien que l’histoire se passe à Wall Street au milieu du XIXème siècle, elle nous apparaît comme totalement actuelle et proche de nous. Nous pouvons nous projeter dans chacun des personnages.
Pour cette création, je prévois un orchestre traditionnel, avec les vents par deux ou trois, une harpe, un célesta, des percussions et les cordes. Le Chœur aura un rôle important et diversifié : je l’imagine représentant tour à tour une présence poétique, une présence théâtrale ou une présence évanescente, sorte d’aura autour du personnage de Bartleby. Enfin, pour ce qui est des solistes, nous avons prévu quatre rôles principaux (soprano, baryton, ténor et baryton-basse), et quelques rôles secondaires. Pour le moment, je suis au début de l’écriture. Tout reste donc à faire, même si la trame et les choix dramaturgiques importants ont été posés en concertation étroite avec le librettiste Sylvain Fort et le metteur en scène Vincent Boussard. Ces choix sont déterminés essentiellement par des questions d’efficacité théâtrale : comment raconter le plus clairement possible cette histoire, lui donner vie, laisser la place au spectateur pour qu’il puisse en faire sa propre interprétation. C’est vraiment le challenge que nous nous sommes imposé : une énigme ne peut être posée efficacement que de façon claire.
L’opéra est un art du compagnonnage : ma collaboration avec Sylvain Fort et avec Vincent Boussard est idéale dans le sens où je perçois que, tous, nous poursuivons le même objectif, avec nos sensibilités différentes mais qui cherchent à s’accorder. Notre but commun est de faire aimer l’histoire de Bartleby, de la rendre vivante aujourd’hui. Il y a entre nous une écoute et une compréhension mutuelles qui sont très rassurantes et très stimulantes !
Sylvain Fort, librettiste :
Je suis depuis longtemps très intéressé par Melville. J’admire chez lui une ambition littéraire insatiable. Il cherchait légitimement à être lu, et peut-être fêté comme écrivain, mais rien dans son œuvre ne fait de concession aux goûts du public. Il faut être un peu fou pour écrire Moby Dick, mais plus largement c’est toute son œuvre qui est d’une sensibilité étrange, décalée, comme si chez lui il y avait toujours un regard de biais sur le monde, attentif à la solitude, à la singularité qui met à part du monde ordinaire. Et puis il y a toute sa poésie, historique, patriotique, lyrique, très étrange souvent. Pour moi, il est le père de toute une littérature américaine de la marge, voire de la marginalité. Bartleby est l’exemple même de cette esthétique littéraire – et il est stupéfiant de penser que ce texte date de la moitié du XIXème siècle, tant sont fortes les résonances avec toute une littérature moderne et d’ailleurs par nécessairement américaine, qu’on songe à Kafka, Musil ou Beckett.
Le rôle de librettiste est une première pour moi : c’est très intimidant et très excitant à la fois. L’incomparable expérience artistique de Benoît et Vincent et leur bienveillance me portent. Je ne les connaissais pas : c’est notre ami Camille De Rijck qui nous a connectés. Dès les premières réunions de travail, nous sommes tombés d’accord sur le propos de cet opéra, ses options esthétiques, et sur l’idée que nous nous faisions du livret. À partir de là, tout s’est passé dans la plus grande harmonie : l’échange d’idées est toujours au service de l’œuvre, nous partageons la même passion pour ce projet commun et nous sommes animés du même enthousiasme à l’idée de donner naissance à une œuvre forte et marquante.
Le parti a été choisi d’un livret en anglais. Ce livret n’est pas une traduction mais une adaptation. Le but est de rester fidèle à la langue de Melville, qui est si singulière. Néanmoins, Bartleby n’est pas un texte théâtral. Sa dramaturgie est très linéaire. Tout l’enjeu consiste à en tirer une succession de scènes qui animent un propos théâtral et de le faire sans trahir le texte. De là tout un travail sur la matière même du récit et du texte pour le tordre dans le sens d’un livret sans le dénaturer, ni le caricaturer. S’ajoute à cela le fait que la musique est aussi une instance narrative. Il faut donc ouvrir constamment les portes à l’imagination du compositeur. Pour cela, il ne faut pas saturer le livret, ne pas en faire une contrainte mais plutôt une stimulation musicale. C’est un vrai travail littéraire, qu’aucun autre type d’exercice ne permet.
Vincent Boussard, metteur en scène :
En tant que metteur en scène, les occasions sont malheureusement rares de se confronter au répertoire contemporain, et encore moins à la création d’œuvres nouvelles. Le travail en collaboration avec Benoit Mernier (il s’agit du deuxième, après Frühlings Erwachen créé à la Monnaie en 2007) est particulièrement enrichissant et singulier car il a souhaité m’y associer dès la genèse. Chacune des décisions touchant l’écriture, les personnages, la dramaturgie au sens large est prise en commun, dans le respect des champs d’expression de chacun, compositeur, metteur en scène ou librettiste. C’est un engagement créatif organique, étapes après étapes, qui rend implicites et partagées chaque décision ; c’est après une maturation de plusieurs mois (ou années) que le travail de répétitions s’engagera enfin. Bartleby sera ma troisième collaboration avec l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dans une formule aujourd’hui inédite. Je sais particulièrement gré à l’ORW et son directeur de prendre à ce point au sérieux la préparation et la programmation d’une œuvre nouvelle, en donnant à sa production les mêmes chances, moyens et ambitions qu’à un titre du répertoire lyrique. C’est particulièrement audacieux dans la morosité actuelle !
J’entends mettre en scène Bartleby avec la limpidité d’un langage ouvert, qui rende possible une adhésion ou une réaction chez chacun et tous, quels que soient histoires, âges et provenances sociales. L’histoire qui se déroule dans un cabinet de juristes à Wall Street semble à première lecture teintée de réalisme et nous invite à sonder l’œuvre sous un angle plutôt psychologique. Mais l’approche strictement réaliste et psychologique se révèle une impasse quand on veut restituer la part énigmatique de Bartleby, qui a pour particularité d’être ‘inexpliquée’ et inexplicable. Là est sa puissance et ainsi le veut Melville qui – génialement – s’attache à ne jamais rien dévoiler des raisons qui poussent Bartleby à prétendre non-agir comme il le fait. Aussi, le livret de Sylvain Fort, qui part du texte de Melville, se joue-t-il de ce réalisme de prime abord et le distord, à coup d’allitérations, de jeux rythmiques, de renvois etc. pour affirmer sa part burlesque, ludique et poétique. Il a également fait le choix d’incursions hors du roman sous la forme d’emprunts à la poésie de Melville, offrant au personnage Bartleby un possible récit intérieur sans en rien amorcer le début d’une explication psychologique. Il ouvre ainsi la voie au compositeur pour une écriture ludique et poétique.
La dramaturgie scénique s’inscrira nécessairement dans ces voies multiples. A ce stade du travail, mon intuition est que, autant que l’exercice, le sujet impose une écriture scénique impactante, limpide et très directe, qui s’écarte de tout ‘énigmatisme’ ou entre-soi de langage : la pièce repose sur l’insondabilité d’un personnage pivot (sur lequel glisse toute explication rationnelle), dont la consistance même semble être questionnée. Ici l’énigme est sujet, pas langage. À une écriture scénique et musicale limpide, sensible et pénétrante d’en restituer toute la singularité et la complexité.
La source littéraire : Bartleby, d’Herman Melville
Bartleby the Scrivener, nouvelle d’Herman Melville publiée en 1853, met en scène un employé aux écritures d’une étude juridique de Wall Street qui, de manière progressive et sans jamais s’en justifier, refusera de travailler puis de quitter son bureau. Cette histoire explore les thèmes de l’aliénation, de l’isolement et de la résistance passive. L’énigmatique comportement de Bartleby, exprimé par sa réplique mythique “I would prefer not to“, soulève des questions sur la nature humaine et la condition sociale. Devenue un classique de la littérature américaine, la nouvelle a été saluée pour sa complexité psychologique et son commentaire sur la vie urbaine au XIXe siècle. Son personnage principal est devenu emblématique, incarnant le refus obstiné face à la conformité sociale. Bartleby the Scrivener reste une œuvre puissante, intemporelle et fascinante, captivant les lecteurs par le mystère jamais élucidé de l’inflexible détermination de son héros.
Xavier Dellicour, Attaché de presse ORW
MUNUERA J.L., Bartleby, le scribe (2021)
[RTBF.BE, 24 février 2021] Si je vous dis Hermann Melville, vous vous dites immédiatement Moby Dick ! Pas faux, la baleine blanche du Capitaine Achab est entrée dans l’histoire de la littérature. Mais elle a peut-être injustement occulté d’autres textes de l’auteur. Le dessinateur espagnol Jose Luis Munuera s’est souvenu d’une nouvelle de Melville qui résonne de manière singulière aujourd’hui : Bartleby, Le Scribe, sous-titrée Une Histoire de Wall Street.
Ce n’est pas un livre sur la finance qui nous attend. De finance, il n’en est question qu’en filigrane dans cette fabuleuse nouvelle qui renvoie plutôt à la pensée du philosophe de la désobéissance civile, l’américain Henry David Thoreau, un contemporain de Melville. Nous sommes dans une étude de notaire, à New York, au milieu des années 1800. Et le notaire engage un commis aux écritures, un clerc, si vous voulez, le fameux scribe du titre de la nouvelle, un certain Bartleby. Installé derrière un paravent face à un mur de briques – qui en anglais renvoie bien à Wall Street -, Bartleby se révèle d’abord bien plus efficace que ses deux collègues englués dans une certaine routine très peu efficace. Jusqu’au jour où, à la demande du notaire, Bartleby fait cette réponse : “Je préférerais ne pas le faire“. À partir de là, la nouvelle bascule. Le clerc Bartleby “préfère ne pas faire” de plus en plus de choses, y compris bouger de son fauteuil. De manière étrange, son patron ne parvient pas à s’imposer à cet employé récalcitrant qui, dès lors, incarne la résistance aux excès du capitalisme et à une certaine mécanisation des tâches.
La BD installe quant à elle un climat, une ambiance. Les décors de New York sont très réussis. Les scènes de rue, sont brillamment travaillées, elles sont un peu vaporeuses, comme noyées dans une brume ou une pluie permanente, grâce au lavis tantôt sépia tantôt bleuté qui en accentue par ailleurs le côté suranné. Par contraste les personnages au cerné noir très visible et mis en couleur à l’écoline apparaissent comme caricaturaux, excessifs dans leurs côtés cartoonesques. Le résultat est surprenant et vient se poser sur le texte tantôt drôle, tantôt absurde et tantôt classique de Melville. On en sort comme hébété, conscient qu’on vient de lire une bande dessinée d’une grande modernité alors que le scénario date de 1853. On peut dire que Jose Luis Munuera, touche à tout de la BD qui a aussi bien œuvré sur les aventures de Spirou et Fantasio que sur des séries jeunesse réalise là un de ses meilleurs albums.
[RTBF.BE, 9 février 2024] Il existe des figures dont l’image demeure attachée profondément à des combats. Et qui font changer profondément les choses, les mentalités, l’histoire. Robert Badinter [1928-2024] était de celles-là. Il était une des personnalités françaises du monde juridique et politique les plus importantes depuis l’après-guerre.
Humaniste, brillant juriste, figure emblématique de la lutte contre la peine de mort, l’ancien ministre de la Justice français et président du Conseil constitutionnel Robert Badinter est décédé ce vendredi à l’âge de 95 ans. Revenons sur la carrière ébouriffante en cinq grandes étapes et aspects de sa vie…
Indignations et premiers combats
Nous sommes en 1972. Robert Badinter, brillant avocat et professeur de droit privé – aux universités de Dijon, Besançon, Amiens et bientôt à Paris-la Sorbonne – est déjà bien connu dans l’élite juridique française. Il travaille alors sur une affaire bien difficile. Il défend un dénommé Roger Bontems. Condamné auparavant à 20 ans de prison pour vol, ce dernier était alors jugé pour une prise d’otage à l’infirmerie de la prison où il était incarcéré. L’opération commise avec son compagnon de cellule, Claude Buffet. Les forces de l’ordre donnent l’assaut, et découvrent, stupéfaits, deux corps sans vie. Une infirmière et un gardien ont été égorgés. Bontems est considéré comme complice. Mais n’a pas tué. Robert Badinter tente de lui éviter la peine de mort. En vain. Bontems n’aura pas de circonstances atténuantes, et sera guillotiné tout comme Buffet le 28 novembre 72 à la prison de la Santé. Badinter en fait est touché. Il ne comprend pas le verdict. L’année suivante, il sortira un livre : l’Exécution. Débute alors un combat de toute une vie pour le jeune juriste.
Lors du procès Bontems-Buffet, un homme, présent dans la foule devant le Palais de justice, appelait à la peine de mort pour Bontems. Cet homme, c’est Patrick Henry. En 1976, il assassinera un jeune enfant. Il avait beau crier à la peine capitale pour un autre, cela ne l’empêcha pas de tuer lui-même froidement un innocent. Badinter le sait. Cette affaire Henry va, début 76, défrayer la chronique. Elle marquera aussi les Français. Notamment avec une phrase passée à la postérité : Roger Gicquel, le présentateur vedette du JT de TF1 ouvre son journal de 20 heures, d’un air grave. “La France a peur !” Les mots sont lourds. Pesants. Etouffants.
“Un enfant est mort“, poursuit-il, glaçant. Cet enfant, c’est Philippe Bertrand, 7 ans. Enlevé à la sortie de l’école, il est séquestré contre une demande de rançon. La police parvient à coincer Patrick Henry et le met en garde à vue. Celui-ci nie tout en bloc. Remis en liberté, il se déclare innocent à la presse et stipule que le “véritable criminel” mérite la peine de mort pour s’être pris à un enfant. Il s’avérera être coupable du meurtre du jeune garçon, étouffé puis enroulé dans un tapis et mis sous un lit. Patrick Henry était un ami de la famille Bertrand. Un paisible notable de Troyes de 23 ans.
“La France a peur“, de Roger Gicquel marque les esprits. Mais il faut l’écouter un peu plus attentivement. Il s’agit en fait d’une mise en garde sur la tentation de justice expéditive. Car en France, on guillotine encore à cette période. L’affaire Henry, et l’apparente désinvolture de l’accusé (ses déclarations, mais aussi le fait qu’il soit parti skier 4 jours pendant l’enquête ou encore son passé criminel) ne semblent pas d’actualité pour faire changer l’opinion publique… En ce moment, Michel Sardou chante d’ailleurs “Je suis pour“. Pourtant, Robert Badinter va entrer en scène. Il prend en charge comme co-avocat, la défense de Patrick Henry – nombre d’avocats s’étant auparavant désistés.
Badinter va faire de ce procès celui de… la peine de mort. “Guillotiner ce n’est rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux.” Il s’inspira de cette phrase pour dérouler son argumentaire. Même si la culpabilité de Patrick Henry ne fait pas l’ombre d’un doute et aussi odieux que soit son crime, Badinter va mettre les jurés devant leurs responsabilités. “Si vous décidez de tuer Patrick Henry, c’est chacun de vous que je verrai au petit matin, à l’aube. Et je me dirai que c’est vous, et vous seuls, qui avez décidé” s’exclamera l’avocat. Avec 7 voix pour contre 5 (il en fallait 8 pour qu’un accusé soit condamné à la peine capitale), Patrick Henry sauve sa tête. Ce sera la prison à perpétuité. “Vous n’aurez pas à le regretter !“, lancera le tueur d’enfant aux jurés.
Force de persuasion
A la suite de cette affaire Henry, la guillotine ne sera pas pour autant rangée au placard de l’histoire dans l’Hexagone. La justice se montrera – peut-être sciemment ? – moins clémente avec deux autres accusés. Deux personnes furent encore guillotinées avant l’avènement de Mitterrand au pouvoir (Jérôme Carrein et Hamifa Djandoubi). Ça aurait pu être plus. Robert Badinter, sûr de son combat, empêchera la peine de mort pour cinq prévenus entre 78 et 80. Pendant cette période, il s’illustrera dans d’autres affaires. Il défend Jimmy Connors, le joueur de tennis, contre la Fédération française de tennis en 74, intervient dans l’affaire du talc Morhange, et surtout dans le procès du négationniste Robert Faurisson. Le professeur d’université et écrivain sera durement mis en cause par Badinter. Ce dernier dira : “[…] Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner“. Ce qui sera fait.
Action politique
Robert Badinter avait déjà participé à la campagne de François Mitterrand de 1974. En 1981, c’est la consécration pour l’homme de Jarnac. Le socialiste est élu à la tête de l’Etat français. Dans les 110 propositions qu’il fit lors de la campagne, l’abolition de la peine de mort était déjà présente. Une conviction profonde qu’avait le candidat de gauche alors que les sondages eux, montraient qu’une majorité de Français et de Françaises était toujours favorable à la guillotine.
Robert Badinter va être nommé Garde des Sceaux (ministre de la Justice) le 23 juin 1981. Le 17 septembre, il est déjà devant l’Assemblée nationale, son projet de loi pour l’abolissement de la peine de mort sous le bras. Il le portera avec passion devant les députés. Tribun magnifique, ses mots feront mouche. Et c’est avec 369 voix contre 113 que les élus vont se prononcer pour la suppression de la peine capitale. La France était la dernière contrée de l’Europe des dix à encore l’appliquer – la Belgique l’abolira formellement en 1996, mais ne la mettait plus en pratique. Des députés, pourtant dans l’opposition, comme Jacques Chirac ou Philippe Seguin, se rallieront à la proposition du nouveau Garde des Sceaux.
Droits des homosexuels, indemnisation des victimes de la route…
L’orateur sera ministre de la Justice jusqu’en 1986. Un ministre des plus décisifs de la Ve République. Car il n’en restera pas là, et d’autres mesures phares seront à mettre à son actif. Citons le fait de permettre à tout un chacun de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, la suppression de juridictions d’exception (comme la Cour de sûreté de l’Etat), la création d’un régime d’indemnisation des victimes d’accidents de la route, l’instauration de peine de travaux d’intérêt général pour les petits délits… Il relance la révision du Code pénal et œuvre pour les droits des homosexuels. Dans ce dernier cas, il fera en sorte que l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports avec des personnes du même sexe soit ramené à celle des hétérosexuels. En mars 1986, sa carrière se tournera vers le Conseil constitutionnel, où il sera président jusqu’en 1995 (soit la fin du deuxième mandat de François Mitterrand). En 1992, le président hésitera à le nommer Premier ministre. Ce sera Edith Cresson qui prendra Matignon finalement.
L’engagé
Seul sénateur socialiste des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter ne quittera jamais le débat public. Et continuera inlassablement à prendre position sur les thèmes qui lui tiennent à cœur. Admirateur du Dalaï-Lama, il soutiendra la résistance non-violente du peuple tibétain. Au début des années 2000, il défendra la libération pour raison de santé de Maurice Papon (homme politique responsable de complicité de crimes contre l’humanité, pour l’organisation de la déportation de 1600 Juifs de Bordeaux vers Drancy). Condamné à 10 ans de réclusion en 1998, il sortira de la prison de la Santé, à Paris, en 2002. En cause, un rapport médical, qui le déclarait “impotent et grabataire”. Un vaste débat s’empare alors de la société française. “Il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime” déclare Robert Badinter, qui approuve sa libération. Sur d’autres sujets, il se montrera aussi indigné quant au traitement policier et médiatique lors de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn en 2011, sceptique dans le débat sur l’euthanasie et sur une entrée de la Turquie dans l’Union européenne.
Elisabeth, compagne philosophe
Il formera un couple uni avec sa deuxième épouse, Elisabeth. De seize ans sa cadette, “Madame Elisabeth Badinter“, comme elle se fera appeler – et non pas “Madame robert Badinter“, selon les conventions bourgeoises, comme le souligne ce beau portrait de Paris Match, il l’a connu alors qu’elle était encore petite. Fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de l’agence Publicis (Publicité et sondages) et de Sophie Vaillant, la maison de ses parents était alors le lieu de passage de toute une kyrielle d’intellectuels et d’homme politiques. De Mendès France à Raymond Aron, de Françoise Giroud aux Bolloré, en passant par Robert Badinter, l’avocat de son père. Depuis ses douze ans, ce dernier lui offrait chaque année pour son anniversaire un petit éléphant de bois. Nos confrères de Paris-Match expliquent que leur appartement de la rive-gauche de Paris en comptait 58, en 2014… La jeune fille s’est mariée avec le brillant avocat à l’âge de 22 ans, en 1966, après que celui-ci se soit séparé de sa première épouse, Anne Vernon. Il avait été uni à cette dernière, actrice de profession, de 1957 à 1965. Elisabeth, elle, en plus d’avoir repris Publicis, est devenue une célèbre historienne et philosophe.
A deux, ils eurent trois enfants. Judith, Simon et Benjamin. Un amour fort liait les deux personnalités. La spécialiste du XVIIIe siècle, féministe et engagée, était de tous les combats avec son époux, fringuant juriste au verbe haut. Ils écrivaient de concert, et apparaissaient souvent dans les médias ensemble, inséparables. Elisabeth, bien que devenue une farouche laïque avec un père qui fit rentrer la réclame dans l’ère de la publicité, est d’origine juive de Russie. Tout comme celui de Robert, Samuel (dit Simon). Celui-ci était originaire de Bessarabie (ancienne Moldavie). Il est arrivé en France en 1919, et épousa Charlotte Rosenberg, native de la même région orientale. Le commerçant, naturalisé français en 1928, fut arrêté par la Gestapo, parqué à Drancy puis déporté à Sobibor en 1943. Il n’en reviendra pas. Robert, son frère Claude et sa mère parviendront à s’échapper de Paris et trouveront refuge près de Chambéry. Ils auront de faux papiers. Cette histoire tragique marquera fortement Robert Badinter.
La colère du “Vel d’Hiv”
Et quand vint le jour où François Mitterrand fut le premier président à assister aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, en 1992, Badinter ne supporta pas que le président se fasse huer par une partie du public. Cette dernière désirait que l’Elysée reconnaisse le rôle actif de l’Etat français dans celle-ci. La chose n’avait pas encore été avouée, comme le fera quelques années plus tard Jacques Chirac. Mais pour le président du Conseil constitutionnel, s’en est trop. On ne hue pas quelqu’un dans une telle occasion. Sa colère fut foudroyante. Son indignation, bien visible. “Vous m’avez fait honte ! […] Les morts vous écoutent ! Croyez-vous qu’ils écoutent, là ?” Il fut dit qu’en privé, Robert Badinter eut une franche discussion et “réglé ses comptes” avec François Mitterrand, son ami, qui, sur la question, s’était montré plutôt ambigu à l’époque.
Passeur et créateur
En 2013, Robert Badinter s’immisça dans le monde de l’opéra. Il écrira le livret de Claude, œuvre inspirée du Claude Gueux de Victor Hugo. Il écrivit aussi des pièces de théâtres et des essais. Dans l’abolition, paru en 2000, il revient sur son combat contre la peine de mort. Concerné par les questions juridiques jusqu’à la fin de sa vie, il créera un cabinet de consultations juridiques pour des juristes en 2011, il se verra confier la rédaction d’un nouveau “Code du travail” par le Premier ministre Manuel Valls en 2015. Outre cela, Badinter a aussi contribué à l’écriture de la constitution de la Roumanie (après Ceausescu), il a présidé la “Commission d’arbitrage pour la paix en Yougoslavie”. Cette dernière, sous l’égide de l’Europe, devait pouvoir répondre aux problèmes juridiques concernant la dislocation de l’ex-Yougoslavie. Elle sera appelée Commission Badinter. Plusieurs écoles et promotions portent son nom dans l’Hexagone (parfois accolé à celui de sa deuxième épouse). Et celles-ci ne sont sûrement que les premières.
Car les hommages à ce grand humaniste de la fin de ces 60 dernières années, formant un couple fusionnel avec sa compagne, tous deux attachés à la justice, à la liberté, au mieux vivre-ensemble et à la compréhension entre les peuples et les individus, ne feront sans doute, que débuter.
[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 31 janvier 2024] En littérature jeunesse comme en bande dessinée, il arrive que des personnages fassent l’objet de reprise après la mort de leur créateur. Ce fut le cas récemment d’Ernest et Célestine : on vous explique pourquoi on vous conseille de préférer l’original, les superbes albums de Gabrielle Vincent.
Ma chronique d’aujourd’hui part d’une colère à la lecture d’un livre paru il y a peu. La colère, c’est souvent le revers de la médaille de l’amour, on le sait bien, je vais essayer de vous dire les raisons de ma colère, mais surtout de cet amour dont elle est le pendant. L’album s’appelle Au bonheur des souris, c’est une nouvelle aventure d’Ernest et Célestine, ce grand ours et cette petite souris créés par Gabrielle Vincent. De son vrai nom Monique Martin, elle était née à Bruxelles en 1928, y est morte en 2000, et y a créé ces deux personnages mis en scène dans une vingtaine d’albums d’abord parus aux éditions Duculot, rachetées ensuite par les éditions Casterman. Le tout premier, paru en 1981, rencontra un succès immédiat dans le monde francophone et à l’international. Casterman nous propose donc aujourd’hui de découvrir une nouvelle histoire, inédite, dont le scénario a été confié à Astrid Desbordes, une autrice jeunesse remarquée pour l’album Mon amour notamment.
À qui appartiennent les personnages ?
C’est une pratique courante en bande dessinée : sont encore parus cet automne de nouvelles aventures d’Astérix, de Blake et Mortimer ou Lucky Luke, et, pour la première fois, une nouvelle aventure de Gaston Lagaffe – ce, alors même que Franquin s’était opposé de son vivant à ce que son personnage ne lui survive. Affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, la fille et ayant droit de Franquin l’ayant portée devant les tribunaux. Cela soulève des questions passionnantes, que l’on pourrait résumer en ces termes : à qui appartiennent les personnages ? Je n’ai ni l’espace ni les compétences pour déplier ici cette dimension juridique, je me garderai bien de trancher la question de savoir s’il est en soi légitime ou non qu’un personnage survive à son auteur, je note simplement que la chose est à ma connaissance un peu moins courante dans l’univers de la littérature jeunesse.
Ernest et Célestine est un contre-exemple, la série n’en étant pas à sa première reprise puisque les personnages avaient déjà été les héros d’un film d’animation en 2012, sur un scénario de Daniel Pennac et des dessins de Benjamin Renner (qui a connu une suite, avec une autre équipe artistique, en 2022). J’avais trouvé le premier film très éloigné de l’univers de Gabrielle Vincent, mais il n’avait pas quant à lui suscité ma colère, car il était possible de le considérer au fond assez indépendamment de l’œuvre originale, notamment parce que les dessins de Benjamin Renner n’avaient rien à voir avec le trait de Gabrielle Vincent.
Des dessins originaux repris, calqués, copiés, remontés
Dans le cas de ce nouvel album, ce sont bien des dessins de Gabrielle Vincent elle-même, qui ont été repris, calqués ou copiés, j’imagine, ré-agencés en tout cas pour venir illustrer l’histoire signée Astrid Desbordes. Par exemple, le premier dessin de l’album est une reprise de celui qui ouvrait l’album intitulé La tante d’Amérique, avec simplement quelques détails, changés : une valise effacée, un violon ajouté, un cadrage saccagé, sans parler du rendu des couleurs, bien moins subtil que dans l’original. J’imagine que la chose est légale, mais j’avoue être extrêmement surprise que ce procédé soit possible et autorisé. Sur la couverture de l’album, il n’est même pas écrit “d’après Gabrielle Vincent“, c’est bien son seul nom qui apparaît, sans mention. Certains dessins n’ont par ailleurs pour le coup rien à voir avec la plume de Gabrielle Vincent : ils sont signés Marie Flusin, comme c’est indiqué, en tout petit, dans la page de garde du livre.
Une série de contresens qui dénaturent l’œuvre
L’histoire proposée pour ce nouvel album repose en outre sur une série de contresens qui dénaturent l’œuvre d’origine. Le premier est formel : le récit se présente ici sous forme d’un très long texte, bavard, didactique, là où les albums originaux reposaient sur une grande économie de mots, des éléments de dialogues courts, inscrits au-dessous d’un dessin qui guidait en premier lieu nos émotions.
Deuxième contresens : l’histoire commence ici parce que Célestine se fâche un jour de ne pas avoir eu le temps de se fabriquer un chapeau pour sortir avec Ernest. Elle se met en colère qu’il n’y ait, je cite, “jamais rien dans cette maison, (…) que des vieilleries d’ours.” Ernest finit par sortir sans l’attendre, et à son retour, il trouve une lettre lui annonçant qu’elle a décidé d’aller s’installer chez des amis qui vivent, eux, dans une maison luxueuse. Rien, dans ce point de départ, ne tient la route. Premièrement : jamais Ernest ne sortirait sans attendre Célestine, jamais il ne placerait son désir avant le plaisir de jouer avec la petite fille.
Ernest et Célestine, c’est l’histoire d’un amour inconditionnel, plus grand que l’océan, entre un père (adoptif, comme on l’apprend dans le bouleversant La naissance de Célestine) et cette petite souris trouvée dans une poubelle, qu’il recueille et aime dès lors plus que tout. Jamais Célestine ne choisirait non plus d’aller vivre loin d’Ernest, qui plus est pour une raison vénale. Ernest et Célestine vivent de peu, c’est vrai, mais ce sont les rois de la débrouille, de la récup’, de l’inventivité pour trouver malgré tout de quoi vivre heureux.
Des ours et des souris, une commune humanité
Enfin, troisième contresens, le plus grave : jamais Célestine ne renverrait ainsi Ernest à son essence d’ours. Dans l’univers de Gabrielle Vincent, les adultes sont des ours, les enfants sont des souris, mais les personnages sont liés par une commune et profonde humanité. Ours, souris, c’est la figure que prennent adultes et enfants, ce n’est jamais une espèce, encore moins une identité.
Dans l’histoire proposée par Astrid Desbordes, chacun y est au contraire sans arrêt renvoyé. Les parents des amis expliquent à Célestine que “les ours et les souris ne sont pas faits pour vivre ensemble” ; un personnage de souris adulte (ce qui est une absurdité en soi, j’insiste), un précepteur, lui dit aussi plus loin d’un air dépité : “si on mélange les ours et les souris, voilà ce que ça donne“. Pourquoi diable les auteurs de ces reprises ont-ils senti le besoin de diviser ainsi le “monde des souris” et celui des ours – idée déjà présente dans l’adaptation au cinéma imaginée par Daniel Pennac ? Je suppose que cela vient de l’envie d’ajouter de la noirceur à un univers considéré comme idyllique, mais c’est encore un contresens. Car si la relation entre Ernest et Célestine est emplie de douceur, c’est vrai, l’univers que décrit Gabrielle Vincent n’a rien d’angélique. La façon dont elle aborde la question de l’argent ou des différences sociales relève au contraire d’une grande finesse, hélas complètement absente de ce nouvel opus. On recommande donc d’aller se replonger sans modération dans la série des albums originaux, édités aujourd’hui par Casterman.
Mathilde WAGMAN
Fondation Monique Martin
Depuis sa création en 2012, la Fondation Monique Martin (Fondation belge reconnue d’utilité publique) a pour vocation la conservation, la valorisation et le rayonnement du patrimoine artistique et éthique de Monique Martin alias Gabrielle Vincent. En 2021, Ernest et Célestine ont fêté leurs 40 ans, avec deux expositions en partenariat avec la commune de l’artiste : Ixelles.
Bienvenue chez Ernest et Célestine (chapelle de Boondael, Ixelles), Ernest et Célestine : Voyage au pays des émotions (bibliothèque d’Ixelles). La première plus commémorative, la deuxième plus ancrée dans ces problématiques quotidiennes et altruistes qui tenaient tant à cœur à l’artiste.
En 2022, Wallonie Bruxelles International programme notre nouvelle exposition phare : Ernest & Célestine, et nous qui propose un focus sur le sens que cette œuvre à la fois poétique et engagée des années 1980 revêt en 2022.
À horizon 2030, la Fondation Monique Martin, et ses ambassadeurs énergiques Ernest et Célestine, forts de ce patrimoine artistique éthique très varié, souhaitent également participer à l’agenda fixé par l’ONU autour des Objectifs de Développement Durable. Pour les enfants de 1980 devenus acteurs du monde d’aujourd’hui et pour leurs enfants porteurs du monde de demain, Ernest et Célestine, c’est un peu la transcription à hauteur d’enfant des ODD (Objectifs de Développement Durables) fixés par l’ONU. Partage, entraide, tolérance, dé-consommation, recyclage, préservation de la planète, préoccupent, histoire après histoire, nos deux héros, ambassadeurs avant l’heure, d’un monde plus durable. […]
Monique Martin (1928-2000)
La peinture et le dessin. Monique Martin, alias Gabrielle Vincent, est une artiste belge. Née à Bruxelles en 1928, elle sort diplômée de l’académie des Beaux-Arts en 1951 et choisit de consacrer sa vie à la peinture et au dessin. En tant que peintre, elle explore longuement toute la richesse du noir et blanc : encre de chine, crayon, fusain… Elle explore aussi la couleur, à travers toutes les techniques, mais surtout l’aquarelle et le pastel. Sous le pseudonyme de Gabrielle Vincent, elle crée Ernest & Célestine en 1981. Avec Ernest, elle redonne naissance à son mentor artistique, qui fut l’une des personnes les plus importantes de son existence. Avec Célestine, c’est elle-même qu’elle fait renaître, en l’inventant à son image. Elle réalise aussi d’autres albums pour enfants et adultes, dont certains connaissent un grand succès international, notamment au Japon. Son style sobre et épuré plaît beaucoup. Le livre Un jour, un chien est considéré comme l’apogée de son talent.
Une artiste engagée. Monique Martin se détourne assez vite du milieu très fermé de l’Art et des expositions. Elle souhaite que son travail soit accessible pour tous et permette de procurer du bonheur aux gens, tout en transmettant des valeurs capitales pour elle. Femme éminemment engagée, elle est aussi en avance sur son temps. Dès les années 70, Monique Martin s’inquiète pour la planète et ses habitants. Son instinct la pousse à défendre une philosophie de développement durable. Elle exprime cette inquiétude dans son œuvre, que ce soit de manière plus sombre dans L’œuf ou de manière plus légère, tout à la fois tendre et humoristique avec Ernest & Célestine.
De nombreux prix. Ses livres, traduits dans une vingtaine de langues, reçoivent de nombreuses reconnaissances : meilleur livre de jeunesse au Salon du Livre de Montreuil (Au bonheur des ours), Sankei Children’s books Publications Prize du Japon (Un jour, un chien, L’oeuf), prix graphique de la Foire du Livre de Jeunesse de Bologne (La naissance de Célestine), Boston Globe-Horn Book Award (Un jour, un chien). Monique Martin décède le 24 septembre 2000, laissant à ses héritiers plus de 10.000 dessins et peintures. Des œuvres qui reflètent toute la lumière et l’émotion qu’elle a mises dans son travail.
[ARLLFB.BE] Membre belge littéraire de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, du 10 novembre 1990 au 11 août 2014, au fauteuil 26 (prédécesseur : Georges Simenon ; successeur : Amélie Nothomb)
BIOGRAPHIE
C’est avec Les Habits neufs du Président Mao, publié en 1971, que Simon LEYS, pseudonyme de Pierre Ryckmans, né à Anvers en 1935, s’est fait connaître du grand public. Il y développait une thèse centrale : plutôt qu’un mouvement de masse issu de la base contre les privilèges et les classes, la Révolution culturelle chinoise n’était qu’une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, qui se pratiquait par l’élimination des rivaux, des opposants et bientôt de tout qui pût incarner une pensée : professeurs, intellectuels, artistes, écrivains. Historien d’art de formation, il s’était intéressé à la littérature, à la peinture et à la calligraphie en Chine qu’il qualifiait de “l’autre pôle de l’expérience humaine“, “l’autre absolu“. Confronté à une civilisation en tout point opposée à la nôtre, il remet en question tout ce qui, jusque-là, lui avait paru évident. Mais voilà que, jour après jour, sur les rivages de Hong Kong où il vivait, la mer charriait son lot de cadavres et de rescapés à la nage qui témoignaient de l’horreur qu’ils avaient réussi à fuir. Pour échapper à la honte du silence complice, il ne lui restait qu’à écrire et à témoigner.
Ce livre fut accueilli en France par des volées de bois vert de la part des journaux ou des intellectuels les plus en vue, ou par le mépris ou l’indifférence. Son combat se transforme en un combat contre le mensonge et l’aveuglement. Son œuvre s’apparente à une quête de la vérité. Son moteur est l’indignation. Elle dévoile surtout une pensée à rebours qui trace sa voie à contre-courant du fleuve, une pensée libre sans cesse en éveil qui ne se réclame d’aucune figure tutélaire, une pensée concrète qui, tentant d’élucider les zones d’ombre, se forge à l’épreuve des faits ou des textes et s’adresse au lecteur sans artifice ou appareil conceptuel. Quatre essais sur la Chine suivront : Ombres chinoises (1974), Images brisées (1976), La Forêt en feu (1983), L’Humeur, l’honneur, l’horreur (1991).
La mer a exercé sur lui une fascination constante. Au commencement, il y avait la mer. Simon Leys le pensait volontiers lui qui, dans sa préface à sa monumentale Anthologie de la mer dans la littérature française (Plon, 2003) cite Hilaire Belloc : “C’est sur la mer qu’un homme se rapproche le plus de ses origines et se trouve en communion avec ce dont il est issu, et à quoi il retournera.” Pour rien au monde, il n’aurait manqué une sortie en mer, à condition que ce fût en voilier. Quand il était étudiant, il n’avait pas hésité à embarquer à bord d’un thonier breton, le Prosper, un bateau qui, sous sa plume, devient un personnage du récit qu’il publie. Pour tenter d’élucider le mystère du naufrage, en 1629, d’un joyau de la Compagnie hollandaise des Indes, le Batavia, Simon Leys partagea la vie des pêcheurs de langoustes sur l’archipel inhabité d’Abrolhos. Les trois cents rescapés du naufrage réussirent à se réfugier sur quatre îlots de l’archipel. À peine sauvés de la noyade, ils tombèrent sous l’emprise d’un des leurs, “un psychopathe qui les soumit à un régime de terreur puis, secondé par une poignée de disciples, entreprit méthodiquement de les massacrer, n’épargnant ni les femmes ni les enfants.” Anatomie d’un massacre, tel est le sous-titre du récit Les Naufragés du Batavia (Arléa, 2003) qui décrit l’entreprise sanguinaire consécutive au naufrage, une expérience en laboratoire du phénomène totalitaire, observé auparavant en Chine, qui, selon son analyse, serait tributaire de la réunion de trois facteurs : un psychopathe intelligent et charismatique, un groupe d’hommes de main prêts à tout et une foule de braves gens qui ne veulent pas de problèmes.
Lui que les hasards de la vie avaient conduit à vivre d’île en île, Taïwan, Hong Kong et finalement l’Australie où il s’était installé avec sa famille, avait choisi la mer pour que, après sa mort, ses cendres y fussent dispersées, à l’image de sa vie même où, retiré du monde, il n’avait cessé de s’effacer derrière son oeuvre, répugnant aux interviews et aux manifestations censées le porter sur le devant de la scène. Cet effacement, qui fait songer à Beckett, Gracq, Blanchot ou Michaux, est une composante intime de la tâche du traducteur qu’il qualifie d’’homme invisible’. Le traducteur “s’emploie à effacer toute trace de sa propre existence. (…)” Simon Leys, s’est très tôt attelé à traduire les textes qui lui étaient chers. Selon lui, “on ne peut vraiment bien traduire que ce qu’on aurait aimé écrire soi-même.” Ainsi, Les Entretiens de Confucius, La Mauvaise Herbe de Lu Xun, Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère de Shitao, traductions qui trouvent naturellement place dans son œuvre, aux côtés de ses ouvrages originaux.
“La traduction est la forme suprême de la lecture“, écrivait-il. Et il était un immense lecteur, lui qui affirmait “fréquenter les livres plus que les gens.” En lisant ses livres, les siens, où se bousculent les citations et les épigraphes, on a le sentiment que toute la littérature du monde est passée par ses mains, du moins celle qui s’écrit en anglais, en français ou en chinois. Dans Les Idées des autres (Plon, 2005), il prend plaisir à compiler les citations, classées par thèmes, de ses écrivains de cœur aux premiers rangs desquels figurent ses compagnons de route : Chesterton, Orwell, Conrad, Simone Weil, Segalen, Michaux, Kafka… qui se retrouveront au centre de ses essais : L’Ange et le Cachalot (Le Seuil, 1998), Protée et autres essais (Gallimard, 2001), Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 2012).
Auteur d’un seul roman, La Mort de Napoléon (1986), c’est dans ses essais que Simon Leys fait montre d’une intuition qui, comme poussée par le vent de la langue, ouvre chez le lecteur les portes de l’imagination. Lui qui, toute sa vie, s’est érigé contre le totalitarisme de la politique et de la pensée, s’est réfugié dans l’humour et dans la beauté pour ne pas désespérer du monde et des humains.
Jean-Luc Outers
BIBLIOGRAPHIE
Les habits neufs du Président Mao. Chronique de la révolution culturelle, essai, Paris, Champ libre, 1971.
Ombres chinoises, essai, Paris, Union Générale d’Edition, coll. “10-18», 1974.
Images brisées, essai, Paris, Laffont, 1976.
La forêt en feu. Essai sur la culture et la politique chinoises, essai, Paris, Hermann, 1983.
Orwell ou l’horreur de la politique, essai, Paris, Hermann, 1984 (rééd. Plon, 2006).
La mort de Napoléon, roman, Paris, Hermann, 1986 (rééd. Bruxelles, Labor, coll. “Espace Nord», 2002; rééd. Paris, Plon, 2005).
Leys, l’homme qui a déshabillé Mao : un intellectuel face aux maoïstes
[LEMONDE.FR, 3 février 2024] Portrait d’un sinologue belge qui, le premier, a regardé la réalité du maoïsme en face, et a été cloué au pilori pour avoir eu le tort d’avoir raison trop tôt.
Pour avoir décrypté dès 1971, dans Les Habits neufs du président Mao, les ressorts de la Révolution culturelle – une stratégie de Mao pour garder le pouvoir malgré le criminel échec du Grand Bond en avant –, Pierre Ryckmans (Simon Leys est un pseudonyme) a été ignoré, méprisé, voire traîné dans la boue par ceux qui tenaient le haut du pavé, y compris Le Monde. Il faudra attendre 1983 pour que Bernard Pivot l’invite à s’exprimer à la télévision, dans un numéro d’Apostrophes d’anthologie au cours duquel le sinologue étrille l’une des maoïstes les plus ferventes, Maria Antonietta Macciocchi, également présente sur le plateau.
Un documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler présente à grands traits sa vie, de sa naissance, en 1935, dans une famille bruxelloise à son décès, à Sydney, en 2014, en passant bien sûr par son séjour à Hongkong au milieu des années 1960 et ses six mois comme conseiller culturel à l’ambassade de Belgique à Pékin en 1972. Pourtant, ce film est, en fait, autant consacré aux errements des maoïstes qu’à la biographie du briseur d’idoles.
Myopie collective
Au-delà de Mme Macciocchi, mais également de Philippe Sollers et d’André Glucksmann, le film dénonce toute une génération pour laquelle l’idéologie ne reposait sur aucun savoir. S’il a été, lui aussi, fasciné par le maoïsme, Simon Leys a fait l’effort d’apprendre le chinois, de lire minutieusement la propagande qui parvenait à Hongkong et de discuter avec les réfugiés qui, au péril de leur vie, fuyaient la Chine continentale pour trouver refuge dans la colonie britannique. Un travail de chercheur consciencieux, qui lui valut d’être traité ‘d’agent de la CIA‘.
L’un des principaux intérêts du documentaire est de donner la parole à plusieurs acteurs ou témoins-clés de cette époque, dont Amélie Nothomb, fille d’un diplomate belge qui a directement travaillé avec Ryckmans à Pékin, et surtout René Viénet, l’un des rares sinologues à avoir soutenu Simon Leys dès le début. “On a imposé la vérité contre des gens qui étaient puissants, bien organisés et odieux“, témoigne-t-il.
A part l’inénarrable Alain Badiou, butte-témoin d’une époque révolue, rares sont aujourd’hui les intellectuels à se déclarer maoïstes. Mais il faudra attendre le massacre de la place Tiananmen, en juin 1989, pour que les analyses de Simon Leys emportent définitivement l’adhésion. Les dégâts de cette myopie collective ont été considérables. Si Simon Leys a fini sa vie en Australie, c’est notamment parce que l’université française n’a pas voulu lui offrir un poste.
A travers ce portrait, le documentaire fait le procès d’une génération d’intellectuels et de sinologues français. On peut donc regretter qu’il ne s’attarde pas davantage sur la personnalité de son héros, le rôle de ses convictions religieuses chrétiennes ou son immense talent littéraire, qui faisait de Leys un redoutable polémiste.
Découvrir
Des décennies plus tard, c’est avec délectation que l’on continue de dévorer Les Habits neufs du président Mao (Ivrea) ou ses Ombres chinoises (Champ libre, 1974), alors que les écrits de ses adversaires sont tombés dans l’oubli. Si le documentaire apporte peu à ceux qui connaissent Simon Leys, il a le mérite de faire découvrir cette grande figure intellectuelle et humaniste à tous les autres.
Frédéric Lemaître
[LIBERATION.FR, 3 février 2024, extraits] Dans la catégorie dézingage, c’est un moment de choix. La scène se passe le 27 mai 1983 sur le plateau d’Apostrophes, alors la grand-messe du livre ordonnée par le pape des lettres Bernard Pivot. Ce jour-là, il reçoit quatre invités pour parler des ‘intellectuels face à l’histoire du communisme’. Parmi eux, la journaliste, écrivaine et femme politique italienne Maria-Antonietta Macciocchi qui vient de publier Deux mille ans de bonheur, un ouvrage sur son compagnonnage avec la gauche communiste et ses voyages, notamment en Chine. Face à elle, un inconnu ou quasi : Simon Leys, sinologue averti et lucide, précis et rigoureux mais non sans esprit, l’intellectuel cingle la passionaria maoïste pour son précédent ouvrage De la Chine. […] “De son ouvrage De la Chine, ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale ; parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie.” Puis Leys démonte une thèse avancée par l’autrice : “dire que le maoïsme, c’est la rupture avec le stalinisme, ça va à l’encontre de toute évidence historique connue de tout le monde.“
A court d’arguments, Macciocchi s’agite, s’offusque, s’essouffle. Ce soir-là, Simon Leys sort de l’anonymat et de l’ostracisme où il a été relégué par l’intelligentsia et l’establishment. Ces beaux esprits épris d’un culte délirant pour le Grand Timonier et son bréviaire, le Petit Livre rouge. En consacrant un film à cet intellectuel libre et incisif, Fabrice Gardel et Mathieu Weschler éclairent le parcours trop méconnu du ‘plus lucide contempteur des crimes de Pékin’ et rétablissent des vérités.
Enquêté, agrémenté d’archives et d’entretiens avec des observateurs (…) et des proches du spécialiste, Leys, l’homme qui a déshabillé Mao est d’abord un document sur la cohérence, l’unité et la ténacité d’un homme seul et détesté. C’est également un précieux rappel historique sur la grande boucherie du communisme chinois revisitée dans le climat d’hystérie idolâtre qui s’est emparée du milieu intellectuel et politique dans les années 60 à 80, notamment dans les colonnes de Libération. Le décalage est édifiant entre la ferveur révolutionnaire des thuriféraires de Mao en France, dont l’écrasante majorité ne parle pas chinois et ne s’est jamais rendue en Chine, et la clairvoyance courageuse de Leys […]
Simon Leys, né Pierre Ryckmans en 1935 en Belgique, découvre la Chine à 20 ans à la faveur d’un voyage étudiant. Le “choc fondateur” produit par cette première visite va conditionner son existence. Le jeune Belge arrête ses cours de droit, se lance dans des études de chinois et arpente le pays, sac à dos et carnet de voyage en poche. Séjourne à Taiwan, au Japon. “Il devient un lettré chinois“, rappelle René Viénet, l’ami-éditeur de Leys et, lui aussi, fin connaisseur de la Chine. En 1963, Leys s’installe à Hongkong […] Là, en passionné empirique du terrain et de la langue chinoise, il prend la mesure de la “lutte de pouvoir terrible entre Mao Zedong et le Parti communiste et de ce que le peuple en est la victime.” Les cadavres de la boucherie maoïste finissent par arriver dans les eaux de Hongkong. “Je ne peux pas rester en dehors, je dois prendre position, sinon je ne pourrai plus me regarder dans la glace“, raconte Simon Leys dans une archive. L’ancien étudiant “apolitique, avec un intérêt assez exclusivement culturel” pour la Chine, s’engage pour raconter l’envers de la campagne des Cent Fleurs, du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle qui a raflé des dizaines de millions de vies entre 1957 et 1976.
[…] Sur les conseils de René Viénet, Pierre Ryckmans devient Simon Leys et rédige les Habits neufs du président Mao en 1971, une synthèse de documents repérés par Leys et de témoignages recueillis à Hongkong. “On avait sous les yeux l’évidence, l’immensité de cette terreur atroce que représentait le maoïsme pour la Chine“, dit Leys. Il est insulté, vilipendé par la gauche intellectuelle et les médias qui lui sont proches, le Monde, le Nouvel Observateur, la revue Tel Quel du très ‘Mao-béat’ Philippe Sollers. Certaines archives sont aujourd’hui aussi comiques que pathétiques sur le niveau d’aveuglement et de bêtise alors atteint. La funeste mode maoïste finira par pâlir après la mort du Grand Timonier et le grand massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge […]
[SLATE.FR, 23 décembre 2323] Le créateur de Tintin n’a cessé de modifier son œuvre pour des raisons pragmatiques et, parfois, idéologiques. L’affirmation d’un auteur qui a fini humaniste après avoir été très conservateur.
1966. L’Angleterre est encore en pleine Beatlemania, John Lennon vient d’ailleurs d’affirmer dans l’Evening Standard que son groupe est plus célèbre que Jésus ; L’Espion qui venait du froid, long-métrage avec Richard Burton, adaptation du roman du même nom de John Le Carré, a été sacré meilleur film britannique de l’année aux BAFTA. En plein swinging sixties, la maison d’édition anglaise Methuen publie L’Île noire, enfin The Black Island, une aventure de Tintin que les Britanniques n’ont encore jamais lue.
Pour mieux les séduire, Hergé (1907-1983) a accepté d’entièrement redessiner l’album : il se chargera des personnages et les collaborateurs de son studio, des décors. Les responsables de Methuen jugent en effet que L’Île noire, créé entre 1937 et 1938, se révèle sévèrement daté, notamment dans la représentation du Royaume-Uni qui, comme beaucoup de pays européens, a beaucoup changé depuis la Deuxième Guerre mondiale. Alors, en 1961, Hergé a chargé son collaborateur, le dessinateur belge Bob de Moor, de faire des repérages en outre-Manche afin de moderniser L’Île noire et de gommer les 131 erreurs listées par Methuen.
L’écrivain Benoît Peeters, scénariste de BD –auteur du cycle des Cités Obscures entamé il y a quarante ans avec François Schuiten, dont le récent Le Retour du Capitaine Nemo – mais aussi biographe de Derrida, de Robbe-Grillet et d’Hergé (Hergé, fils de Tintin) déplore la souplesse du dessinateur belge: “Hergé, qui peut se montrer intransigeant sur certaines choses, se fait alors tout à fait docile. Il y a une normalisation, une banalisation à laquelle il se plie. Esthétiquement, le travail du studio n’a pas la fraîcheur du premier Hergé. Avoir cédé n’est pas une bonne chose. La première édition de L’Île noire est plus savoureuse, plus authentique.“
Si on relit l’édition originale de L’Île noire, celle en noir et blanc, ou celle en couleurs de 1953, on ne peut que constater l’absence du Royaume-Uni et des clichés qu’on s’en fait. Aucune vue, ici, de Londres : Hergé déploie son action dans un décor champêtre lambda avant que Tintin n’arrive en Écosse vêtu d’un kilt, intrigué par la “bête” qui, selon les habitants, terrifie quiconque met un pied sur la fameuse île noire.
“Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences”
Pleine de péripéties, cette histoire policière, qui débouche sur l’arrestation de faussaires, repose surtout sur le talent burlesque d’Hergé. Avec beaucoup d’énergie, le dessinateur enchaîne les gags loufoques, les chutes (les Dupond·t sont de la partie). Tintin échappe à ses assassins grâce à une chèvre excitée par Milou et manque de mourir dans les flammes. Le chef des pompiers anglais a perdu la clé du garage où réside une antique pompe à incendie et pendant quatre pages tout le monde court après.
Dans la version de 1966, il s’agit désormais d’un camion de pompiers. “Moderniser sans changer l’histoire crée des incohérences, constate Benoît Peeters. La plus fameuse est l’épisode de la clé du garage: avec un camion neuf, le gag ne marche plus“. Pourtant, c’est bien cette version de L’Île noire, initiée pour le public anglais, qui est devenue canonique et a relégué la précédente au titre de curiosité (elle reste néanmoins tout à fait trouvable).
En 1971, l’éditeur Methuen récidive et demande à Hergé de modifier Tintin au pays de l’or noir. L’histoire originale, imaginée en 1939, reflète le paysage géopolitique de l’époque soit, au Proche-Orient, l’occupation de la Palestine par le Royaume-Uni jusqu’en 1948 et la fin du mandat britannique.
“L’occupant britannique joue un rôle assez moche dans cet album, confirme Benoît Peeters. À la fin des années 1960, les Anglais ne veulent plus être identifiés à ceux qui ont occupé la Palestine et lutté contre les mouvements nationalistes juifs. Hergé accepte: “Quand même, le marché anglophone est très important, je ne vais pas me fâcher avec mon éditeur anglais pour ça.” Plus tard, cette décision sera mal interprétée, on prétendra qu’Hergé est antisémite car il n’a pas voulu représenter les juifs de l’Irgoun. Alors que, s’il refait l’album, c’est pour faire plaisir aux Anglais.“
Comme pour L’Île noire, cette version remaniée, où les références à la Palestine occupée et l’Angleterre ont disparu, remplace partout la précédente. Déjà, lors de sa prépublication en 1940, Hergé s’en était peut-être voulu d’avoir été trop réaliste. Mettre en scène des soldats anglais dans un journal collaborationniste (on y reviendra) alors que la Belgique est occupée par les nazis lui paraît un peu touchy. Il préfère enchaîner avec Le Crabe aux pinces d’or, son trafic d’opium et son capitaine alcoolique voué à devenir un pilier de la série.
Un auteur sous influence
Plus que n’importe quel auteur de littérature ou de bande dessinée, Hergé passe sa carrière à retoucher sa propre œuvre. “Oui, Hergé ne cesse de revenir sur ses albums, abonde Benoît Peeters. Il le fait une première fois pour la mise en couleurs des albums noir et blanc, leur normalisation en 62 pages, mais il recommencera plus tard pour des raisons différentes. Il corrige des petites erreurs, le nombre de marches de Moulinsart qui n’est pas le bon, réalise des petits toilettages à la demande de ses éditeurs étrangers. On est vraiment dans l’attitude contemporaine, stigmatisée par certains, de réécriture.“
En plus des raisons pragmatiques (ou commerciales), certaines corrections ont des motifs plus idéologiques, qui reflètent l’évolution intellectuelle d’Hergé. On le sait, il a d’abord été sous l’influence d’une personnalité d’extrême droite, Norbert Wallez, codirecteur du journal Le Vingtième siècle où Hergé débute en tant que dessinateur. À peine sorti du scoutisme, il en a gardé les valeurs ambiguës, comme lorsqu’il donne, en 1923, dans la revue L’Effort, une définition très inquiétante de ce qu’est un artiste: “L’artiste a une très grande responsabilité dans ses œuvres et, avant de produire, il doit commencer par former sa vie, une vie exemplaire à tout point de vue. […] Si donc l’artiste a une vie saine et bonne, ses œuvres seront en général bonnes, tandis qu’un artiste, de talent peut-être, mais de mauvaise vie, produira des œuvres qu’on nommera “chefs-d’œuvre” mais qui produiront beaucoup de mal.“
Ces propos cités par Benoît Mouchart et François Rivière dans leur Hergé intime (éditions Bouquins) montrent bien sa candeur et son manque de réalisme. Quand il envoie Tintin chez les Soviets, il répond à une commande de Wallez. “Tintin est créé comme un reporter qui va pourfendre les bolcheviques, confirme Benoît Peeters. Quant à Tintin au Congo, il y a, derrière, très clairement la volonté de l’abbé Wallez et du journal Le Vingtième siècle de susciter des vocations coloniales. Le Congo manquait toujours de main d’œuvre belge, alors il fallait donner une image attrayante du pays. Dans les deux cas, la documentation d’Hergé est minimaliste et très orientée. Quand je l’ai rencontré une première fois à la fin de l’année 1982, il parlait de péchés de jeunesse par rapport aux trois premiers Tintin [Tintin chez les Soviets, Tintin au Congo, Tintin en Amérique, ndlr]. C’était pour lui trois livres d’égale naïveté remplis de préjugés.“
Peut-on lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ?
Benoît Peeters
Tintin au Congo, empreint de colonialisme et véhiculant des représentations racistes, reste le pire des trois. Benoît Peeters interroge : “Est-ce que l’on peut lire un album de 1931 avec les lunettes post-coloniales de 2023 ? Je n’en suis pas sûr. Il faut accepter qu’Hergé a créé cette histoire à un moment où il n’avait aucune possibilité de se documenter réellement.“
En 2012, la justice belge, saisie par Bienvenu Mbutu Mondondo, citoyen congolais et résident belge, et le Conseil représentatif des associations noires, avait rendu son verdict : Tintin au Congo restait autorisé à la vente. Sa lecture, elle, n’a pas perdu son caractère problématique. Qu’Hergé ait légèrement rajeunit le contenu pour la version en couleurs de 1945 n’y change pas grand-chose. “Par certains aspects, elle est plus embarrassante, estime Benoît Peeters, parce qu’elle n’a pas la naïveté de la première version avec son dessin encore très simple. Ainsi, la leçon de géographie – “Mes chers amis, je vais vous parler aujourd’hui de votre patrie : la Belgique”, annonce Tintin devant une classe de jeunes Congolais – est remplacée par une leçon d’arithmétique peu recherchée – 1+1 ?”
Benoît Peeters conclut au sujet du Congo : “Moi, si je devais lire des Tintin à des jeunes enfants, je ne prendrais certainement pas Tintin au Congo. Sa lecture met mal à l’aise un enfant d’aujourd’hui qui vit dans une société très mêlée avec plein d’enfants de nationalités différentes. Au premier degré, je comprends tout à fait qu’il puisse heurter, et pas seulement les Africains. Mais je ne suis pas non plus pour le censurer, pour moi c’est devenu une lecture adulte, une lecture de document.“
Il insiste aussi sur le contexte de la création de l’album: “Tintin au Congo a été réalisé à une époque où le discours colonialiste et la réalité de la colonisation étaient plus violents que ce que montre l’album. Dans la bande dessinée, le petit Congolais Coco s’assied dans la Jeep à côté de Tintin, ce qui était impossible à l’époque. Ça n’enlève rien aux clichés colonialistes que l’album contient. Mais par rapport à la réalité de l’apartheid qui se pratiquait, extrêmement violent, Tintin au Congo est très soft. Sauf que toute la littérature de propagande a disparu, mais Tintin lui est constamment réédité. Pourquoi ne pas nous dire que l’album a été créé dans tel contexte ?“
La contextualisation souhaitée par Benoît Peeters vient d’arriver, un peu en catimini. Ainsi, début novembre, les trois premiers Tintin ont été réédités en version originale colorisée avec des préfaces du spécialiste Philippe Goddin. En préambule de Tintin au Congo, Goddin, sur quinze pages, replace la création de Tintin au Congo dans son époque, montrant sa documentation, comme une photo de l’explorateur gallo-américain Henry Morton Stanley, datant du XIXe siècle, posant avec son serviteur en pagne.
L’expert belge s’efforce de souligner la rigueur documentaire d’Hergé, ne nie pas le paternalisme et l’invraisemblance de certains détails, mais évacue toute accusation de racisme, expliquant qu’Hergé “brocarde allègrement tout son monde, Blancs comme Noirs“. Sa présentation finit d’ailleurs par une citation d’un journaliste congolais (anonyme) qui, en 1969, dans la revue Zaïre, affirmait que les caricatures de Tintin au Congo “font rire franchement les Congolais qui y trouvent à se moquer de l’homme blanc qui les voyait comme ça“. Ce travail de remise dans le contexte, discutable quant à la question du racisme, ne suffira pas à faire réévaluer une œuvre de jeunesse qui tient plus du travail de propagande maladroit que d’une œuvre artistique maîtrisée.
À 27 ans, Hergé n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts
Le 8 mars 1934, Le Petit Vingtième, revue à succès depuis la publication de Tintin, publie une fausse interview du reporter dans laquelle celui-ci annonce partir bientôt enquêter en Chine. Ce teaser vaudra à Hergé une lettre de l’abbé Gosset, un aumônier d’étudiants chinois. Afin qu’il ne reproduise pas de clichés, le religieux invite Hergé à rencontrer les jeunes Chinois qui étudient à l’université de Louvain.
Quelques semaines après, le dessinateur rencontre Tchang Tchong-jen qui a le même âge que lui. Leur amitié influera sur la tonalité du Lotus bleu, où Tintin prend la défense d’un pousse-pousse agressé par un client blanc. Plus tard, quand il sauve de la noyade un garçon prénommé Tchang, il le rassure: “Mais non, Tchang, tous les Blancs ne sont pas mauvais, mais les peuples se connaissent mal. Ainsi, beaucoup d’Européens s’imaginent que tous les Chinois sont des hommes fourbes et cruels.” Il continue d’égrener les clichés les plus absurdes avant que Tchang n’explose de rire: “Ah ! Ils sont drôles les habitants de ton pays.”
Hergé a 27 ans et n’est plus le jeune homme malléable de ses débuts. “Tchang l’ouvre sur une autre culture, souligne Benoît Peeters. Pour Hergé, qui a eu ses premiers succès d’auteur, c’est une première prise de conscience. Il se dit: “Je suis peut-être là pour autre chose que pour faire rigoler sans trop de scrupule autour de stéréotypes.” Le Lotus bleu et les suivants bénéficieront de cette prise de conscience.“
Quand la situation européenne puis mondiale est bouleversée par les nazis, Hergé ne s’abstrait pas de l’actualité. Pour Le Sceptre d’Ottokar, dont la publication démarre en août 1938, il imagine deux pays fictifs des Balkans, la Syldavie et la Bordurie, mais s’inspire de la toute récente annexion de l’Autriche par l’Allemagne d’Hitler. Un parti syldave, le parti de la Garde d’Acier, complote afin que la belliqueuse Bordurie envahisse la Syldavie. Le nom attribué par Hergé au chef du parti, Müsstler, est un clin d’œil transparent aux deux modèles qu’il prend, Mussolini et Hitler. “Hergé brouille les cartes mais sa référence au réel est très très forte“, commente Benoît Peeters.
Publier dans une Belgique occupée
En 1940, le réel devient une menace qui l’empêche de travailler. À la suite de l’invasion allemande, l’éditeur du Vingtième siècle, le journal dans lequel Hergé a fait toute sa carrière, cesse son activité et il se retrouve au chômage. Il refuse la main tendue du journaliste Léon Degrelle qui lui propose de créer un supplément jeunesse à son quotidien, Le Pays Réel. Degrelle est le fondateur du parti rexiste, mouvement nationaliste qui tombera vite dans le fascisme pur –il finira par intégrer la Waffen-SS avec d’autres volontaires.
Pour ses détracteurs, la relation entre Hergé et Degrelle prouverait que l’auteur penchait à l’extrême droite. Comme les autres biographes, Benoît Peeters se montre catégorique: “Non, il n’y a pas eu d’amitié avec Léon Degrelle. Ils se sont côtoyés avant l’entrée en politique de celui-ci quand les deux étaient des jeunes journalistes. Mais il n’y a pas eu de proximité ni d’adhésion de la part d’Hergé au rexisme.“
Les deux se connaissent tout de même: Degrelle a rapporté des comics américains d’un reportage au Mexique et, en 1930, Hergé a illustré la couverture d’un essai anti-laïcard de son collègue, Histoire de la guerre scolaire 1879-1884. Les deux sont en réalité brouillés depuis que Degrelle a détourné un dessin d’Hergé pour en faire une affiche de propagande électorale. “Hergé a aussitôt protesté et fait un procès, ajoute Benoît Peeters. Pour atteinte à son droit d’auteur ou raisons politiques ? Cela reste ambigu. Mais, à ce moment-là, il se fâche avec Degrelle de façon très nette.” Pour Benoît Mouchart et François Rivière, selon leur Hergé intime, si Hergé refuse l’offre de Degrelle, “c’est parce qu’il sait que la situation financière de celui-ci est incertaine“.
Le Soir était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice.
Benoît Peeters
En revanche, il accepte celle de Raymond de Becker, celui qui, avec d’autres, a relancé le quotidien belge de référence Le Soir pour le transformer en feuille de chou collaborationniste. Pour situer, de Becker considère le national-socialisme “comme une des plus grandes choses de l’histoire européenne depuis l’apparition du christianisme“. Pour Hergé, cette version du Soir –restée dans l’histoire comme le “Soir volé”– constitue un marchepied vers encore plus de reconnaissance: il est diffusé à 200.000 exemplaires, bien plus que Le Petit Vingtième. Mais la pente est glissante, ce dont Hergé ne se rendra compte que trop tard.
“Il faut bien voir que, en 1940, au moment où disparaît le journal le Vingtième siècle, Hergé ne peut pas envisager de vivre des ventes, très réduites, de ses albums qui n’existent qu’en Belgique, note Benoît Peeters. Le Soir peut donner à Tintin une visibilité beaucoup plus grande. Il faut le dire, c’était un journal dégueulasse et profondément collaborationniste. Hergé, qui n’est pas très vigilant idéologiquement, n’y voit pas malice. Il va réussir à traverser les années de guerre en faisant des histoires apolitiques et assez propres qui, à une exception malheureuse, ne reflètent en rien l’idéologie profondément collaborationniste et antisémite. Si on relit Le Secret de la licorne et Le Trésor de Rackham le Rouge parus pendant la guerre, il n’y a pas un mot ou une phrase à retirer. Mais le fait que ça paraisse dans ce Soir-là en modifie le sens.“
Les représentations antisémites de “L’Étoile mystérieuse”
Parmi les aventures de Tintin publiées par le “Soir volé”, figure celle qui a occasionné des retouches très légères et pourtant lourdes de sens. En 1941, juste après Le Crabe aux pinces d’or et avant Le Secret de la Licorne, Hergé entame L’Étoile mystérieuse sur un air de fin du monde. Une boule de feu se dirige vers la terre et la manque, puis un aérolithe tombe dans les mers arctiques, bientôt objet de rivalité et d’expéditions concurrentes, l’une initiée par les Européens –le camp de Tintin– l’autre par un fourbe Américain. “Cette fin du monde allégorique, on peut en trouver des échos dans certains discours de Pétain, commente Benoît Peeters. Là, l’inconscient d’Hergé parle mieux que lui, raconte autre chose. C’est pour ça que je ne serais pas du tout prêt à jeter aux orties L’Étoile qui est un album très imprégné de fantastique, très puissant… mais entaché par des représentations antisémites au moment le plus terrifiant de l’histoire européenne.“
Dans les premières pages parues dans Le Soir en 1941, Tintin est mêlé à la foule fascinée, comme lui, par l’étoile dans le ciel qui grandit à vue d’œil. À ce moment, il croise Philippulus un prophète fou. Alors que ce dernier annonce la peste bubonique et le choléra, deux hommes dialoguent devant une boutique dont l’enseigne est Levy. “Tu as entendu Isaac ? La fin du monde ! Si c’était vrai ?” L’autre, se frottant les mains, répond avec un fort accent : “Hé hé. Ça serait une bonne bedide avaire, Salomon. Che tois 50.000 francs à mes vournizeurs Gomme za che ne tefrais bas bayer.“
Pour appuyer son propos antisémite, Hergé reprend aussi les codes des caricatures en cours à l’extrême droite. “Avec ces cases antisémites, L’Étoile mystérieuse sacrifie à l’air du temps, déplore Benoît Peeters. Peut-être à la pression de la rédaction, car Hergé était considéré par plusieurs responsables du journal comme de valeur idéologique nulle. Lui était fidèle à la ligne du roi belge pour qui il fallait se remettre au travail, faire tourner le pays. Après la Seconde Guerre, Hergé dira: “Mais comment aurais-je pu savoir, qui était au courant de ces abominations envers les Juifs ?” Il n’était pas nécessaire de connaître le détail des camps d’extermination pour s’indigner des persécutions contre les Juifs qui étaient connues depuis plusieurs années et s’étalaient dans les journaux.“
En tout cas, quand L’Étoile mystérieuse sort en album à la fin de l’année 1942 – le premier en couleurs – les cases antisémites ont disparu. La libération de la Belgique, en septembre 1944, met un terme à la parution du “Soir volé”. Hergé se trouve dans la “galerie des traîtres” d’une publication résistante et passe une nuit en prison. Finalement, le dessinateur est lavé de toute implication dans un parti collaborationniste et verra le résistant Raymond Leblanc lui proposer de créer en 1946 Le Journal de Tintin.
Mais il n’a pas fini de modifier L’Étoile mystérieuse. Une lectrice, qui a perdu une partie de sa famille à Auschwitz, lui fait part de son indignation face au méchant de L’Étoile, un banquier américain du nom juif de Blumenstein. Tout en rejetant la moindre intention antisémite, Hergé rebaptisera le personnage Bohlwinkel, ce qui signifie “confiserie” en bruxellois (mais est aussi un patronyme juif). Il remplacera aussi le drapeau américain par un pavillon fictif. “Quand Hergé racontera après-guerre qu’il voulait représenter la concurrence entre la recherche scientifique européenne et américaine, ça paraît être un thème tout à fait acceptable et innocent, insiste Benoît Peeters. Mais ça n’a pas du tout le même sens en 1942, quand les États-Unis entrent en guerre.“
Se jouer des préjugés
À la fin des années 1950, Hergé continue de modifier ses albums, mais pas pour des raisons aussi graves et dérangeantes. Certes, la première version de Coke en Stock, si elle dénonce la traite des Noirs, met dans la bouche des captifs un langage colonialiste. Mis face à ses responsabilités, Hergé utilisera une convention inspirée des romans américains noirs.
Les derniers Tintin présenteront des modifications bien plus light. Il suffit de lire la dernière édition des Bijoux de la Castafiore telle qu’elle a été publiée dans le Journal de Tintin entre 1961 et 1962. Si le livre propose des bonus croustillants et une couverture inédite, la principale différence avec la version que l’on connaît tient à la mise en couleurs. Sinon, l’intrigue n’a pas eu besoin d’être modifiée, elle se joue déjà des préjugés –toujours en cours aujourd’hui– contre les Roms. Car dans l’album, les gens du voyage sont stigmatisés et désignés comme les coupables idéaux du vol des bijoux de la cantatrice Bianca Castafiore.
Hergé, la cinquantaine passée, se montre plus progressiste et moins englué dans les clichés que le Tintin débutant. “Les Dupond·t ont cette phrase formidable digne du ministère de l’Intérieur français : “C’est bien notre chance ! Pour une fois que nous tenions des coupables, il faut qu’ils s’arrangent pour être innocents”, s’amuse Benoît Peeters. Le traitement de la question rom n’a pas pris une ride. Au-delà des retouches opportunistes et pragmatiques, toute l’œuvre de Hergé témoigne d’un cheminement vers l’humanisme qui m’avait beaucoup frappé lors de nos rencontres à la fin de sa vie. C’était quelqu’un d’extrêmement ouvert, curieux de l’autre et de la modernité. Il avait lu Barthes et Lévi-Strauss ou rencontré Warhol. Il fallait avoir en tête d’où il venait pour savoir ce que ça représentait pour lui. Il avait voulu faire bénéficier ses albums de cette ouverture d’esprit, du respect de l’autre, des civilisations. Hergé n’était pas woke, mais je ne pense pas non plus qu’il était anti-woke. Il aurait peut-être fait aujourd’hui une relecture queer de la Castafiore.“
Aux antipodes du jeune Hergé
Juste avant Les Bijoux de la Castafiore, Hergé a envoyé Tintin au Tibet pour une aventure très révélatrice de son état d’esprit. “Bob de Moor racontait que tout le monde, au studio Hergé, était devenu bouddhiste pendant la conception de l’album, intervient Benoît Peeters. J’ai eu la chance de rencontrer le Dalaï-Lama à Dharamsala et celui-ci est fan de Tintin au Tibet. Même si c’est la représentation d’un Tibet mythologique –Hergé n’y est pas allé–, on sent chez lui le respect d’une autre culture, d’une autre spiritualité. On est aux antipodes du jeune Hergé.“
Benoît Peeters poursuit: “Mais c’est aussi le mouvement de la vie. Un créateur mûrit, profite des rencontres, se documente et finit par une conscience du monde, peut-être aussi une responsabilité, qu’il n’avait aucunement dans sa jeunesse. Quand je lui avais fait l’éloge de la construction des 7 boules de cristal et du Temple du soleil, il m’avait répondu: “Je suis malheureux d’avoir utilisé cette éclipse à la fin du Temple du soleil. Les Incas avaient une bonne connaissance des phénomènes célestes, c’est un préjugé de les avoir représentés aussi naïfs.” Jusqu’à la fin, il gardait en tête cette possibilité de révision. On est bien loin des questions des sensitivy reader et du politiquement correct. On est dans autre chose, l’idée d’une œuvre que l’on pourrait continuellement corriger, améliorer, comme Proust qui, avant de mourir, rêvait de réécrire en profondeur La Recherche.”
Benoît Peeters pointe même une obsession d’Hergé pour la modernité qui le pousse à gommer de plus en plus l’ancrage historique des Tintin afin que les aventures de son reporter ne se démodent jamais: “Ce qui me frappe c’est ce double rapport au temps. Il y a dans Tintin une chronique du XXe siècle avec ses guerres, ses inventions techniques, la conquête de la Lune, toutes sortes d’événements extrêmement datés. Hergé a eu la volonté tardive de vaincre le temps, de bâtir une œuvre qui se déroule dans un temps circulaire où les personnages ne vieillissent pas. Pour lui, si un enfant sortait Tintin au pays de l’or noir de la bibliothèque et qu’on lui parlait de l’occupation de la Palestine juste avant la création d’Israël, il n’y comprendrait rien. Et pourtant le Lotus bleu parle de l’occupation de la Mandchourie par le Japon et ça ne nous empêche pas d’aimer cet album. Donc il y a une contradiction au cœur du génie de l’œuvre qui a conduit Hergé à accepter des remaniements qui n’ont pas amélioré l’œuvre.“
Avec tous ses défauts et ses qualités – comme son caractère visionnaire – cette œuvre continue de fasciner et d’être disséquée, reflet d’un XXe siècle qui a vu à la fois les pires horreurs et les plus belles découvertes.
[RADIOFRANCE.FR/FRANCEMUSIQUE, 29 décembre 2023] Une chronique à la découverte d’un chant de noël catalan qui signifiait beaucoup pour le violoncelliste puisqu’il en réalisa une transcription qu’il joua toute sa vie, comme un symbole de la Catalogne, de la liberté et de la paix.
C’est un air anonyme que l’on chante depuis des siècles en Catalogne. Un chant de noël qui résonne depuis le moyen-âge et qui au cœur de l’hiver nous donne l’espoir qu’un jour le printemps reviendra. Les paroles de cet air sont dites par des oiseaux. C’est un aigle, un moineau, une linotte et une mésange qui chantent tour à tour le retour du ‘Sauveur’ et avec lui de la paix et de la joie.
Le chant des oiseaux, El cant dels ocells a connu de nombreuses variations au cours des siècles. Au XIXe siècle, le compositeur Pep Ventura entendait dans ce chant mélancolique sur le mode mineur, l’occasion de composer une sardane dansante et pleine de vie que l’on pourrait jouer sur un tenora, un hautbois traditionnel catalan. Mais à l’opposé du thème joué par le tenora, des pépiements des flûtes et les motifs rythmiques imaginés par Pep Ventura, il est une autre version plus récente, plus épurée, pour un seul instrument et que l’on connait peut-être mieux. Un autre chant des oiseaux est possible, il suffit de ralentir le tempo, de revenir à une forme plus épurée, avec, pour commencer, un piano qui gazouille… A la question posée par les trilles du piano répond un violoncelle. Le violoncelle de Casals.
Pablo ou plutôt Pau Casals connaissait cet air depuis l’enfance. Avant que son père ne lui fabrique un violoncelle artisanal, avant de découvrir chez un libraire de Barcelone les Suites pour violoncelle de Bach qu’il ressuscitera, avant qu’il ne devienne le plus célèbre des musiciens de Catalogne, sa maman dont il était très proche lui chantait cette berceuse, dans son berceau.
Un Chant des oiseaux qu’il joua pendant toute sa carrière, à la fin de ses concerts. La version que l’on entend avec le pianiste Mieczyslaw Horszowski a été enregistrée le lundi 13 novembre 1961 à la Maison Blanche. Il faut imaginer Casals face au couple Kennedy et des artistes, politiciens, compositeurs triés sur le volet et qui découvre le jeu d’un musicien qui s’était pendant des années murés dans le silence de la ville de Prades en Catalogne française.
Pourquoi a-t-il joué ce morceau devant le président des Etats-Unis et devant le conseil des nations unies lors de ses différentes visites à l’ONU. Car ce chant lui rappelle sa chère Catalogne, quand elle était libre, avant la guerre d’Espagne, avant la dictature de Franco. Pour Casals, cet air est celui d’une paix fragile et que les oiseaux ne cessent de chanter comme le rappelle le violoncelliste en 1971 lors de son dernier discours donné à l’ONU…
[TERRESTRES.ORG, 12 décembre 2023] Comment peut-on tirer des profits faramineux des hydrocarbures et promettre de vendre jusqu’à la dernière goutte de pétrole tout en organisant la COP28 et en promouvant les renouvelables et l’hydrogène ? En conclusion de la COP de Dubaï, quelques leçons d’écoblanchiment géopolitique depuis les États pétroliers du Golfe.
La capacité des États du Golfe à faire face au changement climatique a fait ces dernières années l’objet de spéculations dans les médias occidentaux. Dans certains cas, c’est la survie même de ces pays qui est mise en question. Selon un article paru dans le journal anglais The Guardian, la région du Golfe risque d’être confrontée à une “apocalypse” dans un avenir proche, en raison de l’augmentation des températures et de la montée du niveau de la mer. L’article dépeint des pays confrontés à un environnement hostile, avec des sociétés fragiles qui seront profondément bouleversées par la crise climatique. Outre les défis imposés par celle-ci, l’article laisse entendre qu’une baisse de la demande en pétrole et en gaz pourrait provoquer l’effondrement des pays du Golfe, en raison de leur dépendance aux exportations d’hydrocarbures.
Au-delà de leur ton dramatique, ces articles présentent de sérieuses lacunes. Ils ont tendance à supposer que les États du Golfe restent passifs face au changement climatique. Plutôt que de constituer une source de puissance, leur contrôle de 30 à 40 % des réserves pétrolières connues est présenté comme une vulnérabilité. On sous-entend que l’utilisation accrue des énergies renouvelables marginalisera ces pays au sein de l’économie mondiale, à mesure que celle-ci se convertira à des sources d’énergie vertes. Ce cadre analytique repose sur l’hypothèse selon laquelle les conditions environnementales et climatiques seraient homogènes dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, rendant les pays du Golfe aussi vulnérables que les autres pays de la région face à la crise climatique et au défi d’une supposée transition énergétique.
Je montre dans ce texte comment, loin d’être de simples producteurs impuissants, les pays du Golfe s’emploient en réalité à demeurer au cœur du régime énergétique mondial. Cela implique la formulation d’une double politique, pour bénéficier à la fois de l’exploitation des combustibles fossiles et de celle des énergies renouvelables. Les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont l’intention d’extraire, de produire et de vendre du pétrole et du gaz, ainsi que leurs sous-produits en aval, aussi longtemps que la demande le permettra. Mais dans le même temps, ces pays s’imposent sur le marché des énergies renouvelables et dans le développement des secteurs d’autres combustibles, tels que l’hydrogène, et utilisent leurs capitaux pour investir dans l’installation de parcs éoliens et solaires dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Concernant l’hypothèse selon laquelle les pays du Golfe seraient soumis aux mêmes dangers socioécologiques que les autres pays de la région, j’argumenterai au contraire que certains États membres du CCG investissent massivement dans des infrastructures d’adaptation aux changements climatiques, et que leurs capacités de gestion de l’alimentation, de l’eau et de l’énergie sont bien supérieures aux autres pays de la région.
Les capitaux des pays du Golfe sont investis dans les économies des pays arabes, ce qui leur donne un rôle de supervision de la politique intérieure de ces États.
Il est essentiel de comprendre cette dynamique pour bien comprendre à la fois ce qui se joue dans la “transition actuelle”, et ce qui serait nécessaire pour un autre type de transition dans le monde arabe, égalitaire et politiquement juste. Les flux énergétiques, l’extraction et le développement dans cette région ont été déterminés par le schéma traditionnel de domination du Nord sur le Sud. La période coloniale a conduit à l’intégration subordonnée de nombreuses sociétés régionales dans l’économie mondiale. Les économies d’Afrique du Nord, par exemple, se sont développées autour de l’extraction de produits agricoles et de ressources naturelles, un rôle qui perdure encore aujourd’hui. Mais cette hiérarchie se manifeste désormais également au niveau régional. Le pouvoir politique et économique des pays du Golfe crée une dynamique régionale très polarisée. Les capitaux des pays du CCG sont investis dans les économies de certains des pays arabes les plus peuplés ; ainsi, le Golfe constitue l’une des principales sources de capitaux étrangers dans des pays comme la Jordanie, l’Égypte et le Soudan. En parallèle, les pays du Golfe jouent également un rôle dans la supervision de la politique intérieure de ces États, car leurs aides et investissements soutiennent leurs dirigeant·es, ce qui leur permet de résister aux aléas économiques et de réprimer les dissensions politiques internes. Par conséquent, le pouvoir des États du Golfe fait obstacle aux progrès sociaux et démocratiques qui seraient nécessaires à une transition énergétique plus juste.
Cette dynamique régionale très polarisée a aussi des répercussions au niveau mondial. L’un des objectifs politiques des pays du CCG est de veiller à ce que les préoccupations sociales croissantes concernant la crise climatique n’aboutissent pas à des réglementations gouvernementales qui restreignent la demande en combustibles fossiles. Cet objectif est partagé avec des entreprises, des marchés et des classes dirigeantes de l’économie mondiale. Le pouvoir des économies du Golfe se manifeste par leurs investissements dans les marchés mondiaux, la publicité, les événements sportifs ainsi que diverses institutions, telles que l’actuelle conférence des Nations unies sur le climat (COP) qui se tient aux Émirats arabes unis.
VERS UNE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE VERTE DANS LE GOLFE ?
Ces dernières années, on a beaucoup parlé de “durabilité” et d’”économie verte”, dans les pays du Golfe comme partout ailleurs. Les pays du CCG cherchent à se présenter comme des acteurs enthousiastes de la transition énergétique. C’est particulièrement le cas pour l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces pays ont fait la promotion de leurs investissements dans les énergies renouvelables, et ont rendu public leurs programmes de modernisation des systèmes de protection de l’environnement, notamment des projets de “pétrole et gaz décarbonés”, une économie circulaire, une agriculture verticale ainsi que toute une panoplie de solutions basées sur la technologie. En réalité, ces pays n’ont pas l’intention de réduire leur production de pétrole, et se sont même engagés à augmenter leur production aussi longtemps que la demande le permettra. En ce sens, la position des économies du Golfe est totalement alignée sur celle de la plupart des autres exportateurs d’hydrocarbures et des compagnies pétrolières.
“Nous serons là jusqu’au bout, chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” (Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, ministre saoudien de l’Énergie)
Cette position a été exprimée sans détour par les dirigeant·es des États du Golfe. Au cours de l’été 2021, le ministre saoudien de l’Énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, a été clair sur ce point. Selon un rapport de Bloomberg, lors d’une réunion privée, le prince a fait part de l’intention de son pays de continuer à produire et à vendre du pétrole, quoi qu’il arrive. “Nous serons là jusqu’au bout, a-t-il déclaré, et chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” En 2022, Mariam Al Mheiri, ministre émiratie chargée du climat et de la sécurité alimentaire, a déclaré que “tant que le monde aura besoin de pétrole et de gaz, nous lui en donnerons.” Cette intention de protéger la valeur des actifs d’hydrocarbures et de répondre à la demande se reflète dans les stratégies développées par tous les États du Golfe pour augmenter leur production de pétrole et de gaz.
À la lumière de cet engagement résolu en faveur des hydrocarbures, comment les énergies renouvelables s’intègrent-elles dans les politiques énergétiques des pays du Golfe ? Tout d’abord, il convient de souligner que les progrès actuels en matière de transition vers les énergies renouvelables dans ces pays sont très lents. En 2019, les Émirats arabes unis ont produit la plus grande quantité d’énergie renouvelable parmi tous les États membres du CCG, qui représentait 0,67 % de la consommation nationale totale d’énergie du pays. Ce chiffre est bien inférieur à celui de nombreux autres pays non membres du CCG. Toutefois, certains pays du Golfe ont déclaré qu’ils avaient l’intention de remédier à la situation. Les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils s’engageaient à satisfaire 50 % de leur demande nationale en électricité avec des “énergies propres”, en combinant énergies renouvelables, nucléaire et “charbon propre”, d’ici 2050. L’Arabie saoudite a fait part de son intention d’atteindre le même objectif dès 2030.
Les pays du Golfe ne parviendront sans doute pas à la transition rapide à laquelle ils se sont engagés ; en revanche, les énergies renouvelables sont susceptibles de s’implanter au cœur de l’extraction pétrolière mondiale. Étant donné leur environnement chaud et aride, ces pays sont caractérisés par des niveaux très élevés de consommation d’énergie domestique. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une consommation d’électricité par habitant·e parmi les plus élevées au monde, et tous les États du CCG ont une consommation par habitant·e supérieure à la moyenne des pays à revenu élevé. L’une des causes de cette consommation considérable est la l’utilisation d’énergie pour la climatisation domestique. Une autre cause de cette demande est la production d’eau dessalée, très énergivore. En Arabie saoudite, par exemple, le dessalement de l’eau représente environ 20 % de la consommation d’énergie, et les usines de dessalement des pays du Golfe représenteraient 0,2 % de la consommation mondiale d’électricité.
Dans les pays du Golfe, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.
L’électricité dans ces pays est principalement fournie par des centrales alimentées au pétrole et au gaz. En raison de l’augmentation de la demande intérieure, des quantités croissantes de pétrole sont détournées de l’exportation. La demande intérieure de pétrole ne montre aucun signe de fléchissement, et certaines estimations suggèrent que la consommation domestique de pétrole pourrait continuer à augmenter de 5 % par an. Ces tendances stimulent le développement de la production d’énergie renouvelable dans les États du Golfe. Dans ces pays, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.
UN NOUVEAU MARCHÉ
Les économies du Golfe considèrent les énergies renouvelables et les carburants tels que l’hydrogène comme une nouvelle opportunité de marché. L’énergie verte sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe. Le secteur est peu risqué, car il bénéficie du soutien des institutions de financement du développement et des garanties des gouvernements hôtes. De nouvelles entreprises énergétiques ont vu le jour, et bénéficient souvent d’un soutien et de financements non négligeables de la part de l’État. Propriété de l’État émirati, Masdar s’est d’abord fait connaître pour son projet de construction d’une ville “durable” à Abou Dhabi qui fonctionnerait entièrement grâce aux énergies renouvelables. L’entreprise dispose également d’une importante branche d’investissement détenant environ 20 milliards de dollars d’actifs dans le domaine des énergies renouvelables, sur de nombreux marchés à travers le monde. Un autre cas est celui d’Acwa, qui appartient en partie à l’État saoudien. Implantée dans le monde entier, cette société possède 75 milliards de dollars d’actifs, mais seule une minorité d’entre eux appartiennent à la catégorie des énergies renouvelables.
Ces entreprises sont très actives en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Des économies telles que celles du Maroc, de la Jordanie et de l’Égypte sont accessibles aux entreprises du Golfe grâce à des relations bilatérales étroites. Les acquisitions dans le domaine des énergies renouvelables sont souvent incluses dans les programmes d’aide et d’investissement des États du Golfe aux autres pays de la région, ce qui garantit aux entreprises de bénéficier d’un fort soutien politique dans les pays hôtes. Cet élan s’accompagne d’investissements dans d’autres secteurs, tels que la production alimentaire et les infrastructures, ainsi que de l’octroi d’une aide gouvernementale directe aux alliés régionaux. Le cas de l’Égypte en est le parfait exemple. En effet, on estime qu’entre 2014 et 2016, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé au gouvernement d’Abdel Fattah al-Sisi une aide d’environ 30 milliards de dollars. Ce financement a joué un rôle essentiel pour permettre au dirigeant égyptien de gouverner et de stabiliser le pays pendant la période contre-révolutionnaire qui a suivi la révolution de 2011. Il a été déterminant dans la restauration du régime autoritaire actuellement au pouvoir dans le pays le plus peuplé du monde arabe.
L’énergie verte est une nouvelle opportunité de marché : elle sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe.
La COP27, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh en novembre 2022, a révélé une autre facette du soutien d’État à État dans le secteur des énergies renouvelables. Le cheikh Mohammed ben Zayed, président des Émirats arabes unis, et Abdel Fattah el-Sisi, président de l’Égypte, ont tous deux assisté en personne à la signature d’un accord entre Masdar et Infinity, la plus grande entreprise d’énergies renouvelables en Égypte, pour l’installation du plus grand parc éolien de ce type dans le pays. L’accord signé entre les gouvernements des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie en 2022, intitulé Partenariat industriel pour une croissance économique durable et qui comprend des plans visant l’amélioration de la production d’énergie renouvelable, constitue un autre exemple.
Ces accords se caractérisent notamment par un financement par les banques de développement. Des institutions telles que la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque africaine de développement ont financé des projets dans lesquels les États du Golfe ont investi. Les gouvernements et les institutions internationales impliqué·es dans ces projets en deviennent donc de puissantes parties prenantes, ce qui permet de minimiser les risques. Ce type de soutien a permis aux investisseur·euses du Golfe de devenir des acteur·trices majeur·es des politiques d’énergie renouvelable développées par certains gouvernements dans la région Afrique du nord et au Moyen-Orient. Au Maroc, le complexe solaire de Ouarzazate est l’une des plus grandes centrales solaires à concentration du monde, et constitue un exemple éloquent de la puissante association de partenaires gouvernementaux et institutionnels dans ce type de projets.
Une proposition signée entre les Émirats arabes unis, Israël et la Jordanie illustre la façon dont les capitaux des États du CCG sont introduits dans le développement des énergies renouvelables et dans la gouvernance des ressources à l’œuvre dans la région. Ces trois pays se sont mis d’accord sur un plan permettant à Masdar, la société émiratie, d’investir dans une installation solaire en Jordanie qui vendra toute l’électricité produite à Israël. En retour, Israël vendra de l’eau dessalée à la Jordanie. L’électricité produite par une ferme solaire installée sur le territoire jordanien sera détournée vers le marché israélien. Les réseaux de production d’eau et d’électricité seront livrés aux consommateur·trices les plus riches, excluant les populations démunies et soumises à l’occupation militaire. S’il se concrétise, cet accord illustrera comment les capitaux des Émirats arabes unis et la technologie israélienne parviennent à s’imposer dans la région. Cet accord normalisera et renforcera également l’occupation israélienne des territoires palestiniens, et le système d’apartheid imposé à la population palestinienne.
L’hydrogène pourrait également jouer un rôle dans la transition en tant que carburant alternatif et vecteur d’énergie. Plusieurs pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman et les Émirats arabes unis, conçoivent des projets pour répondre à la demande mondiale croissante d’hydrogène. Reste à savoir si ces projets produiront de l’hydrogène dit “vert” (à partir d’énergies renouvelables), de l’hydrogène “bleu” (à partir de gaz avec capture du carbone) ou de l’hydrogène “gris” (à partir de combustibles fossiles sans capture du carbone). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le produit fini sera un carburant “décarboné”, ou à faible teneur en carbone. L’avantage concurrentiel de ces pays réside dans le gaz naturel : en utilisant ce combustible, ils seront en mesure de produire de l’hydrogène à un coût bien moindre qu’en utilisant des énergies renouvelables et d’énormes quantités d’eau dessalée (qui nécessiteraient une plus grande consommation d’énergie).
La croissance du marché de l’hydrogène permet de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur des réserves de gaz.
Les investisseurs des pays du Golfe acquièrent également des actifs étrangers dans le secteur de l’hydrogène. L’Égypte cherche à devenir l’épicentre de la production d’hydrogène vert (et bleu), et les entreprises du CCG comptent bien tirer parti de ces projets. Masdar a par exemple signé une proposition d’investissement dans deux sites de production d’hydrogène vert en Égypte. L’accord comprend également un projet de production d’ammoniac vert, qui peut être utilisé pour fabriquer des engrais “neutres en carbone”.
Si ces projets se concrétisent, ils aboutiront à un système similaire au développement des projets d’énergie renouvelable (solaire et éolienne), avec l’investissement de capitaux du Golfe et de l’Occident dans des projets dirigés par l’État qui seront ensuite intégrés dans les réseaux énergétiques européens. Pour les économies du Golfe, la croissance du marché de l’hydrogène constitue une opportunité doublement gagnante de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur de leurs réserves de gaz.
UNE RÉGION MARQUÉE PAR LES INÉGALITÉS
Les ressources des États du Golfe les placent au sommet de la hiérarchie politique et économique régionale, caractérisée par une polarisation croissante. Les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches de la région sont criantes. Par exemple, le PIB par an et par habitant·e au Yémen est de 701 dollars, alors qu’il s’élève à 44 315 dollars aux Émirats arabes unis. Ce différentiel est observable partout dans la région ; ainsi, le PIB par an et par habitant·e de la Syrie est de 533 dollars, contre 66 000 dollars au Qatar. En raison de ce déséquilibre, les pays arabes ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui concerne leurs possibilités d’adaptation aux effets du changement climatique.
Les enjeux de sécurité alimentaire dans les pays du Golfe illustrent bien ces inégalités régionales. Les États du CCG importent 80 à 90 % de leurs produits de base. Cette situation les rend vulnérables aux perturbations géopolitiques susceptibles d’affecter la logistique et les chaînes d’approvisionnement. Néanmoins, ces pays utilisent leur capital pour atténuer ce risque, en investissant massivement dans les infrastructures de transport et de stockage. Ils peuvent ainsi importer des denrées alimentaires d’une grande diversité de provenances, ce qui réduit d’autant leur vulnérabilité à des ruptures d’approvisionnement locales.
Les pays du Golfe importent des denrées alimentaires depuis toutes les régions du monde, et ont acquis des terres en Afrique du Nord, dans la région de la mer Noire, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Ils ont également mis en place de vastes opérations de transformation alimentaire, d’élevage de volailles et de production laitière. Ces installations desservent les marchés du Golfe et assurent une certaine autosuffisance, mais elles nécessitent toujours l’importation de matières premières, telles que les aliments pour le bétail. Plus récemment, les pays du Golfe ont commencé à investir dans des dispositifs agro-technologiques qui leur permettent de cultiver des aliments dans des environnements fermés et entièrement contrôlés. Ces projets, très gourmands en énergie, bénéficient d’un approvisionnement en électricité subventionné par les États, comme le sont les nombreux intrants nécessaires à ces cultures agro-technologiques. Par le contrôle drastique des conditions environnementales de production, cette hypermodernisation des pratiques agricoles tend ainsi à réduire la vulnérabilité aux aléas climatiques, au moins dans un premier temps.
À l’inverse, les pays qui dépendent fortement de la petite agriculture et de la paysannerie comme sources de subsistance et de revenus sont très fragiles face aux changements climatiques. Au Yémen, en Égypte et au Maroc, l’agriculture emploie entre 20 et 35 % des travailleur·euses, alors qu’elle représente moins de 5 % de l’emploi dans les pays du Golfe.
Au Soudan, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres fertiles, dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.
Les inégalités régionales se manifestent également dans les investissements des économies du Golfe dans l’agro-industrie à l’étranger. Les États du Golfe ont acquis de vastes étendues de terres en Égypte, au Soudan et en Éthiopie pour y installer des plantations, qui consomment de l’eau et d’autres ressources nécessaires à la production de denrées alimentaires et qui sont ensuite directement exportées vers les pays du Golfe. On y cultive principalement de la luzerne destinée au bétail des grandes exploitations laitières dans le Golfe, accaparant des terres arables et accentuant l’insécurité alimentaire de pays déjà touchés par des famines. Au Soudan, par exemple, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres, souvent dans des zones agricoles très fertiles proches du Nil, et dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.
Les inégalités régionales se manifestent également au niveau de la capacité de stockage des céréales, qui permet d’amortir la hausse des prix et les crises d’approvisionnement. Les pays du Golfe ont massivement investi dans les silos à grains et les entrepôts alimentaires, et ces infrastructures ont été incluses dans des projets portuaires et aéroportuaires. Leur capacité de stockage dépasse ainsi de loin celle des autres pays de la région. Par exemple, l’Arabie saoudite dispose d’une capacité de stockage de céréales d’environ 3,5 millions de tonnes pour une population de 35 millions d’habitant·es, alors que la capacité de stockage de céréales de l’Égypte est d’environ 3,4 millions de tonnes pour une population trois fois plus importante. La capacité de stockage du Qatar est d’environ 250 000 tonnes pour 2,6 millions d’habitant·es, tandis que le Yémen dispose d’une capacité similaire pour 30 millions d’habitant·es.
Outre les silos, les États du Golfe investissent également dans d’autres infrastructures qui leur permettront de sécuriser leurs ressources de première nécessité face aux effets du changement climatique. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont récemment achevé la construction d’installations de stockage d’eau. Ces installations font partie des plus importantes du monde ; ainsi, le réservoir d’eau du Qatar, d’une capacité de 6,5 millions de mètres cubes, est suffisant pour assurer sept jours de consommation dans le pays.
PEUT-IL Y AVOIR UNE TRANSITION JUSTE DANS LE GOLFE ?
En investissant dans les énergies renouvelables, l’agro-industrie et la modernisation des infrastructures, les pays du Golfe poursuivent un programme technologique et capitalistique de modernisation environnementale. Cette stratégie repose sur des solutions basées sur la technologie et sur une accumulation par dépossession au nom de la “durabilité” de leur propre modèle, aux dépens d’autres pays et sans considération de justice ou de respects des droits fondamentaux.
Cette forme injuste de “transition” a des ramifications régionales. L’influence des États du Golfe à l’échelle régionale se manifeste de nombreuses façons : par des investissements dans les énergies renouvelables, notamment en Égypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie ; par un soutien financier à différents gouvernements auxquels les États du Golfe accordent des prêts ; mais également par un soutien militaire, notamment lorsque l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé une intervention militaire au Yémen, ou que le Qatar et l’Arabie saoudite ont soutenu des forces réactionnaires en Syrie. Ces interventions obstruent l’espace démocratique nécessaire à ce que pourrait être une transition plus juste ; elles entravent l’émergence de mouvements sociaux pour revendiquer une utilisation plus équitable et durable des ressources nationales.
Au niveau régional, l’influence des États du Golfe entrave l’espace démocratique et l’émergence de mouvements sociaux.
En outre, comme nous l’avons vu plus haut, l’accaparement de vastes étendues de terre pour la production d’énergie renouvelable et l’enclosure de l’agro-industrie reposent souvent sur la dépossession des autres usager·es de la terre, une appropriation qui s’opère par le biais de formes de gouvernance autoritaires et répressives. Pour qu’une transition juste puisse prendre forme dans de nombreux pays du monde arabe, la question de la justice sociale et environnementale doit prendre en compte cette dimension régionale. Les dynamiques de lutte des classes au niveau national ne peuvent à elles seules suffire à engager un tournant social et révolutionnaire ; le poids de l’influence des pays du Golfe dans l’économie politique régionale doit également être inclus dans l’équation.
Ces obstacles peuvent également s’observer à l’échelle mondiale. Les pays du CCG sont actifs dans la gestion politique du changement climatique, et utilisent leurs profits pour blanchir leur image d’économies basées sur le pétrole. Cela se manifeste par l’écoblanchiment et l’image de marque de la durabilité diffusée par ces pays, jusqu’à la nomination d’un patron du secteur pétrolier pour présider la COP28. Ce marketing est également largement apparent dans les investissements réalisés par les États du Golfe dans des actifs qui bénéficient d’une notoriété et d’une visibilité accrues en Occident. L’exemple le plus flagrant est celui des équipes de football, et certains des plus grands clubs de football d’Europe appartiennent à des pays du Golfe, ou ont signé des accords publicitaires avec des compagnies aériennes et autres entreprises de la région. Des clubs tels que le Paris Saint-Germain, Barcelone, Newcastle et Manchester City appartiennent à des États du Golfe qui les utilisent pour blanchir leur réputation, et injecter leurs pétrodollars dans ces emblèmes de la fierté et de l’identité de la classe ouvrière. Cela s’inscrit dans une démarche pour continuer à normaliser les combustibles fossiles à travers la culture, et assurer ainsi leur demande continue sur le marché mondial.
Mais les pays du Golfe ne sont pas les seuls à vouloir préserver un climat politique favorable aux émissions de carbone provenant du pétrole et du gaz. Leur engagement en faveur des combustibles fossiles s’aligne sur le système capitaliste mondial, et cet objectif est partagé avec les multinationales, les marchés financiers et les États. Les pays du Golfe sont indispensables pour garantir leur toute-puissance, en raison de leurs exportations de pétrole et de gaz, mais aussi grâce à leurs capitaux, qui sont investis dans l’économie à l’échelle mondiale. Ces pays vont donc rester au sommet de la pyramide du pouvoir pendant encore un certain temps. En outre, la demande croissante en énergie des économies émergentes d’Asie va permettre aux États du Golfe de conserver leur suprématie.
Et pourtant, malgré leur puissance, un certain nombre d’incertitudes se profilent à l’horizon pour ces pays. Comme toutes les sociétés, celles des pays du Golfe ne pourront pas se mettre totalement à l’abri des changements climatiques. Leur dépendance économique au pétrole et au gaz signifie que ceux-ci doivent diversifier leurs économies afin d’assumer le coût croissant de leurs importations alimentaires, de leur production d’énergie et de leur consommation d’eau. La hausse des températures peut affecter les rendements agricoles à l’échelle mondiale et provoquer des ruptures dans les chaînes de production de denrées alimentaires, et ces perturbations pourraient affecter ces économies. À l’échelle régionale, leur capacité à consolider des alliances autoritaires, sur lesquelles reposent en partie leur pouvoir, et l’accaparement de denrées alimentaires, pourrait également être mise à l’épreuve. Les tensions qui ont conduit aux révolutions arabes de 2010 et 2011 ne se sont pas apaisées, et une reconfiguration structurelle profonde est plus que jamais nécessaire. Il est encore trop tôt pour prévoir l’évolution de ces enjeux, mais les États du Golfe ne sont pas à l’abri des aspirations populaires à la démocratie, à l’équité et à la redistribution, qui sont au cœur de toute transition juste.
Cet article est une version traduite et largement remaniée d’un chapitre qui figure dans le livre Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region coordonnée par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, Octobre 2023).
Le blog terrestre.org fait partie de nos sources de presse priorisées. L’article original propose des notes bibliographiques intéressantes que nous n’avons pas reprises, pour faciliter votre première lecture. Plus d’infos sur terrestres.org…
Agnès VARDA, cinéaste, photographe et plasticienne
[FRANCECULTURE.FR] De son vrai nom Arlette Varda, Agnès Varda est née le 30 mai 1928 à Ixelles (Belgique) d’un père grec et d’une mère française. Elle grandit à Sète où sa famille s’est réfugiée en 1940 puis part à Paris pour y étudier la photographie.
En 1949, elle accompagne le metteur en scène Jean Vilar et se fait connaître en photographiant la troupe du Théâtre National Populaire dont elle devient la photographe officielle.
Elle tourne son premier film en 1954 : La Pointe courte, avec deux comédiens du TNP, Philippe Noiret et Silvia Monfort. En 1961, elle réalise Cléo de 5 à 7 qui remporte un vrai succès et scelle son destin de cinéaste. Dans les années 70, elle part à plusieurs reprises à Los Angeles et y tourne deux documentaires. Agnès Varda est une cinéaste éclectique qui aime mélanger les genres documentaires et fictions , les formats longs-métrages et courts-métrages.
Elle remporte en 1985 le Lion d’or à Venise pour son film Sans toit ni loi. A la mort de son époux Jacques Demy en 1990, elle tourne un film hommage Jacquot de Nantes. Puis en 2000, la cinéaste renoue avec le succès du public grâce à un documentaire Les Glaneurs et la Glaneuse. Depuis 2006, Agnès Varda se lance aussi dans activité d’artiste visuelle en proposant des installations dans différentes expositions d’art contemporain.
En 2008, elle sort en guise d’autoportrait le long-métrage Les Plages d’Agnès qui reçoit le César du meilleur film documentaire. Au Festival de Cannes de 2015, la Palme d’honneur lui est décernée. Et fin 2017, elle reçoit un Oscar d’honneur. Elle est la première femme (réalisatrice) de l’histoire du cinéma mondial à accéder à une telle reconnaissance. Elle décède le 29 mars 2019.
[CULTURE.ULIEGE.BE] Cinéaste, photographe, artiste plasticienne, Agnès Varda est l’auteur d’une œuvre originale et diversifiée, audacieuse et singulière. Personnalité généreuse et rayonnante, associant humour et légèreté, gravité et rigueur, Varda a lutté avec une énergie inlassable au cours de sa carrière pour réaliser, le plus souvent en marge des circuits commerciaux, un cinéma indépendant et libre. Elle s’impose aujourd’hui comme l’une des figures majeures de l’art contemporain.
Née en 1928 à Bruxelles de père grec et de mère française, Agnès Varda passe sa petite enfance en Belgique avant de s’installer, au moment de la Deuxième Guerre, en France avec sa famille. Après des études de littérature et de philosophie à la Sorbonne et d’histoire de l’art à l’école du Louvre, elle devient, en 1951, photographe officielle du TNP (Théâtre National Populaire) et exerce parallèlement le métier de photoreporter. Trois ans plus tard, elle tourne son premier film, La pointe courte. Agnès Varda rappelle volontiers à ce propos qu’elle s’est lancée dans la réalisation sans aucune culture cinématographique, simplement parce qu’elle aimait les mots : “sans doute, ai-je pensé, se souvient-elle, qu’images muettes plus mots dits à voix haute, c’était du cinéma (et c’était stupide, dis-je maintenant).” Réalisé en coopérative avec des moyens de fortune, le film fut tourné en extérieur dans un quartier de pêcheurs et associait acteurs professionnels et comédiens amateurs. Sa liberté de ton et son audace esthétique a retenu l’attention de la critique qui y vit une œuvre annonciatrice de la Nouvelle Vague.
Varda auteur et femme
En 1962, Cléo de 5 à 7 valut à Varda d’être reconnue comme un auteur à part entière. Le film suit l’errance dans Paris d’une très belle femme qui, redoutant d’être atteinte d’un cancer, attend anxieusement les résultats d’une analyse médicale. Varda y explore les thèmes de l’identité féminine et du lieu, récurrents dans l’ensemble de son œuvre.
Alors que la femme est traditionnellement confinée à l’univers stable et limité du foyer, Varda crée des personnages féminins en mouvement qui traversent des villes, des paysages et s’approprient ainsi l’espace en y déambulant. De ce vagabondage, Varda révèle la face lumineuse dans Cléo de 5 à 7 ou dans Les plages d’Agnès : l’errance comme liberté conquise, ouverture au monde et découverte de soi. Dans Sans toit ni loi, elle en montre au contraire le versant obscur. Mona, routarde fière et rebelle, indifférente aux autres et sans attache, bascule de l’errance à la déchéance : elle est retrouvée morte de froid dans un fossé de campagne, tel un déchet. Le film suit en douze travellings latéraux, rigoureusement composés, la marche de la jeune fille vers la mort ; son parcours de la mer, dont “elle sort toute propre au début du film, à la terre, crasseuse de misère.”
Entre documentaire et fiction
Cette œuvre d’un pessimisme noir obtint le Lion d’or au festival de Venise en 1985. Fondée sur une enquête menée auprès des gens de la route, elle constitue un témoignage bouleversant sur l’exclusion sociale, proche du documentaire. “Sans toit ni loi, commente Varda, est une fiction méchamment réelle, où j’ai utilisé de façon faussement documentaire des gens du Gard.” Pour Varda, la frontière entre documentaire et fiction est poreuse. Ses fictions intègrent des personnes réelles pour “faire ressentir aux spectateurs – à travers des inconnus filmés – les émotions de ses personnages.” On se souvient, dans Documenteur, de l’image “volée au réel” d’une femme dans une laverie se caressant les cheveux. “Un geste sensuel et triste” qui permet à la cinéaste de rendre compte de la solitude de l’héroïne, une jeune mère exilée dans un pays étranger après une rupture amoureuse. Si dans le cinéma de Varda la fiction emprunte au réel, le documentaire, quant à lui, fait une large place à l’imaginaire : “Je ne crois pas, précise Varda, à l’inspiration venue d’ailleurs, si elle ne vient pas aussi du corps, d’un vécu immédiat parfois dépourvu d’idées. C’est ce que j’ai nommé documentaire subjectif depuis Opéra Mouffe. Il me semble que plus je suis motivée par ce que je filme, plus je filme comme si j’étais objective. On part de ce que l’on sent et on traverse le réel pour communiquer.”
Pour Varda, le documentaire est une rencontre. Elle va au-devant des autres avec sa caméra pour mieux les voir, pour entendre leurs paroles, pour communiquer avec eux et les faire aimer du public. Varda montre ceux et celles que la société refuse de voir et met au rebut : les pauvres, les sans-logis, les vieux. Elle les filme avec légèreté et tendresse. On lui doit ainsi de très beaux portraits de vieilles femmes. Pensons à celui de madame Chardon bleu dans Daguerréotypes ou à celui de Marthe, filmée nue sous une douche de plume dans Sept pièces cuisine salle de bain ou trinquant joyeusement avec Sandrine Bonnaire dans Sans toit ni loi. Dans l’un de ses derniers films, Les glaneurs et la glaneuse, la cinéaste retourne sa caméra vers elle-même filmant en gros plan sa peau ridée et les taches sur ses mains, observant sur son propre corps le travail du temps. Ces plans, Varda les rapproche des autoportraits de Rembrandt. Les références picturales sont d’ailleurs nombreuses dans l’œuvre de la cinéaste, rappelant sa formation en histoire de l’art. Varda s’inspire de la peinture, filme et commente des toiles célèbres, y fait directement allusion et crée des tableaux vivants. Jane B par Agnès V (son film sur Jane Birkin) débute par “un portrait à l’ancienne”, associant la Maja nue, la Maja habillée de Goya et la Venus d’Urbin en un assemblage que la réalisatrice qualifie “d’image copiée-décalée.” Mais les œuvres d’art, rappelle Varda, “ne sont pas que des inspirations, ce sont des plaisirs, les regarder est un plaisir.”
Une patate en forme de cœur
Ce plaisir du regard, Varda l’éprouve aussi au contact du monde. Le caractère incongru, insolite du quotidien l’enchante et sa caméra repère avec espièglerie les gags visuels dus au hasard, les trompe l’œil. Un sens du poétique traverse toute son œuvre. Les objets ordinaires sont détournés de leur fonction première. Des tongs à trois sous, soigneusement cadrées par la caméra de Varda et mises en scène deviennent des objets d’art comme les patates glanées que la cinéaste collectionne. Les fuites et les moisissures du plafond de sa maison de la rue Daguerre, encadrées elles aussi deviennent “un Tapiès, un Guo Qiang, un Borderie.” Jolie façon pour la réalisatrice de surmonter en plaisantant les petits tracas de l’existence. Son sens de l’humour et son inventivité se manifestent encore dans l’écriture du commentaire de ses films où elle pratique avec talent l’art du calembour et du néologisme.
Esprit ludique et vif, Varda joue par ailleurs dans ses films, on l’a souvent dit, “d’une sentimentalité, qu’elle assume avec le sourire et sait rendre bouleversante.” Son œuvre est habitée par une aspiration à l’amour fou. Rien d’étonnant dès lors à ce qu’elle ait consacré un court métrage au couple mythique formé par Louis Aragon et Elsa Triolet (Elsa la Rose). L’occasion pour la cinéaste de nous faire entendre ce vers sublime d’Aragon : “Je suis plein du silence assourdissant d’aimer.”
Compagne de Jacques Demy depuis les années 50, Varda a connu en 1990 l’épreuve douloureuse du veuvage. C’est en cinéaste qu’elle a rendu hommage, dans trois de ses films, à son époux décédé : Jacquot de Nantes, Les demoiselles ont eu 25 ans et L’univers de Jacques Demy. Jacquot de Nantes est fait de l’entrelacement de trois fils : le récit de l’enfance de Jacques Demy, inventée par Agnès Varda ; la recherche des épisodes importants de la vie de Jacques Demy qui ont inspiré les scènes clés de ses films ; et le portrait de Jacques Demy, en fin de vie. Agnès sait qu’il va mourir, réalise le film dans l’urgence et filme son époux au plus près du corps en une ultime et poignante tentative de “l’arrimer à la vie.” Demy mourra dix jours après la fin du tournage.
L’évocation de la mémoire de Jacques Demy se prolonge dans les installations réalisées par Varda qui s’est convertie dans les années 2000 en artiste plasticienne. Les Veuves de Noirmoutier, L’île et elle, subliment sur un mode artistique l’expérience du deuil. Mais d’autres installations renouent joyeusement avec les plaisirs de la vie comme Ping-pong. Tong et Camping, une œuvre aux couleurs acidulées de l’été.
À près de 80 ans, Varda a réalisé Les plages d’Agnès, un autoportrait en forme de kaléidoscope qui poursuit sur le mode cinématographique le travail d’écriture de soi initié par la réalisatrice dans son ouvrage Varda par Agnès (1994). Dans ce dernier film, Varda retrace son parcours de vie et assemble en un collage hétéroclite tout ce qui la constitue : des cartes postales ramenées de ses voyages, des souvenirs de famille, des peintures, des scènes d’aujourd’hui, images oniriques, rêveries ou images documentaires, des photographies qu’elle a prises en Chine, en France, à Cuba, des extraits de ses films antérieurs. Ces traces de son existence scrupuleusement collectées lui permettent de se remémorer ce qu’elle fut. L’autoportrait qu’elle propose ainsi est fragmentaire et quelque peu décousu, à l’image de la mémoire qui s’étiole au fil des ans et revient par bribes. À la fin des Plages d’Agnès, Varda se filme assise dans l’une de ses installations, la Cabane de l’Échec, construite avec la pellicule récupérée des bobines d’un film raté qui aurait eu pour titre Les Créatures. Au bout du voyage, Varda conclut : “Quand je suis là, j’ai l’impression que j’habite le cinéma, que c’est ma maison, il me semble que je l’ai toujours habitée.”
“Créée en 1954 sous le nom de Tamaris Films pour produire La Pointe courte, premier long-métrage d’Agnès Varda, film avant-coureur de la Nouvelle Vague, la société est devenue Ciné-Tamaris en 1975 pour produire Daguerréotypes et n’a plus cessé depuis ses activités de production, puis de distribution. Parmi les productions appréciées et ayant circulé dans le monde entier : L’une chante, l’autre pas, Sans toit ni loi, Jane B. par Agnes V, Jacquot de Nantes, Les Glaneurs et la Glaneuse, Les Plages d’Agnès. Nous avons également co-produit le film de Mathieu Demy Americano sorti en 2011. Notre dernière production, c’est le film Visages Villages co-réalisé par Agnès Varda et JR est sorti en 2017 en France.”
[GRIGNOUX.BE, mai 2023] Jean-Pierre Pécasse s’est éteint ce jeudi 11 mai 2023. Il était de la bande des cinq fondateurs des Grignoux et avait tout particulièrement pris en charge la conception du journal (L’Inédit, devenu le journal des Grignoux) et le Parc Distribution, tout en étant une figure marquante de l’animation de soirées… Homme de conviction, il possédait aussi un humour à froid ravageur, et sa discrétion, sa modestie cachaient une volonté de fer. Face à un deuil frappant les Grignoux, il aurait été le premier à se relever, discrètement, et à reprendre son travail en silence. Nous allons donc suivre son exemple. Mais c’est le cœur bien lourd que nous allons continuer comme il l’aurait fait…
Jean-Pierre Pécasse était de la bande des cinq fondateurs des Grignoux. ll l’avait rejointe à la fin des années 1970, rue Hocheporte. ou il organisait des activités théâtrales avec la troupe Pour un autre printemps. On le retrouve également dans l’opposition aux dépenses pharaoniques de la Ville et de la Province de Liège avec l’action Cré vint djû qué Millénaire ! dont Jean-Pierre sera l’un des principaux meneurs et dans bien d’autres activités militantes… Collages sauvages, campagnes en deux temps, c’est dans ces luttes qu’il commence à s’intéresser et prendre goût à la communication.
A cette époque, Jean-Pierre est aussi un assidu du festival de théâtre d’Avignon ; il y passe une partie de ses étés, souvent en compagnie de Dany Habran. C’est de là-bas qu’ils reviennent éblouis par le travail réalisé par nos amis des cinémas Utopia, qui deviennent une source d’inspiration pour les Grignoux, alors jeunes acteurs culturels.
C’est en 1979 qu’une semaine de cinéma social et politique, organisée au Parc avec une dizaine d’associations membres des Grignoux, nous fait prendre la mesure de l’impact du cinéma sur la réflexion sociétale. C’est l’élément déclencheur de toute l’épopée des Grignoux telle que vous la connaissez aujourd’hui.
Au début, tout se fait en commun : la programmation, les contacts avec les distributeurs de films, les articles de présentation, l’animation des soirées, la caisse, le nettoyage de la salle…
Grace au public qui nous a toujours suivis, notre association s’agrandit, nous créons des emplois, nous développons et étendons notre activité. Et ce développement exige une organisation plus structurée. C’est a partir de la que Jean-Pierre prend en charge le secteur de la communication, tout en étant acteur de la globalité du projet via le collège de responsables de notre association autogérée. Au fil du temps, Jean-Pierre sera la cheville ouvrière du Festival de la comédie italienne, du Festival Anima, du Festival lmagésanté, de la Nuit du cinéma fantastique. du ciné-club Imago – à une époque où présenter à un large public des films traitant de l’homosexualité n’est pas une évidence – et, bien sûr, de la création et du développement de notre petite structure de distribution de films : Le Parc Distribution. Il avait tout particulièrement pris la responsabilité de la conception du journal (L’Inédit, devenu Le journal des Grignoux) tout en étant une figure marquante de l’animation de soirées. C’est grâce a lui que les petits ont pu découvrir dans nos salles Les Trois Brigands ou Le Bonhomme de neige, par exemple. C’est lui qui a fait entrer aux Grignoux les anime du studio Ghibli notamment. Sa curiosité insatiable lui a permis de faire découvrir plus d’une pépite a nos spectateurs.
Amoureux des arts. c’est aussi lui qui lance la salle d’expo au café le Parc dès son ouverture en 1990, où l’on peut depuis lors découvrir des artistes de la région, et qui sera par la suite gérée par notre ami Aziz Saidi.
Homme de conviction. il possédait aussi un humour à froid ravageur, et sa discrétion. sa modestie cachaient une volonté de fer. C’était aussi un homme prudent, toujours loyal, fidèle, compétent, précis. Face a un deuil frappant les Grignoux, il aurait été le premier à se relever, discrètement, et à reprendre son travail en silence. Nous avons donc suivi son exemple. Mais c’est le cœur bien lourd que nous continuons a avancer comme il l’aurait fait…
L’équipe des Grignoux
Les Grignoux présentent les GRIGNOUX
“Entreprise culturelle d’économie sociale, notre asbl, créée il y a plus de 40 ans, gère aujourd’hui 13 salles de cinéma sur trois sites liégeois et un site namurois : Le Parc, le Churchill, le Sauvenière et le Caméo (Namur). Elle propose également au public 3 espaces horeca : le café le Parc, la brasserie Sauvenière et le Caféo.
Nos cinémas valorisent les meilleurs films récents en version originale sous-titrée (avant-premières avec réalisateurs et équipes du film, soirées spéciales, conférences-débats avec le monde associatif, etc.). Les Grignoux développent un vaste programme de matinées scolaires sur l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles : Ecran large sur Tableau noir. Ils organisent également une cinquantaine de concerts par an et accueillent trois galeries d’art en leurs murs. Enfin, grâce au Parc distribution, Les Grignoux distribuent plus d’une dizaine de films par an sur tout le territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Les objectifs généraux du travail de l’asbl sont d’offrir une alternative à la culture dominante et de permettre au public le plus large possible de découvrir des films de qualité dans des conditions optimales (d’accessibilité financière, d’accueil, de projection, d’information, etc.) Occupant plus de 150 travailleurs, l’association fonctionne en autogestion et accueille environ deux mille personnes par jour, toutes activités confondues.” [GRIGNOUX.BE]
Né à Rotterdam, vraisemblablement en 1469, et mort à Bâle en 1536, Érasme est le plus célèbre des humanistes de la Renaissance. S’il sillonne l’Europe et fait de longs séjours, parfois répétés, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et dans le canton de Bâle, il reste très attaché à sa terre natale, les Pays-bas, où il passe ses vingt-cinq premières années, puis revient à plusieurs reprises, pour travailler à Louvain, visiter ses amis à Anvers, Bruges ou Gand, fréquenter la cour de Bruxelles ou profiter de l’hospitalité d’un chanoine d’Anderlecht.
Érasme laisse une oeuvre considérable. Pendant près de quarante années, ce chercheur infatigable, qui correspond avec l’Europe entière, publie plusieurs livres par an (ouvrages inédits et/ou rééditions revues et corrigées). C’est par le livre que règne celui qu’on appelle parfois “le prince des humanistes”. Maîtrisant mieux que quiconque en son temps ce nouveau médium qu’est le livre imprimé, il surveille de très près la fabrication de sa production originale dans l’atelier de ses imprimeurs attitrés successifs (Thierry Martens à Anvers et Louvain, Alde Manuce à Venise, Johann Froben à Bâle…), mais est impuissant à contrôler les activités de leurs concurrents, qui diffusent les contrefaçons aux quatre coins de l’Europe.
Si l’Éloge de la Folie est le livre d’Érasme le plus souvent réédité et traduit depuis cinq siècles, les deux ouvrages les plus lus de son vivant sont les Colloques et les Adages. Le premier est un recueil de dialogues familiers entre des personnes de tous âges, des deux sexes et de toutes les professions. Le deuxième est une collection d’expressions proverbiales de l’Antiquité, accompagnes d’un commentaire explicatif plus ou moins long. Érasme ne cessa, tout au long de sa vie, de remettre sur le métier ces livres de classe devenus des classiques, faisant passer le premier d’une dizaine à une soixantaines de dialogues, le deuxième de 818 à 4151 adages.
L’ouvrage le plus important sans doute aux yeux d’Érasme est le Nouveau Testament de 1516, première édition grecque du texte, avec en regard, non pas la traduction latine traditionnelle connue sous le nom de Vulgate, mais une version latine élaborée à partir du texte grec de la traduction des Septante, faite d’après l’hébreu. Aussi Érasme s’attirera-t-il les foudres des théologiens traditionnels qui considéraient le texte de saint Jérôme, vieux de mille ans, comme doué de qualités bibliques, inspiré par Dieu, et donc intouchable.
Aujourd’hui largement accessible dans les principales langues vulgaires, l’oeuvre d’Érasme est écrite en latin. Tous les genres y sont représentés : la lettre (il en écrit des milliers), le dialogue, la controverse, la poésie, la déclamation, le panégyrique, la prosopopée, l’édition de textes, le commentaire de psaumes, la paraphrase des Évangiles et des Épîtres, le manuel scolaire (il écrit même un manuel de savoir-vivre), le traité d’éducation à l’usage des parents, des maîtres, des princes, des chrétiens, des prédicateurs, le livre de prières, le catéchisme, le recueil de proverbes ou de paroles célèbres de personnages de l’antiquité grecque et romaine…
L’activité littéraire d’Érasme se déploie dans trois directions principales, à bien des égards convergentes :
D’abord, La Défense et l’enseignement des belles-lettres, des auteurs antiques, de la rigueur philologique, des arts du langage, grammaire et rhétorique. Érasme exhume, édite, corrige, commente, annote, traduit et finalement répand un nombre considérable de textes anciens, profanes, chrétiens (les Pères de l’Église) et même sacrés. Éducateur dans l’âme, il prodigue des conseils pédagogiques aux parents et aux maîtres, mais rédige aussi des manuels scolaires pour les enfants. Les belles-lettres ne constituent pas pour lui un obstacle à la foi chrétienne, elles peuvent au contraire servir la religion du Christ. Certains païens, d’ailleurs, pourraient faire la leçon aux chrétiens, souligne-t-il volontiers, résumant sa pensée dans le cri paradoxal et provocateur lancé par un personnage de ses Colloques : ” Saint Socrate, priez pour nous”.
Ensuite, le combat en faveur de la paix entre les princes, les nations, les chrétiens. Érasme crie haut et fort que “la guerre n’est douce qu’à ces qui n’en ont pas fait l’expérience” – c’est le titre percutant d’un de ses plus beaux textes pacifistes, avec sa Complainte de la paix, dans laquelle celle-ci se lamente d’être chassée de partout. Militant de la paix, l’humaniste utilise sa plume pour dénoncer les méfaits de la guerre et exhorter les chrétiens “à suivre enfin la doctrine du Christ et à vivre dans la paix qu’elle enseigne”. Même s’il a le sentiment de “prêcher à des sourds”, il ne cesse d’interpeller les hommes de pouvoir : “J’en appelle à vous, Princes, qui gouvernez les affaires du monde et qui représentez parmi les mortels l’image du Christ. Reconnaissez la voix de Notre Seigneur et Maître qui vous exhorte à la paix”.
Enfin, l’éducation à la piété chrétienne, à cette “philosophie du Christ” dont le message est simple : “L’essentiel de la philosophie du Christ consiste à concevoir que toute espérance repose en Dieu qui nous accorde gratuitement Ses dons par l’intermédiaire de Son Fils. La mort de Jésus nous rachète, le baptême nous unit à son corps. Nous devons renoncer aux désirs de ce monde, vivre conformément aux leçons de Jésus et à ses exemples, faire du bien à tous et, si quelque adversité nous surprend, la supporter courageusement dans l’espoir de la récompense future, réservée sans aucun doute aux hommes pieux, lors du retour du Christ. Nous devons progresser dans la vertu, sans toutefois nous attribuer aucun mérite, car Dieu est dispensateur de tout bien.”
Ce christianisme-là, qu’il prêche même dans l’Éloge de la Folie, son oeuvre la plus connue, encore que souvent mal comprise, est à la portée de tous : “Il y a très peu de savants, mais il n’est interdit à personne d’être chrétien, à personne de posséder la foi, j’aurai même l’audace de dire : à personne d’être théologien”. En soutenant que tout chrétien est apte à parler de Dieu et à s’adresser directement à lui, Érasme ne s’exprime guère autrement que Luther et il ne peut que déplaire aux théologiens de profession, soucieux de défendre leur magistère. Si l’on ajoute qu’il fait preuve toute sa vie d’une attitude très critique l’égard de l’Église visible de ses tares, on comprend mieux pourquoi il sera censuré de son vivant même et mis à l’Index dès après sa mort. Il y restera jusqu’au XXe siècle, sans jamais cesser d’être lu et redécouvert.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Franz BIERLAIRE a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC, en décembre 2011 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC…
[DIACRITIK.COM, 4 septembre 2023] Avec Le Plus court chemin, Antoine Wauters signe l’un de ses plus beaux textes, sans doute l’un des plus puissants et singuliers de cette rentrée. Après le triomphe du beau Mahmoud ou la montée des eaux, Wauters surprend radicalement en délaissant les territoires chaotiques et ruiniformes de la fiction pour s’aventurer avec grâce dans le tremblé des souvenirs d’enfance. À la manière d’un puzzle aux impossibles jointures et aux fragments irréconciliables, Wauters raconte une enfance belge tout en livrant aussi bien une poétique de l’art d’écrire, une réflexion mélancolique sur la vitesse du monde d’aujourd’hui ainsi que la révélation d’un goût de l’évasion en réponse à l’angoisse existentielle. La fiction ne suffit plus, il faut aller au concret du monde. Armé de ce mot d’ordre, Diacritik ne pouvait que partir à la rencontre du romancier le temps d’un grand entretien.
Ma première question voudrait porter sur la genèse de Le Plus court chemin, votre splendide nouveau récit qui paraît en cette rentrée chez Verdier. Comment, après Mahmoud ou la montée des eaux consacré à la guerre en Syrie, avez-vous éprouvé le désir d’un récit concentré sur votre enfance en Belgique ? Vous dites que l’idée de ce livre a pris naissance à l’occasion d’inédits pour la revue Fixxxion à la demande de Mathilde Lévêque et Déborah Lévy-Bertherat : comment avez-vous décidé de les reprendre et de les amplifier ? Vous affirmez, en présentant votre enfance champêtre : “Je suis marqué à vie par ce monde presque disparu“. Est-ce ce désir de retrouver ce qui a presque disparu qui vous a poussé à franchir le pas autobiographique afin de livrer Le Plus court chemin ?
Si je faisais du cinéma, je vous dirais que j’ai voulu me frotter à un genre plus “documentaire” : écrire sur ce qui m’entoure, sur ce qui m’a précédé, les lieux et les êtres qui m’ont marqué, mes grands-parents, la campagne, l’ennui, les superstitions et tout ce dans quoi je puise pour écrire mes romans. Mon imagination est très limitée, vous savez, elle tient dans un mouchoir de poche : quelques lieux, quelques odeurs, quelques images. Mais ces lieux et ces odeurs ne me quittent pas. Je veux dire que mes livres, même Mahmoud, puisent toujours dans ce monde sensoriel premier, que tout part de là, de ce grenier à sensations de mon enfance vécue dans la campagne wallonne, au début des années 80. Dans Mahmoud, je voulais faire crever la poche de silence où se noie la Syrie, faire en sorte qu’on la considère à nouveau, qu’on en parle, que cesse l’oubli. Ici, le geste est assez similaire. Nous sommes loin de la Syrie, mais il s’agit aussi de raconter un monde sur le point de disparaitre. C’est une lutte contre l’oubli. Se reconnecter à des savoirs anciens, à une forme de lenteur, voir s’il n’y a pas là de quoi apaiser ce sentiment de dépossession que nous sommes nombreux à ressentir. Voilà l’intuition que j’avais : qu’il y a dans le passé des remèdes pour notre présent.
Votre récit autobiographique paraît en premier lieu se concentrer avec privilège sur votre enfance belge, qu’il s’agisse notamment de l’évocation de madame Boline, votre institutrice, des rapports épistolaires que vous avez entretenu durant votre adolescence avec vos parents, ou bien encore les liens qui vous unissent à votre sœur Lorraine ou à votre frère Charles. Cependant, au-delà de ces épisodes, votre autobiographie paraît être très vite emportée par une double urgence : existentielle, tout d’abord.
En effet, s’y exprime, de manière le plus souvent inquiète, sinon angoissante, une série de questions existentielles où le sujet qui s’exprime se sent comme coupé de la vie, coupé des autres, comme en rupture de l’existence. Ce sentiment de vide ontologique paraît le déterminer, qu’il dise notamment : “Il n’y a que quand j’écris que je ne pèse rien“, ou encore plus violemment : “Moi-même je deviens une sorte d’objet perdu“.
S’agissait-il ainsi pour vous de proposer une manière d’autobiographie de la schize, pourrait-on dire, à savoir celle d’un récit où le malaise ontique consiste à constater combien “notre vie est coupée en deux” comme vous le précisez encore ? Est-ce que, plus largement, cette “vie de fantôme” dont vous parlez ouvre selon vous à une autobiographie qui, dans la difficulté à être soi, interroge le spectral en vous, en nous ?
Le livre évoque des choses très concrètes et des choses qui le sont moins. Car nous sommes faits des deux. Quand je me retourne sur mon enfance, je vois des ballots de paille, des bêtes, Papou penché sur son jardin, et Mémé sur ses mots fléchés, mais je vois aussi quelque chose de plus difficile à saisir, de plus trouble, qui fait que je me suis toujours senti abstrait ou, comme vous le dites, un peu “spectral”, flottant, comme s’il y avait du jeu entre le monde et moi. On écrit pour réduire cette distance. C’est ce que j’ai voulu faire. Réduire la distance, mettre des mots sur ce qui m’est arrivé, retrouver des sensations perdues et voir qu’à côté de ma vie de fantôme, je dois énormément à la matérialité de la campagne, aux voix de mes grands- mères, à l’impossible accent flamand de Papou, aux silences de Pépé, à la ténacité de mon père et à l’immense sensibilité de ma mère. Même si notre époque se focalise sur le visible, nous sommes tous les héritiers d’éléments qui ne le sont pas. Écrire, c’est faire l’expérience d’une chose assez extraordinaire : ce qui a cessé d’être visible n’est pas mort pour autant. L’enfance a disparu, or elle continue d’exister. Mes grands-parents sont morts, mais ils sont là. Voilà ce que j’ai couché sur la page : cette part d’invisible dans quoi je suis tissé et que seul le langage peut atteindre. Toute biographie est au minimum double. Des faits, des dates, des lieux. Et puis le reste : l’impression de vivre sans vivre vraiment, avoir un nom, en répondre. Tout ça m’a toujours semblé mystérieux.
Si l’urgence existentielle préside à l’écriture du Plus court chemin, une autre urgence, cette fois à vivre, emporte l’écriture de votre autobiographie. Après s’être interrogé sur la place qu’occupe “l’amplification des fatigues, blessures et ‘nœuds’ de nos ancêtres“, votre autobiographie s’attache à lui répondre en explorant l’enfance. Vous aviez donné une des clefs de votre rapport à l’enfance dans un précédent entretien que vous nous aviez accordé : “Je retourne dans la nuit de l’enfance quand j’écris“, afin, peut-on ajouter, d’y trouver une force vitale. Votre écriture autobiographique se fait quête, ici, de ce que vous nommez “la part la plus vivante” car il s’agit de la dire non avec des mots d’écrivain mais de la vivre littéralement “avec des mots qui restaient en l’air“. Sur ce rapport à l’enfance comme force de vie, diriez- vous, selon la formule de Foucault, qu’une des possibles visées de la littérature et du Plus court chemin, c’est de faire en sorte que “la vie reste en vie” ?
Absolument. La grande question étant : que s’est-il passé ? Pourquoi la joie nous a-t-elle tourné le dos ? Qu’y avait-il, dans l’enfance, qui s’est perdu ensuite, au point que notre mission soit de faire en sorte que “la vie reste en vie” ? Qu’avons-nous perdu, quand, et pourquoi ? Ce sont des questions qui m’obsèdent, sans être désabusé pour autant. C’est peut-être une réponse qui vous surprendra, mais je me suis senti très heureux en écrivant ce livre. Cela tient au fait que, pour la première fois, je ne m’aventurais pas dans un monde de fiction. J’étais là, dans mon quotidien, la maison, les enfants, Hélène, la marche, les bois, et je prenais des notes. Pour la première fois, je n’opposais pas la vie et l’écriture. Je n’essayais pas de “faire un livre”, mais de rester au contact de mon environnement. J’allais voir mes parents, je me promenais dans le village, j’étais bien. Comme un gosse, qui investit pleinement ce qui est là, offert à ses sens, à ses yeux. Mes priorités ont changé. À quarante ans, j’ai davantage envie de vivre. Non pas que je ne voulais pas vivre avant, mais je pensais que vivre et écrire ne pouvaient se faire concomitamment. L’obsession du mot, l’impression que le quotidien éloignait de la littérature. Je me suis trompé. Il n’y a pas de joie possible sans amour du réel, du concret, de ce qui est là, en vie, et qui va se rompre. Ce livre était pour moi une manière de me réconcilier avec le monde, après lui avoir longtemps tourné le dos et vécu dans des fables, des fictions. Je ne dis pas que je n’en écrirai plus, mais je ne me couperai plus autant de la vie.
Un des aspects les plus remarquables du Plus court chemin consiste à faire de l’autobiographie le creuset d’un questionnement sur votre poétique. En ce sens, votre récit se fait constamment autobiographie d’écriture qui, depuis ses hésitations et ses incertitudes, approche une définition possible du geste d’écrire. Vous multipliez ainsi les possibles définitions : “Me suis-je mis à écrire pour me cacher du bruit ?“. Vous posez également “l’écriture comme toile d’araignée“. Ou encore, donnant son titre à votre récit, ces remarques : “L’écriture comme un raccourci ? Oui. L’écriture comme le plus court chemin.” Diriez-vous ainsi que Le Plus court chemin peut se lire aussi comme un art poétique ? Mais peut-être un art poétique qui place le questionnement du sujet au centre du questionnement de l’usage de l’écriture ?
Jim Harrison dit quelque part que “nous sommes les lieux où nous avons été“. Je suis d’accord, mais nous sommes aussi toutes les phrases où nous avons vécu, les centaines de lignes et de paragraphes où nous nous sommes cachés, où nous avons prié et attendu que quelque chose nous arrive, nous qui nous sentions toujours si éloignés de tout. Parler de moi, c’était donc remonter à l’enfance, aux prés et aux cours d’eau de la campagne wallonne des années 80, mais c’était forcément aussi réfléchir à l’écriture et à ce qui m’y a conduit. Ce qui m’y a conduit ? Je l’ignore. Peut-être effectivement ma peur maladive du bruit, l’inconfort que j’éprouve dans les groupes ou le sentiment que je ne suis pas fini, ni stable, mais une sorte de brume née pour capturer d’autres brumes, d’autres peurs, d’autres voix. À vrai dire, c’est ce que l’écriture offre qui m’intéresse. L’écriture offre un lieu. Voilà pourquoi j’en parle comme du “plus court chemin“. C’est un chemin en réalité extrêmement long et sinueux, un chemin qui nous traverse de part en part, mais, plus on le pratique, plus il est accessible. J’imagine que c’est comme pour la prière. Plus vous avez prié, plus le geste vous devient naturel. Dans le lieu de l’écriture, j’ai des conversations quotidiennes avec mon oncle Aarich, mon oncle Tomasi, et ma très chère Tante Annaatje, tous trois nés en pays flamand. Je revois les ancrages bruns constellant leurs tasses de café, comme des rides ou des perturbations remontant de très loin. J’entends leurs “r” rouler comme des mottes de terre sous le soc d’une charrue. Et, durant quelques instants, ce qui a été dispersé ne l’est plus.
À cette puissante quête de l’être de l’écriture vient s’adjoindre, en filigrane, tout au long du Plus court chemin une réflexion sur le caractère sensible du langage et de la parole. Pour vous, les mots sont un nœud mat de l’existence au point que le rapport que votre parole entretient avec eux se fait ambivalent : d’un côté, le langage constitue “la seule vraie présence en moi“, la part tangible de l’existence. Mais, parce qu’ils font qu’ils fascinent ou envoûtent, “Quelque chose de ce goût-là“, les mots posent question comme vous le dites : “L’idée folle de tout type qui écrit ? Être heureux sans le secours des mots.” Est-ce qu’écrire c’est finalement, d’une manière rimbaldienne, vouloir écrire pour parvenir à la fin du langage, arriver au moment où les mots ne seront plus nécessaires ? Écrire sur l’enfance, non pas pour retrouver l’infans, celui qui ne parle pas, mais se situer après l’infans ?
J’ai longtemps pensé, en effet, que les mots étaient ce que je possédais de plus réel, qu’ils étaient des points fixes dans une mer intérieure agitée, que je pouvais prendre appui sur eux n’importe quand. La nuit, je rêvais en phrases, pas en images. Il y avait quelque chose de maladif là- dedans. Je ne pensais qu’au livre sur lequel je travaillais, incapable de mettre mes pensées en veilleuse, de les perdre de vue. Quand j’écris, dans Le plus court chemin, que je rêve d’être heureux sans le secours des mots, c’est parce que je sais que ce qui reste à la fin, ce sont les moments vrais qu’on a passés avec les gens qu’on aime, l’écoute qu’on a su leur prêter. Et parce que je sais combien écrire peut nous en couper. Retrouver, donc, non pas celui qui parle, celui qui sait, mais celui qui écoute, qui a le temps. “Avant d’être un acte d’expression, écrire est un acte d’écoute. Il faut longtemps se taire et apprendre à entendre, puis seulement parler.” Écrire pour entendre ce qu’il y a avant soi, ce qui est plus grand, plus important que soi, c’est ce que j’ai tenté de faire en donnant à entendre la voix de mes disparus et celle, plus mystérieuse, de ces lieux où j’ai grandi.
Un des points les plus remarquables du Plus court chemin est le regard rétrospectif comme à regret qui est porté sur le passé. Sans déclaration de nostalgie idéalisatrice ou encore d’enfermement dans l’idée trompeuse d’un âge d’or, votre récit déplore ce que la vie contemporaine est devenue, notamment dans son rapport au langage, au corps ou à l’existence : pour vous, l’époque se caractérise par une non-communication au terme de laquelle, finalement, “À présent, on se touche si peu“. Est-ce que ce constat d’une brutalité et d’une sécheresse de l’époque n’est pas à mettre en regard du constant rapport heureux que le sujet autobiographique entretient depuis son enfance avec la nature ?
Quand je dis qu’”on se touche si peu“, c’est parce que j’ai le sentiment que mon enfance reposait sur un sol stable, compact, là où tout me paraît aujourd’hui divisé. Il y avait moins de vide entre nous, moins de distance entre nos corps. Ce constat n’a rien à voir avec le rapport que j’ai entretenu avec la nature. J’avais très peur de la “nature”, vous savez. Non, si je suis marqué par la sécheresse de l’époque, par l’accélération des choses, c’est à cause de ce sol stable et compact d’où je suis issu. Mais vous avez raison, je n’idéalise pas les années 80. Simplement, parfois, je me dis : “tiens, encore un truc que faisait Pépé, encore une lubie, une idée fixe de Pépé.” Comme si, face à l’emballement généralisé, son sobre mode de vie m’apparaissait comme un remède. Ses chaussures réparées avec du scotch, ses pantalons usés jusqu’à la corde, sa façon de ne faire qu’une action par unité de temps, tout ça me parle. J’y vois une simplicité qui m’apparaît non seulement comme un luxe, mais comme une voie possible pour notre futur. En revanche, je dirais que c’est un livre nostalgique, très nostalgique. Mais pas une nostalgie qui empêche d’agir. Au contraire, une nostalgie qui appelle au mouvement, une nostalgie capable de nous faire poigner dans une bêche et travailler un lopin de terre, une nostalgie qui pousse au moins, au peu, tout en nous rendant plus alertes et vivants.
Parlons à présent, si vous en êtes d’accord, de la forme si singulière avec laquelle Le Plus court chemin est composé. L’ensemble se compose de brefs paragraphes, sous forme de blocs compacts qui, en fait, paraissent surtout renvoyer à la manière dont le sujet se conçoit : par fragments, comme autant de morceaux de temps mais aussi de soi. Vous le dites à maintes reprises : nous sommes disséminés, disjoints. Nous existons “par bribes. Nous flottons“, ajoutez-vous. En ce sens, est-ce que ce chemin le plus court, loin d’être une ligne droite, n’est pas plutôt à lire comme une ligne brisée, proche formellement et ontologiquement d’un “puzzle sans savoir combien de pièces il compte” ?
Vous avez raison. C’est un texte en forme de puzzle. J’ai laissé remonter des souvenirs, sans penser à la chronologie, mais en veillant à ce que ça reste fluide. En parlant de ce qui m’est le plus intime, je voulais raviver la mémoire des lecteurs, ouvrir des portes sur leur passé. J’ai été particulièrement ému par le retour d’une amie qui me disait qu’en me racontant comme je l’ai fait, je touchais “au plus profond de nos sensibilités de vivants”, et que c’était au fond “toutes nos vies” que je racontais. Offrir des instantanés nous permettant de remonter le fil de notre propre enfance, c’était l’idée. Et je tenais à cette notion de fragments parce que c’est un texte qui parle de la difficulté qu’il y a à être soi, du vide que l’on porte et de notre goût pour le silence. C’est aussi un texte qui parle d’amour et de manque. J’ai pensé qu’il fallait du creux pour dire tout ça.
Ma dernière question voudrait porter plus largement sur cette nouvelle direction que votre travail prend. Si, depuis Nos mères jusqu’à Mahmoud ou la montée des eaux, en passant par Moi, Marthe et les autres, la fiction fondait le monde que vos récits dévidaient, il n’en va plus de même ici puisque, de manière affirmée, vous dites ne plus avoir d’amour pour la fiction. Vous ajoutez même : “C’est mon environnement direct qui m’appelle. Documenter les choses avant qu’elles ne s’effacent.” Écrire contre l’oubli alors, car elle vient après les événements ? Est-ce ainsi qu’il faut entendre vos dernières lignes sur la nécessité d’écrire Après : “l’écriture vient toujours après. Après la fracture. Après la faille” ?
Quand la maison est en train de brûler, imaginer n’est plus suffisant. Il faut agir. C’est ce que je me dis souvent. On peut faire beaucoup de choses avec la fiction, y compris sensibiliser aux dangers du feu, mais ce qui me manque, c’est un amour du réel, un amour de tout ce à quoi l’on tourne forcément un peu le dos en écrivant des fictions. Des choses simples, proches, qui m’entourent. Le réel m’a longtemps donné de l’asthme, comme Cioran. Maintenant qu’il est plus qu’abîmé, je ressens le besoin de me pencher sur lui. Un peu comme une demande de pardon. Je cherche à me souvenir du passé, en même temps que du présent. Retrouver l’amour du réel, son chemin. Ça semble simple. Ça ne l’est pas.
Est-ce que mon travail prend une tournure différente ? Ma vie, oui. Pas mon travail. Car Mahmoud était une fiction, mais qui “documentait” le réel, qui se penchait dessus, afin qu’on n’oublie pas ce qui se passe en Syrie. Ici, c’est un texte qui parle de la réalité de mon enfance et de la vie dans les campagnes, mais c’est encore de la fiction, puisqu’écrire son enfance, c’est toujours la réinventer, la réécrire. Il n’y a pas d’accès au réel nu. Ça n’existe pas. Nous utilisons toujours des lunettes déformantes et le roman, l’autobiographie et le travail documentaire fonctionnent juste avec des verres différents. Quant à l’idée d’”écrire après”, le sens serait : on écrit moins par choix que parce qu’il y a eu cassure ou perte. On écrit après la fracture, quand vient le manque. C’est ce qui me touche le plus dans l’écriture : malgré tous nos efforts, les mots auront toujours un léger temps de retard sur la vie. Inévitablement. Dès qu’on se met à commenter ce qui nous arrive, on est déjà ailleurs. “Où étais-je pendant tout ce temps ?“, voilà la grande question. Tout le livre en porte la trace, s’en fait l’écho, je crois.
Le liégeois Roger Dehaybe (né en 1942 à Saint-Ghislain), ancien n°2 de la francophonie dans le monde, est décédé ce vendredi à l’âge de 81 ans. Durant toute sa vie, ce romaniste liégeois se battit inlassablement pour faire rayonner la langue française dans le monde.
[AGORA-FRANCOPHONE.ORG, 13 avril 2021] Rencontre chaleureuse et éclairante avec Roger Dehaybe qui a tenu les rênes du Commissariat général aux relations internationales de la Communauté française de Belgique avant de prendre celles de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie. Un itinéraire de plus de 20 ans, retracé dans son livre Le choix de la Francophonie, un parcours belge et international paru aux Éditions du Cygne, qu’il évoque, avec nous, en toute franchise.
Nouvelles de Flandre : Parlez-nous de vous…
Roger Dehaybe : Je tiens tout d’abord à vous remercier de m’accueillir dans vos colonnes. Je connais votre association et je sais les efforts que vous développez pour permettre à nos compatriotes francophones de Flandre de, tout simplement, ne pas renoncer à leur culture ! Un Liégeois est bien placé pour comprendre cet attachement à notre langue ! Notre grande fête : le 14 juillet ! Je me suis intéressé très tôt à la langue française et je me destinais à son enseignement ; j’ai donc suivi des études de philologie romane. Durant mes études à l’université de Liège, j’ai fondé avec quelques amis une compagnie théâtrale : le théâtre de la Communauté, toujours actif et initiateur dans notre Communauté française du théâtre action.
N.d.F. : Qu’est-ce qui vous a amené à vous intéresser à la Francophonie ?
R.D. : Militant politique, j’ai participé à plusieurs cabinets ministériels. Culture, Éducation, Economie aux cotés de Pierre Falize, de Jacques Hoyaux, de Jean-Maurice Dehousse. Ces fonctions m’ont mis très tôt en contact avec d’autres pays francophones et m’ont fait découvrir la créativité de bien des sociétés en même temps que les difficultés de bon nombre de pays du Sud. J’ai perçu aussi l’intérêt pour les francophones belges de nouer des partenariats avec d’autres peuples francophones et perçu la force du multilatéral fondé sur une communauté linguistique pour apporter des réponses collectives aux grands défis, diversité culturelle, éducation, protection des minorités… J’ai découvert aussi que mon pays, la Belgique, était sans doute le seul pays du monde à considérer la langue française non comme une langue internationale mais comme une langue régionale !
N.d.F. : Quelles sont les principales étapes de votre parcours professionnel ?
R.D. : Après mes études, j’ai travaillé 2 ans à la RTBF Liège et ai contribué à la mise en place de Radio-Télévision Culture (RTC) aux côtés de Robert Stéphane. Ensuite, j’ai occupé des fonctions dans l’administration de l’Université de Liège, notamment celle de directeur de résidence universitaire et responsable des relations extérieures. J’ai été le directeur de cabinet de Jean-Maurice Dehousse, Ministre de la Culture en 1977 et en 1980 à la Présidence du gouvernement de la Région Wallonne. C’est durant cette période que j’ai noué avec Charles-Etienne Lagasse, directeur de Cabinet de François Persoons, des liens très forts qui me permettront de mieux comprendre les problèmes rencontrés par les Francophones de Bruxelles. En janvier 1983, Charles Etienne sera un de mes adjoints pour mettre en place l’instrument de politique extérieure des francophones de Wallonie et de Bruxelles, le CGRI aujourd’hui WBI. En 1997, lors du Sommet francophone de Hanoï, j’ai été nommé administrateur général de l’Agence intergouvernementale de la Francophonie (aujourd’hui l’OIF) aux côtés successivement des Secrétaires Généraux Boutros-Boutros Ghali et ensuite, le Président Abdou Diouf, jusqu’en 2006, où j’ai été désigné Commissaire de l’année Senghor.
N.d.F. : Quel est votre meilleur souvenir au cours de votre carrière ? Et le pire ?
R.D. : Le meilleur souvenir est, certainement, la participation de la Communauté française de Belgique au premier Sommet de la Francophonie, en février 1986. Une reconnaissance formidable de notre capacité internationale. Avec Lucien Outers, notre premier Délégué général à Paris, nous étions parvenus à convaincre les partenaires, surtout la France pays hôte, de nous accueillir sur un pied d’égalité avec les États. À l’époque, une vraie première et un statut que nous enviaient nos amis québécois. Mon principal regret, sans doute mon incapacité à convaincre les autorités de la Francophonie de réunir au moins une fois les représentants des 32 gouvernements des entités ou pays qui ont la langue française comme une de leurs langues nationales. A mon sens, ils devraient constituer le noyau dur de la Francophonie. Il est donc urgent de faire le point sur leurs difficultés et leurs besoins.
N.d.F. : Lors de nos reportages, plusieurs intervenants ont pointé du doigt le manque de visibilité de la Francophonie. Que leur répondez-vous ?
R.D. : Selon moi, c’est le message confus de la Francophonie qui est la cause de ce manque de visibilité. Comment faire comprendre que cette Francophonie réunit des pays qui, de fait, n’ont aucun rapport à la langue française ? Comment faire prendre au sérieux le discours de la Francophonie sur l’égalité femme-homme alors qu’elle accepte en son sein le Qatar comme associé et comme observateurs la Hongrie, qui refuse de signer la convention d’Istanbul contre la violence faite aux femmes, et la Pologne, qui interdit l’IVG ? Comment convaincre que la Francophonie est un acteur de la démocratie politique quand on voit la situation confuse de tant de pays membres ?
N.d.F. : Dans votre livre, vous expliquez que, suite à la réduction des moyens disponibles, la Francophonie doit cesser de se disperser et s’attacher à des chantiers prioritaires (p. 153). Quels sont ces chantiers prioritaires ?
R.D. : En 2007, le budget disponible pour les programmes de coopération s’élevait à 52 millions d’euros (sans les salaires). En 2021, ce budget n’est plus que de 22,5 millions. Un montant dérisoire quand on connait les besoins des pays membres et le nombre de projets envisagés ! Il est donc plus qu’urgent de resserrer les actions sur des programmes pour lesquels la Francophonie peut apporter effectivement une plus-value. Donc, à mes yeux, principalement tout ce qui touche à la langue française et à la diversité culturelle, à l’éducation…
N.d.F. : Qu’apporte la Francophonie à la Fédération Wallonie Bruxelles et vice versa ?
R.D. : La Francophonie est un espace extraordinaire de coopération pour la Fédération Wallonie-Bruxelles. Des liens étroits ont pu se nouer avec d’autres gouvernements francophones mais aussi, et c’est également important, entre des institutions, des associations, des créateurs. La Fédération est reconnue comme un partenaire prioritaire, non seulement à cause de son apport financier (la FWB est le 3ème bailleur de la Francophonie après la France et le Canada) mais surtout, à cause du haut niveau de ses experts impliqués dans les programmes de l’OIF et des opérateurs. Par exemple, nos universités sont bien actives au sein de l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF) et la RTBF est une des chaines fondatrices de TV5 Monde. Notre participation à la Francophonie aux côtés de grands États constitue également au plan interne, une affirmation politique forte de notre capacité internationale.
N.d.F. : Comment voyez-vous l’avenir de la langue française dans le monde ?
R.D. : Je ne suis pas pessimiste car la démographie peut nous rassurer. L’Afrique francophone connaît une progression aussi rassurante pour la langue qu’interpellante pour le développement. Les chiffres en attestent. C’est, effectivement, la démonstration de l’utilité du français pour le développement de ces pays qui les convaincra de garder cette langue commune en partage. L’avenir de notre langue est donc lié à la place que nous parviendrons à lui garder pour le développement du Sud. Mais la langue française doit aussi apparaître pour l’ensemble du monde, Nord comme Sud, comme porteuse de modernité. Je me réjouis, à cet égard, que le Sommet de 2021 (Tunisie) soit consacré à la question du numérique, de l’accès et des contenus en français. Nous devons aussi tirer les vraies conséquences du Brexit car c’est l’anglais qui se positionne en concurrent de notre langue et je comprends mal pourquoi certains entendent maintenir une place aussi importante à l’anglais dans les échanges européens.
N.d.F. : Que pensez-vous de l’isolement de la minorité francophone en Flandre ?
R.D. : Une situation regrettable et qui devrait davantage mobiliser les francophones. La Francophonie prétend exprimer son soutien aux peuples francophones. Ainsi, les minorités francophones de bien des pays bénéficient de la solidarité active de l’OIF et de ses opérateurs. Par exemple, les 3.000 francophones de Sainte Lucie, les 80.000 du Vanuatu, les 120.000 de Chypre, les 128.000 de Lituanie… Mais qui se préoccupe des 310.000 francophones de Flandre ? Ne peut-on imaginer que la Francophonie apporte son soutien à l’APFF afin que celle-ci puisse aider des associations situées en Flandre pour poursuivre leurs activités en français ? Sans doute, vu notre organisation politique interne, la Fédération Wallonie Bruxelles ne peut intervenir pour des activités qui se situent sur le territoire de l’autre Communauté mais, puisque la Belgique fédérale est membre de la Francophonie elle devrait soutenir une telle démarche !
OSIM : ORGANISATIONS DE SOLIDARITÉ INTERNATIONALE ISSUES DES MIGRATIONS
“Une OSIM (Organisation de solidarité internationale issue des migrations) est une organisation constituée par des personnes immigrées et/ou issues de l’immigration, (…), effectuant des activités au Nord et/ou au Sud, dont les finalités sont totalement ou partiellement orientées vers la solidarité internationale et le développement en faveur des populations, dans un ou plusieurs pays (…), dont principalement le pays d’origine.“
DIASPORA
La diaspora est un mot d’origine grecque qui renvoie à la dispersion, la dissémination. Le terme recouvre la dispersion d’un peuple à travers le monde. Peuvent être retenues trois caractéristiques essentielles :
la conscience et le fait de revendiquer une identité ethnique ou nationale,
l’existence d’une organisation politique, religieuse ou culturelle du groupe dispersé (vie associative),
l’existence de contacts sous diverses formes, réelles ou imaginaire, avec le territoire ou le pays d’origine.
DIVERSITÉ
La diversité désigne ce qui est varié, divers. Appliquée à une entreprise, elle désigne la variété de profils humains qui peuvent exister en son sein (origine, culture, âge, sexe/genre, apparence physique, handicap, orientation sexuelle, diplômes, etc.). Dans une organisation qui se veut inclusive, la diversité cherche à se décliner dans toutes les fonctions et aux différents niveaux de l’organisation. La diversité culturelle est le constat de l’existence de différentes cultures au sein d’une même population. Selon l’UNESCO, la diversité culturelle est “source d’échanges, d’innovation et de créativité (…). En ce sens, elle constitue le patrimoine mondial de l’humanité (…). La défense de la diversité culturelle est un impératif éthique, inséparable du respect de la dignité de la personne humaine.“
INTERCULTURALITÉ ET MULTICULTURALITÉ
L’interculturalité désigne l’ensemble des relations et interactions entre des cultures différentes. Le concept implique des échanges réciproques. L’interculturalité est donc fondée sur le dialogue, le respect mutuel et le souci de préserver l’identité culturelle de toute personne. La multiculturalité désigne la coexistence de plusieurs cultures dans une même société. Le multiculturalisme est également une doctrine qui met en avant la diversité culturelle comme source d’enrichissement de la société.
APPROPRIATION CULTURELLE
L’appropriation culturelle était au départ un terme qui renvoyait à un processus d’utilisation d’éléments d’une culture par une autre culture. Au départ, non polémique, il désignait tout autant l’exportation de la fête d’Halloween dans les pays européens que le fait que des objets d’art appropriés pendant le temps colonial soient dans les musées des anciennes métropoles coloniales. Rapidement, le terme est devenu plus péjoratif pour désigner un processus d’emprunt entre les cultures qui s’inscrit dans un contexte de domination et d’exploitation. Il s’opposerait à un phénomène sociologique courant qui veut que les cultures entrent en contact les unes avec les autres et s’abreuvent les unes des autres, faisant de la culture une matière mouvante et malléable dans le temps. Les contacts entre cultures seraient alors désignés par le terme d’interculturalité. Au-delà de la question sémantique, il s’agit d’être conscient que les cultures ne constituent pas des blocs monolithiques, qu’elles interagissent les unes avec les autres et que dans le même temps, elles entretiennent également des rapports de pouvoir entre elles. L’appropriation de certains éléments culturels peut ainsi être le reflet d’un rapport de colonisation entre peuples ou d’images réappropriées dans un cadre connoté négativement.