[LETEMPS.CH, 1er juillet 2024] Ismaïl Kadaré, 88 ans, est décédé lundi matin [1er juillet], ont annoncé son éditeur et l’hôpital de Tirana à l’AFP. L’écrivain est décédé d’une crise cardiaque, a précisé l’hôpital. Il y est arrivé “sans signe de vie”, les médecins lui ont fait un massage cardiaque, mais il “est mort vers 8h40”.
L’auteur albanais a bâti une œuvre monumentale en usant des lettres comme d’un outil de liberté sous la tyrannie communiste d’Enver Hoxha, une des pires dictatures du XXe siècle. Ethnographe sarcastique, romancier alternant grotesque et épique, Ismaïl Kadaré, a exploré les mythes et l’histoire de son pays, pour disséquer les mécanismes d’un mal universel, le totalitarisme. “L’enfer communiste, comme tout autre enfer, est étouffant”, avait dit à l’AFP l’écrivain dans une de ses dernières interviews, en octobre. Juste avant d’être élevé au rang de grand officier de la Légion d’honneur par le président français Emmanuel Macron. “Mais dans la littérature, cela se transforme en une force de vie, une force qui t’aide à survivre, à vaincre tête haute la dictature”.
L’Europe perdue “deux fois”
La littérature “m’a donné tout ce que j’ai aujourd’hui, elle a été le sens de ma vie, elle m’a donné le courage de résister, le bonheur, l’espoir de tout surmonter”, avait-il expliqué, déjà affaibli, depuis sa maison de Tirana, la capitale albanaise.
Quelle meilleure métaphore de la terreur hideuse de l’opprimé que ces têtes des vizirs en disgrâce exposées au public dans La niche de la honte (1978), une évocation de l’occupation ottomane qui revient dans plusieurs ouvrages, comme Les tambours de la pluie (1970). “J’appartiens à l’un des peuples des Balkans, le peuple albanais, qui ont perdu l’Europe deux fois : au XVe siècle, durant l’occupation ottomane, puis au XXe siècle, durant la période communiste”, expliquait l’écrivain en janvier 2015, après les attentats de Paris, au journal français Le Monde.
Son œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé d’une main de fer son pays hermétiquement clos. Pour Ismaïl Kadaré, le joug ne pouvait être une excuse : l’écrivain a pour devoir de s’octroyer une liberté totale, d’“être au service de la liberté”. “La vérité n’est pas dans les actes mais dans mes livres qui sont un vrai testament littéraire”, disait-il à l’AFP en 2019.
Ville de pierres
Né à Gjirokastër (comme Hoxha), sa “ville de pierres” (1970) du sud de l’Albanie, il publie son premier roman en 1963, Le Général de l’armée morte : un officier italien va en Albanie exhumer ses compatriotes tués pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ismaïl Kadaré écrit depuis l’enfance qui l’a vu découvrir dans une bibliothèque familiale le Macbeth de Shakespeare, un de ses héros avec Eschyle, Cervantès, Dante ou Gogol.
Au début des années 1960, il étudie à l’Institut Maxime Gorki à Moscou, une pépinière du réalisme soviétique, un genre littéraire qu’il prend en horreur tant “il n’y avait pas de mystère, pas de fantômes, rien.” Il raconte cet apprentissage dans Le Crépuscule des dieux de la steppe (1978). La décision d’Hoxha de couper les ponts avec l’URSS de Nikita Khrouchtchev ramène Ismaïl Kadaré en Albanie.
De cette rupture naît Le grand hiver (1973), dans lequel apparaît Hoxha. Le livre est plutôt favorable à Tirana, mais les plus fervents adorateurs du tyran le jugent insuffisamment laudateur et réclament la tête de l’écrivain “bourgeois”. Hoxha, qui se pique d’être un amateur de littérature, vole à son secours. Dans ses mémoires, sa veuve, Nexhmije Hoxha, raconte comment son époux, souvent exaspéré, sauve plusieurs fois Ismaïl Kadaré, brièvement député au début des années 1970.
Protégé par sa renommée quand d’autres sont condamnés aux travaux forcés, voire exécutés, il a été critiqué pour ce statut de “dissident officiel”. Ismaïl Kadaré a lui toujours nié toute relation particulière avec la dictature. “Contre qui Enver Hoxha me protégeait-il ? Contre Enver Hoxha”, expliquait-il à l’AFP en 2016.
La littérature est mon plus grand amour
Ismaïl Kadaré se considérait comme un écrivain qui “essayait de faire une littérature normale dans un pays anormal”. Le poème des Pachas rouges (1975) le contraint à l’autocritique publique et les archives de l’ère Hoxha montrent qu’il a souvent frôlé l’arrestation. Sous l’épée de Damoclès de l’appareil policier, soumis à une surveillance aussi étouffante que constante, il s’exile en 1990, ce qu’il raconte dans son Printemps albanais (1997).
Jusqu’à la fin, Ismaïl Kadaré écrivait “tout le temps”. “Je note des idées, j’écris des petits récits, j’ai des projets”, racontait-il encore en octobre d’une voix fatiguée à l’AFP. “Car la littérature est mon plus grand amour, le seul, le plus grand incomparable avec toute autre chose dans ma vie”. Et comme elle, “l’écrivain n’a pas d’âge”.
Si l’Albanie fut son décor exclusif, sa condamnation de la tyrannie était elle, universelle – comme il l’expliquait de La discorde (2013) : “Si l’on se mettait à rechercher une ressemblance entre les peuples, on la trouverait avant tout dans leurs erreurs.”
[ICI.RADIO-CANADA.CA, 2 juillet 2024] L’Albanie portera mardi et mercredi [2 et 3 juillet] le deuil d’Ismaïl Kadaré, géant de la littérature décédé lundi, qui avait fait de sa plume une arme contre les dictatures. Une “voix monumentale” qui s’éteint, mais qui laisse derrière elle une œuvre puissante et libre.
Les 2 et 3 juillet, tous les drapeaux du pays seront en berne, a annoncé le premier ministre Edi Rama. Mercredi matin marquera le temps de l’hommage national au héros des lettres albanaises, avec des cérémonies à l’opéra, tandis que radio et télévision publiques joueront des marches funèbres.
“Ismaïl Kadaré est désormais sur le piédestal de l’éternité, et aucun mot ne me vient“, avait salué plus tôt dans la journée M. Rama, en hommage au plus grand monument de la culture albanaise.
Je le remercie pour le plaisir extraordinaire qu’il nous a offert de voyager dans un monde d’événements, de personnages, d’émotions, qu’il a fait vivre avec l’aisance d’un magicien.
Edi Rama, premier ministre albanais
“…Et pour l’amertume qu’il a provoquée chez les médiocres et les jaloux avec son succès retentissant”, avait ajouté le premier ministre, reprenant le message publié pour l’anniversaire de celui qui s’est éteint sans avoir reçu le Nobel de littérature, pour lequel il avait pourtant si souvent été envisagé.
Publié dans des dizaines de langues, Ismaïl Kadaré a cependant connu le succès dès les années 1970, et placé l’Albanie sur la carte littéraire mondiale. “C’est l’auteur qui a redimensionné la littérature et toute la société albanaise, grâce à ses œuvres publiées au milieu des ténèbres, et aussi après. Il a beau avoir quitté ce monde, sa mission ne s’arrête pas“, explique Persida Asllani, responsable du département de littérature à l’Université de Tirana.
Lueur de la créativité
- Réagissant à son décès, le premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, a salué un auteur qui, depuis les ténèbres de la dictature, a su être la lueur de la créativité, de la liberté, du génie. Il a été obligé, comme beaucoup de ses compatriotes, de vivre sous le joug de contraintes politiques et artistiques. Et pourtant, il a su trouver le moyen d’illuminer, de questionner et de rire. La présidente kosovare, Vjosa Osmani, a pleuré la perte d’une voix monumentale, un trésor qui n’existe qu’une fois par génération.
“Monument de la littérature mondiale, mon ami Ismaïl Kadaré nous a quittés. Ses œuvres étaient des hymnes solaires à la liberté et des manifestes implacables contre toutes les formes de totalitarisme”, a salué sur X Jack Lang, ancien ministre de la Culture de la France, où l’écrivain a longtemps vécu.
Ismail Kadaré est considéré depuis quelques années comme l’un des plus grands écrivains de notre temps. C’est un honneur d’avoir eu le privilège de publier son œuvre. Les échos douloureux de ses mots résonnent encore aujourd’hui.
Communiqué des éditions Fayard
Cette œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous la dictature d’Enver Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé sans pitié un pays hermétiquement clos. Les mots de Kadaré avaient, eux, réussi à passer les frontières.
Il a fait vivre l’histoire
“Avec son style brillant, il a fait vivre l’histoire, il a pu dire la vérité sur ce qui s’est passé durant le communisme – mais pas seulement. Et pas seulement en Albanie, car il était aussi un fin connaisseur de la région et des Balkans, dit dans les rues de la capitale albanaise, Tirana” (Katerina Hysenllari, une étudiante de 24 ans).
“Ce qui est écrit sur le Panthéon à Paris, ‘Aux grands hommes, la patrie reconnaissante’, vaut également pour Kadaré“, abonde Shezai Rrokaj, professeur de langue à l’Université de Tirana. “Ce grand génie nous a appris à connaître notre littérature et à apprécier l’art d’écrire.”
Engagement pour la liberté
Figure de ce petit pays de 2,5 millions d’habitants connu pour ses eaux cristallines, ses sites antiques et la réputation sulfureuse de certains de ses cartels, Ismaïl Kadaré était devenu en 2005 le premier vainqueur de l’International Booker Prize pour l’ensemble de son œuvre, a rappelé l’organisation sur X. Sa mort est une perte pour la littérature albanaise et pour la littérature mondiale. “Mais les écrivains sont soumis à d’autres lois : un écrivain ne nous quitte que physiquement, son œuvre reste pour des siècles”, assure Zylyftar Bregu, 41 ans, passionné de littérature.
L’homme politique français Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), lié à l’Albanie par sa mère, a salué un homme de lettres passionné. “Il nous laisse l’héritage de ses ouvrages puissants”, a écrit sur X M. Muselier. “Sa plume aura été inlassablement alimentée par son engagement pour la liberté : ses mots résonnent ce matin.”
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