[NOETIQUE.EU, février 2011] Sortir du binaire blanc-noir pour entrer dans le ternaire rouge-bleu-jaune et, ainsi, passer du conflit et du compromis gris, aux couleurs et à la complexité infinie des combinaisons, contrastes et harmonies. Toute la pensée occidentale porte ses évaluations sur tout ce qui la concerne en termes de binaires : Bien et Mal, Vrai et Faux, Beau et Laid, Sacré et Profane, pour reprendre les quatre axes classiques (éthique, logique, esthétique, métaphysique).
On le sait depuis toujours mais d’autant plus depuis que la complexité est entrée, en tant que concept-clé, dans le champ des sciences et de la philosophie, cette approche binaire est largement insuffisante pour plusieurs raisons.
D’abord, elle est la plus pauvre puisqu’elle ne conçoit que deux possibles. Elle est aussi le plus infertile puisqu’elle n’ouvre que trois chemins : le conflit (toujours destructeur), le compromis (toujours insatisfaisant) ou la synthèse dialectique (toujours recommencée) qui relance le jeu d’un nouveau couple thèse-antithèse.
Il convient donc d’apprendre à sortir du binaire blanc-noir pour entrer dans le ternaire rouge-bleu-jaune et, ainsi, passer du conflit et du compromis gris, aux couleurs et à la complexité infinie des combinaisons, contrastes et harmonies.
Mais le ternaire n’est jamais le binaire originel plus un troisième pôle ; il exige la déconstruction des deux pôles du binaire et la requalification d’un ternaire original sur le même thème. Cela appelle une méthodologie rigoureuse.
Pour construire cette méthodologie, il suffit de se rappeler que lorsque l’on parle, on parle d’un processus. Toujours. Lorsque je parle d’un carré, je parle de quelque chose qui résulte d’un tracé, d’une construction géométrique : quatre côté égaux (quatre segments de droites de même longueur) et quatre angles droits (quatre poses d’équerre aux extrémité desdits segments).
Procédons donc systématiquement et méthodologiquement …
Primo : quelque soit le jugement évaluatif que l’on porte, on le porte sur un processus qu’il faut, avant toute chose, clairement identifier. Ainsi, lorsque je demande si la choucroute est bonne ou mauvaise, je m’intéresse à la qualité d’un processus culinaire (la choucroute a-t-elle été bien préparée ?) ou gustatif (quel est la nature et l’ampleur du plaisir procuré par la dégustation de cette choucroute ?). Bref, le jugement binaire classique doit être suspendu (au sens sceptique et stoïcien) au profit d’une reformulation processuelle. Dans notre exemple, lorsque je demande si la choucroute est bonne, il convient de distinguer les deux versants (culinaire et gustatif) de la question, et de choisir clairement duquel des deux l’on parle.
Secundo : tout processus se déploie porté par trois moteurs que la physique théorique a nommés la propension métrique (ce qui concerne le volume, la taille, les ressources, les territoires, les potentiels, les patrimoines, les matériaux, les réserves, etc …), la propension eidétique (ce qui concerne la forme, l’organisation, la structure, la cohérence et la cohésion, la logique, les règles, les modèles, les normes, et …) et la propension dynamique (ce qui concerne l’activité, le rythme, le mouvement, l’effervescence, la performance, le travail, etc.). A ce stade, il s’agit donc de réactiver le processus d’évaluation au regard de ces trois dimensions fondamentales du processus concerné. Ainsi, notre choucroute, en tant que processus culinaire, devra être vue comme un ensemble d’ingrédients et de matériels cuisine (c’est la dimension métrique), comme une recette particulière c’est-à-dire un ensemble de règles et normes de fabrication (c’est la dimension eidétique) et comme un ensembles d’actes mettant en œuvre un savoir-faire, une expérience, un talent et des temps de cuisson (c’est la dimension dynamique).
Tertio : pour éviter de retomber dans les pièges de la binarisation (il suffirait de plaquer l’évaluation “bon ou mauvais”, “bien ou mal”, sur chacune des trois dimensions), il convient de choisir des critères ou des indicateurs de qualité qui offrent des spectres larges et continus.
Ici encore, la théorie nous aide puisqu’elle précise que chaque propension possède une face externe (sa relation au monde, au “dehors” du processus) et une face interne (sa relation aux constituants, au “dedans” du processus). La propension métrique induit l’excellence de ses ingrédients internes et la frugalité de ses prélèvement externes. La propension eidétique induit l’élégance de ses structures internes et la simplicité de ses rapports à l’extérieur. La propension dynamique induit la fécondité de ses activités internes et la noblesse de ses buts externes.
On a ainsi en main une palette de six critères d’évaluation (dont les description détaillée ne sont pas l’objet de cet article) qui sont un peu l’équivalent, en peinture, des six couleurs de bases, trois étant originelles (rouge, bleu et jaune) et trois étant composées (violet, vert et orange). Dans l’exemple de la choucroute, on pourra évaluer, ainsi, l’excellence des matières premières, la frugalité des achats (gaspillages), l’élégance des présentations (le dressage), la simplicité des apprêts (sans fioritures et sans clinquants), la noblesse du métier (version gargote ou version gastronomie) et la fécondité des tours de main (la subtilité des assaisonnements ou des cuissons).
Quarto : il convient, enfin, d’opérer la synthèse de ces évaluations non pas en portant une sorte de cote globale qui serait une absurde moyenne des évaluations analytiques, mais bien sous la forme de deux constats. Le premier touche à l’harmonie globale des six dimensions du processus, de leur adéquation réciproque (par exemple : faire une choucroute “cantine” avec un dressage tape-à-l’œil ou avec les ingrédients les plus chers). Le second liste les pistes d’amélioration du processus en vue d’une évaluation ultérieure éventuelle.
Cette approche méthodologique est universelle. Elle peut s’appliquer avec fruit pour affronter des évaluations aussi vastes et essentielles que : “notre société est-elle juste ou injuste ?” (c’est tout l’enjeu des débats politiques actuels) ou “cette personne est-elle quelqu’un de bien ?” (question cruciale pour choisir un associé ou un collaborateur, par exemple).
En résumé, les huit questions à se poser sont les suivantes :
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- Quel est le degré d’excellence des ressources propres ?
- Quel est le degré de frugalité des échanges externes ?
- Quel est le degré d’élégance des règles internes ?
- Quel est le degré de simplicité des postures externes ?
- Quel est le degré de fécondité de la dynamique interne ?
- Quel est le degré de noblesse des buts poursuivis ?
- Cet ensemble est-il cohérent (adéquat et harmonieux) ?
- Cette cohérence est-elle perfectible ?
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On comprendra aisément qu’une telle approche méthodologique échappe enfin au simplisme des binaires classiques et accroît le niveau de complexité – donc de richesse et d’adéquation – de toute démarche d’évaluation. Illustrons en appliquant tout ceci à l’idée suivante : “toute proposition logique est vraie ou fausse.” C’est l’axiome classique du tiers-exclu. C’est aussi une position binaire.
Pour déconstruire cette binarité, trois questions surgissent :
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- Territoire : quel est le champ de la logique ? (critères de frugalité et d’excellence) ;
- Modèle : dans quelle structure de logique se place-t-on ? (critères de simplicité et d’élégance) ;
- Mouvement : quelle est l’activité logique concernée ? (critères de fécondité et de noblesse).
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Le champ de la logique : n’entreraient dans le champ strict de la logique du “vrai” que le petit nombre des propositions vérifiable visant un objet directement observable (frugalité) et que les propositions formulées de manière non ambiguë, chacun de leurs éléments étant univoque (excellence).
La structure de logique : de quelle logique parle-t-on ? aristotélicienne ou non ? Outre leur véritable intérêt théorique, les logiques non aristotéliciennes sont à éviter car elles sont compliquées (simplicité) et lourde (élégance) pour un résultat pratique assez maigre, voire inexistant (la plupart des propositions convergent assez vite vers la valeur “indéterminé”).
L’activité logique : la logique n’a d’intérêt qu’en tant que méthode engendrant (fécondité) des propositions vraies à partir d’autres propositions vraies, avec pour but non de tromper ou de circonvenir, mais d’enrichir (noblesse).
En synthèse, afin de rendre ces six évaluations congruentes, une conclusion s’impose : plutôt que de vérité, il faudrait éclater ce concept en trois et parler de plausibilité (territoire), de probabilité (norme) et de décidabilité (activité).
On pourrait aussi investiguer dans le champ de l’esthétique où règne le binaire du beau et du laid. On arriverait assez vite à rejeter ces deux “valeurs” simplistes et à porter jugement selon six critères : virtuosité (excellence), composition (élégance), profondeur (fécondité), essentialité (frugalité), épurement (simplicité), thème (noblesse).
L’évaluation finale de l’œuvre découlant de la convergence harmonieuse et cohérente de ces six critères. Il n’y a plus ni laid, ni beau.
Marc Halévy, Février 2011
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : noetique.eu | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Disney ; © Marie Claire ; © leslunettesvertes.com.
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