“Héritage pour tous, forte imposition des plus hauts revenus et du patrimoine, cogestion en entreprise : dans son nouvel opus, «Capital et idéologie», qui sort ce jeudi, l’économiste français le plus connu à l’international depuis son «Capital au XXIe siècle» s’attaque au dogme de la propriété pour inverser la courbe explosive des inégalités. Renversant.
Libération : Vous publiez un livre-enquête de 1 200 pages sur les inégalités sociales que vous résumez en une phrase (!) dans votre introduction : l’inégalité n’est pas économique ou technologique, elle est idéologique et politique. Qu’entendez-vous par là ?
Piketty : J’essaie de montrer dans le livre que l’inégalité est toujours une construction politique et idéologique, et que les constructions du présent sont aussi fragiles que celles du passé. Nous vivons aujourd’hui avec l’idée selon laquelle les inégalités d’autrefois étaient despotiques, arbitraires et que nous serions dans un monde beaucoup plus mobile et démocratique, où celles-ci sont devenues justes et justifiées. Mais cette vision ne tient pas la route, elle est le fait d’élites qui affirment que les inégalités sont naturelles et ne peuvent pas être changées, sinon au prix d’immenses catastrophes. En réalité, chaque société humaine doit inventer un récit idéologique pour justifier ses inégalités, qui ne sont jamais naturelles. Ce discours, aujourd’hui, est propriétariste, entrepreneurial et méritocratique. L’inégalité moderne serait juste car chacun aurait en théorie les mêmes chances d’accéder au marché et à la propriété. Problème, il apparaît de plus en plus fragile, avec la montée des inégalités socio-économiques dans presque toutes les régions du monde depuis les années 80-90.
Libération : Une des pierres angulaires de ce récit hyperinégalitaire est la sacralisation de la propriété, selon vous…
Piketty : On observe des formes de sacralisation de la propriété, qui rappellent parfois les inégalités très choquantes des siècles passés. Au XIXe par exemple, quand on abolit l’esclavage, on est persuadé, tel Tocqueville, qu’il faut indemniser les propriétaires, mais pas les esclaves qui ont travaillé pendant des siècles sans être payés ! L’argument est imparable : s’il n’y a pas de compensation, comment expliquer à une personne qu’elle doit rendre le patrimoine qu’elle avait acquis de manière légale à l’époque ? Que fait-on d’une personne qui a vendu ses esclaves il y a quelques années et qui possède maintenant des actifs immobiliers ou financiers ? Cette sacralisation quasi religieuse de la propriété, cette peur du vide dès lors qu’on commence à remettre en cause les principes de la propriété faisait qu’on était prêt à justifier n’importe quel droit de propriété issu du passé comme fondamentalement juste et impossible à remettre en cause. On la retrouve actuellement avec la question des supermilliardaires, quel que soit le nombre de zéros. Les fortunes individuelles pouvaient atteindre 10 milliards d’euros il y a quinze ans, désormais, c’est 100 milliards…
Libération : Nous sommes donc dans la sacralisation de la propriété…
Piketty : Cette peur peut nous empêcher de résoudre des problèmes extrêmement graves, comme le réchauffement climatique, et plus largement d’avoir un système économique qui soit acceptable pour le plus grand nombre. Cette espèce de fixation, de sacralisation de la propriété comme indépassable, est un danger pour les sociétés humaines. En France comme au Royaume-Uni, dans les années 80, on a basculé directement d’un système qui misait sur les nationalisations et la propriété étatique comme unique mode de dépassement du capitalisme, à… rien du tout ! Cette bascule soudaine dans la libéralisation totale des flux de capitaux, couplée à la chute du mur de Berlin et la fin du communisme a enterré les tentatives pour repenser la propriété.[…]”
Lire la suite de l’interview de Sonya FAURE sur LIBERATION.FR (11 septembre 2019)
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