NEEL, Alice (1900-1984)

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Alice NEEL (1900–1984) est l’une des artistes les plus radicales du XXe siècle. Fervente avocate de la justice sociale, de l’humanisme et de la dignité des personnes, elle se considérait elle-même comme une “collectionneuse d’âmes“. Ses œuvres expriment l’esprit d’une époque, l’intrahistoire d’un New York vu au travers du prisme de ceux et celles qui subissaient les injustices dues au sexisme, au racisme et au capitalisme, mais aussi des activistes qui les ont combattus. Cohérente avec son souci de démocratie et d’intégration, Neel a peint des gens de très différentes origines et conditions sociales.

Principale muse de l’artiste, New York offre la matière humaine d’un drame auquel Neel participe et qu’elle commence à refléter dans son travail au début des années 1930. Les grands bouleversements du XXe siècle, comme par exemple la grande Dépression, les guerres successives, la montée du communisme et des mouvements féministes et des droits civils, traversent son travail de la façon la plus diverse. Neel aborde les différents genres artistiques avec le même regard incisif et plein d’empathie, qu’il s’agisse de portraits, de paysages urbains ou encore de natures mortes. Elle appréhende l’âme d’êtres animés et inanimés, mais surtout la nôtre lorsque nous sommes confrontés à son oeuvre et à sa vie de lutte constante, avec sa remise en cause franche et sans détour, avec perspicacité et naturel, de toutes les conventions. (d’après GUGGENHEIM-BILBAO.EUS )


Avec la rétrospective Alice Neel, ce qu’ouvre la Fondation Van Gogh à Arles {en 2017}, c’est une boîte de Pandore picturale, que des générations de conservateurs et de critiques d’art avaient fermée à double tour, snobant les toiles figuratives de cette artiste américaine née en 1900 et morte en 1984, qui rata consciencieusement tous les trains de l’abstraction (expressionniste, minimale) pour rester ancrée dans le genre du portrait humain, trop humain. Surgissant quasiment de nulle part, ex nihilo, Alice Neel étale à leur surface pas seulement de la peinture mais aussi des corps, des attitudes, des caractères, des états d’âme, des conditions sociales, des difficultés à vivre, voire à survivre, la fierté ou la peine, la maladie ou la grossesse. Cette faculté à observer et à dépeindre toutes les strates de la société américaine, tous les êtres et tous les âges de la vie, incita un des rares critiques américains qui contribua à la sortir du placard, au début des années 70, à comparer cette œuvre immense à la Comédie humaine de Balzac.

Sauf qu’on doute qu’Alice Neel ait jamais eu un plan général d’action tant son style varie et tant ses débuts paraissent hésitants et contrariés par un premier mariage qui tourne mal. Elle perd un enfant en bas âge, puis sa deuxième fille emmenée à La Havane par son père cubain. A bout de nerfs, à bout de forces, Alice Neel sombre dans la dépression et fait un séjour en hôpital psychiatrique. Ses toiles du début des années 30 sont imprégnées de visions ésotériques à l’image de la Madone dégénérée, femme aux seins pointus et au teint gris cadavérique, affublée d’un enfant tout chauve, hydrocéphale et à qui des bâtonnets en guise de gambettes filent un air de marionnette. On dirait un Hans Bellmer ou la créature de Roswell. Même rencontre du troisième type dans cette toile où une espèce de fétiche terreux et désarticulé est chargé d’objets à la symbolique plus ou moins souterraine (une croix, des pommes et un gant trop grand à la main droite).

Alice Neel abandonne assez vite ces incongruités surréalisantes au profit d’une veine réaliste et de face-à-face avec des modèles masculins encore impassibles, pas encore percés à jour. La palette elle-même s’ombrage de couleurs ternes. Ça ne brille pas, ça ne passe pas. Sauf quand la peintre déshabille les femmes, à commencer par Ethel Ashton, portraiturée depuis un point de vue en surplomb qui exagère la volupté crue des chairs, des seins et des replis du ventre de sa colocatrice d’atelier. Une toile pionnière dans la représentation de la féminité rompant avec les canons imposés par le regard des artistes masculins. Y fera écho, trente ans plus tard, en 1964, le Nu de Ruth, où la modèle, alanguie mais pas charmeuse, pas poseuse, indolente, opulente, marques de bronzage apparentes, laisse voir sa vulve béante entre ses cuisses relevées.

Tout montrer implique, aux yeux d’Alice Neel, de faire remonter les bas-fonds et le petit peuple de Spanish Harlem où elle emménage dans les années 30 en pleine crise économique. Elle-même ne roule pas sur l’or. Elle bénéficie alors d’un programme de la WPA (la Work Progress Administration, une agence de relance de l’économie qui finance les emplois de chômeurs, artistes compris) et appréhende le genre du portait à travers ses vertus sociales, voire sociabilisante. Les immigrés latino-américains et portoricains, les écrivains noirs ignorés de l’intelligentsia, les militants communistes (dont elle est proche), les petites frappes dont la rue est le royaume, la mère de famille qui peine à élever ses enfants entrent dans le cadre de la peinture. Même s’ils y tiennent à peine – les formats de cette période restant fort modestes, les corps sont parfois tronqués -, ces invisibles quittent l’ombre.

Alice Neel, Nancy et Olivia (1967) © Succession Alice Neel

Failles psychologiques

En revanche les autres, les gens de pouvoir, prennent cher. Telle cette McMahon, austère comptable des pensions des artistes, portraiturée en sorcière alcoolique, yeux cernés, bras squelettique terminé par une main schématique (on compte quatre doigts) avec laquelle elle se gratte la joue jusqu’à s’arracher la peau, révélant une âme noire de suie. Même tarif pour une galeriste adepte de l’abstraction rendue sous les traits d’une espèce de bécasse, tête minuscule emmanchée d’un cou cylindrique et affublée d’une paire de seins dont la rondeur ridicule est surlignée de traits rageurs.

C’est à partir de 1962, à la faveur de premiers articles élogieux, d’un déménagement dans un atelier plus lumineux, et parce que ses deux garçons ont quitté le cocon familial, qu’Alice Neel va droit au cœur de ses sujets et les perce à jour magnifiquement. A partir de là, ses chefs-d’œuvre se ramassent à la pelle. Qu’est-ce qu’elle a fait ? Le plus dur : elle a élagué. Elle a pris le vide de la toile et les failles psychologiques de ses modèles. Ses fonds sont à peine peints, la toile reste en réserve et même les corps ne sont pas finis. Plus besoin de tout remplir, plus besoin de contours nets, il faut au contraire que ça divague, que ça tremble, que ça tombe en morceaux, que ça tire à hue et à dia, exactement comme font les hommes et les femmes pour tenir le coup, pour s’affirmer et être reconnus pour ce qu’ils sont. Elle fraye alors beaucoup avec les jeunots de la Factory.

Elle a plus de 60 ans quand elle peint Gerard Malanga et surtout Jackie Curtis, une des superstars de Warhol, auteur de théâtre et chanteur de cabaret, travesti, au style glamour et trash (rouge à lèvres vif et bas déchirés) – ce Jackie qui «pensait être James Dean pour un jour», tel que le chanta Lou Reed dans Walk on the Wild Side. Elle le peint dans une attitude de fauve prêt à bondir, s’avançant vers le spectateur, tandis que son copain, Ritta Red, paraît à ses côtés un petit enfant timide. Réalisé en 1970, un an après les émeutes de Stonewall, marquant le début du militantisme gay et lesbien, ce portrait de couple qui cultive à merveille l’ambiguïté des sexes résonna à l’époque comme un manifeste de la cause homosexuelle.

La Fondation Van Gogh place en ligne de mire un portrait du même Jackie mais sans son costume ni son maquillage. Ainsi remasculinisé, si on peut dire, le type est moins à l’aise, plus à l’étroit dans son fauteuil. Preuve de quoi ? Qu’Alice Neel faisait ce qu’elle voulait de ses modèles. Ce dont témoigne l’un d’eux, le réalisateur Michel Auder, qui se souvient qu’elle “prévoyait tout et se faisait un scénario” qu’il ne s’agissait pas de détricoter une fois qu’elle lui avait lancé : “Tu vas te mettre dans ce fauteuil parce que c’est là que ton corps doit être.”

C’est ainsi qu’elle a dû s’adresser à Warhol qu’elle accepte finalement de peindre en 1970, deux ans après que Valerie Solanas lui a tiré dessus. Les yeux clos, le thorax suturé des cicatrices laissées par son opération, le poitrail flasque, le roi des superficialités pop ferme les yeux et croise les mains dans une attitude d’apaisement. Pas poseur, il semble méditer, voire léviter, grâce notamment à ce halo bleu pâle derrière lui. Ces légers à-plats de couleurs, ces ombres portées sur la peau ou autour des personnages, l’artiste les glisse aussi sur les corps des femmes enceintes et ceux boursouflés des nourrissons hébétés qu’on retrouve tout au long de l’expo. Or, ces zones-là, pour réalistes qu’elles soient, figurant la fatigue ou la maladie frappant le modèle, marquent aussi finalement l’espace propre du travail pictural, une autonomie de la peinture, quelque chose de paradoxalement plus abstrait. (d’après LIBERATION.FR)


Alice Neel © awarewomenartists.com
Alice Neel, un regard engagé

Précurseure d’une approche intersectionnelle, la peintre américaine Alice Neel, disparue en 1984, a toujours su lier la cause de la femme à la question des origines et de la classe sociale. Reportée, la rétrospective-événement consacrée à l’icône du féminisme aura bien lieu en 2022. Retour avec Angela Lampe, commissaire de l’exposition, sur le parcours d’une artiste farouchement indépendante, source d’inspiration pour nombre d’artistes, dont Robert Mapplethorpe, Jenny Holzer ou encore Kelly Reichardt :

“La décision n’était pas facile à prendre. Au beau milieu des ultimes discussions sur la couverture du catalogue le verdict est tombé : nous serons confinés. Cela faisait presque deux ans que nous travaillions sur ce projet passionnant – une importante présentation d’une des figures majeures de l’art nord-américain : l’extraordinaire peintre Alice Neel (1900-1984). L’exposition qui, pour la première fois, aurait mis en lumière son engagement politique et social était prévue à partir du 20 juin 2020. Tout était prêt, les œuvres accordées, une belle scénographie conçue, textes et cartels écrits et les modalités de transport bouclées. Mais l’évolution de la situation sanitaire nous permettrait-elle d’inaugurer l’exposition à la date annoncée ?

Au fil des semaines et de leur lot de mauvaises nouvelles, provenant notamment des États-Unis, où se trouvait la majorité des prêts, la confiance s’effritait. Fin avril 2020, il fallait nous rendre à l’évidence : la réalisation du projet était impossible cet été. Il fallait donc trouver un nouveau créneau ce qui, dans un contexte en constante évolution, relevait d’une gageure. La confirmation des dates de la rétrospective majeure que le Metropolitan Museum de New York dédierait à Alice Neel au printemps 2021 – la consécration absolue pour une artiste femme longtemps ignorée de son vivant – nous a permis de trancher. En raison des deux étapes suivant la présentation new-yorkaise, nous avons dû reporter notre projet à l’automne 2022, avec l’idée de le présenter tel qu’il était initialement conçu. Mais que faire du catalogue sur le point de partir à l’impression ? Stopper tout ou le publier deux ans avant l’arrivée des œuvres et le démarrage de la campagne de communication ?

Tout au long de sa vie, cette femme radicale, membre du parti communiste, ne cesse de peindre les marginaux de la société américaine, ceux et celles qui sont écartés en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou encore de la radicalité de leur engagement politique.

Une décision dure à prendre… mais notre envie, attisée par le contexte politique actuel, nous a conduits à prendre le risque de publier le catalogue comme prévu cet été. Dans cette période trouble où la vie des autres, celle des gens de couleur, de minorités et d’émigrés semble moins compter, Alice Neel a un mot à dire. Tout au long de sa vie, cette femme radicale, membre du parti communiste, n’a cessé de peindre les marginaux de la société américaine, ceux et celles mis à l’écart en raison de leurs origines, la couleur de leur peau, leur excentricité, leur orientation sexuelle ou encore la radicalité de leur engagement politique. Même si, grâce à une notoriété grandissante à partir des années 1960, Neel élargit le spectre de ses modèles aux milieux plus favorisés, elle reste toujours fidèle à ses convictions de gauche. Quelques semaines avant sa mort, la peintre déclare : « En politique comme dans la vie, j’ai toujours aimé les perdants, les outsiders. Cette odeur de succès, je ne l’aimais pas. » ” (d’après CENTREPOMPIDOU.FR )

  • image en tête de l’article : Alice Neel, “Julie enceinte et Algis” (1967) © Succession Alice Neel.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Succession Alice Neel ; awarewomenartists.com