SLOW MEDIA : wallonica persiste et signe

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La bergeronnette vient de s’envoler ; elle piétait dans la prairie détrempée par le déluge de ces derniers jours et elle m’a arraché à une rêverie étonnée. Merci Hugues Dorzée et l’équipe dImagine, Demain le monde : vous revendiquez l’appartenance à la Slow Press -et tout le monde vous l’accorde- et vous me faites découvrir que wallonica fait du slow media depuis plus de 23 ans… sans le savoir, malgré une Charte de qualité qui le formule en d’autres termes.

Pour Monsieur Jourdain, c’était la prose, pour wallonica c’est du Slow… quoi ? Je constate que les initiatives d’éducation permanente (nous, même sans la reconnaissance officielle) visant à développer le sens critique de leurs bénéficiaires (vous, avec toute notre reconnaissance) en leur faisant travailler des contenus dûment sélectionnés et édités, n’ont pas de Slow quelque chose. Parler de Slow Education fait trop penser à l’école, Slow Knowledge aux innovations en Intelligence Artificielle et Slow Content à une tortue qui se rend au feu d’artifice du 14 juillet à Liège. Essayons Slow Docu en attendant mieux…

Il nous reste à vérifier si nous participons du même mouvement que tous nos confrères et consœurs qui, comme nous, ont décidé de descendre d’un train lancé à trop grande vitesse, sans renoncer à leur volonté de faire Société. J’ai idée que nous allons tomber d’accord !

Patrick THONART

N.B. Dans le texte ci-dessous, nos commentaires seront précédés d’un [eW] pour “encyclo WALLONICA“.


[OWNI.FR, 4 août 2010] Et si on levait le pied ? C’est le programme proposé par des Allemands, qui détaillent en quatorze points leur concept de slow media ou “médias lents” dans un manifeste publié en janvier de cette année. Nos camarades d’outre-Rhin sont particulièrement actifs et semblent être des champions du manifeste. Après un manifeste Internet qui a généré de nombreuses discussions, voici la traduction d’un manifeste pour promouvoir… les slow media, ou médias lents [eW : ou médias doux]. Certaines des valeurs qu’il prône ne sont pas étrangères à la soucoupe.

Le manifeste des slow media
(traduction DE > FR)

Dans la première décennie du vingt-et-unième siècle, que l’on appelle les années zéro, les fondements technologiques du paysage médiatique ont profondément changé. Les mots clés les plus importants s’appellent réseau, Internet et médias sociaux. Dans la deuxième décennie, il y aura moins de gens qui chercheront de nouvelles technologies permettant une production de contenu plus simple, plus rapide et moins chère. Au lieu de cela, il aura des réactions appropriées à cette révolution des médias, qui intégreront les dimensions politiques, culturelles et économiques et qui seront constructives. Le concept de lenteur “slow”, à prendre comme dans “slow food” et non en tant que “décélération”, en sera une clé importante. Tout comme le slow food, les slow media n’ont rien à voir avec la consommation rapide, ils sont du côté du choix réfléchi des ingrédients et de la préparation concentrée. Les slow media sont accueillants et chaleureux. Ils partagent volontiers.

1. Les slow media contribuent à la pérennité

La pérennité est liée aux matières premières, aux processus et aux conditions de travail, qui sont les fondements de la production médiatique. L’exploitation et le sous-paiement comme la commercialisation sans condition des données privées des usages ne pourra donner lieu à des médias pérennes. Le terme renvoie en même temps à la consommation pérenne des slow media.

[eW] L’édition en ligne est consommatrice de ressources énergétiques, par la nature même de ses outils. Il nous revient d’en faire usage raisonnable et de gérer sainement le ratio entre l’énergie consommée et l’activité critique suscitée chez nos visiteurs. Notre bénévolat auto-géré reste un mode de collaboration où intervient jugement, confort et respect : voilà qui garantit des conditions de travail éthiques et responsables. Loin des arcanes de l’ISO27001 et autres tracasseries bureaucratiques, nous garantissons un usage des données personnelles non-commercial : l’abonné reçoit gratuitement, une fois par semaine, notre infolettre qui ne mentionne que les derniers parus, sans pub, et nos décomptes de visites sont totalement anonymisés.
Audit interne du critère 01 : OK !

2. Les slow media promeuvent le monotasking

Les slow media ne peuvent être consommés de manière distraite, ils provoquent au contraire la concentration de l’usager. Tout comme pour la production d’un bon repas, qui demande une pleine attention de tous les sens par le cuisinier et ses invités, les slow media ne peuvent se consommer avec plaisir que dans la concentration.

[eW] Mea Culpa. Nous gagnons notre visibilité également au travers des réseaux sociaux, hauts-lieux du multitasking : avec un titre intrigant ou une iconographie qui interpelle (ne serait-ce que par sa qualité : pas de photos de petits chats ou d’images achetées à des banques de données internationales), nous suscitons souvent le premier clic, celui qui ouvre une page de wallonica.org. Plus souvent, c’est l’attaque d’un article, dans la première page des résultats d’un moteur de recherche bien connu, qui rend le visiteur curieux. La suite lui appartient : il ou elle lira l’article découvert, s’intéressera au thème et cliquera sur les liens connexes qui redirigent vers des contenus Wallonie-Bruxelles, qui bénéficieront ainsi de leur pleine attention. Notre dispositif d’entonnoir de liens ainsi organisé permet de passer de la dispersion à l’attention. What else ?
Audit du critère 02 : OK !

3. Les slow media visent le perfectionnement

Les slow media ne se présentent pas comme des choses vraiment nouvelles sur le marché. Ils accordent davantage d’importance à l’amélioration continue d’interfaces fiables et robustes, accessibles et parfaitement conçues pour les habitudes de consultation de leurs usagers.

[eW] De l’éducation permanente à l’amélioration continue, il n’y a qu’un pas, que nous avons fait tant de fois, en 23 ans d’activités : notre histoire, tant logicielle que méthodologique, en témoigne. Notre interface en logiciel libre est constamment mise-à-jour et augmentée de nouvelles fonctionnalités. Ceux parmi nos fidèles qui ont connu les versions précédentes de notre encyclo pourront témoigner. Rétrospectivement, je trouve qu’ils ont été courageux. Nous aussi !
Audit du critère 03 : OK !

4. Les slow media rendent la qualité palpable

Les slow media se mesurent en production, en attrait et en contenu par rapport à des standards de qualité élevés et se distinguent de leurs homologues rapides et vite passés, que ce soit par une interface de qualité supérieure ou par un design esthétique inspirant.

[eW] Du logo à la mise en page, du confort de lecture à la qualité de l’iconographie, du niveau des contenus à la transfiguration des publications originales en publications “wallonica”, notre Livre d’or déborde de témoignages et de retours qui font chaud au cœur.
Audit du critère 04 : OK !

5. Les slow media encouragent les prosommateurs (les personnes qui déterminent activement ce qu’ils veulent produire et consommer, et comment)

Dans les slow media, le prosommateur actif s’inspire de son usage des médias pour développer de nouvelles idées et agir en conséquence, plutôt que d’être un consommateur passif. Cela s’illustre par exemple par les annotations en marge dans un livre ou par les discussions animées entre amis à propos d’un disque. Les slow media inspirent, impactent les pensées et actions de leurs usagers de manière continue et cet impact est encore perceptible plusieurs années plus tard.

[eW] Voilà un critère émouvant pour nous et qui sonne comme une reconnaissance a posteriori : nous avons très tôt publié sur le passage du prolétariat au consomtariat qu’avaient identifié Bard & Söderkvist dans Les Netocrates (2008). L’idéal du prosommateur traduit enfin la saine réaction contre cette déchéance sociétale. Nous y travaillons, notamment en nous efforçant de susciter l’apparition d’un réseau de contributeurs et de centres d’édition encyclo : les Maisons Jaucourt.
Audit du critère 05 : OK !

6. Les slow media sont discursifs et alimentent des conversations

Ils cherchent interlocuteur avec qui entrer en contact. Le choix du medium cible est donc secondaire. L’écoute est aussi importante que le discours dans les slow media. Aussi, slow signifie ici : être attentif et abordable, être capable d’observer et de questionner sa propre position sous un angle différent.

[eW] Objectif “débat” : voilà un point fondateur chez nous. Dans nos 7 critères de qualité, nous insistons sur les principes de l’édition critique en citant Simone Weil : “Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.” wallonica.org doit ainsi s’interdire tout dogmatisme et son travail d’édition doit induire une approche critique du sujet abordé, sans exclusive. Plus encore, là où nous évoquons la liberté absolue de conscience, nous remettons le couvert : documenter le monde (c’est-à-dire la Wallonie et Bruxelles…) dans le but de convaincre du bien-fondé d’un dogme ou d’une idéologie n’est pas la même chose que publier une encyclopédie vivante qui alimente le débat et nourrit la réflexion critique. Nous avons fait notre choix.
Audit du critère 06 : OK !

7. Les slow media sont des médias sociaux

Des communautés actives ou des tribus se constituent autour des slow media. Cela peut être par exemple un auteur échangeant ses pensées avec ses lecteurs ou une communauté interprétant les œuvres tardives d’un musicien. Ainsi, les slow media contribuent à la propagation de la diversité et respectent les cultures et les particularismes locaux.

[eW] Nous avons fait le choix de désactiver la possibilité pour nos visiteurs de laisser un commentaire au bas des articles du blog encyclo. C’est par manque de ressources : avec près de 1.500 entrées dans l’encyclo, nous ne pourrions gérer les interactions nous-mêmes. Nous interagissons dès lors via le formulaire de contact et la messagerie. Les commentaires restent possibles dans le topoguide.wallonica.org et, à titre expérimental, dans l’essai Être à sa place qui est écrit en live ! Les réseaux de fidèles visiteurs qu’anime wallonica.org restent néanmoins garants du rayonnement de l’initiative. Seul bémol : nous n’allons jamais mettre en avant un particularisme local (le terme sent le communautarisme, à l’opposé de notre option “universaliste”) alors que nous rendrons justice à toutes les particularités locales. A débattre avec le traducteur du document source…
Audit du critère 07 : OK !

8. Les slow media respectent leurs usagers

Les slows media abordent leurs usagers d’une manière et consciente amicale et ont une bonne idée de la complexité ou de l’ironie que portent leurs usagers. Les slow media ne considèrent pas leurs usagers de haut ni ne les approchent d’une manière dominatrice.

[eW] La proximité systématique que nous entretenons avec nos visiteurs et nos réseaux ne nous invite pas à prendre quiconque de haut, pire : nous nous exposerions immédiatement à des retours de flamme, ce qui constituerait d’ailleurs une belle reconnaissance de notre travail d’éducation permanente !
Audit du critère 08 : OK !

9. Les slow media se diffusent par la recommandation

Le succès des slow media n’est pas fondé sur une pression publicitaire envahissante sur tous les canaux mais sur la recommandation par des amis, des collègues ou membres de la famille. Une personne qui achète cinq fois un livre et qui le distribue à ses meilleurs amis est un bon exemple de ce principe.

[eW] Pas de 20 m² pour nous, pas de mailings envahissants, pas de call centres harcelants ou de porte-à-porte pour vendeurs d’aspirateurs. Dommage, non ? Le jour où une encyclopédie en ligne fera des campagnes de promotion sur des panneaux gigantesques, à l’entrée des autoroutes, on pourra se dire que quelque chose a changé dans notre monde… En attendant, le bouche-à-oreille, c’est très bien. Et, mmmh, quel bouquin ai-je récemment acheté 5 fois ? Ah oui : La fille du sculpteur de Tove Jannson. Je vous le recommande ?
Audit du critère 09 : OK !

10. Les slow media sont intemporels

Les slow media ont une longue durée de vie et paraissent encore frais après des années voire des décennies. Ils ne perdent pas leur qualité avec le temps, mais obtiennent au contraire une patine qui augmente leur valeur.

[eW] Certains de nos articles datent de l’époque québécoise et ont été rapatriés dans wallonica.org. Nous travaillions alors avec l’équipe de l’Encyclopédie de l’Agora, alimentant la même base de données. Les temps ont changé et wallonica.org est aujourd’hui autonome. Reste que nous sélectionnerions les mêmes Incontournables qu’à l’époque. Nous restons fidèles à nous-mêmes et nos coups de cœur, comme nos engagements, ne sont pas très volatils.
Audit du critère 10 : OK !

11. Les slow media ont une aura

Les slow media diffusent leur propre aura. Ils génèrent la sensation que le média particulier appartient à ce moment précis de la vie de son utilisateur. Bien qu’ils soient produits industriellement ou soient partiellement bâtis sur des procédés industriels de production, ils donnent l’impression d’un caractère unique et d’être autocentrés.

[eW] Un témoignage bien senti, plutôt que des commentaires : “J’avais postposé quelque peu la lecture de votre ‘dernier paru’ consacré au développement personnel. M’étant levé aux aurores, je viens de m’y consacrer tout à mon aise et j’ai bien fait. J’ai d’abord beaucoup ri. Et puis, j’aime beaucoup la manière détachée d’aborder les choses graves et d’émailler votre propos -fort bien construit pas ailleurs- d’expressions familières, idiomatiques voire absurdes (silly, isn’t it ?) ce qui est évidemment une marque de fabrique depuis toujours.
En quelques instants de lecture, je vous ai retrouvés tout entiers, avec des feintes à deux balles (pan-pan) avec un tropisme affirmé pour le beau, avec la liqueur du Suédois, avec Spa, avec la dinde au whisky, avec Yves Teicher et Madame Chapeau (Amélie Van Beneden, les crapuleux de sa strootje et Jefke, pauvre Jefke), avec Frank Capra, la charmille de Haut Regard, avec le maire de Champignac (“là où la main de l’Homme n’a encore jamais posé le pied”), la sardine à l’huile (et donc l’huile de ricin), etc. J’ai évidemment ‘surkiffé sa race, wesh’. Bien sûr, je me suis goinfré des consignes et des exercices pratiques. Je me vais d’ailleurs trouver illico deux bouteilles de Chablis et Stars Wars 4-5-6 pour ce soir (ma femme aime bien le Chablis !).
Tout ça pour dire que cette encyclo.pédie.thèque (biffer rageusement la mention inutile) devient de plus en plus ce que vous vouliez qu’elle devienne et que je veux vous en féliciter fort chaleureusement. Voilà donc sans doute un chef-d’oeuvre à jamais inachevé.
Audit du critère 11 : OK par applaudimètre !

12. Les slow media sont progressistes, et non réactionnaires

Les slow media dépendent de leurs progrès technologiques et du mode de vie de la société connectée. C’est en raison de l’accélération de différents domaines de la vie que les îlots de lenteur délibérée sont rendus possibles et essentiels pour la survie. Les slow media ne sont pas en contradiction avec la vitesse et la simultanéité de Twitter, des blogs ou des réseaux sociaux, mais ils sont une attitude et une façon d’en faire usage.

[eW] Le point est délicat qui mélange bonnes pratiques dans l’usage des médias et positionnement sociétal, voire philosophique. L’intérêt du “slow” sous toutes ses formes est l’accent mis (mais non verbalisé) sur l’usage de la Raison, là où l’insistance sur la qualité et la cohésion sociale est mise en avant. User de Raison, c’est à dire ne pas être aveuglé par ses affects (et, partant, échapper au tout-commerce qui mise justement sur notre aveuglement affectif) demande du temps et de la maîtrise. Peu d’encyclopédies prennent l’industrie du Fast Food comme modèle : nous ne sommes pas très originaux sur ce point-là et nous travaillons dans le “temps long”. Notre attitude envers les dispositifs de réseaux sociaux électroniques et le e-Business est plus tangente : à aucun moment la viralité de nos contenus sur tel ou tel support n’est un critère de réussite (sauf pour briguer des subsides…) mais la maîtrise des outils du e-Business au sens large est une exigence de notre métier. Nous y travaillons tous les jours.
Audit du critère 12 : OK !

13. Les slow media reposent sur la qualité, à la fois dans la production et dans la réception des contenus médiatiques

Des compétences intellectuelles comme la critique des sources, le classement et l’évaluation des sources d’information prennent de l’importance avec l’accès croissant à une information disponible en grande quantité.

[eW] Une des exigences de notre travail est la documentation des bonnes pratiques que nous mettons en oeuvre au quotidien. Nous avons créé un ‘auteur virtuel’ pour ce faire et les articles signés de Maison Jaucourt sont adressés aux confrères qui voudraient faire bon usage de nos méthodes. Qui plus est, nous avons rédigé une Charte de qualité en sept point et déposé la marque wallonica®, synonyme du respect de ces critères.
Audit du critère 13 : OK !

14. Les slow media cherchent la confiance et ont besoin de temps pour devenir crédibles

Derrière les slow media, il y a des hommes et cela se ressent.

[eW] Chez nous, il y a des hommes… et des femmes. Le critère est émouvant et rappelle une exigence d’Auguste Renoir, rapportée par son fils Jean dans la magnifique biographie qu’il lui a consacrée : Renoir ne voulait autour de lui rien qui fut industrialisé ; dans chaque objet, il voulait reconnaître la main de l’homme qui l’avait façonné. Nous y sommes : nos articles sont fait-main !
Audit du critère 14 : OK+ !

Enikao, trad., et Patrick THONART, eW


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : owni.fr | crédits illustrations : © DR.


Lire et débattre en Wallonie-Bruxelles…

HUSTINX, Astrid (1950-2022)

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C’est désormais établi (puisque c’est dans wallonica.org !) : les petites belges ont le caractère bien trempé et cela, depuis longtemps. De Marie Popelin à Marie Mineur, elles ont été nombreuses à marquer notre histoire (même si les manuels scolaires ne leur ont pas toujours fait justice). Plus proches de la grande sportive Hélène Dutrieu, deux femmes moins célèbres n’en ont pas moins imposé le respect dans des domaines qui, à leur époque, étaient l’apanage de ces Messieurs : Fernande Hustinx dans les rallies automobiles (elle est la coéquipière de la fameuse Simone ; pas Simone de Beauvoir mais celle de l’expression “En voiture, Simone“) et une autre Hustinx, Astrid, récemment disparue, qui s’est imposée dans… l’aviation civile, en pilotant rien moins que des A-340 !

Air Astrid

[RATEONE.BE]Le pilote d’un avion de ligne, c’est un homme tout de même, non !?” Eh bien, pas forcément. Il y a plus de 40 ans déjà, Astrid HUSTINX, alors encore une jeune femme, brise la voûte du ciel et sa carrière de pilote prend alors son envol. Accompagnons donc Astrid lors de ses voyages, du Congo à Tahiti. Sautons hors des frontières, out of the box. Ou même, comme Astrid, out of the plane

Née pour sauter

Astrid a vu le jour le 9 mars 1950 à Zele. A ses deux ans, la famille Hustinx s’installe à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) au Congo. Sa mère y travaille comme sage-femme, son père comme directeur technique. “Lors de mon enfance, je jouais aux billes avec les garçons, se souvient-elle, et je construisais des locomotives à l’aide de restes de bouts de bois. Jouer à la poupée avec mes copines ? Moi ? Jamais !” Lorsqu’elle a 7 ans, son père l’emmène à un meeting aérien local. Elle est fascinée par les corolles dans le ciel et le Fouga Magister. “De retour à la maison, je voulais absolument sauter en parachute ! J’ai pris le parasol du jardin et ai survolé plusieurs marches de la terrasse… l’atterrissage était hum… hasardeux !” Fin 1961, la crise congolaise oblige la famille Hustinx à rentrer en Belgique. Mais Astrid ne renonce pas à son rêve de sauter en parachute. A l’âge de seize ans, encore mineure, il lui faut impérativement la signature des deux parents. “Papa ne cautionnait pas et préférait que je garde les deux pieds sur terre.” Heureusement, il travaille de temps à autre au Liberia et à la maison, maman a le dernier mot.

© Collection privée

Astrid se rend au terrain presque tous les weekends. Ayant du talent, le Para Club de Spa subventionne ses sauts d’entraînement de voltige et de précision d’atterrissage. Même lors de compétitions internationales, caractérisées par un haut niveau de testostérone masculine, Astrid s’impose malgré tout remarquablement comme femme ! Les revenus gagnés lors de son premier job comme collaboratrice auprès de compagnies d’aviation d’affaires lui permettent de découvrir l’espace aérien de la planète et ses sauts préférés sont des vols de grande formation, dès le milieu des années 70 jusqu’au début de années 90.

Echange combinaison de saut contre uniforme

Sa carrière de pilote n’est pas moins impressionnante. La crise pétrolière de 1973 a d’abord tout gâché… Ne trouvant pas immédiatement de travail comme pilote professionnel, Astrid s’est contentée de petit boulots dans le monde de l’aviation d’affaires. “J’ai lavé des avions, raconte-t-elle, transporté des bagages, assuré la restauration… J’ai également été hôtesse sur Mystère 20 et Falcon 10, et finalement déléguée commerciale, remportant de beaux contrats de location d’avions d’affaires…” En 1977, le moment tant attendu arrive enfin. Astrid est qualifiée copilote Beechcraft-99, sur la ligne Liège-Ostende-Londres Heathrow. Fin 1982, elle s’installe en France. Elle y épouse un pilote français, veuf avec une petite fille. Astrid adopte la fille et… la nationalité française. Cinq années plus tard, à l’âge de 37 ans, Astrid est nommée commandant de bord Mystère 20 et Falcon 10. Une jeune femme commandant de bord d’un avion civil, sans antécédents militaires… il faut le faire ! Elle effectue souvent des vols aussi pour Europ Assistance.

D’Air France…

En 1988, Astrid est embauchée par Air Inter en tant que copilote Caravelle Super XII. Après de longues années passées dans l’aviation d’affaires, ce poste à Air Inter lui permet de consacrer un peu plus de temps à sa famille. Trois ans plus tard, Astrid obtient sa licence de pilote de ligne puis est qualifiée copilote sur Airbus A-320. Pus tard, à 47 ans, à l’époque de la fusion entre Air Inter et Air France, Astrid est nommée commandant de bord de la famille Airbus ! Elle vole désormais sur A-318, A-319, A-320 et aussi l’A-321. En 2005, Astrid est promue commandant de bord sur quadriréacteur Airbus A-340 et elle réalise ses premiers vols transatlantiques, et aussi transpacifiques depuis la base de Tahiti. Cerise sur le gâteau : à peine un an plus tard, Astrid Hustinx se régale sur le biréacteur Airbus A-330 !

© Collection privée

Entre-temps, Astrid reste toujours fidèle à ses premières amours : le parachutisme. Son autre passion aussi est de repousser les limites : faire du vol à voile à une altitude de 5.000 mètres en Nouvelle-Zélande, réaliser des vols en Mustang en Floride ou en P-40 Kittyhawk en Californie… Après sa retraite en 2012 qu’elle qualifie de nouvelle vie, elle reste néanmoins airborne : que ce soit à bord d’un ULM, une montgolfière, ou en parapente… the sky is her limit ! 15.600 heures de vol parmi lesquelles des missions humanitaires… pas étonnant que le président d’Air France en personne ait décoré Astrid Hustinx de la Légion d’Honneur !

…à Air Femme

Les anecdotes à propos d’un pilote féminin dans l’aviation civile pourraient remplir tout un Airbus. “Au début des années ’80, j’étais basée à Bruxelles à bord d’un Mystère 20, immatriculé OO-VPQ, en abrégé : Oscar Papa Québec. Mais, sourit Astrid, les contrôleurs aériens avaient fini par m’appeler Oscar MAMA Québec !” Au cours de l’été 1987, lors d’une réserve, je suis bipée pour un vol en Falcon 10, du Bourget à Bilbao. Mais lorsque mes quatre passagers voient un commandant de bord féminin, ils passent quelques coups de fil pour trouver “un appareil avec un autre équipage.” “Hélas, s’esclaffe Astrid, ils ont dû se contenter de moi ! Et comme ils avaient un contrat important à négocier à Bilbao, ils m’ont finalement suivie vers l’avion, mais en traînant des quatre fers. Imaginez leur soulagement quand ils ont vu que le copilote était un homme ! L’atterrissage à Bilbao fut mon petit moment de gloire : vent de tra-vers, pluie battante, mauvaise visibilité, de nombreuses turbulences et malgré tout… un super Kiss Landing ! Satisfaction pour tout le monde ! Le contrat enfin signé, ils ont même demandé que ce soit dorénavant moi leur commandant de bord !

Air FranceBus, comme dans Airbus

© Collection privée

En 2007, Astrid est basée durant six semaines en Polynésie pour assurer la ligne Air France Papeete – Los Angeles en Airbus-340. Entre deux courriers, lors d’une excursion au Lagon Bleu de Rangiroa, elle se retrouve en compagnie de 4 touristes. Quand ils lui demandent quelle est sa profession, préférant éviter les bavardages, elle leur dit être chauffeur de bus. Quel étonnement lorsque deux jours plus tard, en souhaitant la bienvenue aux passagers, elle revoit ces mêmes touristes. Confus et même un peu abasourdis de voir une Astrid-en-maillot-de-bain vers une Astrid-en-uniforme… “Mais, vous étiez conductrice de bus, non !?” Réponse d’Astrid : “Ah oui, j’ai oublié de vous préciser que c’est un AIR-bus…

Ces touristes eux aussi l’auront compris ! Avec Astrid Hustinx, ce commandant féminin d’Air France, on vole bien loin du business as usual


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : rateone.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée.


Plus de sport en Wallonie-Bruxelles…

THONART : Tite-Belette et sa pelisse

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Il était une fois très spéciale, un jour de fête au Royaume : Petit-Roi et Petite-Reine allaient présenter leur nouvel enfant aux amis de la famille, réunis dans la grande salle pour festoyer et danser et rire et boire à la santé du nouveau-né et, il faut bien l’avouer, ensuite s’endormir sur les bancs disposés ça et là.

A la table d’honneur, les parents trônaient aux côtés des trois frères et sœurs pour qui des réjouissances identiques avaient été organisées, en son temps. Personne ne pouvait encore imaginer combien cette fête-ci resterait – à raison – dans toutes les mémoires…

Le sens pratique de Petite-Reine avait permis de trouver la juste place pour chacun des convives, en tenant compte des alliances et des détestations qui faisaient le tissu des deux lignées. C’est ainsi qu’elle avait bien veillé à asseoir deux des trois marraines du bébé à chacune des extrémités de la grande table, à distance égale du petit berceau qui trônait au milieu de la salle : Glinda la bonne fée et Aughra la bonne sorcière se détestaient cordialement et personne n’aurait osé s’asseoir entre elles, de peur d’être changé en porcelet au cours d’une de leurs disputes.

La chaise de la troisième marraine, Dame Jehanne, était vide : après avoir honorablement festoyé, elle avait rejoint les cuisines pour accompagner la préparation du gâteau de roses, servi avec les vœux des marraines, comme le voulait la tradition chez ces gens-là.

Près de la grande fenêtre qui donnait sur la Ville, froufroutait Glinda, la marraine-bonne-fée du bébé, toute en bijoux et en dentelles rose pâle. Par un enchantement dont elle avait le secret, les voiles et les rubans de sa tenue voletaient en permanence autour de sa robe scintillante et ce n’est pas sans une certaine jalousie que les autres dames de la tablée évoquaient sa carrière passée.

A l’autre bout de la tablée, tapie derrière une colonne, Aughra, la marraine-bonne-sorcière de l’enfant, se tenait à l’écart de la lumière trop vive des torches : elle n’avait pas peur de l’ombre (souvent, on l’appelait pour entendre les dernières vérités des mourants) et elle n’avait pas peur de la nuit (elle connaissait toutes les étoiles). Elle avait fait plus modestement carrière mais son mauvais caractère l’avait protégée de l’avant-scène.

Un changement de musique appela soudain chacun à faire attention. En se frottant les mains, Petit-Roi se leva et fit le tour de la table, renversant maladroitement au passage une statuette de l’ancêtre Commandeur que Petite-Reine voulait offrir à sa fille, comme elle l’avait fait avec ses autres rejetons.

Il s’éclaircit la voix et annonça à l’assemblée que l’enfant nouveau-né s’appellerait Tite-Belette, ‘Tite” parce qu’elle se sentirait toujours trop petite mais “Belette” parce qu’elle saurait toujours se faufiler. Petite-Reine se leva et, de sa place, ajouta qu’ils en avaient également décidé ainsi parce que Tite-Belette aurait le poils soyeux sur la tête et sur les jambes. Telle était l’annonce des parents.

Glinda se leva alors – sans y être invitée d’ailleurs – et annonça qu’elle ferait deux cadeaux à sa nouvelle filleule. Pour le premier, elle s’approcha du berceau. Tout le monde retenait son souffle quand elle toucha un des rubans volants de sa robe avec sa baguette magique, l’enroula et le posa sur la tête du bébé. Elle se redressa et déclara à l’envi que si les parents voulait un enfant poilu, les poils de sa tête, alors, seraient toujours une fête ! Et à l’instant même, les rubans de sa tenue s’assagirent en des nœuds fort élégants alors que premiers cheveux de la petite, désormais enchantés, adoptèrent une position festive qu’ils ne quittèrent plus jamais.

L’humeur était au beau fixe et on resservit du vin à tous lorsque Glinda fit lentement apparaître son deuxième cadeau, flottant au-dessus du berceau dans un halo de lumière. “Oooh !” s’écria toute l’assemblée, “la pelisse de Leodwin, on la pensait disparue.” L’objet de lumière était magnifique : une pelisse légère comme du fil d’araignée, entièrement recouverte d’yeux ouverts sur une face, capuchon compris.

Tous se tournèrent alors vers Jehanne car c’était elle qui était chargée de la vraie mémoire de la famille. Elle expliqua aux plus jeunes, non sans avoir d’abord lampé un bon coup de vin épais, que la pelisse était magique et puissante et que son premier propriétaire, le roi elfe Leodwin, la portait toujours en son palais, afin de voir tout ce qui pouvait se tramer à son endroit, comme à la bataille où les mille yeux de la pelisse lui permettaient de ne jamais être surpris… jusqu’au jour où un Orc, plus rusé que les autres, compris la source de l’invincibilité du roi et jeta une poudre maléfique sur trois des mille yeux. Il frappa à trois reprises, transperçant ces yeux, la pelisse et le corps du roi au cœur, à l’épaule et au front. Le roi fut enterré au milieu du champ de bataille et tous pensaient la pelisse volée par l’Orc assassin.

Mais elle était là, au vu de tous, flottant au-dessus du berceau innocent d’où les cheveux du bébé commençaient à dépasser ! Ceux qui connaissaient la légende pouvaient d’ailleurs remarquer les trois yeux fermés et cousus, là où le sauvage avait frappé le roi (qui n’était pas petit, celui-là).

Glinda était droite et ne riait plus, sa robe brillante avait maintenant la lumière de l’orage et personne ne bougea quand elle prononça son vœu :

A chacune de tes peurs, la pelisse du Roi te couvrira,
A l’entour, par ses yeux, tout et toujours tu verras,
Le jour, ta curiosité te comblera,
Mais, quand le soir tombera,
Les trois yeux blessés tu oublieras…

La fée se rassit à sa place, comme épuisée par son incantation et la fête semblait atteindre un point mort lorsqu’un grognement fit tourner toutes les têtes dans la même direction. Aughra s’était levée, la colère rentrée faisait friser ses sourcils bien fournis mais personne ne doutait que son vœu adoucirait la lourde destinée annoncée par celui de Glinda (que personne n’avait très bien compris, d’ailleurs). Elle leva la petite baguette de coudrier qu’elle tenait fermement dans sa main gauche et la pointa vers le berceau :

Que ta beauté sauvage raconte ta terrienne puissance,
Que dans le doute tu apprennes à les chevaucher,
Car ceux qui t’aime devineront ta naissance,
Et les autres voudront te la reprocher…

L’assistance restait la lippe pendante : certes, le vœu était beau, bien tourné et, normalement, bénéfique pour l’enfant mais… la pelisse ? Tout le monde chuchotait : “Et la pelisse ?“, “Aughra ne fait rien pour la pelisse ?“, “Elle pourrait quand même alléger le sort de l’autre clinquante donzelle…

Aughra souriait dans sa moustache (qu’elle ne rasait jamais) : elle ne crachait pas sur un petit suspense quand elle voulait jeter des sorts. Elle se leva, reprit sa baguette et la pointa, vers la pelisse cette fois. Un flux presque transparent de lianes et de fleurs en sortit qui atteignit la pelisse en lévitation, l’entoura puis s’évanouit dans les airs, laissant l’objet magique flotter au-dessus du bébé. Si les plus jeunes étaient charmés par la beauté du geste, les plus anciens avaient remarqué que les trois yeux crevés avaient été réparés et retournés au revers. Alors, Aughra, toute en sourire :

Ce que la sauvagerie mauvaise a détruit
La sauvagerie joyeuse a réparé.
En hiver comme en été,
Du manteau, choisis le bon côté !

Personne n’avait compris grand’chose mais tous étaient soulagés car venait le tour de Jehanne… et du gâteau. La bonne marraine n’était ni fée ni sorcière : elle ne pouvait offrir que sa bonté à l’enfant. Ce qu’elle fit :

Quand tu auras besoin de moi,
A tes côtés, je serai là,
Mais toujours pour être aidée
Il faut accepter de demander.

Les années passèrent et le temps des royaumes fut bientôt révolu. Du palais de Petit-Roi et de Petite-Reine ne restait que le souvenir ; les frères et sœurs de Tite-Belette vivaient leurs vies dans d’autres terres. Tite-Belette avait été une belle enfant (le sortilège des cheveux n’avait trouvé aucun contre-sortilège, malgré les efforts de Petite-Reine) et elle devenait un joli petit bout de femme quand le jour arriva où, dans le respect des consignes de Glinda, Petite-Reine remit la pelisse magique à sa fille. Elle le fit, sans un mot d’explication.

Tite-Belette enfila le vêtement à l’apparence quand même fort surprenante : près d’un millier d’yeux qui vous regardent tant que vous ne les avez pas posés sur votre dos, ça intimide. Et puis, ces trois yeux au revers : un dans la capuche, un au sommet de la manche et un sous l’omoplate, ça intimide aussi, pire, ça chatouille les pudeurs.

Qu’à cela ne tienne, l’enfant avait revêtu sa pelisse et, désormais, était condamnée à voir et voir encore. Dans la campagne, voir beaucoup voire tout était une bénédiction, de la poésie à chaque pas, dans chaque creux de branche, dans tous les bourgeons d’arbres, le long des tiges de toutes les fleurs, au fil des plumes de tous les oiseaux : elle se nourrissait de ce qu’elle voyait. Chaque promenade était un pas de plus dans la Grande Confiance.

Or, un jour, ses pas la menèrent à la Ville et, si la Nature de sa campagne ne faisait rien pour être regardée, la Ville, elle, regorgeait d’images faites pour être vues. Tite-Belette se sentait toute petite, toute perdue devant cette abondance. Sans arrêt, les 997 yeux de sa pelisse lui ramenaient des images du monde qui l’entourait, des gens qui lui parlaient, des livres qu’ils écrivaient, des messages qu’ils postaient… elle ne savait plus que penser ni même qui elle était encore. La Grande Confiance s’est mise à fondre et à couler dans la sueur de son cou. Certes les gens étaient ravis qu’elle les regarde autant mais ils partageaient avec elles des mondes qui n’étaient pas le sien, nulle part où elle puisse grandir et laisser fleurir sa vraie personne.

C’est alors qu’elle se souvint du vœu de sa tante Jehanne, qu’on lui avait rapporté. Elle pris son bâton de marche et marcha jusqu’à la vieille qui, comme promis, l’accueillit dans ses bras et la consola. Elle ne lui dit pas grand chose, une fois les retrouvailles consommées. Elle lui rappela simplement le conseil d’Aughra : “Du manteau, choisis le bon côté !” Tite-Belette avait oublié les trois regards tournés vers sa tête, son épaule et son coeur.

Dame Jehanne attendait ce moment depuis la naissance de sa filleule : elle posa lentement son tricot sur le buffet, à côté de l’âtre et se retourna vers la petite. Doucement, elle retira la pelisse magique des épaules de l’enfant devenue femme, la retourna et la reposa sur le dos et la tête de Tite-Belette.

Un moment, celle-ci ressentit une grande obscurité l’entourer et elle eut peur. Puis, un à un, les trois yeux enfin tournés vers le monde s’ouvrirent et Tite-Belette vit désormais la vie à travers son cœur, sa tête et ses bras devenus forts. Est-il besoin de dire qu’elle ouvrit la porte en remerciant sa marraine et qu’elle partit à cheval dans un grand rire nocturne.

Le conte n’en parle pas mais, à la veillée, Dame Jehanne raconte souvent les visites régulières de Tite-Belette qui vient lui raconter comment un œil de plus s’est ouvert… sur elle-même.

Patrick Thonart


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Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

JANSSON : La fille du sculpteur (1968)

Temps de lecture : 10 minutes >

J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…

JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR

Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !

978-2-924898-86-4

L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.

Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.

Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.

Patrick Thonart


Anna

C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.

Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant,
et les harpes se taisent prestement.
Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée
pour s’emparer de sa couronne de mariée.
Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs.
Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire,
horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement
fait face au bras vengeur de son amant.

On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.

JANSSON Tove, La Fille du sculpteur (Saguenay : La Peuplade, 2021)


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Plus de littérature en Wallonie et à Bruxelles…

MAASTRICHT : Festival L’Europe & l’Orgue 1997 + Caractéristiques des orgues de Maastricht

Temps de lecture : 6 minutes >

Le prolifique César Franck était beaucoup de choses, mais il était aussi organiste. Élève remarquable de Reicha, le compositeur liégeois a touché les (complexes) ensembles de pédaliers, de tirettes et de claviers parisiens de Notre-Dame-de-Lorette à Sainte-Clotilde, où il va inaugurer ( un magnifique instrument du facteur d’orgues Aristide Cavaillé-Coll (il en restera le titulaire jusqu’à sa mort : des orgues, s’entend).

Tout bon liégeois étant un principautaire refoulé, il est donc deux fois naturel de se tourner vers Maastricht où, aujourd’hui encore, se tient régulièrement le festival L’Europe & l’Orgue, organisé par la Fondation Pro-Organo. Nous reproduisons ici des extraits du programme de 1997, avec une description des trois instruments concernés : les orgues de Notre-Dame, de Saint-Mathieu et celles de la basilique Saint-Servais. Les différents dispositifs de chacun des orgues sont donnés en tableau. C’est une belle occasion de se délecter de mots peu communs : quarts de nasard, tirasses, sesquaialters et autres salicionaux…

Patrick Thonart


Sur les orgues, dans les églises, il servira sa ville pour la récréation des fidèles de la municipalité, afin que sa musique les détourne des auberges et des tavernes. Sur ordre du Maïeur, il jouera de l’orgue, chaque fois une pleine heure, le dimanche matin et l’après-midi du même jour, ainsi que chaque jour après la prière du soir et à l’occasion des jours de marché municipal.

d’après les actes de désignation des organistes municipaux (± 1600)

De plus, il “pratiquera son art pour que les fidèles viennent volontiers  l’écouter et affluent pour ce faire des quatre coins de la commune” (d’après les archives de l’église de Saint-Bavon à Haarlem). En ouvrant des concerts d’orgue à tout un chacun, le but des autorités de l’époque était clair, et leur conception de l’influence bénéfique de la musique sur le peuple était en tout cas meilleure que celle de plus d’un prédicateur. Les églises réformées étaient le point de rencontre où l’on retrouvait la bourgeoisie aisée, les marchands en route pour la foire et le petit peuple. Aux claviers des orgues municipales, l’organiste y occupait une place de choix et méritait considération.

A celui-ci, il était également demandé de jouer plus souvent “au moins par temps hivernal, alors que les fidèles dehors peu se promènent à cause de la tempête et des frimas, et qu’en l’église ils se réfugient” et “à la demie de onze heures, lorsque de coutume plus de passants se trouvent en l’église“.

Mais, les années passent et les temps changent. C’est ainsi que les églises catholiques romaines sont également devenues des lieux de rencontre où l’organiste touche l’orgue avec grâce et maestria. “Mais jamais du luxe et de la luxure du siècle il ne mâtinera la musique spirituelle“, sermonne Constantin Huygens dans son opuscule dont le titre français pourrait être: De l’usage et des mésusages de l’orgue dans les églises des Provinces-Unies.

Quoi qu’il en soit, l’époque est autre qui, aujourd’hui, accueille l’Europe & l’Orgue Maastricht : un festival européen qui réunit des amis de l’orgue venus du monde entier. Un rendez-vous festif, avec un clin d’œil vers les “auberges et les tavernes“, à l’ombre des tours de Notre-Dame, de Saint-Servais et de Saint-Mathieu. Huygens n’en aurait vraiment pas voulu à la bonne ville de Maastricht !

Jan J.M. Wolfs

© Pro-Organo

Orgues de la basilique Notre-Dame (Maastricht)

Extrait des Protocoles 1646-1662, folio 44, minutes de l’assemblée annuelle du chapitre de Notre-Dame, en date du 10 septembre 1650 :

…ac insuper deputant dnos Antonium van der Gracht et dd Mart le Jeusne et Hermanium Grave ad tractandum et si fieri potest conviendum cum dto magro Andreas super confectione novorum organorum majoris et minoris… [de plus, les sieurs Anthon van der Gracht, Martinus le Jeusne et Herman Graven se voyaient confier le mandat de négocier un contrat avec ledit Maître Andreas en vue de la construction de nouvelles orgues, grandes et petites….]

On peut donc en déduire qu’André Séverin recevait ainsi la commande d’un orgue de grande taille (buffet contenant Grand-Orgue et Echo), et d’un plus menu (positif, dans le dos de l’exécutant). Ce fut chose faite en 1652. En 1798, Maastricht est sous domination française et le chapitre de Notre-Dame dissous. L’église sert alors de forge et d’entrepôt. L’orgue lui-même est déménagé dans l’église St-Nicolas voisine. Ce n’est qu’en 1838 que les orgues de Notre-Dame retrouveront leur site initial, après avoir été modifiées en 1830 par Binvignat, qui a réuni le Grand-Orgue et le positif.

De modes en innovations, les orgues ont été adaptées au goût et aux techniques du jour à deux reprises : une première fois en 1852, par Merklin & Schütze de Bruxelles, ensuite par Pereboom & Leyser de Maastricht en 1880. Les travaux de restauration entrepris en 1964 et 1984 par la firme Flentrop de Zaandam ont rendu à ce splendide orgue Séverin tout son éclat : un son brillant en parfaite harmonie avec la magnificence des décors du buffet et des volets.


Orgues de l’église Saint-Mathieu (Maastricht)

C ‘est en 1808 que Joseph Binvignat a bouclé son chef~d’oeuvre : les orgues de l’église Saint~Mathieu. Pour sa réalisation, le célèbre facteur avait vu  grand, multipliant claviers et pédaliers et cédant, on peut le regretter, quelque peu à l’esprit du temps. 1874 a vu l’orgue entièrement remanié par Pereboom & Leyser, ceux~ci supprimant quelques jeux classiques au profit de voix plus romantiques, plus proches des cordes. La soufflerie et la mécanique ont ensuite été rénovées. On compte par après diverses interventions, dont une modification de la console et l’installation d’un rouleau de crescendo par des descendants de Pereboom.

L’église elle~même s’est vue transformée au fil des ans. Pour la protéger de l’eau, le sol a été rehaussé et, partant, le jubé également. Triste option par laquelle l’orgue s’est vu reléguer un emplacement à l’acoustique exécrable, derrière l’arceau d’une tour. En 1950, Verschueren de Heythuysen a tenté de rendre à l’orgue sa disposition originale, sans grand succès : les bonnes intentions n’ont pas suffi, les connaissances d’alors restant insuffisantes. La restauration générale de Saint~Matthieu en 1988~1990 a permis aux responsables de l’église de rétablir l’orgue dans son statut originel. Le sol étant rabaissé au niveau initial, il a été possible de construire un balcon qui puisse offrir à l’orgue une perspective acoustiquement plus favorable. Sous l’égide du Rijksdienst voor de Monumentenzorg, la firme Flentrop Orgelbouw a su restaurer en profondeur l’orgue de Saint~Matthieu ainsi que ses commandes, en respectant la disposition authentique. Parlera-t-on ici de point d’orgue ? L’orgue enfin conforme à son ancêtre s’est vu parer de sculptures fines de la main du Maître ébéniste et sculpteur Jean Mullens de Liège.


Orgues de la basilique Saint-Servais (Maastricht)

L’orgue monumental de la basilique St-Servais est exemplaire à plus d’un titre, notamment en ce qu’il illustre un mariage heureux entre deux styles architecturaux, le baroque et le romantique. A l’origine, en 1804, la fabrique d’église de St-Servais avait acheté un orgue de facture inconnue, provenant de l’église dominicaine. Nous savons aujourd’hui que le modèle comptait 28 jeux, divisés en trois claviers avec pédalier. On a également pu établir que l’instrument en question avait été entretenu aux environs de 1782 par les organiers Lambert Houtappel et Joseph Binvignat.

Quel orgue n’a jamais été modifié ? Ce fut le cas également pour celui de St-Servais qui fut confié aux bons soins des frères Franssen de Horst. A l’époque, on ne lésinait pas sur les moyens : le Grand Orgue fut garni d’une montre de 16 pieds, et on ajouta un pédalier indépendant ; les sommiers et la transmission (jeux et registres) furent remis à neuf et on élargit un certain nombre de registres.

Entre 1852 et 1855, l’option fut d’étendre encore les possibilités de l’instrument. Pereboom & Leyser de Maastricht ajoutèrent des jeux de pédales de chaque côté du buffet, augmentèrent le nombre de registres, et complétèrent leur intervention en installant un rouleau de crescendo.

La basilique fut restaurée de fond en comble entre 1985 et 1990, ce qui permit à Verschueren d’entamer la restauration complète et, le cas échéant, une réelle reconstruction des orgues. Réutilisant de grandes parties de l’ancien buffet, des sommiers et de la tuyauterie, le facteur de Heythuysen a fait oeuvre non négligeable conférant aux orgues de St-Servais une portée imposante, leur offrant ainsi leur pleine maturité. Dernier tribut à la grande tradition organistique, la console a été réinstallée à l’avant de l’instrument, en son milieu.

Traduction : Patrick Thonart

Le texte intégral est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : programme du festival de 1997 | traduction : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pro-Organo.


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THONART : Être à sa place [essai, en construction]

Temps de lecture : 78 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

wallonica.org oblige : l’essai sera composé en ligne et relié aux autres contenus de l’encyclopédie wallonica par des hyperliens internes à notre blog (on verra plus tard pour une édition papier). Petite exception à nos règles éditoriales : pour chacune des pages de l’essai, nous allons réactiver le module des commentaires. Vous aurez donc la possibilité de participer à la rédaction du texte, soit par vos remarques bienveillantes, soit par les pistes et les références que vous voudrez bien partager. Nous publierons les commentaires les plus constructifs, nous en ferons le meilleur usage et nous ne manquerons pas de vous faire figurer en bonne place dans les remerciements. Merci déjà !

Patrick Thonart

N.B. Le texte ci-dessous est destiné à la publication (avis aux éditeurs…) mais est encore en construction. Il vous est donc livré dans son état d’avancement actuel, pour débats et commentaires.

Infos éditoriales

Titre complet

Être à sa place.
Manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé

Épigraphe

Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.

Montaigne, Essais, III, 13, De l’expérience (1588)

J’avais manqué de lest pour garder les pieds sur terre, l’éternel problème du fantôme ordinaire. Je constituais moi-même le problème, car à notre époque chacun s’efforce de poser les questions les plus graves, et j’étais devenu expert en la matière.

Jim Harrison, Retour en terre (2007)

A part of the texture of the fabric of society is shared hallucinations which we label reality. Our collusive madness is what we denominate sanity as equally as we nominate insanity. [Traduction]

Ronald D. Laing, The Politics of Experience : an Essay on Alienation (1967)

Hiersein ist herrlich [Traduction]

Rilke, Elégie de Duino n°7 (1922)

L’auteur

Éditeur en ligne, webmestre, blogueur, formateur et traducteur, Patrick THONART est né en 1961 et vit à Liège (BE). Fort d’un curriculum vitae rocambolesque, qui l’a mené du Benelux à l’Afrique sub-saharienne, en passant par Singapour et le Québec, il a principalement été actif dans la traduction, les ressources humaines, la gestion de l’information et la formation, en milieu académique comme en entreprise.

Parallèlement à ses projets professionnels, il a lancé dès 2000 une encyclopédie en ligne, avec des confrères québécois. En Belgique, cette initiative est devenue le blog encyclo wallon wallonica.org, dont il est l’éditeur responsable.

D’origine manouche selon les légendes familiales, il a toujours été sensible aux pièges des discours péremptoires et des certitudes. De sang hollandais par ailleurs, il a également apprécié l’approche pragmatique de l’existence chez des penseurs aussi différents que Lao-Tseu, Épicure, Montaigne, Spinoza, Nietzsche, Paul Diel ou Edgar Morin. Après avoir transposé sa formation en Psychologie de la Motivation dans sa pratique quotidienne de formateur-animateur, tant auprès de détenus condamnés à perpétuité qu’auprès d’étudiants dans l’enseignement supérieur, il s’efforce dans ce premier livre d’accompagner le travail individuel que requiert une Grande Santé, libre de pré-jugés…

Pourquoi écrire ce livre ?

J’ai toujours écrit pour le compte des autres, a fortiori comme traducteur. Quand on traduit, la beauté du geste, le savoir-faire, n’est pas dans le sens du texte (çà, c’est la responsabilité de l’auteur) mais dans le passage sans encombres, d’un monde culturel source (celui de l’auteur) vers un monde culturel cible (celui du lecteur). Cela vaut pour un poème ou un roman, comme pour des conclusions d’avocat ou le mode d’emploi d’un tracteur agricole.

Parallèlement, je travaille depuis toujours sur l’aliénation, sur cet ensemble de dispositifs personnels, sociaux ou techniques par l’intermédiaire desquels nous évoluons de plus en plus dans “Le monde du spectacle” que dénonçait Debord. Cette appropriation médiate (Dufresne) des phénomènes qui nous entourent est source de tous nos maux, à tout le moins de tous nos dérapages. Cultiver un être-au-monde plus immédiat me semble une approche saine de la vie moderne, susceptible de créer plus de satisfaction et, partant, de limiter nos frustrations qui, il faut le reconnaître, sont les sources principales de la violence du monde actuel.

Ecrire ce livre, pour moi, c’était donc mettre le savoir-faire du traducteur au service de ce propos et, qui plus est, prendre le temps d’écrire utile.”

“La culture… La culture… À un moment donné, je me suis dit : « Mais, vivons, que diable ! » Alors, j’ai fait un livre.” © Sempé

Dédicace

À ma femme, par qui je respire…

Pourquoi lire ce livre ?

Parce que nous sommes des êtres humains et que nous devons sans cesse nous adapter aux phénomènes du monde qui nous entoure (ou qui se manifestent en nous), nous délibérons constamment en notre for intérieur, pour décider au mieux des actions qui nous permettront de survivre et… d’aimer ça.

La chose n’est pas aisée et, pour décider librement, il nous faut faire la part des choses entre nos sensations qui se bousculent, les manies qui nous aliènent et les dogmes qui prétendent connaître la Vie mieux que nous.

Comment assimiler sainement toutes ces informations et prendre les décisions adaptées qui font effectivement de notre quotidien une source de Joie ? Comment reconstituer, au cœur de nous, cette Puissance de vivre qui est la nôtre et que, faute d’avoir Raison gardé, nous avons laissé s’étioler, s’écouler vers l’extérieur.

Pour bien aligner nos sensations, nos affects et nos discours, peut-être faut-il d’abord apprendre à les identifier clairement et les distinguer les uns des autres. Vient ensuite le choix qui s’impose à chaque décision : vais-je me conformer à un modèle ou vivre le vertige de l’expérience ?

Devant ce dilemme, la tentation reste forte de s’étourdir d’idées, au point de se vider de sa substance sincère, de devenir “l’homme creux” que déplorait T.S. Eliot. Alors qu’à l’inverse, exister pleinement serait synonyme d’une plus grande liberté, une fois vaporisés les discours aveuglants, une fois détricotées nos stratégies intimes et, enfin, une  fois réappropriée notre réalité physique ?

Car, finalement, comme Montaigne l’a dit, qui connaissait la Vie : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” Comment mieux dire que l’important, c’est de faire le nécessaire pour se sentir à sa place ?

Pour ce faire, la philosophie est-elle nécessaire ? Tout d’abord, c’est Vladimir Jankelevitch qui répond avec finesse : “On peut vivre sans philosophie. Mais pas si bien.” Il précise par ailleurs  que “philosopher, c’est se comporter vis-à-vis de l’univers comme si rien n’allait de soi.” Il importe dès lors de ne pas se méprendre sur ce qu’est l’activité philosophique elle-même : pendant largement plus de deux millénaires, les hommes et les femmes ont pratiqué une philosophie spéculative, où il s’agissait souvent de définir l’Être plus que d’accompagner la Vie. Le moment est peut-être venu de tenter une nouvelle approche, à rebours, par laquelle la philosophie se fait opérative et où toute pensée n’est là que pour susciter un exercice de pensée, orienté vers l’expérience.

Qui plus est, le grand basculement kantique effectué par les Lumières a fait glisser le centre de gravité de la méditation philosophique, de la définition de l’Être (le dieu, la nature, les idées essentielles et toutes ces sortes de choses…) vers l’exploration de l’être-au-monde tel qu’on est capable de le percevoir, en un mot, vers l’expérience. “Penser sa vie, vivre sa pensée” fait désormais partie des devises de l’Honnête Homme.

Enfin, “l’invention” de l’inconscient à la fin du XIXe a bouclé la boucle : nous voici avec un panaché fait de sagesse, de psyché et d’expérience. Parlera-t-on bientôt de psychosophie opérative ?

Un dessin de l’illustrateur français Jean-Jacques Grandville, Le jongleur de mondes (1844), offre, bien involontairement, un modèle qu’on va exploiter ici. Le jongleur, pris comme prototype de l’Honnête Homme est tenu à trois travaux pour atteindre la Satisfaction (rien que trois : il s’en tire mieux qu’Hercule !) : tout d’abord, il doit maintenir son équilibre personnel ; ensuite, il doit jongler en permanence avec les mondes qu’il sélectionne librement ; enfin, il doit trouver la Joie dans son activité quotidienne, la jonglerie même.

C’est pourquoi ce livre se veut un précis de survie pragmatique dans une culture où trop de prêt-à-penser empêche de penser. Il se veut un manuel pour tous ceux qui estiment que voir clair dans le monde, c’est, d’abord et avant tout, voir clair en soi.

Qu’on ne s’y trompe pas. Il ne s’agit pas d’un livre de développement personnel au sens commercial du terme : pas de vérités numérotées, de recettes universelles ou d’auto-thérapies prêtes-à-l’emploi. On trouvera plutôt dans ces pages l’opportunité d’un travail, des textes à méditer et l’occasion de “pétrir sa pâte” (d’une autre manière peut-être), avec la réserve posée par Camus : “Je parle ici, bien entendu, des hommes disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes.

Et, probablement s’exposera-t-on un moment à cette Histoire d’âme évoquée par Christiane Singer pour qui, quand “un puits se fore en vous“, avant que n’affleure l’eau claire, il faut s’attendre “à la montée des boues.

On verra aussi combien la “Grande Santé” n’est pas un état statique mais un exercice de soi, une activité satisfaisante au quotidien. Partant, chacun des sept chapitres aborde une facette de notre délibération intérieure, à identifier et à intégrer dans un mieux-vivre, dans une activité vitale où l’on se sent à sa place, immunisé contre le syndrome de l’imposteur. Ce sont autant d’exercices de pensée qui permettront au lecteur éclairé d’inviter à sa table des sensations, des affects et des idées, des monstres comme des bons génies, et, en toute quiétude, de lancer le débat… intérieur.

Bienvenue dans un monde libre où le sens critique s’exerce d’abord… sur soi-même.

Comment ce livre est-il construit ?

(Synopsis chapitre 01) LA SATISFACTION
où il est établi que le sentiment d’être à sa place procède d’activités satisfaisantes plutôt que d’un état de bonheur ou de jouissance statique

Être à sa place semble être l’aspiration fondamentale qui conditionne notre joie de vivre. Ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste est source de satisfaction et diminue la souffrance. La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur pourrait-elle être le “sens de la Vie” (dixit Paul Diel) ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à notre place (Montaigne : si nous vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes, nous sommes juge et partie :

Comment nous débarrasser des œillères qui altèrent notre jugement dans ce cas ? Comment ne pas prétendre que notre monde individuel, nos vérités personnelles, sont la Vie elle-même ? Comment faire le départ entre les désirs francs, univoques, et les besoins créés artificiellement ? Comment remonter à la racine de nos insatisfactions et retracer un chemin vers la Satisfaction et la Joie de vivre ?

(Synopsis chapitre 02) LE CORPS ET L’ESPRIT
où il est proposé d’identifier le cerveau comme acteur à part entière de notre délibération intérieure, sans désespérer de notre libre-arbitre

Obnubilé par la nécessité de nous maintenir en vie, notre cerveau est le seul intermédiaire concret avec notre milieu. Sans chaque fois nous en faire rapport, il régente notre être-au-monde (Heidegger), en mode multi-fonctionnel : sensation, rétention, réaction… Sans répondre à toutes les interrogations sur ce qu’est effectivement la conscience, les récentes découvertes des neurosciences ont à tout le moins établi le rôle central de notre cerveau (ou de nos cerveaux) dans la perception de ce que nous sommes… à nous-même ; en d’autres termes, la conscience de soi. Comment alors répondre à ces questions : quand mon cerveau a-t-il le sentiment que mon corps est à sa place ? Est-il influençable ? A-t-il toujours raison ? Comment des techniques comme l’hypnose peuvent-elles modifier les affects que je relie à mes réalités ?

Ancienne star de la recherche de l’équilibre vital, la conscience, prise comme entité autonome, est donc mise à mal par les neurosciences et s’avérerait moins libre que la tradition le voudrait. De conscience, nous n’aurions qu’un artefact généré par le cerveau qui, pour notre bien, rassemble un faisceau d’informations éparses et nous donne l’impression d’être un individu historique. Reste que nous vivons cet “hologramme” de nous-mêmes comme le siège de notre délibération : nous y pensons continuellement notre existence, parmi les autres comme face à nous-mêmes, et, dans notre théâtre personnel, nous nous vivons comme les héros d’un mythe qui serait notre vie : quand ma conscience me renvoie-t-elle le sentiment que ma personne est à sa place ? A-t-elle toujours raison ?

(Synopsis chapitre 03) LES FORMES SYMBOLIQUES
où il est suggéré de faire de l’ensemble des discours et des fabulations humaines de simples objets de pensée et de s’y intéresser avec discernement

Nous sommes une espèce fabulatrice (Nancy Huston) et l’Homme est un créateur de formes symboliques (Ernst Cassirer). A chacun sa vision du monde, choisie parmi les discours qui nous sont proposés en continu -bon gré, mal gré- par les autres, par notre culture, notre histoire familiale mais aussi via nos autofictions : ma vision personnelle me renvoie-t-elle l’idée que je suis en adéquation avec ma vérité intime et que celle-ci est saine ? A-t-elle raison ? Quels seraient les biais qui faussent ma pensée, que je voudrais libre ?

Le questionnement est lourd et implique un travail critique permanent. Pourquoi croire ce que nous pensons ? L’existence d’une pensée ne prouve pas son bien-fondé et ne doit pas systématiquement déboucher sur l’action. Il nous revient de lutter contre un moralisme qui condamnerait nos pensées indécentes ou inacceptables alors que nous ne les avons pas concrétisées (j’ai dit “woke” ? Comme c’est bizarre…), car c’est justement s’humaniser que de pouvoir examiner individuellement chaque discours tenu par “la majorité des gens”, chaque proposition idéologique ou chaque pensée personnelle comme un monde à part entière (qui a sa logique interne) et de choisir d’y adhérer ou non.

Même après avoir visionné le film d’Hitchcock (ou lu Psychose, le roman de Robert Bloch), je peux parfaitement vivre dans un motel lugubre où ma mère est morte, y héberger des blondes trentenaires, de préférence pendant les nuits d’orage, et envisager de les assassiner sous leur douche, au couteau de cuisine : si, contrairement à Norman Bates, je ne passe pas à l’acte, je suis plus humain d’avoir pleinement ressenti des idées monstrueuses et de ne pas les avoir concrétisées, grâce à l’exercice de ma Raison…

(Synopsis chapitre 04) LA LANGUE
où il est étudié combien la nature du langage utilisé pour dénoter les réalités de nos mondes individuels conditionne notre appropriation de ceux-ci

Pour chacun des trois niveaux de notre ego (la physiologie, la psychologie et les idées), quel est le langage le plus pertinent ? Comment l’identification du langage employé pour délibérer “dans ma tête” me permet-elle de dépister les éventuels dérapages (ex. quand je tiens un discours moral pour justifier un afflux hormonal…) ? Me permet-elle de débusquer ce qui me motive réellement dans mes décisions ?

(Synopsis chapitre 05) LES INFORMATIONS
où il est démontré que la quantité des informations disponibles n’est pas une fatalité et combien une sélection pertinente peut-être fondée sur des critères de satisfaction

D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… tout personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustes au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde.” (Bronner, 2021).

Tout est dit ou presque : trop d’infos tue l’info et trop d’infos non validées noient l’esprit critique, qui ne sait où donner de la tête. La pratique d’une rigoureuse hygiène de l’information nous revient individuellement et elle porte tant sur la quantité que sur la qualité. Nos limites mentales sont bien réelles, qui nous empêcheraient de traiter avec justesse les phénomènes qui se présentent à nous : chacun de ces phénomènes est une pépite pour notre pensée, pour peu que les données qui le dénotent soient réduites à la portion congrue. On ne peut bien jongler avec toutes les balles de la Société du spectacle (et Guy Debord d’applaudir…).

(Synopsis chapitre 06) SAPERE AUDE vs. AMOR FATI
où la différence est faite entre modéliser et essentialiser, de même qu’entre chercher la conformité et vivre le vertige de l’expérience

Quand nous essayons d’évaluer si nous sommes à notre place dans notre vie, le piège est de plutôt vérifier si nous sommes conformes à des modèles préétablis, prétendument essentiels. Comment être conscient de notre tendance (utile par ailleurs) à modéliser le monde et à nous conformer à des représentations qui ne tombent peut-être pas juste avec notre réalité ? Comment, à l’inverse, nous tenir prêts et aimer ce qui nous arrive (ce que l’on appelle communément : la Vie) ? Devons-nous être existentialistes ? Comment être adapté a priori à l’expérience de notre existence réelle ? Amor fati…

(Synopsis chapitre 07) LE LIVRE DE LA JONGLE
où le modèle du Jongleur de mondes est expliqué en détail et son travail décliné en trois exercices salutaires

Le travail préconisé sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. En élucidant nos motivations, en identifiant nos biais de pensée, nous pouvons nous approprier -aux trois niveaux de notre délibération (cerveau, psyché, idées)- une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire un sentiment d’être à notre place, sans œillères. En d’autres termes : puissants, libres et… satisfaits !

Grandville J.-J., Le jongleur de mondes (1844)

Comme évoqué plus haut, au modèle camusien du Mythe de Sisyphe, on préférera la représentation du Jongleur de mondes de Grandville : à lui comme à nous, les exercices imposés sont au nombre de trois, hors desquels point de salut. D’où la pratique quotidienne des bons jongleurs que nous sommes :

    1. EXERCICE n°1. Pour pouvoir jongler, le jongleur doit maintenir son équilibre personnel. Si, à Hercule, on a imposé le nettoyage des écuries d’Augias, il nous revient également chaque jour de nettoyer les scories de nos états nerveux, les biais qui déforment notre vision personnelle et les diktats qui prétendent nous précéder dans notre pensée. Rassurer notre cerveau sur notre pérennité, neutraliser nos affects trop aliénants, évoluer dans une vision du monde pertinente et apaisante : autant d’alignements qui nous rapprochent d’une existence menée à propos et qui nous rendent capables d’accepter avec satisfaction ce qui nous arrive. Notre équilibre est à ce prix.
    2. EXERCICE n°2. Pour jongler utilement, le jongleur doit sélectionner en permanence les mondes qu’il va faire tourner dans ses mains (c’est une question de quantité et de qualité : pourquoi penser médiocre ?), il doit les reformuler dans des termes qu’il peut appréhender et s’approprier chacune de leurs logiques internes comme des opportunités de pensée, pas comme des faits établis. Ce n’est rien d’autre que raison garder devant la complexité et le multiple. L’utilité de notre pensée est à ce prix.
    3. EXERCICE n°3. Enfin, pour trouver la satisfaction, le jongleur devra la goûter dans la jonglerie même, dans l’exercice pragmatique de son humanité plutôt que dans la conformité à un idéal, dans son expérience quotidienne plutôt que dans des aspirations sublimes, dans la pratique de sa puissance plutôt que dans la quête de la reconnaissance. La Joie de vivre est à ce prix.

Camus lève le doigt, au fond de la classe, près du radiateur : “Je l’avais bien dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.

Drève du centenaire à Jenneret (Durbuy) © Patrick Thonart

01 – La satisfaction,
où il est établi que le sentiment d’être à sa place procède d’activités satisfaisantes plutôt que d’un état de bonheur ou de jouissance statique

1.1. Des écailles sur les yeux

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture est un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, la Vie serait-elle une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (méfions-nous du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juges et parties” : “juge et partie” pour identifier cette place parmi tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel ; tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement (Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir : selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste”).

Un certain Adam l’a appris à ses dépens : il était préoccupé par sa capacité à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui nous fait du bien de ce qui nous fait du tort) et, aveuglé par le désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair, lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de ses phénomènes. La capacité de voir clair et juste se construit “à la sueur de son front.

Comment dès lors se débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, ces fictions collectives ou ces exaltations personnelles que nous comparons généreusement avec nos intuitions ? Et, partant, comment ne pas confondre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et d’injonctions collectives, avec la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent !

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “spectacle” annoncé dès les années soixante du siècle dernier par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain de son mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire (au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun) dont l’horizon se résume à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet…

Dès lors, comment l’homme de la rue, au fil de ses “ruminations” (marcher est un mode de pensée efficace, on le sait ; marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides), comment pourrait-il donc éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes en pleine discussion à mes côtés se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible : le Spectacle), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct mais sans respecter la réalité historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort (douleur et mort, celles-là même que le Spectacle évite, que ce soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite).

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles s’avèrent également des fabulations collectives confortables, un discours utile, intéressant à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 [Source] :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns pourraient d’ailleurs suspecter, derrière cette peur de la mort, l’appel à un discours standardisé qui masquerait une autre vérité : la peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que chacun se promet d’atteindre… avant sa mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective, est-ce que j’en fais un réel objet de pensée ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée qui serait dédié par d’autres au memento mori [traduction] ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que le cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est alors possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et factuelle, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina (qui a inspiré Molière) un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut) mais plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à son assouvissement) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur l’affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée : la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il assez encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2.1. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

1.2. Le chant des sirènes

Dans mon île
Ah comme on est bien
Dans mon île
On n’fait jamais rien

On se dore au soleil qui nous caresse
Et l’on paresse sans songer à demain

Dans mon île
Ah comme il fait doux
Bien tranquille
Près de ma doudou

Sous les grands cocotiers qui se balancent
En silence, nous rêvons de nous

Dans mon île
Un parfum d’amour
Se faufile
Dès la fin du jour

Elle accourt me tendant ses bras dociles
Douce et fragile dans ses plus beaux atours

Ses yeux brillent
Et ses cheveux bruns
S’éparpillent
Sur le sable fin

Et nous jouons au jeu d’Adam et Ève
Jeu facile
Qu’ils nous ont appris

Car mon île c’est le paradis

Pon Mauric / Henri Salvador

Est-il utopie plus partagée, fantasme plus souvent évoqué ou idée qui ait rencontré plus de succès que le concept de Paradis perdu ?

Là où Baudelaire a “vécu dans les voluptés calmes, / Au milieu de l’azur, des vagues, des splendeurs / Et des esclaves nus, tout imprégnés d’odeurs, / Qui me rafraîchissaient le front avec des palmes, / Et dont l’unique soin était d’approfondir / Le secret douloureux qui me faisait languir” (Les fleurs du mal, 1857).

Là où, selon Milton, “loin de ces fleuves, un lent et silencieux courant, le Léthé, fleuve d’oubli, déroule son labyrinthe humide. Qui boit de son eau oublie sur−le−champ son premier état et son existence, oublie à la fois la joie et la douleur, le plaisir et la peine” (Le Paradis perdu, 1667).

Là où, selon le mythe biblique, l’homme pouvait “manger tous les fruits du jardin” et où “L’homme et sa femme étaient tous les deux nus, et ils n’en avaient pas honte” mais où le dieu dictait clairement notre humaine condition : “tu ne mangeras pas le fruit de l’arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras, c’est certain” (Genèse, 2, 16-25).

Là où, selon Henri Salvador, “On n’fait jamais rien / On se dore au soleil qui nous caresse / Et l’on paresse sans songer à demain…

Quel est donc le fondement du succès universel du “Paradis perdu” ? Qu’est-ce qui caractérise ce territoire où la Vie est toujours conjuguée au présent seulement, auquel tant aspirent malgré le “secret douloureux” de Baudelaire et “l’oubli” dont parle l’aveugle Milton ? Pourquoi, au Paradis, cette menace du dieu immobile envers l’Homme premier qui agit ? Meurt-il physiquement, ce premier penseur, ou perd-il simplement son badge d’accès au Paradis ? Et pourquoi, dans la droite ligne de la Chute, cette condamnation à “gagner son pain à la sueur de son front“, condamnation grâce à laquelle naît… l’Humanité ?

***

1.3. Les loyautés tordues

Comme nous sommes compliqués, ou plutôt, non, comme nous sommes simples une fois les multiples accidents de notre quotidien passés au crible de modèles de base comme la Loi d’harmonie de Paul Diel ou le Mythe d’Icare. Ceci, en n’oubliant pas que ces modèles n’ont de “loi” que le nom : ils ne sont que des opportunités de former notre pensée, au même titre qu’un vélo d’appartement nous permet de faire des exercices de cardio…

***

[moi sublime, icare et prométhée, dévoiement de la loi d’harmonie, vanité et loyauté, fausse motivation – La satisfaction – La “Corderie Malaise”… alla Simenon – aliénation – assainir l’introspection morbide – ne pas croire tout ce que l’on pense, c’est une chose, mais peut-on penser contre-nature ? oui, les représentations des phénomènes peuvent être faussées… | “Le bonheur ne s’obtient pas par la poursuite consciente du bonheur ; il est généralement le sous-produit d’autres activités. Ce “paradoxe hédoniste” peut être généralisé pour s’étendre à notre vie entière dans le temps.” in Les portes de la perception de Aldous Huxley | la raison est d’abord une punition > adam | la raison est une impuissance > lao-tseu | idem avec les autres salopards, pourquoi salopards ? parce que questionné le dogme et réussi à offrir/proposer un autre cheminement… | Malgré la promesse de soulagement, l’aliénation est une contraction, un resserrement, une crispation aveuglante qui empêche la Vie d’apporter la régulation et le souffle qui rendent la souffrance supportable. | Donc, si l’on suit Paul Diel dans son travail sur la motivation, l’insatisfaction serait le parfum pas toujours subtil qui nous permet d’entrevoir que l’image que nous avons de nous-mêmes ne correspond pas à notre activité effective. Cet écart, il le baptise “la vanité”, dans le sens de “ce qui est vain” : le pauvre homme était viennois (ce qui est peu original quand on fait de la psychologie des profondeurs) et c’est avec une rigueur toute germanique qu’il est passé de “vain” (équivalent de “chimérique”, “illusoire”) à “vanité” pour désigner la qualité de ce qui est vain, oubliant en cela l’usage plus fréquent de “vanité”, mot assimilé à “orgueil”. Nous aurions préféré “aliénation”.]

© DR

02 – Le corps et l’esprit
où il est proposé d’identifier le.s cerveau.x comme acteur.s à part entière de notre délibération intérieure, sans désespérer de notre libre-arbitre

2.1. Le cheval qui se rêve en jockey

Je suis tombée par hasard sur un merveilleux livre de Marius von Senden, intitulé Espace et Vision [1960]. Quand les chirurgiens occidentaux découvrirent comment opérer la cataracte sans danger, ils parcoururent l’Europe et l’Amérique, opérant des douzaines d’hommes et de femmes de tous âges que la cataracte avait rendus aveugles depuis leur naissance. Von Senden rassembla les comptes rendus de semblables interventions ; les récits en sont fascinants. Beaucoup de médecins avaient analysé la perception sensorielle et la perception de l’espace qu’avaient leurs patients avant et après l’opération. De l’avis de von Senden, la grande majorité des malades des deux sexes, sans distinction d’âge, n’avaient pas la moindre idée de l’espace. Formes, distances, dimensions, étaient autant de syllabes dépourvues de contenu. Tel patient “n’avait aucune idée de la profondeur, confondant cette notion avec celle de rotondité.” Avant son opération, un médecin donnait à tel autre patient un cube et une sphère ; ce dernier touchait chacun des objets avec sa langue, ou en suivait les contours avec ses doigts, et le nommait correctement. Après l’opération, le médecin montrait les mêmes objets, sans laisser le patient les toucher ; il n’avait plus alors la moindre idée de ce qu’il voyait. Un autre malade nommait la limonade “carré” parce que ça lui piquait la langue comme une forme carrée lui piquait les doigts lorsqu’il la touchait. D’une autre patiente, à la suite de l’opération, le médecin écrit : “Je n’ai trouvé chez elle aucun sens des dimensions, par exemple, pas même dans les limites étroites de ce dont elle aurait pu faire le tour grâce au sens du toucher. Ainsi, lorsque je lui demandai : “Montre-moi, elle est grosse comme quoi, ta maman ?”, loin d’écarter les bras, elle se contenta de placer ses deux index à quelques centimètres l’un de l’autre.” D’autres médecins rapportèrent les déclarations des patients eux-mêmes, à propos d’effets similaires. “Parlant de la pièce dans laquelle il se trouvait… il savait que ce n’était qu’une partie de la maison ; cependant, il était incapable de concevoir que la maison tout entière pût paraître plus grande” ; “Les aveugles de naissance n’ont aucune réelle notion de la hauteur ou de la distance. Une maison située à un kilomètre d’ici est considérée comme toute proche, mais requérant pour s’y rendre un grand nombre de pas… L’ascenseur qui le monte ou le descend à toute vitesse ne lui donne pas plus le sens de la distance verticale que le train ne lui donne la notion de la distance horizontale.”

Pour celui qui vient d’acquérir le sens de la vue, la vision est une pure sensation qui ne s’encombre pas de signification. “La jeune fille passa par cette expérience que nous vivons tous pour l’oublier aussitôt, celle du moment de notre naissance. Elle voyait, certes, mais cela ne signifiait pas plus, pour elle, qu’une grande quantité de taches lumineuses de qualités différentes.” Et ceci encore : “Je demandai au patient ce qu’il distinguait ; il me répondit qu’il voyait un vaste champ lumineux où tout lui paraissait terne, confus et mouvant. Il ne parvenait pas à distinguer des objets.” Tel autre malade ne voyait “qu’une confusion de formes et de couleurs.” “Lorsqu’une jeune fille qui venait de recouvrer la vue regarda pour la première fois des photographies et des tableaux, elle demanda : “Pourquoi mettent-ils toutes ces marques sombres, partout ? – Il ne s’agit pas de marques sombres” , lui expliqua sa mère, “ce sont les ombres. C’est en partie grâce à elles que l’œil sait que les choses ont une forme. S’il n’y avait pas d’ombres, beaucoup de choses auraient l’air d’être plates”. “C’est bien ça, c’est bien comme ça que je vois les choses”, répondit Joan. “Tout a l’air plat avec des taches sombres”.”

Mais le plus révélateur, c’est certainement la conception de l’espace qu’ont les patients. Celui-ci, à en croire son médecin, “exerçait son sens de la vue de bien étrange façon ; ainsi, il retire l’une de ses bottes, la lance assez loin devant lui, puis tente de jauger la distance à laquelle elle se trouve ; il fait quelques pas vers la botte et essaie de la saisir; s’apercevant qu’il n’arrive pas à l’atteindre, il avance d’un ou deux pas et tâtonne dans sa direction jusqu’à ce qu’enfin il l’attrape.” “Mais même à ce stade, après avoir fait l’expérience de la vue pendant trois semaines, poursuit von Senden, l’espace, tel qu’il le conçoit, se limite à son espace visuel, c’est-à-dire aux taches colorées qui se trouvent borner sa vision. Il n’a pas encore la notion qu’un objet plus grand (une chaise) peut en masquer un autre plus petit (un chien), ou que ce dernier peut très bien être encore là, alors qu’on ne peut pas le voir directement.”

En général, ceux qui viennent d’acquérir le sens de la vue voient le monde comme un éblouissement de taches colorées. La sensation des couleurs leur procure du plaisir, et ils apprennent très vite à les nommer, mais tout ce que voir exige en plus est d’un accès difficile et source de bien des tourments. Peu de temps après son opération, le patient se heurte en général à l’une de ces taches de couleur et constate qu’elles sont solides, puisqu’elles offrent une résistance, comme les objets qu’il peut toucher. Lorsqu’il se déplace, il est également frappé – ou susceptible de l’être, s’il y prête attention – par le fait qu’il doit continuellement passer entre les couleurs qu’il perçoit, qu’il lui est tout à fait possible de dépasser un objet visuel, et qu’une partie de cet objet disparaît alors progressivement de sa vue ; et qu’en dépit de cela, il a beau faire des tours et des détours – entrer dans la pièce par la porte, par exemple, ou bien revenir vers cette porte – il a toujours en face de lui un espace visuel. Ainsi, il en vient progressivement à réaliser qu’il existe aussi un espace derrière lui, espace qu’il ne peut pas voir.”

L’effort mental qu’impliquent de tels raisonnements se révèle accablant pour certains patients. Ils se sentent oppressés lorsqu’ils réalisent, si toutefois ils y parviennent, la prodigieuse dimension d’un monde qu’ils avaient jusque-là imaginé, de façon touchante, comme quelque chose de facile à maîtriser. Ils se sentent oppressés à l’idée qu’ils n’ont pas cessé d’être visibles pour les autres, et ce de manière peut-être peu séduisante, à leur insu, et sans leur consentement. Un nombre consternant d’entre eux refusent de faire usage de leur vision retrouvée et continuent de passer la langue sur les objets, tombant dans l’apathie et le désespoir. “Cet enfant est capable de voir, mais ne veut pas faire usage de ses yeux. Il faut insister, pour l’amener avec beaucoup de mal à regarder les objets de son environnement ; mais au-delà d’une trentaine de centimètres, c’est peine perdue que de le pousser à l’effort nécessaire.” Au sujet d’une jeune femme de vingt et un ans, le médecin raconte : “Le malheureux père qui avait conçu tant d’espoir de cette opération, écrivait que sa fille ferme soigneusement les yeux, chaque fois qu’elle désire se déplacer dans la maison, particulièrement quand elle arrive à un escalier, et qu’elle n’est jamais aussi heureuse et paisible que lorsque, abaissant les paupières, elle retombe dans son état antérieur de cécité absolue. Un garçon de quinze ans qui se trouvait également être amoureux d’une jeune fille de l’institution pour aveugles, finit par vendre la mèche : “Non, ah ça non, je ne peux plus supporter ça ; je veux qu’on me ramène à l’institution. Si les choses ne changent pas, je m’arrache les yeux.”

Certains apprennent effectivement à voir, les plus jeunes en particulier. Mais c’est toute leur vie qui est changée. Un médecin commente “la perte rapide et complète de cette merveilleuse et surprenante sérénité qui caractérise ceux qui n’ont encore jamais vu.” Un aveugle qui apprend à voir est saisi de honte en songeant à ses anciennes habitudes. Il s’habille bien, soigne sa personne, et essaie de faire bonne impression. Lorsqu’il était aveugle, il était indifférent aux objets, sauf s’ils étaient comestibles ; dorénavant, “s’opère un filtrage des valeurs… ses pensées et ses désirs se trouvent fortement sollicités, ce qui a pour conséquence qu’un petit nombre de patients cèdent à la dissimulation, à l’envie, deviennent voleurs, tricheurs.”

En revanche, de nombreuses personnes qui viennent de recouvrer la vue parlent du monde en termes positifs, et nous apprennent combien notre propre vision est terne. Pour tel patient, une main humaine, qu’il ne sait pas reconnaître pour ce qu’elle est, devient quelque chose de brillant avec des trous. Un jeune garçon à qui l’on montre une grappe de raisin, s’exclame, “C’est noir, c’est bleu, et ça brille… Ça n’est pas lisse, il y a des bosses et des creux.” Une petite fille visite un jardin. “Elle est extrêmement étonnée, et l’on a bien du mal à la persuader de répondre ; elle s’arrête, muette, devant l’arbre, et ne peut le nommer qu’après l’avoir tenu avec ses mains, et ce qu’elle dit, c’est “l’arbre avec toutes les lumières dedans”.” Certains sont ravis de ce sens qu’ils viennent d’acquérir et s’abandonnent à l’univers visuel. À propos d’une patiente, juste après qu’on lui eut retiré ses pansements, son médecin écrit : “La première chose qui ait attiré son attention, ce sont ses propres mains ; elle les a regardées très attentivement, les a fait aller et venir à plusieurs reprises devant ses yeux, puis elle a replié et allongé ses doigts, et elle a paru tout à fait étonnée du spectacle.” Une jeune fille brûlait de dire à son amie aveugle que “les hommes ne ressemblent vraiment pas du tout à des arbres”, et elle n’en revenait pas de découvrir que chacune des personnes qui lui rendait visite avait un visage absolument différent des autres. Enfin, une jeune femme de vingt-deux ans fut éblouie de découvrir le monde aussi brillant, et elle garda les yeux fermés pendant deux semaines. Lorsqu’au bout de ce temps-là elle les ouvrit de nouveau, elle ne reconnut aucun objet, mais dès lors, plus elle promenait son regard sur tout ce qui l’entourait, plus on lisait sur ses traits cette expression de satisfaction et d’étonnement qui envahissait son visage ; elle ne cessait de s’exclamer: “Oh, mon Dieu ! Quelle beauté !”

Annie Dillard, Pèlerinage à Tinker Creek (1974)

Fascinant. Fascinant et vertigineux. L’étude des handicaps et des traumatismes, dans un premier temps, puis les neurosciences aujourd’hui bousculent notre vision de nous-même et déjà le sol se dérobe sous nos pieds dès que se pose la question du libre-arbitre. Mais que se passe-t-il donc ?

Depuis des siècles, nous participons d’une culture de la vitrine : notre pensée est organisée au départ des objets conceptuels que nos prédécesseurs ont identifiés, désignés, classés et rangés sur des petits socles individuels qui portent leur nom, dans les grandes vitrines de nos civilisations occidentales. Imaginez la visite : le buste de Platon, la bibliothèque de Montaigne, la croix de Jésus, la loupe de Spinoza, la moustache hitlérienne de Heidegger, le bistrot de Sartre et de Beauvoir, le foie de Prométhée, le ballon de foot de Paul Diel ou la carcasse de la voiture de Camus et, sur les murs, de grands dioramas expliquant le protestantisme, le kantisme, le freudisme, le néo-freudisme, le post-freudisme, la relativité générale, la psychologie de la motivation ou la résilience…

Chaque génération s’est fait un plaisir de réformer la muséographie de ces vitrines de références et, selon les modes et les écoles, a enterré dans les réserves certains des objets qui fondaient les délibérations de la génération précédente, a braqué l’éclairage sur d’autres et n’a pas manqué de déterrer des objets anciens (ou exotiques) qui ont trouvé place au centre de la vitrine, entraînant chaque fois de multiples changements de cartels et d’étiquettes. C’est ainsi que tel philosophe peut se réclamer de Platon, d’Aristote, ou s’insurger contre Descartes, clamer son respect pour Gassendi ou honnir Nietzsche. Pascal avait Montaigne en horreur et le faisait bien savoir. On peut difficilement lire le Mythe de Sisyphe sans faire un lien entre le même Nietzsche et Camus. Et ce genre de volonté compulsive de créer une généalogie intellectuelle atteint des sommets de drôlerie quand le psychologue qui vous reçoit pour la première fois vous précise avant toute chose qu’il n’est “pas freudien mais jungien”, avec le même empressement que s’il devait vous confirmer qu’il n’avait pas de morpions !

Revisiter le discours des penseurs qui nous ont précédés (de nos parents ?) n’est en soi pas un crime, quand il ne s’agit pas de justifier par la généalogie une nouvelle vérité qui aura l’arrogance de se vouloir définitive (jusqu’à la suivante). Bien au contraire, aborder le discours structuré d’un autre penseur (nous sommes tous des penseurs !) est la meilleure alternative à l’expérience directe, à condition de faire de chacun de ces discours explorés un objet de pensée.

Quel que soit le propos qui y est tenu, l’oeuvre étudiée sera enrichissante, non pas par son contenu intrinsèque, mais par l’expérience de pensée qu’elle aura suscité chez nous. C’est ainsi que, par exemple, à rebours des puritanismes imbéciles qui alourdissent notre époque (toutes les époques), chacun devrait pouvoir lire un ouvrage à la gloire du nazisme pour ressentir, par expérience de pensée, le dégoût naturel de l’Honnête Homme face à une doctrine nauséabonde. Par l’exercice de sa pensée, le lecteur sait alors qu’il n’adhère pas au nazisme, non par conformisme, parce que c’est interdit par la morale ou simplement malvenu dans son milieu, mais par expérience sincère de pensée. C’est bien cela que Camus appelle de ses vœux, dans sa défense de l’homme qui sait :

On ne mérite nullement un privilège sur terre et dans le ciel lorsqu’on a mené sa chère petite douceur de mouton jusqu’à la perfection : on n’en continue pas moins à être au meilleur des cas un cher petit mouton ridicule avec des cornes et rien de plus – en admettant même que l’on ne crève pas de vanité et que l’on ne provoque pas de scandale par ses attitudes de juges.

Camus, Le Mythe de Sisyphe

C’est bien aussi comme cela que Nietzsche concevait que le surhomme (c’est-à-dire chacun d’entre nous, avec un surcroît d’âme, nous y reviendrons), que le surhomme donc évoluait Par-delà le Bien et le Mal : non pas par conformisme bovin mais par la réelle appropriation de ce qui est juste au regard de la Vie.

La censure est un sport médiéval…

Fin de la parenthèse. L’énergie de nos théoriciens et de leurs épigones se consumait donc en grande partie dans l’identification et la désignation des choses qui étaient, des concepts, des idées manipulées comme des objets (a) stables et (b) distincts les uns des autres : l’âme, la conscience, l’Être, le Néant, Dieu, les dieux, la faute, le libre-arbitre, le Bien, le Mal, le Beau, le Vrai, le Juste… et une kyrielle d’autres concepts que des générations de théoriciens et de penseurs se sont jetés à la tête, comme des tomates avariées après un mauvais concert.

Et les neuroscientifiques de s’esbaudir et de réagir dans des termes qui pourraient se traduire par “il y a peu de chance que vous croisiez une idée au détour d’un chemin ou que vous perdiez quelques grammes lorsque une âme quitte votre corps : ces choses dont vous parlez ne sont pas des objets mais des fonctions, des activités dont la conscience que vous en avez est générée conjointement par différentes zones de vos cerveaux.

La journaliste scientifique Annaka Harris, dans son livre Une brève introduction à la conscience (2021), en donne un exemple parlant :

Lorsque nous parlons de conscience, nous faisons généralement référence à un moi qui est le sujet de tout ce que nous vivons – tout ce dont nous  sommes conscients semble arriver à ou autour de ce moi. Nous vivons une expérience qui nous paraît unifiée, nous avons l’impression que les événements se déroulent devant nous de façon intégrée. Cependant, […] ceci est en partie dû aux processus d’intégration qui créent l’illusion d’une synchronisation parfaite entre les manifestations physiques et l’expérience consciente que nous en faisons dans le moment présent. L’intégration participe également à solidifier dans le temps et l’espace d’autres percepts, comme la couleur, la forme ou la texture d’un objet ; tous sont traités par le cerveau séparément puis fusionnés avant d’arriver dans notre conscience comme un tout. Les processus d’intégration peuvent néanmoins être interrompus sous l’effet de maladies neurologiques ou de blessures. La personne souffrante se retrouve alors dans un monde déroutant où les perceptions visuelles et sonores ne sont plus synchronisées (agnosie disjonctive), ou dans un monde où seules les parties d’objets familiers sont perceptibles, et non plus les objets en tant que tels (agnosie visuelle).
Imaginez ce que serait votre expérience en l’absence d’intégration – si, en jouant du piano par exemple, vous voyiez d’abord votre doigt frapper le clavier, avant d’entendre la note et de finalement sentir la touche s’enfoncer. Imaginez encore que le processus d’intégration soit altéré et que vous vous mettiez à courir avant d’entendre les aboiements d’un chien féroce. En l’absence d’intégration, vous pourriez même ne pas du tout vous percevoir comme un individu.
Votre conscience ressemblerait davantage à un flux d’expériences en un point donné de l’espace, ce qui serait bien plus proche de la vérité. Est-il possible d’être simplement conscient d’événements, d’actions, de sentiments, de pensées et de sons nous parvenant dans un flux de conscience ?
Une telle expérience n’est pas inhabituelle dans la pratique de la méditation et de nombreuses personnes, dont je fais partie, peuvent en témoigner. Le moi que nous semblons habiter la plupart du temps (si ce n’est tout le temps), c’est-à-dire un centre localisé, stable et solide de la conscience, est une illusion qui peut être court-circuitée sans modifier de quelque autre façon que ce soit l’expérience que nous faisons du monde.

Convenons que désormais la locution ‘notre cerveau’ dénote l’ensemble des ‘cerveau.x’ que contient notre corps. Notre cerveau traite donc séparément les dossiers (a) Je touche le clavier (toucher), (b) J’ai lu la note (vue) et (c) J’entends le piano (ouïe) : les trois phénomènes sont entrés dans mon organisme par des couloirs différents et ont été traités par des guichets distincts. Parallèlement, différentes zones dudit cerveau ont activé conjointement la fonction Je suis conscient de mon expérience musicale et me donnent l’impression d’avoir exécuté un acte ‘historique’ (non pas d’importance historique mais historique parce qu’il fait partie de l’histoire de ma vie et qu’il sera désormais le souvenir d’une expérience vécue).

La conclusion serait alors que ma conscience n’est qu’un artefact généré par mon cerveau, une fonctionnalité de mon organisme qui vise à ce que je me conçoive comme un individu distinct et, partant, à ce que je mette en oeuvre les stratégies qui permettront ma survie. N’oublions pas que ma pérennité est la mission première de ce cerveau qui est le mien.

Les temps changent. A la vision ancienne (et statique) de notre conscience individuelle, une instance libre d’arbitrer entre les différents bibelots théoriques disposés dans la vitrine évoquée plus haut, se substituerait la vision dynamique du ‘cheval qui court en rêvant qu’il a un jockey‘. Dans cette métaphore, notre organisme est notre vrai “je”, seul habilité à percevoir les phénomènes extérieurs (et intérieurs, via l’intéroception) et à provoquer nos réponses à ceux-ci. C’est le cheval qui court. Formidablement, ce cheval se crée l’illusion d’avoir un jockey sur le dos (notre vrai “moi”), qui le driverait à coups d’étrier… fantômes, puisque de vrai jockey il n’y a point ! Notre conscience (le jockey) est donc la créature du cheval et elle interagit avec lui. Faute d’exister physiquement, elle serait donc une simple fonctionnalité du corps.

Dès lors, si nous suivons les chercheurs en neurosciences, nous ne parlerons plus de la conscience comme d’un objet distinct (exit Jiminy Cricket !) mais bien de la ‘fonction conscience‘ : s’il n’est pas possible de lui attribuer une existence physique (un chirurgien ne pourrait pas “extraire” la conscience de nos viscères), les zones du cerveau qui la génèrent sont en passe d’être pleinement identifiées. Un peu comme la faim, dont pourtant personne ne pense à faire un objet physique : la fonction ‘j’ai faim‘ s’active quand nous avons l’estomac vide, au travers d’un signal physiologique généré par certaines zones cervicales et qui invite notre organisme à ouvrir la porte du frigo.

Pour filer la métaphore jusqu’au bout, il reste des questions : qu’est-ce qui anime ce cheval ? Comment connaît-il la bonne direction, quand il court hors de l’hippodrome ? Voilà en fait deux questions qui appellent une seule et même réponse : l’âme.

Quoi ! je viens de lire plus de cinquante pages de ce bouquin pour que l’auteur me resserve un vieux machin, avec des relents spiritualistes, tout droit sorti des vitrines qu’il venait d’enterrer pour de bon ? C’est quoi ce gourou ?” Et le lecteur impatient de refermer cet ouvrage… un peu trop tôt.

Voyez : cela fait des siècles, voire des millénaires, que les penseurs utilisent le concept-fétiche ‘âme’ pour représenter la dimension essentielle de chaque individu, ce qui apparaît avec lui, le conseille tout au long de sa vie et disparaît (ou non) à son dernier souffle ; ce qui est unique en lui, sera stocké à sa mort dans les placards d’un Purgatoire intermédiaire et, toujours aux dires de certains croyants, permettra de le dénombrer lors du Jugement dernier, de lui rendre son enveloppe charnelle, afin de la réjouir ou de la rôtir éternellement. Les non-croyants qui ont tourné le dos à l’éternité, pour hilares qu’ils soient devant la scène grandiose du dernier jour avant toujours lorsque celle-ci est prise littéralement, les mécréants donc, restent assez gênés aux entournures lorsqu’il s’agit de désigner ce qui anime l’homme et la femme dans leur expérience de la vie.

Peut-être s’agit-il simplement de réinterpréter le bibelot ‘âme’ de la vitrine traditionnelle, en lui appliquant le même traitement que celui qu’induisent les conclusions des neuroscientifiques : l’âme n’est pas un objet distinct mais un fonctionnement, mieux encore, une pulsion.

Nos ancêtres se sont si longtemps efforcés de trouver un concept qui couvre, d’une part, ce besoin universel d’adhésion à la Vie, cet appel vers la Grande Santé, cette présence du dieu en nous, et, d’autre part, la multiplicité des manières dont chacun le traduisait dans ses actes. Quoi de plus évident alors que de parler d’âme ? L’âme peut être bonne, damnée, pure, sœur, en peine ou chevillée au corps. Si elle est un objet, elle peut monter au Ciel, sombrer en Enfer, être vendue au Diable, avoir la mort en elle ou être fendue… et, qui plus est, elle peut peser 21 grammes. Les Anciens ont sauté sur l’aubaine : l’âme serait un objet interne à l’humain, recelant la conscience intime de l’ordre des choses (appelé Dieu, Nature ou Vie) et dont les autres êtres vivants seraient dépourvus.

Une fois le choix du terme fait, il n’est pas anodin. Souvenez-vous : si la légende du second concile de Macon (VIe) a eu la vie dure à travers les siècles (concile pendant lequel la question de l’âme des femmes aurait été débattue : “les femmes ont-elles une âme ?”), la controverse de Valladolid (XVIe) posait dix siècles plus tard la même question à propos des Indiens. L’âme : en avoir ou non ? La créer individuellement ou l’hériter d’une instance supérieure ? La voir disparaître avec nous ou la sentir monter vers les cieux à notre mort ? La sentir dans notre cœur ou l’identifier avec un petit génie privé, un dibbuk ou un cricket en haut-de-forme ? Les enjeux sont multiples et ont vite fait l’objet de débats souvent houleux qui ont occupé théologiens et philosophes, d’Aristote aux penseurs d’aujourd’hui, en passant par les ‘refourbisseurs d’âmes’, dont les ouvrages sont alignés dans le rayon “Développement personnel” de votre librairie indépendante.

Ce n’est pas fuir ces problématiques que de revisiter un concept familier, l’âme, et lui donner une nouvelle attribution qui se veut éclairante et permet de mieux comprendre la confusion dans laquelle nos ancêtres se sont empêtrés et où ils se sont perdus en pirouettes intellectuelles ou théologiques.

Posons que l’âme est la fonction qui évalue en continu la qualité du lien intime entre moi et la Vie, en d’autres termes : ce qui évalue si je suis à ma place (vous souvenez du titre du bouquin ?). Ce lien est-il droit et sans tension, je me sens à ma place, satisfait, et je ne dois pas agir. Ce lien est-il distendu, tordu ou de travers, je ressens de l’insatisfaction et je dois réagir (le ‘comment’ n’est pas fourni avec cette fonction, qui se réduit à une alerte vitale en cas de disharmonie, le ‘pourquoi il faut agir’).

Cette proposition de définition est-elle la vérité ? C’est sans importance : si le modèle décrit permet à chacun de mieux concevoir son fonctionnement, d’en faire un objet de pensée qui lui permettre de “retrouver sa place”, il propose une vérité qui marche, qui est opérationnelle. Une vérité, donc.

Dans des termes un peu différents, dans son Traité de la réforme de l’entendement, Spinoza avait déjà évoqué la notion d’une ‘idée vraie‘, celle que l’on porte en nous et à laquelle on peut accéder en enlevant les pelures d’oignons qui nous aveuglent l’âme : volonté de succès, de richesse de reconnaissance… Paul Diel, au XXe siècle, parle d’un ‘élan vital‘ plus ou moins fort pour qualifier cette force d’âme qui nous pousse à nous harmoniser avec notre environnement, ce lien qui, s’il est tordu ou distendu, va générer la ‘culpabilité essentielle‘ : le désir d’agir pour rétablir l’ordre des choses et se retrouver “à sa place”.

Mais enfin, quel est l’intérêt, me demanderez-vous, de remettre le couvert avec un concept vieux comme Mathusalem, déjà discuté par Aristote pendant l’Antiquité grecque ?

L’intérêt en est d’abord écologique : le recyclage est toujours une bonne chose et, dans ce cas, l’idée de l’âme a déjà tellement fait l’objet de commentaires, de compositions lyriques, de diktats religieux ou de rituels collectifs que le seul fait de l’évoquer appelle déjà chez chacun, sans effort aucun, une foultitude d’associations d’idées. Il ne reste plus ensuite qu’à canaliser l’attention de celui ou celle qui désire s’en emparer vers le sens que nous donnons dans ce modèle : ***

[fonctionnalité langage | fonctionnalité symbolique ? | désir premier : lien à la vie > échelle de valeur – 2.3. Le recâblage – 2.4. La sauvagerie | Les idées appuient sur la gâchette, mais l’instinct charge le pistolet. Don Marquis
2.5. Le libre-arbitre – interagir avec le monde, physiologie, cerveau, neurosciences, me pérenniser] – Obnubilé par la nécessité de nous maintenir en vie, notre cerveau est le seul intermédiaire concret avec notre milieu. Sans chaque fois nous en faire rapport, il régente notre être-au-monde (Heidegger). Les récentes découvertes des neurosciences mettent d’ailleurs en évidence le rôle central de notre cerveau, quand nous voulons répondre à ces questions : quand mon cerveau a-t-il le sentiment que mon corps est à sa place ? A-t-il toujours raison ? Flanqué de nos cinq (ou six) systèmes sensoriels, équipé des organes et des dispositifs qui nous permettent d’agir sur le monde, notre cerveau est la seule et unique passerelle dont nous disposions pour accéder aux phénomènes, extérieurs comme intérieurs, par lesquels la Vie se manifeste à nous. Les développements récents des neurosciences décoiffent d’ailleurs beaucoup de nos certitudes et d’aucuns placent aujourd’hui notre système neurologique au cœur même de phénomènes attribués jusqu’ici à notre raison ou à nos passions. Identifier la contribution de nos influx nerveux -ou des hormones qui les traduisent à travers tout notre corps- devient aujourd’hui impératif, pour qui veut comprendre pourquoi raison garder est désormais un sport extrême. planche – Cerveau ou cerveaux ? – Cerveau d’aujourd’hui et tradition – Ne pas confondre : cerveau et animalité ? – Le mystère se passe de commentaires – utilisation de l’hypnose pour recâbler le cerveau…

Pour le garçon, le vrai monde c’était un espace de liberté calme et ouvert, avant qu’il apprenne à l’appeler prévisible et reconnaissable. Pour lui, c’était oublier écoles, règles, distractions et être capable de se concentrer, d’apprendre et de voir. Dire qu’il l’aimait, c’était alors un mot qui le dépassait, mais il finit par en éprouver la sensation. C’était ouvrir les yeux sur un petit matin brumeux d’été pour voir le soleil comme une tache orange pâle au-dessus de la dentelure des arbres et avoir le goût d’une pluie imminente dans la bouche, sentir l’odeur du Camp Coffee, des cordes, de la poudre et des chevaux. C’était sentir la terre sous son dos quand il dormait et cette chaleureuse promesse humide qui s’élevait de tout. C’était sentir tes poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un nœud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé. Le vieil homme lui avait fait découvrir tout cela.

[WAGAMESE 2014]

Cependant, il existait en ce monde un tas de choses dont le sens échappait à Nakata. Aussi cessa-t-il de penser. Tout ce qu’il pouvait gagner à trop réfléchir, avec un cerveau comme le sien, c’était une migraine. Il finit de boire son thé, referma soigneusement la bouteille Thermos et la rangea dans son sac.

MURAKAMI Haruki, Kafka sur le rivage (2003)

ajuster ses affects, psyché, psychologie, me positionner] – A la recherche d’un équilibre, nous pensons continuellement notre existence, parmi les autres comme face à nous-mêmes, et, dans notre théâtre personnel, nous nous vivons comme les héros d’un mythe qui serait notre vie : quand ma conscience me renvoie-t-elle le sentiment que ma personne est à sa place ? A-t-elle toujours raison ? C’est la vedette incontestée de la pensée humaine depuis des millénaires : la conscience, l’âme, le soi, l’ego qui oscille entre la matière grouillante et l’esprit structurant, entre Hera et Zeus, entre les désordres de la chair et la pureté des Idées, entre les pulsions tectoniques du Ça et les impératifs du Surmoi, entre Enfer et Ciel, entre Vanité triomphante et brûlures de la Culpabilité… Cette brave conscience de soi a été trop longtemps au centre des débats spirituels comme philosophiques. Les temps changent et, après les quelques coups de boutoir assénés par la philosophie contemporaine (exit la conscience autonome, enter l’être-au-monde, le Dasein), les neurosciences -encore- proposent un nouveau modèle : la conscience de soi n’est pas l’expression de notre individualité, elle serait un artefact, une sorte d’hologramme, fabriqué par nos circuits cérébraux pour nous donner l’illusion de notre personnalité individuelle et, partant, nous inviter à rester en vie. En bref, notre cerveau nous dit : “si, si, tu es une personne qui réfléchit, qui a une psyché compliquée et, donc, tu dois bien faire attention à toi…”]

Magritte R, Les idées claires (1958) © christies.com

03 – Les formes symboliques
où il est suggéré de faire de l’ensemble des discours et des fabulations humaines de simples objets de pensée et de s’y intéresser avec discernement

3.1. Fabulons, c’est fabuleux !

[ …] aussi loin que l’on remonte dans le temps, aussi profond que l’on s’enfonce dans la jungle ou le désert, on ne trouve aucune trace d’un groupement humain ayant vécu ou vivant dans la seule “réalité”, la constatant et la commentant, sans (se) raconter d’histoire à son sujet.

[…] La science nous montre que, derrière les faits, il y a non une raison mais une cause. Cela change tout.

[…] La science ne produit pas de Sens, seulement des corrélations,  indépendantes de nous. Or nous restons fragiles et le monde reste menaçant. Aucune découverte scientifique ne peut nous rendre immortels, ni même éliminer de notre existence conflits et douleurs.
On ne s’exclame plus, quand survient une éclipse de la Lune : La fin du monde approche ! Mais l’explication rationnelle de l’éclipse de la Lune – ou des maladies, ou de la foudre, etc. – n’entame en rien notre besoin de chercher et de trouver du Sens dans notre vie.
De nos jours encore, bien sûr, les religions remplissent très largement cette fonction. Mais, en plus de ces grands récits traditionnels pourvoyeurs de Sens, l’on assiste depuis deux siècles à une prolifération sans précédent de récits profanes, véhiculés par toutes sortes de médias (romans, pièces de théâtre, cinéma, télévision, jeux vidéo, Internet. .. ).
Du coup, chaque individu du monde moderne (qui n’est pas le monde entier) a sa petite tête à soi, avec ses propres associations, sa propre manière de combiner les fictions pour se tenir compagnie.

Nancy Huston, L’espèce fabulatrice (2008)

Quels que soient les jeux de mots et les acrobaties de la logique, comprendre c’est avant tout unifier. Le désir profond de l’esprit même dans ses  démarches les plus évoluées rejoint le sentiment inconscient de l’homme devant son univers : il est exigence de familiarité, appétit de clarté. Comprendre le monde pour un homme, c’est le réduire à l’humain, le marquer de son sceau. L’univers du chat n’est pas l’univers du fourmilier. Le truisme “Toute pensée est anthropomorphique” n’a pas d’autre sens. De même l’esprit qui cherche à comprendre la réalité ne peut s’estimer satisfait que s’il la réduit en termes de pensée. Si l’homme reconnaissait que l’univers lui aussi peut aimer et souffrir, il serait réconcilié. Si la pensée découvrait dans les miroirs changeants des phénomènes, des relations éternelles qui les puissent résumer et se résumer elles-mêmes en un principe unique, on pourrait parler d’un bonheur de l’esprit dont le mythe des bienheureux ne serait qu’une ridicule contrefaçon. Cette nostalgie d’unité, cet appétit d’absolu illustre le mouvement essentiel du drame humain.

Albert Camus, Le mythe de Sisyphe (1942)

Lorsque l’âme souhaite connaître quelque chose, elle projette devant elle  une image et la pénètre.

Maître Eckhart (XIIIe)

Un savoir n’est pas seulement une information, mais la transformation de celui qui sait par ce qu’il apprend.

Bernard Stiegler

Le choc avait été grand et, face à ses pairs, Galilée a dû sentir le malaise qu’il avait créé en montrant que c’était le soleil qui était au centre de notre système planétaire et non la terre : finie la possibilité d’une Création faite pour l’Homme sur sa planète qui aurait trôné au centre du monde connu. Dès 1616, un pape romain a d’ailleurs veillé à bien interdire les travaux de l’astronome polonais.

3.2. Fictions personnelles et discours collectifs

© Gwenn Dubourthoumieu

Prenons le discours sur la ‘famille’. Nos amis anthropologues vont nous expliquer, chacun selon son école, que l’idée de famille est un ciment social sans lequel notre vivre-ensemble serait impossible de manière organisée. Sont-ils marxistes ou apparentés qu’ils vont détailler avec force exemples toutes les manières dont la famille est un vecteur qui permet la transmission du pouvoir de classe et son nécessaire respect ; sont-ils croyants qu’ils vont donner au patriarche (ou à la matriarche, dans certaines variantes) le rôle d’avatar de la divinité au sein de la cellule familiale, avatar dont le rôle est la transmission des valeurs héritées d’en-haut ; vivent-ils dans les milieux de la haute-bourgeoisie, où la famille est le fondement de la survie économique, qu’ils vont donner les meilleures motivations à la collocation de Camille Claudel ou à l’envoi du Frère Machin dans une communauté de Pères Blancs au Congo ; sont-ils assis à côté d’un divan en toussotant qu’ils vont vous annoncer des envies illicites envers votre chère maman et des pulsions meurtrières envers votre cher papa ; aiment-ils l’exotisme qu’ils vont montrer la richesse des familles éclatées au sein de communautés tribales, où l’entraide et le sens de la collectivité primeront dans l’éducation des petits…

Enfin, ont-ils été victimes de harcèlement moral ou d’abus sexuel qu’ils vont, à l’inverse, pointer du doigt le milieu fermé de la cellule familiale et combattre urbi et orbi le régime d’impunité parentale, soi-disant garant de la cohésion d’un microcosme qui, pourtant, devrait être plus ouvert sur la société extérieure et ses règles de vivre-ensemble.

Les variations sont multiples, toujours fondées, toujours documentées, toujours enrichies d’anecdotes ou assorties de mises en garde. Or, si tout le monde a raison, personne n’a raison… dans le cas où l’on aime les vérités qui s’excluent mutuellement. La raison rayonne peut-être ailleurs. Il est bien entendu intéressant de passer en revue les différentes lectures de ce modèle de la famille, de ce conglomérat de personnes liées par un contrat que l’on voudrait signé dans le sang et les gènes – ce qui est loin d’être le cas – et de faire de chaque configuration un objet de réflexion : “tiens, c’est vrai, comment vivrais-je (ai-je vécu) ce modèle-là ?” “Quelle est mon expérience de la chose et, avant tout, quels actes ai-je posés pour me positionner face à ce scénario, qu’il s’assimile à une ridicule pièce de boulevard ou à un final horrifique de Grand Guignol ?

Nous ne sommes pas en train de tenir une réunion des Alcooliques Anonymes mais je serais curieux d’entendre les témoignages de tous ceux qui ont hésité à divorcer sous prétexte qu’ils allaient priver leurs enfants de la réunion familiale au pied du sapin de Noël. Si la famille était un modèle de bonheur, ça se saurait. Faisons le test :

      1. citez-moi une seule famille dans votre entourage qui représente à vos yeux ET dans la réalité de chacun de ses membres un exemple de bonheur collectif sans ombre (un modèle pour vous, donc) ;
      2. faites le compte de vos amies et de vos amis qui, nonobstant toute l’affection qu’il/elle peuvent avoir pour d’autres membres de leur parentèle, ont quand même été victimes de harcèlement moral ou d’abus sexuel dans le cercle familial.

N’êtes vous pas sincèrement incapable de donner un nom en réponse à la première question et n’êtes-vous pas, au mieux, dans les nombres à deux chiffres pour répondre à la seconde ? “C’est à désespérer de la famille“, me direz-vous, avant de sauter par la fenêtre. Ici encore, raison garder, c’est mieux regarder.

Notre vieux réflexe platonicien – se conformer à l’Idée – qui monte en épingle le concept de famille dans toutes ses représentations (et avec toutes les contraintes apparentées : c’est le cas de le dire) est peut-être la source de nos maux intimes dans ce domaine. Si la famille est une valeur, gravée dans le marbre quelque part sur l’Olympe, c’est démériter que de ne pas s’y conformer, de ne pas adopter ses rituels ou d’affirmer son individualité face à la cohésion du groupe. Et la tribu de regarder sombrement le vilain petit canard, et le Commandeur de pointer un doigt vengeur vers l’arrogant libertaire, et la Matriarche de jeter l’opprobre sur l’infante souillée, en crachant dans le feu au-dessus duquel cuit la soupe de toute la maisonnée… L’imagier est riche pour ceux qui veulent se faire souffrir… en imagination.

Si l’on choisit l’option “j’enlève-les-écailles-de-mes-yeux-et-je-regarde-avant-de-réfléchir-en-ruminant”, le modèle familial peut être vécu d’une toute autre manière, moins contraignante, moins aveuglante. Les préjugés, les dogmes, les modèles, c’est Cassirer qui insiste, ont ceci de toxique qu’ils ont la fâcheuse tendance à se muer en pensées totalitaires : quoi de plus occultant qu’une idée fixe, a fortiori quand votre entourage considère – comme vous, peut-être – qu’il s’agit d’une vérité.

Dans notre exemple : dans un échange familial, personne ne voudrait détruire l’imagerie du sapin de Noël, si elle est au service d’une satisfaction partagée entre, d’une part, celui ou celle qui évoque l’image d’une table généreuse, d’une dinde fumante (sorry, les véganes), d’enfants réunis autour d’un ancêtre qui raconte des contes, et, d’autre part, celui ou celle à qui l’autre adresse la représentation, dans le seul but de partager un chaud sentiment d’appartenance.

Autre chose serait le rappel vindicatif de l’obligation d’organiser Noël à la bonne date, avec les bons invités, sans les mauvais invités (dont le petit ami mal coiffé de la petite dernière), avec le menu traditionnel, avec un plan de table figé depuis des générations et – cerise sur la bûche – avec la messe de minuit ânonnée par un prêtre germanophone ; hors de quoi, point de salut, hors de quoi, le déshonneur, la trahison des Nouveaux, l’irrespect envers les Anciens, hors de quoi, le divorce imminent, l’accident cardiaque de la grand’mère frustrée de sa fête tribale et les enfants drogués, addictifs et perpétuellement avec des cheveux gras, par manque de sens familial…

Or, à l’inverse, la famille pourrait être conçue, plus simplement, comme un excellent camp d’entrainement pour la vie, la première épreuve, le premier rite de passage dont la seule finalité (dans une mise en scène très élaborée, certes) est de tester concrètement notre capacité à survivre ensuite dans un monde pas nécessairement très folichon : violence dans les rapports humains, exclusion entre communautés, problèmes identitaires, harcèlements moraux et sexuels, mensonges et trahison des proches, vanités triomphantes et désespoirs théâtraux, manipulation et emprise… autant de composantes de la vie avec l’Autre dont la famille n’est que le catalogue de poche. Que celui qui n’a aucun exemple de ce qui précède dans sa propre tribu me jette la première pierre !

Et puis, comment pourrait-il en être autrement ? Pour une famille de quinze personnes, vous mettez dans le même aquarium pendant cinquante ans au moins : un père déficient, une mère agressive, un tonton peloteur, un frère boutonneux, une sœur hystérique, un cousin pervers, un autre cousin facho, une cousine anorexique, une grand’mère collabo, un grand’père amateur de petites filles, un autre tonton (le militaire) violent avec sa femme, sans parler des différentes “pièces rapportées”… à quoi s’ajoutent vos propres frustrations, les passages difficiles entre vos différents âges, vos complexes, votre problème de couple et votre acné. Bonjour, le potage ! Après ça, on s’étonnera que la vente d’armes soit fortement réglementée (du moins dans les pays civilisés).

Moralité : quand il s’agit de la famille, l’important c’est d’y survivre.

Dès lors, pour ceux qui se sont promis de devenir des humains et de vivre dignement avec d’autres humains, comme avec soi-même, il importe de pratiquer une pensée libérée, salvatrice, face au dogme familial. Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères, dans ce cas comme dans d’autres, ne sont pas toujours le fait de “la société” ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer des autofictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense au-delà du nécessaire.

Face à l’exercice imposé de la vie familiale, le travail se fait donc en trois temps : d’abord, identifier les modèles auxquels on accorde crédit dans sa délibération, ensuite, les tester comme n’importe quel autre objet de pensée (qui me propose le modèle ? quels exemples crédibles dans mon entourage ? à qui profite le crime ? quel est le coût pour moi, en termes d’intégrité, si je respecte ce modèle ? quel est le coût réel pour moi si je ne respecte pas ce modèle ? est-ce une question qui vaut vraiment toute cette réflexion… ?) et, enfin, vivre effectivement la famille (en y adhérant en personne ou en s’éloignant physiquement) dans la dignité et la raison.

Mais, me direz-vous, la formule ‘dans la dignité et la raison’ n’est-elle pas la petite sœur du ‘Sapin de Noël’ : un discours, dans la lignée des pires apophtegmes, qui sonne bien et auquel tout le monde adhère par complaisance, sans vraiment y réfléchir ?

Bien au contraire, vous répondrai-je : le ‘travail de raison’ qui veut que chacun regarde d’abord la représentation de la famille et s’interroge sobrement sur les motivations qui sous-tendent la mythologie de sa tribu personnelle. Ce travail n’est pas léger et il exige une introspection assainie : les ‘écailles’ à retirer des yeux dans ce cas sont peut-être les mieux serties.

Quelles que soient les conclusions de ce premier nettoyage de Printemps, le ‘travail de dignité’ qui s’impose ensuite, veut que chacun vive l’expérience de la cellule familiale avec la nécessaire assertivité. Levez la main droite et dites : “de servitudes, je n’accepterai que celles qui me procurent une réelle satisfaction, celles dont l’expérience se traduit en moi par la Joie d’être plus proche de la Vie, parmi les humains en général, au-delà du cercle familial.” Bref, le contraire de la gueule de bois qui suit souvent la veillée de Noël.

3.3. Etudes de cas

Cas n°01 : Les fillettes du monstre

[L’Ogre et de monsieur Lambert Lepouce > il, puisqu’il ne croyait plus aux contes de fées, il ne remarqua pas que son nom avait une double initiale, comme Brigitte Bardot, et que ça lui avait porté bonheur…]

Cas n°02 : Le monstre primal

3.4. Les modèles/vérités

3.5. La pensée libre

[imaginer le monde, idées, discours, vérités, dogmes – A chacun sa vision du monde, choisie parmi les discours qui nous sont proposés en continu -bon gré, mal gré- par les autres, par notre culture, notre histoire familiale et nos autofictions : ma vision personnelle me renvoie-t-elle l’idée que je suis en adéquation avec ma vérité intime et que celle-ci est saine ? A-t-elle raison ?]

C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a consacré ses recherches à notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, Demain j’enlève le bas, Le Chinois est petit et fourbe, This parrot is dead, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, Je ne sais pas chanter… Autant de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui prêtent au débat, faute de pouvoir constituer une explication exclusive et finale du monde qui nous entoure. S’il y en avait une, ça se saurait, insiste par ailleurs Edgard Morin…

Mais Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à une faculté si généreusement et équitablement distribuée à l’ensemble des êtres humains. Il a également averti ses lecteurs d’un danger inhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à être totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage. Que celui qui n’a jamais élevé un adolescent…

[Comment identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser ? Comment rendre à chacune de nos idées sa juste place, celle d’une “opportunité de pensée” ? Comment ne pas les travestir en vérités auxquelles se conformer ? Quelle drôle d’idée (types de formes symboliques) | L’idée totalitaire : Le bien et le mal ne sont que la matière dont est faite la beauté, c’est à dire ce que nous aimons sans raison, sans profit, sans nécessité. Tolstoï]

GRIMMER J., La construction de la tour de Babel (~1550) © musée des Beaux-Arts de Cuba

04 – La langue
où il est étudié combien la nature du langage utilisé pour dénoter les réalités de nos mondes individuels traduit notre appropriation de ceux-ci

[Les langues du corps / Le récit mythique / Le discours logique / La langue comme indice / Traduire pour soi]

[discours, hormones, dénoter – Pour chacun des trois niveaux de notre ego (la physiologie, la psychologie et les idées), quel est le langage le plus pertinent ? Comment l’identification du langage employé pour délibérer “dans ma tête” me permet-elle de dépister les éventuels dérapages (ex. quand je tiens un discours moral pour justifier un afflux hormonal…) ? Me permet-elle de débusquer ce qui me motive réellement dans mes décisions ? Comment des techniques comme l’hypnose peuvent-elles affecter les formulations par lesquelles je dénote mes réalités ? | dégradation du mental de Granny : les formules continuent malgré la perte de sens… | La parole est rare : RECITER : complaisance, conformité, verbale et non-verbale ; | EXPRIMER : coopération (Sennett), expérience, verbale > curseur sur raison vs. Émotions/passions]

© ionos

05 – Les informations
où il est démontré que la quantité des informations disponibles n’est pas une fatalité et combien une sélection pertinente peut-être fondée sur des critères de satisfaction

5.1. L’abondance

D’entre tous les faits qui caractérisent cette période passionnante et inquiétante, je retiens que les vingt premières années du XXIe siècle ont instauré une dérégulation massive d’un marché cognitif que l’on peut également appeler le marché des idées. Celle-ci se laisse appréhender, d’une part, par la masse cyclopéenne et inédite dans l’histoire de l’humanité des informations disponibles et, d’autre part, par le fait que chacun peut verser sa propre représentation du monde dans cet océan. Cette situation a affaibli le rôle des gate keepers traditionnels (journalistes, experts académiques… toute personne considérée comme légitime socialement à participer au débat public) qui exerçaient une fonction de régulation sur ce marché. Ce fait sociologique majeur a toutes sortes de conséquences mais la plus évidente est que l’on assiste à une concurrence généralisée de tous les modèles intellectuels (des plus frustes au plus sophistiqués) qui prétendent décrire le monde. Aujourd’hui, quelqu’un qui détient un compte sur un réseau social peut directement apporter la contradiction, sur la question des vaccins par exemple, à un professeur de l’Académie nationale de médecine. Le premier peut même se targuer d’une audience plus nombreuse que le second.

BRONNER Gérald, Apocalypse cognitive (2021)

Car si les objets de contemplation mentale peuvent se multiplier et  s’inscrire dans une concurrence effrénée, ce n’est pas seulement en raison des nouvelles conditions technologiques qui prévalent sur le marché de l’information, c’est aussi parce que la disponibilité de nos cerveaux est plus grande. Ces objets de contemplation n’ont d’autre raison d’être que de capter notre attention. Qu’ils proposent des théories sur le sens du monde, une doctrine morale, un programme politique ou même une fiction, ils ne peuvent survivre que si nous leur accordons une partie de notre temps de cerveau. Il se trouve, et c’est là un autre aspect significatif de l’histoire en train de se faire, que ce temps de cerveau disponible n’a jamais été aussi important.
La situation inédite dont nous sommes les témoins est donc celle de la rencontre de notre cerveau ancestral avec la concurrence généralisée des objets de contemplation mentale, associée à une libération inconnue jusqu’alors du temps de cerveau disponible.

BRONNER Gérald, id.

Pas de chance, nous vivons aujourd’hui dans la Société de l’Information, selon son titre officiel, et dans la Société du Spectacle annoncée par Guy Debord, quand on y regarde de plus près. Pour y voir clair, il va donc nous falloir lutter sur trois fronts : les informations disponibles dans les médias, qui sont trop nombreuses ; les injonctions portées par les différents dogmes, qui sont insidieuses et portées par une société dont le néo-puritanisme n’aime pas les pensées éclairées ; les auto-fictions qui nous servent d’armures (lire à ce propos, le conte charmant mais un peu simpliste de Robert Fisher : Le chevalier à l’armure rouillée*) et que nous mettons en place, en bons chantres de nous-mêmes, pour nous positionner parmi nos pareils.

///

L’abondance d’information n’est pas mère de vérité. Qu’on ne cherche pas ici des réponses finales ou des vérités universelles. L’apport de chacun ne peut dépasser ce qu’Emmanuel Levinas considérait comme la seule fonction de l’intellectuel : aider à poser la bonne question. Reste que le travail de chacun, une fois la bonne question sur la table, est chose difficile entre toutes : comment pouvons-nous travailler à lui donner une réponse satisfaisante, avec la prolifération “d’écailles pour nos yeux” dans laquelle nous baignons chaque jour ?

5.2. La qualité

5.3. Les biais cognitifs

5.4. Le kit de survie

5.5. L’hygiène informationnelle

 

Une citation, ce sont des mots alignés que chacun peut changer en paroles…

Un exemple : avez-vous remarqué l’immédiate séduction qu’exerce sur nos réseaux sociaux la moindre sentence bien mise en page, le plus banal des proverbes affiché sur la photo d’un penseur connu (et ce, même si le proverbe n’est pas de lui ou n’est qu’approximativement cité). Au même titre, les maximes-bateau qui décorent les sachets de thé du matin, voire les sapiences imprimées au revers des feuillets de calendriers à la Petit Farceur n’ont-ils vraiment aucune influence sur notre réflexion intime ?

Que dire des formules ressassées par les communicateurs de nos politiques, les intellos-vedettes du petit écran, les beaufs de nos Café du Commerce ou les agités de communautés minorisées : “nous vivons la Mort des idées“, “nous entrons dans l’Ère du Verseau“, “c’est le Déclin de l’Occident“, “pas d’avenir sans Développement personnel“, “le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas” (Malraux*), “nous plongeons dans un désastre écologique“, “l’Histoire, c’est fini”, “l’Humanité, c’est fini“, “l’anthropocène, c’est fini“, “c’est la Lutte finale…

Le sociologue Gérald Bronner (cfr. Lectures) explique bien le phénomène dans son Apocalypse cognitive (2021), où il ajoute (sans citer de source néanmoins) que 90 % de l’information disponible aujourd’hui a été générée pendant les deux dernières années. Outre le vertige suscité par ce genre de constat quantitatif, nous pouvons intuitivement réaliser combien ce flux incroyable de données est propre à véhiculer ces idées préconçues, ces certitudes collectives, ces diktats et ces injonctions qui sont légion aujourd’hui, qui nous influencent et qui empêchent chacun de penser sa vie librement, au mieux de sa réalisation saine.

Loin de moi l’idée de hurler avec les loups (même si, en l’espèce, ils ont bien raison) et de crier ici au mensonge, aux contre-vérités, à l’infox ou à l’erreur, car ce n’est pas le contenu de ces sapiences, quelquefois fort respectables, qu’il convient de critiquer. C’est l’utilisation que nous en faisons, consciemment ou non, quand l’heure est venue de la réflexion personnelle : qui peut affirmer, la main sur le cœur, qu’au grand jamais ces petites phrases n’ont affecté sa délibération ?

La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.

HUXLEY Aldous, Brave New World (1932)

Si l’invitation d’Huxley à ne pas accepter pour évident “ce dont il serait raisonnable de douter” s’applique initialement à la propagande, elle pourrait aussi justement s’appliquer aux vérités avec lesquelles nous nous rassurons collectivement, alors que le doute s’imposerait.

C’est pourquoi nous partirons de trois de ces mini-diktats: ils nous ont bercés pendant des siècles comme des évidences mais ils s’avèrent, dans un monde moderne à reconstruire, trois clefs sans portes.

Toute pensée n’est jamais qu’un exercice de la Pensée

Pourquoi des clefs sans porte ? Simplement, parce que ces clefs n’ouvrent aucune porte vers un mieux et que ces préceptes sont pour beaucoup rapidement utilisés comme prémisses à toute réflexion personnelle, comme postulats qui ne seront pas questionnés alors que, comme toute autre vérité, ils ne sont que des objets cognitifs, utiles certes, mais seulement utiles à plus d’exercices de pensée. Ils ne constituent pas a priori des bases raisonnables pour fonder une réflexion individuelle. Il nous revient dès lors de ne pas confondre les dogmes prêts-à-penser avec la “matière à raisonner”. Posologie : à ne s’approprier qu’après mûre réflexion ! Il en va ainsi des trois clefs sans porte que je veux évoquer ici : des principes qui, pris pour argent comptant, induisent en fait un biais cognitif dans notre délibération intérieure :

Il est important de pouvoir identifier ou reconnaître les biais cognitifs, car certains d’entre eux ont des répercussions sociales néfastes. “Les débats de société actuels sur les théories conspirationnistes autour de la COVID-19, sur la crédibilité de la science et sur le racisme ou les violences sexuelles ne sont pas étrangers à l’influence des biais cognitifs concernant notre façon d’appréhender et d’interpréter ces enjeux”, note Cloé Gratton.

Un biais cognitif appelé l’effet de répétition est particulièrement pernicieux. “Des études ont montré que des affirmations ou des énoncés, même faux, finissaient par emporter l’adhésion de plusieurs personnes à force d’être répétés», rappelle la doctorante. Le président américain Donald Trump est ainsi parvenu à influencer les comportements de millions d’Américains en répétant ad nauseam des choses erronées, comme le fait que les élections présidentielles de novembre dernier avaient été truquées.

Un autre biais, dit d’essentialisme, est associé à des préjugés envers les membres de groupes sociaux, tels que les Noirs, les Autochtones ou les homosexuels, dont les caractéristiques sont perçues comme immuables, prédisposant à des comportements négatifs qui peuvent engendrer de la discrimination. “Selon ce bais, il est normal, par exemple, que les Autochtones et les Noirs soient sur-représentés dans l’univers carcéral puisqu’ils seraient violents par nature”, relève la doctorante.

Très répandu, le biais de confirmation consiste à privilégier les informations qui confortent nos opinions, croyances ou valeurs et à ignorer ou à discréditer celles qui les contredisent. “Beaucoup de gens ne lisent dans les journaux que les textes des chroniqueurs dont ils partagent la vision du monde, indique Cloé Gratton. Sur les réseaux sociaux, des individus ont tendance à préférer les échanges avec des personnes qui s’intéressent aux mêmes sujets qu’eux et qui partagent des opinions proches des leurs.”

C’est ainsi que se forment les chambres d’écho, ces communautés virtuelles où la voix de chacun fait essentiellement écho à celles des autres membres. Fonctionnant comme des caisses de résonance d’une même conception du monde, ces chambres d’écho favorisent la polarisation des esprits, voire leur radicalisation, plutôt qu’une meilleure compréhension des points de vue divergents.

d’après Claude GAUVREAU (UQaM.CA)

En ce sens, les trois clefs sans porte suivantes pourraient bien passer pour des biais cognitifs “essentialistes”, à savoir :

      1. la Vérité existe quelque part ;
      2. la Morale est une déclinaison pratique de cette Vérité dans notre vie quotidienne ;
      3. le Sens de la Vie se définit comme la quête du bonheur, la recherche d’un état extatique, en harmonie avec cette Vérité.

il n’y a pas d’essence, ni de dénotation efficace de la réalité ; Si une Vérité universelle avait été disponible, ça se saurait : nous vivrions dans un monde partagé par tous, où la morale serait une évidence pour tous et où toute déviance serait immédiatement auto-détruite par chacun. Nous connaîtrions l’Atlantide mythique de Platon et pas celui, plus cruel (mais tellement plus sensuel), de Pierre Benoit*.

    1. il n’y a pas de prescrit ;
    2. il n’y a pas d’extase immobile.

[Bien faire la différence : les officiels sont forts de leur statut (ex. fac de médecine sur la question des vaccins) mais monsieur-tout-le-monde n’est pas toujours au café-du-commerce : les lanceurs d’alerte, les photographes du Printemps arabe, ceux qui dénoncent de manière fondée le mainstream sans être complotistes… En même temps, les autorisés peuvent lancer des canulars comme le brillant reportage infox sur la fin de la Belgique à la RTBF !]

DORE G., Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer © Getty Images

06 – Sapere aude vs. Amor fati
où la différence est faite entre modéliser et essentialiser, de même qu’entre chercher la conformité et vivre le vertige de l’expérience

6.1. L’âme des Lumières

Les lumières sont ce qui fait sortir l’homme de la minorité qu’il doit s’imputer à lui-même. La minorité consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui. Il doit s’imputer à lui-même cette minorité, quand elle n’a pas pour cause le manque d’intelligence, mais l’absence de la résolution et du courage nécessaires pour user de son esprit sans être guidé par un autre. Sapere aude, aie le courage de te servir de ta propre intelligence ! voilà donc la devise des Lumières.

La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’une si grande partie des hommes, après avoir été depuis longtemps affranchis par la nature de toute direction étrangère (naturaliter majorennes), restent volontiers mineurs toute leur vie, et qu’il est si facile aux autres de s’ériger en tuteurs. Il est si commode d’être mineur ! J’ai un livre qui a de l’esprit pour moi, un directeur qui a de la conscience pour moi, un médecin qui juge pour moi du régime qui me convient, etc. ; pourquoi me donnerais-je de la peine ? Je n’ai pas besoin de penser, pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront pour moi de cette ennuyeuse occupation. Que la plus grande partie des hommes (et avec eux le beau sexe tout entier) tiennent pour difficile, même pour très dangereux, le passage de la minorité à la majorité ; c’est à quoi visent avant tout ces tuteurs qui se sont chargés avec tant de bonté de la haute surveillance de leurs semblables. […]

Il est donc difficile pour chaque individu en particulier de travailler à sortir de la minorité qui lui est presque devenue une seconde nature. Il en est même arrivé à l’aimer, et provisoirement il est tout à fait incapable de se servir de sa propre intelligence, parce qu’on ne lui permet jamais d’en faire l’essai.

Kant : Qu’est-ce que les Lumières ? (1784)

On n’a plus vingt ans.” Combien d’entre nous, qui n’avons plus vingt ans pour beaucoup, n’ont pas entendu cette formule rituelle, dans la bouche de celle-là qui se lève péniblement de son fauteuil, de celui-là qui n’arrive pas à lire la posologie de son nouveau médicament (“C’est incroyable : ils impriment de plus en plus petit“) ou de cet autre qui regarde un jeune couple s’embrasser à pleine bouche et commande un nouvel Orval pour faire passer son temps, à lui. Étrangement, on entend moins souvent des post-ados prendre la peine de claironner la formule inverse : “On a vingt ans !

Constater son âge et, dans les meilleurs cas, savourer la maturité qui accompagne les années alignées au compteur, n’est pas toujours une pensée nostalgique et le regard que les plus âgés portent sur l’arrogante jeunesse n’est pas toujours envieux. Pas toujours. Alors, c’est quoi “avoir vingt ans“, au-delà de la seule vitalité qui triomphe dans chaque geste ?

Gagner en maturité, c’est apprendre à composer avec sa finitude“, disait le sage (dont on a oublié le nom). Là réside peut-être l’attribut principal de la jeunesse, quand elle est encore immature : se vivre comme un être infini, sans échéances ni limites, et confondre une tempête d’hormones avec la joie d’être en vie. Et c’est probablement à cela que se reconnaît la maturité de ceux qui se sentent “à leur place” : dans cette capacité de vivre juste, avec les moyens limités, avec un sentiment de finitude qui n’est pas source de désespoir. Nos aînés disaient, en souriant mais un peu amers : “Quand on est jeune, on a beaucoup de dents mais peu de noisettes. Quand on est vieux, on a beaucoup de noisettes mais plus de dents.” Mais les années n’y font rien, comme Kant le soulève : il s’agit ici d’une posture mentale.

Ce serait d’ailleurs un message d’espoir pour les têtes grisonnantes d’affirmer que cette impression de ne pas avoir de limites, de pouvoir dépenser ses ressources sans compter, est une preuve de jeunesse, là où elle n’est que symptôme d’immaturité et de pauvreté d’âme. Dans un registre comparable, Épicure lui-même insistait sur la nécessité d’ordonner ses désirs car notre capacité à jouir n’est pas infinie.

Ici, dans la formule “pauvreté d’âme”, on entendra “âme” au sens que nous lui avons donné : cet ombilic vital qui génère l’intuition de ce qui est ou non satisfaisant pour nous, en d’autres termes “adapté ou non à notre pérennité biologique.” Certaines traditions philosophiques invitent à ouvrir notre troisième œil : “celui qui est ouvert quand les deux autres sont fermés“. L’image (c’est le cas de le dire) est magnifique, qui nous invite à ne pas oublier la dimension essentielle que cet œil percevrait, perché au mitan de notre front, visant au-delà de l’accidentel qui fait le quotidien des deux autres yeux, les yeux physiologiques attachés à la perception des seuls phénomènes extérieurs. Parallèlement, réduire l’âme à un deuxième ombilic procède de la même invitation : une fois sectionné l’ombilic physiologique qui nous reliait à la mère biologique et garantissait une formidable sécurité fœtale, il nous revient de retrouver le lien avec ce “deuxième nombril”, celui qui nous relie à la mère primale, plus communément appelée… la Vie. Nous y reviendrons.

Mais pourquoi cette insistance sur la faible maturité de celui ou celle qui se dépense sans compter ? Justement, parce que négliger sa propre finitude et créer ce sentiment de ne pas être à sa place (“Ah ! Si j’avais encore 20 ans, vous verriez…“), c’est oublier que chacun d’entre nous n’a que 100 % d’attention à consacrer à sa vie et que l’attention (la gestion de notre énergie vitale ou l’élan vital ou le désir ou la délibération intime ou quelque autre nom que l’on donne au fonctionnement de notre conscience), ce capital d’attention n’est pas illimité. Dès lors, le disperser sur l’autel des idées et passer son temps à viser la conformité à celles-ci, comme nous l’avons déjà exploré plus haut, c’est consommer à tort les jetons qui, autrement, seraient disponibles pour s’approprier l’expérience, vivre pleinement l’activité et se remodeler en fonction de ce que nous avons vécu effectivement des phénomènes.

Le culte de la Déesse Raison pendant la Révolution française © DR

[traiter de la Raison du XVIIIe différente de la science, de la technique ou de la technique / La Raison fait de chaque pensée un objet de pensée / Allégorie de la pensée libre, elle n’est pas le contraire de la fantaisie mais, compagne de route du second degré, elle s’oppose à la recherche aveugle de conformité, à la servitude volontaire]

6.2. SAPERE AUDE : un Ours dans le salon

L’intellect voudrait que la vie ne soit qu’une énigme, alors qu’elle est un mystère. On peut résoudre une énigme, la vaincre et ne laisser qu’une rassurante lumière, là où étaient des ombres. On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir. Explorons donc.

GOUGAUD Henri, Le rire de la grenouille (2008)

L’assimilation entre Raison et logique garde la vie dure et le cuir épais. Ce n’est peut-être pas innocent. Comme nous l’avons évoqué en explorant les avantages liés aux auto-fictions, avoir une explication logique à son mal-être semble constituer une solution à tous les problèmes de ceux et celles qui ne sentent pas à leur place. Or, quand l’explication logique a fait surface, fut-ce au terme de longues années de thérapie, d’analyse, d’hypnose, de séjours chamaniques sur les flancs de l’Everest ou de lecture compulsive de livres sur le développement personnel, beaucoup y voient plus clair mais n’ont pas gagné la Joie de vivre à laquelle ils aspiraient. Que manque-t-il encore à leur volonté, souvent sincère, de s’entendre avec eux-mêmes ?

Henri Gougaud, en bon bonimenteur qu’il est, n’arrête pas de le raconter dans ses différents contes à l’ancienne et il éclaire même son propos dans son Le rire de la grenouille : petit traité de philosophie artisanale (2008). Voilà bien un auteur qui marche à nos côtés : quand on lit chaque mot de la citation ci-dessus, le jour se fait sur la vanité de l’explication, en matière de Grande Santé. Vaincre l’énigme d’un mal-être par une honnête explication logique, élucider l’enchaînement des causes et des effets qui ont mené à cette aliénation qui nous donne le mal de mer au quotidien, nous coupe la respiration dans les ascenseurs ou lance une dissociation mentale : cette démarche est honorable et semble constituer un ticket incontournable pour le mieux-être. Soit. Autre chose est l’apaisement attendu, dont on réalise qu’il fait peu de cas de l’explication en question : une fois éteints les lampions de la fête (“Ça y est, avec mon psy, on a pisté l’épisode traumatique de ma petite enfance qui m’empêche de manger des tartes au riz devant la photo de mon père !“), notre deuxième nombril, notre lien essentiel au mystère de la Vie, notre âme donc, fait peu de cas de l’explication, en ceci qu’elle ne constitue pas une justification. Au-delà de cette limite, votre explication n’est plus valable.

Et Gougaud d’insister : “On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir.” Traduction : mettre à jour les causes logiques d’une situation, c’est bien, s’approprier les traumas de toute nature et continuer à marcher devant soi, forts de l’expérience vécue, c’est mieux. Que l’on parle de théâtre grec ou de catharsis freudienne, élucider est une chose (expliquer, mettre au jour les éléments explicatifs) mais sublimer semblerait plus efficace. Se vivre comme le terme d’un historique logique, dont on serait le seul bénéficiaire, reste souvent handicapant pour vivre tout court. Par contre, si réussir à s’approprier plaies et cicatrices pour adhérer au mystère de la Vie sans lui demander des comptes est un vaste programme, il semble être la condition pour trouver l’apaisement, pour trouver sa place.

Ce poème d’amour ne dit pas autre chose :

Quelque part dans la forêt,
Un ours se lèche une plaie,
Il s’est légèrement blessé le flanc,
Sur un chemin qu’il connaissait pourtant.

Adossé au rocher, il sourit.

C’est au retour de l’amour,
Que, les yeux plein de son miel, à elle,
Il a laissé la branche marquer son aisselle,
Pour toujours…

Un autre poème raconte, à rebours, la souffrance quand elle continue d’aveugler la victime du trauma :

C’est la nuit, c’est le marbre,
L’homme gît près de son arbre,
Un sang poisseux voile ses yeux.
Du passage de la Géante,
Lui reste une plaie béante.
La main du cœur
Est arrachée…

Oser savoir est donc une audace nécessaire, salvatrice mais pas suffisante. Quelle alternative proposer, dès lors, au terme expliquer ? Apprivoiser, peut-être…

 

***

[Sapere aude – L’américain JIM HARRISON dans Retour à la terre (2007) : Un politicien local, qui refusait que l’enseignement des langues étrangères soit inscrit dans le budget d’une école, a déclaré : “Si l’anglais a suffi à Jésus-Christ, il devrait suffire à nos gosses.” > médiocrité > La folie de Nietzsche…] [Amor fati / Vérité, ô ma prison… / Conforme, tu seras / Le vertige, tu auras]

[conformité, sapere aude, Kant, dogme, mise en conformité, libre arbitre] – Quand nous essayons d’évaluer si nous sommes à notre place dans notre vie, le piège est, en fait, de plutôt vérifier si nous sommes conformes à des modèles préétablis, prétendument essentiels. Comment être conscient de ma tendance (utile par ailleurs) à modéliser le monde et à me conformer à des représentations qui ne tombent peut-être pas juste avec ma réalité ?

Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.
Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :

Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Arthur Rimbaud, Sensation (1870)

[amor fati, Nietzsche, samouraï, Montaigne] – Comment, à l’inverse, nous tenir prêts et aimer ce qui nous arrive (ce que l’on appelle communément la Vie) ? Devons-nous être existentialistes ? Comment être adapté a priori à l’expérience de mon existence réelle ? | J’ai fait un rêve : nos ancêtres oubliaient pour un instant des mots comme travail, famille, patrie… et pensaient à la guerre en termes de chairs brûlées, de solitude et de peur. Quelle drôle d’idée, me direz-vous, mais la guerre n’est-elle pas la pire faute de goût ? | performance vs. expérience]

© Todd Davidson

07 – Le Livre de la Jongle
où le modèle du Jongleur de mondes est expliqué en détail et son travail décliné en trois exercices salutaires

7.0. Lectures commentées

How dull it is to pause, to make an end,
To rust unburnish’d, not to shine in use!
As tho’ to breathe were life!

Alfred Tennyson, Ulysses

7.1. Chaos par l’absurde

7.2. Pouvoir jongler

Ah ! si les bourreaux mérovingiens avaient su à leur époque quelle fortune allait connaître le nom de leur instrument de torture, le tripalium, ou, plus précisément, le nom de l’endroit où ils dressaient ces trois pieux croisés sur lesquels ils fixaient leur supplicié, suscitant l’horreur (voulue didactique) dans les yeux des petits et des grands, au point que l’Eglise précisa, au terme du Concile d’Auxerre (590) : “Il ne convient ni au prêtre, ni au diacre de se tenir auprès du trepalium, où on est torturé pour une affaire.” L’étymologie populaire fait feu de tout bois et, aujourd’hui encore, sociologues et partenaires sociaux s’accordent pour faire remonter les origines du mot “travail” au latin vulgaire “trepalium.” Et d’évoquer la douleur et la souffrance associée au travail par une étymologie qui semblerait bien… erronée.

Un exemple de plus qui nous montre combien une idée, un discours n’est pas vrai simplement parce qu’il nous fait plaisir ou qu’il conforte notre raisonnement.

Voire qu’il en constitue une poutre de soutien, car voilà bien une des hypothèses étymologiques les plus probables, comme l’explique Michel Forestier dans son article sur le sujet : “Emile Littré et Michel Bréal, deux linguistes du XIX° siècle, proposaient un autre éthymon, le latin trabs qui, au sens propre, signifie poutre et dans des sens figurés : arbre élevé, navire, toit, machine de guerre, massue, etc., bref des choses qui utilisent ou renvoient à la forme d’une poutre. Comme trabs a donné entraver, l’idée de contrainte y est bien présente mais sans la violence du tripalium. Cette étymologie pourrait également expliquer la dénomination de travail donné aux instruments de contention des chevaux.

Si la notion de contrainte liée au travail est bien renforcée par l’analyse du bon vieux Littré, cette option -qui laisse de côté la souffrance, au profit de l’effort- nous convient parfaitement, en ceci que l’on définira ici le travail comme un “ensemble d’activités coordonnées visant à produire quelque chose d’utile“, en laissant de côté les sens voisins, liés au burn-out, à l’exercice d’une force en physique, aux accouchements ou aux craquements nocturnes des meubles en bois. Le “quelque chose d’utile” étant en l’espèce la sensation d’être à sa place. What else ?

Nous voilà donc passés des trois pieux de torture à trois travaux, au prix desquels nous pouvons nous entraîner à trouver l’assise nécessaire à une saine jonglerie : comment jongler sans stabilité ? Et, ne nous plaignons pas, Héraclès s’était vu assigner 12 travaux (et non des moindres) là où nous allons nous concentrer sur :

      1. le travail symbolique ;
      2. le travail critique et
      3. le travail vital.

7.2.1. Le travail symbolique

***

7.2.2. Le travail critique

***

7.2.3. Le travail vital

***

[7.3. Jongler utile | 7.4. La Joie de jongler | 7.5. Jongler demain… | [dynamique, puissance, lucidité | Le travail préconisé sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. En élucidant nos motivations, nous pouvons nous approprier -aux trois niveaux de notre délibération (cerveau, psyché, idées)- une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire un sentiment d’être à notre place, sans œillères. En d’autres termes : puissants, libres et… satisfaits ! | Ici pas de type de profils essentialisés comme dans le développement personnel > on n’est pas le lascif, le dynamique, le bleu, le carré, le Maître des lieux ou Godzilla, on se mesure (ou pas) au degré d’adhésion à sa propre vie et la trame de lecture diélienne ne sert qu’à dépister le hors-piste : j’adhère à mon expérience de vie, activement et avec satisfaction ou je ressens un malaise que je suis amené à décrypter pour retrouver ma joie de vivre… | Pas de profil mais un modèle symbolique, le jongleur. Symbole ou métaphore | Chapelet 3.0, une méthode d’initiation à rebours ; Chapelet vs. Catéchisme, Komboloï | Un sens critique à deux faces, Un bon conducteur… | Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Montaigne, De l’expérience (Essais, III, 13)]


Notes

    1. Laing – En français (traduction Patrick Thonart) : “Une partie de la texture de nos sociétés est tissée d’hallucinations collectives, que nous appelons “réalité”. C’est cette folie complice est ce que nous baptisons “santé mentale” avec la même assurance que nous pointons du doigt son contraire, baptisé “aliénation”.
    2. Rilke -En français : “Il est merveilleux d’être ici” (traduction de Jean-Pierre Lefebvre in Œuvres poétiques et théâtrales, Paris : Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1997). Traduction alternative de Patrick Thonart : “Il est merveilleux d’être là.
    3. Proust – Le texte original est le suivant : “Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : « Je m’endors. » Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.” [MARCEL-PROUST.COM]
    4. Syndrome de l’imposteur :
    5. Interview d’Axel Kahn du 23 juin 2021 pour La grande librairie de François Busnel. [Retour]
    6. Memento Mori en français : Souviens-toi que tu vas mourir. Dans la Rome antique, la formule était répétée à l’oreille des généraux victorieux pendant la cérémonie de leur triomphe. [Retour]

Ressources

Bibliographie raisonnée

Cette bibliographie raisonnée permettra à chacun de prolonger sa lecture par d’autres lectures enrichissantes, ici classées par disciplines ou catégories de wallonica.org.

Artefacts – Littérature

    1. ATWOOD Margaret, La servante écarlate (1985, Robert Laffont, Pavillons Poche, 2021)
      code [ATWOD01]
    2. AUSTER Paul, Mr Vertigo (1994, Actes Sud, Babel, 2019)
      code [AUSTR01]
    3. BENOIT Pierre, L’Atlantide (1919, Librairie Générale Française, 1973)
      code [PBNOI01]
    4. DILLARD Annie, Pèlerinage à Tinker Creek (1974, Christian Bourgois, 2022)
      code [DILRD01]
    5. FISHER Robert, Le chevalier à l’armure rouillée (1987, Ambre, 2010)
      code [FISHR01]
    6. HARRISON Jim, De Marquette à Vera Cruz (10-18, 2004)
      code [HRSON01]
    7. HARRISON Jim, Retour en terre (10-18, 2009)
      code [HRSON02]
    8. MURAKAMI Haruki, Kafka sur le rivage (10-18, 2003)
      code [MURKM01]
    9. PROUST Marcel, A la recherche du temps perdu – 1. Du côté de chez Swann – Première partie : Combray (1913, Gallimard, 2022)
      code [PROUS01]
    10. RILKE Rainer Maria, Elégies de Duino (1912-1922, Allia, 2022)
      code [RILKE01]
    11. SIMENON Georges, Pédigrée (1948, Gallimard, 1998)
      code [SMNON01]
    12. SINGER Christiane, Histoire d’âme (Albin Michel, 2001)
      code [SINGR01]
    13. WAGAMESE Richard, Les étoiles s’éteignent à l’aube (Zoé, 2016)
      code [WAGAM01]

Discours – Neurosciences

    1. DAMASIO Antonio, Le sentiment même de soi : corps, émotions, conscience (Odile Jacob, 1999)
    2. DAMASIO Antonio, Sentir et savoir : une nouvelle théorie de la conscience (Odile Jacob, 2021)
    3. HARRIS Annaka, Une brève introduction à la conscience (Quanto, 2021)

Discours – Philosophie

    1. BAKEWELL Sarah, Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse (Albin Michel, 2013)
    2. COCCIA Emanuele, La vie sensible (Payot & Rivages, 2010)
    3. EPICURE, Lettres et maximes (trad. Marcel Conche, PUF, 2009)
    4. FLEURY Cynthia & FENOGLIO Antoine, Ce qui ne peut être volé. Charte du Verstohlen  (Gallimard, 2022)
    5. HUSTON Nancy, L’espèce fabulatrice (Actes Sud, 2008)
    6. HUXLEY Aldous, Les portes de la perception (10-18, 1954)
    7. KANT Immanuel, Qu’est-ce que les lumières ? (Was ist Aufklärung ?, Flammarion, 2020)
    8. MONTAIGNE Michel Eyquem de-, Essais (Gallimard, Quarto, 2009)
    9. NEIMAN Susan, Eloge de l’âge adulte à une époque qui nous infantilise (Premier Parallèle, 2021)
    10. PENA-RUIZ Henri, Grandes légendes de la pensée (Flammarion, 2005)
    11. REVEL Jean-François, Pourquoi des philosophes (Jean-Jacques Pauvert, 1957)
    12. SPINOZA Baruch, Traité de la réforme de l’entendement (1677, Flammarion, 2003)

Discours – Psychologie

    1. BOON Suzette et al., Gérer la dissociation d’origine traumatique ; exercices pratiques pour patients et thérapeutes (De Boeck, 2017)
    2. DIEL Paul, Psychologie de la motivation (PUF, 1947)
      code [DIEL-01]
    3. VANEIGEM Raoul, Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations (Gallimard, 1967)
    4. VARTZBED Éric, Quelques considérations cliniques sur la folie de Nietzsche (in Psychothérapies, 2005/1, Vol. 25, p. 21-27)

Discours – Sociologie

Dispositifs – Systèmes

wallonica.org

Glossaire

Ce glossaire détaillé reprendra les différents termes employés, qu’ils soient originaux ou utilisés dans des ouvrages cités en référence.

      • Accusation : chez Paul Diel, …
      • culpabilité
      • komboloï
      • motivation
      • sentimentalité
      • vanité
      • wallonica.org

Médiathèque raisonnée

On trouvera ici une liste commentée des images, tableaux, photos, films, sites ou événements marquants, susceptibles d’illustrer le propos (hyperliens).

Artefacts – Arts visuels

    1. GAUGUIN Paul, Vision après le sermon (Edimbourg, 1888)
    2. DORE Gustave, Dante et Virgile dans le neuvième cercle de l’Enfer (Bourg-en-Bresse, 1861)

Galerie des portraits (parce que c’était eux, parce que c’était moi…)

Pour compléter les ressources, une liste commentée recense les penseurs évoqués dans le livre. La notice permet d’identifier pourquoi l’auteur a été cité ou analysé et dans quelle mesure il a inspiré le propos tenu, sans impliquer une lecture de ses Œuvres complètes

D’abord, les sept mercenaires, classés par chronologie de leur naissance, quelle que soit leur époque d’influence…

      1. Laô Tseu
      2. Épicure
      3. Michel de Montaigne
      4. Baruch Spinoza
      5. Friedrich Nietzsche
      6. Ernst Cassirer
      7. Paul Diel

Et puis, quelques autres :

      • HUSTON Nancy
      • KANT Immanuel
      • LEVINAS Emmanuel
      • ONFRAY Michel

[Rawètes

Version livre-outil (description) – La structure. C’est un kit de survie qui vous était annoncé et c’est une boîte à outils didactique que vous avez en main. Pour chacun des sept thèmes de travail, le dispositif est identique : La fiche pédagogique : chaque fiche pédagogique offre la même structure : brève description du sujet exploré, intérêt de le travailler, objectifs des exercices, méthode employée, mots-clefs, pistes pour ceux qui veulent approfondir le thème. Dans le cadre d’animations de groupe ou d’accompagnement personnel (coaching), l’accord sur la fiche pédagogique est un prérequis à toute activité. | Le conte : Voltaire ou La Fontaine*** | L’essai : dans un manuel qui dénonce le diktat des idées et des dogmes qui nous inhibent au quotidien, il est impératif de commencer par fixer le vocabulaire conceptuel sur lequel la méthode va s’appuyer. Exemples variés et citations de penseurs éclairants émargent l’exposé et chacun devrait, après lecture, y trouver matière à entreprendre les exercices personnels en toute connaissance de cause. | La galerie : pour ceux d’entre nous qui voient avant de comprendre et qui comprennent mieux quand ils ont vu, une galerie d’illustrations, de schémas et de reproductions d’œuvres issues des arts visuels devrait assurer la transmission “non-verbale” des notions et des questions qui fondent le texte. Merci les illustrateurs ! | L’anthologie : la fiction est souvent la meilleure école de Vie : nous ne pouvons tout expérimenter nous-même et il nous arrive d’être distraits quand se présentent à nous des phénomènes qui en disent long sur notre existence. Merci les créateurs ! | Les exercices de développement personnel : sujet polémique s’il en est : pour les uns, farce grotesque ; pour les autres, bouée de sauvetage, le développement personnel est devenu une industrie juteuse pour les éditeurs, les donneurs de leçon, les coaches d’un week-end et les chamanes de salon. Notre époque d’apparences où la représentation prime sur la réalité à vivre (notre Monde du spectacle, dirait Debord), n’ose plus parler ouvertement de philosophie, de saine introspection ou de bon sens : ce n’est pas assez vendeur. Le développement personnel n’est-il pas devenu un rayon à part entière dans toutes les grandes librairies ? Je compatis d’ailleurs au désarroi des libraires qui doivent décider de la tête de gondole où ils devront exposer ce livre. Développement personnel, Philosophie, Esotérisme, Psychologie, Sciences humaines ou Matériel scolaire, puisqu’aussi bien, il propose des exercices pratiques à faire au terme de chaque chapitre ?]


Remerciements

Je tiens à remercier ma femme dont le cœur immense reste le plus magnifique pré fleuri où j’ai pu pique-niquer au soleil quand la rédaction de ce livre me laissait sans force. Ses qualités de relectrice acerbe n’ont eu d’égal que sa capacité d’encouragement.

Mes filles m’ont également été d’un grand secours : ce livre résulte d’un long processus de maturation qui, des années durant, m’a habité et quelquefois aveuglé. Ici encore, c’est leur cœur et leur patience qui ont gagné.

Mes remerciements vont également aux amis et aux proches qui ont relu, corrigé mes différentes copies et, par ailleurs, au fil de nos conversations, augmenté le volume de ce livre, qui ne pouvait que donner suite à leurs commentaires généreux. Merci donc à Renaud Erpicum, Alain Felgenhauer, Jean Leforgeur, Carine Nardellotto, Thibault Sabbe et à tout ceux que j’oublie ici (mais je les aime quand même).

Merci enfin à Philippe Vienne, tout aussi inénarrable qu’indéfectible encyclopédiste bénévole, sans qui notre blog encyclopédique wallonica.org serait beaucoup moins que ce qu’il est devenu…


4ème de couverture

Vivre libre, hors du confort des préjugés et des idées reçues, est-ce perdre le sens de la vie ou le trouver enfin ? Renoncer aux dogmes et aux clichés, est-ce se rapprocher de la Grande Santé et se préparer des lendemains qui chantent réellement ? Doit-on avoir peur d’avancer dans l’existence sans la sécurité d’être comme tout le monde ?

Ce petit guide explore de nouvelles manières de s’affranchir sans violence du on a toujours fait comme ça. L’ouvrir, c’est déjà un vertige, c’est goûter l’audace de se rendre plus libre, dans un monde qui ne le souhaite pas, dans un environnement commercial globalisé qui nous veut identiques, standardisés et sans originalité.

Apprendre en faisant : c’est le principe de ce livre-outil qui veut susciter un travail sur soi simple et gratifiant. Chacun y trouvera autant d’occasions de “réviser sa copie” qu’il y a d’exercices de pensée, de citations, de fictions, d’illustrations ou d’exercices, tous centrés sur un objectif unique : vous faire sentir le vent d’une liberté légitime… au quotidien.

Patrick Thonart est né à Ixelles (BE) en 1961. Il vit et travaille aujourd’hui à Liège d’où il publie de nombreux articles et traductions, principalement dans le blog encyclopédique wallonica.org, qu’il anime depuis plus de vingt ans déjà. Ses différents projets l’ont mené en Asie, aux Amériques et en Afrique sub-saharienne mais, comme un certain Montaigne, il préfère que la mort le trouve chez lui,  “plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait.” Ce guide est son premier livre chez [éditeur].


Avertissement

Le présent manuel est souvent conseillé comme traitement des symptômes liés à l’eczéma, la dépression et la bronchite chronique. Notez bien qu’il ne peut jamais remplacer l’avis de votre médecin traitant : n’en faites pas un usage prolongé sans consulter le spécialiste le plus pertinent pour votre pathologie.


[INFOS QUALITE] statut : en construction | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

STALINE : Le Marxisme et les problèmes de linguistique (Moscou, 1952)

Temps de lecture : 33 minutes >

Magnifique témoignage d’une époque et bijou de bibliophilie, l’opuscule Le Marxisme et les problèmes de linguistique d’un certain Joseph Staline n’est pas une brochure pirate que nous aurions découverte dans une brocante. Le texte principal, qui donne son titre à ce recueil d’une cinquantaine de pages, était initialement un article signé par le Petit Père des Peuples et paru dans la Pravda en 1950. Comme l’indique la “Note de l’éditeur” en début de volume : “La présente traduction de l’ouvrage de J. Staline Le Marxisme et les problèmes de linguistique est conforme au texte des Editions politiques d’Etat (Moscou 1951).” Autant pour la conformité.

Distribuée dans nos contrées francophones via les différents partis communistes nationaux, cette brochure de bonne qualité était éditée par les Editions en langues étrangères de Moscou (une maison d’édition fondée en 1931 sous le nom d’Association des éditeurs de travailleurs étrangers en URSS, rebaptisée en 1939 Maison d’édition des langues étrangères puis, en 1963, après une réorganisation, Éditions du Progrès).

Étaient ainsi diffusées pour la bonne édification des peuples, toute une batterie de monographies officielles portant sur des sujets aussi quotidiens que Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique du même Joseph Staline (1954) ou Les trois sources et les trois parties constitutives du Marxisme par V. Lénine (1954, “conforme au texte des Œuvres de Lénine, préparées par l’Institut Marx-Engels-Lénine-Staline près le Comité Central du P.C.U.S“).

Même si, d’entrée de jeu, Staline confesse que, en matière de linguistique, “n’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades“, ‘il’ écrit quand même un essai d’une trentaine de pages sur le sujet, suivi par plusieurs autres textes longs, regroupés sous le titre “Quelques problèmes de linguistique” : Réponse à la camarade E. Krachéninnikova ; Au camarade Sanjéev ; Aux camarades D. Belkine et S. Fourer ; Au camarade A. Kholopov. Il faut lire ces ‘Réponses’ sans romantisme post-soviétique : elles sont l’occasion pour Staline de discréditer officiellement, urbi et orbi, une sommité de la linguistique d’alors, Nicolas Marr, qui a dû ‘sentir le vent du boulet’ dès les années 1950, alors qu’il avait auparavant été soutenu par Staline et, partant, à l’origine d’épuration visant des linguistes russes (slavistes) qui n’étaient pas d’accord avec ses théories quelquefois assez ‘farfelues’…

On débattra longuement de l’idéologie qui préside au traitement du sujet “linguistique”, on s’amusera de penser que Staline aurait dû vivre plus de vies que mille chats pour écrire l’ensemble des œuvres qui lui sont attribuées, on s’émerveillera du dispositif technique de propagande internationale organisé, entre autres, au travers de tant de publications de qualité, on s’agacera peut-être du cynisme politique qui faisait percoler la vérité d’Etat dans tous les sujets de la vie quotidienne, soit. On relira George Orwell, Umberto Eco et Margaret Atwood, soit : on fera bien.

Reste qu’il sera difficile de ne pas être ému par une époque qui, si elle était d’une violence inouïe, n’était pas dénuée d’une poésie incroyable : quelles que soient ses options politiques, un Etat, un jour, a visé ouvertement à l’édification de son peuple… par le livre et les savoirs ! De quoi être nostalgique, non ?

Patrick Thonart


Lénine lisant la Pravda © fr.rbth.com

L’article de J. Staline, Le Marxisme et les problèmes de linguistique, paru le 20 juin 1950 dans La Pravda, à la suite d’un débat qui s’y déroula sur les problèmes de linguistique en Union soviétique, constitue une réponse aux questions que lui posa à ce sujet un groupe d’étudiants soviétiques et aux essais publiés dans les colonnes du journal, dont les principaux titres sont : Sur la voie de la linguistique matérialiste de Boulakhovski, membre de l’Académie des Sciences d’Ukraine, L’Histoire de la linguistique en Russie et la théorie de Marr de Nikiforov, Du caractère de classe de la langue de Koudriavtsev. [VIVELEMAOISME.ORG]


© Collection privée

A propos du marxisme en linguistique

Un groupe de jeunes camarades m’a demandé d’exposer dans la presse mon opinion sur les problèmes de linguistique, notamment en ce qui concerne le marxisme en linguistique. N’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades. Quant au marxisme en linguistique, comme dans les autres sciences sociales, c’est une question dont je peux parler en connaissance de cause. C’est pourquoi j’ai accepté de répondre à une série de questions posées par les camarades.

QUESTION : Est-il vrai que la langue soit une superstructure au-dessus de la base ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent.
Toute base a sa propre superstructure, qui lui correspond. La base du régime féodal a sa superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa superstructure à elle, et la base socialiste la sienne. Lorsque la base est modifiée ou liquidée. sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond.
La langue, à cet égard, diffère radicalement de la superstructure. Prenons, par exemple, la société russe et la langue russe. Au cours des trente dernières années, l’ancienne base, la base capitaliste, a été liquidée en Russie, et il a été construit une base nouvelle, socialiste.
En conséquence, la superstructure de la base capitaliste a été liquidée, et il a été créé une nouvelle superstructure correspondant à la base socialiste. Aux anciennes institutions politiques, juridiques et autres se sont donc substituées des institutions nouvelles, socialistes. Mais en dépit de cela, la langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.
Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?
Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure ; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel Etat, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science ; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle ; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.
En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse ; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Poursuivons. La superstructure est engendrée par la base, mais cela ne veut point dire qu’elle se borne à refléter la base, qu’elle soit passive, neutre, qu’elle se montre indifférente au sort de la base, au sort des classes, au caractère du régime.
Au contraire, une fois en existence, elle devient une immense force active, elle aide activement sa base à se cristalliser et à s’affermir ; elle met tout en oeuvre pour aider le nouveau régime à achever la destruction de la vieille base et des vieilles classes, et à les liquider.
Il ne saurait en être autrement. La superstructure est justement engendrée par la base pour servir celle-ci, pour l’aider activement à se cristalliser et à s’affermir, pour lutter activement en vue de liquider la vieille base périmée avec sa vieille superstructure. Il suffit que la superstructure se refuse à jouer ce rôle d’instrument, il suffit qu’elle passe de la position de défense active de sa base à une attitude indifférente à son égard, à une attitude identique envers toutes les classes, pour qu’elle perde sa qualité et cesse d’être une superstructure.
La langue à cet égard diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d’une société donnée, mais par toute la marche de l’histoire de la société et de l’histoire des bases au cours des siècles.
Elle est l’oeuvre non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts des générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société.
C’est pour cette raison précisément qu’elle est créée en tant que langue du peuple tout entier, unique pour toute la société et commune à tous les membres de la société.
Par suite, le rôle d’instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes, mais à servir indifféremment toute la société, toutes les classes de la société. C’est là précisément la raison pour laquelle la langue peut servir l’ancien régime agonisant aussi bien que le nouveau régime ascendant, l’ancienne base aussi bien que la nouvelle, les exploiteurs aussi bien que les exploités.
Ce n’est un secret pour personne que la langue russe a aussi bien servi le capitalisme russe et la culture bourgeoise russe avant la Révolution d’octobre qu’elle sert actuellement le régime socialiste et la culture socialiste de la société russe.
Il faut en dire autant des langues ukrainienne, biélorusse, ouzbèque, kazakhe, géorgienne, arménienne, estonienne, lettone, lituanienne, moldave, tatare, azerbaïdjanaise, bachkire, turkmène et autres langues des nations soviétiques, qui ont aussi bien servi l’ancien régime bourgeois de ces nations qu’elles servent le régime nouveau, socialiste.
Il ne saurait en être autrement. La langue existe, la langue a été créée précisément pour servir la société comme un tout, en tant que moyen de communication entre les hommes, pour être commune aux membres de la société et unique pour la société, pour servir au même titre les membres de la société indépendamment de la classe à laquelle ils appartiennent.
Il suffit que la langue quitte cette position d’instrument commun à tout le peuple, il suffit qu’elle prenne une position tendant à préférer, à soutenir un groupe social quelconque au détriment des autres groupes sociaux pour qu’elle perde sa qualité, pour qu’elle cesse d’être un moyen de communication entre les hommes dans la société, pour qu’elle devienne le jargon d’un groupe social quelconque, pour qu’elle déchoie et se voue à la disparition.
Sous ce rapport, la langue, qui diffère par principe de la superstructure, ne se distingue cependant pas des instruments de production, des machines par exemple, qui, indifférents à l’égard des classes comme l’est la langue, peuvent servir également le régime capitaliste et le régime socialiste.
Ensuite, la superstructure est le produit d’une époque au cours de laquelle exista et fonctionne une base économique donnée.
C’est pourquoi la vie de la superstructure n’est pas d’une longue durée: celle-ci est liquidée et disparaît avec la liquidation et la disparition de la base donnée.
La langue, au contraire, est le produit de toute une série d’époques au cours desquelles elle se cristallise, s’enrichit, se développe et s’affine.
C’est pourquoi la vie d’une langue est infiniment plus longue que celle d’une base quelconque, que celle d’une superstructure quelconque.
C’est ce qui explique justement que la naissance et la liquidation, non seulement d’une base et de sa superstructure, mais de plusieurs bases et des superstructures qui leur correspondent, ne conduisent pas dans l’histoire à la liquidation d’une langue donnée, à la liquidation de sa structure et à la naissance d’une langue nouvelle avec un nouveau vocabulaire et un nouveau système grammatical.
Plus de cent ans se sont écoulés depuis la mort de Pouchkine. Durant ce temps, les régimes féodal et capitaliste furent liquidés en Russie, et il en a surgi un troisième, le régime socialiste. Par conséquent, deux bases avec leurs superstructures ont été liquidées, et il en est apparu une nouvelle, la base socialiste, avec sa nouvelle superstructure. Mais si l’on prend par exemple la langue russe, on constate que, pendant ce long intervalle de temps, elle n’a subi aucune refonte et que, par sa structure, la langue russe de nos jours diffère peu de celle de Pouchkine.
Qu’y a-t-il eu de changé pendant ce temps dans la langue russe ? Son vocabulaire s’est, pendant ce temps, notablement enrichi ; un grand nombre de mots surannés ont disparu du lexique ; le sens d’une quantité importante de mots s’est modifié ; le système grammatical de la langue s’est amélioré. Quant à la structure de la langue de Pouchkine avec son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique, elle s’est conservée dans ses grandes lignes comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Cela se conçoit fort bien. En effet, pourquoi serait-il nécessaire qu’après chaque révolution la structure existante de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique soient détruits et remplacés par de nouveaux, comme cela a lieu ordinairement pour la superstructure ?
A quoi servirait-il que “eau”, “terre”, “montagne”, “forêt”, “poisson”, “homme”, “marcher”, “faire”, “produire”, “commercer”, etc. ne s’appellent plus eau, terre, montagne, etc., mais autrement ?
A quoi servirait-il que les changements des mots dans la langue et la combinaison des mots dans la proposition aient lieu, non pas d’après la grammaire existante, mais d’après une grammaire tout autre ?
Quelle utilité la révolution retirerait-elle de ce bouleversement dans la langue  ? L’histoire en général ne fait rien d’essentiel sans que la nécessité ne s’en impose tout spécialement.
On se demande quelle serait la nécessité de ce bouleversement linguistique, lorsqu’il a été prouvé que la langue existante, avec sa structure, est, dans ses grandes lignes, parfaitement apte à satisfaire aux besoins du nouveau régime ! On peut, on doit détruire la vieille superstructure et lui en substituer une nouvelle en quelques années, afin de donner libre cours au développement des forces productives de la société, mais comment détruire la langue existante et établir à sa place une langue nouvelle en quelques années, sans apporter l’anarchie dans la vie sociale, sans créer la menace d’une désagrégation de la société ?
Qui donc, sinon quelque Don Quichotte, pourrait s’assigner une tâche pareille ?
Enfin, il y a encore une différence radicale entre la superstructure et la langue. La superstructure n’est pas liée directement à la production, à l’activité productrice de l’homme. Elle n’est liée à la production que de façon indirecte, par l’intermédiaire de l’économie, par l’intermédiaire de la base. Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d’une façon immédiate et directe, mais à la suite des changements dans la base, à travers le prisme des changements intervenus dans la base par suite des changements dans la production. C’est dire que la sphère d’action de la superstructure est étroite et limitée.
La langue, au contraire, est liée directement à l’activité productrice de l’homme, et pas seulement à l’activité productrice, mais à toutes les autres activités de l’homme dans toutes les sphères de son travail, depuis la production jusqu’à la base, depuis la base jusqu’à la superstructure.
C’est pourquoi la langue reflète les changements dans la production d’une façon immédiate et directe, sans attendre les changements dans la base. C’est pourquoi la sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est pratiquement illimitée.
Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu. Le développement ininterrompu de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor. Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit en effet son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical.
Ainsi :

      1. Un marxiste ne peut considérer la langue comme une superstructure au-dessus de la base ;
      2. Confondre la langue avec une superstructure, c’est commettre une grave erreur.

QUESTION : Est-il vrai que la langue ait toujours eu et garde un caractère de classe, qu’il n’existe pas de langue commune et unique pour la société, de langue qui n’ait pas un caractère de classe, mais qui soit celle du peuple tout entier ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
Il n’est pas difficile de comprendre que dans une société sans classes il ne saurait être question d’une langue de classe.
Le régime de la communauté primitive, le régime des clans, ignorait les classes et, par conséquent, il ne pouvait y avoir de langue de classe ; la langue y était commune, unique pour toute la collectivité. L’objection suivant laquelle il faut entendre par classe toute collectivité humaine, y compris celle de la communauté primitive, n’est pas une objection, mais un jeu de mots qui ne mérite pas d’être réfuté.
En ce qui concerne le développement ultérieur, des langues de clans aux langues de tribus, des langues de tribus aux langues de nationalités, et des langues de nationalités aux langues nationales, – partout, à toutes les phases du développement, la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société a été commune et unique pour la société, a servi au même titre les membres de la société indépendamment de leur condition sociale.
Je ne parle pas ici des empires des périodes esclavagiste ou médiévale, par exemple, des empires de Cyrus ou d’Alexandre le Grand, de César ou de Charlemagne, qui étaient dépourvus d’une base économique propre et représentaient des formations militaires et administratives éphémères et peu solides. Ces empires n’avaient ni ne pouvaient avoir de langue unique pour tout l’empire et intelligible pour tous ses membres.
Ils représentaient un conglomérat de tribus et de nationalités qui vivaient de leur propre vie et possédaient leurs langues propres.
Il ne s’agit donc pas de ces empires et d’autres semblables, mais des tribus et des nationalités qui faisaient partie de l’empire, possédaient une base économique propre et avaient des langues formées d’ancienne date. L’histoire nous apprend que les langues de ces tribus et nationalités ne portaient pas un caractère de classe, mais étaient des langues communes aux populations, aux tribus et aux nationalités et comprises par tous leurs membres.
Certes, il existait parallèlement des dialectes, des parlers locaux, mais la langue unique et commune de la tribu ou de la nationalité prévalait sur ces parlers et se les subordonnait.
Par la suite, avec l’apparition du capitalisme, avec la liquidation du morcellement féodal et la formation d’un marché national, des nationalités se développèrent en nations, et les langues des nationalités en langues nationales.
L’histoire nous apprend qu’une langue nationale n’est pas une langue de classe, mais une langue commune à l’ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation.
Il a été dit plus haut que la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société sert également toutes les classes de la société et manifeste à cet égard une sorte d’indifférence envers les classes.
Mais les hommes, les divers groupes sociaux et les classes sont loin d’être indifférents envers la langue. Ils s’attachent à l’utiliser dans leur intérêt, à lui imposer leur vocabulaire particulier, leurs termes particuliers, leurs expressions particulières. Sous ce rapport, se distinguent particulièrement les couches supérieures des classes possédantes qui se sont détachées du peuple et qui le haïssent : l’aristocratie nobiliaire et les couches supérieures de la bourgeoisie.
Il se forme des dialectes et jargons “de classe”, des “langues” de salon. En littérature, ces dialectes et jargons sont souvent qualifiés à tort de langues : la “langue noble”, la “langue bourgeoise”, par opposition à la “langue prolétarienne”, à la “langue paysanne”. C’est pour cette raison que certains de nos camarades, si étrange que cela puisse paraître, en arrivent à conclure que la langue nationale est une fiction, qu’il n’existe en réalité que des langues de classe.
Je pense qu’il n’y a rien de plus erroné que cette conclusion. Peut-on regarder ces dialectes et ces jargons comme des langues ? Non, c’est impossible. Impossible d’abord, parce que ces dialectes et ces jargons n’ont pas de système grammatical ni de fonds de vocabulaire propres, – ils les empruntent à la langue nationale. Impossible ensuite, parce que les dialectes et les jargons ont une sphère étroite de circulation parmi les couches supérieures de telle ou telle classe, et ne conviennent nullement, comme moyen de communication entre les hommes, à la société dans son ensemble.
Qu’est-ce qu’on y trouve donc ? On y trouve un choix de mots spécifiques qui reflètent les goûts spécifiques de l’aristocratie ou des couches supérieures de la bourgeoisie ; un certain nombre d’expressions et de tournures qui se distinguent par leur raffinement et leur galanterie, et qui ne comportent pas les expressions et tournures “grossières” de la langue nationale ; on y trouve enfin un certain nombre de mots étrangers.
L’essentiel cependant, c’est-à-dire l’immense majorité des mots et le système grammatical, est emprunté à la langue nationale commune à toue le peuple. Par conséquent, les dialectes et les jargons constituent des rameaux de la langue nationale commune à tout le peuple, privés de toute indépendance linguistique et condamnés à végéter. Penser que dialectes et jargons puissent devenir des langues distinctes, capables d’évincer et de remplacer la langue nationale, c’est perdre la perspective historique et abandonner les positions du marxisme.
On se réfère à Marx, on cite un passage de son article “Saint Max”, où il est dit que le bourgeois a “sa langue”, que cette langue “est un produit de la bourgeoisie”, qu’elle est pénétrée de l’esprit de mercantilisme et de marchandage.
Certains camarades veulent démontrer par cette citation que Marx aurait admis le “caractère de classe” de la langue, qu’il niait l’existence d’une langue nationale unique. Si ces camarades avaient fait preuve d’objectivité dans cette question, ils auraient dû citer encore un autre passage du même article “Saint Max”, où Marx, traitant des voies de formation d’une langue nationale unique, parle de “la concentration des dialectes en une langue nationale unique, en fonction de la concentration économique et politique”.
Par conséquent, Marx reconnaissait la nécessité d’une langue nationale unique, en tant que forme supérieure à laquelle sont subordonnés les dialectes en tant que formes inférieures.
Dès lors, qu’est-ce donc que la langue du bourgeois, qui, d’après Marx, “est un produit de la bourgeoisie” ? Marx la considérait-il comme une langue telle que la langue nationale avec sa structure linguistique propre ? Pouvait-il la considérer comme une telle langue ? Évidemment non! Marx voulait dire simplement que les bourgeois avaient souillé la langue nationale unique avec leur vocabulaire de mercantis, que les bourgeois avaient donc leur jargon de mercantis.
Il s’ensuit que ces camarades ont déformé la position de Marx. Et ils l’ont déformée parce qu’ils ont cité Marx non en marxistes, mais en scolastiques, sans aller au fond des choses.
On se réfère à Engels, on cite de son oeuvre : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre les passages où il dit que “… la classe ouvrière anglaise est devenue à la longue un peuple tout autre que la bourgeoisie anglaise” ; que “les ouvriers parlent un autre dialecte, ont d’autres idées et d’autres conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une autre religion et une autre politique que la bourgeoisie”.
Forts de cette citation, certains camarades en viennent à conclure qu’Engels a nié la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple, qu’il affirmait, par conséquent, le “caractère de classe” de la langue. Engels, il est vrai, ne parle pas ici de la langue, mais du dialecte ; il comprend fort bien que le dialecte en tant que rameau de la langue nationale ne peut remplacer celle-ci. Mais ces camarades, visiblement, ne se montrent guère sensibles à la différence entre langue et dialecte…
Il est évident que la citation est faite mal à propos, car Engels ne parle pas ici de “langues de classe”, mais principalement des idées, des conceptions, des mœurs, des principes moraux, de la religion, de la politique de classe. Il est tout à fait juste que les idées, les conceptions, les mœurs, les principes moraux, la religion et la politique sont directement opposés chez les bourgeois et les prolétaires. Mais que vient faire ici la langue nationale ou le “caractère de classe” de la langue ?
Est-ce que l’existence des contradictions de classe dans la société peut servir d’argument en faveur du “caractère de classe” de la langue ou contre la nécessité d’une langue nationale unique ? Le marxisme dit que la communauté de langue est un des caractères les plus importants de la nation, tout en sachant parfaitement qu’il y a des contradictions de classe à l’intérieur de la nation. Les camarades en question reconnaissent-ils cette thèse marxiste ?
On se réfère à Lafargue en rappelant que, dans sa brochure : La Langue française avant et après la Révolution, il reconnaît le “caractère de classe” de la langue et qu’il nie, dit-on, la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple. C’est faux. Lafargue parle effectivement de la langue “noble” ou “aristocratique” et des “jargons” des diverses couches de la société.
Mais ces camarades oublient que Lafargue, qui ne s’intéresse pas à la différence qui existe entre la langue et le jargon, et qui qualifie les dialectes, soit de “langue artificielle”, soit de “jargon”, déclare explicitement dans sa brochure que “la langue artificielle qui distinguait l’aristocratie… était extraite de la vulgaire, parlée par le bourgeois et l’artisan, la ville et la campagne”.
Lafargue reconnaît donc l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple, et comprend fort bien le caractère subordonné et la dépendance de la “langue aristocratique” et des autres dialectes et jargons par rapport à la langue commune à tout le peuple.
Il s’ensuit que la référence à Lafargue manque son but.
On se réfère au fait qu’à une époque donnée, en Angleterre, les féodaux anglais ont parlé le français “durant des siècles”, alors que le peuple anglais parlait la langue anglaise, et l’on voudrait en faire un argument en faveur du “caractère de classe” de la langue et contre la nécessité d’une langue commune à tout le peuple. Mais ce n’est point là un argument, c’est plutôt une anecdote.
Premièrement, à cette époque, tous les féodaux ne parlaient pas le français, mais seulement un nombre insignifiant de grands féodaux anglais à la cour du roi et dans les comtés.
Deuxièmement, ils ne parlaient pas une “langue de classes quelconque, mais la langue française ordinaire, commune à tout le peuple français.”
Troisièmement, on sait que cet engouement de ceux qui s’amusaient à parler la langue française a disparu ensuite sans laisser de trace, faisant place à la langue anglaise commune à tout le peuple. Ces camarades pensent-ils que les féodaux anglais et le peuple anglais se sont “durant des siècles” expliqués au moyen d’interprètes, que les féodaux anglais ne se servaient pas de la langue anglaise, qu’il n’existait pas alors de langue anglaise commune à tout le peuple, que la langue française était alors en Angleterre quelque chose de plus qu’une langue de salon, uniquement employée dans le cercle étroit de la haute aristocratie anglaise ? Comment peut-on, sur la base de tels “arguments” anecdotiques, nier l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple ?
Les aristocrates russes se sont également amusés un certain temps à parler français à la cour des tsars et dans les salons. Ils se vantaient de ce qu’en parlant le russe ils y mêlaient souvent du français et de ce qu’ils ne savaient parler le russe qu’avec un accent français.
Est-ce à dire qu’il n’existait pas alors en Russie une langue russe commune à tout le peuple, que la langue commune au peuple entier était une fiction, que les “langues de classe” constituaient une réalité ?
Nos camarades commettent ici, pour le moins, deux erreurs.
La première erreur est qu’ils confondent la langue avec la superstructure. Ils pensent que si la superstructure a un caractère de classe, la langue de même ne doit pas être commune à tout le peuple, mais doit porter un caractère de classe. J’ai déjà dit plus haut que la langue et la superstructure sont deux notions différentes et qu’il n’est pas permis à un marxiste de les confondre.
La seconde erreur est que ces camarades conçoivent l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat, leur lutte de classes acharnée, comme une désagrégation de la société, comme une rupture de tous les liens entre les classes hostiles.
Ils estiment que, puisque la société s’est désagrégée et qu’il n’existe plus de société unique, mais seulement des classes, il n’est plus besoin d’une langue unique pour la société, il n’est plus besoin d’une langue nationale. Que reste-t-il donc si la société s’est désagrégée et s’il n’y a plus de langue nationale, commune à tout le peuple ? Restent les classes et les “langues de classe”. Il va de soi que chaque “langue de classe” aura sa grammaire “de classe”, grammaire “prolétarienne”, grammaire “bourgeoise”. Il est vrai que ces grammaires n’existent pas en réalité ; mais cela n’embarrasse guère ces camarades: ils sont persuadés que ces grammaires verront le jour.
Il y avait chez nous, à un moment donné, des “marxistes” qui prétendaient que les chemins de fer restés dans notre pays après la Révolution d’octobre étaient des chemins de fer bourgeois ; qu’il ne nous seyait pas, à nous marxistes, de nous en servir ; qu’il fallait les démonter et en construire de nouveaux, des chemins de fer “prolétariens”. Cela leur valut le surnom de “troglodytes”…
Il va de soi que ces vues d’un anarchisme primitif sur la société, sur les classes, sur la langue n’ont rien de commun avec le marxisme. Mais elles existent incontestablement et continuent d’habiter les cerveaux de certains de nos camarades aux idées confuses.
Il est évidemment faux que, par suite d’une lutte de classes acharnée, la société se soit désagrégée en classes qui économiquement ne sont plus liées les unes aux autres au sein d’une société unique. Au contraire, aussi longtemps que le capitalisme existe, bourgeois et prolétaires seront attachés ensemble par tous les liens de la vie économique, en tant que parties constitutives d’une société capitaliste unique.
Les bourgeois ne peuvent vivre et s’enrichir s’ils n’ont pas à leur disposition des ouvriers salariés ; les prolétaires ne peuvent subsister s’ils ne s’embauchent pas chez les capitalistes. La rupture de tous liens économiques entre eux signifie la cessation de toute production ; or, la cessation de toute production conduit à la mort de la société, à la mort des classes elles-mêmes.
On conçoit qu’aucune classe ne veuille se vouer à l’autodestruction. C’est pourquoi la lutte de classes, si aiguë soit-elle, ne peut conduire à la désagrégation de la société. Seules l’ignorance en matière de marxisme et l’incompréhension totale de la nature de la langue ont pu suggérer à certains de nos camarades cette fable sur la désagrégation de la société, sur les langues “de classe”, sur les grammaires “de classe”.
On se réfère ensuite à Lénine, et l’on rappelle que Lénine reconnaissait l’existence en régime capitaliste de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne ; que le mot d’ordre de culture nationale, sous le capitalisme, est un mot d’ordre nationaliste.
Tout cela est juste, et Lénine sur ce point a tout à fait raison.
Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ? En invoquant les paroles de Lénine sur les deux cultures en régime capitaliste, ces camarades veulent apparemment donner à entendre au lecteur que l’existence dans la société de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne, signifie qu’il doit y avoir également deux langues, la langue étant liée à la culture ; c’est dire que Lénine nie la nécessité d’une langue nationale unique, c’est dire que Lénine reconnaît l’existence des langues “de classe”. L’erreur de ces camarades consiste ici à identifier et à confondre la langue avec la culture.
Or la culture et la langue sont deux choses différentes. La culture peut être bourgeoise ou socialiste, tandis que la langue, comme moyen de communication entre les hommes, est toujours commune à tout le peuple ; elle peut servir et la culture bourgeoise et la culture socialiste.
N’est-ce pas un fait que les langues russe, ukrainienne, ouzbèque servent actuellement la culture socialiste de ces nations tout aussi bien qu’elles servaient leur culture bourgeoise avant la Révolution d’octobre ? Par conséquent, ces camarades se trompent gravement en affirmant que l’existence de deux cultures différentes mène à la formation de deux langues différentes et à la négation de la nécessité d’une langue unique.
En parlant de deux cultures, Lénine partait justement de cette thèse que l’existence de deux cultures ne peut conduire à la négation d’une langue unique et à la formation de deux langues, que la langue doit être unique.
Lorsque les bundistes accusèrent Lénine de nier la nécessité de la langue nationale et de regarder la culture comme étant “sans appartenance nationale”, Lénine, on le sait, protesta vivement contre cette accusation et déclara qu’il combattait la culture bourgeoise et non la langue nationale dont il considérait la nécessité comme incontestable. Il est étrange de voir certains de nos camarades marcher sur les traces des bundistes.
En ce qui concerne la langue unique, dont Lénine aurait soi-disant nié la nécessité, il conviendrait d’entendre les paroles suivantes de Lénine :

La langue est le plus important des moyens de communication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne, du groupement libre et large de la population dans chaque classe prise en particuliers.

Il s’ensuit donc que nos honorables camarades ont déformé les opinions de Lénine.
On se réfère enfin à Staline.
On cite de Staline le passage suivant:

La bourgeoisie et ses partis nationalistes ont été et demeurent, en cette période, la principale force directrice de ces nations.

Tout cela est juste. La bourgeoisie et son parti nationaliste dirigent effectivement la culture bourgeoise, de même que le prolétariat et son parti internationaliste dirigent la culture prolétarienne. Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ?
Ces camarades ne savent-ils pas que la langue nationale est une forme de la culture nationale, que la langue nationale peut servir la culture bourgeoise comme la culture socialiste ? Est-ce que nos camarades ignoreraient la formule bien connue des marxistes, suivant laquelle les cultures actuelles russe, ukrainienne, biélorusse et autres sont socialistes par le contenu et nationales par la forme, c’est-à-dire par la langue ? Sont-ils d’accord avec cette formule marxiste ?
L’erreur de nos camarades est qu’ils ne voient pas de différence entre la culture et la langue, et ne comprennent pas que la culture change de contenu à chaque nouvelle période de développement de la société, tandis que la langue reste, pour l’essentiel, la même pendant plusieurs périodes et sert aussi bien la nouvelle culture que l’ancienne. Ainsi :

      1. La langue, comme moyen de communication, a toujours été et reste une langue unique pour la société et commune à tous ses membres ;
      2. L’existence des dialectes et des jargons, loin d’infirmer, confirme l’existence d’une langue commune au peuple entier, langue dont ils constituent les rameaux et à laquelle ils sont subordonnés ;
      3. La formulation “caractère de classe” de la langue relève d’une thèse erronée, non marxiste.

QUESTION: Quels sont les traits caractéristiques de la langue ?

RÉPONSE : La langue compte parmi les phénomènes sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle naît et se développe en même temps que naît et se développe la société.
Elle meurt en même temps que la société.
Pas de langue en dehors de la société.
C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le dépositaire.
La langue est un moyen, un instrument à l’aide duquel les hommes communiquent entre eux, échangent leurs idées et arrivent à se faire comprendre. Directement liée à la pensée, la langue enregistre et fixe, dans les mots et les combinaisons de mots formant des propositions, les résultats du travail de la pensée, les progrès du travail de l’homme pour étendre ses connaissances, et rend ainsi possible l’échange des idées dans la société humaine.
L’échange des idées est une nécessité constante et vitale, car, sans cela, il serait impossible d’organiser l’action commune des hommes dans la lutte contre les forces de la nature, dans la lutte pour la production des biens matériels nécessaires, sans cela, impossible de réaliser des progrès dans l’activité productrice de la société, impossible, par conséquent, qu’existe même la production sociale.
Il s’ensuit que, sans une langue intelligible pour la société et commune à ses membres, la société s’arrête de produire, se désagrège et cesse d’exister en tant que société. Dans ce sens, la langue, instrument de communication, est en même temps un instrument de lutte et de développement de la société.
Comme on sait, l’ensemble de tous les mots existant dans une langue forment ce qu’on appelle son vocabulaire. Le principal dans le vocabulaire d’une langue, c’est le fonds lexique essentiel, dont le noyau est constitué par les radicaux. Ce noyau est beaucoup moins étendu que le vocabulaire de la langue, mais il vit très longtemps, durant des siècles, et fournit à la langue une base pour la formation de mots nouveaux. Le vocabulaire reflète l’état de la langue : plus le vocabulaire est riche et varié, plus riche et évoluée est la langue.
Cependant, le vocabulaire pris en lui-même ne constitue pas encore la langue, – il est plutôt le matériau nécessaire pour construire la langue. De même que les matériaux de construction dans le bâtiment ne sont pas l’édifice, encore qu’il soit impossible, sans eux, de bâtir l’édifice, de même le vocabulaire d’une langue ne constitue pas la langue elle-même, encore que sans lui toute langue soit impossible.
Mais le vocabulaire d’une langue prend une énorme importance quand il est mis à la disposition de la grammaire de cette langue ; la grammaire définit les règles qui président à la modification des mots. à la combinaison des mots dans le corps d’une proposition, et donne ainsi à la langue un caractère harmonieux et logique.
La grammaire (morphologie et syntaxe) est un recueil de règles sur la modification des mots et leur combinaison dans le corps d’une proposition. Par conséquent, c’est précisément grâce à la grammaire que la langue a la possibilité de revêtir la pensée humaine d’une enveloppe matérielle, linguistique.
Le trait distinctif de la grammaire est qu’elle fournit les règles de modification des mots, en considérant, non pas des mots concrets, mais des mots en général, vidés de tout caractère concret ; elle donne les règles de la formation des propositions en considérant, non pas des propositions concrètes, par exemple on sujet concret, un prédicat concret, etc., mais d’une façon générale toutes les propositions indépendamment de la forme concrète de telle ou telle proposition.
Par conséquent, faisant abstraction du particulier et du concret, aussi bien dans les mots que dans les propositions, la grammaire prend ce qu’il y a de général à la base des modifications des mots et de la combinaison des mots au sein d’une proposition, et elle en tire les règles grammaticales, les lois grammaticales. La grammaire est le résultat d’un travail prolongé d’abstraction de la pensée humaine, l’indice d’immenses progrès de la pensée.
A cet égard, la grammaire rappelle la géométrie qui énonce ses lois en faisant abstraction des objets concrets, en considérant ceux-ci comme des corps dépourvus de caractère concret et en définissant les rapports entre eux, non point comme des rapports concrets entre tels ou tels objets concrets, mais comme des rapports entre les corps en général, dépourvus de tout caractère concret.
A la différence de la superstructure qui n’est pas liée à la production directement, mais par l’intermédiaire de l’économie, la langue est directement liée à l’activité productrice de l’homme, de même qu’à toutes ses autres activités dans toutes les sphères de son travail, sans exception.
Aussi le vocabulaire d’une langue, étant le plus susceptible de changement, se trouve-t-il dans un état de transformation à peu près ininterrompue ; en même temps, à la différence de la superstructure, la langue n’a pas à attendre la liquidation de la base, elle apporte des changements à son vocabulaire avant la liquidation de la base et indépendamment de l’état de la base.
Cependant, le vocabulaire de la langue change, non pas comme la superstructure, en abolissant ce qui est ancien et en construisant du nouveau, mais en enrichissant le vocabulaire existant de mots nouveaux engendrés par les changements survenus dans le régime social, par le développement de la production, le progrès de la culture, de la science, etc.
En même temps, bien qu’un certain nombre de mots surannés disparaissent en général du vocabulaire de la langue, il s’y agrège un nombre bien plus considérable de mots nouveaux. Quant au fonds essentiel du vocabulaire, il se conserve dans ses grandes lignes, et est employé comme base du vocabulaire de la langue.
Cela se conçoit. Point n’est besoin de détruire le fonds essentiel du vocabulaire, alors qu’il peut être employé avec succès pendant plusieurs périodes historiques, sans compter que la destruction du fonds essentiel du vocabulaire accumulé pendant des siècles amènerait, vu l’impossibilité d’en constituer un nouveau à bref délai, la paralysie de la langue et la désorganisation totale des relations des hommes entre eux.
Le système grammatical de la langue change avec encore plus de lenteur que le fonds essentiel du vocabulaire.
Élaboré au long de plusieurs époques et faisant corps avec la langue, le système grammatical change encore plus lentement que le fonds essentiel du vocabulaire. Bien entendu, il subit à la longue des changements, il se perfectionne, il améliore et précise ses règles, s’enrichit de règles nouvelles ; mais les bases du système grammatical subsistent pendant une très longue période, étant donné, comme le montre l’histoire, qu’elles peuvent servir avec succès la société pendant plusieurs époques.
Ainsi, le système grammatical de la langue et le fonds essentiel du vocabulaire constituent la base de la langue, l’essence de son caractère spécifique.
L’histoire atteste l’extrême stabilité et la résistance énorme de la langue à une assimilation forcée. Certains historiens, au lieu d’expliquer ce phénomène, se bornent à marquer leur étonnement. Mais il n’y a là aucun sujet d’étonnement. La stabilité de la langue s’explique par la stabilité de son système grammatical et du fonds essentiel de son vocabulaire.
Durant des siècles, les assimilateurs turcs se sont attachés à mutiler, à détruire et à anéantir les langues des peuples balkaniques. Au cours de cette période, le vocabulaire des langues balkaniques a subi de sérieuses transformations, bon nombre de mots et d’expressions turcs furent adoptés, il y eut des “convergences” et des “divergences”, mais les langues balkaniques ont résisté et survécu. Pourquoi ? Parce que le système grammatical et le fonds du vocabulaire de ces langues se sont pour l’essentiel conservés.
De tout cela il ressort que la langue et sa structure ne sauraient être considérées comme le produit d’une époque quelconque. La structure de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire sont le produit d’une suite d’époques.
Il est probable que les éléments de la langue moderne ont été créés dès la plus haute antiquité, avant l’époque de l’esclavage. C’était une langue peu complexe, avec un vocabulaire très pauvre, possédant toutefois un système grammatical à elle, primitif il est vrai, mais qui était cependant un système grammatical.
Le développement ultérieur de la production, l’apparition des classes, l’apparition de l’écriture, la naissance d’un Etat, qui avait besoin, pour son administration, d’une correspondance plus ou moins ordonnée, le développement du commerce, qui avait encore plus besoin d’une correspondance ordonnée, l’apparition de la presse à imprimer, les progrès de la littérature, tous ces faits apportèrent de grands changements dans l’évolution de la langue.
Pendant ce temps, les tribus et les nationalités se fragmentaient et se dispersaient, se mêlaient et se croisaient ; l’on vit apparaître ensuite des langues nationales et des Etats nationaux, il y eut des révolutions, les anciens régimes sociaux firent place à d’autres.
Tous ces faits apportèrent plus de changements encore dans la langue et dans son évolution.
Cependant, ce serait une grave erreur de croire que la langue s’est développée de la même manière que se développait la superstructure, c’est-à-dire en détruisant ce qui existait et en édifiant du nouveau. En réalité, la langue s’est développée, non pas en détruisant la langue existante et en en constituant une nouvelle, mais en développant et perfectionnant les éléments essentiels de la langue existante. Et le passage d’une qualité de la langue à une autre qualité ne se faisait point par explosion, en détruisant d’un seul coup tout l’ancien et en construisant du nouveau, mais par la lente accumulation, pendant une longue période, des éléments de la nouvelle qualité, de la nouvelle structure de la langue, et par dépérissement progressif des éléments de l’ancienne qualité.
On dit que la théorie de l’évolution de la langue par stades est une théorie marxiste, car elle reconnaît la nécessité de brusques explosions comme condition du passage de la langue de l’ancienne qualité à une qualité nouvelle. C’est faux, évidemment, car il est difficile de trouver quoi que ce soit de marxiste dans cette théorie. Et si la théorie de l’évolution par stades reconnaît effectivement de brusques explosions dans l’histoire du développement de la langue, tant pis pour la théorie.
Le marxisme ne reconnaît pas les brusques explosions dans le développement de la langue, la brusque disparition de la langue existante et la brusque constitution d’une langue nouvelle. Lafargue avait tort lorsqu’il parlait de “la brusque révolution linguistique qui s’accomplit de 1789 à 1794” en France (voir la brochure de Lafargue : La Langue française avant et après la Révolution).
A cette époque, il n’y a eu en France aucune révolution linguistique, et encore moins une brusque révolution. Bien entendu, durant cette période, le vocabulaire de la langue française s’est enrichi de mots nouveaux et d’expressions nouvelles ; des mots surannés ont disparu, le sens de certains mots a changé, mais c’est tout.
Or, de tels changements ne décident aucunement des destinées d’une langue.
Le principal dans une langue, c’est le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire. Mais, loin de disparaître au cours de la révolution bourgeoise française, le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire de la langue française se sont conservés sans subir de changements notables ; et pas seulement conservés, ils continuent d’exister dans la langue française actuelle. Sans compter que, pour liquider une langue existante et constituer une nouvelle langue nationale (“brusque révolution linguistique”!), un délai de cinq à six ans est ridiculement bref, – il faut pour cela des siècles.
Le marxisme estime que le passage de la langue d’une qualité ancienne à une qualité nouvelle ne se produit pas par explosion ni par destruction de la langue existante et constitution d’une nouvelle, mais par accumulation graduelle des éléments de la nouvelle qualité, et donc par l’extinction graduelle des éléments de la qualité ancienne.
Il faut dire en général, à l’intention des camarades qui se passionnent pour les explosions, que la loi qui préside au passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle au moyen d’explosions n’est pas seulement inapplicable à l’histoire du développement de la langue, mais qu’on ne saurait non plus l’appliquer toujours à d’autres phénomènes sociaux qui concernent la base ou la superstructure.
Ce processus est obligatoire pour une société divisée en classes hostiles. Mais il ne l’est pas du tout pour une société qui ne comporte pas de classes hostiles.
En l’espace de huit à dix ans, nous avons réalisé, dans l’agriculture de notre pays, le passage du régime bourgeois de l’exploitation paysanne individuelle au régime socialiste, kolkhozien. Ce fut une révolution qui a liquidé l’ancien régime économique bourgeois à la campagne et créé un régime nouveau, socialiste. Cependant, cette transformation radicale ne s’est pas faite par voie d’explosion, c’est-à-dire par le renversement do pouvoir existant et la création d’un pouvoir nouveau, mais par le passage graduel de l’ancien régime bourgeois dans les campagnes à un régime nouveau. On a pu le faire parce que c’était une révolution par en haut, parce que la transformation radicale a été réalisée sur l’initiative du pouvoir existant, avec l’appui de la masse essentielle de la paysannerie.
On dit que les nombreux cas de croisement de langues qui se sont produits dans l’histoire donnent lieu de supposer que, lors du croisement, il se constitue une langue nouvelle par voie d’explosion, par le brusque passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle.
C’est absolument faux.
On ne saurait considérer le croisement des langues comme un acte unique, un coup décisif donnant des résultats en quelques années. Le croisement des langues est un long processus qui s’échelonne sur des siècles. Il ne saurait donc être question ici d’aucune explosion.
Poursuivons. Il serait absolument faux de croire que le croisement de deux langues, par exemple, en produit une nouvelle, une troisième, qui ne ressemble à aucune des langues croisées et se distingue qualitativement de chacune d’elles. En réalité, l’une des langues sort généralement victorieuse du croisement, conserve son système grammatical, conserve le fonds essentiel de son vocabulaire et continue d’évoluer suivant les lois internes de son développement, tandis que l’autre langue perd peu à peu sa qualité et s’éteint graduellement.
Par conséquent, le croisement ne produit pas une langue nouvelle, une troisième langue, mais conserve l’une des langues ; son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, et lui permet donc d’évoluer suivant les lois internes de son développement.
Il est vrai qu’il se produit alors un certain enrichissement du vocabulaire de la langue victorieuse aux dépens de la langue vaincue, mais cela, loin de l’affaiblir, la fortifie.
Il en fut ainsi, par exemple, de la langue russe, avec laquelle se sont croisées, a u cours du développement historique, des langues d’autres peuples, et qui est toujours demeurée victorieuse.
Evidemment, le vocabulaire de la langue russe s’est élargi alors par assimilation du vocabulaire des autres langues, mais ce processus, loin d’affaiblir la langue russe, l’a, a u contraire, enrichie et fortifiée.
Quant à l’originalité nationale de la langue russe, elle n’a pas subi la moindre atteinte, car en conservant son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, la langue russe a continué d’évoluer et de se perfectionner suivant les lois internes de son développement.
Il est hors de doute que la théorie du croisement ne peut rien apporter de sérieux à la linguistique soviétique. S’il est vrai que l’étude des lois internes du développement de la langue constitue la tâche principale de la linguistique, il faut reconnaître que la théorie du croisement ne peut accomplir cette tâche ; bien plus, elle ne l’envisage même pas ; tout simplement, elle ne la remarque pas, ou bien ne la comprend pas.

QUESTION : La Pravda a-t-elle eu raison d’ouvrir un débat libre sur les problèmes de linguistique ?

RÉPONSE : Oui, elle a eu raison.
C’est au terme du débat que le sens dans lequel seront résolus les problèmes de la linguistique apparaîtra clairement. Mais, dès à présent, il est permis de dire que le débat a été très utile.
Le débat a établi avant tout que dans les institutions de linguistique, au centre comme dans les Républiques, il régnait un régime incompatible avec la science et la qualité d’hommes de science.
La moindre critique de la situation dans la linguistique soviétique, même les tentatives les plus timides pour critiquer la “doctrine nouvelle” en linguistique, étaient poursuivies et étouffées par les milieux dirigeants de la linguistique.
Pour une attitude critique à l’égard de l’héritage de N. Marr [wallonica : Nikolaï Iakovlevitch Marr (1864/1865-1934) ; linguiste fécond qui s’est efforcé de mettre en accord la linguistique avec l’idéologie du nouveau régime soviétique. Au début des années 1930, il était acclamé comme le plus grand linguiste soviétique. Ses théories constituèrent l’idéologie officielle des linguistes russes jusqu’en 1950, date à laquelle Joseph Staline la discrédita personnellement comme ‘non scientifique’], pour la moindre désapprobation de la doctrine de N. Marr, des travailleurs et chercheurs de valeur en linguistique étaient relevés de leurs postes ou rétrogradés. Des linguistes étaient appelés à des postes dirigeants, non pour leurs mérites, mais parce qu’ils acceptaient inconditionnellement la doctrine de N. Marr.
Il est universellement reconnu qu’il n’est point de science qui puisse se développer et s’épanouir sans une lutte d’opinions, sans la liberté de critique. Mais cette règle universellement reconnue était ignorée et foulée aux pieds sans façon. Il s’est constitué un groupe restreint de dirigeants infaillibles qui, après s’être prémunis contre toute possibilité de critique, ont sombré dans le bon plaisir et l’arbitraire.
Voici un exemple: le Cours de Bakou (conférences faites dans cette ville par N. Marr), considéré comme défectueux et dont la réimpression avait été interdite par son auteur même, a été cependant, sur l’ordre de la caste des dirigeants (le camarade Mechtchaninov les appelle les “disciples” de N. Marr), réimprimé et inclus parmi les manuels recommandés aux étudiants sans réserve d’aucune sorte. C’est dire qu’on a trompé les étudiants en leur présentant un cours reconnu défectueux pour un manuel de valeur. Si je n’étais pas convaincu de la probité du camarade Mechtchaninov et des autres spécialistes de la linguistique, je dirais qu’une pareille conduite équivaut à du sabotage.
Comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit parce que le régime à la Araktchéev, institué dans la linguistique, cultive l’esprit d’irresponsabilité et favorise de tels excès.
Le débat s’est révélé fort utile avant tout parce qu’il a tiré au grand jour ce régime à la Araktchéev et l’a démoli à fond.
Mais là ne se borne pas l’utilité du débat. Il n’a pas seulement démoli l’ancien régime dans la linguistique, il a montré aussi l’incroyable confusion d’idées qui règne sur les problèmes les plus importants de la linguistique, dans les milieux dirigeants de ce domaine de la science. Jusqu’à ce que le débat fût engagé, ils se taisaient et passaient sous silence le fait que cela n’allait pas bien dans la linguistique.
Mais le débat une fois ouvert, il n’était plus possible de garder le silence, ils durent exposer leur opinion dans la presse.
Et alors ? Il s’est avéré que la doctrine de N. Marr comporte nombre de lacunes, d’erreurs, de problèmes non précisés, de thèses insuffisamment élaborées. La question se pose: pourquoi les “disciples” de N. Marr se sont-ils mis à parler seulement maintenant, après l’ouverture du débat ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas dit en temps opportun, ouvertement et en toute franchise, comme il sied à des hommes de science ?
Après avoir reconnu “certaines” erreurs de N. Marr, les “disciples” de celui-ci pensent, paraît-il, qu’on ne peut développer plus avant la linguistique soviétique que sur la base d’une version “corrigée” de la théorie de N. Marr, qu’ils considèrent comme marxiste. Eh bien non, faites-nous grâce du “marxisme” de N. Marr. Effectivement, N. Marr voulait être marxiste, et il s’y est efforcé, mais n’a su le devenir. Il n’a fait que simplifier et banaliser le marxisme, dans le genre des membres du “Proletkult” ou du R.A.P.P.
N. Marr a introduit dans la linguistique la thèse erronée, non marxiste, de la langue considérée comme une superstructure, il s’y est empêtré lui-même et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée.
N. Marr a introduit dans la linguistique cette autre thèse, également erronée et non marxiste, du “caractère de classe” de la langue, il s’y est empêtré et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée qui est en contradiction avec toute la marche de l’histoire des peuples et des langues.
N. Marr a introduit dans la linguistique un ton d’immodestie, de vantardise et d’arrogance, incompatible avec le marxisme et conduisant à nier gratuitement et à la légère tout ce qu’il y avait dans la linguistique avant N. Marr.
N. Marr dénigre tapageusement la méthode historique comparée qu’il qualifie d'”idéaliste”. Disons que la méthode historique comparée, malgré ses défauts graves, vaut cependant mieux que l’analyse à quatre éléments, véritablement idéaliste, elle, de N. Marr, car la première pousse au travail, à l’étude des langues, tandis que la seconde ne pousse qu’à rester couché sur le flanc et à lire dans le marc de café le mystère de ces fameux quatre éléments.
N. Marr rejette avec hauteur toute tentative d’étudier les groupes (familles) de langues, comme une manifestation de la théorie de la “langue-mère”.
Or, on ne saurait nier que la parenté linguistique de nations telles que les nations slaves, par exemple, ne fait aucun doute ; que l’étude de la parenté linguistique de ces nations pourrait être d’une grande utilité quant à l’étude des lois de développement de la langue.
Sans compter que la théorie de la “langue-mère” n’a rien à voir ici.
A entendre N. Marr et surtout ses “disciples”, on croirait qu’avant Marr, il n’existait aucune linguistique ; que la linguistique a commencé avec l’apparition de la “doctrine nouvelle” de N. Marr. Marx et Engels étaient bien plus modestes ; ils estimaient que leur matérialisme dialectique était le produit du développement des sciences, y compris la philosophie, durant la période antérieure.
Ainsi, le débat a été également utile en ce sens qu’il a mis à jour les lacunes idéologiques de la linguistique soviétique.
Je pense que plus tôt notre linguistique se débarrassera des erreurs de N. Marr, plus rapidement on pourra la sortir de la crise qu’elle traverse à l’heure actuelle.
Liquider le régime à la Araktchéev dans la linguistique, renoncer aux erreurs de N. Marr, introduire le marxisme dans la linguistique, telle est, à mon avis, la voie qui permettra de donner une base saine à la linguistique soviétique.

Pravda, 20 juin 1950


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, dématérialisation, correction et iconographie | sources : collection privée ; vivelemaoisme.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, KLUCIS Gustav, Dressez le drapeau de Marx, Engels, Lénine et Staline © Musée national des Beaux-Arts de Lettonie ; © fr.rbth.com ; © collection privée.


Débattre encore…

RUSHDIE : Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Temps de lecture : 7 minutes >

Quelle histoire… pour un roman !

L’histoire. “A l’aube d’un matin d’hiver, un jumbo-jet explose au-dessus de la Manche. Au milieu de membres éparpillés et d’objets non identifiés, deux silhouettes improbables tombent du ciel : Gibreel Farishta, le légendaire acteur indien, et Saladin Chamcha, l’homme des Mille Voix, self-made man et anglophile devant l’Eternel. Agrippés l’un à l’autre, ils atterrissent sains et saufs sur une plage anglaise enneigée… Gibreel et Saladin ont été choisis (par qui ?) pour être les protagonistes de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Tandis que les deux hommes rebondissent du passé au présent et du rêve en aventure nous sommes spectateurs d’un extraordinaire cycle de contes d’amour et de passion, de trahison et de foi, avec, au centre de tout cela, l’histoire de Mahmoud, prophète de Jahilia, la cité de sable – Mahmoud, frappé par une révélation où les Versets sataniques se mêlent au divin…” [RADIOFRANCE.FR]

© AFP

Qui a traduit les Versets ?

[LESOIR.BE] Le premier traducteur des Versets est belge : il est l’auteur du texte «pirate». Un lecteur avait réagi vivement à notre article consacré à la traduction des Versets sataniques parue chez Bourgois, étonné par ces mots : “Puisque manquait jusqu’à présent une traduction française…” Avec sa lettre, un exemplaire du ‘livre-journal’ dans lequel L’Idiot international, l’hebdomadaire de Jean-Edern Hallier, avait publié, en français, le texte intégral du roman de Salman Rushdie…

RUSHDIE, Salman, Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Ce lecteur était bien placé pour réagir. Janos Molnar de Parno – c’est son nom – est en effet celui que Jean-Edern Hallier appelait, dans son édition des Versets, le ‘chef d’édition’ de cette traduction. D’origine hongroise, Janos Molnar de Parno vit à Huy et est belge depuis qu’il a vingt et un ans. Professeur de philosophie, il trempe davantage maintenant dans les milieux du journalisme et de l’édition, et il a d’ailleurs travaillé, jusqu’à il y a peu, à L’Idiot international. “Après que Bourgois ait annoncé qu’il ne publierait pas la traduction [NDLR : il était question, plus précisément, de «surseoir» à la publication, sans indication de délai, ce qui pouvait en effet être compris comme un renoncement], j’ai appelé Jean-Edern pour lui dire qu’il y avait quelque chose à faire, que si quelqu’un pouvait l’éditer, c’était lui. Il y a eu, à ce moment, une fantomatique association de quatre éditeurs qui ont annoncé la traduction, mais ils ont renoncé. Pendant que Jean-Edern lançait L’Idiot, j’ai contacté de mon côté l’une ou l’autre personne pour m’assurer qu’on pouvait commencer à traduire. Puis Jean-Edern m’a téléphoné pour me dire : «C’est décidé !»” Pour se lancer dans une telle aventure, il fallait que Janos Molnar de Parno soit particulièrement motivé…

d’après LESOIR.BE (article retiré de publication)


L’Idiot International

Copain comme cochon avec Mitterrand, [Jean-Edern Hallier] n’obtient aucun poste en 1981. Le nouveau président de la République devient son ennemi intime. Hallier balance tout dans l’Honneur perdu de François Mitterrand (Mazarine, etc.), mais ne trouve aucun éditeur. Bon prétexte pour réactiver l’Idiot en 1984 avec Philippe Sollers, Jean Baudrillard, Roland Topor… Mais les problèmes de censure reprennent le dessus. Hallier attend un nouveau coup médiatique pour relancer une troisième fois l’Idiot, le 26 avril 1989 : il sort une traduction sauvage des Versets sataniques. Procès du vrai éditeur de Salman Rushdie, pub, scandale, c’est reparti. L’équipe est nouvelle. Critère de recrutement : il faut une plume et des avis qui vomissent le tiède…

d’après TECHNIKART.COM


Versets Sataniques, la France riposte

[Archives de Libé, 23 février 1989] Une semaine après la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie, Libération publie le premier chapitre des Versets sataniques. Tandis que le monde de l’édition s’organise. Une semaine après la décision de Christian Bourgois de ‘surseoir’ à la publication de la traduction française du roman de Salman Rushdie, initialement prévue pour le début de l’année 1990, la confusion et l’incertitude qui règnent dans le milieu éditorial français vont peut-être se dissiper. Et une solution semble en vue, du côté du groupe de la Cité, qui permet une parution assez prochaine de la version française de The Satanic Verses.

d’après Antoine de Gaudemar, LIBERATION.FR (20 février 2012)


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Difficile de lire le roman (ennuyeux) de Salman RUSHDIE dans sa traduction officielle (et franchouillarde) chez CHRISTIAN BOURGOIS : il n’est plus dans le catalogue de l’éditeur. Notez que le traducteur, dont on comprend le désir d’anonymat, a quand même adopté le pseudonyme d’Alcofribas Nasier soit, dans le désordre : François Rabelais. Il est vrai que Jean-Edern Hallier s’autoproclamait Voltaire dans l’édito du livre-journal et ajoutait “L’imprimerie de la Liberté, c’est nous“. Mais qu’est-ce qu’il fabrique, l’égo…?

Patrick THONART


Salman Rushdie placé sous respirateur, son agresseur identifié

© Tribune de Genève

[LESOIR.BE, 13 août 2022] Poignardé vendredi, l’auteur “va sans doute perdre un œil”. Son agresseur, Hadi Matar, est âgé de 24 ans. Ses motifs ne sont pas encore connus. “Les nouvelles ne sont pas bonnes“, prévenait vendredi soir l’agent littéraire américain Andrew Wylie. Quelques heures plus tôt, le célèbre écrivain Salman Rushdie avait été poignardé par un agresseur alors qu’il s’apprêtait à prendre sur la scène du festival de littérature de la Chautauqua Institution, dans le nord-ouest de l’État de New York.

Âgé de 75 ans, Salman Rushdie était en vie, après avoir été prestement évacué en hélicoptère vers l’hôpital le plus proche, à Erie en Pennsylvanie. Mais ses blessures n’augurent rien de bon et il a été placé sous respirateur. Frappé à de nombreuses reprises au cou, au visage et à l’abdomen, “Salman va sans doute perdre un œil, a ajouté Andrew Wylie. Les terminaisons nerveuses dans son bras sont sectionnées, son foie a été poignardé et il est endommagé.

L’auteur des Versets sataniques, qui romançait une partie de la vie du prophète Mahomet et lui valu une fatwa (décret religieux) de l’ayatollah iranien Ruhollah Khomeini le 14 février 1989, aurait repris conscience après une intervention chirurgicale de plusieurs heures, mais il serait sous assistance respiratoire et incapable de parler.

L’agresseur se nomme Hadi Matar, est âgé de 24 ans et serait originaire de Fairview dans le New Jersey, directement en vis-à-vis de Manhattan, le long du fleuve Hudson. Ses motifs ne sont pas encore connus. Les enquêteurs auraient récupéré sur les lieux de l’attentat un sac à dos et plusieurs appareils électroniques, qu’un mandat permettra d’examiner.

Les témoins ont décrit une agression fulgurante, survenue à 10:47 du matin, et une lutte farouche pour neutraliser l’assaillant tandis qu’il continuait de porter des coups de couteau à sa victime. “Il a fallu cinq personnes pour l’écarter, relate Linda Abrams, qui se trouvait au premier rang dans l’amphithéâtre de la fondation à l’origine de l’invitation de Rushdie. Il était juste furieux, complètement furieux. Tellement fort, et juste très rapide.” Un officier de police en uniforme aurait alors réussi à passer les menottes à Hadi Matar, tandis que le couteau ensanglanté tombait de ses mains.

Aussitôt entouré par les spectateurs, Salman Rushdie a dans un premier temps été allongé à même le sol en attendant l’arrivée des secours, tandis que des spectateurs commentaient : “son pouls bat, son pouls bat.”

Le commissaire de police Eugene Staniszewski, de la police d’État de New York, a assuré lors d’une conférence de presse qu’une enquête conjointe avait été ouverte avec le FBI. Agé de 41 ans lors de la fatwa édictée contre lui, sa tête mise à prix plusieurs millions de dollars par le régime chiite iranien, l’écrivain britannique d’origine indienne, qui résidait alors à Londres, avait dû entrer en clandestinité forcée. Cet exil forcé allait se prolonger trois décennies, jusqu’à ce qu’à 71 ans, il se résolve à en sortir. “Oh, il faut que je vive ma vie“, rétorquait-il à ceux qui le conjuraient de rester prudent.

Depuis lors, Salman Rushdie, auteur d’une quinzaine de livres et romans, intervenait régulièrement lors d’événements littéraires et caritatifs, près de New York où il résidait. Et le plus souvent, sans aucune sécurité apparente.

Des réactions enthousiastes en Iran

Son agression a provoqué des réactions enthousiastes parmi les ultra-conservateurs religieux en Iran. Une citation de l’ayatollah Ali Khamenei, remontant à plusieurs années, était abondamment citée en ligne : la fatwa contre Salman Rushdie, assurait le leader religieux iranien, est “une balle qui a été tirée et ne s’arrêtera que le jour où elle atteindra sa cible.”

A Washington, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan s’est bien gardé d’incriminer ouvertement Téhéran, précisant toutefois qu’un tel “acte de violence était révoltant“, “priant pour le rétablissement rapide” de l’écrivain blessé. Celui-ci est “un des plus grands défenseurs de la liberté d’expression, a déclaré le modérateur de l’événement littéraire, Ralph Henry Reese, âgé de 73 ans et légèrement blessé au visage lors de l’attaque. Nous l’admirons et sommes inquiets au plus haut point pour sa vie. Le fait que cette attaque se soit produite aux Etats-Unis est révélateur des menaces exercées sur les écrivains par de nombreux gouvernements, individus et organisations.”

Ebranlée, la directrice de l’association d’écrivains PEN America, Suzanne Nossel, a déclaré n’avoir “pas connaissance d’un incident comparable lors d’une attaque publique contre un auteur littéraire sur le sol américain.” […] “L’attaque perpétrée aujourd’hui contre Salman Rushdie était aussi une attaque contre l’une de nos valeurs les plus sacrées, la libre expression de penser“, a pour sa part commenté le gouverneur de l’Etat de New York, Kathy Hochul.

Les Versets sataniques demeurent interdits à ce jour au Bangladesh, au Soudan, au Sri Lanka, et en Inde. Avant Rushdie, le traducteur japonais des Versets, Hitoshi Igarashi, avait été poignardé à mort le 12 juillet 1991 à l’université de Tsukuba, l’enquête pointant du doigt le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI), les fameux pasdarans. Son homologue italien, Ettore Capriolo, avait réchappé de justesse au même sort deux semaines auparavant, le 3 juillet 1991 à Milan. L’éditeur norvégien, William Nygaard, a quant à lui été blessé de trois balles à son domicile d’Oslo le 11 octobre 1993, par deux individus ultérieurement identifiés comme un ressortissant libanais et un diplomate iranien.

La fatwa contre Salman Rushdie reste d’actualité, bien qu’un président iranien, Mohammed Khatami, a déclaré en 1998 que Téhéran ne soutenait plus sa mise en œuvre. Al-Qaïda a placé l’écrivain sur sa liste noire en 2010. Deux ans plus tard, une fondation religieuse iranienne aurait même porté la récompense pour son assassinat à 3,3 millions de dollars.

d’après Maurin Picard, lesoir.be


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : rédaction, partage, correction et iconographie | sources : lesoir.be ; liberation.fr ; technikart.com ; collection privée ; Centre culturel de Welkenraedt ; ina.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée | Rushdie est présent dans wallonica.org : Auprès de quelle cour Salman Rushdie pouvait-il déposer les conclusions suivantes, pour que justice soit faite ? ; L’Idiot International


D’autres incontournables du savoir-lire :

Poularde Valentine Thonart : le retour…

Temps de lecture : 4 minutes >
Menu du 15 mai 1965 pour le Club Royal des Gastronomes de Belgique (grand merci à Fabien PETITCOLAS)

La Poularde Valentine Thonart est l’une des plus grandes recettes de la cuisine belge. Elle a été créée dans les années 60 par (Charles-)Auguste Thonart, surnommé Coq et propriétaire de l’Hôtel de la Vallée à Lorcé-Chevron (Stoumont, BE), célèbre rendez-vous des gourmets au bord de l’Amblève. Il avait baptisé sa création du nom de sa mère Valentine, qui avait été la première et remarquable cuisinière de l’hôtel-restaurant en 1914, avant de lui céder la place, bien plus tard. Elle a disparu en 1955. Charles-Auguste Thonart, disparu lui aussi aujourd’hui (comme son restaurant), l’avait fait enregistrer par l’Académie Culinaire de France (la recette).

Quand elle cède la toque à son fils, la cuisine de Valentine Thonart (née Hendrick) a déjà connu bien des aventures : la légende familiale veut que Valentine ait d’abord tenu un café à l’emplacement de ce qui allait devenir l’Hôtel de la Vallée. Les différents mouvements de troupes et la destruction du pont voisin pendant la guerre de 40-45 n’en ont pas eu raison : des “dommages de guerre” sonnants et trébuchants (dédommagements pour les dégâts occasionnés par le conflit) permettent l’agrandissement du café qui devient un hôtel-restaurant, ce qui restera pour beaucoup l’Hôtel Thonart, à Lorcé (pour faire la différence avec l’Hôtel de Portugal, à Spa, qu’une autre Thonart gérait d’une main de fer dans la cité thermale).

Les secrets de la Poularde Valentine Thonart (une préparation à base de poularde de haute qualité et de homard) ont été livrés il y a des années au Guide des Connaisseurs par le chef de l’époque, Roger Verhougstraete, qui a préparé des milliers de Poulardes Valentine Thonart.

Préparation
      • Pour quatre personnes, découpez en six morceaux, une poularde de 1 kilo 600 vidée.
      • Faites chauffer du beurre dans une casserole. Laissez colorer les morceaux de poularde pendant cinq minutes des deux côtés.
      • Retirez la volaille et dans le même beurre saisissez deux homards vivants de 400 grammes chacun, coupés en deux dans le sens de la longueur.
      • Remettez les morceaux de volaille dans la casserole et ajoutez une bonne cuillère à soupe d’échalotes hachées.
      • Flambez le tout à l’armagnac.
      • Assaisonnez de sel et de poivre du moulin.
      • Ajoutez un bouquet garni, la chair en dés de quatre tomates fraîches, épluchées et épépinées, 250 grammes de champignons de Paris coupés en dés et sautés préalablement, et versez sur le tout une bouteille de champagne brut.
      • Laissez cuire à couvert à feu doux pendant 25 minutes.
      • Ajoutez 1/2 litre de crème fraîche épaisse et quatre fonds d’artichauts cuits coupés en dés (frais en saison ou en conserve), et laissez réduire à découvert de moitié.
      • Enlevez à l’aide d’une écumoire les morceaux de volaille et de homard et gardez-les au chaud. Terminez la sauce avec une pincée d’estragon, dont on doit seulement deviner la présence, rectifiez l’assaisonnement, ajoutez une larme d’armagnac éventuellement, et une pointe de poivre de Cayenne, car la préparation doit être haute en goût et bien relevée.
      • Dressez les morceaux de poularde et de homard dans une casserole en argent, saucez le tout et éparpillez en garniture une truffe coupée en fine julienne.
      • Le service se fait en deux fois : d’abord un suprême de poularde et une queue de homard, ensuite un morceau de cuisse et une pince du homard.

Remarques : un grand vin de Bourgogne blanc, Chassagne ou Puligny-Montrachet est vivement recommandé avec ce plat superbe. M. Thonart ne détestait pas non plus un Bouzy rouge de Champagne, voire un champagne millésimé. Ce plat riche se suffit à lui-même, mais on peut l’escorter, si on veut, d’un peu de riz nature (©Le Guide des Connaisseurs)


La recette est également reprise dans les ouvrages de Philippe NONCLERCQ : Quand la Wallonie se met à table (Liège : Noir Dessin Productions)



[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, compilation, correction et iconographie | sources : lameuse.sudinfo.be | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : l’entête de l’article montre un menu de l’Hôtel de la vallée © Fabien Petitcolas ; © dhnet.be ; © collection privée.


Encore faim ?

THONART : Suis-je une infox ? (conférence, 2022)

Temps de lecture : 21 minutes >

Chère lectrice, cher lecteur, je commencerai par te donner une bonne nouvelle : “Non, tu n’es pas une fake news (ou, désormais, en bon français : tu n’es pas une infox) !” Sur ce, comment puis-je l’affirmer ? Comment puis-je être certain que cette information sur un phénomène du monde qui m’est extérieur est bel et bien réelle ? Comment valider ma perception du phénomène “il y a un.e internaute qui lit mon article” auquel mes sens sont confrontés ? Comment puis-je m’avancer avec conviction sur ce sujet, sans craindre de voir l’un d’entre vous se lever et demander à vérifier d’où je tiens cette certitude, que nous avons devant nous un “lecteur curieux” en bonne et due forme ?

Ouverture en Si majeur

Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Tout d’abord : peut-être nous connaissons-nous déjà dans la vie réelle (pas dans le métavers) et je t’ai serré la main ou fais la bise, j’ai physiquement identifié ta présence et, dans la mesure où je n’ai vécu, dans les secondes qui suivirent, aucune tempête hormonale me signalant qu’il fallait fuir immédiatement, mon corps a libéré les phéromones de la reconnaissance de l’autre, dont je ne doute pas que tes organes sensoriels aient à leur tour détecté la présence. Ton cerveau a pu régler immédiatement le taux d’adrénaline dans ton sang. Peut-être avons-nous même pu nous asseoir autour d’une table et déguster une bière spéciale car… nous avions soif. Peut-être même t’ai-je entendu commenter cet article, que tu avais lu en avant-première. Tu es un phénomène réel, cher lecteur, car mon cerveau te reconnaît comme tel.

Ensuite, tu n’es pas une infox non plus et j’en ai eu la preuve quand, à cause de toi, j’ai dû interroger mes monstres intérieurs, mes instances de délibération psychologique, mon Olympe personnel (celui où je me vis comme un personnage mythique, tout comme dans mes rêves), alors que tu t’attendais à ce que (parmi d’autres blogueurs) je publie sur cette question qui nous taraude tous depuis sa formulation par Montaigne : “Comment vivre à propos ?” Ma psyché a alors dû aligner

      1. une répugnance naturelle à m’aligner sur un groupe (ici, les blogueurs qui s’expriment sur un auteur, sans faire autorité),
      2. la douce vanité que tisonnait l’impatience que je sentais chez toi, lecteur, et
      3. ma sentimentalité face à la perspective de tes yeux ébahis devant mes commentaires éclairés.

Là, ce sont nos deux personnalités qui ont interagi : preuve est faite de ton existence, parce que c’est toi, parce que c’est moi. Tu es un être humain réel, cher lecteur, car ma psyché te reconnaît comme tel.

Enfin, tu es là, virtuellement face à moi, lectrice, comme le veut ce grand rituel qu’est notre relation éditoriale en ligne. Nous jouons ensemble un jeu de rôle qui nous réunit régulièrement et dans lequel ton rôle est défini clairement. Dans la relation éditeur-lecteur sans laquelle wallonica.org n’a pas de sens, ton rôle doit être assuré, par toi ou par ta voisine. C’est là notre contrat virtuel et je vis avec la certitude que, à chaque publication, un lecteur ou une lectrice lira mon article. Cette certitude est fondée sur notre relation, sur notre discours à son propos, qui prévoit des rôles définis, des scénarios interactifs qui se répètent, qui raconte des légendes dorées sur cette interaction, qui met en avant une batterie de dispositifs qui deviennent, article après article, nos outils de partage en ligne et sur les statistiques de visite de cette page web. Tu es donc là parce qu’il est prévu -par principe- que tu y sois. Tu es une idée réelle, chère lectrice, car ma raison te reconnaît comme telle.

Donc, qu’il s’agisse de mon corps, de ma psyché ou de mes idées, à chaque niveau de mon fonctionnement, de ma délibération, j’acquiers la conviction que tu es là, bien réel.le face à moi ou, du moins, quelque part dans le monde réel (que n’appliquons-nous les mêmes filtres lorsque nous traitons les actualités et les informations quotidiennes dont le sociologue Gérald Bronner affirmait que, au cours des deux dernières années, nous en avons créé autant que pendant la totalité de l’histoire de l’humanité jusque-là !).

Pour conclure ce point, je rappellerai que, traditionnellement, on exige d’une information cinq qualités essentielles : la fiabilité, la pertinence, l’actualité, l’originalité et l’accessibilité… C’est la première de ces cinq qualités que nous validons lorsque nous nous posons la question : info ou infox ?

Dans la même veine : cette question, je peux la poser à propos de… moi-même. Qui me dit que je ne suis pas une infox, pour les autres ou… pour moi-même ? Comment vérifier, avec tout le sens critique que j’aurais exercé pour lire une info complotiste sur FaceBook, comment vérifier que je suis un phénomène fiable pour moi et pour les autres ? Plus précisément, comment vérifier que l’image que j’ai de moi correspond à mon activité réelle (Diel), à ce que je fais réellement dans le monde où je vis avec vous, mes lectrices, mes lecteurs ? Pour mémoire, selon Montaigne, voilà bien les termes dans lesquels nous devons travailler car : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” C’est-à-dire : sans décalage entre nous et le monde.

Ma proposition est donc de présenter brièvement une clef de lecture de nous-mêmes, un test critique que chaque lecteur ou lectrice de ces lignes pourrait effectuer afin d’éclaircir un des éléments déterminants du fonctionnement de sa raison au quotidien : soi-même.

Tant qu’à prendre des selfies, autant qu’ils soient les plus fiables possibles et tant qu’à exercer notre sens critique, pourquoi pas commencer par nous-mêmes… ?

Aussi, commençons par le commencement : Copernic, Galilée et Newton n’ont pas été les derniers penseurs à transformer fondamentalement notre vision du monde. A son époque, pendant le siècle des Lumières, Kant a remis une question philosophique sur le tapis qui n’est pas anodine ici, à savoir : “Que puis-je connaître ?” (rappelez-vous : nous travaillons sur comment se connaître soi-même).

Kant (anon., ca 1790) © Bucknell University

Kant est un imbuvable, un pas-rigolo, un illisible (il l’a dit lui-même et s’en est excusé à la fin de sa vie) mais nous ne pouvons rester insensibles à sa définition des Lumières, je cite :

La philosophie des Lumières représente la sortie de l’être humain de son état […] de mineur aux facultés limitées. Cette minorité réside dans son incapacité à utiliser son entendement de façon libre et indépendante, sans prendre l’avis de qui que ce soit. Il est seul responsable de cette minorité dès lors que la cause de celle-ci ne réside pas dans un entendement déficient, mais dans un manque d’esprit de décision et du courage de se servir de cet entendement sans s’en référer à autrui. Sapere aude ! (“aie le courage de faire usage de ton propre entendement !”) doit être la devise de la philosophie des Lumières.

Le message est clair : si tu veux grandir, pense librement et par toi-même. C’est sympa ! Mais comment faire, quels sont mes outils et comment les maîtriser ?

Premiers outils : nos cerveaux…

Pourquoi parler du cerveau d’abord ? En fait, pour interagir avec le monde, nos outils de base sont multiples et nous pensons les connaître mais les neurologues sont aujourd’hui en train de bousculer pas mal de nos certitudes à propos de cet outil majeur qu’est notre cerveau. Le cerveau – et toute la vie de notre corps qu’il organise – est d’ailleurs longtemps resté notre soldat inconnu : seul aux premières lignes, il agit pour notre compte sans que nous nous en rendions compte. Je m’explique…

Kant – et les penseurs qui ensuite ont sorti la divinité du champ de leur travail – estiment que nous ne pouvons concevoir de la réalité que des phénomènes, c’est-à-dire les informations que nous ramènent nos sens (des goûts, des images, des textures, des odeurs, des sons…) et ce, à propos de faits que nous avons pu percevoir. A ces phénomènes, se limite la totalité du périmètre que nous pouvons explorer avec notre raison, explique Kant à son époque. Tout le reste est littérature…

© CNRS

Et le langage utilisé par notre cerveau (ou nos cerveaux si l’on tient compte des autres parties du corps qui sont quelquefois plus riches en neurones), ce langage est trop technique pour notre entendement : impulsions électriques, signaux hormonaux, transformations protéiques et j’en passe. De là peut-être, cette difficulté que nous avons à être bien conscients de l’action de notre cerveau, des modifications en nous qui relèvent seulement de son autorité ou de son activité…

Un exemple ? Qui ne s’est jamais injustement mis en colère après un coup de frein trop brutal ? Était-ce le Code de la route qui justifiait cette colère ? Non. La personne qui l’a subie méritait-elle les noms d’oiseaux qui ont été proférés ? Non. Simplement, un excellent réflexe physiologique s’est traduit dans un coup de frein qui a été déclenché par la peur d’une collision, provoquée par la vue d’un piéton dans la trajectoire du véhicule et l’adrénaline libérée devait trouver un exutoire dans un cri de colère proportionné, faute de quoi elle serait restée dans le sang et aurait généré du stress…

Un autre exemple ? Lequel d’entre nous n’a jamais grondé, giflé voire fessé son enfant juste après lui avoir sauvé la vie, en lui évitant d’être écrasé : on le rattrape par le bras, on le tire sur le trottoir, la voiture passe en trombe et on engueule le petit avec rage pour lui signifier combien on l’aime. On préfère dire que c’est un réflexe, non ?

Nombreuses sont les situations concrètes où nous fonctionnons ainsi, sur la seule base du physiologique, et c’est tant mieux, car nos cerveaux n’ont qu’un objectif : veiller à notre adaptation permanente au milieu dans lequel nous vivons, ceci afin de maintenir la vie dans cet organisme magnifique qui est notre corps.

Partant, il serait recommandé d’identifier au mieux la contribution de nos cerveaux et de notre corps, avant de se perdre dans la justification morale ou intellectuelle de certains de nos actes.

Couche n°2 : la conscience…

Ici, tout se corse. Pendant des millénaires, notre conscience, notre âme, notre soi, notre ego, ont été les stars de la pensée, qu’elle soit religieuse, scientifique ou philosophique. De Jehovah à Freud, le succès a été intégral et permanent au fil des siècles. A l’Homme (ou à la Femme, plus récemment), on assimilait la conscience qu’il ou elle avait de son expérience.

La question du choix entre le Bien et le Mal y était débattue et l’ego était un grand parlement intérieur, en tension entre, en bas, la matière répugnante du corps et, en haut, la pureté des idées nées de l’imagination ou générées par l’intellect.

Or, voilà-t-y pas que nos amis neurologues shootent dans la fourmilière et nous font une proposition vertigineuse, aujourd’hui documentée et commentée dans les revues scientifiques les plus sérieuses : la conscience ne serait qu’un artefact du cerveau, une sorte d’hologramme généré par nos neurones, rien que pour nous-mêmes !

Plus précisément : trois régions du cerveau ont été identifiées, dont la mission commune est de nous donner l’illusion de notre libre-arbitre, l’illusion d’être une personne donnée qui vit des expériences données. Ici, plus question d’une belle conscience autonome, garante de notre dignité et flottant dans les airs ou ancrée dans notre cœur.

Et c’est évidemment encore un coup du cerveau, qui fait son boulot : “si je suis convaincu que j’existe individuellement, je vais tout faire pour ma propre survie.”

Pour illustrer ceci simplement, prenons l’exemple d’un pianiste qui lit une note sur une partition, enfonce une touche du piano et entend la corde vibrer. Il a l’impression de faire une expérience musicale unique alors que ce sont précisément les trois zones du cerveau dont je parlais qui ont œuvré à créer cette impression. Elles ont rassemblé en un seul événement conscient, le stimulus visuel de la note lue, l’action du doigt sur l’ivoire et la perception de la note jouée. L’illusion est parfaite alors que ce sont des sens distincts du cerveau qui ont été activés, à des moments différents et sans corrélation entre eux a priori. C’est vertigineux, je vous le disais : ma conscience, n’est en fait pas consciente.

Je pense qu’on n’a pas encore conscience non plus, des implications d’une telle découverte et je serais curieux de pouvoir en parler un jour avec Steven Laureys.

Reste que, factice ou pas, la conscience que j’ai de moi-même accueille la deuxième couche du modèle que je vous propose : la psyché. Qu’ils soient illusoires ou non, ma psyché, ma personnalité psychologique, ma mémoire traumatique, ma vanité, mes complexes, mon besoin de reconnaissance, mes accusations envers le monde, mes habitudes de positionnement dans les groupes, ma volonté d’être sublime… bref, mes passions, mes affects conditionnent mon interaction avec le monde.

J’en veux pour preuve toutes les fois où je suis rentré dans un local où je devais animer une réunion, donner une conférence ou dispenser une formation : à l’instant-même où je rentrais dans la pièce, il était évident que j’aurais une confrontation avec celui-là, celui-là et celui-là. Je n’ai pas toujours eu du bide mais j’ai commencé grand… en taille, très tôt. Le seul fait de ma stature physique provoquait systématiquement une volonté de mise en concurrence chez les participants les plus arrogants de virilité. Il me revenait alors d’établir ma position d’animateur sans qu’elle ne vienne contrarier le statut des mâles alpha présents ou… de m’affirmer moi-même en mâle alpha quand les mâles en question étaient beaucoup moins baraqués que moi…

Ici, pas de grands idéaux pédagogiques, pas de réflexes physiologiques mais simplement un positionnement affectif, un moment où chacun se vit comme un héros mythique et sublime, dans une confrontation authentiquement héroïque.

J’ai le sentiment que le débat intérieur, à ce moment-là, utilise le même langage que les rêves où, également, chacun se vit comme un personnage mythologique, hors de tout détail accidentel ou quotidien. Regardez la colère d’un informaticien quand un ordinateur ne fait pas ce qu’il veut : elle est homérique et n’est possible que si, l’espace d’un instant, l’informaticien en question a eu l’illusion d’être un dieu tout-puissant, créateur de ce dispositif qui a l’arrogance satanique de lui résister. Encore un coup de la psyché vexée !

Combien de fois -il faut le reconnaître- n’avons-nous pas discuté, disputé, débattu ou polémiqué sur des sujets qui n’en étaient pas mieux éclairés, car force nous était d’abord d’avoir raison devant témoins de la résistance de l’autre, simplement parce qu’il ressemblait trop à notre contrôleur des impôts ou à une collègue carriériste ! C’est un exemple. Passion, quand tu nous tiens… nous, nous ne savons pas nous tenir. On pourra énumérer longuement ces situations où la psyché tient les rênes de nos motivations, alors que nous prétendons agir en vertu de principes sublimes ou d’idées supérieures. Dans ces cas regrettables, les sensations captées par notre cerveau n’ont même pas encore fait leur chemin jusqu’à notre raison que déjà nous réagissons… affectivement.

Il ne s’agit pas ici, par contre, de condamner notre psyché, qui se débat en toute bonne foi dans un seul objectif : obtenir et maintenir la satisfaction que nous pouvons ressentir lorsque nos désirs sont réalisables et notre réalité désirable. Bref, quand l’image que nous avons de nous-même correspond à notre activité réelle. C’est une joie profonde qui en résulte.

Juste à côté, mais en version brouillée : les idées…

A ce stade, résumons-nous : un cerveau hyperconnecté qui nous permet de percevoir et d’agir sur le monde, une psyché mythologisante qui nous positionne affectivement face à ses phénomènes. Il nous manque encore le troisième étage du modèle : les idées, les discours, autrement dit les formes symboliques.

C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a concentré ses recherches sur notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, “Demain j’enlève le bas”, “Le Chinois est petit et fourbe”, “This parrot is dead”, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, “Je ne sais pas chanter”, “Mais c’est la Tradition qui veut que…”, “On a toujours fait comme ça”, “les Luxembourgeois sont tellement riches…” Autant de formes symboliques, de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui, certes, prêtent au débat mais ne peuvent constituer une explication exclusive et finale du monde qui nous entoure (s’il y en avait une, ça se saurait !).

Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à cette faculté généreusement distribuée à l’ensemble des êtres humains : créer des formes symboliques. Il a également averti ses lecteurs d’un danger inhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à devenir totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage (que celui qui n’a jamais observé ce phénomène chez un adolescent vienne me trouver, j’ai des choses à lui raconter…).

© F. Ciccollela

Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères ne sont pas toujours le fait de la société ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer nous-mêmes des auto-fictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense, au-delà du nécessaire.

Il reste donc également important d’identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser, afin de rendre à chacune de nos idées sa juste place : rien d’autre qu’une opportunité de pensée, sans plus. A défaut, nous risquons de la travestir en vérité absolue, à laquelle il faudrait se conformer !

Mais quel langage utilise-t-on pour échanger sur ces formes symboliques, qu’il s’agisse de réfléchir seul ou de débattre avec des tiers, qu’il s’agisse de fictions personnelles ou de discours littéraires, poétiques, scientifiques, mathématiques, religieux ou philosophiques ?

Il semblerait bien qu’il s’agisse là de la langue commune, telle qu’elle est régie par la grammaire et l’orthographe, codifiée par nos académies. On ne s’étendra pas ici sur les différents procédés de langage, sur la différence entre signifiant et signifié, sur l’usage poétique des mots, sur la différence entre vocabulaire et terminologie. Ce qui m’importe, c’est simplement d’insister sur deux choses, à propos des formes symboliques :

    • d’abord, le discoursvoulu raisonnable- que l’on tient à propos du monde ou d’un quelconque de ses phénomènes, n’est pas le phénomène lui-même. C’est Lao-Tseu qui disait : “Le Tao que l’on peut dire, n’est pas le Tao pour toujours.» Pour faire bref : c’est impunément que l’on peut discourir sur n’importe quel aspect de notre réalité car notre discours n’est pas la chose elle-même (sinon, il serait impossible de parler d’un éléphant lorsqu’on est assis dans une 2CV, par simple manque de place).
    • Ensuite : impunément peut-être pas, car notre formidable faculté de créer des formes symboliques pour représenter le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) sert un objectif particulier bien honorable : celui de nous permettre de construire une image du monde harmonieuse, à défaut de laquelle il sera difficile de se lever demain matin.
Mystère et boules de gomme

Nous voici donc avec un modèle de lecture de nous-mêmes à trois étages : le physiologique, le psychologique et les formes symboliques (ou les discours). Jusque-là, nous avons travaillé à les décrire, à reconnaître leur langage et à identifier leur objectif, c’est-à-dire, leur raison d’être :

    1. l’adaptation à l’environnement, pour le cerveau ;
    2. la satisfaction née de l’équilibre entre désirs intérieurs et possibilités extérieures, pour la psyché, et
    3. l’harmonie dans la vision du monde pour les discours, pour la raison.

Tout cela est bel et bon, mais où est le problème, me direz-vous ? Mystère ! Ou plutôt, justement, le mystère et la tradition qu’il véhicule. Je vous l’ai proposé : à moins d’être croyant, gnostique ou un dangereux gourou, la tradition est à prendre comme un discours, une opportunité de pensée : ce qui n’en fait pas une vérité ! Notre tradition occidentale agence nos trois étages de manière rigoureuse : le corps, notre prison d’organes, est au rez-de-chaussée de la maison ; notre conscience, nécessairement plus élevée que nos seuls boyaux, fait “bel étage” et les idées, sublimes, dominent un étage plus haut, elles rayonnent au départ d’un magnifique penthouse sur la terre entière !

      • raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ;
      • corps, limitations, affects, déchéance et mort, en bas.

C’est du Platon, du Jehovah, du Jean-Sébastien Bach ou du Louis XIV ! Et c’est cette même tradition idéaliste qui positionne le mystère dans des zones transcendantes, dans un au-delà que notre raison ne peut cerner et dont nous ne possédons pas le langage, sauf “initiation”, bref : le mystère est ineffable tant il est supérieur, bien au-delà de notre entendement.

Face à cette “mystique du télésiège”, qui, depuis des lustres, entrelarde notre culture judéo-chrétienne de besoins d’élévation sublime, il existe une alternative, qui est la vision immanente du monde.

L’immanence, c’est la négation de tout au-delà : tout est déjà là, devant nous, au rez-de-chaussée, qui fait sens, qui est magnifiquement organisé et vivant, qui est prêt à recevoir notre expérience mais seulement dans la limite de nos capacités sensorielles et de notre entendement.

Et c’est bel et bien cette limite qui fournit la signification que nous pourrions donner au mot mystère : “au-delà de cette limite, nos mots ne sont plus valables.” Souvenez-vous de Lao-Tseu quand il évoque l’ordre universel des choses et le silence qu’il impose. Contrairement aux définitions des dictionnaires qui nous expliquent que le “Mystère est une chose obscure, secrète, réservée à des initiés”, le mystère serait cet ordre des choses que nous pouvons appréhender mais pas commenter.

Pas de mots pour décrire le mystère : non pas parce qu’il est par essence un territoire supérieur interdit, réservé aux seuls dieux ou aux initiés, pas du tout, mais parce que, tout simplement, notre entendement a ses limites, tout comme le langage rationnel qu’il utilise.

Nous pouvons donc expérimenter le mystère mais, c’est notre condition d’être humain que d’être incapables de le décrire avec nos mots. J’en veux pour exemple la sagesse de la langue quand, face à un trop-plein de beauté (un paysage alpin, la mer qu’on voit danser, la peau délicate d’un cou ou une toile de Rothko), nous disons : “cela m’a laissé sans mots“, “je ne trouve pas les mots pour le dire“, “je suis resté bouche-bée…”

© ElectroFervor
Sapere Aude versus Amor Fati

Au temps pour le mystère. Le questionner aura permis de dégager deux grosses tendances dans notre culture (et, donc, dans notre manière de penser) : d’une part, l’appel vers l’idéal du genre “mystérieux mystère de la magie de la Sainte Trinité” et, d’autre part, la jouissance pragmatique du “merveilleux mystère de la nature, que c’est tellement beau qu’on ne sait pas comment le dire avec des mots.” Dans les deux cas, le mystère a du sens, on le pressent, mais, dans les deux cas, le mystère est ineffable, que ce soit par interdit (première tendance) ou par simple incapacité de notre raison (seconde tendance).

Dans les deux cas, chacun d’entre nous peut se poser la “question du mystère” : quand, seul avec moi-même, je veux accéder à la connaissance, percer le mystère et goûter au sens de la vie, est-ce que je regarde au-delà des idées ou au cœur de mes sensations ?

Merveille de notre qualité d’humains, nous pratiquons les deux mouvements : de l’expérience au monde des idées, du monde des idées à l’expérience ; en d’autres termes, de l’action à la fiction, et de la fiction à l’action.

Pour mieux vous expliquer, j’appelle à la barre deux penseurs qui y ont pensé avant moi : Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche.

Avec son Sapere Aude (“Ose utiliser ton entendement”), Kant représente le mouvement qui va de l’action à la fiction. Ce n’est pas pour rien qu’il vivait au Siècle des Lumières, siècle qui a substitué aux pouvoirs combinés du Roi et de l’Eglise, l’hégémonie de la Raison. Pour reprendre la métaphore, dans la maison de Kant, l’ascenseur s’arrête bel et bien à nos trois étages (cerveau, psyché et formes symboliques) mais le liftier invite ceux qui cherchent la connaissance à monter vers la Raison, dont j’affirme qu’elle est également une forme symbolique, un discours, pas une réalité essentielle. Pour Kant, le mouvement va de l’expérience à la Raison.

Dans la maison de Nietzsche par contre, le liftier propose le trajet inverse, fort de la parole de son maître qui invite à l’Amor Fati (“Aime ce qui t’arrive“). Pour le philosophe, il importe de se libérer des discours communs, des idées totalitaires et ankylosantes, ces crédos que ruminent nos frères bovidés, et de devenir ce que nous sommes intimement, dans toute la puissance et la profondeur de ce que nous pouvons être (ceci incluant nos monstres !).

© Asep Syaeful/Pexels

Il nous veut un peu comme un samouraï qui, par belle ou par laide, s’entraînerait tous les jours pour être prêt à affronter sans peur… quoi qu’il lui arrive pratiquement. Cela implique pour lui le sérieux, l’hygiène de vie et l’attention au monde : trois disciplines qui ne sont pas des valeurs en soi, mais des bonnes pratiques.

Le mouvement préconisé va donc des idées, des fictions, vers l’action, vers l’expérience, vers le faire, comme le chante l’éternel Montaigne, grand apôtre de l’expérience juste. Je le cite :

Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.

Un modèle pour humains modèles

Le mot est lâché : la règle ! A tout propos philosophique, une conclusion éthique ? Quelle règle de vie est proposée ici ? Nous visons la connaissance (cliquez curieux !), nous cherchons la lumière dans le Mystère ; nous avons un cerveau, une psyché, des idées ; nous pouvons aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Soit. Mais encore ?

Souvenez-vous : nous nous étions donné comme objectif de bien nous outiller pour vérifier si nous étions une infox à nous-mêmes, ou non. Dans les films, cela s’appelle une introspection si un des deux acteurs est allongé sur un divan et une méditation quand l’acteur principal se balade en robe safran, avec les yeux un peu bridés sous un crâne poli.

Pour Nietzsche, ce n’est pas être moral que de viser systématiquement la conformité avec des dogmes qui présideraient à notre vie, qui précéderaient notre expérience et qui se justifieraient par des valeurs essentielles, stockées quelque part dans le Cloud de nos traditions ou de nos légendes personnelles.

Vous me direz : “Être conforme, c’est immoral, peut-être, môssieur le censeur ?

      • Je réponds oui, si la norme que l’on suit se veut exclusive, définitive et n’accepte pas de révision (souvenez-vous : les formes symboliques deviennent facilement totalitaires. Méfiance, donc) ; la respecter serait trahir ma conviction que la vie est complexe et que la morale ne se dicte pas ;
      • oui encore, si la norme suivie me brime intimement, qu’elle fait fi de ma personne et de mes aspirations sincères, qu’elle m’est imposée par la force, la manipulation ou la domination ; la respecter serait ne pas me respecter (souvenez-vous : ma psyché a des aspirations, qui peuvent être légitimes) ;
      • oui enfin, si la norme suivie limite l’expression de ma vitalité, de ma puissance physique (souvenez-vous : mon cerveau travaille au service de ma survie).

En un mot comme en cent : la Grande Santé n’est décidément pas conforme et viser la conformité à un idéal est définitivement une négation de sa propre puissance !

Aussi, faute de disposer d’un catéchisme (tant mieux), je vous propose donc une règle du jeu, des bonnes pratiques, plus précisément une clef de détermination qui n’a qu’un seul but : ne pas mélanger les genres.

Par exemple : ne pas déduire d’un mauvais état de santé des opinions trop sombres, que l’on n’a pas sincèrement. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est moche, alors qu’on est simplement dans un mauvais jour. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est super, alors qu’on est simplement dans un bon jour. Ne pas accepter d’être brimé par quelqu’un parce que c’est toujours comme ça. Ne pas demander quelqu’un en mariage avec sept Triple Karmeliet derrière le col. Accepter d’écouter l’autre même s’il fait trop chaud dans la pièce. Ne pas tirer de conclusion sur la nature essentielle de la femme après une altercation houleuse avec une contractuelle qui posait un pv sur le pare-brise…

Ces exemples sont accidentels, quotidiens, et n’ont qu’une vertu : chacun peut a priori s’y reconnaître. Reste que la même clef de lecture peut probablement s’avérer utile pour des questions plus fondamentales, qui n’ont pas leur place ici, parce qu’elles nous appartiennent à chacun, individuellement.

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Allons-y avec un peu plus de légèreté, même si la clef proposée peut être le point de départ d’un travail plus approfondi. On va faire comme avant de tirer les lames du tarot : chacun doit choisir un problème qui le tracasse. Vous êtes prêts ? On y va ?

    1. Est-ce que la question que je me pose est essentielle et influence effectivement le sens de ma vie ?
      1. Oui ? Je cherche une solution au problème sans état d’âme ou je laisse passer la pensée inconfortable et je l’oublie (personne n’a jamais dit qu’il fallait croire tout ce que l’on pense) ;
      2. Sinon, je passe à la question 2.
    2. Est-ce que le déplaisir que je ressens peut-être lié à mon corps (digestion difficile, flatulences, chaleur, vêtements mouillés, posture inconfortable maintenue trop longtemps…)
      1. Oui ? Je prends d’abord un verre de bicarbonate de soude ou un godet de Liqueur du Suédois. Je reviens ensuite à la question 1.
      2. Sinon, je passe à la question 3.
    3. Est-ce que la manière dont je vis le problème est influencées par mes légendes personnelles, ma mémoire traumatique ou peut-elle être influencée par un positionnement psychologique que je crois nécessaire face à ses protagonistes ?
      1. Oui ? Je fais la part des choses et je me reformule le problème. Re-oui ? J’en parle à mon psy en donnant la situation comme exemple.
      2. Sinon, je passe à la question 4.
    4. Est-ce qu’en cherchant une solution au problème je fais appel à des évidences, des certitudes, des principes, des arguments d’autorité, des traditions, des routines de pensée ou des autofictions qui déforment mon analyse ?
      1. Oui ? Je pars au Népal, j’attends quelques années et, une fois apaisé, je me repose la même question avec l’esprit plus clair.
      2. Sinon, je passe à la question 5.
    5. Est-ce que, si je localise lucidement l’étage auquel se situe le nœud de mon problème, cette analyse me procurera une vision du monde plus apaisée ?
      1. Non ? Je recommence le cycle à la question 2.
      2. Oui ? Je passe à la question 6.
    6. Est-ce qu’une solution apportée au problème limiterait mes frustrations et me rendrait suffisamment confiance en mes capacités et en la bienveillance de mes frères humains ?
      1. Oui ? J’analyse, seul ou avec mon psy, l’exagération qui génère ma frustration et je travaille dessus avant de conclure quoi que ce soit à propos de moi ou des autres humains.
      2. Sinon, bonne nouvelle mais pas suffisant pour sauter la question 7.
    7. Est-ce que mon hygiène physique est suffisante pour que mon état de santé ne colonise pas la clarté de ma pensée ?
      1. Oui ? Je renonce au restaurant de ce soir et je rentre manger une biscotte à la maison avant de prendre toute autre décision.
      2. Sinon, je m’en réjouis avec vous : rendez-vous à table !

J’insiste ici : ces questionnements ne sont évidemment valables qu’en cas d’expérience désagréable ou inconfortable, de manies suspectes, de regrets ou de remords, voire plus généralement de situations insatisfaisantes. Si votre situation est satisfaisante et que vous ne ressentez aucune souffrance : eh bien, arrêtez de vous torturer et vivez la Grande Santé !

Peut-on alors entendre raison ? Voire raison garder ?

Nous voici arrivés au terme de la promenade. Je voudrais, avant de conclure, me dédouaner d’une chose : il ne s’agissait pas ici de faire le procès de la raison mais bien de l’illusion de raison, voire des prétentions à la raison. Combien de fois n’entend-on pas habiller de raison un simple argument d’autorité, brandir avec véhémence des principes, des appels à la tradition ou les éternels “on a toujours fait comme ça”, alors que l’écoute et le débat pouvaient apporter des tierces solutions qui rendaient les lendemains partagés possibles et généreux !

Et que le ton badin du ‘fake questionnaire’ ne vous trompe pas : je pense sincèrement que nous sommes souvent en défaut d’identifier lucidement les vrais moteurs de nos motivations. Je pense également qu’identifier les instances qui président à nos prises de décision et bien ressentir leur poids dans ce qui fait pencher la balance, est un exercice plus exigeant qu’il n’y paraît. Je pense enfin que nous vivons dans un monde de représentations toxiques où nous devenons individuellement le dernier bastion de la raison et du sens : raison de plus pour explorer notre vie avec tous les outils disponibles et assainir (autant que faire se peut) ce que nous savons de nous-mêmes.

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée ; © Bucknell University ; © CNRS ; © F. Ciccollela ; © ElectroFervor ; © Asep Syaeful/Pexels ; © audiolib.fr | remerciements : Renaud Erpicum.


Libérons la parole !

Culture-HoReCa, même combat : ce que nous en faisons, chez wallonica…

Temps de lecture : 9 minutes >

Les temps sont durs, pour la culture“, “les temps sont durs pour l’HoReCa” : la rengaine est connue et dans les deux secteurs, l’ambiance sanitaire ne fait pas que des heureux (c’est un euphémisme) alors que, en ces temps d’obscurantismes et de confinements en tous genres, voilà bien les deux espaces où nos frères humains pourront d’abord rétablir le vivre-ensemble, sans lequel les lendemains ne chanteront pas… en chœur (c’est une métaphore).

Le carré wallonica.org (encyclopédie, centre de ressources téléchargeables, topoguide et boutique sans but lucratif) travaille tous les jours à provoquer des actes de culture, à inviter chacun à… cliquer curieux. C’est une mission d’éducation permanente à laquelle notre équipe bénévole se consacre chaque jour, avec un humble mais réel succès : désormais plus de mille articles publiés (et autant de brouillons en attente de traitement) lus par des centaines d’internautes affiliés, une infolettre hebdomadaire qui tourne, une visibilité confirmée sur les réseaux sociaux et des contenus issus de toute la Francophonie pour entrelarder les savoirs de Wallonie et de Bruxelles.

Malgré cela, aujourd’hui, comment pouvons-nous convaincre les pouvoirs publics que ce travail au quotidien sert des missions de l’Etat que, en d’autres temps, les politiques et les administrations déléguaient en confiance à des acteurs de terrain comme nous, moyennant le respect de règles fixées dans des conventions précises ? Si quelqu’un a une idée, qu’il/elle clique ici et nous contacte… !

Comment penser un seul instant que seul le rétablissement dès demain d’un modèle économique et social qui n’a pas fait ses preuves jusqu’ici, puisse constituer une base solide pour notre vivre-ensemble d’après-demain ? Comment chacun d’entre nous peut-il rester les yeux fixé sur ses pieds (sur ses pantoufles ?) et ne pas regarder plus haut, pour paraphraser un titre de film à la mode ? Comment ne pas pressentir l’entrevoyure et réaliser intimement combien c’est dans la culture, le débat et les loisirs partagés que le lien va se reconstituer, que cette délicieuse humanité que nous formons malgré l’adversité pourra s’y recâbler ? On connaît son incroyable plasticité et elle a déjà fait la preuve de son étonnante capacité de résilience : alors, travaillons-y !

Au temps pour les envolées lyriques. Retour au travail quotidien. Au fond, ça fait quoi au jour le jour, une équipe comme celle de wallonica.org ? La réponse est presque une évidence pour moi, qui descend d’une famille de petits hôteliers (cfr. l’illustration de l’article : j’ai partiellement grandi dans cet hôtel, au centre de Spa, et la famille état également active à Lorcé-Chevron) :

Chez wallonica, on fait de la culture
comme dans… l’HoReCa !

Mais, me direz-vous, “je ne vois pas le rapport“, et je vous répondrai, comme chaque fois : “laissez-vous faire, restez curieux, vous allez voir !”

Tout d’abord, nous l’avons dit, la mission est la même : œuvrer au vivre-ensemble. Ensuite, notre pain quotidien en dépend : nous vivons du vivre-ensemble. Enfin, nos activités même sont comparables, qui activent concrètement le vivre-ensemble. Je m’explique ici par le biais des métiers que nous avons en commun…

1. PROMOUVOIR : Nous sommes tous des rabatteurs…

Les rabatteurs des cabarets dans les quartiers aux lanternes rouges, ceux des restaurants de la rue des Bouchers, les marchandes de quatre-saisons de la Batte, les voituriers baratineurs des bons hôtels, tous poussent la gueulante ou vous abordent avec courtoisie dans un seul but : éveiller votre curiosité et… vous faire entrer.

Loin d’aspirer au metavers de celui-dont-on-ne-veut-prononcer-le-nouveau-nom, nous sommes néanmoins principalement actifs sur le web. Si nous participons et relayons des événements non-virtuels également, notre zone de chalandise reste l’Internet et ses outils. Cela permet de travailler le dimanche en pyjamas mais cela exige une activité de Community Manager intense qui nous trouve autant sur les réseaux sociaux que sur les blogs amis et les sites de notre réseau. Certains partenariats nous permettent en outre d’avoir des relais physiques qui assurent une promotion croisée (ex. l’Artothèque des Chiroux dont nous publions la documentation ou les conférences de la CHiCC qui sont relayées dans nos pages).

Nos trottoirs, nos vitrines et nos étals sont donc virtuels et attirer les visiteurs vers nos pages demande une activité continue et des réflexes rapides : il est vrai que nous travaillons au bord des autoroutes… de l’information.

2. STRUCTURER : nous affichons tous la carte et les menus…

Quel bonheur, une fois assis à la table d’un restaurant, de pouvoir trouver facilement les plats auxquels on aspire, indiquer au petit qu’il doit essayer de lire en bas de la page 4 pour le menu enfants, de savoir d’un coup d’œil qu’il y a également des pâtes sans gluten et, comble du bonheur, de pouvoir vérifier si le Vin du Patron est ou non un gros rouge qui tache. La carte est bien structurée et les menus sans mauvaise surprise. Que veut le peuple ?

La clarté de la structure globale de notre encyclo et de ses rejetons, les catégories inhabituelles mais cohérentes dans lesquelles chaque sujet trouve sa place, l’alignement des mots-clefs qui marquent chaque article pour assurer la pertinence de notre visibilité auprès moteurs de recherche, l’identification des auteurs ou des compilateurs, la fiche qualité en bas de chaque publication… autant de dispositifs mis en place pour permettre une visite limpide et apaisée.

Nous avons adopté une structure peu traditionnelle pour ranger les articles de notre encyclopédie (pour en savoir plus…) et elle doit favoriser le furetage critique entre les sujets et les thèmes. N’oubliez pas que, contrairement à nos encyclopédies papier (“je revends ma Britannica, contactez-moi en MP…“), un blog encyclo permet de marquer un même article de plusieurs catégories et de lui appliquer plusieurs mots-clefs différents ! Qui plus est (nous le savons), vous arriverez plus souvent sur une publication par l’intermédiaire d’une recherche qu’en navigant au départ de la page d’accueil. Essayez, cliquez curieux !

3. PREPARER : nous avons tous des arrières-cuisines où ça bosse ferme…

La Poularde Valentine Thonart sur votre table, le cake cinq-quarts que l’on sert à vos enfants, l’apéro frais servi au lounge ou les boulets à la liégeoise dont vous débattez de la meilleure recette avec une tache de sauce de Madame Lapin sur votre serviette, tout cela représente une importante activité en cuisine, frénétique mais organisée.

Le parallèle est facile dans ce cas et, au clavier comme aux fourneaux, le savoir-faire est une exigence de base. Il s’agit pour nous de respecter au jour le jour nos sept critères de qualité : nous devons maîtriser les dispositifs techniques et ne les mettre en oeuvre que lorsqu’ils servent notre mission (1. ingénierie pertinente) ; toujours vigilants, nous devons permettre et nourrir le débat avec des savoirs contrôlés, présentés afin d’éviter toute équivoque (2. édition critique) ; sur nos sites mais également sur leurs déclinaisons comme sur les réseaux sociaux, nous devons activement susciter l’activité de culture (3. animation continue) ; prendre en charge une mission d’éducation permanente comme nous le faisons implique également de faire la différence entre l’utile pour tous et l’agréable pour soi (4. utilité publique) ; malgré la maigreurs des subventions dont nous avons pu bénéficier jusqu’ici, nous survivons au jour le jour et nous sollicitons les donations à l’asbl wallonica comme les soutiens publics (un jour, peut-être : 5. autonomie financière) ; nous accueillons toutes les opinions (même les nôtres) mais nous nous réservons le droit de les positionner au bon niveau car il n’y a selon  nous pas d’autre moyen pour lutter contre l’obscurantisme ambiant (6. liberté absolue de conscience) ; enfin, nous documentons autant que faire se peut notre travail afin de permettre à d’autres initiatives similaires de rejoindre le mouvement encyclopédiste (7. reproductibilité documentée).

Quand on vous disait qu’on bossait ! Par ailleurs, cette recherche de qualité se traduit dans des activités très variées, allant de la veille à la mise en page, de la gestion de communautés sur les réseaux sociaux à la préparation d’infolettres, du développement informatique à l’océrisation de vieux livres, de la rédaction au simple partage, en passant par la compilation…

4. INTERFACER : nous tenons tous à l’efficacité et à l’élégance du service…

Vu ma tradition familiale, je mange rarement dans un restaurant sans guetter les éventuelles erreurs de service (tout le monde n’est pas servi en même temps, la serveuse est une étudiante qui vient de mettre son coude dans le nez de mon épouse, les toilettes sont sales, le personnel râle en salle, les rognons nagent dans un bouillon transparent…).

La même rigueur est… de rigueur lorsqu’on se mêle d’éditer une encyclo, un topoguide, une boutique et un centre de ressources : l’interface et ses fonctionnalités, les contenus et leur édition, la qualité des articles et leur pertinence, aucun détail ne peut être négligé pour faire de l’expérience du visiteur un moment de bien-être visuel et de curiosité récompensée. De la même manière, il est logique que vous vous attendiez à ce que chaque chose soit élégante et à sa place quand vous cliquez sur https://wallonica.org.

C’est pourquoi notre logo est un ‘produit wallon’ créé par une artiste liégeoise, que celle-ci nous a également accompagnés dans la création d’une interface sobre et dynamique.

C’est pourquoi aussi nous avons éclaté wallonica en quatre sites distincts au sein du même domaine wallonica.org (le Carré wallonica) : l’encyclopédie qui est au cœur de l’initiative et agit comme un concentrateur des savoirs francophones, la base de ressources documentaires téléchargeables où sont partagées des publications qui, autrement, seraient indisponibles ou disparues, le topoguide qui propose des fiches sur les lieux remarquables ou curieux de Wallonie et de Bruxelles, et la boutique (sans but lucratif) pour favoriser un mini-shopping plus malin.

C’est pourquoi enfin, dans le blog encyclo même, nous avons disposé les contenus selon plusieurs zones différentes : les articles encyclopédiques (rédigés, compilés ou partagés) sont organisés en sept catégories, un kiosque propose un agenda culturel, un index commente des initiatives que nous admirons, la même chose pour les blogs & magazines que nous compulsons régulièrement, une revue de presse bien fournie et une tribune libre où nous partageons les “cartes blanches” qui nous semble les plus génératrices de débats sains. Pour les plus paresseux, une série d’incontournables est disponible, que l’on peut comparer aux “playlists” des plateformes de musique (Savoir-citer, Savoir-contempler, Savoir-écouter…). Enfin, tout dispositif méritant son mode d’emploi, une base de connaissances se remplit de semaine en semaine qui permet de partager avec tout autre zélateur encyclopédique ou avec nos visiteurs les différentes bonnes pratiques de notre métier.

5. RELIER : nous avons tous un présentoir de cartons touristiques à la sortie…

Qui n’a pas passé de longs moments, dans l’entrée de son gîte ou aux vestiaires de son restaurant, à empocher les cartons touristiques qui y étaient proposés sur un présentoir bien visible ? Qui ne les a ensuite passés en revue, assis sur le coin de son lit d’hôtel, pour décider quel musée il allait visiter, à quel restaurant il dînerait ou à quel marché local il pourrait faire des emplettes ? Le restaurant, l’hôtel ou le gîte concerné avait joué son rôle d’office du tourisme local et avivé notre curiosité, avec ces cartes colorées.

Ici, peut-être ergotera-t-on sur différence entre le large périmètre de notre réseautage de contenus issus de Wallonie et de Bruxelles, que nous mélangeons aux autres savoirs provenant de toute la Francophonie, et le ciblage essentiellement local de la promotion touristique : sur un présentoir d’hôtel à Tournai, il y a peu de chance de trouver une promotion du préhistomuseum de Ramioul.

Mais c’est un choix assumé chez nous de construire une meilleure visibilité des savoirs wallons, en misant sur un panaché de contenus internationaux francophones et de ressources proprement issues de Wallonie et de Bruxelles. La raison en est simple : l’informatique est simpliste et binaire. Un exemple ? Essayez seulement de parler d’un artiste d’un artiste wallon (et reconnu comme tel) dans un journal français (n’oubliez pas que notre Grétry est un compositeur français d’origine liégeoise !).

Par contre, si vous consultez l’index des artistes présents sur wallonica.org (vous êtes arrivé là via une recherche sur les mots “sculpture + Rodin”), vous allez trouver des noms comme Balthus, Bonnard, Breitner, Klimt, Kokoschka et Rodin, mélangés avec Colmant, Crehay, Ianchelevici, Pinelli, Serrurier-Bovy et Wesel, par le seul jeu du mélange des origines et de… l’ordre alphabétique.

Concluons ici. Même mission, mêmes activités et même combat : le rapprochement est facile, vous l’avez vu, mais il permet d’entrevoir la beauté des deux secteurs et la beauté de notre métier d’activistes de la culture. Dans les deux cas, les temps actuels sont difficiles et, dans les deux cas, ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts encore dans notre engagement. Et, pssst, nous aussi, nous restons ouverts !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : domaine public et collection privée.


Débattons encore…

AGORA VII.3 : Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne, 2000)

Temps de lecture : 5 minutes >

[avril-mai 2000] La nature de L’Encyclopédie de L’Agora, ce qui constitue son originalité et sa raison d’être, est indiquée par la devise et le principe directeur que nous avons choisis. Notre devise : Vers le réel par le virtuel. Notre principe directeur : Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.

En janvier 1995, l’Agora recevait du gouvernement du Québec le mandat  d’entreprendre une recherche et une réflexion sur le meilleur usage à faire des inforoutes. Les jeunes ont été au centre de nos préoccupations. Nous avons, par exemple, étudié le phénomène du Slash and Burn, cette façon qu’on a dans la Silicone Valley de mutiler son corps pour se rassurer sur son existence. Nous avons ensuite découvert les otakus, ces jeunes mâles nippons qui vivent tout, y compris leurs grandes amours et leurs petits vices, par procuration à travers leur écran cathodique.

La simple observation de son entourage aura permis à chacun de constater que cette aliénation est un phénomène universel. Personne désormais ne peut nier la gravité et l’imminence d’un danger que bien des observateurs avaient aperçu, notamment Guy Debord, auteur de La Société du spectacle. Et Daniel Boorstin dans L’image. Ce danger, c’est celui de la substitution des médias à cette réalité vers laquelle ils ont pour finalité de nous conduire. Les médias sont, le mot le dit, des intermédiaires. Intermédiaires entre quoi et quoi ? Entre qui et quoi ? Nous avons la naïveté de répondre sans hésiter : entre nous et le réel, mot qui a mauvaise presse dans les milieux philosophiques qui ne veulent pas être en reste par rapport aux leaders de la techno-science. Par réel, nous entendons le monde tel qu’il s’offre à nos sens.

La conscience de ce danger aurait pu nous citer à recommander le boycottage de tous les médias, tels la télévision et Internet, dont on peut penser que par leur nature même ils sont une invitation à préférer les représentations du réel au réel lui-même. Mais l’écriture inspirait les mêmes craintes à Platon. Voici l’essentiel des propos de Platon. Theut, l’inventeur des lettres, se présente chez le roi Thamous de Thèbes en Egypte, avec l’intention de lui vendre sa nouvelle technologie de communication ! “Voilà, dit Theut, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède – pharmakon.” A quoi le roi répondit: “Incomparable maître ès Arts, ô Theut, autre est l’homme capable de donner le jour à l’institution d’un art ; autre, est celui capable d’apprécier ce que cet art comprend de bénéfice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu te complais à les doter d’un pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent ! Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C’est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [ … ] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu’au lieu d’être savants, ils seront devenus savants d’illusion.”

C’est toutefois dans un livre écrit par Platon que l’on trouve ces considération sur les dangers de l’écriture. Les médias les plus élémentaires, les concepts et les mots peuvent eux-mêmes nous éloigner du réel plutôt que de nous en rapprocher : avec quelle facilité nous prenons les mots pour les choses. La première cause de l’aliénation est donc en nous et non dans le média, même, osons-nous croire, lorsque ce dernier englobe, sous le nom de multimédia, l’ensemble des moyens de communication utilisés antérieurement.

Nous prenons, face au multimédia, le parti de Platon face à l’écriture. De même que Platon s’est servi de l’écriture pour libérer les esprits en les aidant à se ressouvenir de l’origine des Idées, de même nous voulons utiliser le multimédia, de manière à créer des documents qui soient des intermédiaires destinés à s’effacer devant le réel qu’ils indiquent ou évoquent. Le bon dossier sur les oiseaux n’est pas, à nos yeux, celui qui tient les internautes en cage, en leur donnant l’illusion que le spectacle est préférable à la vie, mais celui qui les incite à quitter l’écran pour la nature.

Nous nous interdisons par là-même toute recherche de la séduction pour la séduction. Plaire sans asservir. Nous voulons appliquer cette règle de la bonne rhétorique au multimédia. Nous invitons tous nos collaborateurs, à commencer par notre infographe, à conspirer pour créer un climat tel que les internautes éprouvent le besoin de s’arrêter devant les documents que nous leur proposons, plutôt que de s’abandonner à ce qui semble être la règle sur Internet : passer le plus rapidement possible d’un document à un autre.

Notre souci du réel nous amènera aussi à favoriser de vraies rencontres, des colloques, des séminaires autour des dossiers que nous développerons, et à accorder la préférence à ce qui nous paraîtra le plus conforme à notre orientation, dans les divers services que nous offrirons, dans les initiatives que nous encouragerons.

© BnF

Introduire de l’ordre dans ses propres connaissances est aussi une façon de se rapprocher du réel. Plus un esprit est confus, plus il lui est difficile de distinguer le réel du spectacle qu’on en tire. On verra dans la suite de ce numéro que nos méthodes d’analyse et de présentation des documents contribuent à faire de l’Encyclopédie de L’Agora une œuvre unique en son genre.

Notre recherche sur les inforoutes nous aura aussi permis de constater que les principales inquiétudes des gens ont trait à la surabondance d’informations présentées de façon chaotique. Ces craintes confirmaient notre diagnostic : le réseau Internet risque d’accentuer un mal déjà très répandu : le relativisme, le nivellement des faits et des idées, l’absence de critères, de repères pour le jugement. Sur Internet, chacun est son éditeur, or avant Internet on avait déjà des raisons de regretter que de plus en plus d’éditeurs fassent mal leur travail. Dans son état actuel, le réseau Internet est analogue au chaos initial avant qu’il n’acquière la forme, l’ordre qui le transformera en cosmos.

Il y a, nous le verrons, des raisons de se réjouir de ce que sur Internet chacun soit son propre éditeur, et nous comprenons que certains veuillent abandonner ce chaos à sa spontanéité. Nous nous adressons plutôt à ceux qui sont à la recherche de sens et d’unité, et nous voulons leur offrir une maison de la découverte qui ait autant d’identité que les grandes écoles philosophiques de la Grèce antique. Le seul nom de Simone Weil, à qui nous avons emprunté notre principe directeur, indique clairement notre orientation générale.

Il faut accueillir toutes les opinions. Entendons par là qu’aucun a priori ne doit nous empêcher d’examiner une opinion, si opposée soit-elle à nos idées les plus chères. Cette opinion, il faut toutefois la loger au niveau qui convient et lui accorder une importance adéquate. On verra par les divers exemples présentés dans ce numéro ce que nous entendons par là. Dire qu’il faut loger chaque opinion au niveau qui convient équivaut à dire qu’il faut composer verticalement l’ensemble des opinions ; cette seconde formulation ajoute toutefois une nuance à la précédente, celle d’une hiérarchie que l’on recrée à la lumière des intuitions centrales, comme celui qui marche en forêt dans la nuit recrée son trajet en tournant son regard vers l’étoile qui lui sert de repère. S’il nous fallait résumer à la fois nos fins et notre méthode par un mot, c’est le mot jugement qui conviendrait le mieux.

Jacques DUFRESNE


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : Magazine de l’Agora, Volume 7, n°3, avril-mai 2000 | mode d’édition : transcription et adaptation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Martin Grandjean ; BnF.


Prenons l’initiative !

AGORA VII.3 : L’Encyclopédie de l’Agora, un portail éclairé (2000)

Temps de lecture : 7 minutes >

En 2000, Jacques DUFRESNE, Hélène LABERGE et leur tribu publiaient un numéro spécial du magazine trimestriel L’agora : des idées, des débats. Ce numéro 3, volume 7, du magazine qui parut en avril-mai 2000, était entièrement consacré à une nouveauté pour l’époque : le portail de l’Encyclopédie de l’Agora. L’éditeur responsable de wallonica.org venait de rejoindre l’équipe et Jacques allait par ailleurs lui confier la mise en oeuvre d’un portail wallon (walloniebruxelles.org) qui partagerait les mêmes dossiers de fond. Le tout était techniquement possible grâce au logiciel Lotus Notes, aujourd’hui désuet, dont Bernard Lebleu avait détourné le module “bibliothèque”.

C’était un temps que les moins de vingt ans…

A l’époque, l’Internet documentaire en était encore à ses balbutiements et il paraissait normal de publier des contenus parallèlement dans une revue papier et sur le web. Sur les deux fronts, l’Agora partageait des articles de qualité qui n’avaient rien à envier aux revues plus établies. Au fil du temps, l’équipe d’Agora, couplée à la petite l’équipe wallonne (merci Joëlle, merci Axelle…) a rassemblé autour du projet quelque 1.500 contributeurs (auteurs, compilateurs, réviseurs) venus de partout dans le monde francophone, publié plus de 6.000 articles et atteint des sommets de visibilité, culminant à plus de 12 millions de visiteurs certaines années.

Aujourd’hui, l’Encyclopédie de l’Agora continue son petit bonhomme de chemin en fédérant autour de son portail central, un archipel de sites thématiques qui font sens et luttent activement contre l’ignorance. Dans nos terres wallonnes, wallonica.org sert les mêmes principes avec le Carré Wallonica : l’obscurantisme ne passera pas… par là, en tout cas !

Une des missions que wallonica.org veut privilégier, c’est la pérennisation de contenus d’intérêt critique qui, autrement, disparaîtraient dans les intestins des souris de nos greniers ou sous le poids des champignons de nos caves. Nous avons créé la documenta dans ce but et nous allons y partager les contenus de ce numéro spécial. Le contenu intégral du “spécial portail Agora” est également reproduit dans un dossier qui aura cet article comme table des matières. Que chacun y voie un hommage au travail de nos amis québécois !


© documenta.wallonica.org

L’Encyclopédie de l’Agora
Un portail éclairé

Volume 7, n°3, avril-mai 2000

Sommaire [en construction]

    • L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose (éditorial de la rédaction),
    • Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne),
    • L’Encyclopédie de Phèdre (Dominique Collin),
    • Les grands fleuves encyclopédiques (Claude Gagnon),
    • La structure de L’Encyclopédie,
    • Deux discours sur la méthode (Jacques Dufresne, Josette Lanteigne),
    • Les dossiers,
    • De l’esprit français à l’humour anglais,
    • Les sites Internet,
    • Les secteurs,
    • Les disciplines (Josette Lanteigne),
    • La recherche dans L’Encyclopédie (Josette Lanteigne),
    • Consultation de l’Encyclopédie,
    • Marché de L’ Agora,
    • Commentaires sur l’actualité,
    • La mode au noir (Hélène Laberge)
    • Projet de Charte (Josette Lanteigne),
    • Vie privée et Internet (Bernard Lebleu),
    • Les «mantras» de la Révolution tranquille (Stéphane Stapinsky),
    • Maux d’humeur et maux d’humour (Jean-Pierre Bouchard),
    • La dernière Europe (Marc Chevrier),
    • Des droits d’auteur obscurantistes (Jacques Dufresne),
    • Qui sommes-nous ? (Jacques Dufresne),
    • Au cœur d’un projet pédagogique (Mario Asselin),
    • Des orphelins de Duplessis aux orphelins de Lazure (Hélène Laberge),
    • Films et livres.

L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose

Jacques Dufresne

C’est normalement le magazine qui nourrit l’Encyclopédie sur Internet. Exceptionnellement, nous faisons l’inverse dans ce numéro qui est entièrement constitué de textes ayant d’abord été publiés dans L’Encyclopédie sur Internet.

Au cours des trois premières années, de 1993 à 1996, le magazine paraissait dix fois l’an Comme notre projet d’Encyclopédie commençait à se préciser en 1996, et comme nous savions que L’Encyclopédie serait aussi un portail Internet, qu’elle contiendrait une section actualité, nous avons fait le pari suivant : ne publier que quatre fois l’an un magazine sur papier, qui porterait sur un grand thème et serait surtout constitué de textes de fond. Par la suite, miser progressivement sur L’Encyclopédie pour prendre position sur l’actualité commenter livres et spectacles, etc.

Nous arrivons à l’étape où L’Encyclopédie peut tenir ses promesses, comme vous pourrez le constater en lisant ce numéro. Ce qui fait d’Internet un média plus approprié qu’un magazine papier pour traiter de l’actualité, ce n’est pas seulement la possibilité de commenter l’événement, quand il est encore tout chaud, c’est aussi celle d’enraciner le commentaire dans des textes plus intemporels, qui tantôt le prolongent, tantôt lui servent de fondement.

Après avoir lu l’article de Jean-Pierre Bouchard sur l’humour, vous pourrez vous reporter aux pages sur les mots d’esprit. Dans l’Encyclopédie, vous pourrez faire de même avec tous les documents d’actualité. Vous aurez un accès direct à tous les autres documents du dossier dans lequel ils sont insérés, ainsi qu’à tous ceux qui sont indiqués par un hyperlien.

L’éditorial typique de nos journaux est un genre littéraire ambigu. Au lieu d’inciter les lecteurs à faire usage de leur raison, il les habitue à l’argument d’autorité. Comme l’éditorialiste ne donne pas ses sources, comme ses démonstrations ne peuvent être que sommaires – lorsqu’elles existent -, et comme il ne peut pas indiquer de documents jetant un autre éclairage sur la question, il invite ses lecteurs à le croire sur parole. Il est facile de remédier à cette lacune intellectuelle sur Internet.

C’est l’actualité éclairée qui nous intéresse, c’est aussi l’occasion qu’elle nous offre de redonner vie à des textes fondamentaux et, parfois, de les faire découvrir. Le présent ranime ainsi le passé qui l’éclaire. Ce va et vient fécond n’est-il pas le mouvement naturel de la pensée ?

L’Encyclopédie, dans son ensemble, est un tel va et vient. C’est pourquoi le dialogue socratique de Dominique Collin et les réflexions de Claude Gagnon sur les divers types d’encyclopédie nous ont semblé être la meilleure manière de présenter la mission première de l’Encyclopédie, de préciser les exigences que nous devons respecter, les écueils que nous devons éviter. Viennent ensuite des textes plus analytiques sur la structure de l’œuvre et sur la méthode que les artisans de l’Encyclopédie élaborent en en faisant l’apprentissage.

Suivent deux exemples de dossiers : voyage et civilisation. Les dossiers sont le cœur de l’Encyclopédie et le mot cœur ici, par delà la métaphore devenue banale, est une invitation à faire en sorte que les textes constituant le tronc du dossier soient vivants, qu’ils palpitent, et qu’ainsi le réseau de liens de l’Encyclopédie soit fait d’artères qui oxygènent pensée et non de veines qui évacuent le sang mort.

Chaque champ de la base de données devient pour l’internaute une façon de consulter l’Encyclopédie. Nous illustrons dans ce numéro quelques-unes de ces façons. Les rubriques : article, mot d’esprit, poème, site, dans le champ genre de documents, permettent d’accéder à tous les articles, poèmes, etc. de l’Encyclopédie. Ce sont autant d’anthologies. Nous donnons dans ce numéro des exemples de mots d’esprit et de sites. Les longues listes de citations et bons mots surabondent sur Internet. En plus de n’être pas toujours de très bon goût, elles se présentent généralement hors de tout contexte vivant et elles s’alignent comme des flacons de médicaments sur une chaîne d’encapsulage. Nous nous sommes efforcés de recréer le contexte, tout en invitant nos lecteurs à nous aider à comprendre la différence entre l’esprit français et l’humour anglais.

On pourra penser que dans nos exemples de sites nous avons fait preuve d’un préjugé favorable aux sites québécois. Le site Encéphi du Cégep du Vieux-Montréal, par exemple, nous l’avons découvert à partir d’hyperliens trouvés sur des sites européens et nous avons mis un certain temps a comprendre qu’il s’agissait d’un site québécois. Le manque d’espace nous a empêché de présenter le site de René Desgroseillers sur la psychanalyse.  C’est une recherche sur Vienne qui nous a mis sur la piste de cette encyclopédie spécialisée. Le site contient en effet d’excellentes pages sur la Vienne de 1880-1930. C’est seulement au terme de longs et délicieux séjours sur ce site que nous avons découvert qu’il était l’œuvre d’un praticien ayant son cabinet à Ville Saint-Laurent. Je serais porté à faire confiance à un professionnel qui, au lieu de faire sa publicité de façon tapageuse, en misant sur les réflexes conditionnés, la fait en renseignant ses éventuels clients et les internautes du monde entier sur l’école à laquelle il appartient [NdW : le site a aujourd’hui disparu].

Le Québec intellectuel replié sur lui-même est mort à jamais. Quant à nos entreprises et institutions qui veulent se faire connaître à l’étranger, elles auraient intérêt à mettre leurs annonces sur des sites comme celui de René Desgroseillers : 40.000 visiteurs en un an ! La plupart Européens sans doute. Ce ne sont pas des sites comme celui des journaux, à mille autres pareils, qui seraient visités par le reste du monde, mais des sites à la fois universels et uniques en leur genre, comme celui de notre psychanalyste. Avis au Ministère du tourisme !

Il y a des textes de présentation sur nos pages consacrées à la consultation par secteurs et par disciplines. La page sur les films et les livres est pour nous l’occasion de dire a nos amis éditeurs et cinéastes que l’Encyclopédie nous permettra enfin de faire état des livres et cassettes que nous jugerons intéressants.

En lisant dans la section actualité le texte de Bernard Lebleu sur les renseignements personnels, tous auront compris que nous nous engageons à n’utiliser les renseignements personnels qui nous sont confiés qu’après en avoir fait expressément la demande aux intéressés.

À l’heure actuelle, les entreprenautes profitent de l’absence de législation sur l’utilisation des renseignements personnels sur l’Internet pour présumer que leurs clients les autorisent à communiquer les informations les concernant, à moins que ces derniers, du moins ceux qui connaissent ce procédé, le leur interdisent expressément. C’est ce qu’on appelle l’opting out que nous traduirions par présomption d’autorisation.

Dans la législation que nous souhaitons, ce sera à l’entreprenaute que reviendra la responsabilité d’obtenir expressément l’assentiment de son client. C’est ce que l’anglais si concis appelle l’opting in, que nous traduirions par présomption de refus.

La rédaction

Jacques Dufresne en 2020 © ledevoir.com

[INFOS QUALITÉ] statut : en construction | sources : agora.qc.ca | mode d’édition : rédaction, transcription et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Bernard Lebleu ; agora.qc.ca ; ledevoir.com.


Prenons l’initiative !

WAGAMESE : Les étoiles s’éteignent à l’aube (2014)

Temps de lecture : 6 minutes >

Il est des lectures saines ou exaltantes que l’on commente volontiers autour d’un verre ou d’une table de bistrot. Peut-être se voudra-t-on plus intelligente, plus séduisant, plus imposante aussi, aux yeux de l’autre, des autres, ou, au contraire, plus sincère avec l’ami ou la copine. On échangera sur la force d’un texte, l’harmonie ressentie ou la sagesse de certains passages. Partager la découverte, s’en prévaloir : dans tous les cas, on passera par les mots, voire les discours. Du bruit, souvent.

Il y a également des livres rares qui sont suivis par un silence, un calme entièrement écrit sur la page blanche qui suit le mot ‘FIN’, la seule page que l’on emmènera avec soi et sur laquelle on pourra écrire à quatre mains, avec l’auteur, à l’encre d’une gratitude naturelle, cette gratitude qui fait circuler le sang quand au détour d’un chemin, un cerf apparaît, royal, qu’on n’espérait plus…

Le roman de Richard WAGAMESE (1955-2017), Les étoiles s’éteignent à l’aube (Medecine Walk, 2014) s’apparente à ceux-là : ces livres que l’on prête sans commentaire, que l’on offre avec la main sur l’épaule du proche que l’on aime ou… qu’on laisse traîner dans la bibliothèque des toilettes, dans l’espoir qu’un autre fasse la découverte.

Étonnamment, Starlight (posthume, 2018) ne recrée pas la magie initiatique du premier volet, Medecine Walk. Présenté comme un roman sylvothérapeutique par les critiques du Monde, il a été reconstitué par l’éditeur canadien de Wagamese après son décès en 2017. Si le roman était déjà bien avancé et l’entourage de Wagamese éclairé sur les intentions de l’auteur, ce sont des passages d’autres romans courts (des novellas où il fait intervenir les mêmes personnages) qui ont permis de boucler la copie, notamment pour la fin de l’histoire. Richard Wagamese avait par ailleurs indiqué qu’il voulait clôturer le texte sur la phrase : “Puis ils commencèrent à courir“.

Si la beauté simple du premier volet, Les étoiles s’éteignent à l’aube, se traduisait en phrases directes prononcées par des personnages rugueux dans les scènes urbaines, ou en évocations sobres de la puissance naturelle dans les passages plus sylvestres (qu’elle s’exprime dans la face d’un ours en colère ou dans le mouvement furtif d’une biche), elle est mise à mal dans Starlight, où s’installe la volonté d’expliquer, d’illustrer par des exemples (et, peut-être, de préparer un scénario de cinéma vendable). On passe de l’initiation rude mais sans violence de Medecine Walk, à une version didactisée et prévisible de l’école de vie que propose un Franklin Starlight trop lisse et monolithique. Le découpage même des différentes scènes sent le futur montage cinéma. Ceci, sans compter avec les fautes de traduction présentes dans les deux volumes (j’ai rarement vu un cow-boy imbibé employer le même vocabulaire que la comtesse de Ségur…).

Bref, si vous voulez lire Wagamese, peut-être devriez-vous commencer par Les étoiles s’éteignent à l’aube. Mais si vous voulez ne plus lire qu’un auteur avant de mourir, peut-être devriez-vous commencer par Wagamese

Patrick Thonart


EAN 9782264069702

“Lorsque Franklin Starlight, âgé de seize ans, est appelé au chevet de son père Eldon, il découvre un homme détruit par des années d’alcoolisme. Eldon sent sa fin proche et demande à son fils de l’accompagner jusqu’à la montagne pour y être enterré comme un guerrier. S’ensuit un rude voyage à travers l’arrière-pays magnifique et sauvage de la Colombie britannique, mais aussi un saisissant périple à la rencontre du passé et des origines indiennes des deux hommes. Eldon raconte à Frank les moments sombres de sa vie aussi bien que les périodes de joie et d’espoir, et lui parle des sacrifices qu’il a concédés au nom de l’amour. Il fait ainsi découvrir à son fils un monde que le garçon n’avait jamais vu, une histoire qu’il n’avait jamais entendue…” [LIBREL.BE]

Pour le garçon, le vrai monde c’était un espace de liberté calme et ouvert, avant qu’il apprenne à l’appeler prévisible et reconnaissable. Pour lui, c’était oublier écoles, règles, distractions et être capable de se concentrer, d’apprendre et de voir. Dire qu’il l’aimait, c’était alors un mot qui le dépassait, mais il finit par en éprouver la sensation. C’était ouvrir les yeux sur un petit matin brumeux d’été pour voir le soleil comme une tache orange pâle au-dessus de la dentelure des arbres et avoir le goût d’une pluie imminente dans la bouche, sentir l’odeur du Camp Coffee, des cordes, de la poudre et des chevaux. C’était sentir la terre sous son dos quand il dormait et cette chaleureuse promesse humide qui s’élevait de tout. C’était sentir tes poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un nœud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé. Le vieil homme lui avait fait découvrir tout cela…


EAN 9782889278992

“L’écrivain canadien Richard Wagamese est mort à l’âge de 61 ans, en mars 2017, laissant un manuscrit inachevé, aujour­d’hui publié. Starlight est la suite des Etoiles s’éteignent à l’aube (Zoé, 2016) où apparaissait le jeune Franklin Starlight, un ­Indien de Colombie-Britannique. Depuis, il a mûri. A la mort de son père d’adoption, il a pensé quitter la région. Y a renoncé. Il a repris la ferme. C’est là qu’il aime vivre, à la lisière de la forêt, en compagnie de son meilleur ami, Eugène. Deux vieux garçons tranquilles, dont la routine va être dérangée par une cohabitation inopinée.
Car, en échange de quelques heures de ménage et d’un peu de cuisine, Starlight a accepté d’héberger deux vagabondes en cavale, réduites à l’extrême précarité et aux menus larcins dans les supermarchés. C’est une offre de domiciliation et un emploi comme alternative à un séjour en prison. Il en a fait la proposition, laquelle a été acceptée. La police locale et l’assistante sociale surveilleront de loin en loin cette période probatoire. Emmy est une jeune mère cabossée ; Winnie, sa fillette intelligente, se bagarre à l’école…” [LEMONDE.FR]

Il écrasa sa cigarette sur le couvercle d’un pot de confiture dans lequel il jeta le mégot avant de remettre le couvercle et de le revisser.
« Je me promène seul dans la nature depuis l’âge de neuf ans.Je n’ai pas souvenir d’y avoir jamais eu peur, ni de m’y être senti solitaire ou triste. Par contre, je me suis toujours senti équilibré, remis d’aplomb, en quelque sorte.
On finit par connaître le calme là-bas. Mais, au bout d’un moment, on finit par connaître mieux le bruit que le calme et on croit que c’est normal. Ça ne l’est pas. C’est le calme qui est normal. Les animaux le savent. Ils ne l’ont jamais perdu comme nous. Ils vivent au milieu du calme. Ils le portent sur eux. C’est le cours normal des choses pour eux. Donc, au bout de quelques années, j’en suis arrivé à comprendre que si l’on cherche un animal ou si l’on veut le connaître, il faut être ce que l’on recherche. »
Il rejeta la tête en arrière dans son fauteuil, fixa la ligne de crête dentelée et le ciel. Il regardait avec une telle concentration qu’elle aussi s’y mit. Il n’y avait rien à voir que le ciel.
« Le calme, vous voulez dire, reprit-elle d’une voix étouffée.
– Ouais. Il faut apprendre à s’en revêtir. A s’y glisser. A s’y fondre. Quand on apprend à le faire, on entre en contact avec ce que les animaux savent, ressentent, et ils n’ont pas peur de nous.
– C’est alors qu’ils s’approchent de vous ?
– Possible. Si c’est votre intention. Moi ? En somme, j’ai jamais rien voulu d’autre que d’être absorbé par ce calme et en même temps le faire entrer en moi. Ils le sentent. Le cerf était attiré par le calme. Il n’était pas attiré par moi. J’en faisais seulement partie.
– C’est un truc indien ? Un enseignement ? »
Il la regarda tranquillement.
« Je ne connais pas les trucs indiens. Je n’ai pas été élevé là-dedans. Mais j'[ai] appris à connaître la nature et la façon dont elle m’emplit. J’ai appris à connaître le calme.
Au bout du compte, je crois que j’ai appris à connaître un peu la paix, la rectitude et à respecter l’ordre des choses.
– Je n’ai jamais trop su ce qu’était le calme, dit-elle. Toute ma vie n’a jamais été rien d’autre que hurler, jurer, frapper, gifler et casser. Celle de Winnie aussi.
– J’en suis désolé.
– Pouvez-vous nous apprendre ? Je veux dire, comment entrer dans ce calme. On en a besoin. Elle en a besoin. Je ne sais tout simplement pas le donner. Ou le donner de façon qu’il dure plus de quelques heures en tout cas.
– Ce n’est pas facile, répondit-il.
– On nous a déjà appris les difficultés. »
Il la considéra. Elle soutint son regard. Ils entendaient Roth et Winnie rire de quelque chose à la télévision. Il hocha la tête.
« Pour l’essentiel ça va consister à désapprendre ce que vous croyez devoir savoir. Désapprendre ce que le monde appelle normal… »



Lire encore…

Biomimétisme : HACCP et la solution Lumac (1995)

Temps de lecture : 13 minutes >

À l’heure du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, nous sommes nombreux à souhaiter un mode de développement durable et respectueux de notre environnement. Cette nature que nous devrions protéger pourrait-elle nous y aider ? Elle et nous vivons dans le même monde, sommes sujets aux mêmes lois, aux mêmes contraintes physiques. Léonard de Vinci l’avait déjà compris. Parmi les millions d’espèces vivantes, y en aurait-il certaines qui auraient développé des solutions éprouvées par le temps, optimisées par l’évolution et transposables à nos défis technologiques et sociétaux ?” [d’après NEWS.ULIEGE.BE]

Qui aurait dit que -sans le faire vraiment exprès- nos lucioles des soirs d’été inspireraient aux ingénieurs du secteur agro-alimentaire une méthode aujourd’hui couramment utilisée : la bioluminescence.

Il s’agit ici de ce que l’on nomme du biomimétisme : une technologie est mise au point par imitation d’un processus qui existe déjà dans la nature. Je résume : la luciole produit sa petite lumière si charmante quand une enzyme qu’elle transporte dans son postérieur entre en contact avec des bactéries. Une fois transposée dans un milieu de test pour produits agro-alimentaires, la confrontation enzyme-bactérie produit une luminescence qui peut être mesurée.

En clair : je prélève un simple pot de yaourt dans une chaîne de production agro-alimentaire, j’y introduis l’enzyme de la luciole et je mesure la luminescence qui est produite ou non. S’il y a luminescence, il y a bactéries, donc danger pour la sécurité alimentaire (ex. salmonelles). Le reste du lot de production est suspect.

Il ne restait plus qu’à systématiser ces tests à des points de la chaîne de production dits ‘critiques’ et on appliquait la méthodologie HACCP aux tests par bioluminescence.

Intéressés ? Nous vous livrons ci-dessous les bonnes feuilles d’un ouvrage épuisé sur le sujet (nous en conservons une copie papier : si cela vous tente, contactez-nous). S’il s’agit d’un texte à teneur scientifique, il a été publié à des fins commerciales : à vous de faire la part des choses. Bonne lecture…

© Patrick Thonart

Table des matières

      1. Introduction à HACCP
      2. Mise en œuvre de l’HACCP dans le cadre d’un système de gestion de sécurité alimentaire
        • Etape 1 : Définition du cadre de référence
        • Etape 2 : Sélection de l’équipe HACCP
        • Etape 3 : Description du produit final et de la méthode de distribution
        • Etape 4 : Identification de l’usage escompté du produit
        • Etape 5 : Elaboration du diagramme de fabrication
        • Etape 6 : Vérification sur site du diagramme de fabrication
        • Etape 7 – Principe 1 : Analyse des dangers
        • Etape 8 – Principe 2 : Identification des CCP
        • Etape 9 -Principe 3 : Détermination des Niveaux-cibles et des Limites critiques
        • Etape 10 -Principe 4 : Elaboration du système de surveillance pour chaque CCP
        • Etape 11 -Principe 5 : Détermination des actions correctives à prendre pour remédier aux écarts observés
        • Etape 12 – Principe 6 : Elaboration d’un système d’archivage et de documentation
        • Etape 13 – Principe 7 : Vérification du système HACCP
        • Etape 14 – Principe 7 : Révision du plan HACCP
      3. Utilisation de méthodes microbiologiques rapides dans les programmes HACCP
        • Les systèmes basés sur la Bioluminescence ATP
        • La solution LUMAC appliquée aux programmes HACCP
      4. Systèmes HACCP dans l’industrie laitière : la solution LUMAC
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des produits finis dérivés du lait
      5. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour l’industrie des boissons non alcoolisées (soft drinks)
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d ‘un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      6. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la brasserie
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      7. L’HACCP et la Solution LUMAC pour d’autres industries du secteur agro-alimentaire
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la boucherie
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la restauration

Préface

Aujourd’hui -et dans le monde entier- les systèmes HACCP sont considérés comme les moyens les plus sûrs d’assurer la sécurité des aliments. A la base de la forte expansion des procédures CCP au cours de la dernière décennie, on trouve divers éléments favorables dont les moindres ne sont pas les mesures de régulation et les dispositions légales prises face à la multiplication des cas d’empoisonnement alimentaire, le souci croissant de protéger l’environnement et les pertes financières encourues par les industriels du fait d’un contrôle insuffisant de la production et de la mauvaise qualité des matières premières. Sur la scène commerciale internationale, les différents opérateurs soutiennent l’HACCP, estimant qu’il leur permet de démontrer à leurs clients combien leurs produits alimentaires satisfont aux exigences qualitatives du marché. On ne compte actuellement plus les livres, les articles, les formations et les guides portant sur l’implémentation des systèmes HACCP ; la plupart d’entre eux sont basés sur les mêmes principes de départ, établis à l’origine par la Pillsbury Company aux USA. Dans le sillage du succès croissant des dispositifs HACCP, les méthodes d’analyse microbiologique rapide se sont également implantées de plus en plus dans l’industrie agro-alimentaire. Cette tendance à la hausse est principalement due à la haute compatibilité de ces applications, et plus particulièrement de la Bioluminescence ATP, avec les programmes HACCP. Si l’information en matière d’HACCP est facilement disponible, il est moins aisé de trouver des indications complètes sur l’implémentation de la Bioluminescence ATP dans le cadre de programmes HACCP. C’est dès lors la finalité que nous avons choisie pour le présent manuel, basé sur des données LUMAC réelles, collectées auprès des utilisateurs, et d’autres données encore, produites par notre département R&D. L’objectif est ici de proposer un manuel pratique exposant clairement la Solution LUMAC et, partant, de faciliter l’implémentation des programmes HACCP. Nous espérons que ce volume pourra vous être très utile et que vous pourrez tirer de multiples avantages de l’utilisation de la Solution LUMAC dans le cadre de votre programme HACCP. Vos commentaires, vos questions, vos remarques et vos compléments d’information sont toujours les bienvenus chez LUMAC : n’hésitez pas à prendre contact avec votre concessionnaire LUMAC, chaque fois que vous l’estimerez nécessaire.

Rob van Beurden & Sue Shepard Landgraaf (mai 1995)

Introduction à l’HACCP

Aperçu historique du système HACCP

La notion de HACCP (Hazard Analysis and Critical Control Point) telle que nous la connaissons aujourd’hui date de 1959. C’est à celte époque en effet que la NASA (National Aeronautics and Space Agency) demanda à la société américaine Pillsbury de produire une nourriture pouvant être consommée dans l’espace, en état d’apesanteur. Le problème -mal connu à l’époque- du comportement des aliments dans des conditions d’apesanteur fut vite résolu. Il restait cependant une partie plus délicate au programme : éliminer les dangers microbiens, chimiques ou physiques présentant un danger potentiel pour la santé des astronautes en mission. Pillsbury en vint rapidement à la conclusion qu’il était impossible de garantir la qualité de ces aliments spéciaux en utilisant les techniques existantes, essentiellement basées sur des méthodes d’analyses destructives du produit fini. Le système non destructif de contrôle de qualité mis au point par Pillsbury se basait sur des actions préventives : en contrôlant la totalité du processus (matières premières, process, distribution, nettoyage, personnel, etc.) et en procédant à un enregistrement rigoureux des données, il était possible de limiter les contrôles entraînant la destruction du produit fini.

Ce programme spatial marqua le début du système HACCP actuel, qui est par essence une méthode préventive de contrôle de la qualité. Ce système repose sur une analyse approfondie e l’ensemble du circuit alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au consommateur. Après analyse des processus, il est possible de localiser les dangers et de définir les points de contrôle.

Facteurs ayant influencé l’émergence de l’HACCP

On estime que chaque année, dans les pays occidentaux, quelque 30% de la population est victime de gastro-entérites causées par des agents pathogènes présents dans l’alimentation (Notermans & Van der Giessen, 1993). La salmonellose reste, à ce jour, la principale maladie d’origine alimentaire, et, ces dernières années, on a enregistré en Europe une augmentation du nombre d’épidémies. On pense que celte hausse ne peut uniquement s’expliquer par les modifications des procédures de recensement de ces maladies (Gerick, 1994).

Les maladies d’origine alimentaire représentent un coût élevé pour la société. A titre d’exemple, une étude réalisée au Royaume-Uni en 1986 révélait que l’entérite bénigne causée par le Campylobacter aurait coûté aux alentours de 600 £ par cas. En 1992, on a enregistré plus de 38.000 cas, ce qui représente déjà, même sur base du coût estimé six ans plus tôt, un montant de 22 millions £ rien que pour le Royaume-Uni (Phillips et al., 1994). Pour faire face à ce problème lié à la contamination bactérienne des aliments, il faut apporter des améliorations à tous les stades de la production. C’est là que l’HACCP révèle toute son importance, car la mise en œuvre d’un système HACCP dans une chaîne de fabrication alimentaire permet de superviser chaque étape de la transformation des aliments et de prévenir ainsi les dangers de contamination microbiologique.

S’il est vrai que la contamination microbiologique peut donner lieu à des pertes financières importantes, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la contamination physique et chimique des aliments. Le système HACCP a été conçu de manière à couvrir l’ensemble de ces dangers.

L’approche préventive sur laquelle il repose a suscité l’intérêt de sociétés du secteur agro-alimentaire et des instances officielles de contrôle nationales et internationales, qui voient en ce système un moyen efficace de contrôler tous les aspects liés à la sécurité alimentaire.

Ces facteurs socio-économiques ont sans doute contribué à la multiplication, ces dernières années, des textes législatifs en rapport avec la sécurité alimentaire, l’hygiène et l’HACCP en Europe et aux Etats-Unis. Il existe actuellement deux Directives européennes qui soulignent la nécessité, pour les entreprises du secteur agro-alimentaire, de mettre en œuvre un système de suivi et de contrôle :

    1. 92/46/ CE, Directive concernant l’hygiène des produits laitiers, intitulée “Directive arrêtant les règles sanitaires pour la production et la mise sur le marché de lait cru, de lait traité thermiquement et de produits à base de lait
    2. 93/43/ CE; Directive générale concernant l’hygiène alimentaire, intitulée “Hygiène des denrées alimentaires

Le contenu de ces directives a été traduit dans les différentes législations européennes. Par exemple, au Royaume-Uni, le “Food Safety Act” a été modifié de façon à ce que toute directive CE puisse être appliquée dans le cadre du droit national. Ceci signifie que l’industrie britannique de l’agro-alimentaire devra se conformer à la législation instituée par la CE.

A l’instar de la CE, les Etats-Unis ont également reconnu la nécessité d’un contrôle plus strict dans le domaine de la sécurité des aliments. La FDA (Food and Drug Administration) recommande l’adoption des principes HACCP dans les entreprises du secteur alimentaire, même si, pour l’instant, ces directives ne font par partie du droit fédéral et n’ont pas force de loi.

Définitions et principes

En novembre 1989, le Comité Consultatif National américain pour les Critères Microbiologiques des Aliments (National Advisory Committee on Microbiological Criteria for Foods, ou NACMCF) a présenté un guide décrivant le principe des systèmes HACCP. Dans ce document, le comité concluait que l’HACCP constitue un outil efficace et rationnel de contrôle de la sécurité alimentaire (NACMCF, 1989). Ce document clé a été mis à jour en mars 1992 par le même comité (NACMCF, 1992).

L’HACCP peut être défini comme un système qui identifie des dangers spécifiques (c’est-à-dire toute propriété biologique, chimique ou physique qui affecte la sécurité des aliments) et spécifie les actions nécessaires à leur maîtrise. On entend par “Point de Contrôle Critique” (CCP) tout point de la chaîne de production alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au produit fini, où une perte de contrôle pourrait faire courir un risque inacceptable (danger) à la sécurité alimentaire. Lorsqu’on met en œuvre un système HACCP, les tests microbiologiques traditionnels constituent rarement un moyen efficace de surveiller les CCP étant donné le temps nécessaire pour obtenir les résultats. Dans la plupart des cas, le mieux est d’assurer cette surveillance par le biais de tests physiques et chimiques, ainsi que par l’observation visuelle. Le Tableau 1.1 reprend quelques-uns des termes HACCP les plus importants ainsi que leurs définitions.

Les sept principes suivants constituent les règles de base du concept HACCP (NACMCF, 1989, Codex Alimentarius, 1993). Ces sept principes sont utilisés pour élaborer, mettre en œuvre, entretenir et améliorer le système HACCP. Ils constituent la base de l’HACCP et on les rencontre dons tous les textes qui traitent de ce sujet :

    1. Identifier le ou les dangers éventuels associés à la production alimentaire, à tous les stades depuis la culture ou l’élevage jusqu’à la consommation finale, en passant des matières premières et ingrédients à la fabrication, la distribution, la commercialisation, ainsi qu’à la préparation et la consommation de l’aliment (Analyse des dangers) et identifier les actions préventives nécessaires à leur maîtrise.
    2. Localiser les Points de Contrôle Critiques (CCP) qui doivent permettre de maîtriser des dangers identifiés ;
    3. Déterminer les “Niveaux-cibles” et les “Limites critiques” auxquels doit satisfaire chaque CCP ;
    4. Fixer les procédures de surveillance des CCP ;
    5. Déterminer les actions correctives à prendre lorsqu’un CCP donné est non maîtrisé ;
    6. Elaborer des systèmes efficaces d’enregistrement des données servant de base à l’élaboration du plan HACCP ;
    7. Définir les procédures destinées à vérifier que le système HACCP fonctionne correctement.

Ces principes seront expliqués de façon plus détaillée dons le Chapitre 2.

Tableau 1.1 : Définitions de termes HACCP importants
      • HACCP : Analyse des dangers points critiques pour leur maîtrise
      • Danger  : Propriété biologique, chimique ou physique susceptible de rendre un aliment impropre à la consommation
      • Analyse des dangers : Evaluation de toutes les procédures ayant trait à la production, la distribution et l’utilisation de matières premières et de denrées alimentaires, visant à :
        • Identifier les matières premières et les aliments présentant un danger potentiel
        • Identifier les sources potentielles de contamination
        • Déterminer la capacité de survie ou de prolifération de micro-organismes au cours de la période de production, de distribution, de stockage ou de consommation
        • Evaluer les dangers et la sévérité des dangers identifiés
      • Risque : Estimation de la probabilité que ce(s) danger(s) se présente(nt) effectivement
      • Sévérité : Gravité d’un danger
      • CCP Critical Control Point (Point Critique) : lieu, étape, procédure ou processus qui doit être maîtrisé en intervenant sur un ou plusieurs facteurs afin d’éliminer ou réduire un danger ou une de ses causes et de minimiser sa probabilité d’apparition.
      • Surveillance : Séquence planifiée d’observations ou de mesures pour déterminer si un CCP est maîtrisé et produire un document d’archive précis destiné à être utilisé ultérieurement à des fins de vérification

Avantages et problèmes potentiels du concept HACCP

Le concept de l’HACCP comporte de nombreux avantages :

    • Il est efficient, car il suppose une concentration des efforts de contrôle
    • Il est économique, car les méthodes de surveillance reposent essentiellement sur des techniques rapides et simples, et
    • il est extrêmement efficace, car il permet de prendre rapidement les actions correctives nécessaires.

Cette approche rationnelle et intégrée visant à garantir la sécurité des aliments a suscité l’intérêt de diverses instances chargées de la réglementation en la matière (offices de contrôle alimentaire , ministères de la santé et de l’agriculture, etc.). Leur attitude positive à l’égard de l’HACCP a également eu pour effet de renforcer l’intérêt des entreprises du secteur de la transformation des aliments. Comme c’est le cas lors de tout changement important au sein d’une entreprise, il y a quelques obstacles à franchir au moment de mettre en place un système HACCP sur mesure. Ces obstacles peuvent varier d’un cas à l’autre en raison des différences qui existent au niveau de l’organisation, de la culture d’entreprise et du degré d’engagement du personnel. Voici quelques-uns de ces problèmes et des solutions qui s’y rapportent (Pearson, 1994).

Résistance aux pratiques et aux protocoles de travail standardisés

Si le personnel n’est pas habitué à travailler selon des règles strictes, il se peut qu’il manifeste une résistance à la mise en œuvre d’un système HACCP. Il se peut que les travailleurs doivent changer certaines de leurs habitudes, le succès d’un tel système reposant en effet sur le respect scrupuleux des protocoles. Un aspect positif est que les nouveaux venus peuvent être rapidement opérationnels car toutes les activités sont décrites dans des documents. Une bonne information et une explication de l’impact du système sur la qualité des aliments devraient permettre de convaincre ceux qui se montrent réticents à adopter les actions nécessaires.

Nécessité éventuelle d’investissements

Dans certains cas, les installations de transformation des aliments sont vétustes et inefficaces, voire mal conçues. Pour pouvoir mettre en œuvre un système HACCP, il se peut qu’une partie de l’infrastructure doive être réorganisée, déplacée ou modernisée. Ces investissements de départ sont habituellement rentabilisés à long terme grâce à une diminution des coûts et une meilleure productivité.

Contrôle de l’hygiène personnelle des travailleurs

Les personnes qui manipulent les aliments ou qui sont impliquées dans leur transformation constituent une source possible de contamination. Il est donc important d’exercer un contrôle rigoureux de leur hygiène individuelle. Il se peut que certains travailleurs doivent changer leurs habitudes (coiffure, lavage des mains, éternuements, etc.) ou être temporairement déplacés s’ils souffrent de maladies d’origine alimentaire telle qu’une infection aux salmonelles. L’explication de quelques notions de base de microbiologie alimentaire peut contribuer à sensibiliser le personnel à l’importance de l’hygiène individuelle. Une plaque de gélose incubée avec l’empreinte digitale d’un travailleur peut être utilisée pour ouvrir les yeux des sceptiques !

Main d’œuvre mal formée

Une formation insuffisante peut induire un manque de respect des normes. Une mauvaise communication et des explications incomplètes des normes et des protocoles auront pour effet d’augmenter les réticences et de diminuer la motivation du personnel. Les travailleurs à temps partiel et le personnel temporaire sont souvent oubliés ou simplement exclus lorsqu’il est question de formation.

N’essayez pas de gagner du temps ou de l’argent en rognant sur les formations ! L’aspect humain est l’élément le plus important dans la réussite de l’HACCP !

Le travail contre la montre

Quand les produits doivent être fabriqués et livrés rapidement (notamment suite à une hausse soudaine de la demande), un personnel mis sous pression peut avoir tendance à être moins attentif aux normes et aux règles de production. C’est surtout durant ces périodes que le système HACCP risque d’être mis à l’épreuve et que l’on pourra se rendre compte du degré de motivation et de dévouement du personnel. Or, c’est en ces moments-là que les erreurs ou les “raccourcis” délibérés se rencontrent souvent…

Un bon planning de production et l’utilisation du personnel adéquat peuvent permettre d’éviter les  problèmes liés à ces périodes de travail sous pression.

Limitation de la créativité, de l’esprit d’innovation et du savoir-faire

Certains craignent parfois que la mise en œuvre d’un système HACCP ne vienne entraver la créativité, l’esprit d’innovation et le savoir-faire. Pourtant, le fait d’introduire une standardisation des pratiques et des procédures ne signifie pas qu’il faille supprimer ces éléments, son objectif étant simplement de garantir la sécurité des aliments produits.

Les obstacles potentiels mentionnés plus haut n’ont pas empêché l’industrie agro-alimentaire d’adopter le concept HACCP. Il est clair en effet que les avantages à long terme l’emporteront sur les éventuelles difficultés à court terme.

Pour être efficace, l’HACCP doit faire partie intégrante de la politique de l’entreprise en matière de qualité, et il peut donc être associé à un programme de “bonnes pratiques de fabrication” ou à la mise en œuvre de la norme ISO 9000. Cela nécessite d’importants investissements tant en heures de travail qu’en termes de ressources financières de l’entreprise. Pour réussir, un tel programme doit bénéficier de l’appui et de l’engagement total de la direction et du personnel, travaillant ensemble dans un esprit d’équipe.

L’amélioration du rapport coût/avantages lié à l’HACCP n’apparaîtra clairement qu’à long terme, au moment où l’utilisation de ce système se traduira par des économies engendrées notamment par un meilleur rendement et une réduction des rebuts. Certains avantages n’ont pas de retour financier tangible, mais contribuent à améliorer l’image et la réputation de l’entreprise. Un certain nombre d’avantages commerciaux du système HACCP sont repris dans la liste qui suit:

    • Augmentation de la sécurité alimentaire
    • Minimiser les dangers de produit non conformes
    • Conformité à la législation en matière d’alimentation et à la directive européenne sur l’hygiène
    • Meilleur rendement
    • Réduction des rebuts
    • Amélioration des conditions de travail
    • Amélioration du moral et réduction de la rotation du personnel
    • Fiabilité accrue permettant de rencontrer les exigences du client
    • Renforcement de la confiance du client
    • Elargissement des perspectives commerciales
    • Amélioration de l’image et de la réputation
    • Amélioration de la qualité des produits
    • Diminution du nombre de réclamations
    • Diminution du nombre de produits retirés de la vente
    • Réduction du risque de contre-publicité
    • Réduction des coûts
[…]

Références bibliographiques

      1. Gerick, K. 1994. Foodborne Disease Trends in Europe. Intervention à la Conférence sur la sécurité alimentaire, Laval, France, Juin 1994.
      2. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1989. HACCP principles for food production. USDA-FSIS Information Office Washington, DC.
      3. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1992. Hazard Analysis and Critical Control Point System. International Journal of Food Microbiology, 16, 1-23.
      4. Notermans, S., et Van der Giessen, A., 1993. Foodborne disease in the 1980s and 1990s. Food Control 4, 122-124.
      5. Pearson, R. 1994. Personal communication, Food Dialog, UK.
      6. Phillips, C., et J. T. George, 1994. Food Poisoning in context, International Food Hygiene, 5, 45-49.

Traduction : Patrick Thonart


Plus de technique…

THONART : Cendrillon et le Diable (fabulette, 2017)

Temps de lecture : < 1 minutes >

 

Cendrillon, la belle souillon, s’assit
Et le Diable lui dit :
“Imagines-tu que, près de toi, toujours
Je rôde en Amour ?
Qu’à chaque pas que tu fais,
J’en fais un aussi ?
Ne crains-tu qu’un jour,
Secrètement miellée d’envie
Dans mes bras, tu souries ?
Ah ! Que de dangers tu cours,
À tourner le cul à l’amour ! “.

A ces mots de cœur,
La Seulette pris peur
De voir partir le Fourchu
Qui, de si belle humeur,
Lui parlait de son cul.
Ah donc, elle s’était menti :
Le Diable était gentil…

Patrick Thonart

  • L’illustration de l’article provient du film de Kenneth Branagh, Cendrillon (2015) © Disney

Du même auteur…

Doktor Frankenstein et le body-building…

Temps de lecture : 19 minutes >

Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?

Ah ! Le chameau…

Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.

Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou de l’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.

Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.

Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…

Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.

Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.

Enter Ernst Cassirer (1874-1945)

A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.

Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :

La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la  conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.

Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?

Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…

      1. d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
      2. de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
      3. d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).

De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.

Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :

Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.

Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.

Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.

Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…

Travaux pratiques : j’identifie les discours…
Monty Python, The Holy Grail (1975)

Nos représentations du monde sont fortement liées au potentiel des mots qui composent les discours. Et ce n’est pas un hasard si, par exemple, la première tâche des pouvoirs totalitaires, une fois installés à la tête d’une communauté, s’empressent de les dévoyer. C’est ce qu’explique George ORWELL dans son appendice au roman 1984, consacré à la Novlangue. C’est aussi ce que souligne Umberto ECO quand il nous explique comment reconnaître le fascisme

Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…

J’ai tout lu Freud…

Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…

Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…