THONART : Des écailles sur les yeux (Etre à sa place, chapitre 1.2., 2023)

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Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

PROUST M., Du côté de chez Swann

Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juges et parties” :

      • “juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
      • Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.

L’ expulsion du jardin d’Eden (Masaccio, 1426-27, Florence)

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan © getty images

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

Patrick Thonart

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) © Parque de Capodimonte (Naples, IT).


Quelques autres du même…

SOLOTAREFF : textes

Temps de lecture : 9 minutes >

L’extrait ci-dessous provient d’un livre éclairant de Jeanine Solotareff, élève de Paul DIEL qui a travaillé avec lui pendant des années sur le chantier de la psychologie de la motivation. Autant la lecture de l’oeuvre (titanesque) de Paul Diel est assez aride, autant l’écriture de Jeanine Solotareff est plus accessible et la synthèse qu’elle fait de la théorie diélienne dans l’introduction de Le symbolisme dans les rêves (dernière réédition : 2004) est limpide et rigoureuse. Une bonne manière de découvrir un outil d’analyse psychologique important du “siècle dernier”…

Comme désormais dans nos textes commentés, nous vous proposons des extraits significatifs (à nos yeux) et nous commentons au-dessous les différentes notions clefs présentes dans le texte (mots cliquables en gras). C’est parti !

[…] La délibération ne peut ainsi aboutir à sa finalité première, la libération de l’excès des désirs ; elle conduit l’imagination à s’évader des données de la réalité et elle surcharge le psychisme de toutes sortes de justifications obsédantes, la privant ainsi de présence d’esprit et de réactivité sensée. Le jeu imaginatif et pervers avec les désirs constitue les évasions (de la réalité). La fausse justification, consécutive aux évasions, étant un jugement faussé, une fausse valorisation, devient du même coup une fausse motivation, puisque tout jugement de valeur motive l’activité. Pouvoir préciser les multiples aspects de la fausse motivation (évasions et justifications) et leur rapport, c’est rendre possible une introspection objective et méthodique – telle est la proposition de la Psychologie de la Motivation. L’introspection peut devenir lucide. L’introspection élucidante, méthodiquement guidée, est fondée sur l’analyse de la culpabilité essentielle : pré-connaissance surconsciente des satisfactions justes et fausses, préconnaissance du dérangement de l’harmonie vitale. Son but est une progressive libération de l’exaltation vaniteuse. C’est pourquoi faire de la culpabilité un phénomène exclusivement social, conduit à nier non seulement la possibilité de toute introspection authentique, mais encore celle de l’évolution. La culpabilité essentielle est, au niveau humain, le moteur évolutif. Elle est l’expression de la lucidité de l’homme sur lui-même. Elle est l’indispensable condition de l’évolution humaine, recherche toujours plus lucide des conditions de la satisfaction. L’évolution, qui lie les premières manifestations de vie aux plus hautes expressions du psychisme humain, est constatable, à travers les millénaires, sous l’aspect d’une progression continue vers toujours plus de lucidité, qui, de perceptive au niveau animal, est devenue au niveau humain cognitive. Il n’en reste pas moins vrai que la culpabilité essentielle est pour tous pénétrée de culpabilité conventionnelle créée par les idéologies sociales ,et pour beaucoup faussée par une culpabilité purement imaginative venant de l’imposition que l’homme se fait de réaliser l’idéal, un des aspects les plus marquants de la vanité. La préconnaissance essentielle de l’erreur vitale, aussi fortement établie que l’instinct, est l’assise de la délibération humaine. C’est donc sur elle qu’il faut prendre appui pour élargir l’introspection intuitive en introspection méthodique, et transformer l’introspection morbide en introspection objective; car l’introspection morbide se concentre autour de l’exaltation vaniteuse de la culpabilité essentielle ou de son refoulement vaniteux. La culpabilité essentielle est la protection la plus naturelle contre l’exaltation des désirs et l’appui le plus sûr de l’évolution humaine. […]

SOLOTAREFF Jeanine, Le symbolisme dans les rêves
(Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1979)

[…] Le rêve est une manifestation de la psyché humaine. Sa raison d’être est certainement décelable dans la mesure on l’on peut comprendre le psychisme et incorporer le rêve à l’ensemble de son fonctionnement.

La vie diurne se présente comme une activité et cette activité est motivée par des intentions. C’est le jeu des désirs valorisés, devenus intentions, qui déclenche, il est facile de le constater, l’activité extérieure.

Ce jeu des intentions, autrement dit des raisons d’agir, n’est autre que la délibération ; face a la multiplicité des désirs qui l’animent, l’homme se trouve dans la nécessité de choisir, il pense, il hésite, il suppute, il envisage, il évalue, il croit, il doute, tous ces termes et maints autres n’ont d’autre fonction que d’exprimer les différentes nuances de la délibération. Le but de la délibération est d’aboutir au choix, capable d’apporter la satisfaction.

La délibération ne peut s’accomplir qu’introspectivement. Comment en effet l’homme pourrait-il choisir de réaliser certains désirs plutôt que d’autres s’il n’en avait préalablement pris connaissance et apprécié plus ou moins justement la promesse de satisfaction. Cela revient a dire que délibération et introspection sont une seule et même chose.

L’introspection est une fonction vitale. C’est non seulement par introspection que l’homme se connait, mais c’est a partir de la connaissance introspective de ses motifs que l’homme peut connaitre autrui. Qu’il le veuille ou non, il interprète les intentions de l’autre grâce à ce qu’il a pu observer en lui-même. Combien de fois n’a-t-il pas saisi, par l’intermédiaire de ses mimiques, de ses intonations, de ses paroles, de ses gestes, ses propres intentions secrètes que la honte l’a conduit à parer de justifications pseudo-sublimes ? L’homme établit une relation entre ces manifestations du comportement, seraient-elles impondérables et les intentions cachées qui les sous-tendent ; il en projette la connaissance sur les autres.

Le terme “délibération” implique l’idée d’une libération ; de quoi donc ? De la multitude des désirs et des motifs (intentions) qui ne sont pas réalisables ou qui s’avèrent insensés. Il faut insister sur le fait que le terme libération ne doit pas être pris dans un sens actuellement courant et qui signifie le défoulement pervers des désirs, la psyché se laissant aller : la réalisation anarchique de ses intentions les plus insensées.

Le refoulement des désirs n’est pas non plus la solution du problème. Le refoulement est la tentative, absolument inefficace, de se libérer des désirs sentis comme coupables, en les repoussant au-dessous du seuil du conscient. Les désirs persistent cependant et sans possibilité de réalisation, ni de dissolution, ils obsèdent le psychisme.

La libération, promesse inclue dans le terme délibération, est exactement à l’opposé de ces deux attitudes ; elle implique que la psyché dissolve les désirs irréalisables ou insensés et se libère de la tension intérieure qu’ils engendrent.

Si la finalité du travail intrapsychique était le défoulement pervers des désirs (la pseudo-libération), aucune “délibération” ne serait nécessaire. Compte tenu de cette évidence, il est clair que le choix délibérant s’opère selon deux critères : la réalisabilité et la valeur.

Une intention en soi valable peut se trouver sans possibilité de réalisation, le désir de se marier par exemple ; un désir réalisable peut se trouver sans véritable valeur.

Ces données montrent que l’homme se trouve souvent dans l’obligation de renoncer a certains désirs. Or, un simple acte introspectif prouve a chacun combien il est difficile de renoncer aux désirs dont on espère la satisfaction, seraient-ils irréalisables. Une recherche déjà plus approfondie montrera combien il est fréquent de masquer les désirs les plus insensés par une apparente sublimité, pour se justifier de continuer à nourrir de tels désirs, du moins imaginativement. Si l’homme a, en général, des difficultés à faire cette constatation sur lui-même, du moins est-il très porté à la faire sur les autres.

Cependant, les justifications pseudo-sublimes n’empêchent ni que les désirs soient insensés, ni qu’ils soient irréalisables. Soustraits au contrôle conscient par le processus de la fausse justification, ils deviennent sub-conscients, moins que conscients.

De toute évidence, ce moyen de tourner la difficulté n’aboutit pas à une véritable libération. Guidé par le besoin authentique de satisfaction, commun à toutes les formes de vie, le psychisme humain connait de façon intuitive le mal qu’il se fait a désirer l’irréalisable ou l’insensé et le bien qu’il peut se faire à s’en libérer.

Cette connaissance intuitive a toujours été appelée la “conscience” et chacun peut en constater la présence en soi-même, durant la vie diurne, sous forme d’un sentiment de légèreté qui vient de l’accord avec soi-même ou au contraire d’un malaise plus ou moins indéfinissable, expression du désaccord intérieur.

La conscience est en réalité une forme évoluée de l’instinctivité animale, la capacité innée de connaitre les conditions biologiques de la satisfaction indispensable au maintien de la vie.

SOLOTAREFF Jeanine, Le symbolisme dans les rêves
(Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1979)

Commentaires :

  • culpabilité essentielle : “je me sens coupable d’avoir effectivement fait ceci ou cela“, c’est la culpabilité accidentelle. On en répondra devant soi et les hommes. “Je me sens coupable d’avoir fait ceci ou cela, ce n’est pas mon genre“, c’est la culpabilité exaltée ou déformée par la vanité. On en répondra devant l’image sublime qu’on a de soi, être parfait et donc infaillible. “Je ne vais pas faire cela puisque cela ne m’apportera aucune vraie satisfaction” : ici, c’est la coulpe vitale, la culpabilité essentielle qui nous guide dans notre délibération. On en répondra devant l’ordre des choses, l’harmonie du monde ou notre intégrité personnelle. La culpabilité essentielle est à rapprocher de “l’idée vraie” qu’évoque Spinoza à propos de cette connaissance intime que nous avons de ce qui nous fait du bien ou du tort.
  • délibération : en 1947, lorsque Diel publie son Psychologie de la motivation, il se met en porte-à-faux avec le monde de la pyschologie de l’époque, en plaidant pour l’introspection alors proscrite. La mode était alors au comportementalisme (l’homme est une boîte noire et on n’étudie que son comportement extérieur). Selon Diel, pour gérer notre rapport au monde, nous sommes constamment en train de délibérer ou, plus précisément, en train de donner une certaine valeur à chacun des désirs qui se présentent à nous, motivant ainsi les différents actes que nous posons… ou pas. Cette motivation est-elle saine et honnête, elle devrait nous amener à la satisfaction, voire à la Joie de vivre. Par contre, si notre délibération est fondée sur une représentation faussée de notre capacité personnelle et de notre situation effective dans le monde (l’écart avec les faits est baptisé vanité par Diel, au sens de ce qui est vain, vide de sens), l’insatisfaction risque d’être au rendez-vous. La méthode d’analyse de Paul Diel vise à assainir la délibération et à dépister la vanité qui se glisse dans notre introspection, morbide dans ce cas.
  • désirs : Diel fait une heureuse synthèse entre ses trois prédécesseurs (Freud, Adler et Jung) et identifie trois pulsions, sources des désirs qui se présentent à notre délibération, respectivement la pulsion sexuelle au sens large (la sexualité autant que la relation familiale, la tendresse ou la fraternité, par exemple), la pulsion matérielle (manger, dormir, être en sécurité…) et la pulsion spirituelle, unifiante. La délibération va donc valoriser ces désirs entre eux (“je donne 30 % d’énergie pour satisfaire ces désirs-là, 50 % pour ceux-là et le reste à ceux-ci”, soit un total de 100 % de l’énergie vitale disponible) pour en faire la motivation de notre comportement, à tort ou à raison…
  • fausse justification : par définition, je suis sublime ! Toute erreur, tout manquement à mon image ainsi formulée doit être justifiée par des arguments qui entreront dans ma délibération. C’est peut-être le volet de la méthode le plus ardu à intégrer : je dois regarder la Méduse en face (me confronter à ma vanité) et reconnaître la manière dont je me pare de sublimité ; ce n’est qu’alors qu’il me sera possible de progressivement dépister la manière (perverse) dont je me justifie post hoc.
  • fausse motivation : un dossier mal présenté à la délibération, des fausses justifications, une imagination trop prompte à masquer les aspects peu reluisants de ma personne face au monde, autant de pièges qui vont déboucher sur une motivation erronée de mon comportement. Diel distingue 4 catégories de la fausse motivation (matrice disponible dans l’article “vanité”) : (1) la survalorisation de soi ou vanité (je me vois plus sublime que je n’agis) ; (2) la sous-valorisation de soi ou culpabilité (je me cache pour ne pas être évalué sur mon image sublime, j’organise des politiques d’échec…) ; (3) la survalorisation des autres ou sentimentalité (je quémande auprès des autres la reconnaissance que je ne m’accorde pas, je m’associe à des personnes sublimes -mon partenaire ?- dont le rayonnement rejaillit sur moi…) et (4) la sous-valorisation des autres ou accusation (tous ces gens ne comprennent pas combien je suis sublime, ils sont nuls ou mal-intentionnés…).
  • imagination : Diel était assez précis sur la fonction exercée par l’imagination dans notre délibération. L’imagination nous propose une vision du monde au départ de laquelle nous sommes amenés à délibérer. Reste que ce plaideur intérieur prépare son dossier et ne présente pas toujours les faits objectivement : il s’agit d’une représentation, susceptible d’être influencée par notre vanité et, partant, nos fausses justifications.
  • introspection méthodique : c’est l’objectif même de la méthode diélienne, à savoir assainir l’introspection et dépister dans la manière dont nous nous regardons les exagérations, les fausses justifications, les fausses motivations induites par la vanité. Évoquera-t-on ici les éclairs mythiques de Zeus qui nous éclairent (symboliquement) dans ce parcours intérieur bien tortueux ?
  • lucidité : un objectif ? Un idéal ? Une promenade au phare ? Quoi qu’il en soit, tout gain de lucidité qui éclairerait notre introspection est bienvenu, en ceci qu’il réduit la part de vanité qui brouille la perception que nous avons de notre réalité et, partant, l’angoisse qui en résulte.
  • réalité : il est des débats qu’il est salutaire d’éviter (ex. dit-on un ou une Orval ?). La nature de la réalité en fait partie. Reste que la notion est centrale chez Diel : notre délibération porte sur la réalité que nous imaginons. Plus cette réalité est similaire à notre activité effective, moins nous “louchons” dans notre délibération et plus saines sont nos motivations
  • satisfaction : Paul Diel avait l’audace d’y loger le sens de la Vie. Quoi d’autre sur terre que de viser la satisfaction en s’efforçant de vivre “à propos” (Montaigne) ?
  • vanité : assez simplement, Diel définit la vanité comme l’écart entre notre vision de nous-même et notre activité effective. Qu’un grand ébéniste se vive comme un grand ébéniste, la satisfaction peut être au rendez-vous. Que moi, je me considère comme le Boulle (André-Charles) du XXIe siècle quand je taille une marionnette avec mon Opinel, alors je m’expose à des déconvenues (il aurait été si sain de me réjouir de la marionnette un peu rustaude que j’aurais offerte à un enfant à mon retour…). Cet écart sans cesse variable, donne également la mesure de l’angoisse qu’il provoque. C’est la culpabilité essentielle en action !

Patrick Thonart (2017)

THONART : Être à sa place

Temps de lecture : 3 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adressera à celles et ceux qui sont “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” et tient à peu près ce langage :

      1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ ;
      2. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre Raison n’est pas seule à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail sur nos réactions “reptiliennes” et post-traumatiques participe aussi de notre mieux-être et de notre lucidité ;
      3. FABULATIONS. Reste que notre conscience a besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des formes symboliques (explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler ;
      4. LANGAGES. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation que nous en avons, le langage est le premier témoin des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour restaurer l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel.
      5. INFORMATIONS. La démultiplication exponentielle de ces fabulations par notre usage des technologies de la communication brouille l’écoute et notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle.
      6. CONFORMITÉ ou EXPÉRIENCE. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre “être conforme à un modèle” ou “exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle.” C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir.
      7. JONGLER. Etre à sa place procède donc d’un travail au quotidien, dont le modèle pourrait être le Jongleur de mondes de Grandville. Il s’agit de…
        1. pouvoir jongler (travailler à “diminuer la douleur de la distance” avec sa réalité),
        2. jongler utile (consacrer son attention à une sélection satisfaisante de phénomènes du monde), 
        3. trouver la Joie dans la jonglerie plutôt que dans le Spectacle (jouir de son activité plutôt que de sa reconnaissance).
Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

SLOW MEDIA : wallonica persiste et signe

Temps de lecture : 11 minutes >

La bergeronnette vient de s’envoler ; elle piétait dans la prairie détrempée par le déluge de ces derniers jours et elle m’a arraché à une rêverie étonnée. Merci Hugues Dorzée et l’équipe dImagine, Demain le monde : vous revendiquez l’appartenance à la Slow Press -et tout le monde vous l’accorde- et vous me faites découvrir que wallonica fait du slow media depuis plus de 23 ans… sans le savoir, malgré une Charte de qualité qui le formule en d’autres termes.

Pour Monsieur Jourdain, c’était la prose, pour wallonica c’est du Slow… quoi ? Je constate que les initiatives d’éducation permanente (nous, même sans la reconnaissance officielle) visant à développer le sens critique de leurs bénéficiaires (vous, avec toute notre reconnaissance) en leur faisant travailler des contenus dûment sélectionnés et édités, n’ont pas de Slow quelque chose. Parler de Slow Education fait trop penser à l’école, Slow Knowledge aux innovations en Intelligence Artificielle et Slow Content à une tortue qui se rend au feu d’artifice du 14 juillet à Liège. Essayons Slow Docu en attendant mieux…

Il nous reste à vérifier si nous participons du même mouvement que tous nos confrères et consœurs qui, comme nous, ont décidé de descendre d’un train lancé à trop grande vitesse, sans renoncer à leur volonté de faire Société. J’ai idée que nous allons tomber d’accord !

Patrick THONART

N.B. Dans le texte ci-dessous, nos commentaires seront précédés d’un [eW] pour “encyclo WALLONICA“.


[OWNI.FR, 4 août 2010] Et si on levait le pied ? C’est le programme proposé par des Allemands, qui détaillent en quatorze points leur concept de slow media ou “médias lents” dans un manifeste publié en janvier de cette année. Nos camarades d’outre-Rhin sont particulièrement actifs et semblent être des champions du manifeste. Après un manifeste Internet qui a généré de nombreuses discussions, voici la traduction d’un manifeste pour promouvoir… les slow media, ou médias lents [eW : ou médias doux]. Certaines des valeurs qu’il prône ne sont pas étrangères à la soucoupe.

Le manifeste des slow media
(traduction DE > FR)

Dans la première décennie du vingt-et-unième siècle, que l’on appelle les années zéro, les fondements technologiques du paysage médiatique ont profondément changé. Les mots clés les plus importants s’appellent réseau, Internet et médias sociaux. Dans la deuxième décennie, il y aura moins de gens qui chercheront de nouvelles technologies permettant une production de contenu plus simple, plus rapide et moins chère. Au lieu de cela, il aura des réactions appropriées à cette révolution des médias, qui intégreront les dimensions politiques, culturelles et économiques et qui seront constructives. Le concept de lenteur “slow”, à prendre comme dans “slow food” et non en tant que “décélération”, en sera une clé importante. Tout comme le slow food, les slow media n’ont rien à voir avec la consommation rapide, ils sont du côté du choix réfléchi des ingrédients et de la préparation concentrée. Les slow media sont accueillants et chaleureux. Ils partagent volontiers.

1. Les slow media contribuent à la pérennité

La pérennité est liée aux matières premières, aux processus et aux conditions de travail, qui sont les fondements de la production médiatique. L’exploitation et le sous-paiement comme la commercialisation sans condition des données privées des usages ne pourra donner lieu à des médias pérennes. Le terme renvoie en même temps à la consommation pérenne des slow media.

[eW] L’édition en ligne est consommatrice de ressources énergétiques, par la nature même de ses outils. Il nous revient d’en faire usage raisonnable et de gérer sainement le ratio entre l’énergie consommée et l’activité critique suscitée chez nos visiteurs. Notre bénévolat auto-géré reste un mode de collaboration où intervient jugement, confort et respect : voilà qui garantit des conditions de travail éthiques et responsables. Loin des arcanes de l’ISO27001 et autres tracasseries bureaucratiques, nous garantissons un usage des données personnelles non-commercial : l’abonné reçoit gratuitement, une fois par semaine, notre infolettre qui ne mentionne que les derniers parus, sans pub, et nos décomptes de visites sont totalement anonymisés.
Audit interne du critère 01 : OK !

2. Les slow media promeuvent le monotasking

Les slow media ne peuvent être consommés de manière distraite, ils provoquent au contraire la concentration de l’usager. Tout comme pour la production d’un bon repas, qui demande une pleine attention de tous les sens par le cuisinier et ses invités, les slow media ne peuvent se consommer avec plaisir que dans la concentration.

[eW] Mea Culpa. Nous gagnons notre visibilité également au travers des réseaux sociaux, hauts-lieux du multitasking : avec un titre intrigant ou une iconographie qui interpelle (ne serait-ce que par sa qualité : pas de photos de petits chats ou d’images achetées à des banques de données internationales), nous suscitons souvent le premier clic, celui qui ouvre une page de wallonica.org. Plus souvent, c’est l’attaque d’un article, dans la première page des résultats d’un moteur de recherche bien connu, qui rend le visiteur curieux. La suite lui appartient : il ou elle lira l’article découvert, s’intéressera au thème et cliquera sur les liens connexes qui redirigent vers des contenus Wallonie-Bruxelles, qui bénéficieront ainsi de leur pleine attention. Notre dispositif d’entonnoir de liens ainsi organisé permet de passer de la dispersion à l’attention. What else ?
Audit du critère 02 : OK !

3. Les slow media visent le perfectionnement

Les slow media ne se présentent pas comme des choses vraiment nouvelles sur le marché. Ils accordent davantage d’importance à l’amélioration continue d’interfaces fiables et robustes, accessibles et parfaitement conçues pour les habitudes de consultation de leurs usagers.

[eW] De l’éducation permanente à l’amélioration continue, il n’y a qu’un pas, que nous avons fait tant de fois, en 23 ans d’activités : notre histoire, tant logicielle que méthodologique, en témoigne. Notre interface en logiciel libre est constamment mise-à-jour et augmentée de nouvelles fonctionnalités. Ceux parmi nos fidèles qui ont connu les versions précédentes de notre encyclo pourront témoigner. Rétrospectivement, je trouve qu’ils ont été courageux. Nous aussi !
Audit du critère 03 : OK !

4. Les slow media rendent la qualité palpable

Les slow media se mesurent en production, en attrait et en contenu par rapport à des standards de qualité élevés et se distinguent de leurs homologues rapides et vite passés, que ce soit par une interface de qualité supérieure ou par un design esthétique inspirant.

[eW] Du logo à la mise en page, du confort de lecture à la qualité de l’iconographie, du niveau des contenus à la transfiguration des publications originales en publications “wallonica”, notre Livre d’or déborde de témoignages et de retours qui font chaud au cœur.
Audit du critère 04 : OK !

5. Les slow media encouragent les prosommateurs (les personnes qui déterminent activement ce qu’ils veulent produire et consommer, et comment)

Dans les slow media, le prosommateur actif s’inspire de son usage des médias pour développer de nouvelles idées et agir en conséquence, plutôt que d’être un consommateur passif. Cela s’illustre par exemple par les annotations en marge dans un livre ou par les discussions animées entre amis à propos d’un disque. Les slow media inspirent, impactent les pensées et actions de leurs usagers de manière continue et cet impact est encore perceptible plusieurs années plus tard.

[eW] Voilà un critère émouvant pour nous et qui sonne comme une reconnaissance a posteriori : nous avons très tôt publié sur le passage du prolétariat au consomtariat qu’avaient identifié Bard & Söderkvist dans Les Netocrates (2008). L’idéal du prosommateur traduit enfin la saine réaction contre cette déchéance sociétale. Nous y travaillons, notamment en nous efforçant de susciter l’apparition d’un réseau de contributeurs et de centres d’édition encyclo : les Maisons Jaucourt.
Audit du critère 05 : OK !

6. Les slow media sont discursifs et alimentent des conversations

Ils cherchent interlocuteur avec qui entrer en contact. Le choix du medium cible est donc secondaire. L’écoute est aussi importante que le discours dans les slow media. Aussi, slow signifie ici : être attentif et abordable, être capable d’observer et de questionner sa propre position sous un angle différent.

[eW] Objectif “débat” : voilà un point fondateur chez nous. Dans nos 7 critères de qualité, nous insistons sur les principes de l’édition critique en citant Simone Weil : “Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.” wallonica.org doit ainsi s’interdire tout dogmatisme et son travail d’édition doit induire une approche critique du sujet abordé, sans exclusive. Plus encore, là où nous évoquons la liberté absolue de conscience, nous remettons le couvert : documenter le monde (c’est-à-dire la Wallonie et Bruxelles…) dans le but de convaincre du bien-fondé d’un dogme ou d’une idéologie n’est pas la même chose que publier une encyclopédie vivante qui alimente le débat et nourrit la réflexion critique. Nous avons fait notre choix.
Audit du critère 06 : OK !

7. Les slow media sont des médias sociaux

Des communautés actives ou des tribus se constituent autour des slow media. Cela peut être par exemple un auteur échangeant ses pensées avec ses lecteurs ou une communauté interprétant les œuvres tardives d’un musicien. Ainsi, les slow media contribuent à la propagation de la diversité et respectent les cultures et les particularismes locaux.

[eW] Nous avons fait le choix de désactiver la possibilité pour nos visiteurs de laisser un commentaire au bas des articles du blog encyclo. C’est par manque de ressources : avec près de 1.500 entrées dans l’encyclo, nous ne pourrions gérer les interactions nous-mêmes. Nous interagissons dès lors via le formulaire de contact et la messagerie. Les commentaires restent possibles dans le topoguide.wallonica.org et, à titre expérimental, dans l’essai Être à sa place qui est écrit en live ! Les réseaux de fidèles visiteurs qu’anime wallonica.org restent néanmoins garants du rayonnement de l’initiative. Seul bémol : nous n’allons jamais mettre en avant un particularisme local (le terme sent le communautarisme, à l’opposé de notre option “universaliste”) alors que nous rendrons justice à toutes les particularités locales. A débattre avec le traducteur du document source…
Audit du critère 07 : OK !

8. Les slow media respectent leurs usagers

Les slows media abordent leurs usagers d’une manière et consciente amicale et ont une bonne idée de la complexité ou de l’ironie que portent leurs usagers. Les slow media ne considèrent pas leurs usagers de haut ni ne les approchent d’une manière dominatrice.

[eW] La proximité systématique que nous entretenons avec nos visiteurs et nos réseaux ne nous invite pas à prendre quiconque de haut, pire : nous nous exposerions immédiatement à des retours de flamme, ce qui constituerait d’ailleurs une belle reconnaissance de notre travail d’éducation permanente !
Audit du critère 08 : OK !

9. Les slow media se diffusent par la recommandation

Le succès des slow media n’est pas fondé sur une pression publicitaire envahissante sur tous les canaux mais sur la recommandation par des amis, des collègues ou membres de la famille. Une personne qui achète cinq fois un livre et qui le distribue à ses meilleurs amis est un bon exemple de ce principe.

[eW] Pas de 20 m² pour nous, pas de mailings envahissants, pas de call centres harcelants ou de porte-à-porte pour vendeurs d’aspirateurs. Dommage, non ? Le jour où une encyclopédie en ligne fera des campagnes de promotion sur des panneaux gigantesques, à l’entrée des autoroutes, on pourra se dire que quelque chose a changé dans notre monde… En attendant, le bouche-à-oreille, c’est très bien. Et, mmmh, quel bouquin ai-je récemment acheté 5 fois ? Ah oui : La fille du sculpteur de Tove Jannson. Je vous le recommande ?
Audit du critère 09 : OK !

10. Les slow media sont intemporels

Les slow media ont une longue durée de vie et paraissent encore frais après des années voire des décennies. Ils ne perdent pas leur qualité avec le temps, mais obtiennent au contraire une patine qui augmente leur valeur.

[eW] Certains de nos articles datent de l’époque québécoise et ont été rapatriés dans wallonica.org. Nous travaillions alors avec l’équipe de l’Encyclopédie de l’Agora, alimentant la même base de données. Les temps ont changé et wallonica.org est aujourd’hui autonome. Reste que nous sélectionnerions les mêmes Incontournables qu’à l’époque. Nous restons fidèles à nous-mêmes et nos coups de cœur, comme nos engagements, ne sont pas très volatils.
Audit du critère 10 : OK !

11. Les slow media ont une aura

Les slow media diffusent leur propre aura. Ils génèrent la sensation que le média particulier appartient à ce moment précis de la vie de son utilisateur. Bien qu’ils soient produits industriellement ou soient partiellement bâtis sur des procédés industriels de production, ils donnent l’impression d’un caractère unique et d’être autocentrés.

[eW] Un témoignage bien senti, plutôt que des commentaires : “J’avais postposé quelque peu la lecture de votre ‘dernier paru’ consacré au développement personnel. M’étant levé aux aurores, je viens de m’y consacrer tout à mon aise et j’ai bien fait. J’ai d’abord beaucoup ri. Et puis, j’aime beaucoup la manière détachée d’aborder les choses graves et d’émailler votre propos -fort bien construit pas ailleurs- d’expressions familières, idiomatiques voire absurdes (silly, isn’t it ?) ce qui est évidemment une marque de fabrique depuis toujours.
En quelques instants de lecture, je vous ai retrouvés tout entiers, avec des feintes à deux balles (pan-pan) avec un tropisme affirmé pour le beau, avec la liqueur du Suédois, avec Spa, avec la dinde au whisky, avec Yves Teicher et Madame Chapeau (Amélie Van Beneden, les crapuleux de sa strootje et Jefke, pauvre Jefke), avec Frank Capra, la charmille de Haut Regard, avec le maire de Champignac (“là où la main de l’Homme n’a encore jamais posé le pied”), la sardine à l’huile (et donc l’huile de ricin), etc. J’ai évidemment ‘surkiffé sa race, wesh’. Bien sûr, je me suis goinfré des consignes et des exercices pratiques. Je me vais d’ailleurs trouver illico deux bouteilles de Chablis et Stars Wars 4-5-6 pour ce soir (ma femme aime bien le Chablis !).
Tout ça pour dire que cette encyclo.pédie.thèque (biffer rageusement la mention inutile) devient de plus en plus ce que vous vouliez qu’elle devienne et que je veux vous en féliciter fort chaleureusement. Voilà donc sans doute un chef-d’oeuvre à jamais inachevé.
Audit du critère 11 : OK par applaudimètre !

12. Les slow media sont progressistes, et non réactionnaires

Les slow media dépendent de leurs progrès technologiques et du mode de vie de la société connectée. C’est en raison de l’accélération de différents domaines de la vie que les îlots de lenteur délibérée sont rendus possibles et essentiels pour la survie. Les slow media ne sont pas en contradiction avec la vitesse et la simultanéité de Twitter, des blogs ou des réseaux sociaux, mais ils sont une attitude et une façon d’en faire usage.

[eW] Le point est délicat qui mélange bonnes pratiques dans l’usage des médias et positionnement sociétal, voire philosophique. L’intérêt du “slow” sous toutes ses formes est l’accent mis (mais non verbalisé) sur l’usage de la Raison, là où l’insistance sur la qualité et la cohésion sociale est mise en avant. User de Raison, c’est à dire ne pas être aveuglé par ses affects (et, partant, échapper au tout-commerce qui mise justement sur notre aveuglement affectif) demande du temps et de la maîtrise. Peu d’encyclopédies prennent l’industrie du Fast Food comme modèle : nous ne sommes pas très originaux sur ce point-là et nous travaillons dans le “temps long”. Notre attitude envers les dispositifs de réseaux sociaux électroniques et le e-Business est plus tangente : à aucun moment la viralité de nos contenus sur tel ou tel support n’est un critère de réussite (sauf pour briguer des subsides…) mais la maîtrise des outils du e-Business au sens large est une exigence de notre métier. Nous y travaillons tous les jours.
Audit du critère 12 : OK !

13. Les slow media reposent sur la qualité, à la fois dans la production et dans la réception des contenus médiatiques

Des compétences intellectuelles comme la critique des sources, le classement et l’évaluation des sources d’information prennent de l’importance avec l’accès croissant à une information disponible en grande quantité.

[eW] Une des exigences de notre travail est la documentation des bonnes pratiques que nous mettons en oeuvre au quotidien. Nous avons créé un ‘auteur virtuel’ pour ce faire et les articles signés de Maison Jaucourt sont adressés aux confrères qui voudraient faire bon usage de nos méthodes. Qui plus est, nous avons rédigé une Charte de qualité en sept point et déposé la marque wallonica®, synonyme du respect de ces critères.
Audit du critère 13 : OK !

14. Les slow media cherchent la confiance et ont besoin de temps pour devenir crédibles

Derrière les slow media, il y a des hommes et cela se ressent.

[eW] Chez nous, il y a des hommes… et des femmes. Le critère est émouvant et rappelle une exigence d’Auguste Renoir, rapportée par son fils Jean dans la magnifique biographie qu’il lui a consacrée : Renoir ne voulait autour de lui rien qui fut industrialisé ; dans chaque objet, il voulait reconnaître la main de l’homme qui l’avait façonné. Nous y sommes : nos articles sont fait-main !
Audit du critère 14 : OK+ !

Enikao, trad., et Patrick THONART, eW


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Lire et débattre en Wallonie-Bruxelles…

HUSTINX, Astrid (1950-2022)

Temps de lecture : 5 minutes >

C’est désormais établi (puisque c’est dans wallonica.org !) : les petites belges ont le caractère bien trempé et cela, depuis longtemps. De Marie Popelin à Marie Mineur, elles ont été nombreuses à marquer notre histoire (même si les manuels scolaires ne leur ont pas toujours fait justice). Plus proches de la grande sportive Hélène Dutrieu, deux femmes moins célèbres n’en ont pas moins imposé le respect dans des domaines qui, à leur époque, étaient l’apanage de ces Messieurs : Fernande Hustinx dans les rallies automobiles (elle est la coéquipière de la fameuse Simone ; pas Simone de Beauvoir mais celle de l’expression “En voiture, Simone“) et une autre Hustinx, Astrid, récemment disparue, qui s’est imposée dans… l’aviation civile, en pilotant rien moins que des A-340 !

Air Astrid

[RATEONE.BE]Le pilote d’un avion de ligne, c’est un homme tout de même, non !?” Eh bien, pas forcément. Il y a plus de 40 ans déjà, Astrid HUSTINX, alors encore une jeune femme, brise la voûte du ciel et sa carrière de pilote prend alors son envol. Accompagnons donc Astrid lors de ses voyages, du Congo à Tahiti. Sautons hors des frontières, out of the box. Ou même, comme Astrid, out of the plane

Née pour sauter

Astrid a vu le jour le 9 mars 1950 à Zele. A ses deux ans, la famille Hustinx s’installe à Elisabethville (aujourd’hui Lubumbashi) au Congo. Sa mère y travaille comme sage-femme, son père comme directeur technique. “Lors de mon enfance, je jouais aux billes avec les garçons, se souvient-elle, et je construisais des locomotives à l’aide de restes de bouts de bois. Jouer à la poupée avec mes copines ? Moi ? Jamais !” Lorsqu’elle a 7 ans, son père l’emmène à un meeting aérien local. Elle est fascinée par les corolles dans le ciel et le Fouga Magister. “De retour à la maison, je voulais absolument sauter en parachute ! J’ai pris le parasol du jardin et ai survolé plusieurs marches de la terrasse… l’atterrissage était hum… hasardeux !” Fin 1961, la crise congolaise oblige la famille Hustinx à rentrer en Belgique. Mais Astrid ne renonce pas à son rêve de sauter en parachute. A l’âge de seize ans, encore mineure, il lui faut impérativement la signature des deux parents. “Papa ne cautionnait pas et préférait que je garde les deux pieds sur terre.” Heureusement, il travaille de temps à autre au Liberia et à la maison, maman a le dernier mot.

© Collection privée

Astrid se rend au terrain presque tous les weekends. Ayant du talent, le Para Club de Spa subventionne ses sauts d’entraînement de voltige et de précision d’atterrissage. Même lors de compétitions internationales, caractérisées par un haut niveau de testostérone masculine, Astrid s’impose malgré tout remarquablement comme femme ! Les revenus gagnés lors de son premier job comme collaboratrice auprès de compagnies d’aviation d’affaires lui permettent de découvrir l’espace aérien de la planète et ses sauts préférés sont des vols de grande formation, dès le milieu des années 70 jusqu’au début de années 90.

Echange combinaison de saut contre uniforme

Sa carrière de pilote n’est pas moins impressionnante. La crise pétrolière de 1973 a d’abord tout gâché… Ne trouvant pas immédiatement de travail comme pilote professionnel, Astrid s’est contentée de petit boulots dans le monde de l’aviation d’affaires. “J’ai lavé des avions, raconte-t-elle, transporté des bagages, assuré la restauration… J’ai également été hôtesse sur Mystère 20 et Falcon 10, et finalement déléguée commerciale, remportant de beaux contrats de location d’avions d’affaires…” En 1977, le moment tant attendu arrive enfin. Astrid est qualifiée copilote Beechcraft-99, sur la ligne Liège-Ostende-Londres Heathrow. Fin 1982, elle s’installe en France. Elle y épouse un pilote français, veuf avec une petite fille. Astrid adopte la fille et… la nationalité française. Cinq années plus tard, à l’âge de 37 ans, Astrid est nommée commandant de bord Mystère 20 et Falcon 10. Une jeune femme commandant de bord d’un avion civil, sans antécédents militaires… il faut le faire ! Elle effectue souvent des vols aussi pour Europ Assistance.

D’Air France…

En 1988, Astrid est embauchée par Air Inter en tant que copilote Caravelle Super XII. Après de longues années passées dans l’aviation d’affaires, ce poste à Air Inter lui permet de consacrer un peu plus de temps à sa famille. Trois ans plus tard, Astrid obtient sa licence de pilote de ligne puis est qualifiée copilote sur Airbus A-320. Pus tard, à 47 ans, à l’époque de la fusion entre Air Inter et Air France, Astrid est nommée commandant de bord de la famille Airbus ! Elle vole désormais sur A-318, A-319, A-320 et aussi l’A-321. En 2005, Astrid est promue commandant de bord sur quadriréacteur Airbus A-340 et elle réalise ses premiers vols transatlantiques, et aussi transpacifiques depuis la base de Tahiti. Cerise sur le gâteau : à peine un an plus tard, Astrid Hustinx se régale sur le biréacteur Airbus A-330 !

© Collection privée

Entre-temps, Astrid reste toujours fidèle à ses premières amours : le parachutisme. Son autre passion aussi est de repousser les limites : faire du vol à voile à une altitude de 5.000 mètres en Nouvelle-Zélande, réaliser des vols en Mustang en Floride ou en P-40 Kittyhawk en Californie… Après sa retraite en 2012 qu’elle qualifie de nouvelle vie, elle reste néanmoins airborne : que ce soit à bord d’un ULM, une montgolfière, ou en parapente… the sky is her limit ! 15.600 heures de vol parmi lesquelles des missions humanitaires… pas étonnant que le président d’Air France en personne ait décoré Astrid Hustinx de la Légion d’Honneur !

…à Air Femme

Les anecdotes à propos d’un pilote féminin dans l’aviation civile pourraient remplir tout un Airbus. “Au début des années ’80, j’étais basée à Bruxelles à bord d’un Mystère 20, immatriculé OO-VPQ, en abrégé : Oscar Papa Québec. Mais, sourit Astrid, les contrôleurs aériens avaient fini par m’appeler Oscar MAMA Québec !” Au cours de l’été 1987, lors d’une réserve, je suis bipée pour un vol en Falcon 10, du Bourget à Bilbao. Mais lorsque mes quatre passagers voient un commandant de bord féminin, ils passent quelques coups de fil pour trouver “un appareil avec un autre équipage.” “Hélas, s’esclaffe Astrid, ils ont dû se contenter de moi ! Et comme ils avaient un contrat important à négocier à Bilbao, ils m’ont finalement suivie vers l’avion, mais en traînant des quatre fers. Imaginez leur soulagement quand ils ont vu que le copilote était un homme ! L’atterrissage à Bilbao fut mon petit moment de gloire : vent de tra-vers, pluie battante, mauvaise visibilité, de nombreuses turbulences et malgré tout… un super Kiss Landing ! Satisfaction pour tout le monde ! Le contrat enfin signé, ils ont même demandé que ce soit dorénavant moi leur commandant de bord !

Air FranceBus, comme dans Airbus

© Collection privée

En 2007, Astrid est basée durant six semaines en Polynésie pour assurer la ligne Air France Papeete – Los Angeles en Airbus-340. Entre deux courriers, lors d’une excursion au Lagon Bleu de Rangiroa, elle se retrouve en compagnie de 4 touristes. Quand ils lui demandent quelle est sa profession, préférant éviter les bavardages, elle leur dit être chauffeur de bus. Quel étonnement lorsque deux jours plus tard, en souhaitant la bienvenue aux passagers, elle revoit ces mêmes touristes. Confus et même un peu abasourdis de voir une Astrid-en-maillot-de-bain vers une Astrid-en-uniforme… “Mais, vous étiez conductrice de bus, non !?” Réponse d’Astrid : “Ah oui, j’ai oublié de vous préciser que c’est un AIR-bus…

Ces touristes eux aussi l’auront compris ! Avec Astrid Hustinx, ce commandant féminin d’Air France, on vole bien loin du business as usual


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Plus de sport en Wallonie-Bruxelles…

THONART : Tite-Belette et sa pelisse

Temps de lecture : 7 minutes >

Il était une fois très spéciale, un jour de fête au Royaume : Petit-Roi et Petite-Reine allaient présenter leur nouvel enfant aux amis de la famille, réunis dans la grande salle pour festoyer et danser et rire et boire à la santé du nouveau-né et, il faut bien l’avouer, ensuite s’endormir sur les bancs disposés ça et là.

A la table d’honneur, les parents trônaient aux côtés des trois frères et sœurs pour qui des réjouissances identiques avaient été organisées, en son temps. Personne ne pouvait encore imaginer combien cette fête-ci resterait – à raison – dans toutes les mémoires…

Le sens pratique de Petite-Reine avait permis de trouver la juste place pour chacun des convives, en tenant compte des alliances et des détestations qui faisaient le tissu des deux lignées. C’est ainsi qu’elle avait bien veillé à asseoir deux des trois marraines du bébé à chacune des extrémités de la grande table, à distance égale du petit berceau qui trônait au milieu de la salle : Glinda la bonne fée et Aughra la bonne sorcière se détestaient cordialement et personne n’aurait osé s’asseoir entre elles, de peur d’être changé en porcelet au cours d’une de leurs disputes.

La chaise de la troisième marraine, Dame Jehanne, était vide : après avoir honorablement festoyé, elle avait rejoint les cuisines pour accompagner la préparation du gâteau de roses, servi avec les vœux des marraines, comme le voulait la tradition chez ces gens-là.

Près de la grande fenêtre qui donnait sur la Ville, froufroutait Glinda, la marraine-bonne-fée du bébé, toute en bijoux et en dentelles rose pâle. Par un enchantement dont elle avait le secret, les voiles et les rubans de sa tenue voletaient en permanence autour de sa robe scintillante et ce n’est pas sans une certaine jalousie que les autres dames de la tablée évoquaient sa carrière passée.

A l’autre bout de la tablée, tapie derrière une colonne, Aughra, la marraine-bonne-sorcière de l’enfant, se tenait à l’écart de la lumière trop vive des torches : elle n’avait pas peur de l’ombre (souvent, on l’appelait pour entendre les dernières vérités des mourants) et elle n’avait pas peur de la nuit (elle connaissait toutes les étoiles). Elle avait fait plus modestement carrière mais son mauvais caractère l’avait protégée de l’avant-scène.

Un changement de musique appela soudain chacun à faire attention. En se frottant les mains, Petit-Roi se leva et fit le tour de la table, renversant maladroitement au passage une statuette de l’ancêtre Commandeur que Petite-Reine voulait offrir à sa fille, comme elle l’avait fait avec ses autres rejetons.

Il s’éclaircit la voix et annonça à l’assemblée que l’enfant nouveau-né s’appellerait Tite-Belette, ‘Tite” parce qu’elle se sentirait toujours trop petite mais “Belette” parce qu’elle saurait toujours se faufiler. Petite-Reine se leva et, de sa place, ajouta qu’ils en avaient également décidé ainsi parce que Tite-Belette aurait le poils soyeux sur la tête et sur les jambes. Telle était l’annonce des parents.

Glinda se leva alors – sans y être invitée d’ailleurs – et annonça qu’elle ferait deux cadeaux à sa nouvelle filleule. Pour le premier, elle s’approcha du berceau. Tout le monde retenait son souffle quand elle toucha un des rubans volants de sa robe avec sa baguette magique, l’enroula et le posa sur la tête du bébé. Elle se redressa et déclara à l’envi que si les parents voulait un enfant poilu, les poils de sa tête, alors, seraient toujours une fête ! Et à l’instant même, les rubans de sa tenue s’assagirent en des nœuds fort élégants alors que premiers cheveux de la petite, désormais enchantés, adoptèrent une position festive qu’ils ne quittèrent plus jamais.

L’humeur était au beau fixe et on resservit du vin à tous lorsque Glinda fit lentement apparaître son deuxième cadeau, flottant au-dessus du berceau dans un halo de lumière. “Oooh !” s’écria toute l’assemblée, “la pelisse de Leodwin, on la pensait disparue.” L’objet de lumière était magnifique : une pelisse légère comme du fil d’araignée, entièrement recouverte d’yeux ouverts sur une face, capuchon compris.

Tous se tournèrent alors vers Jehanne car c’était elle qui était chargée de la vraie mémoire de la famille. Elle expliqua aux plus jeunes, non sans avoir d’abord lampé un bon coup de vin épais, que la pelisse était magique et puissante et que son premier propriétaire, le roi elfe Leodwin, la portait toujours en son palais, afin de voir tout ce qui pouvait se tramer à son endroit, comme à la bataille où les mille yeux de la pelisse lui permettaient de ne jamais être surpris… jusqu’au jour où un Orc, plus rusé que les autres, compris la source de l’invincibilité du roi et jeta une poudre maléfique sur trois des mille yeux. Il frappa à trois reprises, transperçant ces yeux, la pelisse et le corps du roi au cœur, à l’épaule et au front. Le roi fut enterré au milieu du champ de bataille et tous pensaient la pelisse volée par l’Orc assassin.

Mais elle était là, au vu de tous, flottant au-dessus du berceau innocent d’où les cheveux du bébé commençaient à dépasser ! Ceux qui connaissaient la légende pouvaient d’ailleurs remarquer les trois yeux fermés et cousus, là où le sauvage avait frappé le roi (qui n’était pas petit, celui-là).

Glinda était droite et ne riait plus, sa robe brillante avait maintenant la lumière de l’orage et personne ne bougea quand elle prononça son vœu :

A chacune de tes peurs, la pelisse du Roi te couvrira,
A l’entour, par ses yeux, tout et toujours tu verras,
Le jour, ta curiosité te comblera,
Mais, quand le soir tombera,
Les trois yeux blessés tu oublieras…

La fée se rassit à sa place, comme épuisée par son incantation et la fête semblait atteindre un point mort lorsqu’un grognement fit tourner toutes les têtes dans la même direction. Aughra s’était levée, la colère rentrée faisait friser ses sourcils bien fournis mais personne ne doutait que son vœu adoucirait la lourde destinée annoncée par celui de Glinda (que personne n’avait très bien compris, d’ailleurs). Elle leva la petite baguette de coudrier qu’elle tenait fermement dans sa main gauche et la pointa vers le berceau :

Que ta beauté sauvage raconte ta terrienne puissance,
Que dans le doute tu apprennes à les chevaucher,
Car ceux qui t’aime devineront ta naissance,
Et les autres voudront te la reprocher…

L’assistance restait la lippe pendante : certes, le vœu était beau, bien tourné et, normalement, bénéfique pour l’enfant mais… la pelisse ? Tout le monde chuchotait : “Et la pelisse ?“, “Aughra ne fait rien pour la pelisse ?“, “Elle pourrait quand même alléger le sort de l’autre clinquante donzelle…

Aughra souriait dans sa moustache (qu’elle ne rasait jamais) : elle ne crachait pas sur un petit suspense quand elle voulait jeter des sorts. Elle se leva, reprit sa baguette et la pointa, vers la pelisse cette fois. Un flux presque transparent de lianes et de fleurs en sortit qui atteignit la pelisse en lévitation, l’entoura puis s’évanouit dans les airs, laissant l’objet magique flotter au-dessus du bébé. Si les plus jeunes étaient charmés par la beauté du geste, les plus anciens avaient remarqué que les trois yeux crevés avaient été réparés et retournés au revers. Alors, Aughra, toute en sourire :

Ce que la sauvagerie mauvaise a détruit
La sauvagerie joyeuse a réparé.
En hiver comme en été,
Du manteau, choisis le bon côté !

Personne n’avait compris grand’chose mais tous étaient soulagés car venait le tour de Jehanne… et du gâteau. La bonne marraine n’était ni fée ni sorcière : elle ne pouvait offrir que sa bonté à l’enfant. Ce qu’elle fit :

Quand tu auras besoin de moi,
A tes côtés, je serai là,
Mais toujours pour être aidée
Il faut accepter de demander.

Les années passèrent et le temps des royaumes fut bientôt révolu. Du palais de Petit-Roi et de Petite-Reine ne restait que le souvenir ; les frères et sœurs de Tite-Belette vivaient leurs vies dans d’autres terres. Tite-Belette avait été une belle enfant (le sortilège des cheveux n’avait trouvé aucun contre-sortilège, malgré les efforts de Petite-Reine) et elle devenait un joli petit bout de femme quand le jour arriva où, dans le respect des consignes de Glinda, Petite-Reine remit la pelisse magique à sa fille. Elle le fit, sans un mot d’explication.

Tite-Belette enfila le vêtement à l’apparence quand même fort surprenante : près d’un millier d’yeux qui vous regardent tant que vous ne les avez pas posés sur votre dos, ça intimide. Et puis, ces trois yeux au revers : un dans la capuche, un au sommet de la manche et un sous l’omoplate, ça intimide aussi, pire, ça chatouille les pudeurs.

Qu’à cela ne tienne, l’enfant avait revêtu sa pelisse et, désormais, était condamnée à voir et voir encore. Dans la campagne, voir beaucoup voire tout était une bénédiction, de la poésie à chaque pas, dans chaque creux de branche, dans tous les bourgeons d’arbres, le long des tiges de toutes les fleurs, au fil des plumes de tous les oiseaux : elle se nourrissait de ce qu’elle voyait. Chaque promenade était un pas de plus dans la Grande Confiance.

Or, un jour, ses pas la menèrent à la Ville et, si la Nature de sa campagne ne faisait rien pour être regardée, la Ville, elle, regorgeait d’images faites pour être vues. Tite-Belette se sentait toute petite, toute perdue devant cette abondance. Sans arrêt, les 997 yeux de sa pelisse lui ramenaient des images du monde qui l’entourait, des gens qui lui parlaient, des livres qu’ils écrivaient, des messages qu’ils postaient… elle ne savait plus que penser ni même qui elle était encore. La Grande Confiance s’est mise à fondre et à couler dans la sueur de son cou. Certes les gens étaient ravis qu’elle les regarde autant mais ils partageaient avec elles des mondes qui n’étaient pas le sien, nulle part où elle puisse grandir et laisser fleurir sa vraie personne.

C’est alors qu’elle se souvint du vœu de sa tante Jehanne, qu’on lui avait rapporté. Elle pris son bâton de marche et marcha jusqu’à la vieille qui, comme promis, l’accueillit dans ses bras et la consola. Elle ne lui dit pas grand chose, une fois les retrouvailles consommées. Elle lui rappela simplement le conseil d’Aughra : “Du manteau, choisis le bon côté !” Tite-Belette avait oublié les trois regards tournés vers sa tête, son épaule et son coeur.

Dame Jehanne attendait ce moment depuis la naissance de sa filleule : elle posa lentement son tricot sur le buffet, à côté de l’âtre et se retourna vers la petite. Doucement, elle retira la pelisse magique des épaules de l’enfant devenue femme, la retourna et la reposa sur le dos et la tête de Tite-Belette.

Un moment, celle-ci ressentit une grande obscurité l’entourer et elle eut peur. Puis, un à un, les trois yeux enfin tournés vers le monde s’ouvrirent et Tite-Belette vit désormais la vie à travers son cœur, sa tête et ses bras devenus forts. Est-il besoin de dire qu’elle ouvrit la porte en remerciant sa marraine et qu’elle partit à cheval dans un grand rire nocturne.

Le conte n’en parle pas mais, à la veillée, Dame Jehanne raconte souvent les visites régulières de Tite-Belette qui vient lui raconter comment un œil de plus s’est ouvert… sur elle-même.

Patrick Thonart


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Lire encore en Wallonie-Bruxelles…

JANSSON : La fille du sculpteur (1968)

Temps de lecture : 10 minutes >

J’aime à penser qu’il y a des pays, beaucoup plus au Nord, où l’hiver est long et paisible, où le soleil brille au travers les fenêtres givrées, dans les cuisines qui embaument le cinq-quart à la cuisson, dans un four d’émail blanc, près des chiens robustes qui baillent sous la table. J’aime les livres qui racontent les découvertes et les cruautés des enfants nourris de Fifi Brindacier, les nouvelles ou les romans éclairés de printemps qui évoquent les craquements du dégel ou la maraude de fin d’été. J’aime que leur auteur mise sur le regard fantasque d’une petite fille espiègle, qui raconte le monde comme dans un rêve, où l’adultère et la gueule de bois des grands côtoient les collections de galets et les nœuds dans les cheveux des enfants, dans le même souffle, dans la même fête de poésie sauvage et onirique. J’aime à penser qu’il s’agit là d’un témoignage récent, d’une autobiographie d’aujourd’hui ou de la généreuse prédiction d’une vieille dame qui lit dans les étoiles…

JANSSON Tove, Autoportrait (1937) @ DR

Après avoir goûté les premières nouvelles de La Fille du sculpteur de la finlandaise Tove JANSSON (étrangement baptisé “roman” alors qu’il contient un recueil de nouvelles, racontées par une même jeune narratrice), je souhaitais tant que ce livre formidable soit au présent. Alors, j’ai plongé sur le colophon et, partant, plongé dans la douce dépression que l’on ressent devant, par exemple, les illustrations de Carl LARSSON (1853-1919, cfr. illustration d’en-tête), quand la joie de se projeter dans ces charmants paradis perdus de l’enfance et de la fraîcheur se mue en une tendre nostalgie. On en redemande, on tourne les pages de l’album puis on lève les yeux. Ah, si seulement… Mais, hélas, La Fille du sculpteur date déjà de 1968 !

978-2-924898-86-4

L’élégante et espiègle traduction de Catherine Renaud, au départ du suédois, n’est quant à elle parue qu’en 2021, aux Editions La Peuplade (Québec), qui précisent : “Auteure, peintre, illustratrice, féministe, connue dans le monde entier pour ses célèbres Moumines et son roman Le livre d’un été, Tove Jansson (1914-2001) est à l’origine d’une œuvre littéraire exceptionnelle. Elle est l’une des grandes créatrices du XXe siècle.

Et la quatrième de couverture offre un avant-goût du petit voyage : “La fille du sculpteur raconte une enfance vécue comme un rêve, inspirée de celle de Tove Jansson, au début du xxe siècle, entre Helsinki et la maison familiale sur une île de l’archipel de Porvoo, où ses parents artistes se retiraient pour l’été. Dans ce livre éminemment onirique, les êtres humains se mettent soudainement à voler, des créatures imaginaires et mystérieuses apparaissent au détour de certaines criques, et Dieu le père lui-même surveille les enfants qui jouent dans le jardin.

Emmanuel Requette, libraire à Bruxelles, explique également : “L’art de Tove Jansson est tout entier contenu dans cette tension qu’elle parvient comme peu à rendre palpable entre le pouvoir de l’enfant et le regard de l’adulte“. Bref, ce livre est un régal d’innocence feinte, à mi-chemin entre l’odeur du pain d’épices volé et la fraîcheur de l’eau, au cœur d’un verger.

Patrick Thonart


Anna

C’était tellement agréable de regarder Anna !
Les cheveux d’Anna poussaient comme de l’herbe drue et succulente, ils pendaient, coupés un peu n’importe comment, et étaient si vivants qu’ils faisaient des étincelles. Tout aussi épais et noirs, ses sourcils se rejoignaient presque au milieu, son nez était plat, et ses joues, très rouges. Ses bras plongeaient comme des piliers dans l’eau de vaisselle. Elle était belle.
Quand Anna chante en faisant la vaisselle, je m’assieds sous la table de la cuisine pour essayer d’apprendre les paroles. C’est au treizième couplet de Hjalmar et Hulda qu’il commence enfin à se passer quelque chose.

Hjalmar entre, en habit de guerrier étincelant,
et les harpes se taisent prestement.
Courroucé, il se dirige vers son infidèle fiancée
pour s’emparer de sa couronne de mariée.
Il arrache l’objet sombre de ses cheveux clairs.
Pâle, comme gisant déjà sur la civière mortuaire,
horrifiée, Hulda, la poitrine tremblante d’effarement
fait face au bras vengeur de son amant.

On frissonne, c’est beau. Comme Anna quand elle dit : “Sors un moment, il faut que je pleure maintenant, c’est tellement beau.”
Les amants d’Anna arrivaient souvent en habits de guerrier. J’aimais particulièrement le dragon dans son pantalon rouge et son manteau à tresses en passementerie dorée, il était superbe. Il retirait toujours son sabre, qui tombait parfois par terre dans un bruit qui parvenait jusqu’à mon lit-étagère sous le plafond, et je pensais à son bras vengeur. Puis il a disparu, et Anna a eu un nouvel amant, un Homme Pensant. C’est pour cette raison qu’elle assistait à des conférences sur Platon et qu’elle méprisait papa, qui lisait les journaux, et maman, qui lisait des romans.
J’ai expliqué à Anna que maman n’avait pas le temps de lire d’autres livres que ceux qu’elle illustrait : elle devait savoir de quoi le livre parlait et à quoi ressemblait l’héroïne pour dessiner la couverture. Certains se contentent de dessiner ce qu’ils ressentent et méprisent l’auteur. Et il ne faut pas. Un illustrateur doit penser à la fois à l’auteur, au lecteur et parfois même à l’éditeur.
– Ah ! a dit Anna. Des éditeurs de pacotille qui ne publient pas Platon. D’ailleurs, Madame reçoit gratuitement tous les livres qu’elle illustre et, sur le dernier livre, l’héroïne n’avait même pas les cheveux blonds alors qu’ils l’étaient dans l’histoire.
– Mais la couleur coûte cher! ai-je rétorqué en m’énervant. Et en plus, elle doit s’acquitter de la moitié du prix de certains livres !
C’était totalement impossible d’expliquer à Anna que les éditeurs n’aiment pas les impressions multicolores et qu’ils se plaignent des impressions bicolores, même s’ils savent qu’au moins une couleur doit être noire et qu’il est possible de dessiner des cheveux sans jaune pour qu’ils paraissent blonds.
– Ah, vraiment ! a dit Anna. Et quel est le rapport avec Platon, si je peux me permettre ?
Alors je perdais le fil de ce à quoi j’avais pensé depuis le début. Anna mélangeait les choses et finissait toujours par avoir raison. Mais parfois, j’aimais la pousser à bout. Je la laissais parler et parler de son enfance, jusqu’à ce qu’elle pleure, et je me postais à la fenêtre, me balançant sur mes talons et regardant en bas dans la cour. Ou alors je ne lui demandais rien, même si elle avait le visage gonflé et qu’elle jetait la pelle à poussière à travers la cuisine. Je pouvais pousser Anna à bout en étant polie avec ses amants, en leur posant sans cesse des questions sur ce qui les intéressait sans jamais partir. Et un autre très bon moyen était de déclarer d’une voix forte et traînante : “Madame veut du steak de veau pour dimanche”, avant de sortir aussitôt comme si Anna et moi n’avions rien d’autre à nous dire.
Anna s’est longtemps vengée à l’aide de Platon. Puis un jour, elle a eu pour amant un Homme du Peuple et elle s’est vengée en évoquant toutes ces vieilles livreuses de journaux qui se levaient à quatre heures alors que ces messieurs dormaient et se prélassaient au lit en attendant leur édition du matin. J’ai rétorqué qu’aucune vieille livreuse de journaux sur terre ne travaillait toute la nuit quand il fallait fabriquer un moule en plâtre pour un concours et que maman travaillait jusqu’à deux heures chaque nuit pendant qu’Anna dormait et se prélassait au lit, et alors Anna a dit de ne pas l’entraîner sur ce terrain et, du reste, Monsieur n’a reçu aucun prix la dernière fois ! Alors j’ai crié que c’était parce que le jury était injuste et elle a crié que c’était facile à dire, et moi, qu’elle ne comprenait rien parce qu’elle n’était pas artiste et elle que c’était facile d’être supérieure alors qu’on n’a même pas suivi de cours de dessin, et alors nous ne nous sommes plus parlé pendant plusieurs heures.
Quand nous avions toutes les deux fini de pleurer, je retournais dans la cuisine, où Anna avait accroché la couverture au-dessus de la table. Je pouvais alors construire ma cabane dessous si je ne me mettais pas dans ses jambes ni devant la porte du garde-manger. Je la construisais avec les chaises, les bûches et le tabouret. En fait, je le faisais par politesse, parce qu’on pouvait construire de bien meilleures cabanes sous la grande selle de sculpteur.
Une fois la cabane achevée, elle me donnait un peu de vaisselle. Je la prenais uniquement par politesse. Je n’aime pas faire semblant de cuisiner. Je déteste manger.
Une fois, il n’y avait pas de merisier à grappes sur le marché pour le premier juin. Maman doit avoir des fleurs de merisier à grappes pour son anniversaire, sinon elle meurt. C’est ce que lui avait dit une gitane quand maman avait quinze ans et, depuis, tout le monde se donnait beaucoup de mal pour lui trouver des merisiers. Parfois, ils fleurissent trop tôt et parfois, trop tard. Si on les cueille à la mi-mai, les feuilles bruniront sur les bords et les fleurs ne s’ouvriront jamais.
Mais Anna a dit :
– Je sais qu’il y a un merisier à grappes blanc dans le parc. Nous irons en cueillir quand il fera nuit.
Il faisait nuit assez tard, mais j’ai quand même eu le droit d’aller avec elle et nous n’avons pas dit un mot sur nos intentions. Anna m’a prise par la main, ses mains chaudes étaient toujours humides et, quand elle bougeait, elle dégageait un parfum brûlant et un peu effrayant. Nous avons descendu la Lotsgatan, traversé en direction du parc, et j’étais complètement pétrifiée de terreur, je pensais au gardien du parc, au conseil municipal et à Dieu.
– Papa ne ferait jamais une chose pareille, ai-je dit.
– Non, parce que Monsieur est bien trop bourgeois, a répondu Anna. On prend ce dont on a besoin, c’est comme ça.
Nous avions escaladé la clôture avant que je comprenne la chose incroyable qu’elle venait de dire, que papa était bourgeois. J’étais tellement stupéfaite que je n’ai pas eu le temps d’être offensée.
Anna s’est directement approchée du buisson blanc au milieu de la pelouse et a commencé à cueillir des fleurs.
– Tu cueilles mal ! lui ai-je sifflé. Fais-le correctement !
Anna était plantée dans l’herbe, les jambes écartées, et elle me regardait. Sa grande bouche s’est ouverte en un large sourire, découvrant ses belles dents, elle m’a prise par la main, s’est accroupie, et nous avons couru en nous faufilant sous les arbustes. Nous nous sommes dirigées vers un autre buisson blanc, et Anna regardait tout le temps par-dessus son épaule et s’arrêtait parfois derrière un arbre.
– Est-ce que c’est mieux comme ça ? a-t-elle demandé.
J’ai hoché la tête et serré sa main. Puis elle s’est mise à cueillir les fleurs. Elle tendait ses grands bras et sa robe la serrait de partout. Elle riait, cassait des branches, et les fleurs tombaient sur son visage. Je murmurais “arrête, arrête, ça suffit”, tellement terrifiée que j’ai failli faire dans mon pantalon.
– Tant qu’à voler, autant le faire correctement, a dit Anna calmement.
Elle avait les bras remplis de fleurs de merisier, qui lui couvraient le cou et les épaules et elle les tenait toujours fermement de ses grandes mains rouges. Nous avons de nouveau escaladé la clôture pour rentrer à la maison, et aucun gardien de parc ni aucun policier n’a jamais surgi.
Après, ils nous ont dit que nous avions cueilli les fleurs d’un buisson qui n’était pas un merisier à grappes. Elles étaient juste blanches. Mais maman s’en est quand même sortie et elle n’est pas morte.
Parfois, Anna se fâchait et criait :
– Je ne supporte plus de te voir! Va-t’en !
Alors je descendais dans la cour et je m’asseyais sur la poubelle où je brûlais des rouleaux de pellicules avec une loupe.
J’aime les odeurs. Celle des pellicules qui brûlent, de la chaleur, d’Anna, de la caisse d’argile, des cheveux de maman, l’odeur des fêtes et du merisier en grappes. Je n’ai moi-même pas encore d’odeur, du moins je ne crois pas.
En été, Anna avait une odeur différente, elle sentait l’herbe et dégageait un parfum encore plus brûlant. Elle riait plus souvent et on découvrait davantage ses grands bras et ses jambes.
Anna savait vraiment ramer. Elle donnait un seul coup et se reposait triomphalement sur les rames pendant que le bateau glissait sur le détroit en faisant jaillir des éclaboussures dans l’eau brillante du soir. Puis elle donnait un autre coup de rame, d’autres éclaboussures jaillissaient, et elle montrait combien elle était forte. Elle éclatait alors de rire, plongeait une des rames pour faire tourner le bateau et montrer qu’elle n’avait envie d’aller nulle part et se contentait de jouer. Finalement, elle laissait le bateau dériver, s’allongeait au fond pour chanter et, depuis le rivage, tout le monde l’entendait dans le soleil couchant et savait qu’Anna était allongée là, grande, heureuse, brûlante et se moquant de tout. Elle faisait ce qu’elle voulait.
Puis elle montait sur la colline, son corps se balançant lentement, cueillait parfois une fleur. Anna chantait aussi quand elle faisait du pain. Elle pétrissait la pâte, la battait, la tapotait et façonnait des petites boules qu’elle jetait dans le four exactement comme il fallait. Elle refermait la porte, s’étirait et s’exclamait :
– Houla ! Ça brûle !
J’aime Anna l’été et je ne cherche jamais à la pousser à bout.
Parfois, nous allions dans la vallée des diamants. C’est une plage où tous les galets sont ronds et précieux. Ils ont une très jolie couleur. Ils sont beaux sous l’eau, mais quand on les frotte avec de la margarine, ils restent toujours beaux. Nous y allions quand maman et papa travaillaient en ville et, après avoir ramassé beaucoup de diamants, nous nous asseyions près du ruisseau qui descendait de la montagne. Il ne coulait qu’à la fin du printemps et à l’automne. Nous construisions des cascades et des barrages.
– Il y a de l’or dans le ruisseau, a dit Anna. Cherche-le.
Je n’ai jamais vu d’or.
– Il faut le mettre toi-même, a dit Anna. L’or est magnifique dans l’eau brune. Et il prolifère. De plus en plus d’or.
Alors je suis rentrée à la maison et j’ai récupéré tout l’or que nous possédions ainsi que les perles. J’ai tout mis dans le ruisseau et c’est devenu incroyablement beau.
Anna et moi étions allongées à écouter le ruisseau, et elle chantait La Fiancée au Lion. Elle est entrée dans l’eau, a attrapé le bracelet en or de maman avec ses orteils, l’a relâché en éclatant de rire.
– J’ai toujours eu envie d’or véritable.
Le jour suivant, tout l’or avait disparu et les perles aussi. J’ai trouvé ça étrange.
– On ne sait jamais avec les ruisseaux, a dit Anna. Parfois, l’or prolifère et parfois il va droit dans la terre. Mais il peut ressortir, si on n’en parle jamais.
Puis nous sommes rentrées à la maison et nous avons fait des crêpes.
Le soir, Anna a retrouvé son nouvel amant près de la balançoire du village. C’était un Homme d’Action et il pouvait pousser la balançoire si fort qu’elle faisait des tours complets, et la seule qui osait rester assise au quatrième tour était Anna.

JANSSON Tove, La Fille du sculpteur (Saguenay : La Peuplade, 2021)


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Plus de littérature en Wallonie et à Bruxelles…

MAASTRICHT : Festival L’Europe & l’Orgue 1997 + Caractéristiques des orgues de Maastricht

Temps de lecture : 6 minutes >

Le prolifique César Franck était beaucoup de choses, mais il était aussi organiste. Élève remarquable de Reicha, le compositeur liégeois a touché les (complexes) ensembles de pédaliers, de tirettes et de claviers parisiens de Notre-Dame-de-Lorette à Sainte-Clotilde, où il va inaugurer ( un magnifique instrument du facteur d’orgues Aristide Cavaillé-Coll (il en restera le titulaire jusqu’à sa mort : des orgues, s’entend).

Tout bon liégeois étant un principautaire refoulé, il est donc deux fois naturel de se tourner vers Maastricht où, aujourd’hui encore, se tient régulièrement le festival L’Europe & l’Orgue, organisé par la Fondation Pro-Organo. Nous reproduisons ici des extraits du programme de 1997, avec une description des trois instruments concernés : les orgues de Notre-Dame, de Saint-Mathieu et celles de la basilique Saint-Servais. Les différents dispositifs de chacun des orgues sont donnés en tableau. C’est une belle occasion de se délecter de mots peu communs : quarts de nasard, tirasses, sesquaialters et autres salicionaux…

Patrick Thonart


Sur les orgues, dans les églises, il servira sa ville pour la récréation des fidèles de la municipalité, afin que sa musique les détourne des auberges et des tavernes. Sur ordre du Maïeur, il jouera de l’orgue, chaque fois une pleine heure, le dimanche matin et l’après-midi du même jour, ainsi que chaque jour après la prière du soir et à l’occasion des jours de marché municipal.

d’après les actes de désignation des organistes municipaux (± 1600)

De plus, il “pratiquera son art pour que les fidèles viennent volontiers  l’écouter et affluent pour ce faire des quatre coins de la commune” (d’après les archives de l’église de Saint-Bavon à Haarlem). En ouvrant des concerts d’orgue à tout un chacun, le but des autorités de l’époque était clair, et leur conception de l’influence bénéfique de la musique sur le peuple était en tout cas meilleure que celle de plus d’un prédicateur. Les églises réformées étaient le point de rencontre où l’on retrouvait la bourgeoisie aisée, les marchands en route pour la foire et le petit peuple. Aux claviers des orgues municipales, l’organiste y occupait une place de choix et méritait considération.

A celui-ci, il était également demandé de jouer plus souvent “au moins par temps hivernal, alors que les fidèles dehors peu se promènent à cause de la tempête et des frimas, et qu’en l’église ils se réfugient” et “à la demie de onze heures, lorsque de coutume plus de passants se trouvent en l’église“.

Mais, les années passent et les temps changent. C’est ainsi que les églises catholiques romaines sont également devenues des lieux de rencontre où l’organiste touche l’orgue avec grâce et maestria. “Mais jamais du luxe et de la luxure du siècle il ne mâtinera la musique spirituelle“, sermonne Constantin Huygens dans son opuscule dont le titre français pourrait être: De l’usage et des mésusages de l’orgue dans les églises des Provinces-Unies.

Quoi qu’il en soit, l’époque est autre qui, aujourd’hui, accueille l’Europe & l’Orgue Maastricht : un festival européen qui réunit des amis de l’orgue venus du monde entier. Un rendez-vous festif, avec un clin d’œil vers les “auberges et les tavernes“, à l’ombre des tours de Notre-Dame, de Saint-Servais et de Saint-Mathieu. Huygens n’en aurait vraiment pas voulu à la bonne ville de Maastricht !

Jan J.M. Wolfs

© Pro-Organo

Orgues de la basilique Notre-Dame (Maastricht)

Extrait des Protocoles 1646-1662, folio 44, minutes de l’assemblée annuelle du chapitre de Notre-Dame, en date du 10 septembre 1650 :

…ac insuper deputant dnos Antonium van der Gracht et dd Mart le Jeusne et Hermanium Grave ad tractandum et si fieri potest conviendum cum dto magro Andreas super confectione novorum organorum majoris et minoris… [de plus, les sieurs Anthon van der Gracht, Martinus le Jeusne et Herman Graven se voyaient confier le mandat de négocier un contrat avec ledit Maître Andreas en vue de la construction de nouvelles orgues, grandes et petites….]

On peut donc en déduire qu’André Séverin recevait ainsi la commande d’un orgue de grande taille (buffet contenant Grand-Orgue et Echo), et d’un plus menu (positif, dans le dos de l’exécutant). Ce fut chose faite en 1652. En 1798, Maastricht est sous domination française et le chapitre de Notre-Dame dissous. L’église sert alors de forge et d’entrepôt. L’orgue lui-même est déménagé dans l’église St-Nicolas voisine. Ce n’est qu’en 1838 que les orgues de Notre-Dame retrouveront leur site initial, après avoir été modifiées en 1830 par Binvignat, qui a réuni le Grand-Orgue et le positif.

De modes en innovations, les orgues ont été adaptées au goût et aux techniques du jour à deux reprises : une première fois en 1852, par Merklin & Schütze de Bruxelles, ensuite par Pereboom & Leyser de Maastricht en 1880. Les travaux de restauration entrepris en 1964 et 1984 par la firme Flentrop de Zaandam ont rendu à ce splendide orgue Séverin tout son éclat : un son brillant en parfaite harmonie avec la magnificence des décors du buffet et des volets.


Orgues de l’église Saint-Mathieu (Maastricht)

C ‘est en 1808 que Joseph Binvignat a bouclé son chef~d’oeuvre : les orgues de l’église Saint~Mathieu. Pour sa réalisation, le célèbre facteur avait vu  grand, multipliant claviers et pédaliers et cédant, on peut le regretter, quelque peu à l’esprit du temps. 1874 a vu l’orgue entièrement remanié par Pereboom & Leyser, ceux~ci supprimant quelques jeux classiques au profit de voix plus romantiques, plus proches des cordes. La soufflerie et la mécanique ont ensuite été rénovées. On compte par après diverses interventions, dont une modification de la console et l’installation d’un rouleau de crescendo par des descendants de Pereboom.

L’église elle~même s’est vue transformée au fil des ans. Pour la protéger de l’eau, le sol a été rehaussé et, partant, le jubé également. Triste option par laquelle l’orgue s’est vu reléguer un emplacement à l’acoustique exécrable, derrière l’arceau d’une tour. En 1950, Verschueren de Heythuysen a tenté de rendre à l’orgue sa disposition originale, sans grand succès : les bonnes intentions n’ont pas suffi, les connaissances d’alors restant insuffisantes. La restauration générale de Saint~Matthieu en 1988~1990 a permis aux responsables de l’église de rétablir l’orgue dans son statut originel. Le sol étant rabaissé au niveau initial, il a été possible de construire un balcon qui puisse offrir à l’orgue une perspective acoustiquement plus favorable. Sous l’égide du Rijksdienst voor de Monumentenzorg, la firme Flentrop Orgelbouw a su restaurer en profondeur l’orgue de Saint~Matthieu ainsi que ses commandes, en respectant la disposition authentique. Parlera-t-on ici de point d’orgue ? L’orgue enfin conforme à son ancêtre s’est vu parer de sculptures fines de la main du Maître ébéniste et sculpteur Jean Mullens de Liège.


Orgues de la basilique Saint-Servais (Maastricht)

L’orgue monumental de la basilique St-Servais est exemplaire à plus d’un titre, notamment en ce qu’il illustre un mariage heureux entre deux styles architecturaux, le baroque et le romantique. A l’origine, en 1804, la fabrique d’église de St-Servais avait acheté un orgue de facture inconnue, provenant de l’église dominicaine. Nous savons aujourd’hui que le modèle comptait 28 jeux, divisés en trois claviers avec pédalier. On a également pu établir que l’instrument en question avait été entretenu aux environs de 1782 par les organiers Lambert Houtappel et Joseph Binvignat.

Quel orgue n’a jamais été modifié ? Ce fut le cas également pour celui de St-Servais qui fut confié aux bons soins des frères Franssen de Horst. A l’époque, on ne lésinait pas sur les moyens : le Grand Orgue fut garni d’une montre de 16 pieds, et on ajouta un pédalier indépendant ; les sommiers et la transmission (jeux et registres) furent remis à neuf et on élargit un certain nombre de registres.

Entre 1852 et 1855, l’option fut d’étendre encore les possibilités de l’instrument. Pereboom & Leyser de Maastricht ajoutèrent des jeux de pédales de chaque côté du buffet, augmentèrent le nombre de registres, et complétèrent leur intervention en installant un rouleau de crescendo.

La basilique fut restaurée de fond en comble entre 1985 et 1990, ce qui permit à Verschueren d’entamer la restauration complète et, le cas échéant, une réelle reconstruction des orgues. Réutilisant de grandes parties de l’ancien buffet, des sommiers et de la tuyauterie, le facteur de Heythuysen a fait oeuvre non négligeable conférant aux orgues de St-Servais une portée imposante, leur offrant ainsi leur pleine maturité. Dernier tribut à la grande tradition organistique, la console a été réinstallée à l’avant de l’instrument, en son milieu.

Traduction : Patrick Thonart

Le texte intégral est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : programme du festival de 1997 | traduction : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pro-Organo.


Plus de musique…

STALINE : Le Marxisme et les problèmes de linguistique (Moscou, 1952)

Temps de lecture : 33 minutes >

Magnifique témoignage d’une époque et bijou de bibliophilie, l’opuscule Le Marxisme et les problèmes de linguistique d’un certain Joseph Staline n’est pas une brochure pirate que nous aurions découverte dans une brocante. Le texte principal, qui donne son titre à ce recueil d’une cinquantaine de pages, était initialement un article signé par le Petit Père des Peuples et paru dans la Pravda en 1950. Comme l’indique la “Note de l’éditeur” en début de volume : “La présente traduction de l’ouvrage de J. Staline Le Marxisme et les problèmes de linguistique est conforme au texte des Editions politiques d’Etat (Moscou 1951).” Autant pour la conformité.

Distribuée dans nos contrées francophones via les différents partis communistes nationaux, cette brochure de bonne qualité était éditée par les Editions en langues étrangères de Moscou (une maison d’édition fondée en 1931 sous le nom d’Association des éditeurs de travailleurs étrangers en URSS, rebaptisée en 1939 Maison d’édition des langues étrangères puis, en 1963, après une réorganisation, Éditions du Progrès).

Étaient ainsi diffusées pour la bonne édification des peuples, toute une batterie de monographies officielles portant sur des sujets aussi quotidiens que Le matérialisme dialectique et le matérialisme historique du même Joseph Staline (1954) ou Les trois sources et les trois parties constitutives du Marxisme par V. Lénine (1954, “conforme au texte des Œuvres de Lénine, préparées par l’Institut Marx-Engels-Lénine-Staline près le Comité Central du P.C.U.S“).

Même si, d’entrée de jeu, Staline confesse que, en matière de linguistique, “n’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades“, ‘il’ écrit quand même un essai d’une trentaine de pages sur le sujet, suivi par plusieurs autres textes longs, regroupés sous le titre “Quelques problèmes de linguistique” : Réponse à la camarade E. Krachéninnikova ; Au camarade Sanjéev ; Aux camarades D. Belkine et S. Fourer ; Au camarade A. Kholopov. Il faut lire ces ‘Réponses’ sans romantisme post-soviétique : elles sont l’occasion pour Staline de discréditer officiellement, urbi et orbi, une sommité de la linguistique d’alors, Nicolas Marr, qui a dû ‘sentir le vent du boulet’ dès les années 1950, alors qu’il avait auparavant été soutenu par Staline et, partant, à l’origine d’épuration visant des linguistes russes (slavistes) qui n’étaient pas d’accord avec ses théories quelquefois assez ‘farfelues’…

On débattra longuement de l’idéologie qui préside au traitement du sujet “linguistique”, on s’amusera de penser que Staline aurait dû vivre plus de vies que mille chats pour écrire l’ensemble des œuvres qui lui sont attribuées, on s’émerveillera du dispositif technique de propagande internationale organisé, entre autres, au travers de tant de publications de qualité, on s’agacera peut-être du cynisme politique qui faisait percoler la vérité d’Etat dans tous les sujets de la vie quotidienne, soit. On relira George Orwell, Umberto Eco et Margaret Atwood, soit : on fera bien.

Reste qu’il sera difficile de ne pas être ému par une époque qui, si elle était d’une violence inouïe, n’était pas dénuée d’une poésie incroyable : quelles que soient ses options politiques, un Etat, un jour, a visé ouvertement à l’édification de son peuple… par le livre et les savoirs ! De quoi être nostalgique, non ?

Patrick Thonart


Lénine lisant la Pravda © fr.rbth.com

L’article de J. Staline, Le Marxisme et les problèmes de linguistique, paru le 20 juin 1950 dans La Pravda, à la suite d’un débat qui s’y déroula sur les problèmes de linguistique en Union soviétique, constitue une réponse aux questions que lui posa à ce sujet un groupe d’étudiants soviétiques et aux essais publiés dans les colonnes du journal, dont les principaux titres sont : Sur la voie de la linguistique matérialiste de Boulakhovski, membre de l’Académie des Sciences d’Ukraine, L’Histoire de la linguistique en Russie et la théorie de Marr de Nikiforov, Du caractère de classe de la langue de Koudriavtsev. [VIVELEMAOISME.ORG]


© Collection privée

A propos du marxisme en linguistique

Un groupe de jeunes camarades m’a demandé d’exposer dans la presse mon opinion sur les problèmes de linguistique, notamment en ce qui concerne le marxisme en linguistique. N’étant pas linguiste, je ne puis évidemment pas donner pleine satisfaction aux camarades. Quant au marxisme en linguistique, comme dans les autres sciences sociales, c’est une question dont je peux parler en connaissance de cause. C’est pourquoi j’ai accepté de répondre à une série de questions posées par les camarades.

QUESTION : Est-il vrai que la langue soit une superstructure au-dessus de la base ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
La base est le régime économique de la société à une étape donnée de son développement. La superstructure, ce sont les vues politiques, juridiques, religieuses, artistiques, philosophiques de la société et les institutions politiques, juridiques et autres qui leur correspondent.
Toute base a sa propre superstructure, qui lui correspond. La base du régime féodal a sa superstructure, ses vues politiques, juridiques et autres, avec les institutions qui leur correspondent ; la base capitaliste a sa superstructure à elle, et la base socialiste la sienne. Lorsque la base est modifiée ou liquidée. sa superstructure est, à sa suite, modifiée ou liquidée ; et lorsqu’une base nouvelle prend naissance, à sa suite prend naissance une superstructure qui lui correspond.
La langue, à cet égard, diffère radicalement de la superstructure. Prenons, par exemple, la société russe et la langue russe. Au cours des trente dernières années, l’ancienne base, la base capitaliste, a été liquidée en Russie, et il a été construit une base nouvelle, socialiste.
En conséquence, la superstructure de la base capitaliste a été liquidée, et il a été créé une nouvelle superstructure correspondant à la base socialiste. Aux anciennes institutions politiques, juridiques et autres se sont donc substituées des institutions nouvelles, socialistes. Mais en dépit de cela, la langue russe est demeurée, pour l’essentiel, ce qu’elle était avant la Révolution d’Octobre.
Qu’y a-t-il de changé depuis lors dans la langue russe ?
Le vocabulaire de la langue russe a changé en une certaine mesure ; il a changé dans ce sens qu’il s’est enrichi d’un nombre considérable de mots nouveaux et d’expressions nouvelles qui ont surgi avec l’apparition de la nouvelle production socialiste, avec l’apparition d’un nouvel Etat, d’une nouvelle culture socialiste, d’un nouveau milieu social, d’une nouvelle morale et, enfin, avec le progrès de la technique et de la science ; quantité de mots et d’expressions ont changé de sens et acquis une signification nouvelle ; un certain nombre de mots surannés ont disparu du vocabulaire.
En ce qui concerne le fonds essentiel du vocabulaire et le système grammatical de la langue russe, qui en constituent le fondement, loin d’avoir été liquidés et remplacés, après la liquidation de la base capitaliste, par un nouveau fonds essentiel du vocabulaire et un nouveau système grammatical de la langue, ils se sont au contraire conservés intacts et ont survécu sans aucune modification un peu sérieuse ; ils se sont conservés précisément comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Poursuivons. La superstructure est engendrée par la base, mais cela ne veut point dire qu’elle se borne à refléter la base, qu’elle soit passive, neutre, qu’elle se montre indifférente au sort de la base, au sort des classes, au caractère du régime.
Au contraire, une fois en existence, elle devient une immense force active, elle aide activement sa base à se cristalliser et à s’affermir ; elle met tout en oeuvre pour aider le nouveau régime à achever la destruction de la vieille base et des vieilles classes, et à les liquider.
Il ne saurait en être autrement. La superstructure est justement engendrée par la base pour servir celle-ci, pour l’aider activement à se cristalliser et à s’affermir, pour lutter activement en vue de liquider la vieille base périmée avec sa vieille superstructure. Il suffit que la superstructure se refuse à jouer ce rôle d’instrument, il suffit qu’elle passe de la position de défense active de sa base à une attitude indifférente à son égard, à une attitude identique envers toutes les classes, pour qu’elle perde sa qualité et cesse d’être une superstructure.
La langue à cet égard diffère radicalement de la superstructure. La langue est engendrée non pas par telle ou telle base, vieille ou nouvelle, au sein d’une société donnée, mais par toute la marche de l’histoire de la société et de l’histoire des bases au cours des siècles.
Elle est l’oeuvre non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société, des efforts des générations et des générations. Elle est créée pour les besoins non pas d’une classe quelconque, mais de toute la société, de toutes les classes de la société.
C’est pour cette raison précisément qu’elle est créée en tant que langue du peuple tout entier, unique pour toute la société et commune à tous les membres de la société.
Par suite, le rôle d’instrument que joue la langue comme moyen de communication entre les hommes ne consiste pas à servir une classe au détriment des autres classes, mais à servir indifféremment toute la société, toutes les classes de la société. C’est là précisément la raison pour laquelle la langue peut servir l’ancien régime agonisant aussi bien que le nouveau régime ascendant, l’ancienne base aussi bien que la nouvelle, les exploiteurs aussi bien que les exploités.
Ce n’est un secret pour personne que la langue russe a aussi bien servi le capitalisme russe et la culture bourgeoise russe avant la Révolution d’octobre qu’elle sert actuellement le régime socialiste et la culture socialiste de la société russe.
Il faut en dire autant des langues ukrainienne, biélorusse, ouzbèque, kazakhe, géorgienne, arménienne, estonienne, lettone, lituanienne, moldave, tatare, azerbaïdjanaise, bachkire, turkmène et autres langues des nations soviétiques, qui ont aussi bien servi l’ancien régime bourgeois de ces nations qu’elles servent le régime nouveau, socialiste.
Il ne saurait en être autrement. La langue existe, la langue a été créée précisément pour servir la société comme un tout, en tant que moyen de communication entre les hommes, pour être commune aux membres de la société et unique pour la société, pour servir au même titre les membres de la société indépendamment de la classe à laquelle ils appartiennent.
Il suffit que la langue quitte cette position d’instrument commun à tout le peuple, il suffit qu’elle prenne une position tendant à préférer, à soutenir un groupe social quelconque au détriment des autres groupes sociaux pour qu’elle perde sa qualité, pour qu’elle cesse d’être un moyen de communication entre les hommes dans la société, pour qu’elle devienne le jargon d’un groupe social quelconque, pour qu’elle déchoie et se voue à la disparition.
Sous ce rapport, la langue, qui diffère par principe de la superstructure, ne se distingue cependant pas des instruments de production, des machines par exemple, qui, indifférents à l’égard des classes comme l’est la langue, peuvent servir également le régime capitaliste et le régime socialiste.
Ensuite, la superstructure est le produit d’une époque au cours de laquelle exista et fonctionne une base économique donnée.
C’est pourquoi la vie de la superstructure n’est pas d’une longue durée: celle-ci est liquidée et disparaît avec la liquidation et la disparition de la base donnée.
La langue, au contraire, est le produit de toute une série d’époques au cours desquelles elle se cristallise, s’enrichit, se développe et s’affine.
C’est pourquoi la vie d’une langue est infiniment plus longue que celle d’une base quelconque, que celle d’une superstructure quelconque.
C’est ce qui explique justement que la naissance et la liquidation, non seulement d’une base et de sa superstructure, mais de plusieurs bases et des superstructures qui leur correspondent, ne conduisent pas dans l’histoire à la liquidation d’une langue donnée, à la liquidation de sa structure et à la naissance d’une langue nouvelle avec un nouveau vocabulaire et un nouveau système grammatical.
Plus de cent ans se sont écoulés depuis la mort de Pouchkine. Durant ce temps, les régimes féodal et capitaliste furent liquidés en Russie, et il en a surgi un troisième, le régime socialiste. Par conséquent, deux bases avec leurs superstructures ont été liquidées, et il en est apparu une nouvelle, la base socialiste, avec sa nouvelle superstructure. Mais si l’on prend par exemple la langue russe, on constate que, pendant ce long intervalle de temps, elle n’a subi aucune refonte et que, par sa structure, la langue russe de nos jours diffère peu de celle de Pouchkine.
Qu’y a-t-il eu de changé pendant ce temps dans la langue russe ? Son vocabulaire s’est, pendant ce temps, notablement enrichi ; un grand nombre de mots surannés ont disparu du lexique ; le sens d’une quantité importante de mots s’est modifié ; le système grammatical de la langue s’est amélioré. Quant à la structure de la langue de Pouchkine avec son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique, elle s’est conservée dans ses grandes lignes comme fondement de la langue russe d’aujourd’hui.
Cela se conçoit fort bien. En effet, pourquoi serait-il nécessaire qu’après chaque révolution la structure existante de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son lexique soient détruits et remplacés par de nouveaux, comme cela a lieu ordinairement pour la superstructure ?
A quoi servirait-il que “eau”, “terre”, “montagne”, “forêt”, “poisson”, “homme”, “marcher”, “faire”, “produire”, “commercer”, etc. ne s’appellent plus eau, terre, montagne, etc., mais autrement ?
A quoi servirait-il que les changements des mots dans la langue et la combinaison des mots dans la proposition aient lieu, non pas d’après la grammaire existante, mais d’après une grammaire tout autre ?
Quelle utilité la révolution retirerait-elle de ce bouleversement dans la langue  ? L’histoire en général ne fait rien d’essentiel sans que la nécessité ne s’en impose tout spécialement.
On se demande quelle serait la nécessité de ce bouleversement linguistique, lorsqu’il a été prouvé que la langue existante, avec sa structure, est, dans ses grandes lignes, parfaitement apte à satisfaire aux besoins du nouveau régime ! On peut, on doit détruire la vieille superstructure et lui en substituer une nouvelle en quelques années, afin de donner libre cours au développement des forces productives de la société, mais comment détruire la langue existante et établir à sa place une langue nouvelle en quelques années, sans apporter l’anarchie dans la vie sociale, sans créer la menace d’une désagrégation de la société ?
Qui donc, sinon quelque Don Quichotte, pourrait s’assigner une tâche pareille ?
Enfin, il y a encore une différence radicale entre la superstructure et la langue. La superstructure n’est pas liée directement à la production, à l’activité productrice de l’homme. Elle n’est liée à la production que de façon indirecte, par l’intermédiaire de l’économie, par l’intermédiaire de la base. Aussi la superstructure ne reflète-t-elle pas les changements survenus au niveau du développement des forces productives d’une façon immédiate et directe, mais à la suite des changements dans la base, à travers le prisme des changements intervenus dans la base par suite des changements dans la production. C’est dire que la sphère d’action de la superstructure est étroite et limitée.
La langue, au contraire, est liée directement à l’activité productrice de l’homme, et pas seulement à l’activité productrice, mais à toutes les autres activités de l’homme dans toutes les sphères de son travail, depuis la production jusqu’à la base, depuis la base jusqu’à la superstructure.
C’est pourquoi la langue reflète les changements dans la production d’une façon immédiate et directe, sans attendre les changements dans la base. C’est pourquoi la sphère d’action de la langue, qui embrasse tous les domaines de l’activité de l’homme, est beaucoup plus large et plus variée que la sphère d’action de la superstructure. Bien plus, elle est pratiquement illimitée.
Voilà la raison essentielle pour laquelle la langue, plus précisément son vocabulaire, est dans un état de changement à peu près ininterrompu. Le développement ininterrompu de l’industrie et de l’agriculture, du commerce et des transports, de la technique et de la science exige de la langue qu’elle enrichisse son vocabulaire de nouveaux mots et de nouvelles expressions nécessaires à cet essor. Et la langue, qui reflète directement ces besoins, enrichit en effet son vocabulaire de nouveaux mots et perfectionne son système grammatical.
Ainsi :

      1. Un marxiste ne peut considérer la langue comme une superstructure au-dessus de la base ;
      2. Confondre la langue avec une superstructure, c’est commettre une grave erreur.

QUESTION : Est-il vrai que la langue ait toujours eu et garde un caractère de classe, qu’il n’existe pas de langue commune et unique pour la société, de langue qui n’ait pas un caractère de classe, mais qui soit celle du peuple tout entier ?

RÉPONSE : Non, c’est faux.
Il n’est pas difficile de comprendre que dans une société sans classes il ne saurait être question d’une langue de classe.
Le régime de la communauté primitive, le régime des clans, ignorait les classes et, par conséquent, il ne pouvait y avoir de langue de classe ; la langue y était commune, unique pour toute la collectivité. L’objection suivant laquelle il faut entendre par classe toute collectivité humaine, y compris celle de la communauté primitive, n’est pas une objection, mais un jeu de mots qui ne mérite pas d’être réfuté.
En ce qui concerne le développement ultérieur, des langues de clans aux langues de tribus, des langues de tribus aux langues de nationalités, et des langues de nationalités aux langues nationales, – partout, à toutes les phases du développement, la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société a été commune et unique pour la société, a servi au même titre les membres de la société indépendamment de leur condition sociale.
Je ne parle pas ici des empires des périodes esclavagiste ou médiévale, par exemple, des empires de Cyrus ou d’Alexandre le Grand, de César ou de Charlemagne, qui étaient dépourvus d’une base économique propre et représentaient des formations militaires et administratives éphémères et peu solides. Ces empires n’avaient ni ne pouvaient avoir de langue unique pour tout l’empire et intelligible pour tous ses membres.
Ils représentaient un conglomérat de tribus et de nationalités qui vivaient de leur propre vie et possédaient leurs langues propres.
Il ne s’agit donc pas de ces empires et d’autres semblables, mais des tribus et des nationalités qui faisaient partie de l’empire, possédaient une base économique propre et avaient des langues formées d’ancienne date. L’histoire nous apprend que les langues de ces tribus et nationalités ne portaient pas un caractère de classe, mais étaient des langues communes aux populations, aux tribus et aux nationalités et comprises par tous leurs membres.
Certes, il existait parallèlement des dialectes, des parlers locaux, mais la langue unique et commune de la tribu ou de la nationalité prévalait sur ces parlers et se les subordonnait.
Par la suite, avec l’apparition du capitalisme, avec la liquidation du morcellement féodal et la formation d’un marché national, des nationalités se développèrent en nations, et les langues des nationalités en langues nationales.
L’histoire nous apprend qu’une langue nationale n’est pas une langue de classe, mais une langue commune à l’ensemble du peuple, commune aux membres de la nation et unique pour la nation.
Il a été dit plus haut que la langue comme moyen de communication entre les hommes dans la société sert également toutes les classes de la société et manifeste à cet égard une sorte d’indifférence envers les classes.
Mais les hommes, les divers groupes sociaux et les classes sont loin d’être indifférents envers la langue. Ils s’attachent à l’utiliser dans leur intérêt, à lui imposer leur vocabulaire particulier, leurs termes particuliers, leurs expressions particulières. Sous ce rapport, se distinguent particulièrement les couches supérieures des classes possédantes qui se sont détachées du peuple et qui le haïssent : l’aristocratie nobiliaire et les couches supérieures de la bourgeoisie.
Il se forme des dialectes et jargons “de classe”, des “langues” de salon. En littérature, ces dialectes et jargons sont souvent qualifiés à tort de langues : la “langue noble”, la “langue bourgeoise”, par opposition à la “langue prolétarienne”, à la “langue paysanne”. C’est pour cette raison que certains de nos camarades, si étrange que cela puisse paraître, en arrivent à conclure que la langue nationale est une fiction, qu’il n’existe en réalité que des langues de classe.
Je pense qu’il n’y a rien de plus erroné que cette conclusion. Peut-on regarder ces dialectes et ces jargons comme des langues ? Non, c’est impossible. Impossible d’abord, parce que ces dialectes et ces jargons n’ont pas de système grammatical ni de fonds de vocabulaire propres, – ils les empruntent à la langue nationale. Impossible ensuite, parce que les dialectes et les jargons ont une sphère étroite de circulation parmi les couches supérieures de telle ou telle classe, et ne conviennent nullement, comme moyen de communication entre les hommes, à la société dans son ensemble.
Qu’est-ce qu’on y trouve donc ? On y trouve un choix de mots spécifiques qui reflètent les goûts spécifiques de l’aristocratie ou des couches supérieures de la bourgeoisie ; un certain nombre d’expressions et de tournures qui se distinguent par leur raffinement et leur galanterie, et qui ne comportent pas les expressions et tournures “grossières” de la langue nationale ; on y trouve enfin un certain nombre de mots étrangers.
L’essentiel cependant, c’est-à-dire l’immense majorité des mots et le système grammatical, est emprunté à la langue nationale commune à toue le peuple. Par conséquent, les dialectes et les jargons constituent des rameaux de la langue nationale commune à tout le peuple, privés de toute indépendance linguistique et condamnés à végéter. Penser que dialectes et jargons puissent devenir des langues distinctes, capables d’évincer et de remplacer la langue nationale, c’est perdre la perspective historique et abandonner les positions du marxisme.
On se réfère à Marx, on cite un passage de son article “Saint Max”, où il est dit que le bourgeois a “sa langue”, que cette langue “est un produit de la bourgeoisie”, qu’elle est pénétrée de l’esprit de mercantilisme et de marchandage.
Certains camarades veulent démontrer par cette citation que Marx aurait admis le “caractère de classe” de la langue, qu’il niait l’existence d’une langue nationale unique. Si ces camarades avaient fait preuve d’objectivité dans cette question, ils auraient dû citer encore un autre passage du même article “Saint Max”, où Marx, traitant des voies de formation d’une langue nationale unique, parle de “la concentration des dialectes en une langue nationale unique, en fonction de la concentration économique et politique”.
Par conséquent, Marx reconnaissait la nécessité d’une langue nationale unique, en tant que forme supérieure à laquelle sont subordonnés les dialectes en tant que formes inférieures.
Dès lors, qu’est-ce donc que la langue du bourgeois, qui, d’après Marx, “est un produit de la bourgeoisie” ? Marx la considérait-il comme une langue telle que la langue nationale avec sa structure linguistique propre ? Pouvait-il la considérer comme une telle langue ? Évidemment non! Marx voulait dire simplement que les bourgeois avaient souillé la langue nationale unique avec leur vocabulaire de mercantis, que les bourgeois avaient donc leur jargon de mercantis.
Il s’ensuit que ces camarades ont déformé la position de Marx. Et ils l’ont déformée parce qu’ils ont cité Marx non en marxistes, mais en scolastiques, sans aller au fond des choses.
On se réfère à Engels, on cite de son oeuvre : La Situation de la classe laborieuse en Angleterre les passages où il dit que “… la classe ouvrière anglaise est devenue à la longue un peuple tout autre que la bourgeoisie anglaise” ; que “les ouvriers parlent un autre dialecte, ont d’autres idées et d’autres conceptions, d’autres mœurs et d’autres principes moraux, une autre religion et une autre politique que la bourgeoisie”.
Forts de cette citation, certains camarades en viennent à conclure qu’Engels a nié la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple, qu’il affirmait, par conséquent, le “caractère de classe” de la langue. Engels, il est vrai, ne parle pas ici de la langue, mais du dialecte ; il comprend fort bien que le dialecte en tant que rameau de la langue nationale ne peut remplacer celle-ci. Mais ces camarades, visiblement, ne se montrent guère sensibles à la différence entre langue et dialecte…
Il est évident que la citation est faite mal à propos, car Engels ne parle pas ici de “langues de classe”, mais principalement des idées, des conceptions, des mœurs, des principes moraux, de la religion, de la politique de classe. Il est tout à fait juste que les idées, les conceptions, les mœurs, les principes moraux, la religion et la politique sont directement opposés chez les bourgeois et les prolétaires. Mais que vient faire ici la langue nationale ou le “caractère de classe” de la langue ?
Est-ce que l’existence des contradictions de classe dans la société peut servir d’argument en faveur du “caractère de classe” de la langue ou contre la nécessité d’une langue nationale unique ? Le marxisme dit que la communauté de langue est un des caractères les plus importants de la nation, tout en sachant parfaitement qu’il y a des contradictions de classe à l’intérieur de la nation. Les camarades en question reconnaissent-ils cette thèse marxiste ?
On se réfère à Lafargue en rappelant que, dans sa brochure : La Langue française avant et après la Révolution, il reconnaît le “caractère de classe” de la langue et qu’il nie, dit-on, la nécessité d’une langue nationale commune à tout le peuple. C’est faux. Lafargue parle effectivement de la langue “noble” ou “aristocratique” et des “jargons” des diverses couches de la société.
Mais ces camarades oublient que Lafargue, qui ne s’intéresse pas à la différence qui existe entre la langue et le jargon, et qui qualifie les dialectes, soit de “langue artificielle”, soit de “jargon”, déclare explicitement dans sa brochure que “la langue artificielle qui distinguait l’aristocratie… était extraite de la vulgaire, parlée par le bourgeois et l’artisan, la ville et la campagne”.
Lafargue reconnaît donc l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple, et comprend fort bien le caractère subordonné et la dépendance de la “langue aristocratique” et des autres dialectes et jargons par rapport à la langue commune à tout le peuple.
Il s’ensuit que la référence à Lafargue manque son but.
On se réfère au fait qu’à une époque donnée, en Angleterre, les féodaux anglais ont parlé le français “durant des siècles”, alors que le peuple anglais parlait la langue anglaise, et l’on voudrait en faire un argument en faveur du “caractère de classe” de la langue et contre la nécessité d’une langue commune à tout le peuple. Mais ce n’est point là un argument, c’est plutôt une anecdote.
Premièrement, à cette époque, tous les féodaux ne parlaient pas le français, mais seulement un nombre insignifiant de grands féodaux anglais à la cour du roi et dans les comtés.
Deuxièmement, ils ne parlaient pas une “langue de classes quelconque, mais la langue française ordinaire, commune à tout le peuple français.”
Troisièmement, on sait que cet engouement de ceux qui s’amusaient à parler la langue française a disparu ensuite sans laisser de trace, faisant place à la langue anglaise commune à tout le peuple. Ces camarades pensent-ils que les féodaux anglais et le peuple anglais se sont “durant des siècles” expliqués au moyen d’interprètes, que les féodaux anglais ne se servaient pas de la langue anglaise, qu’il n’existait pas alors de langue anglaise commune à tout le peuple, que la langue française était alors en Angleterre quelque chose de plus qu’une langue de salon, uniquement employée dans le cercle étroit de la haute aristocratie anglaise ? Comment peut-on, sur la base de tels “arguments” anecdotiques, nier l’existence et la nécessité d’une langue commune à tout le peuple ?
Les aristocrates russes se sont également amusés un certain temps à parler français à la cour des tsars et dans les salons. Ils se vantaient de ce qu’en parlant le russe ils y mêlaient souvent du français et de ce qu’ils ne savaient parler le russe qu’avec un accent français.
Est-ce à dire qu’il n’existait pas alors en Russie une langue russe commune à tout le peuple, que la langue commune au peuple entier était une fiction, que les “langues de classe” constituaient une réalité ?
Nos camarades commettent ici, pour le moins, deux erreurs.
La première erreur est qu’ils confondent la langue avec la superstructure. Ils pensent que si la superstructure a un caractère de classe, la langue de même ne doit pas être commune à tout le peuple, mais doit porter un caractère de classe. J’ai déjà dit plus haut que la langue et la superstructure sont deux notions différentes et qu’il n’est pas permis à un marxiste de les confondre.
La seconde erreur est que ces camarades conçoivent l’opposition des intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat, leur lutte de classes acharnée, comme une désagrégation de la société, comme une rupture de tous les liens entre les classes hostiles.
Ils estiment que, puisque la société s’est désagrégée et qu’il n’existe plus de société unique, mais seulement des classes, il n’est plus besoin d’une langue unique pour la société, il n’est plus besoin d’une langue nationale. Que reste-t-il donc si la société s’est désagrégée et s’il n’y a plus de langue nationale, commune à tout le peuple ? Restent les classes et les “langues de classe”. Il va de soi que chaque “langue de classe” aura sa grammaire “de classe”, grammaire “prolétarienne”, grammaire “bourgeoise”. Il est vrai que ces grammaires n’existent pas en réalité ; mais cela n’embarrasse guère ces camarades: ils sont persuadés que ces grammaires verront le jour.
Il y avait chez nous, à un moment donné, des “marxistes” qui prétendaient que les chemins de fer restés dans notre pays après la Révolution d’octobre étaient des chemins de fer bourgeois ; qu’il ne nous seyait pas, à nous marxistes, de nous en servir ; qu’il fallait les démonter et en construire de nouveaux, des chemins de fer “prolétariens”. Cela leur valut le surnom de “troglodytes”…
Il va de soi que ces vues d’un anarchisme primitif sur la société, sur les classes, sur la langue n’ont rien de commun avec le marxisme. Mais elles existent incontestablement et continuent d’habiter les cerveaux de certains de nos camarades aux idées confuses.
Il est évidemment faux que, par suite d’une lutte de classes acharnée, la société se soit désagrégée en classes qui économiquement ne sont plus liées les unes aux autres au sein d’une société unique. Au contraire, aussi longtemps que le capitalisme existe, bourgeois et prolétaires seront attachés ensemble par tous les liens de la vie économique, en tant que parties constitutives d’une société capitaliste unique.
Les bourgeois ne peuvent vivre et s’enrichir s’ils n’ont pas à leur disposition des ouvriers salariés ; les prolétaires ne peuvent subsister s’ils ne s’embauchent pas chez les capitalistes. La rupture de tous liens économiques entre eux signifie la cessation de toute production ; or, la cessation de toute production conduit à la mort de la société, à la mort des classes elles-mêmes.
On conçoit qu’aucune classe ne veuille se vouer à l’autodestruction. C’est pourquoi la lutte de classes, si aiguë soit-elle, ne peut conduire à la désagrégation de la société. Seules l’ignorance en matière de marxisme et l’incompréhension totale de la nature de la langue ont pu suggérer à certains de nos camarades cette fable sur la désagrégation de la société, sur les langues “de classe”, sur les grammaires “de classe”.
On se réfère ensuite à Lénine, et l’on rappelle que Lénine reconnaissait l’existence en régime capitaliste de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne ; que le mot d’ordre de culture nationale, sous le capitalisme, est un mot d’ordre nationaliste.
Tout cela est juste, et Lénine sur ce point a tout à fait raison.
Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ? En invoquant les paroles de Lénine sur les deux cultures en régime capitaliste, ces camarades veulent apparemment donner à entendre au lecteur que l’existence dans la société de deux cultures, bourgeoise et prolétarienne, signifie qu’il doit y avoir également deux langues, la langue étant liée à la culture ; c’est dire que Lénine nie la nécessité d’une langue nationale unique, c’est dire que Lénine reconnaît l’existence des langues “de classe”. L’erreur de ces camarades consiste ici à identifier et à confondre la langue avec la culture.
Or la culture et la langue sont deux choses différentes. La culture peut être bourgeoise ou socialiste, tandis que la langue, comme moyen de communication entre les hommes, est toujours commune à tout le peuple ; elle peut servir et la culture bourgeoise et la culture socialiste.
N’est-ce pas un fait que les langues russe, ukrainienne, ouzbèque servent actuellement la culture socialiste de ces nations tout aussi bien qu’elles servaient leur culture bourgeoise avant la Révolution d’octobre ? Par conséquent, ces camarades se trompent gravement en affirmant que l’existence de deux cultures différentes mène à la formation de deux langues différentes et à la négation de la nécessité d’une langue unique.
En parlant de deux cultures, Lénine partait justement de cette thèse que l’existence de deux cultures ne peut conduire à la négation d’une langue unique et à la formation de deux langues, que la langue doit être unique.
Lorsque les bundistes accusèrent Lénine de nier la nécessité de la langue nationale et de regarder la culture comme étant “sans appartenance nationale”, Lénine, on le sait, protesta vivement contre cette accusation et déclara qu’il combattait la culture bourgeoise et non la langue nationale dont il considérait la nécessité comme incontestable. Il est étrange de voir certains de nos camarades marcher sur les traces des bundistes.
En ce qui concerne la langue unique, dont Lénine aurait soi-disant nié la nécessité, il conviendrait d’entendre les paroles suivantes de Lénine :

La langue est le plus important des moyens de communication entre les hommes. L’unité de la langue et le libre développement sont parmi les conditions les plus importantes d’un commerce vraiment libre, vraiment large et correspondant au capitalisme moderne, du groupement libre et large de la population dans chaque classe prise en particuliers.

Il s’ensuit donc que nos honorables camarades ont déformé les opinions de Lénine.
On se réfère enfin à Staline.
On cite de Staline le passage suivant:

La bourgeoisie et ses partis nationalistes ont été et demeurent, en cette période, la principale force directrice de ces nations.

Tout cela est juste. La bourgeoisie et son parti nationaliste dirigent effectivement la culture bourgeoise, de même que le prolétariat et son parti internationaliste dirigent la culture prolétarienne. Mais que vient faire ici le “caractère de classe” de la langue ?
Ces camarades ne savent-ils pas que la langue nationale est une forme de la culture nationale, que la langue nationale peut servir la culture bourgeoise comme la culture socialiste ? Est-ce que nos camarades ignoreraient la formule bien connue des marxistes, suivant laquelle les cultures actuelles russe, ukrainienne, biélorusse et autres sont socialistes par le contenu et nationales par la forme, c’est-à-dire par la langue ? Sont-ils d’accord avec cette formule marxiste ?
L’erreur de nos camarades est qu’ils ne voient pas de différence entre la culture et la langue, et ne comprennent pas que la culture change de contenu à chaque nouvelle période de développement de la société, tandis que la langue reste, pour l’essentiel, la même pendant plusieurs périodes et sert aussi bien la nouvelle culture que l’ancienne. Ainsi :

      1. La langue, comme moyen de communication, a toujours été et reste une langue unique pour la société et commune à tous ses membres ;
      2. L’existence des dialectes et des jargons, loin d’infirmer, confirme l’existence d’une langue commune au peuple entier, langue dont ils constituent les rameaux et à laquelle ils sont subordonnés ;
      3. La formulation “caractère de classe” de la langue relève d’une thèse erronée, non marxiste.

QUESTION: Quels sont les traits caractéristiques de la langue ?

RÉPONSE : La langue compte parmi les phénomènes sociaux qui agissent pendant toute la durée de l’existence de la société. Elle naît et se développe en même temps que naît et se développe la société.
Elle meurt en même temps que la société.
Pas de langue en dehors de la société.
C’est pourquoi l’on ne peut comprendre la langue et les lois de son développement que si l’on étudie la langue en relation étroite avec l’histoire de la société, avec l’histoire du peuple auquel appartient la langue étudiée et qui en est le créateur et le dépositaire.
La langue est un moyen, un instrument à l’aide duquel les hommes communiquent entre eux, échangent leurs idées et arrivent à se faire comprendre. Directement liée à la pensée, la langue enregistre et fixe, dans les mots et les combinaisons de mots formant des propositions, les résultats du travail de la pensée, les progrès du travail de l’homme pour étendre ses connaissances, et rend ainsi possible l’échange des idées dans la société humaine.
L’échange des idées est une nécessité constante et vitale, car, sans cela, il serait impossible d’organiser l’action commune des hommes dans la lutte contre les forces de la nature, dans la lutte pour la production des biens matériels nécessaires, sans cela, impossible de réaliser des progrès dans l’activité productrice de la société, impossible, par conséquent, qu’existe même la production sociale.
Il s’ensuit que, sans une langue intelligible pour la société et commune à ses membres, la société s’arrête de produire, se désagrège et cesse d’exister en tant que société. Dans ce sens, la langue, instrument de communication, est en même temps un instrument de lutte et de développement de la société.
Comme on sait, l’ensemble de tous les mots existant dans une langue forment ce qu’on appelle son vocabulaire. Le principal dans le vocabulaire d’une langue, c’est le fonds lexique essentiel, dont le noyau est constitué par les radicaux. Ce noyau est beaucoup moins étendu que le vocabulaire de la langue, mais il vit très longtemps, durant des siècles, et fournit à la langue une base pour la formation de mots nouveaux. Le vocabulaire reflète l’état de la langue : plus le vocabulaire est riche et varié, plus riche et évoluée est la langue.
Cependant, le vocabulaire pris en lui-même ne constitue pas encore la langue, – il est plutôt le matériau nécessaire pour construire la langue. De même que les matériaux de construction dans le bâtiment ne sont pas l’édifice, encore qu’il soit impossible, sans eux, de bâtir l’édifice, de même le vocabulaire d’une langue ne constitue pas la langue elle-même, encore que sans lui toute langue soit impossible.
Mais le vocabulaire d’une langue prend une énorme importance quand il est mis à la disposition de la grammaire de cette langue ; la grammaire définit les règles qui président à la modification des mots. à la combinaison des mots dans le corps d’une proposition, et donne ainsi à la langue un caractère harmonieux et logique.
La grammaire (morphologie et syntaxe) est un recueil de règles sur la modification des mots et leur combinaison dans le corps d’une proposition. Par conséquent, c’est précisément grâce à la grammaire que la langue a la possibilité de revêtir la pensée humaine d’une enveloppe matérielle, linguistique.
Le trait distinctif de la grammaire est qu’elle fournit les règles de modification des mots, en considérant, non pas des mots concrets, mais des mots en général, vidés de tout caractère concret ; elle donne les règles de la formation des propositions en considérant, non pas des propositions concrètes, par exemple on sujet concret, un prédicat concret, etc., mais d’une façon générale toutes les propositions indépendamment de la forme concrète de telle ou telle proposition.
Par conséquent, faisant abstraction du particulier et du concret, aussi bien dans les mots que dans les propositions, la grammaire prend ce qu’il y a de général à la base des modifications des mots et de la combinaison des mots au sein d’une proposition, et elle en tire les règles grammaticales, les lois grammaticales. La grammaire est le résultat d’un travail prolongé d’abstraction de la pensée humaine, l’indice d’immenses progrès de la pensée.
A cet égard, la grammaire rappelle la géométrie qui énonce ses lois en faisant abstraction des objets concrets, en considérant ceux-ci comme des corps dépourvus de caractère concret et en définissant les rapports entre eux, non point comme des rapports concrets entre tels ou tels objets concrets, mais comme des rapports entre les corps en général, dépourvus de tout caractère concret.
A la différence de la superstructure qui n’est pas liée à la production directement, mais par l’intermédiaire de l’économie, la langue est directement liée à l’activité productrice de l’homme, de même qu’à toutes ses autres activités dans toutes les sphères de son travail, sans exception.
Aussi le vocabulaire d’une langue, étant le plus susceptible de changement, se trouve-t-il dans un état de transformation à peu près ininterrompue ; en même temps, à la différence de la superstructure, la langue n’a pas à attendre la liquidation de la base, elle apporte des changements à son vocabulaire avant la liquidation de la base et indépendamment de l’état de la base.
Cependant, le vocabulaire de la langue change, non pas comme la superstructure, en abolissant ce qui est ancien et en construisant du nouveau, mais en enrichissant le vocabulaire existant de mots nouveaux engendrés par les changements survenus dans le régime social, par le développement de la production, le progrès de la culture, de la science, etc.
En même temps, bien qu’un certain nombre de mots surannés disparaissent en général du vocabulaire de la langue, il s’y agrège un nombre bien plus considérable de mots nouveaux. Quant au fonds essentiel du vocabulaire, il se conserve dans ses grandes lignes, et est employé comme base du vocabulaire de la langue.
Cela se conçoit. Point n’est besoin de détruire le fonds essentiel du vocabulaire, alors qu’il peut être employé avec succès pendant plusieurs périodes historiques, sans compter que la destruction du fonds essentiel du vocabulaire accumulé pendant des siècles amènerait, vu l’impossibilité d’en constituer un nouveau à bref délai, la paralysie de la langue et la désorganisation totale des relations des hommes entre eux.
Le système grammatical de la langue change avec encore plus de lenteur que le fonds essentiel du vocabulaire.
Élaboré au long de plusieurs époques et faisant corps avec la langue, le système grammatical change encore plus lentement que le fonds essentiel du vocabulaire. Bien entendu, il subit à la longue des changements, il se perfectionne, il améliore et précise ses règles, s’enrichit de règles nouvelles ; mais les bases du système grammatical subsistent pendant une très longue période, étant donné, comme le montre l’histoire, qu’elles peuvent servir avec succès la société pendant plusieurs époques.
Ainsi, le système grammatical de la langue et le fonds essentiel du vocabulaire constituent la base de la langue, l’essence de son caractère spécifique.
L’histoire atteste l’extrême stabilité et la résistance énorme de la langue à une assimilation forcée. Certains historiens, au lieu d’expliquer ce phénomène, se bornent à marquer leur étonnement. Mais il n’y a là aucun sujet d’étonnement. La stabilité de la langue s’explique par la stabilité de son système grammatical et du fonds essentiel de son vocabulaire.
Durant des siècles, les assimilateurs turcs se sont attachés à mutiler, à détruire et à anéantir les langues des peuples balkaniques. Au cours de cette période, le vocabulaire des langues balkaniques a subi de sérieuses transformations, bon nombre de mots et d’expressions turcs furent adoptés, il y eut des “convergences” et des “divergences”, mais les langues balkaniques ont résisté et survécu. Pourquoi ? Parce que le système grammatical et le fonds du vocabulaire de ces langues se sont pour l’essentiel conservés.
De tout cela il ressort que la langue et sa structure ne sauraient être considérées comme le produit d’une époque quelconque. La structure de la langue, son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire sont le produit d’une suite d’époques.
Il est probable que les éléments de la langue moderne ont été créés dès la plus haute antiquité, avant l’époque de l’esclavage. C’était une langue peu complexe, avec un vocabulaire très pauvre, possédant toutefois un système grammatical à elle, primitif il est vrai, mais qui était cependant un système grammatical.
Le développement ultérieur de la production, l’apparition des classes, l’apparition de l’écriture, la naissance d’un Etat, qui avait besoin, pour son administration, d’une correspondance plus ou moins ordonnée, le développement du commerce, qui avait encore plus besoin d’une correspondance ordonnée, l’apparition de la presse à imprimer, les progrès de la littérature, tous ces faits apportèrent de grands changements dans l’évolution de la langue.
Pendant ce temps, les tribus et les nationalités se fragmentaient et se dispersaient, se mêlaient et se croisaient ; l’on vit apparaître ensuite des langues nationales et des Etats nationaux, il y eut des révolutions, les anciens régimes sociaux firent place à d’autres.
Tous ces faits apportèrent plus de changements encore dans la langue et dans son évolution.
Cependant, ce serait une grave erreur de croire que la langue s’est développée de la même manière que se développait la superstructure, c’est-à-dire en détruisant ce qui existait et en édifiant du nouveau. En réalité, la langue s’est développée, non pas en détruisant la langue existante et en en constituant une nouvelle, mais en développant et perfectionnant les éléments essentiels de la langue existante. Et le passage d’une qualité de la langue à une autre qualité ne se faisait point par explosion, en détruisant d’un seul coup tout l’ancien et en construisant du nouveau, mais par la lente accumulation, pendant une longue période, des éléments de la nouvelle qualité, de la nouvelle structure de la langue, et par dépérissement progressif des éléments de l’ancienne qualité.
On dit que la théorie de l’évolution de la langue par stades est une théorie marxiste, car elle reconnaît la nécessité de brusques explosions comme condition du passage de la langue de l’ancienne qualité à une qualité nouvelle. C’est faux, évidemment, car il est difficile de trouver quoi que ce soit de marxiste dans cette théorie. Et si la théorie de l’évolution par stades reconnaît effectivement de brusques explosions dans l’histoire du développement de la langue, tant pis pour la théorie.
Le marxisme ne reconnaît pas les brusques explosions dans le développement de la langue, la brusque disparition de la langue existante et la brusque constitution d’une langue nouvelle. Lafargue avait tort lorsqu’il parlait de “la brusque révolution linguistique qui s’accomplit de 1789 à 1794” en France (voir la brochure de Lafargue : La Langue française avant et après la Révolution).
A cette époque, il n’y a eu en France aucune révolution linguistique, et encore moins une brusque révolution. Bien entendu, durant cette période, le vocabulaire de la langue française s’est enrichi de mots nouveaux et d’expressions nouvelles ; des mots surannés ont disparu, le sens de certains mots a changé, mais c’est tout.
Or, de tels changements ne décident aucunement des destinées d’une langue.
Le principal dans une langue, c’est le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire. Mais, loin de disparaître au cours de la révolution bourgeoise française, le système grammatical et le fonds essentiel du vocabulaire de la langue française se sont conservés sans subir de changements notables ; et pas seulement conservés, ils continuent d’exister dans la langue française actuelle. Sans compter que, pour liquider une langue existante et constituer une nouvelle langue nationale (“brusque révolution linguistique”!), un délai de cinq à six ans est ridiculement bref, – il faut pour cela des siècles.
Le marxisme estime que le passage de la langue d’une qualité ancienne à une qualité nouvelle ne se produit pas par explosion ni par destruction de la langue existante et constitution d’une nouvelle, mais par accumulation graduelle des éléments de la nouvelle qualité, et donc par l’extinction graduelle des éléments de la qualité ancienne.
Il faut dire en général, à l’intention des camarades qui se passionnent pour les explosions, que la loi qui préside au passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle au moyen d’explosions n’est pas seulement inapplicable à l’histoire du développement de la langue, mais qu’on ne saurait non plus l’appliquer toujours à d’autres phénomènes sociaux qui concernent la base ou la superstructure.
Ce processus est obligatoire pour une société divisée en classes hostiles. Mais il ne l’est pas du tout pour une société qui ne comporte pas de classes hostiles.
En l’espace de huit à dix ans, nous avons réalisé, dans l’agriculture de notre pays, le passage du régime bourgeois de l’exploitation paysanne individuelle au régime socialiste, kolkhozien. Ce fut une révolution qui a liquidé l’ancien régime économique bourgeois à la campagne et créé un régime nouveau, socialiste. Cependant, cette transformation radicale ne s’est pas faite par voie d’explosion, c’est-à-dire par le renversement do pouvoir existant et la création d’un pouvoir nouveau, mais par le passage graduel de l’ancien régime bourgeois dans les campagnes à un régime nouveau. On a pu le faire parce que c’était une révolution par en haut, parce que la transformation radicale a été réalisée sur l’initiative du pouvoir existant, avec l’appui de la masse essentielle de la paysannerie.
On dit que les nombreux cas de croisement de langues qui se sont produits dans l’histoire donnent lieu de supposer que, lors du croisement, il se constitue une langue nouvelle par voie d’explosion, par le brusque passage de la qualité ancienne à une qualité nouvelle.
C’est absolument faux.
On ne saurait considérer le croisement des langues comme un acte unique, un coup décisif donnant des résultats en quelques années. Le croisement des langues est un long processus qui s’échelonne sur des siècles. Il ne saurait donc être question ici d’aucune explosion.
Poursuivons. Il serait absolument faux de croire que le croisement de deux langues, par exemple, en produit une nouvelle, une troisième, qui ne ressemble à aucune des langues croisées et se distingue qualitativement de chacune d’elles. En réalité, l’une des langues sort généralement victorieuse du croisement, conserve son système grammatical, conserve le fonds essentiel de son vocabulaire et continue d’évoluer suivant les lois internes de son développement, tandis que l’autre langue perd peu à peu sa qualité et s’éteint graduellement.
Par conséquent, le croisement ne produit pas une langue nouvelle, une troisième langue, mais conserve l’une des langues ; son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, et lui permet donc d’évoluer suivant les lois internes de son développement.
Il est vrai qu’il se produit alors un certain enrichissement du vocabulaire de la langue victorieuse aux dépens de la langue vaincue, mais cela, loin de l’affaiblir, la fortifie.
Il en fut ainsi, par exemple, de la langue russe, avec laquelle se sont croisées, a u cours du développement historique, des langues d’autres peuples, et qui est toujours demeurée victorieuse.
Evidemment, le vocabulaire de la langue russe s’est élargi alors par assimilation du vocabulaire des autres langues, mais ce processus, loin d’affaiblir la langue russe, l’a, a u contraire, enrichie et fortifiée.
Quant à l’originalité nationale de la langue russe, elle n’a pas subi la moindre atteinte, car en conservant son système grammatical et le fonds essentiel de son vocabulaire, la langue russe a continué d’évoluer et de se perfectionner suivant les lois internes de son développement.
Il est hors de doute que la théorie du croisement ne peut rien apporter de sérieux à la linguistique soviétique. S’il est vrai que l’étude des lois internes du développement de la langue constitue la tâche principale de la linguistique, il faut reconnaître que la théorie du croisement ne peut accomplir cette tâche ; bien plus, elle ne l’envisage même pas ; tout simplement, elle ne la remarque pas, ou bien ne la comprend pas.

QUESTION : La Pravda a-t-elle eu raison d’ouvrir un débat libre sur les problèmes de linguistique ?

RÉPONSE : Oui, elle a eu raison.
C’est au terme du débat que le sens dans lequel seront résolus les problèmes de la linguistique apparaîtra clairement. Mais, dès à présent, il est permis de dire que le débat a été très utile.
Le débat a établi avant tout que dans les institutions de linguistique, au centre comme dans les Républiques, il régnait un régime incompatible avec la science et la qualité d’hommes de science.
La moindre critique de la situation dans la linguistique soviétique, même les tentatives les plus timides pour critiquer la “doctrine nouvelle” en linguistique, étaient poursuivies et étouffées par les milieux dirigeants de la linguistique.
Pour une attitude critique à l’égard de l’héritage de N. Marr [wallonica : Nikolaï Iakovlevitch Marr (1864/1865-1934) ; linguiste fécond qui s’est efforcé de mettre en accord la linguistique avec l’idéologie du nouveau régime soviétique. Au début des années 1930, il était acclamé comme le plus grand linguiste soviétique. Ses théories constituèrent l’idéologie officielle des linguistes russes jusqu’en 1950, date à laquelle Joseph Staline la discrédita personnellement comme ‘non scientifique’], pour la moindre désapprobation de la doctrine de N. Marr, des travailleurs et chercheurs de valeur en linguistique étaient relevés de leurs postes ou rétrogradés. Des linguistes étaient appelés à des postes dirigeants, non pour leurs mérites, mais parce qu’ils acceptaient inconditionnellement la doctrine de N. Marr.
Il est universellement reconnu qu’il n’est point de science qui puisse se développer et s’épanouir sans une lutte d’opinions, sans la liberté de critique. Mais cette règle universellement reconnue était ignorée et foulée aux pieds sans façon. Il s’est constitué un groupe restreint de dirigeants infaillibles qui, après s’être prémunis contre toute possibilité de critique, ont sombré dans le bon plaisir et l’arbitraire.
Voici un exemple: le Cours de Bakou (conférences faites dans cette ville par N. Marr), considéré comme défectueux et dont la réimpression avait été interdite par son auteur même, a été cependant, sur l’ordre de la caste des dirigeants (le camarade Mechtchaninov les appelle les “disciples” de N. Marr), réimprimé et inclus parmi les manuels recommandés aux étudiants sans réserve d’aucune sorte. C’est dire qu’on a trompé les étudiants en leur présentant un cours reconnu défectueux pour un manuel de valeur. Si je n’étais pas convaincu de la probité du camarade Mechtchaninov et des autres spécialistes de la linguistique, je dirais qu’une pareille conduite équivaut à du sabotage.
Comment cela a-t-il pu se produire ? Cela s’est produit parce que le régime à la Araktchéev, institué dans la linguistique, cultive l’esprit d’irresponsabilité et favorise de tels excès.
Le débat s’est révélé fort utile avant tout parce qu’il a tiré au grand jour ce régime à la Araktchéev et l’a démoli à fond.
Mais là ne se borne pas l’utilité du débat. Il n’a pas seulement démoli l’ancien régime dans la linguistique, il a montré aussi l’incroyable confusion d’idées qui règne sur les problèmes les plus importants de la linguistique, dans les milieux dirigeants de ce domaine de la science. Jusqu’à ce que le débat fût engagé, ils se taisaient et passaient sous silence le fait que cela n’allait pas bien dans la linguistique.
Mais le débat une fois ouvert, il n’était plus possible de garder le silence, ils durent exposer leur opinion dans la presse.
Et alors ? Il s’est avéré que la doctrine de N. Marr comporte nombre de lacunes, d’erreurs, de problèmes non précisés, de thèses insuffisamment élaborées. La question se pose: pourquoi les “disciples” de N. Marr se sont-ils mis à parler seulement maintenant, après l’ouverture du débat ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas fait plus tôt ?
Pourquoi ne l’ont-ils pas dit en temps opportun, ouvertement et en toute franchise, comme il sied à des hommes de science ?
Après avoir reconnu “certaines” erreurs de N. Marr, les “disciples” de celui-ci pensent, paraît-il, qu’on ne peut développer plus avant la linguistique soviétique que sur la base d’une version “corrigée” de la théorie de N. Marr, qu’ils considèrent comme marxiste. Eh bien non, faites-nous grâce du “marxisme” de N. Marr. Effectivement, N. Marr voulait être marxiste, et il s’y est efforcé, mais n’a su le devenir. Il n’a fait que simplifier et banaliser le marxisme, dans le genre des membres du “Proletkult” ou du R.A.P.P.
N. Marr a introduit dans la linguistique la thèse erronée, non marxiste, de la langue considérée comme une superstructure, il s’y est empêtré lui-même et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée.
N. Marr a introduit dans la linguistique cette autre thèse, également erronée et non marxiste, du “caractère de classe” de la langue, il s’y est empêtré et y a empêtré la linguistique.
Il est impossible de développer la linguistique soviétique sur la base d’une thèse erronée qui est en contradiction avec toute la marche de l’histoire des peuples et des langues.
N. Marr a introduit dans la linguistique un ton d’immodestie, de vantardise et d’arrogance, incompatible avec le marxisme et conduisant à nier gratuitement et à la légère tout ce qu’il y avait dans la linguistique avant N. Marr.
N. Marr dénigre tapageusement la méthode historique comparée qu’il qualifie d'”idéaliste”. Disons que la méthode historique comparée, malgré ses défauts graves, vaut cependant mieux que l’analyse à quatre éléments, véritablement idéaliste, elle, de N. Marr, car la première pousse au travail, à l’étude des langues, tandis que la seconde ne pousse qu’à rester couché sur le flanc et à lire dans le marc de café le mystère de ces fameux quatre éléments.
N. Marr rejette avec hauteur toute tentative d’étudier les groupes (familles) de langues, comme une manifestation de la théorie de la “langue-mère”.
Or, on ne saurait nier que la parenté linguistique de nations telles que les nations slaves, par exemple, ne fait aucun doute ; que l’étude de la parenté linguistique de ces nations pourrait être d’une grande utilité quant à l’étude des lois de développement de la langue.
Sans compter que la théorie de la “langue-mère” n’a rien à voir ici.
A entendre N. Marr et surtout ses “disciples”, on croirait qu’avant Marr, il n’existait aucune linguistique ; que la linguistique a commencé avec l’apparition de la “doctrine nouvelle” de N. Marr. Marx et Engels étaient bien plus modestes ; ils estimaient que leur matérialisme dialectique était le produit du développement des sciences, y compris la philosophie, durant la période antérieure.
Ainsi, le débat a été également utile en ce sens qu’il a mis à jour les lacunes idéologiques de la linguistique soviétique.
Je pense que plus tôt notre linguistique se débarrassera des erreurs de N. Marr, plus rapidement on pourra la sortir de la crise qu’elle traverse à l’heure actuelle.
Liquider le régime à la Araktchéev dans la linguistique, renoncer aux erreurs de N. Marr, introduire le marxisme dans la linguistique, telle est, à mon avis, la voie qui permettra de donner une base saine à la linguistique soviétique.

Pravda, 20 juin 1950


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, dématérialisation, correction et iconographie | sources : collection privée ; vivelemaoisme.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, KLUCIS Gustav, Dressez le drapeau de Marx, Engels, Lénine et Staline © Musée national des Beaux-Arts de Lettonie ; © fr.rbth.com ; © collection privée.


Débattre encore…

RUSHDIE : Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Temps de lecture : 7 minutes >

Quelle histoire… pour un roman !

L’histoire. “A l’aube d’un matin d’hiver, un jumbo-jet explose au-dessus de la Manche. Au milieu de membres éparpillés et d’objets non identifiés, deux silhouettes improbables tombent du ciel : Gibreel Farishta, le légendaire acteur indien, et Saladin Chamcha, l’homme des Mille Voix, self-made man et anglophile devant l’Eternel. Agrippés l’un à l’autre, ils atterrissent sains et saufs sur une plage anglaise enneigée… Gibreel et Saladin ont été choisis (par qui ?) pour être les protagonistes de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Tandis que les deux hommes rebondissent du passé au présent et du rêve en aventure nous sommes spectateurs d’un extraordinaire cycle de contes d’amour et de passion, de trahison et de foi, avec, au centre de tout cela, l’histoire de Mahmoud, prophète de Jahilia, la cité de sable – Mahmoud, frappé par une révélation où les Versets sataniques se mêlent au divin…” [RADIOFRANCE.FR]

© AFP

Qui a traduit les Versets ?

[LESOIR.BE] Le premier traducteur des Versets est belge : il est l’auteur du texte «pirate». Un lecteur avait réagi vivement à notre article consacré à la traduction des Versets sataniques parue chez Bourgois, étonné par ces mots : “Puisque manquait jusqu’à présent une traduction française…” Avec sa lettre, un exemplaire du ‘livre-journal’ dans lequel L’Idiot international, l’hebdomadaire de Jean-Edern Hallier, avait publié, en français, le texte intégral du roman de Salman Rushdie…

RUSHDIE, Salman, Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Ce lecteur était bien placé pour réagir. Janos Molnar de Parno – c’est son nom – est en effet celui que Jean-Edern Hallier appelait, dans son édition des Versets, le ‘chef d’édition’ de cette traduction. D’origine hongroise, Janos Molnar de Parno vit à Huy et est belge depuis qu’il a vingt et un ans. Professeur de philosophie, il trempe davantage maintenant dans les milieux du journalisme et de l’édition, et il a d’ailleurs travaillé, jusqu’à il y a peu, à L’Idiot international. “Après que Bourgois ait annoncé qu’il ne publierait pas la traduction [NDLR : il était question, plus précisément, de «surseoir» à la publication, sans indication de délai, ce qui pouvait en effet être compris comme un renoncement], j’ai appelé Jean-Edern pour lui dire qu’il y avait quelque chose à faire, que si quelqu’un pouvait l’éditer, c’était lui. Il y a eu, à ce moment, une fantomatique association de quatre éditeurs qui ont annoncé la traduction, mais ils ont renoncé. Pendant que Jean-Edern lançait L’Idiot, j’ai contacté de mon côté l’une ou l’autre personne pour m’assurer qu’on pouvait commencer à traduire. Puis Jean-Edern m’a téléphoné pour me dire : «C’est décidé !»” Pour se lancer dans une telle aventure, il fallait que Janos Molnar de Parno soit particulièrement motivé…

d’après LESOIR.BE (article retiré de publication)


L’Idiot International

Copain comme cochon avec Mitterrand, [Jean-Edern Hallier] n’obtient aucun poste en 1981. Le nouveau président de la République devient son ennemi intime. Hallier balance tout dans l’Honneur perdu de François Mitterrand (Mazarine, etc.), mais ne trouve aucun éditeur. Bon prétexte pour réactiver l’Idiot en 1984 avec Philippe Sollers, Jean Baudrillard, Roland Topor… Mais les problèmes de censure reprennent le dessus. Hallier attend un nouveau coup médiatique pour relancer une troisième fois l’Idiot, le 26 avril 1989 : il sort une traduction sauvage des Versets sataniques. Procès du vrai éditeur de Salman Rushdie, pub, scandale, c’est reparti. L’équipe est nouvelle. Critère de recrutement : il faut une plume et des avis qui vomissent le tiède…

d’après TECHNIKART.COM


Versets Sataniques, la France riposte

[Archives de Libé, 23 février 1989] Une semaine après la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie, Libération publie le premier chapitre des Versets sataniques. Tandis que le monde de l’édition s’organise. Une semaine après la décision de Christian Bourgois de ‘surseoir’ à la publication de la traduction française du roman de Salman Rushdie, initialement prévue pour le début de l’année 1990, la confusion et l’incertitude qui règnent dans le milieu éditorial français vont peut-être se dissiper. Et une solution semble en vue, du côté du groupe de la Cité, qui permet une parution assez prochaine de la version française de The Satanic Verses.

d’après Antoine de Gaudemar, LIBERATION.FR (20 février 2012)


1994WELKENRAEDT-Le-vent-de-la-liberte-Thonart-Article-Rushdie

Difficile de lire le roman (ennuyeux) de Salman RUSHDIE dans sa traduction officielle (et franchouillarde) chez CHRISTIAN BOURGOIS : il n’est plus dans le catalogue de l’éditeur. Notez que le traducteur, dont on comprend le désir d’anonymat, a quand même adopté le pseudonyme d’Alcofribas Nasier soit, dans le désordre : François Rabelais. Il est vrai que Jean-Edern Hallier s’autoproclamait Voltaire dans l’édito du livre-journal et ajoutait “L’imprimerie de la Liberté, c’est nous“. Mais qu’est-ce qu’il fabrique, l’égo…?

Patrick THONART


Salman Rushdie placé sous respirateur, son agresseur identifié

© Tribune de Genève

[LESOIR.BE, 13 août 2022] Poignardé vendredi, l’auteur “va sans doute perdre un œil”. Son agresseur, Hadi Matar, est âgé de 24 ans. Ses motifs ne sont pas encore connus. “Les nouvelles ne sont pas bonnes“, prévenait vendredi soir l’agent littéraire américain Andrew Wylie. Quelques heures plus tôt, le célèbre écrivain Salman Rushdie avait été poignardé par un agresseur alors qu’il s’apprêtait à prendre sur la scène du festival de littérature de la Chautauqua Institution, dans le nord-ouest de l’État de New York.

Âgé de 75 ans, Salman Rushdie était en vie, après avoir été prestement évacué en hélicoptère vers l’hôpital le plus proche, à Erie en Pennsylvanie. Mais ses blessures n’augurent rien de bon et il a été placé sous respirateur. Frappé à de nombreuses reprises au cou, au visage et à l’abdomen, “Salman va sans doute perdre un œil, a ajouté Andrew Wylie. Les terminaisons nerveuses dans son bras sont sectionnées, son foie a été poignardé et il est endommagé.

L’auteur des Versets sataniques, qui romançait une partie de la vie du prophète Mahomet et lui valu une fatwa (décret religieux) de l’ayatollah iranien Ruhollah Khomeini le 14 février 1989, aurait repris conscience après une intervention chirurgicale de plusieurs heures, mais il serait sous assistance respiratoire et incapable de parler.

L’agresseur se nomme Hadi Matar, est âgé de 24 ans et serait originaire de Fairview dans le New Jersey, directement en vis-à-vis de Manhattan, le long du fleuve Hudson. Ses motifs ne sont pas encore connus. Les enquêteurs auraient récupéré sur les lieux de l’attentat un sac à dos et plusieurs appareils électroniques, qu’un mandat permettra d’examiner.

Les témoins ont décrit une agression fulgurante, survenue à 10:47 du matin, et une lutte farouche pour neutraliser l’assaillant tandis qu’il continuait de porter des coups de couteau à sa victime. “Il a fallu cinq personnes pour l’écarter, relate Linda Abrams, qui se trouvait au premier rang dans l’amphithéâtre de la fondation à l’origine de l’invitation de Rushdie. Il était juste furieux, complètement furieux. Tellement fort, et juste très rapide.” Un officier de police en uniforme aurait alors réussi à passer les menottes à Hadi Matar, tandis que le couteau ensanglanté tombait de ses mains.

Aussitôt entouré par les spectateurs, Salman Rushdie a dans un premier temps été allongé à même le sol en attendant l’arrivée des secours, tandis que des spectateurs commentaient : “son pouls bat, son pouls bat.”

Le commissaire de police Eugene Staniszewski, de la police d’État de New York, a assuré lors d’une conférence de presse qu’une enquête conjointe avait été ouverte avec le FBI. Agé de 41 ans lors de la fatwa édictée contre lui, sa tête mise à prix plusieurs millions de dollars par le régime chiite iranien, l’écrivain britannique d’origine indienne, qui résidait alors à Londres, avait dû entrer en clandestinité forcée. Cet exil forcé allait se prolonger trois décennies, jusqu’à ce qu’à 71 ans, il se résolve à en sortir. “Oh, il faut que je vive ma vie“, rétorquait-il à ceux qui le conjuraient de rester prudent.

Depuis lors, Salman Rushdie, auteur d’une quinzaine de livres et romans, intervenait régulièrement lors d’événements littéraires et caritatifs, près de New York où il résidait. Et le plus souvent, sans aucune sécurité apparente.

Des réactions enthousiastes en Iran

Son agression a provoqué des réactions enthousiastes parmi les ultra-conservateurs religieux en Iran. Une citation de l’ayatollah Ali Khamenei, remontant à plusieurs années, était abondamment citée en ligne : la fatwa contre Salman Rushdie, assurait le leader religieux iranien, est “une balle qui a été tirée et ne s’arrêtera que le jour où elle atteindra sa cible.”

A Washington, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan s’est bien gardé d’incriminer ouvertement Téhéran, précisant toutefois qu’un tel “acte de violence était révoltant“, “priant pour le rétablissement rapide” de l’écrivain blessé. Celui-ci est “un des plus grands défenseurs de la liberté d’expression, a déclaré le modérateur de l’événement littéraire, Ralph Henry Reese, âgé de 73 ans et légèrement blessé au visage lors de l’attaque. Nous l’admirons et sommes inquiets au plus haut point pour sa vie. Le fait que cette attaque se soit produite aux Etats-Unis est révélateur des menaces exercées sur les écrivains par de nombreux gouvernements, individus et organisations.”

Ebranlée, la directrice de l’association d’écrivains PEN America, Suzanne Nossel, a déclaré n’avoir “pas connaissance d’un incident comparable lors d’une attaque publique contre un auteur littéraire sur le sol américain.” […] “L’attaque perpétrée aujourd’hui contre Salman Rushdie était aussi une attaque contre l’une de nos valeurs les plus sacrées, la libre expression de penser“, a pour sa part commenté le gouverneur de l’Etat de New York, Kathy Hochul.

Les Versets sataniques demeurent interdits à ce jour au Bangladesh, au Soudan, au Sri Lanka, et en Inde. Avant Rushdie, le traducteur japonais des Versets, Hitoshi Igarashi, avait été poignardé à mort le 12 juillet 1991 à l’université de Tsukuba, l’enquête pointant du doigt le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI), les fameux pasdarans. Son homologue italien, Ettore Capriolo, avait réchappé de justesse au même sort deux semaines auparavant, le 3 juillet 1991 à Milan. L’éditeur norvégien, William Nygaard, a quant à lui été blessé de trois balles à son domicile d’Oslo le 11 octobre 1993, par deux individus ultérieurement identifiés comme un ressortissant libanais et un diplomate iranien.

La fatwa contre Salman Rushdie reste d’actualité, bien qu’un président iranien, Mohammed Khatami, a déclaré en 1998 que Téhéran ne soutenait plus sa mise en œuvre. Al-Qaïda a placé l’écrivain sur sa liste noire en 2010. Deux ans plus tard, une fondation religieuse iranienne aurait même porté la récompense pour son assassinat à 3,3 millions de dollars.

d’après Maurin Picard, lesoir.be


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : rédaction, partage, correction et iconographie | sources : lesoir.be ; liberation.fr ; technikart.com ; collection privée ; Centre culturel de Welkenraedt ; ina.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée | Rushdie est présent dans wallonica.org : Auprès de quelle cour Salman Rushdie pouvait-il déposer les conclusions suivantes, pour que justice soit faite ? ; L’Idiot International


D’autres incontournables du savoir-lire :

Poularde Valentine Thonart : le retour…

Temps de lecture : 4 minutes >
Menu du 15 mai 1965 pour le Club Royal des Gastronomes de Belgique (grand merci à Fabien PETITCOLAS)

La Poularde Valentine Thonart est l’une des plus grandes recettes de la cuisine belge. Elle a été créée dans les années 60 par (Charles-)Auguste Thonart, surnommé Coq et propriétaire de l’Hôtel de la Vallée à Lorcé-Chevron (Stoumont, BE), célèbre rendez-vous des gourmets au bord de l’Amblève. Il avait baptisé sa création du nom de sa mère Valentine, qui avait été la première et remarquable cuisinière de l’hôtel-restaurant en 1914, avant de lui céder la place, bien plus tard. Elle a disparu en 1955. Charles-Auguste Thonart, disparu lui aussi aujourd’hui (comme son restaurant), l’avait fait enregistrer par l’Académie Culinaire de France (la recette).

Quand elle cède la toque à son fils, la cuisine de Valentine Thonart (née Hendrick) a déjà connu bien des aventures : la légende familiale veut que Valentine ait d’abord tenu un café à l’emplacement de ce qui allait devenir l’Hôtel de la Vallée. Les différents mouvements de troupes et la destruction du pont voisin pendant la guerre de 40-45 n’en ont pas eu raison : des “dommages de guerre” sonnants et trébuchants (dédommagements pour les dégâts occasionnés par le conflit) permettent l’agrandissement du café qui devient un hôtel-restaurant, ce qui restera pour beaucoup l’Hôtel Thonart, à Lorcé (pour faire la différence avec l’Hôtel de Portugal, à Spa, qu’une autre Thonart gérait d’une main de fer dans la cité thermale).

Les secrets de la Poularde Valentine Thonart (une préparation à base de poularde de haute qualité et de homard) ont été livrés il y a des années au Guide des Connaisseurs par le chef de l’époque, Roger Verhougstraete, qui a préparé des milliers de Poulardes Valentine Thonart.

Préparation
      • Pour quatre personnes, découpez en six morceaux, une poularde de 1 kilo 600 vidée.
      • Faites chauffer du beurre dans une casserole. Laissez colorer les morceaux de poularde pendant cinq minutes des deux côtés.
      • Retirez la volaille et dans le même beurre saisissez deux homards vivants de 400 grammes chacun, coupés en deux dans le sens de la longueur.
      • Remettez les morceaux de volaille dans la casserole et ajoutez une bonne cuillère à soupe d’échalotes hachées.
      • Flambez le tout à l’armagnac.
      • Assaisonnez de sel et de poivre du moulin.
      • Ajoutez un bouquet garni, la chair en dés de quatre tomates fraîches, épluchées et épépinées, 250 grammes de champignons de Paris coupés en dés et sautés préalablement, et versez sur le tout une bouteille de champagne brut.
      • Laissez cuire à couvert à feu doux pendant 25 minutes.
      • Ajoutez 1/2 litre de crème fraîche épaisse et quatre fonds d’artichauts cuits coupés en dés (frais en saison ou en conserve), et laissez réduire à découvert de moitié.
      • Enlevez à l’aide d’une écumoire les morceaux de volaille et de homard et gardez-les au chaud. Terminez la sauce avec une pincée d’estragon, dont on doit seulement deviner la présence, rectifiez l’assaisonnement, ajoutez une larme d’armagnac éventuellement, et une pointe de poivre de Cayenne, car la préparation doit être haute en goût et bien relevée.
      • Dressez les morceaux de poularde et de homard dans une casserole en argent, saucez le tout et éparpillez en garniture une truffe coupée en fine julienne.
      • Le service se fait en deux fois : d’abord un suprême de poularde et une queue de homard, ensuite un morceau de cuisse et une pince du homard.

Remarques : un grand vin de Bourgogne blanc, Chassagne ou Puligny-Montrachet est vivement recommandé avec ce plat superbe. M. Thonart ne détestait pas non plus un Bouzy rouge de Champagne, voire un champagne millésimé. Ce plat riche se suffit à lui-même, mais on peut l’escorter, si on veut, d’un peu de riz nature (©Le Guide des Connaisseurs)


La recette est également reprise dans les ouvrages de Philippe NONCLERCQ : Quand la Wallonie se met à table (Liège : Noir Dessin Productions)



[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, compilation, correction et iconographie | sources : lameuse.sudinfo.be | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : l’entête de l’article montre un menu de l’Hôtel de la vallée © Fabien Petitcolas ; © dhnet.be ; © collection privée.


Encore faim ?

THONART : Suis-je une infox ? (conférence, 2022)

Temps de lecture : 21 minutes >

Chère lectrice, cher lecteur, je commencerai par te donner une bonne nouvelle : “Non, tu n’es pas une fake news (ou, désormais, en bon français : tu n’es pas une infox) !” Sur ce, comment puis-je l’affirmer ? Comment puis-je être certain que cette information sur un phénomène du monde qui m’est extérieur est bel et bien réelle ? Comment valider ma perception du phénomène “il y a un.e internaute qui lit mon article” auquel mes sens sont confrontés ? Comment puis-je m’avancer avec conviction sur ce sujet, sans craindre de voir l’un d’entre vous se lever et demander à vérifier d’où je tiens cette certitude, que nous avons devant nous un “lecteur curieux” en bonne et due forme ?

Ouverture en Si majeur

Eh bien, ce n’est pas très compliqué. Tout d’abord : peut-être nous connaissons-nous déjà dans la vie réelle (pas dans le métavers) et je t’ai serré la main ou fais la bise, j’ai physiquement identifié ta présence et, dans la mesure où je n’ai vécu, dans les secondes qui suivirent, aucune tempête hormonale me signalant qu’il fallait fuir immédiatement, mon corps a libéré les phéromones de la reconnaissance de l’autre, dont je ne doute pas que tes organes sensoriels aient à leur tour détecté la présence. Ton cerveau a pu régler immédiatement le taux d’adrénaline dans ton sang. Peut-être avons-nous même pu nous asseoir autour d’une table et déguster une bière spéciale car… nous avions soif. Peut-être même t’ai-je entendu commenter cet article, que tu avais lu en avant-première. Tu es un phénomène réel, cher lecteur, car mon cerveau te reconnaît comme tel.

Ensuite, tu n’es pas une infox non plus et j’en ai eu la preuve quand, à cause de toi, j’ai dû interroger mes monstres intérieurs, mes instances de délibération psychologique, mon Olympe personnel (celui où je me vis comme un personnage mythique, tout comme dans mes rêves), alors que tu t’attendais à ce que (parmi d’autres blogueurs) je publie sur cette question qui nous taraude tous depuis sa formulation par Montaigne : “Comment vivre à propos ?” Ma psyché a alors dû aligner

      1. une répugnance naturelle à m’aligner sur un groupe (ici, les blogueurs qui s’expriment sur un auteur, sans faire autorité),
      2. la douce vanité que tisonnait l’impatience que je sentais chez toi, lecteur, et
      3. ma sentimentalité face à la perspective de tes yeux ébahis devant mes commentaires éclairés.

Là, ce sont nos deux personnalités qui ont interagi : preuve est faite de ton existence, parce que c’est toi, parce que c’est moi. Tu es un être humain réel, cher lecteur, car ma psyché te reconnaît comme tel.

Enfin, tu es là, virtuellement face à moi, lectrice, comme le veut ce grand rituel qu’est notre relation éditoriale en ligne. Nous jouons ensemble un jeu de rôle qui nous réunit régulièrement et dans lequel ton rôle est défini clairement. Dans la relation éditeur-lecteur sans laquelle wallonica.org n’a pas de sens, ton rôle doit être assuré, par toi ou par ta voisine. C’est là notre contrat virtuel et je vis avec la certitude que, à chaque publication, un lecteur ou une lectrice lira mon article. Cette certitude est fondée sur notre relation, sur notre discours à son propos, qui prévoit des rôles définis, des scénarios interactifs qui se répètent, qui raconte des légendes dorées sur cette interaction, qui met en avant une batterie de dispositifs qui deviennent, article après article, nos outils de partage en ligne et sur les statistiques de visite de cette page web. Tu es donc là parce qu’il est prévu -par principe- que tu y sois. Tu es une idée réelle, chère lectrice, car ma raison te reconnaît comme telle.

Donc, qu’il s’agisse de mon corps, de ma psyché ou de mes idées, à chaque niveau de mon fonctionnement, de ma délibération, j’acquiers la conviction que tu es là, bien réel.le face à moi ou, du moins, quelque part dans le monde réel (que n’appliquons-nous les mêmes filtres lorsque nous traitons les actualités et les informations quotidiennes dont le sociologue Gérald Bronner affirmait que, au cours des deux dernières années, nous en avons créé autant que pendant la totalité de l’histoire de l’humanité jusque-là !).

Pour conclure ce point, je rappellerai que, traditionnellement, on exige d’une information cinq qualités essentielles : la fiabilité, la pertinence, l’actualité, l’originalité et l’accessibilité… C’est la première de ces cinq qualités que nous validons lorsque nous nous posons la question : info ou infox ?

Dans la même veine : cette question, je peux la poser à propos de… moi-même. Qui me dit que je ne suis pas une infox, pour les autres ou… pour moi-même ? Comment vérifier, avec tout le sens critique que j’aurais exercé pour lire une info complotiste sur FaceBook, comment vérifier que je suis un phénomène fiable pour moi et pour les autres ? Plus précisément, comment vérifier que l’image que j’ai de moi correspond à mon activité réelle (Diel), à ce que je fais réellement dans le monde où je vis avec vous, mes lectrices, mes lecteurs ? Pour mémoire, selon Montaigne, voilà bien les termes dans lesquels nous devons travailler car : “Notre bel et grand chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” C’est-à-dire : sans décalage entre nous et le monde.

Ma proposition est donc de présenter brièvement une clef de lecture de nous-mêmes, un test critique que chaque lecteur ou lectrice de ces lignes pourrait effectuer afin d’éclaircir un des éléments déterminants du fonctionnement de sa raison au quotidien : soi-même.

Tant qu’à prendre des selfies, autant qu’ils soient les plus fiables possibles et tant qu’à exercer notre sens critique, pourquoi pas commencer par nous-mêmes… ?

Aussi, commençons par le commencement : Copernic, Galilée et Newton n’ont pas été les derniers penseurs à transformer fondamentalement notre vision du monde. A son époque, pendant le siècle des Lumières, Kant a remis une question philosophique sur le tapis qui n’est pas anodine ici, à savoir : “Que puis-je connaître ?” (rappelez-vous : nous travaillons sur comment se connaître soi-même).

Kant (anon., ca 1790) © Bucknell University

Kant est un imbuvable, un pas-rigolo, un illisible (il l’a dit lui-même et s’en est excusé à la fin de sa vie) mais nous ne pouvons rester insensibles à sa définition des Lumières, je cite :

La philosophie des Lumières représente la sortie de l’être humain de son état […] de mineur aux facultés limitées. Cette minorité réside dans son incapacité à utiliser son entendement de façon libre et indépendante, sans prendre l’avis de qui que ce soit. Il est seul responsable de cette minorité dès lors que la cause de celle-ci ne réside pas dans un entendement déficient, mais dans un manque d’esprit de décision et du courage de se servir de cet entendement sans s’en référer à autrui. Sapere aude ! (“aie le courage de faire usage de ton propre entendement !”) doit être la devise de la philosophie des Lumières.

Le message est clair : si tu veux grandir, pense librement et par toi-même. C’est sympa ! Mais comment faire, quels sont mes outils et comment les maîtriser ?

Premiers outils : nos cerveaux…

Pourquoi parler du cerveau d’abord ? En fait, pour interagir avec le monde, nos outils de base sont multiples et nous pensons les connaître mais les neurologues sont aujourd’hui en train de bousculer pas mal de nos certitudes à propos de cet outil majeur qu’est notre cerveau. Le cerveau – et toute la vie de notre corps qu’il organise – est d’ailleurs longtemps resté notre soldat inconnu : seul aux premières lignes, il agit pour notre compte sans que nous nous en rendions compte. Je m’explique…

Kant – et les penseurs qui ensuite ont sorti la divinité du champ de leur travail – estiment que nous ne pouvons concevoir de la réalité que des phénomènes, c’est-à-dire les informations que nous ramènent nos sens (des goûts, des images, des textures, des odeurs, des sons…) et ce, à propos de faits que nous avons pu percevoir. A ces phénomènes, se limite la totalité du périmètre que nous pouvons explorer avec notre raison, explique Kant à son époque. Tout le reste est littérature…

© CNRS

Et le langage utilisé par notre cerveau (ou nos cerveaux si l’on tient compte des autres parties du corps qui sont quelquefois plus riches en neurones), ce langage est trop technique pour notre entendement : impulsions électriques, signaux hormonaux, transformations protéiques et j’en passe. De là peut-être, cette difficulté que nous avons à être bien conscients de l’action de notre cerveau, des modifications en nous qui relèvent seulement de son autorité ou de son activité…

Un exemple ? Qui ne s’est jamais injustement mis en colère après un coup de frein trop brutal ? Était-ce le Code de la route qui justifiait cette colère ? Non. La personne qui l’a subie méritait-elle les noms d’oiseaux qui ont été proférés ? Non. Simplement, un excellent réflexe physiologique s’est traduit dans un coup de frein qui a été déclenché par la peur d’une collision, provoquée par la vue d’un piéton dans la trajectoire du véhicule et l’adrénaline libérée devait trouver un exutoire dans un cri de colère proportionné, faute de quoi elle serait restée dans le sang et aurait généré du stress…

Un autre exemple ? Lequel d’entre nous n’a jamais grondé, giflé voire fessé son enfant juste après lui avoir sauvé la vie, en lui évitant d’être écrasé : on le rattrape par le bras, on le tire sur le trottoir, la voiture passe en trombe et on engueule le petit avec rage pour lui signifier combien on l’aime. On préfère dire que c’est un réflexe, non ?

Nombreuses sont les situations concrètes où nous fonctionnons ainsi, sur la seule base du physiologique, et c’est tant mieux, car nos cerveaux n’ont qu’un objectif : veiller à notre adaptation permanente au milieu dans lequel nous vivons, ceci afin de maintenir la vie dans cet organisme magnifique qui est notre corps.

Partant, il serait recommandé d’identifier au mieux la contribution de nos cerveaux et de notre corps, avant de se perdre dans la justification morale ou intellectuelle de certains de nos actes.

Couche n°2 : la conscience…

Ici, tout se corse. Pendant des millénaires, notre conscience, notre âme, notre soi, notre ego, ont été les stars de la pensée, qu’elle soit religieuse, scientifique ou philosophique. De Jehovah à Freud, le succès a été intégral et permanent au fil des siècles. A l’Homme (ou à la Femme, plus récemment), on assimilait la conscience qu’il ou elle avait de son expérience.

La question du choix entre le Bien et le Mal y était débattue et l’ego était un grand parlement intérieur, en tension entre, en bas, la matière répugnante du corps et, en haut, la pureté des idées nées de l’imagination ou générées par l’intellect.

Or, voilà-t-y pas que nos amis neurologues shootent dans la fourmilière et nous font une proposition vertigineuse, aujourd’hui documentée et commentée dans les revues scientifiques les plus sérieuses : la conscience ne serait qu’un artefact du cerveau, une sorte d’hologramme généré par nos neurones, rien que pour nous-mêmes !

Plus précisément : trois régions du cerveau ont été identifiées, dont la mission commune est de nous donner l’illusion de notre libre-arbitre, l’illusion d’être une personne donnée qui vit des expériences données. Ici, plus question d’une belle conscience autonome, garante de notre dignité et flottant dans les airs ou ancrée dans notre cœur.

Et c’est évidemment encore un coup du cerveau, qui fait son boulot : “si je suis convaincu que j’existe individuellement, je vais tout faire pour ma propre survie.”

Pour illustrer ceci simplement, prenons l’exemple d’un pianiste qui lit une note sur une partition, enfonce une touche du piano et entend la corde vibrer. Il a l’impression de faire une expérience musicale unique alors que ce sont précisément les trois zones du cerveau dont je parlais qui ont œuvré à créer cette impression. Elles ont rassemblé en un seul événement conscient, le stimulus visuel de la note lue, l’action du doigt sur l’ivoire et la perception de la note jouée. L’illusion est parfaite alors que ce sont des sens distincts du cerveau qui ont été activés, à des moments différents et sans corrélation entre eux a priori. C’est vertigineux, je vous le disais : ma conscience, n’est en fait pas consciente.

Je pense qu’on n’a pas encore conscience non plus, des implications d’une telle découverte et je serais curieux de pouvoir en parler un jour avec Steven Laureys.

Reste que, factice ou pas, la conscience que j’ai de moi-même accueille la deuxième couche du modèle que je vous propose : la psyché. Qu’ils soient illusoires ou non, ma psyché, ma personnalité psychologique, ma mémoire traumatique, ma vanité, mes complexes, mon besoin de reconnaissance, mes accusations envers le monde, mes habitudes de positionnement dans les groupes, ma volonté d’être sublime… bref, mes passions, mes affects conditionnent mon interaction avec le monde.

J’en veux pour preuve toutes les fois où je suis rentré dans un local où je devais animer une réunion, donner une conférence ou dispenser une formation : à l’instant-même où je rentrais dans la pièce, il était évident que j’aurais une confrontation avec celui-là, celui-là et celui-là. Je n’ai pas toujours eu du bide mais j’ai commencé grand… en taille, très tôt. Le seul fait de ma stature physique provoquait systématiquement une volonté de mise en concurrence chez les participants les plus arrogants de virilité. Il me revenait alors d’établir ma position d’animateur sans qu’elle ne vienne contrarier le statut des mâles alpha présents ou… de m’affirmer moi-même en mâle alpha quand les mâles en question étaient beaucoup moins baraqués que moi…

Ici, pas de grands idéaux pédagogiques, pas de réflexes physiologiques mais simplement un positionnement affectif, un moment où chacun se vit comme un héros mythique et sublime, dans une confrontation authentiquement héroïque.

J’ai le sentiment que le débat intérieur, à ce moment-là, utilise le même langage que les rêves où, également, chacun se vit comme un personnage mythologique, hors de tout détail accidentel ou quotidien. Regardez la colère d’un informaticien quand un ordinateur ne fait pas ce qu’il veut : elle est homérique et n’est possible que si, l’espace d’un instant, l’informaticien en question a eu l’illusion d’être un dieu tout-puissant, créateur de ce dispositif qui a l’arrogance satanique de lui résister. Encore un coup de la psyché vexée !

Combien de fois -il faut le reconnaître- n’avons-nous pas discuté, disputé, débattu ou polémiqué sur des sujets qui n’en étaient pas mieux éclairés, car force nous était d’abord d’avoir raison devant témoins de la résistance de l’autre, simplement parce qu’il ressemblait trop à notre contrôleur des impôts ou à une collègue carriériste ! C’est un exemple. Passion, quand tu nous tiens… nous, nous ne savons pas nous tenir. On pourra énumérer longuement ces situations où la psyché tient les rênes de nos motivations, alors que nous prétendons agir en vertu de principes sublimes ou d’idées supérieures. Dans ces cas regrettables, les sensations captées par notre cerveau n’ont même pas encore fait leur chemin jusqu’à notre raison que déjà nous réagissons… affectivement.

Il ne s’agit pas ici, par contre, de condamner notre psyché, qui se débat en toute bonne foi dans un seul objectif : obtenir et maintenir la satisfaction que nous pouvons ressentir lorsque nos désirs sont réalisables et notre réalité désirable. Bref, quand l’image que nous avons de nous-même correspond à notre activité réelle. C’est une joie profonde qui en résulte.

Juste à côté, mais en version brouillée : les idées…

A ce stade, résumons-nous : un cerveau hyperconnecté qui nous permet de percevoir et d’agir sur le monde, une psyché mythologisante qui nous positionne affectivement face à ses phénomènes. Il nous manque encore le troisième étage du modèle : les idées, les discours, autrement dit les formes symboliques.

C’est le philosophe Ernst Cassirer qui a concentré ses recherches sur notre formidable faculté de créer des formes symboliques : le Bien, le Mal, Dieu, le Beau, le Vrai, le Juste, le Grand Architecte, le Carré de l’hypoténuse, Du-beau-du-bon-Dubonnet, la Théorie des cordes, “Demain j’enlève le bas”, “Le Chinois est petit et fourbe”, “This parrot is dead”, la Force tranquille, Superman, le Grand remplacement, “Je ne sais pas chanter”, “Mais c’est la Tradition qui veut que…”, “On a toujours fait comme ça”, “les Luxembourgeois sont tellement riches…” Autant de formes symboliques, de discours qui ne relèvent ni de notre physiologie, ni de notre psychologie ; autant de convictions, de systèmes de pensée, de vérités qui, certes, prêtent au débat mais ne peuvent constituer une explication exclusive et finale du monde qui nous entoure (s’il y en avait une, ça se saurait !).

Cassirer ne s’est pas arrêté à un émerveillement bien naturel face à cette faculté généreusement distribuée à l’ensemble des êtres humains : créer des formes symboliques. Il a également averti ses lecteurs d’un danger inhérent à cette faculté : la forme symbolique, l’idée, le discours, a la fâcheuse tendance à devenir totalitaire. En d’autres termes, chacun d’entre nous, lorsqu’il découvre une vérité qui lui convient (ce que l’on appelle une vérité, donc) s’efforce de l’étendre à la totalité de sa compréhension du monde, voire à l’imposer à son entourage (que celui qui n’a jamais observé ce phénomène chez un adolescent vienne me trouver, j’ai des choses à lui raconter…).

© F. Ciccollela

Qui plus est, les fictions et les dogmes qui nous servent d’œillères ne sont pas toujours le fait de la société ou de notre entourage : nous sommes assez grands pour générer nous-mêmes des auto-fictions, des discours qui justifient nos imperfections ou qui perpétuent des scénarios de défense, au-delà du nécessaire.

Il reste donc également important d’identifier les dogmes et les discours qui entravent notre liberté de penser, afin de rendre à chacune de nos idées sa juste place : rien d’autre qu’une opportunité de pensée, sans plus. A défaut, nous risquons de la travestir en vérité absolue, à laquelle il faudrait se conformer !

Mais quel langage utilise-t-on pour échanger sur ces formes symboliques, qu’il s’agisse de réfléchir seul ou de débattre avec des tiers, qu’il s’agisse de fictions personnelles ou de discours littéraires, poétiques, scientifiques, mathématiques, religieux ou philosophiques ?

Il semblerait bien qu’il s’agisse là de la langue commune, telle qu’elle est régie par la grammaire et l’orthographe, codifiée par nos académies. On ne s’étendra pas ici sur les différents procédés de langage, sur la différence entre signifiant et signifié, sur l’usage poétique des mots, sur la différence entre vocabulaire et terminologie. Ce qui m’importe, c’est simplement d’insister sur deux choses, à propos des formes symboliques :

    • d’abord, le discoursvoulu raisonnable- que l’on tient à propos du monde ou d’un quelconque de ses phénomènes, n’est pas le phénomène lui-même. C’est Lao-Tseu qui disait : “Le Tao que l’on peut dire, n’est pas le Tao pour toujours.» Pour faire bref : c’est impunément que l’on peut discourir sur n’importe quel aspect de notre réalité car notre discours n’est pas la chose elle-même (sinon, il serait impossible de parler d’un éléphant lorsqu’on est assis dans une 2CV, par simple manque de place).
    • Ensuite : impunément peut-être pas, car notre formidable faculté de créer des formes symboliques pour représenter le monde (qu’il soit intérieur ou extérieur) sert un objectif particulier bien honorable : celui de nous permettre de construire une image du monde harmonieuse, à défaut de laquelle il sera difficile de se lever demain matin.
Mystère et boules de gomme

Nous voici donc avec un modèle de lecture de nous-mêmes à trois étages : le physiologique, le psychologique et les formes symboliques (ou les discours). Jusque-là, nous avons travaillé à les décrire, à reconnaître leur langage et à identifier leur objectif, c’est-à-dire, leur raison d’être :

    1. l’adaptation à l’environnement, pour le cerveau ;
    2. la satisfaction née de l’équilibre entre désirs intérieurs et possibilités extérieures, pour la psyché, et
    3. l’harmonie dans la vision du monde pour les discours, pour la raison.

Tout cela est bel et bon, mais où est le problème, me direz-vous ? Mystère ! Ou plutôt, justement, le mystère et la tradition qu’il véhicule. Je vous l’ai proposé : à moins d’être croyant, gnostique ou un dangereux gourou, la tradition est à prendre comme un discours, une opportunité de pensée : ce qui n’en fait pas une vérité ! Notre tradition occidentale agence nos trois étages de manière rigoureuse : le corps, notre prison d’organes, est au rez-de-chaussée de la maison ; notre conscience, nécessairement plus élevée que nos seuls boyaux, fait “bel étage” et les idées, sublimes, dominent un étage plus haut, elles rayonnent au départ d’un magnifique penthouse sur la terre entière !

      • raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ;
      • corps, limitations, affects, déchéance et mort, en bas.

C’est du Platon, du Jehovah, du Jean-Sébastien Bach ou du Louis XIV ! Et c’est cette même tradition idéaliste qui positionne le mystère dans des zones transcendantes, dans un au-delà que notre raison ne peut cerner et dont nous ne possédons pas le langage, sauf “initiation”, bref : le mystère est ineffable tant il est supérieur, bien au-delà de notre entendement.

Face à cette “mystique du télésiège”, qui, depuis des lustres, entrelarde notre culture judéo-chrétienne de besoins d’élévation sublime, il existe une alternative, qui est la vision immanente du monde.

L’immanence, c’est la négation de tout au-delà : tout est déjà là, devant nous, au rez-de-chaussée, qui fait sens, qui est magnifiquement organisé et vivant, qui est prêt à recevoir notre expérience mais seulement dans la limite de nos capacités sensorielles et de notre entendement.

Et c’est bel et bien cette limite qui fournit la signification que nous pourrions donner au mot mystère : “au-delà de cette limite, nos mots ne sont plus valables.” Souvenez-vous de Lao-Tseu quand il évoque l’ordre universel des choses et le silence qu’il impose. Contrairement aux définitions des dictionnaires qui nous expliquent que le “Mystère est une chose obscure, secrète, réservée à des initiés”, le mystère serait cet ordre des choses que nous pouvons appréhender mais pas commenter.

Pas de mots pour décrire le mystère : non pas parce qu’il est par essence un territoire supérieur interdit, réservé aux seuls dieux ou aux initiés, pas du tout, mais parce que, tout simplement, notre entendement a ses limites, tout comme le langage rationnel qu’il utilise.

Nous pouvons donc expérimenter le mystère mais, c’est notre condition d’être humain que d’être incapables de le décrire avec nos mots. J’en veux pour exemple la sagesse de la langue quand, face à un trop-plein de beauté (un paysage alpin, la mer qu’on voit danser, la peau délicate d’un cou ou une toile de Rothko), nous disons : “cela m’a laissé sans mots“, “je ne trouve pas les mots pour le dire“, “je suis resté bouche-bée…”

© ElectroFervor
Sapere Aude versus Amor Fati

Au temps pour le mystère. Le questionner aura permis de dégager deux grosses tendances dans notre culture (et, donc, dans notre manière de penser) : d’une part, l’appel vers l’idéal du genre “mystérieux mystère de la magie de la Sainte Trinité” et, d’autre part, la jouissance pragmatique du “merveilleux mystère de la nature, que c’est tellement beau qu’on ne sait pas comment le dire avec des mots.” Dans les deux cas, le mystère a du sens, on le pressent, mais, dans les deux cas, le mystère est ineffable, que ce soit par interdit (première tendance) ou par simple incapacité de notre raison (seconde tendance).

Dans les deux cas, chacun d’entre nous peut se poser la “question du mystère” : quand, seul avec moi-même, je veux accéder à la connaissance, percer le mystère et goûter au sens de la vie, est-ce que je regarde au-delà des idées ou au cœur de mes sensations ?

Merveille de notre qualité d’humains, nous pratiquons les deux mouvements : de l’expérience au monde des idées, du monde des idées à l’expérience ; en d’autres termes, de l’action à la fiction, et de la fiction à l’action.

Pour mieux vous expliquer, j’appelle à la barre deux penseurs qui y ont pensé avant moi : Emmanuel Kant et Friedrich Nietzsche.

Avec son Sapere Aude (“Ose utiliser ton entendement”), Kant représente le mouvement qui va de l’action à la fiction. Ce n’est pas pour rien qu’il vivait au Siècle des Lumières, siècle qui a substitué aux pouvoirs combinés du Roi et de l’Eglise, l’hégémonie de la Raison. Pour reprendre la métaphore, dans la maison de Kant, l’ascenseur s’arrête bel et bien à nos trois étages (cerveau, psyché et formes symboliques) mais le liftier invite ceux qui cherchent la connaissance à monter vers la Raison, dont j’affirme qu’elle est également une forme symbolique, un discours, pas une réalité essentielle. Pour Kant, le mouvement va de l’expérience à la Raison.

Dans la maison de Nietzsche par contre, le liftier propose le trajet inverse, fort de la parole de son maître qui invite à l’Amor Fati (“Aime ce qui t’arrive“). Pour le philosophe, il importe de se libérer des discours communs, des idées totalitaires et ankylosantes, ces crédos que ruminent nos frères bovidés, et de devenir ce que nous sommes intimement, dans toute la puissance et la profondeur de ce que nous pouvons être (ceci incluant nos monstres !).

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Il nous veut un peu comme un samouraï qui, par belle ou par laide, s’entraînerait tous les jours pour être prêt à affronter sans peur… quoi qu’il lui arrive pratiquement. Cela implique pour lui le sérieux, l’hygiène de vie et l’attention au monde : trois disciplines qui ne sont pas des valeurs en soi, mais des bonnes pratiques.

Le mouvement préconisé va donc des idées, des fictions, vers l’action, vers l’expérience, vers le faire, comme le chante l’éternel Montaigne, grand apôtre de l’expérience juste. Je le cite :

Quand je danse, je danse ; et quand je dors, je dors. Et quand je me promène seul dans un beau jardin, si mes pensées se sont occupées d’autre chose pendant quelque temps, je les ramène à la promenade, au jardin, à la douceur de cette solitude, et à moi. La Nature nous a prouvé son affection maternelle en s’arrangeant pour que les actions auxquelles nos besoins nous contraignent nous soient aussi une source de plaisir. Et elle nous y convie, non seulement par la raison, mais aussi par le désir. C’est donc une mauvaise chose que d’enfreindre ses règles.

Un modèle pour humains modèles

Le mot est lâché : la règle ! A tout propos philosophique, une conclusion éthique ? Quelle règle de vie est proposée ici ? Nous visons la connaissance (cliquez curieux !), nous cherchons la lumière dans le Mystère ; nous avons un cerveau, une psyché, des idées ; nous pouvons aller de l’un à l’autre et de l’autre à l’un. Soit. Mais encore ?

Souvenez-vous : nous nous étions donné comme objectif de bien nous outiller pour vérifier si nous étions une infox à nous-mêmes, ou non. Dans les films, cela s’appelle une introspection si un des deux acteurs est allongé sur un divan et une méditation quand l’acteur principal se balade en robe safran, avec les yeux un peu bridés sous un crâne poli.

Pour Nietzsche, ce n’est pas être moral que de viser systématiquement la conformité avec des dogmes qui présideraient à notre vie, qui précéderaient notre expérience et qui se justifieraient par des valeurs essentielles, stockées quelque part dans le Cloud de nos traditions ou de nos légendes personnelles.

Vous me direz : “Être conforme, c’est immoral, peut-être, môssieur le censeur ?

      • Je réponds oui, si la norme que l’on suit se veut exclusive, définitive et n’accepte pas de révision (souvenez-vous : les formes symboliques deviennent facilement totalitaires. Méfiance, donc) ; la respecter serait trahir ma conviction que la vie est complexe et que la morale ne se dicte pas ;
      • oui encore, si la norme suivie me brime intimement, qu’elle fait fi de ma personne et de mes aspirations sincères, qu’elle m’est imposée par la force, la manipulation ou la domination ; la respecter serait ne pas me respecter (souvenez-vous : ma psyché a des aspirations, qui peuvent être légitimes) ;
      • oui enfin, si la norme suivie limite l’expression de ma vitalité, de ma puissance physique (souvenez-vous : mon cerveau travaille au service de ma survie).

En un mot comme en cent : la Grande Santé n’est décidément pas conforme et viser la conformité à un idéal est définitivement une négation de sa propre puissance !

Aussi, faute de disposer d’un catéchisme (tant mieux), je vous propose donc une règle du jeu, des bonnes pratiques, plus précisément une clef de détermination qui n’a qu’un seul but : ne pas mélanger les genres.

Par exemple : ne pas déduire d’un mauvais état de santé des opinions trop sombres, que l’on n’a pas sincèrement. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est moche, alors qu’on est simplement dans un mauvais jour. Ne pas expliquer à ses enfants que le monde est super, alors qu’on est simplement dans un bon jour. Ne pas accepter d’être brimé par quelqu’un parce que c’est toujours comme ça. Ne pas demander quelqu’un en mariage avec sept Triple Karmeliet derrière le col. Accepter d’écouter l’autre même s’il fait trop chaud dans la pièce. Ne pas tirer de conclusion sur la nature essentielle de la femme après une altercation houleuse avec une contractuelle qui posait un pv sur le pare-brise…

Ces exemples sont accidentels, quotidiens, et n’ont qu’une vertu : chacun peut a priori s’y reconnaître. Reste que la même clef de lecture peut probablement s’avérer utile pour des questions plus fondamentales, qui n’ont pas leur place ici, parce qu’elles nous appartiennent à chacun, individuellement.

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Allons-y avec un peu plus de légèreté, même si la clef proposée peut être le point de départ d’un travail plus approfondi. On va faire comme avant de tirer les lames du tarot : chacun doit choisir un problème qui le tracasse. Vous êtes prêts ? On y va ?

    1. Est-ce que la question que je me pose est essentielle et influence effectivement le sens de ma vie ?
      1. Oui ? Je cherche une solution au problème sans état d’âme ou je laisse passer la pensée inconfortable et je l’oublie (personne n’a jamais dit qu’il fallait croire tout ce que l’on pense) ;
      2. Sinon, je passe à la question 2.
    2. Est-ce que le déplaisir que je ressens peut-être lié à mon corps (digestion difficile, flatulences, chaleur, vêtements mouillés, posture inconfortable maintenue trop longtemps…)
      1. Oui ? Je prends d’abord un verre de bicarbonate de soude ou un godet de Liqueur du Suédois. Je reviens ensuite à la question 1.
      2. Sinon, je passe à la question 3.
    3. Est-ce que la manière dont je vis le problème est influencées par mes légendes personnelles, ma mémoire traumatique ou peut-elle être influencée par un positionnement psychologique que je crois nécessaire face à ses protagonistes ?
      1. Oui ? Je fais la part des choses et je me reformule le problème. Re-oui ? J’en parle à mon psy en donnant la situation comme exemple.
      2. Sinon, je passe à la question 4.
    4. Est-ce qu’en cherchant une solution au problème je fais appel à des évidences, des certitudes, des principes, des arguments d’autorité, des traditions, des routines de pensée ou des autofictions qui déforment mon analyse ?
      1. Oui ? Je pars au Népal, j’attends quelques années et, une fois apaisé, je me repose la même question avec l’esprit plus clair.
      2. Sinon, je passe à la question 5.
    5. Est-ce que, si je localise lucidement l’étage auquel se situe le nœud de mon problème, cette analyse me procurera une vision du monde plus apaisée ?
      1. Non ? Je recommence le cycle à la question 2.
      2. Oui ? Je passe à la question 6.
    6. Est-ce qu’une solution apportée au problème limiterait mes frustrations et me rendrait suffisamment confiance en mes capacités et en la bienveillance de mes frères humains ?
      1. Oui ? J’analyse, seul ou avec mon psy, l’exagération qui génère ma frustration et je travaille dessus avant de conclure quoi que ce soit à propos de moi ou des autres humains.
      2. Sinon, bonne nouvelle mais pas suffisant pour sauter la question 7.
    7. Est-ce que mon hygiène physique est suffisante pour que mon état de santé ne colonise pas la clarté de ma pensée ?
      1. Oui ? Je renonce au restaurant de ce soir et je rentre manger une biscotte à la maison avant de prendre toute autre décision.
      2. Sinon, je m’en réjouis avec vous : rendez-vous à table !

J’insiste ici : ces questionnements ne sont évidemment valables qu’en cas d’expérience désagréable ou inconfortable, de manies suspectes, de regrets ou de remords, voire plus généralement de situations insatisfaisantes. Si votre situation est satisfaisante et que vous ne ressentez aucune souffrance : eh bien, arrêtez de vous torturer et vivez la Grande Santé !

Peut-on alors entendre raison ? Voire raison garder ?

Nous voici arrivés au terme de la promenade. Je voudrais, avant de conclure, me dédouaner d’une chose : il ne s’agissait pas ici de faire le procès de la raison mais bien de l’illusion de raison, voire des prétentions à la raison. Combien de fois n’entend-on pas habiller de raison un simple argument d’autorité, brandir avec véhémence des principes, des appels à la tradition ou les éternels “on a toujours fait comme ça”, alors que l’écoute et le débat pouvaient apporter des tierces solutions qui rendaient les lendemains partagés possibles et généreux !

Et que le ton badin du ‘fake questionnaire’ ne vous trompe pas : je pense sincèrement que nous sommes souvent en défaut d’identifier lucidement les vrais moteurs de nos motivations. Je pense également qu’identifier les instances qui président à nos prises de décision et bien ressentir leur poids dans ce qui fait pencher la balance, est un exercice plus exigeant qu’il n’y paraît. Je pense enfin que nous vivons dans un monde de représentations toxiques où nous devenons individuellement le dernier bastion de la raison et du sens : raison de plus pour explorer notre vie avec tous les outils disponibles et assainir (autant que faire se peut) ce que nous savons de nous-mêmes.

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée ; © Bucknell University ; © CNRS ; © F. Ciccollela ; © ElectroFervor ; © Asep Syaeful/Pexels ; © audiolib.fr | remerciements : Renaud Erpicum.


Libérons la parole !

Culture-HoReCa, même combat : ce que nous en faisons, chez wallonica…

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Les temps sont durs, pour la culture“, “les temps sont durs pour l’HoReCa” : la rengaine est connue et dans les deux secteurs, l’ambiance sanitaire ne fait pas que des heureux (c’est un euphémisme) alors que, en ces temps d’obscurantismes et de confinements en tous genres, voilà bien les deux espaces où nos frères humains pourront d’abord rétablir le vivre-ensemble, sans lequel les lendemains ne chanteront pas… en chœur (c’est une métaphore).

Le carré wallonica.org (encyclopédie, centre de ressources téléchargeables, topoguide et boutique sans but lucratif) travaille tous les jours à provoquer des actes de culture, à inviter chacun à… cliquer curieux. C’est une mission d’éducation permanente à laquelle notre équipe bénévole se consacre chaque jour, avec un humble mais réel succès : désormais plus de mille articles publiés (et autant de brouillons en attente de traitement) lus par des centaines d’internautes affiliés, une infolettre hebdomadaire qui tourne, une visibilité confirmée sur les réseaux sociaux et des contenus issus de toute la Francophonie pour entrelarder les savoirs de Wallonie et de Bruxelles.

Malgré cela, aujourd’hui, comment pouvons-nous convaincre les pouvoirs publics que ce travail au quotidien sert des missions de l’Etat que, en d’autres temps, les politiques et les administrations déléguaient en confiance à des acteurs de terrain comme nous, moyennant le respect de règles fixées dans des conventions précises ? Si quelqu’un a une idée, qu’il/elle clique ici et nous contacte… !

Comment penser un seul instant que seul le rétablissement dès demain d’un modèle économique et social qui n’a pas fait ses preuves jusqu’ici, puisse constituer une base solide pour notre vivre-ensemble d’après-demain ? Comment chacun d’entre nous peut-il rester les yeux fixé sur ses pieds (sur ses pantoufles ?) et ne pas regarder plus haut, pour paraphraser un titre de film à la mode ? Comment ne pas pressentir l’entrevoyure et réaliser intimement combien c’est dans la culture, le débat et les loisirs partagés que le lien va se reconstituer, que cette délicieuse humanité que nous formons malgré l’adversité pourra s’y recâbler ? On connaît son incroyable plasticité et elle a déjà fait la preuve de son étonnante capacité de résilience : alors, travaillons-y !

Au temps pour les envolées lyriques. Retour au travail quotidien. Au fond, ça fait quoi au jour le jour, une équipe comme celle de wallonica.org ? La réponse est presque une évidence pour moi, qui descend d’une famille de petits hôteliers (cfr. l’illustration de l’article : j’ai partiellement grandi dans cet hôtel, au centre de Spa, et la famille état également active à Lorcé-Chevron) :

Chez wallonica, on fait de la culture
comme dans… l’HoReCa !

Mais, me direz-vous, “je ne vois pas le rapport“, et je vous répondrai, comme chaque fois : “laissez-vous faire, restez curieux, vous allez voir !”

Tout d’abord, nous l’avons dit, la mission est la même : œuvrer au vivre-ensemble. Ensuite, notre pain quotidien en dépend : nous vivons du vivre-ensemble. Enfin, nos activités même sont comparables, qui activent concrètement le vivre-ensemble. Je m’explique ici par le biais des métiers que nous avons en commun…

1. PROMOUVOIR : Nous sommes tous des rabatteurs…

Les rabatteurs des cabarets dans les quartiers aux lanternes rouges, ceux des restaurants de la rue des Bouchers, les marchandes de quatre-saisons de la Batte, les voituriers baratineurs des bons hôtels, tous poussent la gueulante ou vous abordent avec courtoisie dans un seul but : éveiller votre curiosité et… vous faire entrer.

Loin d’aspirer au metavers de celui-dont-on-ne-veut-prononcer-le-nouveau-nom, nous sommes néanmoins principalement actifs sur le web. Si nous participons et relayons des événements non-virtuels également, notre zone de chalandise reste l’Internet et ses outils. Cela permet de travailler le dimanche en pyjamas mais cela exige une activité de Community Manager intense qui nous trouve autant sur les réseaux sociaux que sur les blogs amis et les sites de notre réseau. Certains partenariats nous permettent en outre d’avoir des relais physiques qui assurent une promotion croisée (ex. l’Artothèque des Chiroux dont nous publions la documentation ou les conférences de la CHiCC qui sont relayées dans nos pages).

Nos trottoirs, nos vitrines et nos étals sont donc virtuels et attirer les visiteurs vers nos pages demande une activité continue et des réflexes rapides : il est vrai que nous travaillons au bord des autoroutes… de l’information.

2. STRUCTURER : nous affichons tous la carte et les menus…

Quel bonheur, une fois assis à la table d’un restaurant, de pouvoir trouver facilement les plats auxquels on aspire, indiquer au petit qu’il doit essayer de lire en bas de la page 4 pour le menu enfants, de savoir d’un coup d’œil qu’il y a également des pâtes sans gluten et, comble du bonheur, de pouvoir vérifier si le Vin du Patron est ou non un gros rouge qui tache. La carte est bien structurée et les menus sans mauvaise surprise. Que veut le peuple ?

La clarté de la structure globale de notre encyclo et de ses rejetons, les catégories inhabituelles mais cohérentes dans lesquelles chaque sujet trouve sa place, l’alignement des mots-clefs qui marquent chaque article pour assurer la pertinence de notre visibilité auprès moteurs de recherche, l’identification des auteurs ou des compilateurs, la fiche qualité en bas de chaque publication… autant de dispositifs mis en place pour permettre une visite limpide et apaisée.

Nous avons adopté une structure peu traditionnelle pour ranger les articles de notre encyclopédie (pour en savoir plus…) et elle doit favoriser le furetage critique entre les sujets et les thèmes. N’oubliez pas que, contrairement à nos encyclopédies papier (“je revends ma Britannica, contactez-moi en MP…“), un blog encyclo permet de marquer un même article de plusieurs catégories et de lui appliquer plusieurs mots-clefs différents ! Qui plus est (nous le savons), vous arriverez plus souvent sur une publication par l’intermédiaire d’une recherche qu’en navigant au départ de la page d’accueil. Essayez, cliquez curieux !

3. PREPARER : nous avons tous des arrières-cuisines où ça bosse ferme…

La Poularde Valentine Thonart sur votre table, le cake cinq-quarts que l’on sert à vos enfants, l’apéro frais servi au lounge ou les boulets à la liégeoise dont vous débattez de la meilleure recette avec une tache de sauce de Madame Lapin sur votre serviette, tout cela représente une importante activité en cuisine, frénétique mais organisée.

Le parallèle est facile dans ce cas et, au clavier comme aux fourneaux, le savoir-faire est une exigence de base. Il s’agit pour nous de respecter au jour le jour nos sept critères de qualité : nous devons maîtriser les dispositifs techniques et ne les mettre en oeuvre que lorsqu’ils servent notre mission (1. ingénierie pertinente) ; toujours vigilants, nous devons permettre et nourrir le débat avec des savoirs contrôlés, présentés afin d’éviter toute équivoque (2. édition critique) ; sur nos sites mais également sur leurs déclinaisons comme sur les réseaux sociaux, nous devons activement susciter l’activité de culture (3. animation continue) ; prendre en charge une mission d’éducation permanente comme nous le faisons implique également de faire la différence entre l’utile pour tous et l’agréable pour soi (4. utilité publique) ; malgré la maigreurs des subventions dont nous avons pu bénéficier jusqu’ici, nous survivons au jour le jour et nous sollicitons les donations à l’asbl wallonica comme les soutiens publics (un jour, peut-être : 5. autonomie financière) ; nous accueillons toutes les opinions (même les nôtres) mais nous nous réservons le droit de les positionner au bon niveau car il n’y a selon  nous pas d’autre moyen pour lutter contre l’obscurantisme ambiant (6. liberté absolue de conscience) ; enfin, nous documentons autant que faire se peut notre travail afin de permettre à d’autres initiatives similaires de rejoindre le mouvement encyclopédiste (7. reproductibilité documentée).

Quand on vous disait qu’on bossait ! Par ailleurs, cette recherche de qualité se traduit dans des activités très variées, allant de la veille à la mise en page, de la gestion de communautés sur les réseaux sociaux à la préparation d’infolettres, du développement informatique à l’océrisation de vieux livres, de la rédaction au simple partage, en passant par la compilation…

4. INTERFACER : nous tenons tous à l’efficacité et à l’élégance du service…

Vu ma tradition familiale, je mange rarement dans un restaurant sans guetter les éventuelles erreurs de service (tout le monde n’est pas servi en même temps, la serveuse est une étudiante qui vient de mettre son coude dans le nez de mon épouse, les toilettes sont sales, le personnel râle en salle, les rognons nagent dans un bouillon transparent…).

La même rigueur est… de rigueur lorsqu’on se mêle d’éditer une encyclo, un topoguide, une boutique et un centre de ressources : l’interface et ses fonctionnalités, les contenus et leur édition, la qualité des articles et leur pertinence, aucun détail ne peut être négligé pour faire de l’expérience du visiteur un moment de bien-être visuel et de curiosité récompensée. De la même manière, il est logique que vous vous attendiez à ce que chaque chose soit élégante et à sa place quand vous cliquez sur https://wallonica.org.

C’est pourquoi notre logo est un ‘produit wallon’ créé par une artiste liégeoise, que celle-ci nous a également accompagnés dans la création d’une interface sobre et dynamique.

C’est pourquoi aussi nous avons éclaté wallonica en quatre sites distincts au sein du même domaine wallonica.org (le Carré wallonica) : l’encyclopédie qui est au cœur de l’initiative et agit comme un concentrateur des savoirs francophones, la base de ressources documentaires téléchargeables où sont partagées des publications qui, autrement, seraient indisponibles ou disparues, le topoguide qui propose des fiches sur les lieux remarquables ou curieux de Wallonie et de Bruxelles, et la boutique (sans but lucratif) pour favoriser un mini-shopping plus malin.

C’est pourquoi enfin, dans le blog encyclo même, nous avons disposé les contenus selon plusieurs zones différentes : les articles encyclopédiques (rédigés, compilés ou partagés) sont organisés en sept catégories, un kiosque propose un agenda culturel, un index commente des initiatives que nous admirons, la même chose pour les blogs & magazines que nous compulsons régulièrement, une revue de presse bien fournie et une tribune libre où nous partageons les “cartes blanches” qui nous semble les plus génératrices de débats sains. Pour les plus paresseux, une série d’incontournables est disponible, que l’on peut comparer aux “playlists” des plateformes de musique (Savoir-citer, Savoir-contempler, Savoir-écouter…). Enfin, tout dispositif méritant son mode d’emploi, une base de connaissances se remplit de semaine en semaine qui permet de partager avec tout autre zélateur encyclopédique ou avec nos visiteurs les différentes bonnes pratiques de notre métier.

5. RELIER : nous avons tous un présentoir de cartons touristiques à la sortie…

Qui n’a pas passé de longs moments, dans l’entrée de son gîte ou aux vestiaires de son restaurant, à empocher les cartons touristiques qui y étaient proposés sur un présentoir bien visible ? Qui ne les a ensuite passés en revue, assis sur le coin de son lit d’hôtel, pour décider quel musée il allait visiter, à quel restaurant il dînerait ou à quel marché local il pourrait faire des emplettes ? Le restaurant, l’hôtel ou le gîte concerné avait joué son rôle d’office du tourisme local et avivé notre curiosité, avec ces cartes colorées.

Ici, peut-être ergotera-t-on sur différence entre le large périmètre de notre réseautage de contenus issus de Wallonie et de Bruxelles, que nous mélangeons aux autres savoirs provenant de toute la Francophonie, et le ciblage essentiellement local de la promotion touristique : sur un présentoir d’hôtel à Tournai, il y a peu de chance de trouver une promotion du préhistomuseum de Ramioul.

Mais c’est un choix assumé chez nous de construire une meilleure visibilité des savoirs wallons, en misant sur un panaché de contenus internationaux francophones et de ressources proprement issues de Wallonie et de Bruxelles. La raison en est simple : l’informatique est simpliste et binaire. Un exemple ? Essayez seulement de parler d’un artiste d’un artiste wallon (et reconnu comme tel) dans un journal français (n’oubliez pas que notre Grétry est un compositeur français d’origine liégeoise !).

Par contre, si vous consultez l’index des artistes présents sur wallonica.org (vous êtes arrivé là via une recherche sur les mots “sculpture + Rodin”), vous allez trouver des noms comme Balthus, Bonnard, Breitner, Klimt, Kokoschka et Rodin, mélangés avec Colmant, Crehay, Ianchelevici, Pinelli, Serrurier-Bovy et Wesel, par le seul jeu du mélange des origines et de… l’ordre alphabétique.

Concluons ici. Même mission, mêmes activités et même combat : le rapprochement est facile, vous l’avez vu, mais il permet d’entrevoir la beauté des deux secteurs et la beauté de notre métier d’activistes de la culture. Dans les deux cas, les temps actuels sont difficiles et, dans les deux cas, ce qui ne nous tue pas nous rend plus forts encore dans notre engagement. Et, pssst, nous aussi, nous restons ouverts !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : domaine public et collection privée.


Débattons encore…

AGORA VII.3 : Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne, 2000)

Temps de lecture : 5 minutes >

[avril-mai 2000] La nature de L’Encyclopédie de L’Agora, ce qui constitue son originalité et sa raison d’être, est indiquée par la devise et le principe directeur que nous avons choisis. Notre devise : Vers le réel par le virtuel. Notre principe directeur : Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.

En janvier 1995, l’Agora recevait du gouvernement du Québec le mandat  d’entreprendre une recherche et une réflexion sur le meilleur usage à faire des inforoutes. Les jeunes ont été au centre de nos préoccupations. Nous avons, par exemple, étudié le phénomène du Slash and Burn, cette façon qu’on a dans la Silicone Valley de mutiler son corps pour se rassurer sur son existence. Nous avons ensuite découvert les otakus, ces jeunes mâles nippons qui vivent tout, y compris leurs grandes amours et leurs petits vices, par procuration à travers leur écran cathodique.

La simple observation de son entourage aura permis à chacun de constater que cette aliénation est un phénomène universel. Personne désormais ne peut nier la gravité et l’imminence d’un danger que bien des observateurs avaient aperçu, notamment Guy Debord, auteur de La Société du spectacle. Et Daniel Boorstin dans L’image. Ce danger, c’est celui de la substitution des médias à cette réalité vers laquelle ils ont pour finalité de nous conduire. Les médias sont, le mot le dit, des intermédiaires. Intermédiaires entre quoi et quoi ? Entre qui et quoi ? Nous avons la naïveté de répondre sans hésiter : entre nous et le réel, mot qui a mauvaise presse dans les milieux philosophiques qui ne veulent pas être en reste par rapport aux leaders de la techno-science. Par réel, nous entendons le monde tel qu’il s’offre à nos sens.

La conscience de ce danger aurait pu nous citer à recommander le boycottage de tous les médias, tels la télévision et Internet, dont on peut penser que par leur nature même ils sont une invitation à préférer les représentations du réel au réel lui-même. Mais l’écriture inspirait les mêmes craintes à Platon. Voici l’essentiel des propos de Platon. Theut, l’inventeur des lettres, se présente chez le roi Thamous de Thèbes en Egypte, avec l’intention de lui vendre sa nouvelle technologie de communication ! “Voilà, dit Theut, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède – pharmakon.” A quoi le roi répondit: “Incomparable maître ès Arts, ô Theut, autre est l’homme capable de donner le jour à l’institution d’un art ; autre, est celui capable d’apprécier ce que cet art comprend de bénéfice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu te complais à les doter d’un pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent ! Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C’est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [ … ] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu’au lieu d’être savants, ils seront devenus savants d’illusion.”

C’est toutefois dans un livre écrit par Platon que l’on trouve ces considération sur les dangers de l’écriture. Les médias les plus élémentaires, les concepts et les mots peuvent eux-mêmes nous éloigner du réel plutôt que de nous en rapprocher : avec quelle facilité nous prenons les mots pour les choses. La première cause de l’aliénation est donc en nous et non dans le média, même, osons-nous croire, lorsque ce dernier englobe, sous le nom de multimédia, l’ensemble des moyens de communication utilisés antérieurement.

Nous prenons, face au multimédia, le parti de Platon face à l’écriture. De même que Platon s’est servi de l’écriture pour libérer les esprits en les aidant à se ressouvenir de l’origine des Idées, de même nous voulons utiliser le multimédia, de manière à créer des documents qui soient des intermédiaires destinés à s’effacer devant le réel qu’ils indiquent ou évoquent. Le bon dossier sur les oiseaux n’est pas, à nos yeux, celui qui tient les internautes en cage, en leur donnant l’illusion que le spectacle est préférable à la vie, mais celui qui les incite à quitter l’écran pour la nature.

Nous nous interdisons par là-même toute recherche de la séduction pour la séduction. Plaire sans asservir. Nous voulons appliquer cette règle de la bonne rhétorique au multimédia. Nous invitons tous nos collaborateurs, à commencer par notre infographe, à conspirer pour créer un climat tel que les internautes éprouvent le besoin de s’arrêter devant les documents que nous leur proposons, plutôt que de s’abandonner à ce qui semble être la règle sur Internet : passer le plus rapidement possible d’un document à un autre.

Notre souci du réel nous amènera aussi à favoriser de vraies rencontres, des colloques, des séminaires autour des dossiers que nous développerons, et à accorder la préférence à ce qui nous paraîtra le plus conforme à notre orientation, dans les divers services que nous offrirons, dans les initiatives que nous encouragerons.

© BnF

Introduire de l’ordre dans ses propres connaissances est aussi une façon de se rapprocher du réel. Plus un esprit est confus, plus il lui est difficile de distinguer le réel du spectacle qu’on en tire. On verra dans la suite de ce numéro que nos méthodes d’analyse et de présentation des documents contribuent à faire de l’Encyclopédie de L’Agora une œuvre unique en son genre.

Notre recherche sur les inforoutes nous aura aussi permis de constater que les principales inquiétudes des gens ont trait à la surabondance d’informations présentées de façon chaotique. Ces craintes confirmaient notre diagnostic : le réseau Internet risque d’accentuer un mal déjà très répandu : le relativisme, le nivellement des faits et des idées, l’absence de critères, de repères pour le jugement. Sur Internet, chacun est son éditeur, or avant Internet on avait déjà des raisons de regretter que de plus en plus d’éditeurs fassent mal leur travail. Dans son état actuel, le réseau Internet est analogue au chaos initial avant qu’il n’acquière la forme, l’ordre qui le transformera en cosmos.

Il y a, nous le verrons, des raisons de se réjouir de ce que sur Internet chacun soit son propre éditeur, et nous comprenons que certains veuillent abandonner ce chaos à sa spontanéité. Nous nous adressons plutôt à ceux qui sont à la recherche de sens et d’unité, et nous voulons leur offrir une maison de la découverte qui ait autant d’identité que les grandes écoles philosophiques de la Grèce antique. Le seul nom de Simone Weil, à qui nous avons emprunté notre principe directeur, indique clairement notre orientation générale.

Il faut accueillir toutes les opinions. Entendons par là qu’aucun a priori ne doit nous empêcher d’examiner une opinion, si opposée soit-elle à nos idées les plus chères. Cette opinion, il faut toutefois la loger au niveau qui convient et lui accorder une importance adéquate. On verra par les divers exemples présentés dans ce numéro ce que nous entendons par là. Dire qu’il faut loger chaque opinion au niveau qui convient équivaut à dire qu’il faut composer verticalement l’ensemble des opinions ; cette seconde formulation ajoute toutefois une nuance à la précédente, celle d’une hiérarchie que l’on recrée à la lumière des intuitions centrales, comme celui qui marche en forêt dans la nuit recrée son trajet en tournant son regard vers l’étoile qui lui sert de repère. S’il nous fallait résumer à la fois nos fins et notre méthode par un mot, c’est le mot jugement qui conviendrait le mieux.

Jacques DUFRESNE


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : Magazine de l’Agora, Volume 7, n°3, avril-mai 2000 | mode d’édition : transcription et adaptation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Martin Grandjean ; BnF.


Prenons l’initiative !

AGORA VII.3 : L’Encyclopédie de l’Agora, un portail éclairé (2000)

Temps de lecture : 7 minutes >

En 2000, Jacques DUFRESNE, Hélène LABERGE et leur tribu publiaient un numéro spécial du magazine trimestriel L’agora : des idées, des débats. Ce numéro 3, volume 7, du magazine qui parut en avril-mai 2000, était entièrement consacré à une nouveauté pour l’époque : le portail de l’Encyclopédie de l’Agora. L’éditeur responsable de wallonica.org venait de rejoindre l’équipe et Jacques allait par ailleurs lui confier la mise en oeuvre d’un portail wallon (walloniebruxelles.org) qui partagerait les mêmes dossiers de fond. Le tout était techniquement possible grâce au logiciel Lotus Notes, aujourd’hui désuet, dont Bernard Lebleu avait détourné le module “bibliothèque”.

C’était un temps que les moins de vingt ans…

A l’époque, l’Internet documentaire en était encore à ses balbutiements et il paraissait normal de publier des contenus parallèlement dans une revue papier et sur le web. Sur les deux fronts, l’Agora partageait des articles de qualité qui n’avaient rien à envier aux revues plus établies. Au fil du temps, l’équipe d’Agora, couplée à la petite l’équipe wallonne (merci Joëlle, merci Axelle…) a rassemblé autour du projet quelque 1.500 contributeurs (auteurs, compilateurs, réviseurs) venus de partout dans le monde francophone, publié plus de 6.000 articles et atteint des sommets de visibilité, culminant à plus de 12 millions de visiteurs certaines années.

Aujourd’hui, l’Encyclopédie de l’Agora continue son petit bonhomme de chemin en fédérant autour de son portail central, un archipel de sites thématiques qui font sens et luttent activement contre l’ignorance. Dans nos terres wallonnes, wallonica.org sert les mêmes principes avec le Carré Wallonica : l’obscurantisme ne passera pas… par là, en tout cas !

Une des missions que wallonica.org veut privilégier, c’est la pérennisation de contenus d’intérêt critique qui, autrement, disparaîtraient dans les intestins des souris de nos greniers ou sous le poids des champignons de nos caves. Nous avons créé la documenta dans ce but et nous allons y partager les contenus de ce numéro spécial. Le contenu intégral du “spécial portail Agora” est également reproduit dans un dossier qui aura cet article comme table des matières. Que chacun y voie un hommage au travail de nos amis québécois !


© documenta.wallonica.org

L’Encyclopédie de l’Agora
Un portail éclairé

Volume 7, n°3, avril-mai 2000

Sommaire [en construction]

    • L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose (éditorial de la rédaction),
    • Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne),
    • L’Encyclopédie de Phèdre (Dominique Collin),
    • Les grands fleuves encyclopédiques (Claude Gagnon),
    • La structure de L’Encyclopédie,
    • Deux discours sur la méthode (Jacques Dufresne, Josette Lanteigne),
    • Les dossiers,
    • De l’esprit français à l’humour anglais,
    • Les sites Internet,
    • Les secteurs,
    • Les disciplines (Josette Lanteigne),
    • La recherche dans L’Encyclopédie (Josette Lanteigne),
    • Consultation de l’Encyclopédie,
    • Marché de L’ Agora,
    • Commentaires sur l’actualité,
    • La mode au noir (Hélène Laberge)
    • Projet de Charte (Josette Lanteigne),
    • Vie privée et Internet (Bernard Lebleu),
    • Les «mantras» de la Révolution tranquille (Stéphane Stapinsky),
    • Maux d’humeur et maux d’humour (Jean-Pierre Bouchard),
    • La dernière Europe (Marc Chevrier),
    • Des droits d’auteur obscurantistes (Jacques Dufresne),
    • Qui sommes-nous ? (Jacques Dufresne),
    • Au cœur d’un projet pédagogique (Mario Asselin),
    • Des orphelins de Duplessis aux orphelins de Lazure (Hélène Laberge),
    • Films et livres.

L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose

Jacques Dufresne

C’est normalement le magazine qui nourrit l’Encyclopédie sur Internet. Exceptionnellement, nous faisons l’inverse dans ce numéro qui est entièrement constitué de textes ayant d’abord été publiés dans L’Encyclopédie sur Internet.

Au cours des trois premières années, de 1993 à 1996, le magazine paraissait dix fois l’an Comme notre projet d’Encyclopédie commençait à se préciser en 1996, et comme nous savions que L’Encyclopédie serait aussi un portail Internet, qu’elle contiendrait une section actualité, nous avons fait le pari suivant : ne publier que quatre fois l’an un magazine sur papier, qui porterait sur un grand thème et serait surtout constitué de textes de fond. Par la suite, miser progressivement sur L’Encyclopédie pour prendre position sur l’actualité commenter livres et spectacles, etc.

Nous arrivons à l’étape où L’Encyclopédie peut tenir ses promesses, comme vous pourrez le constater en lisant ce numéro. Ce qui fait d’Internet un média plus approprié qu’un magazine papier pour traiter de l’actualité, ce n’est pas seulement la possibilité de commenter l’événement, quand il est encore tout chaud, c’est aussi celle d’enraciner le commentaire dans des textes plus intemporels, qui tantôt le prolongent, tantôt lui servent de fondement.

Après avoir lu l’article de Jean-Pierre Bouchard sur l’humour, vous pourrez vous reporter aux pages sur les mots d’esprit. Dans l’Encyclopédie, vous pourrez faire de même avec tous les documents d’actualité. Vous aurez un accès direct à tous les autres documents du dossier dans lequel ils sont insérés, ainsi qu’à tous ceux qui sont indiqués par un hyperlien.

L’éditorial typique de nos journaux est un genre littéraire ambigu. Au lieu d’inciter les lecteurs à faire usage de leur raison, il les habitue à l’argument d’autorité. Comme l’éditorialiste ne donne pas ses sources, comme ses démonstrations ne peuvent être que sommaires – lorsqu’elles existent -, et comme il ne peut pas indiquer de documents jetant un autre éclairage sur la question, il invite ses lecteurs à le croire sur parole. Il est facile de remédier à cette lacune intellectuelle sur Internet.

C’est l’actualité éclairée qui nous intéresse, c’est aussi l’occasion qu’elle nous offre de redonner vie à des textes fondamentaux et, parfois, de les faire découvrir. Le présent ranime ainsi le passé qui l’éclaire. Ce va et vient fécond n’est-il pas le mouvement naturel de la pensée ?

L’Encyclopédie, dans son ensemble, est un tel va et vient. C’est pourquoi le dialogue socratique de Dominique Collin et les réflexions de Claude Gagnon sur les divers types d’encyclopédie nous ont semblé être la meilleure manière de présenter la mission première de l’Encyclopédie, de préciser les exigences que nous devons respecter, les écueils que nous devons éviter. Viennent ensuite des textes plus analytiques sur la structure de l’œuvre et sur la méthode que les artisans de l’Encyclopédie élaborent en en faisant l’apprentissage.

Suivent deux exemples de dossiers : voyage et civilisation. Les dossiers sont le cœur de l’Encyclopédie et le mot cœur ici, par delà la métaphore devenue banale, est une invitation à faire en sorte que les textes constituant le tronc du dossier soient vivants, qu’ils palpitent, et qu’ainsi le réseau de liens de l’Encyclopédie soit fait d’artères qui oxygènent pensée et non de veines qui évacuent le sang mort.

Chaque champ de la base de données devient pour l’internaute une façon de consulter l’Encyclopédie. Nous illustrons dans ce numéro quelques-unes de ces façons. Les rubriques : article, mot d’esprit, poème, site, dans le champ genre de documents, permettent d’accéder à tous les articles, poèmes, etc. de l’Encyclopédie. Ce sont autant d’anthologies. Nous donnons dans ce numéro des exemples de mots d’esprit et de sites. Les longues listes de citations et bons mots surabondent sur Internet. En plus de n’être pas toujours de très bon goût, elles se présentent généralement hors de tout contexte vivant et elles s’alignent comme des flacons de médicaments sur une chaîne d’encapsulage. Nous nous sommes efforcés de recréer le contexte, tout en invitant nos lecteurs à nous aider à comprendre la différence entre l’esprit français et l’humour anglais.

On pourra penser que dans nos exemples de sites nous avons fait preuve d’un préjugé favorable aux sites québécois. Le site Encéphi du Cégep du Vieux-Montréal, par exemple, nous l’avons découvert à partir d’hyperliens trouvés sur des sites européens et nous avons mis un certain temps a comprendre qu’il s’agissait d’un site québécois. Le manque d’espace nous a empêché de présenter le site de René Desgroseillers sur la psychanalyse.  C’est une recherche sur Vienne qui nous a mis sur la piste de cette encyclopédie spécialisée. Le site contient en effet d’excellentes pages sur la Vienne de 1880-1930. C’est seulement au terme de longs et délicieux séjours sur ce site que nous avons découvert qu’il était l’œuvre d’un praticien ayant son cabinet à Ville Saint-Laurent. Je serais porté à faire confiance à un professionnel qui, au lieu de faire sa publicité de façon tapageuse, en misant sur les réflexes conditionnés, la fait en renseignant ses éventuels clients et les internautes du monde entier sur l’école à laquelle il appartient [NdW : le site a aujourd’hui disparu].

Le Québec intellectuel replié sur lui-même est mort à jamais. Quant à nos entreprises et institutions qui veulent se faire connaître à l’étranger, elles auraient intérêt à mettre leurs annonces sur des sites comme celui de René Desgroseillers : 40.000 visiteurs en un an ! La plupart Européens sans doute. Ce ne sont pas des sites comme celui des journaux, à mille autres pareils, qui seraient visités par le reste du monde, mais des sites à la fois universels et uniques en leur genre, comme celui de notre psychanalyste. Avis au Ministère du tourisme !

Il y a des textes de présentation sur nos pages consacrées à la consultation par secteurs et par disciplines. La page sur les films et les livres est pour nous l’occasion de dire a nos amis éditeurs et cinéastes que l’Encyclopédie nous permettra enfin de faire état des livres et cassettes que nous jugerons intéressants.

En lisant dans la section actualité le texte de Bernard Lebleu sur les renseignements personnels, tous auront compris que nous nous engageons à n’utiliser les renseignements personnels qui nous sont confiés qu’après en avoir fait expressément la demande aux intéressés.

À l’heure actuelle, les entreprenautes profitent de l’absence de législation sur l’utilisation des renseignements personnels sur l’Internet pour présumer que leurs clients les autorisent à communiquer les informations les concernant, à moins que ces derniers, du moins ceux qui connaissent ce procédé, le leur interdisent expressément. C’est ce qu’on appelle l’opting out que nous traduirions par présomption d’autorisation.

Dans la législation que nous souhaitons, ce sera à l’entreprenaute que reviendra la responsabilité d’obtenir expressément l’assentiment de son client. C’est ce que l’anglais si concis appelle l’opting in, que nous traduirions par présomption de refus.

La rédaction

Jacques Dufresne en 2020 © ledevoir.com

[INFOS QUALITÉ] statut : en construction | sources : agora.qc.ca | mode d’édition : rédaction, transcription et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Bernard Lebleu ; agora.qc.ca ; ledevoir.com.


Prenons l’initiative !

WAGAMESE : Les étoiles s’éteignent à l’aube (2014)

Temps de lecture : 6 minutes >

Il est des lectures saines ou exaltantes que l’on commente volontiers autour d’un verre ou d’une table de bistrot. Peut-être se voudra-t-on plus intelligente, plus séduisant, plus imposante aussi, aux yeux de l’autre, des autres, ou, au contraire, plus sincère avec l’ami ou la copine. On échangera sur la force d’un texte, l’harmonie ressentie ou la sagesse de certains passages. Partager la découverte, s’en prévaloir : dans tous les cas, on passera par les mots, voire les discours. Du bruit, souvent.

Il y a également des livres rares qui sont suivis par un silence, un calme entièrement écrit sur la page blanche qui suit le mot ‘FIN’, la seule page que l’on emmènera avec soi et sur laquelle on pourra écrire à quatre mains, avec l’auteur, à l’encre d’une gratitude naturelle, cette gratitude qui fait circuler le sang quand au détour d’un chemin, un cerf apparaît, royal, qu’on n’espérait plus…

Le roman de Richard WAGAMESE (1955-2017), Les étoiles s’éteignent à l’aube (Medecine Walk, 2014) s’apparente à ceux-là : ces livres que l’on prête sans commentaire, que l’on offre avec la main sur l’épaule du proche que l’on aime ou… qu’on laisse traîner dans la bibliothèque des toilettes, dans l’espoir qu’un autre fasse la découverte.

Étonnamment, Starlight (posthume, 2018) ne recrée pas la magie initiatique du premier volet, Medecine Walk. Présenté comme un roman sylvothérapeutique par les critiques du Monde, il a été reconstitué par l’éditeur canadien de Wagamese après son décès en 2017. Si le roman était déjà bien avancé et l’entourage de Wagamese éclairé sur les intentions de l’auteur, ce sont des passages d’autres romans courts (des novellas où il fait intervenir les mêmes personnages) qui ont permis de boucler la copie, notamment pour la fin de l’histoire. Richard Wagamese avait par ailleurs indiqué qu’il voulait clôturer le texte sur la phrase : “Puis ils commencèrent à courir“.

Si la beauté simple du premier volet, Les étoiles s’éteignent à l’aube, se traduisait en phrases directes prononcées par des personnages rugueux dans les scènes urbaines, ou en évocations sobres de la puissance naturelle dans les passages plus sylvestres (qu’elle s’exprime dans la face d’un ours en colère ou dans le mouvement furtif d’une biche), elle est mise à mal dans Starlight, où s’installe la volonté d’expliquer, d’illustrer par des exemples (et, peut-être, de préparer un scénario de cinéma vendable). On passe de l’initiation rude mais sans violence de Medecine Walk, à une version didactisée et prévisible de l’école de vie que propose un Franklin Starlight trop lisse et monolithique. Le découpage même des différentes scènes sent le futur montage cinéma. Ceci, sans compter avec les fautes de traduction présentes dans les deux volumes (j’ai rarement vu un cow-boy imbibé employer le même vocabulaire que la comtesse de Ségur…).

Bref, si vous voulez lire Wagamese, peut-être devriez-vous commencer par Les étoiles s’éteignent à l’aube. Mais si vous voulez ne plus lire qu’un auteur avant de mourir, peut-être devriez-vous commencer par Wagamese

Patrick Thonart


EAN 9782264069702

“Lorsque Franklin Starlight, âgé de seize ans, est appelé au chevet de son père Eldon, il découvre un homme détruit par des années d’alcoolisme. Eldon sent sa fin proche et demande à son fils de l’accompagner jusqu’à la montagne pour y être enterré comme un guerrier. S’ensuit un rude voyage à travers l’arrière-pays magnifique et sauvage de la Colombie britannique, mais aussi un saisissant périple à la rencontre du passé et des origines indiennes des deux hommes. Eldon raconte à Frank les moments sombres de sa vie aussi bien que les périodes de joie et d’espoir, et lui parle des sacrifices qu’il a concédés au nom de l’amour. Il fait ainsi découvrir à son fils un monde que le garçon n’avait jamais vu, une histoire qu’il n’avait jamais entendue…” [LIBREL.BE]

Pour le garçon, le vrai monde c’était un espace de liberté calme et ouvert, avant qu’il apprenne à l’appeler prévisible et reconnaissable. Pour lui, c’était oublier écoles, règles, distractions et être capable de se concentrer, d’apprendre et de voir. Dire qu’il l’aimait, c’était alors un mot qui le dépassait, mais il finit par en éprouver la sensation. C’était ouvrir les yeux sur un petit matin brumeux d’été pour voir le soleil comme une tache orange pâle au-dessus de la dentelure des arbres et avoir le goût d’une pluie imminente dans la bouche, sentir l’odeur du Camp Coffee, des cordes, de la poudre et des chevaux. C’était sentir la terre sous son dos quand il dormait et cette chaleureuse promesse humide qui s’élevait de tout. C’était sentir tes poils se hérisser lentement à l’arrière de ton cou quand un ours se trouvait à quelques mètres dans les bois et avoir un nœud dans la gorge quand un aigle fusait soudain d’un arbre. C’était aussi la sensation de l’eau qui jaillit d’une source de montagne. Aspergée sur ton visage comme un éclair glacé. Le vieil homme lui avait fait découvrir tout cela…


EAN 9782889278992

“L’écrivain canadien Richard Wagamese est mort à l’âge de 61 ans, en mars 2017, laissant un manuscrit inachevé, aujour­d’hui publié. Starlight est la suite des Etoiles s’éteignent à l’aube (Zoé, 2016) où apparaissait le jeune Franklin Starlight, un ­Indien de Colombie-Britannique. Depuis, il a mûri. A la mort de son père d’adoption, il a pensé quitter la région. Y a renoncé. Il a repris la ferme. C’est là qu’il aime vivre, à la lisière de la forêt, en compagnie de son meilleur ami, Eugène. Deux vieux garçons tranquilles, dont la routine va être dérangée par une cohabitation inopinée.
Car, en échange de quelques heures de ménage et d’un peu de cuisine, Starlight a accepté d’héberger deux vagabondes en cavale, réduites à l’extrême précarité et aux menus larcins dans les supermarchés. C’est une offre de domiciliation et un emploi comme alternative à un séjour en prison. Il en a fait la proposition, laquelle a été acceptée. La police locale et l’assistante sociale surveilleront de loin en loin cette période probatoire. Emmy est une jeune mère cabossée ; Winnie, sa fillette intelligente, se bagarre à l’école…” [LEMONDE.FR]

Il écrasa sa cigarette sur le couvercle d’un pot de confiture dans lequel il jeta le mégot avant de remettre le couvercle et de le revisser.
« Je me promène seul dans la nature depuis l’âge de neuf ans.Je n’ai pas souvenir d’y avoir jamais eu peur, ni de m’y être senti solitaire ou triste. Par contre, je me suis toujours senti équilibré, remis d’aplomb, en quelque sorte.
On finit par connaître le calme là-bas. Mais, au bout d’un moment, on finit par connaître mieux le bruit que le calme et on croit que c’est normal. Ça ne l’est pas. C’est le calme qui est normal. Les animaux le savent. Ils ne l’ont jamais perdu comme nous. Ils vivent au milieu du calme. Ils le portent sur eux. C’est le cours normal des choses pour eux. Donc, au bout de quelques années, j’en suis arrivé à comprendre que si l’on cherche un animal ou si l’on veut le connaître, il faut être ce que l’on recherche. »
Il rejeta la tête en arrière dans son fauteuil, fixa la ligne de crête dentelée et le ciel. Il regardait avec une telle concentration qu’elle aussi s’y mit. Il n’y avait rien à voir que le ciel.
« Le calme, vous voulez dire, reprit-elle d’une voix étouffée.
– Ouais. Il faut apprendre à s’en revêtir. A s’y glisser. A s’y fondre. Quand on apprend à le faire, on entre en contact avec ce que les animaux savent, ressentent, et ils n’ont pas peur de nous.
– C’est alors qu’ils s’approchent de vous ?
– Possible. Si c’est votre intention. Moi ? En somme, j’ai jamais rien voulu d’autre que d’être absorbé par ce calme et en même temps le faire entrer en moi. Ils le sentent. Le cerf était attiré par le calme. Il n’était pas attiré par moi. J’en faisais seulement partie.
– C’est un truc indien ? Un enseignement ? »
Il la regarda tranquillement.
« Je ne connais pas les trucs indiens. Je n’ai pas été élevé là-dedans. Mais j'[ai] appris à connaître la nature et la façon dont elle m’emplit. J’ai appris à connaître le calme.
Au bout du compte, je crois que j’ai appris à connaître un peu la paix, la rectitude et à respecter l’ordre des choses.
– Je n’ai jamais trop su ce qu’était le calme, dit-elle. Toute ma vie n’a jamais été rien d’autre que hurler, jurer, frapper, gifler et casser. Celle de Winnie aussi.
– J’en suis désolé.
– Pouvez-vous nous apprendre ? Je veux dire, comment entrer dans ce calme. On en a besoin. Elle en a besoin. Je ne sais tout simplement pas le donner. Ou le donner de façon qu’il dure plus de quelques heures en tout cas.
– Ce n’est pas facile, répondit-il.
– On nous a déjà appris les difficultés. »
Il la considéra. Elle soutint son regard. Ils entendaient Roth et Winnie rire de quelque chose à la télévision. Il hocha la tête.
« Pour l’essentiel ça va consister à désapprendre ce que vous croyez devoir savoir. Désapprendre ce que le monde appelle normal… »



Lire encore…

Biomimétisme : HACCP et la solution Lumac (1995)

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À l’heure du dérèglement climatique et de l’effondrement de la biodiversité, nous sommes nombreux à souhaiter un mode de développement durable et respectueux de notre environnement. Cette nature que nous devrions protéger pourrait-elle nous y aider ? Elle et nous vivons dans le même monde, sommes sujets aux mêmes lois, aux mêmes contraintes physiques. Léonard de Vinci l’avait déjà compris. Parmi les millions d’espèces vivantes, y en aurait-il certaines qui auraient développé des solutions éprouvées par le temps, optimisées par l’évolution et transposables à nos défis technologiques et sociétaux ?” [d’après NEWS.ULIEGE.BE]

Qui aurait dit que -sans le faire vraiment exprès- nos lucioles des soirs d’été inspireraient aux ingénieurs du secteur agro-alimentaire une méthode aujourd’hui couramment utilisée : la bioluminescence.

Il s’agit ici de ce que l’on nomme du biomimétisme : une technologie est mise au point par imitation d’un processus qui existe déjà dans la nature. Je résume : la luciole produit sa petite lumière si charmante quand une enzyme qu’elle transporte dans son postérieur entre en contact avec des bactéries. Une fois transposée dans un milieu de test pour produits agro-alimentaires, la confrontation enzyme-bactérie produit une luminescence qui peut être mesurée.

En clair : je prélève un simple pot de yaourt dans une chaîne de production agro-alimentaire, j’y introduis l’enzyme de la luciole et je mesure la luminescence qui est produite ou non. S’il y a luminescence, il y a bactéries, donc danger pour la sécurité alimentaire (ex. salmonelles). Le reste du lot de production est suspect.

Il ne restait plus qu’à systématiser ces tests à des points de la chaîne de production dits ‘critiques’ et on appliquait la méthodologie HACCP aux tests par bioluminescence.

Intéressés ? Nous vous livrons ci-dessous les bonnes feuilles d’un ouvrage épuisé sur le sujet (nous en conservons une copie papier : si cela vous tente, contactez-nous). S’il s’agit d’un texte à teneur scientifique, il a été publié à des fins commerciales : à vous de faire la part des choses. Bonne lecture…

© Patrick Thonart

Table des matières

      1. Introduction à HACCP
      2. Mise en œuvre de l’HACCP dans le cadre d’un système de gestion de sécurité alimentaire
        • Etape 1 : Définition du cadre de référence
        • Etape 2 : Sélection de l’équipe HACCP
        • Etape 3 : Description du produit final et de la méthode de distribution
        • Etape 4 : Identification de l’usage escompté du produit
        • Etape 5 : Elaboration du diagramme de fabrication
        • Etape 6 : Vérification sur site du diagramme de fabrication
        • Etape 7 – Principe 1 : Analyse des dangers
        • Etape 8 – Principe 2 : Identification des CCP
        • Etape 9 -Principe 3 : Détermination des Niveaux-cibles et des Limites critiques
        • Etape 10 -Principe 4 : Elaboration du système de surveillance pour chaque CCP
        • Etape 11 -Principe 5 : Détermination des actions correctives à prendre pour remédier aux écarts observés
        • Etape 12 – Principe 6 : Elaboration d’un système d’archivage et de documentation
        • Etape 13 – Principe 7 : Vérification du système HACCP
        • Etape 14 – Principe 7 : Révision du plan HACCP
      3. Utilisation de méthodes microbiologiques rapides dans les programmes HACCP
        • Les systèmes basés sur la Bioluminescence ATP
        • La solution LUMAC appliquée aux programmes HACCP
      4. Systèmes HACCP dans l’industrie laitière : la solution LUMAC
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des produits finis dérivés du lait
      5. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour l’industrie des boissons non alcoolisées (soft drinks)
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d ‘un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      6. Les systèmes HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la brasserie
        • Exigences microbiologiques d’un système d’évaluation de l’hygiène des citernes, des usines et des machines
        • Exigences microbiologiques d’un système de contrôle des matières premières
        • Exigences microbiologiques des systèmes de test de produits finis
      7. L’HACCP et la Solution LUMAC pour d’autres industries du secteur agro-alimentaire
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la boucherie
        • L’HACCP et la Solution LUMAC pour le secteur de la restauration

Préface

Aujourd’hui -et dans le monde entier- les systèmes HACCP sont considérés comme les moyens les plus sûrs d’assurer la sécurité des aliments. A la base de la forte expansion des procédures CCP au cours de la dernière décennie, on trouve divers éléments favorables dont les moindres ne sont pas les mesures de régulation et les dispositions légales prises face à la multiplication des cas d’empoisonnement alimentaire, le souci croissant de protéger l’environnement et les pertes financières encourues par les industriels du fait d’un contrôle insuffisant de la production et de la mauvaise qualité des matières premières. Sur la scène commerciale internationale, les différents opérateurs soutiennent l’HACCP, estimant qu’il leur permet de démontrer à leurs clients combien leurs produits alimentaires satisfont aux exigences qualitatives du marché. On ne compte actuellement plus les livres, les articles, les formations et les guides portant sur l’implémentation des systèmes HACCP ; la plupart d’entre eux sont basés sur les mêmes principes de départ, établis à l’origine par la Pillsbury Company aux USA. Dans le sillage du succès croissant des dispositifs HACCP, les méthodes d’analyse microbiologique rapide se sont également implantées de plus en plus dans l’industrie agro-alimentaire. Cette tendance à la hausse est principalement due à la haute compatibilité de ces applications, et plus particulièrement de la Bioluminescence ATP, avec les programmes HACCP. Si l’information en matière d’HACCP est facilement disponible, il est moins aisé de trouver des indications complètes sur l’implémentation de la Bioluminescence ATP dans le cadre de programmes HACCP. C’est dès lors la finalité que nous avons choisie pour le présent manuel, basé sur des données LUMAC réelles, collectées auprès des utilisateurs, et d’autres données encore, produites par notre département R&D. L’objectif est ici de proposer un manuel pratique exposant clairement la Solution LUMAC et, partant, de faciliter l’implémentation des programmes HACCP. Nous espérons que ce volume pourra vous être très utile et que vous pourrez tirer de multiples avantages de l’utilisation de la Solution LUMAC dans le cadre de votre programme HACCP. Vos commentaires, vos questions, vos remarques et vos compléments d’information sont toujours les bienvenus chez LUMAC : n’hésitez pas à prendre contact avec votre concessionnaire LUMAC, chaque fois que vous l’estimerez nécessaire.

Rob van Beurden & Sue Shepard Landgraaf (mai 1995)

Introduction à l’HACCP

Aperçu historique du système HACCP

La notion de HACCP (Hazard Analysis and Critical Control Point) telle que nous la connaissons aujourd’hui date de 1959. C’est à celte époque en effet que la NASA (National Aeronautics and Space Agency) demanda à la société américaine Pillsbury de produire une nourriture pouvant être consommée dans l’espace, en état d’apesanteur. Le problème -mal connu à l’époque- du comportement des aliments dans des conditions d’apesanteur fut vite résolu. Il restait cependant une partie plus délicate au programme : éliminer les dangers microbiens, chimiques ou physiques présentant un danger potentiel pour la santé des astronautes en mission. Pillsbury en vint rapidement à la conclusion qu’il était impossible de garantir la qualité de ces aliments spéciaux en utilisant les techniques existantes, essentiellement basées sur des méthodes d’analyses destructives du produit fini. Le système non destructif de contrôle de qualité mis au point par Pillsbury se basait sur des actions préventives : en contrôlant la totalité du processus (matières premières, process, distribution, nettoyage, personnel, etc.) et en procédant à un enregistrement rigoureux des données, il était possible de limiter les contrôles entraînant la destruction du produit fini.

Ce programme spatial marqua le début du système HACCP actuel, qui est par essence une méthode préventive de contrôle de la qualité. Ce système repose sur une analyse approfondie e l’ensemble du circuit alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au consommateur. Après analyse des processus, il est possible de localiser les dangers et de définir les points de contrôle.

Facteurs ayant influencé l’émergence de l’HACCP

On estime que chaque année, dans les pays occidentaux, quelque 30% de la population est victime de gastro-entérites causées par des agents pathogènes présents dans l’alimentation (Notermans & Van der Giessen, 1993). La salmonellose reste, à ce jour, la principale maladie d’origine alimentaire, et, ces dernières années, on a enregistré en Europe une augmentation du nombre d’épidémies. On pense que celte hausse ne peut uniquement s’expliquer par les modifications des procédures de recensement de ces maladies (Gerick, 1994).

Les maladies d’origine alimentaire représentent un coût élevé pour la société. A titre d’exemple, une étude réalisée au Royaume-Uni en 1986 révélait que l’entérite bénigne causée par le Campylobacter aurait coûté aux alentours de 600 £ par cas. En 1992, on a enregistré plus de 38.000 cas, ce qui représente déjà, même sur base du coût estimé six ans plus tôt, un montant de 22 millions £ rien que pour le Royaume-Uni (Phillips et al., 1994). Pour faire face à ce problème lié à la contamination bactérienne des aliments, il faut apporter des améliorations à tous les stades de la production. C’est là que l’HACCP révèle toute son importance, car la mise en œuvre d’un système HACCP dans une chaîne de fabrication alimentaire permet de superviser chaque étape de la transformation des aliments et de prévenir ainsi les dangers de contamination microbiologique.

S’il est vrai que la contamination microbiologique peut donner lieu à des pertes financières importantes, il ne faut pas sous-estimer l’importance de la contamination physique et chimique des aliments. Le système HACCP a été conçu de manière à couvrir l’ensemble de ces dangers.

L’approche préventive sur laquelle il repose a suscité l’intérêt de sociétés du secteur agro-alimentaire et des instances officielles de contrôle nationales et internationales, qui voient en ce système un moyen efficace de contrôler tous les aspects liés à la sécurité alimentaire.

Ces facteurs socio-économiques ont sans doute contribué à la multiplication, ces dernières années, des textes législatifs en rapport avec la sécurité alimentaire, l’hygiène et l’HACCP en Europe et aux Etats-Unis. Il existe actuellement deux Directives européennes qui soulignent la nécessité, pour les entreprises du secteur agro-alimentaire, de mettre en œuvre un système de suivi et de contrôle :

    1. 92/46/ CE, Directive concernant l’hygiène des produits laitiers, intitulée “Directive arrêtant les règles sanitaires pour la production et la mise sur le marché de lait cru, de lait traité thermiquement et de produits à base de lait
    2. 93/43/ CE; Directive générale concernant l’hygiène alimentaire, intitulée “Hygiène des denrées alimentaires

Le contenu de ces directives a été traduit dans les différentes législations européennes. Par exemple, au Royaume-Uni, le “Food Safety Act” a été modifié de façon à ce que toute directive CE puisse être appliquée dans le cadre du droit national. Ceci signifie que l’industrie britannique de l’agro-alimentaire devra se conformer à la législation instituée par la CE.

A l’instar de la CE, les Etats-Unis ont également reconnu la nécessité d’un contrôle plus strict dans le domaine de la sécurité des aliments. La FDA (Food and Drug Administration) recommande l’adoption des principes HACCP dans les entreprises du secteur alimentaire, même si, pour l’instant, ces directives ne font par partie du droit fédéral et n’ont pas force de loi.

Définitions et principes

En novembre 1989, le Comité Consultatif National américain pour les Critères Microbiologiques des Aliments (National Advisory Committee on Microbiological Criteria for Foods, ou NACMCF) a présenté un guide décrivant le principe des systèmes HACCP. Dans ce document, le comité concluait que l’HACCP constitue un outil efficace et rationnel de contrôle de la sécurité alimentaire (NACMCF, 1989). Ce document clé a été mis à jour en mars 1992 par le même comité (NACMCF, 1992).

L’HACCP peut être défini comme un système qui identifie des dangers spécifiques (c’est-à-dire toute propriété biologique, chimique ou physique qui affecte la sécurité des aliments) et spécifie les actions nécessaires à leur maîtrise. On entend par “Point de Contrôle Critique” (CCP) tout point de la chaîne de production alimentaire, depuis les matières premières jusqu’au produit fini, où une perte de contrôle pourrait faire courir un risque inacceptable (danger) à la sécurité alimentaire. Lorsqu’on met en œuvre un système HACCP, les tests microbiologiques traditionnels constituent rarement un moyen efficace de surveiller les CCP étant donné le temps nécessaire pour obtenir les résultats. Dans la plupart des cas, le mieux est d’assurer cette surveillance par le biais de tests physiques et chimiques, ainsi que par l’observation visuelle. Le Tableau 1.1 reprend quelques-uns des termes HACCP les plus importants ainsi que leurs définitions.

Les sept principes suivants constituent les règles de base du concept HACCP (NACMCF, 1989, Codex Alimentarius, 1993). Ces sept principes sont utilisés pour élaborer, mettre en œuvre, entretenir et améliorer le système HACCP. Ils constituent la base de l’HACCP et on les rencontre dons tous les textes qui traitent de ce sujet :

    1. Identifier le ou les dangers éventuels associés à la production alimentaire, à tous les stades depuis la culture ou l’élevage jusqu’à la consommation finale, en passant des matières premières et ingrédients à la fabrication, la distribution, la commercialisation, ainsi qu’à la préparation et la consommation de l’aliment (Analyse des dangers) et identifier les actions préventives nécessaires à leur maîtrise.
    2. Localiser les Points de Contrôle Critiques (CCP) qui doivent permettre de maîtriser des dangers identifiés ;
    3. Déterminer les “Niveaux-cibles” et les “Limites critiques” auxquels doit satisfaire chaque CCP ;
    4. Fixer les procédures de surveillance des CCP ;
    5. Déterminer les actions correctives à prendre lorsqu’un CCP donné est non maîtrisé ;
    6. Elaborer des systèmes efficaces d’enregistrement des données servant de base à l’élaboration du plan HACCP ;
    7. Définir les procédures destinées à vérifier que le système HACCP fonctionne correctement.

Ces principes seront expliqués de façon plus détaillée dons le Chapitre 2.

Tableau 1.1 : Définitions de termes HACCP importants
      • HACCP : Analyse des dangers points critiques pour leur maîtrise
      • Danger  : Propriété biologique, chimique ou physique susceptible de rendre un aliment impropre à la consommation
      • Analyse des dangers : Evaluation de toutes les procédures ayant trait à la production, la distribution et l’utilisation de matières premières et de denrées alimentaires, visant à :
        • Identifier les matières premières et les aliments présentant un danger potentiel
        • Identifier les sources potentielles de contamination
        • Déterminer la capacité de survie ou de prolifération de micro-organismes au cours de la période de production, de distribution, de stockage ou de consommation
        • Evaluer les dangers et la sévérité des dangers identifiés
      • Risque : Estimation de la probabilité que ce(s) danger(s) se présente(nt) effectivement
      • Sévérité : Gravité d’un danger
      • CCP Critical Control Point (Point Critique) : lieu, étape, procédure ou processus qui doit être maîtrisé en intervenant sur un ou plusieurs facteurs afin d’éliminer ou réduire un danger ou une de ses causes et de minimiser sa probabilité d’apparition.
      • Surveillance : Séquence planifiée d’observations ou de mesures pour déterminer si un CCP est maîtrisé et produire un document d’archive précis destiné à être utilisé ultérieurement à des fins de vérification

Avantages et problèmes potentiels du concept HACCP

Le concept de l’HACCP comporte de nombreux avantages :

    • Il est efficient, car il suppose une concentration des efforts de contrôle
    • Il est économique, car les méthodes de surveillance reposent essentiellement sur des techniques rapides et simples, et
    • il est extrêmement efficace, car il permet de prendre rapidement les actions correctives nécessaires.

Cette approche rationnelle et intégrée visant à garantir la sécurité des aliments a suscité l’intérêt de diverses instances chargées de la réglementation en la matière (offices de contrôle alimentaire , ministères de la santé et de l’agriculture, etc.). Leur attitude positive à l’égard de l’HACCP a également eu pour effet de renforcer l’intérêt des entreprises du secteur de la transformation des aliments. Comme c’est le cas lors de tout changement important au sein d’une entreprise, il y a quelques obstacles à franchir au moment de mettre en place un système HACCP sur mesure. Ces obstacles peuvent varier d’un cas à l’autre en raison des différences qui existent au niveau de l’organisation, de la culture d’entreprise et du degré d’engagement du personnel. Voici quelques-uns de ces problèmes et des solutions qui s’y rapportent (Pearson, 1994).

Résistance aux pratiques et aux protocoles de travail standardisés

Si le personnel n’est pas habitué à travailler selon des règles strictes, il se peut qu’il manifeste une résistance à la mise en œuvre d’un système HACCP. Il se peut que les travailleurs doivent changer certaines de leurs habitudes, le succès d’un tel système reposant en effet sur le respect scrupuleux des protocoles. Un aspect positif est que les nouveaux venus peuvent être rapidement opérationnels car toutes les activités sont décrites dans des documents. Une bonne information et une explication de l’impact du système sur la qualité des aliments devraient permettre de convaincre ceux qui se montrent réticents à adopter les actions nécessaires.

Nécessité éventuelle d’investissements

Dans certains cas, les installations de transformation des aliments sont vétustes et inefficaces, voire mal conçues. Pour pouvoir mettre en œuvre un système HACCP, il se peut qu’une partie de l’infrastructure doive être réorganisée, déplacée ou modernisée. Ces investissements de départ sont habituellement rentabilisés à long terme grâce à une diminution des coûts et une meilleure productivité.

Contrôle de l’hygiène personnelle des travailleurs

Les personnes qui manipulent les aliments ou qui sont impliquées dans leur transformation constituent une source possible de contamination. Il est donc important d’exercer un contrôle rigoureux de leur hygiène individuelle. Il se peut que certains travailleurs doivent changer leurs habitudes (coiffure, lavage des mains, éternuements, etc.) ou être temporairement déplacés s’ils souffrent de maladies d’origine alimentaire telle qu’une infection aux salmonelles. L’explication de quelques notions de base de microbiologie alimentaire peut contribuer à sensibiliser le personnel à l’importance de l’hygiène individuelle. Une plaque de gélose incubée avec l’empreinte digitale d’un travailleur peut être utilisée pour ouvrir les yeux des sceptiques !

Main d’œuvre mal formée

Une formation insuffisante peut induire un manque de respect des normes. Une mauvaise communication et des explications incomplètes des normes et des protocoles auront pour effet d’augmenter les réticences et de diminuer la motivation du personnel. Les travailleurs à temps partiel et le personnel temporaire sont souvent oubliés ou simplement exclus lorsqu’il est question de formation.

N’essayez pas de gagner du temps ou de l’argent en rognant sur les formations ! L’aspect humain est l’élément le plus important dans la réussite de l’HACCP !

Le travail contre la montre

Quand les produits doivent être fabriqués et livrés rapidement (notamment suite à une hausse soudaine de la demande), un personnel mis sous pression peut avoir tendance à être moins attentif aux normes et aux règles de production. C’est surtout durant ces périodes que le système HACCP risque d’être mis à l’épreuve et que l’on pourra se rendre compte du degré de motivation et de dévouement du personnel. Or, c’est en ces moments-là que les erreurs ou les “raccourcis” délibérés se rencontrent souvent…

Un bon planning de production et l’utilisation du personnel adéquat peuvent permettre d’éviter les  problèmes liés à ces périodes de travail sous pression.

Limitation de la créativité, de l’esprit d’innovation et du savoir-faire

Certains craignent parfois que la mise en œuvre d’un système HACCP ne vienne entraver la créativité, l’esprit d’innovation et le savoir-faire. Pourtant, le fait d’introduire une standardisation des pratiques et des procédures ne signifie pas qu’il faille supprimer ces éléments, son objectif étant simplement de garantir la sécurité des aliments produits.

Les obstacles potentiels mentionnés plus haut n’ont pas empêché l’industrie agro-alimentaire d’adopter le concept HACCP. Il est clair en effet que les avantages à long terme l’emporteront sur les éventuelles difficultés à court terme.

Pour être efficace, l’HACCP doit faire partie intégrante de la politique de l’entreprise en matière de qualité, et il peut donc être associé à un programme de “bonnes pratiques de fabrication” ou à la mise en œuvre de la norme ISO 9000. Cela nécessite d’importants investissements tant en heures de travail qu’en termes de ressources financières de l’entreprise. Pour réussir, un tel programme doit bénéficier de l’appui et de l’engagement total de la direction et du personnel, travaillant ensemble dans un esprit d’équipe.

L’amélioration du rapport coût/avantages lié à l’HACCP n’apparaîtra clairement qu’à long terme, au moment où l’utilisation de ce système se traduira par des économies engendrées notamment par un meilleur rendement et une réduction des rebuts. Certains avantages n’ont pas de retour financier tangible, mais contribuent à améliorer l’image et la réputation de l’entreprise. Un certain nombre d’avantages commerciaux du système HACCP sont repris dans la liste qui suit:

    • Augmentation de la sécurité alimentaire
    • Minimiser les dangers de produit non conformes
    • Conformité à la législation en matière d’alimentation et à la directive européenne sur l’hygiène
    • Meilleur rendement
    • Réduction des rebuts
    • Amélioration des conditions de travail
    • Amélioration du moral et réduction de la rotation du personnel
    • Fiabilité accrue permettant de rencontrer les exigences du client
    • Renforcement de la confiance du client
    • Elargissement des perspectives commerciales
    • Amélioration de l’image et de la réputation
    • Amélioration de la qualité des produits
    • Diminution du nombre de réclamations
    • Diminution du nombre de produits retirés de la vente
    • Réduction du risque de contre-publicité
    • Réduction des coûts
[…]

Références bibliographiques

      1. Gerick, K. 1994. Foodborne Disease Trends in Europe. Intervention à la Conférence sur la sécurité alimentaire, Laval, France, Juin 1994.
      2. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1989. HACCP principles for food production. USDA-FSIS Information Office Washington, DC.
      3. National Advisory Committee for Microbiological Criteria for Food (NACMCF), 1992. Hazard Analysis and Critical Control Point System. International Journal of Food Microbiology, 16, 1-23.
      4. Notermans, S., et Van der Giessen, A., 1993. Foodborne disease in the 1980s and 1990s. Food Control 4, 122-124.
      5. Pearson, R. 1994. Personal communication, Food Dialog, UK.
      6. Phillips, C., et J. T. George, 1994. Food Poisoning in context, International Food Hygiene, 5, 45-49.

Traduction : Patrick Thonart


Plus de technique…

THONART : Cendrillon et le Diable (fabulette, 2017)

Temps de lecture : < 1 minutes >

 

Cendrillon, la belle souillon, s’assit
Et le Diable lui dit :
“Imagines-tu que, près de toi, toujours
Je rôde en Amour ?
Qu’à chaque pas que tu fais,
J’en fais un aussi ?
Ne crains-tu qu’un jour,
Secrètement miellée d’envie
Dans mes bras, tu souries ?
Ah ! Que de dangers tu cours,
À tourner le cul à l’amour ! “.

A ces mots de cœur,
La Seulette pris peur
De voir partir le Fourchu
Qui, de si belle humeur,
Lui parlait de son cul.
Ah donc, elle s’était menti :
Le Diable était gentil…

Patrick Thonart

  • L’illustration de l’article provient du film de Kenneth Branagh, Cendrillon (2015) © Disney

Du même auteur…

Doktor Frankenstein et le body-building…

Temps de lecture : 19 minutes >

Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?

Ah ! Le chameau…

Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.

Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou de l’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.

Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.

Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…

Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.

Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.

Enter Ernst Cassirer (1874-1945)

A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.

Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :

La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la  conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.

Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?

Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…

      1. d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
      2. de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
      3. d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).

De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.

Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :

Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.

Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.

Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.

Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…

Travaux pratiques : j’identifie les discours…
Monty Python, The Holy Grail (1975)

Nos représentations du monde sont fortement liées au potentiel des mots qui composent les discours. Et ce n’est pas un hasard si, par exemple, la première tâche des pouvoirs totalitaires, une fois installés à la tête d’une communauté, s’empressent de les dévoyer. C’est ce qu’explique George ORWELL dans son appendice au roman 1984, consacré à la Novlangue. C’est aussi ce que souligne Umberto ECO quand il nous explique comment reconnaître le fascisme

Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…

J’ai tout lu Freud…

Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…

Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.

Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :

    • ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
    • plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
    • et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !

C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du  discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una :Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…

Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?

J’en ris encore…

Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…

En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.

En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…

Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”

Les sanglots longs des violons…

Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…

Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).

Amen…

Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”

S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.

Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.

Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.

A Elbereth Gilthoniel…

Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.

Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !

Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…

Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.

Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.

La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.

Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.

A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?

Miroir, dis-moi si je suis la plus belle

Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.

Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?

Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font trop plaisir

Alors, heureuse ?

Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?

Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexe pour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !

Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?

Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?

Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?

Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :

Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoi a définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyance aveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.

Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.

Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.

Le Graal pour le prix d’un pèle-patates !
© Castor

Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…

Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !

A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).

Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.

Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.

Patrick THONART

  • Je sais qu’il n’y a pas de chameau dans l’exemple donné pour le discours fictionnel ; c’était pour voir si vous faisiez attention…

Plus d’opinions à débattre…

BLAKE : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

[JOSE-CORTI.FR] Le temps a rendu justice à celui qui, longtemps considéré comme un fou, fut l’immense poète, graveur et visionnaire que l’on sait, – éternel enfant, éternel “primitif” que son ardeur imaginative, son lyrisme, sa violence condamnèrent à n’avoir de renommée que posthume. Autodidacte, William BLAKE (1757-1827) dénonce la raison tyrannique des philosophes, s’enflamme pour la révolution. Ses admirations sont aussi significatives que ses refus. Il préfigure quelques-unes des lignes de force du romantisme et goûte certains de ses grands intercesseurs, Swedenborg, Shakespeare, Dürer. Une vie intérieure puissante, une simplicité mystérieuse et désarmante guide son bras. Dans Le Mariage du Ciel et de l’Enfer, il proclame l’unité humaine, attaque la prudence et le calcul au nom de l’épanouissement de l’être réconciliant désir, sagesse et raison. L’amour comme la haine étant nécessaires à la vie, c’est le choc des contraires qui provoque le surgissement de la force créatrice et la progression de l’être individuel. Il oppose ainsi la raison à la vision intuitive, à laquelle va sa préférence. Gide : “L’astre Blake étincelle dans cette reculée région du ciel où brille aussi l’astre Lautréamont. Lucifer radieux, ses rayons revêtent d’un éclat insolite les corps misérables et glorieux de l’homme et de la femme.

Un cheval qu’on fouette en chemin
Réclame au ciel du sang humain.

 

He who binds to himself a joy
Does the winged life destroy
He who kisses the joy as it flies
Lives in eternity’s sunrise​…

“Celui qui veut s’attacher une joie / Brise la vie ailée qu’il voit / Celui qui l’embrasse quand elle passe / Commence chaque jour l’éternité…” (trad. Patrick Thonart)

The tree which moves some to tears of joy is in the eyes of others only a green thing that stands in the way.

L’arbre qui fait ta joie jusqu’aux larmes, n’est pour d’autres qu’un objet vert dans le chemin” (trad. Patrick Thonart)

To see a world in a grain of sand
And heaven in a wild flower,
Hold infinity in the palm of your hand
And eternity in a hour.

Voir un monde dans le grain de sable / Et le ciel dans une fleur sauvage, / Tenir l’infini dans la paume de la main / Et l’éternité dans une heure.” (trad. Patrick Thonart)

The man who never alters his opinions is like standing water, and breeds reptiles of the mind.

L’homme qui ne change jamais d’opinion vit comme l’eau stagnante : il engendre des serpents de raison.” (trad. Patrick Thonart)


Citez-en d’autres en Wallonie-Bruxelles…

THONART : Développez votre complexité personnelle grâce à wallonica.org

Temps de lecture : 31 minutes >
© Hachette

N’acceptez plus les ordres de votre patron sans cuisiner bio“, “Arrêtez de trop réfléchir, ça fatigue votre chien“, “Renouez avec votre chimpanzé intérieur“, “Et si vous tentiez l’empathie avec Djamel Olivier ?“, “Calculez votre budget ménage avec les Accords Toltèques“, “L’art taoïste de s’en foutre“, “Trouvez la clef de vos rêves dans le fond de votre sac“, “Mère dure, fille molle“, “Le pouvoir du moment absent“, “Comment se faire des ennemis“, “Dominé, dominant, dominus, dominici : réveillez votre enfant intérieur avec l’histoire intime de Hildegarde von Bingen“, “Comment le toucher rectal indien m’a sauvé de la noyade : un témoignage“, “Affinez votre Camembert avec le Tarot normand“, “La vérité sur vos angoisses véganes grâce aux soupes amazoniennes“, “J’ai entendu Jésus sans mon Sonotone“, “Entrez en résilience avec Aimé Forecoeur“…

Parce que, depuis la mort éprouvante de son cuisinier privé, le docteur Bob Pierceheart est un adepte du développement personnel, il a souhaité faire de ce livre un guide pratique à destination des dépressifs pour dire NON à la déprime, à la morosité et à la spirale du négatif ; OUI au positif, à la joie, à l’acceptation de soi et à la réussite. Il nous offre ici un manuel pratique et militant, de bonne humeur et d’esprit positif, qu’il résume lui-même sous cette formule : “aime-toi et ton chien t’aimera

Cherchez l’erreur. Il y en a peu. Ces titres d’ouvrages de développement personnel existent tous, à quelques mots près ; la petite présentation marketing est un copier-coller à peine maquillé de la quatrième de couverture d’un livre actuellement très commenté sur les réseaux sociaux. Le drame du cuisinier est authentique. En effet, Shirley MacLaine commence son Out on a Limb (1983) en expliquant combien, survenue dans une de ses villas de la côte californienne, le décès de son cuisinier personnel a motivé l’entrée de l’actrice et danseuse dans la spiritualité New Age : “la mort d’un homme si bon était impossible, c’est bien la preuve qu’il survit aujourd’hui quelque part“. No comment.

Est-ce à dire que le développement personnel est une discipline de charlatans ? Bien sûr que oui ! Bien entendu que non ! Chacun d’entre nous cherche à s’améliorer, à marcher debout avec ses cicatrices et à ressentir la joie de vivre. Montaigne nous invite à sagement essayer d’être à propos ; Nietzche nous recommande d’exercer notre puissance librement, dans toute la force de notre vraie nature ; Paul Diel nous enjoint de ressentir toute la beauté d’une vie où nous sommes satisfaits de l’accord entre ce que nous pensons de nous-même et notre activité réelle. Hors de là, point de salut : le bonheur n’est pas un dû, il naît d’un travail sur soi.

Reste que, là où chacun vit un questionnement, les marchands du temple voient un marché juteux. Dans les librairies, installé à côté des rayons “Philo”, Psycho” ou “Esotérisme”, le rayon “Développement personnel” profite abondamment du pouvoir d’attraction de ses voisins. Le plus trivial des conseils de vie, une fois bien conditionné dans un livre aux chapitres pré-formatés, à la charte graphique pré-formatée, à la préface pré-formatée et à la quatrième de couverture pré-formatée, peut devenir un docte message qui va permettre à l’acquéreur.euse (sic) du livre ainsi conditionné pour la vente…

      • de se référer aux propos de l’auteur dans les discussions de salon ;
      • de participer à des stages payants organisés par le même auteur ;
      • d’attendre de pouvoir acheter l’opus suivant dudit gourou.

Triste caricature d’une triste situation où -et c’est dommage- les vrais inspirateurs, les coaches sérieux et les formateurs engagés le disputent à rien d’autre que de vulgaires vendeurs d’indulgences. Le procédé est connu et il a fait la fortune de l’Église : si tu ne peux gagner ton pain à la sueur de ton front (en d’autres termes, travailler à ton bien-être par toi-même), achète ton paradis en portant la main au portefeuille.

Indulgences : terme qui, à l’origine, désignait la remise d’une pénitence publique imposée par l’Église, pour une durée déterminée, après le pardon des péchés. À la suite d’une lente élaboration, la notion d’indulgence en est venue à signifier aujourd’hui une intercession particulière auprès de Dieu accordée par l’Église en vue de la rémission totale ou partielle de la réparation (ou peine temporelle) qu’on doit acquitter pour les péchés déjà pardonnés. Cet acte de l’Église repose sur le dogme de la « communion des saints », lui-même fondé sur les mérites infinis du Christ mort et ressuscité pour tous. Expression de la solidarité profonde qui lie les croyants en Christ, les indulgences sont aussi une des manifestations de la pénitence exigée de tout pécheur. Longtemps tarifées, pratique qui s’explique par leur sens originel, elles ont été parfois l’objet de trafics contre lesquels s’est élevé en particulier Luther et contre lesquels le concile de Trente a pris des mesures. [UNIVERSALIS.FR]

Acheter n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef du bonheur, en acheter deux non plus. Lire n’importe quel livre de développement personnel n’est pas la clef de l’ataraxie, en lire deux non plus. Participer à n’importe quel stage de développement personnel n’est pas la clef de la sagesse, participer aux stages suivants non plus. Dans tous ces cas, chercher son bien-être dans un système extérieur à soi, en se conformant à des règles établies par un tiers et ce, à titre onéreux, n’est pas la solution. Ça se saurait ! Sauf que…

© la-commanderie.be

Sauf que tout est bon dans le cochon : nous sommes des êtres doués de raison et nous sommes capables de faire flèche de tout bois, quand il s’agit de nous construire, de lutter contre notre ignorance ou notre aveuglement affectif, d’épanouir ces forces qui dorment encore dans nos muscles ankylosés. Si le but n’est pas de trouver La Vérité mais simplement de pratiquer une vérité qui nous convienne sincèrement, que nous éprouverons dans nos actions, alors n’importe quel ouvrage peut offrir l’étincelle qui fait du bien : “on n’sait jamais“, comme disait Josiane. La qualité de ces objets déclencheurs sur lesquels nous exerçons notre réflexion est alors un choix de vie, ainsi que le traduisait Vladimir Jankélévitch :

On peut vivre sans philosophie, mais pas si bien.


La preuve par cinq

Le lecteur attentif l’aura remarqué. Cette introduction est rédigée autant comme un article de blog rusé que comme l’introduction d’un manuel de développement personnel : cherchez la parenté ! Nos intentions étant pures chez wallonica.org, la convergence n’est que formelle, bien entendu. Nous faisons confiance à la sérendipité ici aussi : quel que soit le phénomène rencontré, il y a toujours matière à travail… sur soi.

Alors, rions un brin et improvisons un manuel de mieux-vivre alladéveloppement personnel“. Le nôtre proposera 5 thèmes de développement qui, bien travaillés, devraient permettre à chacun de moins préjuger et de plus expérimenter : mieux vivre face à la complexité du monde est à ce prix.

Les thèmes sont :

      1. Fermez la TSF !” ou Comment se libérer de la pression extérieure ;
      2. Abandonnez l’essentiel !” ou Comment se débarrasser des idées totalisantes;
      3. Soyez en forme sans les formes !” ou Comment arrêter de vouloir être conforme ;
      4. Goûtez aux plaisirs des sentes !” ou Comment trouver la force dans l’apaisement ;
      5. Ne butinez que les fleurs !” ou Comment la qualité fait gagner du temps.

Le format est nécessairement constant : une introduction explicative (avec illustrations) ; un mantra ; des travaux pratiques et, en bonus, comment utiliser wallonica.org pour optimiser le travail fait.

Prêts à savoir pourquoi vous avez raison de vouloir vous abonner à la lettre d’information hebdo de wallonica.org ? On y va !

Petit baratin d’intro ? “Connu depuis la nuit des temps, le protocole des cinq accords encyclopédiques peut vous aider à améliorer votre transit, à retrouver l’être aimé ou à contacter un plombier le dimanche…“. Plus sérieusement, nous avons tenté de synthétiser ici les cinq grandes actions qui, à notre sens, amènent à penser plus librement, à mieux nous autoriser notre propre complexité et, partant, à mieux cohabiter avec nos frères humains. La progression des exercices est voulue et mène à l’acte suprême : s’abonner à la lettre d’information de wallonica.org. Mais, commençons par le commencement…

1. Fermez la TSF !

1.a. Comment se libérer de la pression extérieure ?

Aujourd’hui, l’abondance d’infos est moins dangereuse par la quantité des informations disponibles (ça, ce n’est plus un scoop depuis un certain temps) que par le fait que “chacun peut trouver trop facilement les informations qui confirment ce qu’il/elle pensait déjà“, insiste le sociologue Gérald Bronner, spécialiste des croyances :

A la boîte de Pandore informative, s’ajoute une évolution qui avait déjà été prédite par Bill Gates dans les années nonante, quand il annonçait les configurations client/serveur : non contents de laisser proliférer les informations de toutes natures, l’homme les laisse aux mains des géants de l’Internet, stockées sur leurs serveurs, et chacun y accède désormais par l’intermédiaire d’un terminal, lieu de passage presque vierge de données. Or, ce terminal n’est autre que notre smartphone et il est… dans notre poche.

Prolifération des données plus proximité intime du terminal d’accès plus modélisation des échanges via réseaux sociaux (“j’aime”, “j’aime pas”, “je partage”…), la formule est explosive et force est de constater, quand on regarde nos frères humains (pas que les ados !) qu’ils passent plus de temps à réagir aux notifications de leurs réseaux sociaux, qu’à réfléchir activement et à publier des informations raisonnées sur des sujets qu’ils maîtrisent. Il est loin le temps des TSF (Transmission Sans Fil : la DAB de nos grands-parents) où la famille choisissait de rester groupée devant le poste radio, à écouter Orson Welles jouer la Guerre des mondes avec des bruitages de casseroles ou Signé Furax, selon l’heure et le continent…

© Gabriela Manzoni

Les Cassandres parmi nous pourraient considérer que, non seulement nous vivons maintenant dans une culture de quatrième de couverture, mais que nous devenons de plus en plus passifs et constamment en attente du stimulus suivant : une notification électronique. Debord aurait-il eu raison en 1967 dans La Société du Spectacle ? Alexander Bard et Jan Söderqvist auraient-ils eu raison de rempiler sur le même sujet avec Les Netocrates (2008) en annonçant le remplacement du prolétariat par le consomtariat, une exigence du Capital qui passe par une nécessaire standardisation des comportements que l’on voudra les plus passifs possible.

Or, la dispersion de l’attention, la dépendance envers les stimuli extérieurs et la passivité ne sont pas vraiment des facteurs de densité personnelle, de bien-être et d’épanouissement. Que faire alors ?

1.b. Mantra

Je me libère de la pression des réseaux,
Je choisis avec soin mes abonnements FaceBook,
Je règle mon téléphone sur silencieux,
Et je jouis de l’info vraiment utile.. pour moi.

1.c. Travaux pratiques

Prendre son smartphone, le régler sur silencieux et le déposer sur une commode située à au moins 1,5 mètre, pour éviter la contamination. Vaquer à toute occupation ne nécessitant pas l’usage dudit smartphone pendant 1 heure, dans un premier temps. Des picotements nerveux peuvent se faire sentir après 15 minutes et plusieurs traces de contusion peuvent apparaître sur les mollets, suite aux collisions avec les tables basses et les chaises qui étaient dans le chemin alors que l’on se déplaçait en fixant intensément le smartphone silencieux pour voir si son écran s’allumait.

Reprendre le smartphone et ne consulter que les sms et appels en l’absence. Les traiter puis reposer le smartphone au même endroit en quittant la pièce pendant 15 autres minutes. Se rappeler que l’on a deux adolescents qui ont peut-être envoyé un message urgent sur Instagram, application que l’on n’utilise soi-même jamais. Rentrer dans la pièce en trombe, marcher sur le chat et constater qu’aucune notification n’est affichée sur l’écran d’accueil. Se rappeler que, pour l’exercice, on a désactivé toutes les notifications et vérifier l’application Instagram pour constater que les enfants vivent bien sans nous.

Reposer le smartphone sur la commode, enfiler son trench et refermer la porte derrière soi en évitant de coincer la queue du chat. Descendre en ville, s’asseoir à une terrasse avec des amis. Ne constater qu’au coucher du soleil que l’on vient de passer 3h57 à parler philo. Rentrer chez soi, mettre le smartphone en charge puis s’apercevoir qu’il n’y a toujours personne qui a appelé. Attendre une heure de plus avant d’ouvrir Messenger…

1.d. Consigne wallonica.org

S’abonner à la page FaceBook de wallonica.org, suivre son compte Twitter et visionner les playlists de sa chaine YouTube… de temps en temps.


2. Abandonnez l’essentiel !

2.a. Comment se débarrasser des idées totalisantes ?
BRANCUSI, La muse endormie (1910)

La nuit, tous les chats sont gris. Le problème, c’est de savoir pourquoi ils boivent.” La boutade est ancienne mais elle reste exemplaire d’un mode de pensée toxique : la généralisation.

Pensons un brin. La beauté unique de La muse endormie de Brancusi, par exemple, tient à la pureté de la forme créée : le sculpteur n’a livré que les lignes simples et sobres de l’idée de “muse”. Qui pourra donner un prénom à cette femme (mais est-ce même une femme ?) ou même imaginer sa date de naissance ? Les critiques parleront d’Art et se régaleront du tour de force : un mortel a réussi à représenter une idée pure. Comme chez Platon, puis chez Aristote, cette idée sublime de la Muse, ce modèle unique et universel, pourra se manifester ensuite dans de multiples avatars faits de chair et d’os, des muses d’artistes dont les noms réels figurent dans les biographies : Jeanne Duval pour Baudelaire, Dora pour Picasso, Gala pour Dali, bref, ces femmes qui ont inspiré tous ceux que la muse habite.

Ah, si la Vie était aussi facile que l’Art ! Quel confort que de penser au quotidien en termes absolus, simples et sublimes ; de parler du bien ou du mal sans devoir transiger ; quelle simplicité de Paradis perdu qu’une réflexion désincarnée sur l’existence, fondée sur des idées générales, voire sur des lieux communs ! “Les impérialistes sont des tigres de papier“, “Les francs-maçons dominent le monde, avec le soutien des Sages de Sion“, “Les Allemands sont militaristes“, “Les Chinois sont fourbes et mangent du riz : la constipation les rend méchants“, “Les femmes sont plus enclines aux changements d’humeur“, “Le sens de l’organisation est une valeur masculine“, “Si vous donnez un sandwich à un sans-abri, il vous engueule parce qu’il préfère de l’argent pour aller boire“… Vous en voulez d’autres : ils sont légions ! Et comment réagirez-vous quand la personne qui vous assène ce genre de généralisation voudra en plus regagner votre sympathie en ajoutant “qu’elle a plusieurs amis arabes” ?

Nous nous sommes compris : si c’est un réflexe naturel que de simplifier une situation pour pouvoir déduire le comportement à adopter, si c’est une méthode commune de désigner et de nommer les éléments d’un problème pour pouvoir en débattre, c’est par contre une preuve d’humanité (d’hominisation ?) que de s’interdire de généraliser (“si Jean-Pierre, mon garagiste, a cette opinion d’extrême-droite, tous les garagistes sont des fachos“) et de refuser d’essentialiser (“les femmes sont par nature des victimes et les hommes sont a priori des prédateurs“. Ces deux mouvements contre-nature de la pensée procèdent d’une hygiène méthodologique urgente ! Comme le commente Elisabeth Badinter (voir notre article L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles) :

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

© marieclaire.fr

La simplification est un réflexe de défense bien naturel face à la complexité d’un monde protéiforme, foisonnant et, à nos yeux, paradoxal. Soit. C’est d’ailleurs ce qu’ont compris les leaders populistes en offrant des visions simplifiées, voire platement binaires, de la société où nous devons vivre ensemble : “votez pour moi, tout sera plus simple sans les autres que nous !“. Or…

Rien n’est plus dangereux qu’une idée, quand on n’a qu’une idée.

Alain (1938)

Ernst CASSIRER enfonce d’ailleurs le clou en établissant combien la fabrication de représentations universelles est un réflexe humain (La philosophie des formes symboliques, 1923) et il avertit d’un danger inhérent à ce comportement mental : l’idée a spontanément tendance a être totalisante. Au quotidien, cela se traduit comme par : “j’ai trouvé une vérité qui me convient, je vais l’appliquer à toute ma lecture du monde“.

Un exemple ? Josiane, ma voisine, a un jour découvert (avec son psy freudien) qu’elle n’aimait que les hommes à moustache, comme son père. Quand elle a rencontré Jean-Pierre, elle a interprété sa faible libido au départ de cette idée : Jean-Pierre était glabre comme un nouveau-né. Eut-elle réussi à penser librement, en écartant ce préjugé sur son propre comportement, elle aurait pu entrevoir d’autres raisons à son manque d’allant au lit et trouver une solution avec un Jean-Pierre qui, le pauvre, s’est fait limoger comme un malpropre, sans autre forme de procès.

Ne pas généraliser pour interagir avec des humains plutôt qu’avec des “classes de gens”, ne pas essentialiser pour se laisser surprendre par les particularités de chacun et se méfier des explications définitives que nous nous servons, des idées totalisantes. Vaste programme !

Et ce n’est pas tout ! Les populistes ont compris le truc, nous en avons parlé, mais les développeurs personnels (coachés par leurs éditeurs, il faut le dire), les gourous mangeurs de graines et les influenceurs complotistes aussi. Généralisation ? Au vu des livres du rayon “Développement personnel”, des cd, dvd, des affiches de séminaires et autres partages sur les réseaux sociaux, une frange importante des auteurs du domaine mettent le pied dans notre porte en évoquant des causes générales, externes et concertées “quelque part”. En option : le “quelque part” peut être situé dans notre passé personnel, dans nos vécus, nos complexes et nos fantômes. Du coup, quand je vois “les gens”, “le Capital”, “votre petite enfance”, “ils” et “eux” sur une quatrième de couverture, je sors mon revolver !

Toujours préférer l’hypothèse de la connerie à celle du complot. La connerie est courante. Le complot exige un esprit rare.

Michel Rocard

Tous les auteurs de développement personnel ? Non ! Car un village peuplé d’irréductibles auteurs honnêtes résiste à la tentation de la simplification !” Il est bien entendu qu’il serait dangereusement généralisateur de condamner globalement les auteurs de ce rayon de librairie : il en est aussi beaucoup qui nous veulent du bien et qui mettent à notre disposition, avec intelligence, des pistes de réflexion, des “pierres à tailler”, des exercices de vie qui nous permettent de nous améliorer au quotidien. Peut-être seront-ils d’ailleurs également présents dans les rayons voisins, aux côtés des Montaigne, des Bakewell, des Morin, des Diel, des Nietzsche et autres Erri De Luca ?

Comment faire alors ? Comment raison garder ? Comment faire la part des choses entre le possible, le probable et le certain ? Comment désactiver notre tendance à remonter vers les idéaux, à nous fonder sur le sublime que nous visons, à simplifier abusivement le monde où nous vivons, comment revenir à une juste acceptation du mystère (“ce que l’on ne pourra expliquer“) et de la complexité. Comment éviter ces dérapages sans, au contraire, nous noyer dans l’affectif, l’impulsif ou la dispersion. Bref, comment rester à propos avec notre existence ?

Votre coach encyclo vous propose la méthode de détox mental du PFSP ! Souvenez-vous des maths de notre enfance : le PGCD (Plus Grand Commun Dénominateur), le PPCM (Plus Petit Commun Multiple), on en a mangé à tous les repas. Ici, le PFSP est le Premier Facteur Satisfaisant Partagé : si j’ai tendance à “trop réfléchir”, à “trop ruminer” et, ainsi, à laisser la porte ouverte pour les dérives mentales précitées, il peut être bon d’arrêter mon analyse d’une situation à la première cause qui soit sincèrement suffisante pour choisir un comportement qui me satisfasse et qui ne soit pas en désaccord avec mon environnement. CQFD.

2.b. Mantra

Je bannis de mes paroles :
“Eux”, “ils”, “on”, “toujours”, “jamais”, “les gens”.
J’arrête de définir en deux dimensions et
Je découvre la profondeur de la réalité.

2.c. Travaux pratiques

Entamer une conversation avec son garagiste sur un génocide récent. Découvrir qu’il s’appelle Jean-Pierre et qu’il vient de se faire plaquer par Josiane. Découvrir que la famille dudit garagiste a dû quitter son pays d’origine suite au conflit en question. Ecouter ses commentaires. Comparer avec la liste des responsables du conflit dressée à table, la veille, au Service Club régional.

S’étonner (intérieurement) du contraste entre, d’une part, les explications de la veille, impliquant l’ONU, les USA, le Président français, les Sages de Sion, Amazon, Bill Gates et FaceBook, et, d’autre part, le récit sobre et poignant de Jean-Pierre dont la première femme a été abattue devant la maison où ils venaient de s’installer au pays, là-bas. Rentrer chez soi après avoir serré très fort la main de Jean-Pierre. Prendre un double Dalwhinnie de décompression devant la fenêtre du jardin.

Choisir un autre génocide et se poser la question sur la meilleure manière de s’informer intelligemment à son propos, au-delà des informations publiées (ou non) par le Mécanisme international appelé à exercer les fonctions résiduelles des Tribunaux pénaux (ex-Tribunal pénal international). Surfer, lire et réfléchir un peu. Retenir uniquement ce qui sera utile au prochain souper du Service Club pour contrer pacifiquement les éventuelles généralisations. Se poser la question de l’utilité au quotidien de l’information collectée et effacer l’historique enregistré dans le navigateur. Jouer une part de UNO avec les enfants puis prendre un double Dalwhinnie de satisfaction devant la fenêtre du jardin.

2.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et faire une recherche sur les mots-clefs “jamais”, “toujours”, “les gens” et “à cause que”. Noter le nombre d’occurrence de chaque terme et constater avec satisfaction qu’il y en peu ou pas. Se réjouir que les éditeurs de ce blog encyclo fassent profession de ne pas proposer de généralisations abusives, voire de préférer exposer des points de vue contradictoires qui obligent le visiteur à réfléchir par lui-même et, partant, à améliorer son sens critique.

Constater avec bonheur qu’il y a zéro occurrence d’à cause que et que les mêmes éditeurs s’efforcent donc d’écrire ou de compiler en bon français et ont évité la formule “à cause que” qui est désuète et erronée en français moderne :

Cette locution conjonctive a appartenu à la langue classique. On la lit, entre autres, chez Pascal. Elle fut encore défendue par les grands lexicographes Bescherelle et Littré, qui estimaient qu’elle devait être conservée car elle avait pour elle l’appui de bons auteurs, comme Baudelaire ou Sand, mais elle était déjà considérée comme vieillie par la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française. Les auteurs qui l’utilisent encore à l’heure actuelle le font par affectation d’archaïsme ou de trivialité. On la rencontre ainsi dans le Voyage au bout de la nuit de Céline : « Ils s’épiaient entre eux comme des bêtes sans confiance souvent battues. […] Quand ils vous parlaient on évitait leur bouche à cause que le dedans des pauvres sent déjà la mort. » En dehors de ce type d’emploi, c’est parce que qu’il convient d’employer aujourd’hui. [ACADEMIE-FRANCAISE.FR]

Contacter le Ministère chargé de l’Éducation permanente et réclamer un subside pour l’asbl wallonica.org parce qu’ils le valent bien et que l’activité hebdomadaire des éditeurs du site illustre leur volonté de soutenir des Citoyens Responsables Actifs, Critiques et Solidaires (CRACS).


3. Soyez en forme sans les formes !

3.a. Comment arrêter de vouloir être conforme

Big Brother is watching you“, “Buvez, éliminez“, “Sieg Heil“, “Je ne vais quand même pas sortir en cheveux”, “Ce ne sera plus Noël, s’il n’y a pas de sapin“, “On dit un Orval“, “Il est interdit d’interdire“, “La vraie salade liégeoise, c’est avec de la doucette“, “Les bébés doivent dormir sur le dos“, “Depuis quand écrit-on Pâques sans accent circonflexe, donc ?” : ici également, la liste est longue des injonctions, des pressions sociales, des menaces ou des règles à suivre pour… être conforme. Et encore, dans ces différents exemples, l’injonction (quelle que soit sa pertinence, sa légèreté, sa gravité ou sa violence) vient de l’extérieur, de la pub, des tiers, du groupe, de l’Etat ou de la communauté. Or, nous sommes aussi capables de générer individuellement des règles privées que nous vivons comme collectives, voire universelles, règles que nous nous empressons de respecter, pour être conformes. A quoi ?

Un des exemples les plus terribles de la chose relève désormais de la psychiatrie (regardez autour de vous, vous comprendrez) :

Selon les statistiques, il y a une personne sur cinq qui est déséquilibrée. S’il y a 4 personnes autour de toi et qu’elles te semblent normales, c’est pas bon.

Jean-Claude van Damme

Et voilà que, aux côtés des anorexiques (“esprit pur et sublime, je ne suis pas limité.e par mon corps, je l’annule“) et des boulimiques (“par sécurité, je me réfugie dans mon corps dont la masse me protège“), est récemment apparue une nouvelle catégorie de maladie mentale, l’orthorexie ou manie compulsive de suivre des règles pour gérer son alimentation (à découvrir dans la dernière version de la nomenclature américaine des maladies mentales, la DSM-5 ou Diagnostic and Statistical Manuel of Mental Disorders). Ça sent le vécu, non ?

Combien de ‘posts’ sur FaceBook, combien d’articles dans les revues féminines… ou masculines, combien de hors-série des mêmes magazines ou de marronniers (ces articles sans intérêt nouveau que les journalistes en mal de copie ressortent toujours aux mêmes périodes : la minceur avant l’été, la franc-maçonnerie en juin, l’économie en septembre, la détox alimentaire après les fêtes…), combien de livres de développement personnel n’alignent pas également des injonctions alimentaires, hors desquelles point de salut : comment mesurer, régir, réguler, planifier, respecter, organiser votre alimentation… bref, comment serez-vous conforme à ce qui se fait, à ce qui doit se faire ?

Les problèmes commencent lorsque, au-delà du bon sens et de la simple hygiène alimentaire, les règles supplémentaires deviennent une condition sans laquelle une alimentation adaptée à la réalité quotidienne (“sorry, plus de carottes bio en rayon aujourd’hui“) n’est pas acceptée ou est source d’insatisfaction, voire de colère ou d’inhibition.

La bonne nouvelle du jour (“Orthorexiques de tous les pays, réjouissez-vous“), c’est qu’un autre profil problématique existe, qui ne rêve que de vous régenter : les orthorecteurs !

Il s’agit d’un néologisme wallonicien, rassurez-vous, mais je ne vous donne pas deux jours avant que vous ne puissiez l’utiliser. Les orthorexiques sont perpétuellement en mal de règles de vie, de régimes à suivre, de prescriptions médicales contraignantes, de justifications de leur comportement, d’auteurs qui confirment leurs choix (“does it ring a bell ?“) et ils sont, comme on dit, des oiseaux pour le chat face aux orthorecteurs. Ces derniers n’ont de cesse que de souligner auprès de leur entourage tout manquement à des règles qui souvent… n’existent pas. Ils rappellent à l’ordre, répètent ce qu’ils ont lu et que vous ne respectez pas, ils sont eux-mêmes un exemple (raide et sec) de ce qu’ils prônent, ils plombent votre deuxième apéro en parlant, par pur hasard, du cancer du foie de leur concierge…

Comment tout ceci est-il possible ? Pourquoi l’alimentation n’est-elle qu’un des domaines parmi tant d’autres où les exemples de ce mécanisme abondent ? Quel jeu à la Eric Berne (Des jeux et des hommes, 1984) se joue ici ? Quelle est la motivation des victimes ? Sur quoi le pouvoir des bourreaux est-il fondé ?

Plus l’oppresseur est vil, plus l’esclave est infâme.

La Harpe, cité par Chateaubriand

Souvenez-vous du thème de travail n°2 où vous avez appris à gérer votre fâcheuse tendance à préférer la simplicité des idées à la profusion de l’expérience. Nous sommes ici au cœur du problème : il est moins angoissant de se conformer à des règles (fussent-elles inventées ou suggérées par les marchands du temple : “vous serez un homme, un vrai, avec cette voiture…“) que de faire face à la réalité, de prendre des décisions et d’en avoir le retour d’expérience en direct. Sublimes que nous sommes, nous adorons faire un sans-faute. Mais au nom de quoi ? De quel inquisitrice, de quel Commandeur, de quelle institutrice, de quel boss, de quels voisins attendons-nous l’approbation ?

Le terrain est idéal, dès lors, pour tous les orthorecteurs de la terre, ravis de pouvoir nous régenter. Et il ne s’agit pas que d’esprits un peu dérangés : la volonté d’être conforme vous fait également embrayer sur les suggestions commerciales (qui sont légions) et consommer, consommer encore (revoilà le consomtariat de Bard et Söderqvist) pour atteindre le bonheur auquel vous avez droit (c’est “eux” qui le disent) :

C’est ici que le développement personnel commercialisé s’avère souvent insuffisant : vous aider à échapper à cet engrenage diabolique, vous proposer et vous coacher à respecter un nouveau cadre de références plus sain, plus joli, plus spirituel, plus bio-responsable (“Vous vous changez : changez de karma !“), c’est encore vous proposer d’être conforme… mais à d’autres règles.

Votre liberté de pensée, c’est notre proposition, ne peut s’accommoder d’un simple changement de dogme. Elle exige un réel sevrage de ce réflexe sécurisant du respect de règles personnelles, inventées ou suggérées : “avec mon certificat de conformité, je suis en sécurité !” C’est un travail quotidien (on n’a pas droit au bonheur -les seventies sont terminées- on y travaille et, un beau matin, on est heureux…). Un travail à l’aveugle ?

Faute d’être conforme à des règles, des codes de morale pré-établis ou des modèles de sainteté dictés par un grand barbu trônant dans le cloud, comment se repérer et savoir qu’on a pris la bonne décision ? Serez-vous surpris que j’invoque à nouveau un trio de pirates bien connu : Montaigne, Nietzsche et Diel ? Tous les trois vous invitent à être votre propre mesure, à ne viser qu’une seule chose : la sincère satisfaction, celle qui traduit votre à propos, l’harmonie entre vos désirs et les possibilités de leur réalisation offerte par le vaste monde. Diel va plus loin en affirmant que le sens de la vie est la satisfaction.

Voilà une suggestion qui implique un changement, un glissement, nécessaire à votre… développement personnel. L’énergie que vous dépensiez à être conforme, vous la consacrerez désormais à nettoyer votre image de vous-même et à l’ajuster à votre activité, vous la dédierez à ressentir combien chacune de vos décisions mène à des actions satisfaisantes pour vous, ou non. Alors, on s’entraîne ?

3.b. Mantra

Par-delà le Bien et le Mal dictés dans les manuels,
Mais dans le respect des lois écrites par les nations,
Je choisirai les décisions par lesquelles
Naîtra mon authentique satisfaction,
Puisque dans la faute est déjà la punition.

3.c. Travaux pratiques

Encoder dans votre moteur de recherche “recette-de-la-dinde-au-whisky-gag” et lire le texte sans faire attention aux fautes d’orthographe du blogueur qui l’a publié. S’amuser de la confusion grandissante du texte au fur et à mesure que le cuisinier boit le whisky en question. Ne pas respecter la recette mais prendre un whisky et improviser une omelette de Noël, à manger seul.e devant la TV puisque c’est votre ex-conjoint qui a les enfants cette année.

Réévaluer votre décision de divorcer qui, après tout, vous rend coupable de ne plus jamais offrir un “Noël en famille” à vos trois enfants. Sur le calepin de la cuisine, dresser la liste des choses qui font un vrai Noël en famille : le sapin qui perd ses aiguilles dans le tapis berbère dès le lendemain, la boîte de boules qui prend de la place dans la cave pendant toute l’année (avec la flèche que le chat a cassée l’année dernière), l’oncle machin qui est toujours bourré à l’apéro et raconte des histoires peu présentables devant les enfants, le budget apéro-entrée-repas-dessert-pousse-café qui nourrirait un autocar de boat people pendant un mois et la tension avec votre conjoint quand vous ramenez ensemble les plats en cuisine…

Mettez “La vie est belle” de Capra (1946) dans le lecteur DVD et répondez une fois pour toutes aux messages de votre frère qui gentiment essaie de vous égayer la soirée en partageant des photos de pubs et visuels impossibles aujourd’hui “Xmas Special” par Messenger. Verser une larme sur le souvenir du dernier Noël avec votre maman. Allumer votre gsm éteint depuis les travaux pratiques du thème de travail n°1. Lire les messages de vos enfants qui disent joyeusement combien ils se réjouissent de passer leur deuxième Noël de l’année près de vous, le lendemain. Etre content de la chaleur de leurs sms.

Sonner chez Josiane-du-palier-d’en-face qui n’a plus retrouvé d’amoureux depuis Jean-Pierre et l’inviter à finir la soirée avec vous. Ouvrir une deuxième bouteille de Chablis et trinquer aux Noëls des enfants perdus en regardant Star Wars 4-5-6 jusque tard dans la nuit, pendant que Josiane ronfle dans le divan, à côté de vous. Etre content d’avoir vécu un Noël différent qui fait du bien quand même.

Mettre un plaid sur Josiane et prendre une lampée de Liqueur du Suédois avant de vous endormir dans votre lit : c’est pour éviter la gueule de bois.

3.d. Consigne wallonica.org

Visiter wallonica.org et ne pas cliquer sur les articles encyclopédiques. Cliquer plutôt sur [Incontournables] et découvrez des articles sélectionnés par l’équipe sans aucune raison objective. Cliquer sur [Savoir-contempler] pour voir des reproductions d’œuvres d’arts visuels choisies par goût personnel par nos éditeurs. Ne pas être gêné de les découvrir sur l’Internet plutôt que dans un musée. En parler quand même à vos amis et/ou partager via les réseaux sociaux (il y a des boutons en marge gauche pour le faire). Cliquer ensuite sur [Savoir-écouter] pour découvrir une sélection purement subjective de pièces musicales et écouter paisiblement. Répéter l’opération avec une des autres catégories. Avoir bon, sans gêne aucune.


4. Goûtez aux plaisirs des sentes !

4.a. Comment trouver la force dans l’apaisement

Les sports extrêmes sont-ils source de bonheur extrême ? Nos copains qui, chaque année (sauf en 2020) prévoient de lancer une cordée au sommet du Mont-Blanc pour Noël, de se marier en sautant d’un bimoteur à Spa La Sauvenière, de rouler à 200 km/h sur l’autoroute E42 aux environs de Mons, de figurer dans le Guinness Book au chapitre “Les plus gros mangeurs de…” et de s’enfiler illico une deuxième portion de bodding bruxellois, de jouer avec Yves Teicher à celui qui interprétera le plus vite “Les yeux noirs“, voire de dire tout haut place du Marché (Liège, BE) que la Jupiler n’a jamais été à la hauteur de la Stella Artois (je parle d’un temps que les moins de vingt ans…) : tous ces flirteurs de la limite sont-ils vraiment fréquentables ?

Et puis, parlent-ils de “bonheur” quand ils racontent leurs exploits, entre la poire et le fromage ? J’entends plus souvent plaisir, j’entends émotion, j’entends amusement ou sensation… rarement bonheur, joie ou satisfaction. J’entends aussi tous ces préfixes hyperboliques (super-, méga-, ultra-, hypra-, over-, hyper– et, en veux-tu, en voilà…) qui donnent au plus banal des sauts à pieds joints des éclats de soleil levant sur l’Olympe (musique : Richard Strauss).

Nous y voilà : que Prométhée roule des mécaniques devant Hercule ou qu’Athéna se la joue grande dame devant Aphrodite, passe encore, c’est leur boulot de divinités mythologiques. Dans ce cas , l’exagération est didactique : grâce aux aventures caricaturales de ces créatures sublimes, nous apprenons à mieux identifier les méandres de notre propre personnalité (lire à ce propos : DIEL, Le symbolisme dans la mythologie grecque). Autre chose est de monter en slip sur le dos d’un cheval furieux ou de risquer l’hypothermie pendant un jogging autour du lac Baïkal par moins 45°… pour pouvoir le raconter à Jean-Pierre et Josiane (qui se sont remis ensemble) !

L’homme s’ennuie du plaisir reçu et préfère de bien loin le plaisir conquis.

Alain, Propos sur le bonheur

La belle et virile affaire que voilà, sur laquelle même nos moralistes les plus distingués semblent s’aventurer avec diligence. Pourtant, le toujours plus ne fait pas l’unanimité et est assimilé par plus d’un auteur à une compensation pour éjaculateurs précoces. Même le surhomme de Nietzsche ne se déploie pas dans l’extrême : il ouvre ses épaules dans une pensée enfin libérée des préjugés et des dogmes et, s’il mange le monde, c’est parce qu’il a arrêté de ruminer avec le troupeau. Rien d’extrême là-dedans.

A la barre : Epicure. Qui mieux que lui peut parler du plaisir : lui qui était malade et connaissait le poids de la souffrance physique, prônait la mesure dans les plaisirs, seul moyen d’en jouir pleinement. Plus précisément, il nous propose un Tétrapharmakon (Gr. “quadruple remède” ; texte à lire dans la belle édition des Lettres et Maximes par Marcel Conche chez PUF, 2003) où il recommande de :

      1. ne pas craindre les dieux car ils ne fréquentent pas les mêmes trottoirs que nous (traduisez : “il n’y a pas de destin“) ;
      2. laisser la mort en dehors de nos préoccupations puisque nous ne pouvons la concevoir (traduisez : “il n’y a pas d’urgence“) ;
      3. ne pas craindre la douleur par anticipation car, une fois réellement ressentie, elle est peu de chose (traduisez : “même pas peur“) ;
      4. abandonner l’idée que le plaisir peut être infini (traduisez : “toujours plus, à quoi bon ?“) .

Ce quatrième remède ne vient-il pas bien à propos, lorsqu’on explore les motivations de nos adeptes du jamais-assez-donc-toujours-plus ? Choisir entre, d’une part, une autoroute déserte où le fan de sports moteurs (homme ou femme : en voiture, Simone !) pourra pousser sa luxueuse voiture au-delà des vitesses autorisées et, d’autre part, un sentier forestier en fin de journée d’été indien, avec de bonnes chaussures, n’est-ce pas choisir entre un plaisir fort bref, voire stérile, et une saute de bien-être qui laissera ses traces dans le cœur et la chair ? Eh bien, à mon sens, la question est pourrie et partisane : je ne pourrais refuser le couvert à un.e ami.e qui choisirait la griserie de la vitesse (“Elk diertje z’n pleziertje !” comme disent nos voisins flamands ou, en bon français : “Chacun son truc“).

Reste qu’il ne s’agira pas de profiter du pousse-café pour essayer de me convaincre du bien-fondé de l’option “extrême” et que je serai surtout curieux de la satisfaction gagnée, de la paix d’âme résultante, de l’ataraxie savourée une fois l’acte commis. Rien à dire de plus sur le bon usage de l’extrême : nous laisserons à chacun ses convictions.

© tintin.com

C’est à ce moment que Jean-Pierre, plâtré jusqu’au nombril et le bras gauche décoré de broches externes (version : pont à arcs supérieurs de Chaudfontaine), tourne -un peu- la tête vers Josiane et marmonne : “Bvous boubvez bvous moquer mais fe fentiment de puiffanfe ! F’est fantaftique…“. Motard chevronné, il a dérapé l’été dernier en évitant un renard qui traversait une route boisée des environs de La Reid (près de la charmille du Haut-Marêt). Merci pour ce réflexe ‘vulpophile’ et merci pour l’explication. Un seul mot de Jean-Pierre et tout s’éclaire : pratiquer l’extrême, c’est éprouver de la puissance grâce à des conditions extérieures qui, par leur scénographie (“Je n’ai besoin de personne en Harley Davidson“), travestissent un simple moment de plaisir en une scène de puissance sublime, voire mythique ! L’Etna, c’est moi !

Votre coach encyclo vous propose dès lors de faire un choix de base : opterez vous pour l’affolement des sens généré par des conditions extérieures hypnotisantes ou pour l’apaisement des sentes où la marche régulière (c’est une image) laissera vos conditions intérieures s’ajuster et votre réelle puissance personnelle se déployer ?

4.b. Mantra

A la course, je préfère la marche et
A l’ecstasy, la joie d’être assouvi.

4.c. Travaux pratiques

Le dimanche matin, vous retourner vers votre partenaire et profiter de son sommeil pour lui annoncer mentalement que vous avez annulé la commande de 7 sauts à l’élastique au départ du viaduc de Beez, le samedi suivant. Poser sur sa table de chevet la réservation d’un gîte champêtre et le mail imprimé où son propriétaire confirme en avoir retiré toutes les revues de votre liste des publications “extrémisantes” (Cosmopolitan, Sports-Moteurs, Marie-Claire, Le Chasseur français, Lui, Playboy, Playgirl, SM-Mag, Business Week et… Femmes d’aujourd’hui, parce qu’on ne sait jamais). Déposer délicatement ses nouvelles chaussures de marche au pied du lit.

Entrouvrir la fenêtre du jardin, respirer la fraîcheur et reprendre une gorgée de votre café. Vous retourner vers votre partenaire et vous souvenir combien il était important de bien “prester” les premières fois où vous avez fait l’amour, un peu comme si l’amour de l’autre en dépendait. Sourire en vous remémorant combien c’était inhibant pour tous les deux et combien tout a été plus facile après que votre beau-fils ado ait lui-même parlé de ses inquiétudes sexuelles à table, devant vous deux, (beaux-)parents tout attendris que vous étiez.

Accrocher votre T-shirt de nuit sur le dossier de la chaise du bureau encombré, dans un coin de votre chambre (télétravail oblige), et revenir sous les draps. Soulever doucement le T-shirt de nuit de votre partenaire. Vous aimer jusqu’à ce que vous commenciez à avoir un peu faim. Manger puis faire la sieste (la conformité peut aussi avoir du bon : c’est dimanche).

4.d. Consigne wallonica.org

Revendre les encyclopédies Universalis et Britannica qui encombrent le grand bureau. Mettre l’argent gagné de côté pour vous offrir un bon resto à deux dès la fin du confinement. Remplacer le signet [WKPédia] de votre navigateur par un lien permanent vers wallonica.org. Utiliser le lien pour afficher les derniers parus ; en faire la page d’accueil de votre navigateur.

Par la pratique, découvrir que wallonica.org ne contient pas tous les savoirs, dans des articles rédigés par les meilleurs experts internationaux ; constater également que vous n’êtes pas toujours d’accord avec les prises de position affichées dans la Tribune libre, que cela vous fait réfléchir et chercher d’autres infos via les liens proposés. Vous en réjouir.


5. Ne butinez que les fleurs !

5.a. Comment la qualité fait gagner du temps
© humanite-biodiversite.fr

C’est dans son Novum Organum (1620) que Francis Bacon utilise l’araignée, la fourmi et l’abeille pour illustrer les différentes formes de pensée : “Les philosophes qui se sont mêlés de traiter des sciences se partageaient en deux classes, savoir : les empiriques et les dogmatiques. L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, tel que l’araignée, ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs et des jardins ; puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. La vraie philosophie fait quelque chose de semblable ; elle ne se repose pas uniquement ni même principalement sur les forces naturelles de l’esprit humain, et cette matière qu’elle tire de l’histoire naturelle, elle ne la jette pas dans la mémoire telle qu’elle l’a puisée dans ces deux sources, mais après l’avoir aussi travaillée et digérée, elle la met en magasin. Ainsi notre plus grande ressource et celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle…” (I, 95).

On n’est pas des bœufs” mais la tentation existe de jouer à la fourmi et d’amasser les savoirs en confondant stockage et connaissance, quantité et utilité. Or, forts de toutes nos sciences et nos données, ne nous sommes-nous pas retrouvés fort dépourvus lorsque la crise fut venue ? Pour paraphraser Desproges : “emmagasiner les savoirs, c’est comme se masturber avec une râpe à fromage ; beaucoup de souffrance pour peu de résultat“. Bref, à quoi bon savoir beaucoup si c’est pour connaître peu. La nuance est importante, qui n’a pas échappé à Bacon.

Se transformer en base de données sur pattes pour briller au Trivial Pursuit ou dans les jeux télévisés peut-il être un objectif de vie pour un citoyen responsable ? Est-il raisonnable de parier sur une mémoire organisée en listes et bibliothèques dans le seul espoir de rester critique face à la profusion d’informations qui est notre aquarium quotidien ? Et lorsque vient le besoin d’être actif et solidaire, sont-ce les savoirs purs qui peuvent guider notre expérience avec pertinence ? C’est du vécu : la réponse est clairement non.

L’araignée, de son côté, tisse sa toile avec sa propre matière, sortie de son fondement (allusion de Bacon lui-même, qui assimile la pensée médiévale à ce mode de fonctionnement, dogmatique et non-expérimental). Autiste-acrobate, prédatrice sans appétence, elle ne capturera que les mouches qui traverseront son périmètre. L’image est peu engageante et on voudrait que l’arachnide fasse preuve de plus de curiosité. Discourir en solo sur une vision du monde générée en solitaire n’est donc pas une option vivable pour des penseurs autres que les ermites et les HP diagnostiqués “Asperger”.

A l’inverse, aux yeux de Bacon, l’abeille, animal social s’il en est, a vraiment la cote. Comme lui, on voudrait nos concitoyens à son image, ne butinant que les fleurs mellifères et travaillant par devers elle pour disposer, le moment venu, du miel qui lui est utile : la connaissance est un savoir digéré, le résultat d’un travail personnel (“à la sueur de ton front” dit le mythe).

Alors… ? Notre réalité est complexe. La masse des informations d’où nous tirons au quotidien notre vision du monde est désormais trop énorme, elle nous submerge et, qui plus est, il est des professionnels qui gagnent leur vie en la falsifiant (“Jean-Jacques Crèvecoeur, sors de ce corps !”). C’est tous les jours une déferlante informationnelle qui pousserait facilement à l’orgie, à la boulimie de savoirs.

Etablir que la connaissance de chacun est le résultat d’un impératif travail de digestion est une chose mais, seul, on ne peut tout dévorer : notre raison n’y survivrait pas. Grande lectrice des Accords Mayas, l’abeille de Bacon entretient son développement personnel en butinant les fleurs… mellifères. A son exemple, peut-être pourrions-nous concentrer notre labeur quotidien sur les savoirs dont nous pouvons faire quelque chose. “A tout savoir, labeur est bon“, soit, mais le Gai Savoir nietzschéen -celui qui fonde notre jubilation devant la Vie- demande quand même une présélection critique. Les forestiers parmi nous connaissent la différence entre une bonne flambée de charme et un fugace feu de bouleau. Non, on ne fait pas bon feu de tout bois !

Quelles leçons en tirer ? Celui qui veut tout savoir est invité à refaire les exercices du thème 04 ; celle qui veut faire reconnaître son savoir par tous les diplômes possibles peut se replonger dans le thème 03 ; celui qui veut être initié au savoir suprême peut franchement se taper les entraînements du thème 02 ; celle qui veut faire savoir qu’elle sait tout ne perdrait rien à ce replonger dans le thème 01. Et tous en chœur, nous pouvons veiller à ne consommer notre temps de vie qu’avec des savoirs de qualité, que nous choisirons selon nos besoins réels, à condition qu’après un certain travail nous puissions en faire quelque chose dans notre quotidien… en faisant aussi confiance à la sérendipité.

5.b. Mantra

Que le crique me croque si je ne deviens pas un CRACS,
Je suis désormais Citoyen,
Je suis désormais Responsable,
Je suis désormais Actif,
Je suis désormais Critique et
Je suis désormais Solidaire !

5.c. Travaux pratiques

S’intéresser à un peintre wallon connu. Lancer une requête sur son nom dans votre moteur de recherche préféré. Ne pas consulter les trois premières pages et commencer à lire les résumés de sites à partir de la quatrième. Découvrir que le peintre en question aimait le vélo et que le fabricant de cycles qu’il affectionnait dans sa région avait le même nom que la buraliste dans Fellini Roma. Commander les dvd de Fellini Roma (1972) et de Satyricon (1969) à la médiathèque provinciale et s’amuser de la date du second film : une année érotique. Ressortir son intégrale Gainsbourg et penser à Jane Birkin. Vérifier en ligne s’il existe une intégrale Jane Birkin qui soit également disponible chez votre fournisseur de streaming musical. Se féliciter de ne pas avoir dû acheter cette intégrale en magasin vu la tentation irrésistible de demander à la caissière “Serge, es-tu là ?“. Apprécier l’humour de ladite caissière qui vous répond avec une grosse voix : “Oui, je suis ton père“. Faire une autre requête en ligne pour savoir pourquoi on parle de “toile de serge“. Boucler la boucle en visionnant les toiles proposées dans l’onglet [images] des réponses à votre première requête (celle du peintre). Changer la litière du chat et se servir un Dalwhinnie en branchant le lecteur dvd et en pensant au plaisir d’être cultivé mais que vos dimanches pourraient être plus exaltants si vous aviez déjà envie d’être lundi matin pour agir !

5.d. Consigne wallonica.org

Relire la consigne wallonica.org n°2 et vérifier si cela a donné quelque chose. A défaut, refaire…


Soyez complexe avec wallonica.org !

Fan de wallonica.org, notre invité spécial, le maire de Champignac, actuellement en stage de CNV (Communication Non-Violente) dans la région, aura le dernier mot : “Nageurs et nageuses de tous les pays, mouillez-vous ! Nous étions au bord du lac et, grâce au développement personnel honnête, nous avons fait un grand pas en avant. Reste que de vils gourous (coucou) nous guettent comme le prédateur guette sa proie du haut de l’épée de Damoclès qui menace l’édifice de notre société. Aussi dois-je vous dire en tant que votre maire et, partant, un peu votre père : dénichons ensemble les fourbes z-et les faussaires, comme ça les vrais serfs en seront bien gardés ! Car le danger est réel pour notre liberté individuelle, comme pour notre belle communauté humaine, de nous voir chacun entrer en servitude presque volontaire envers des idées totalisantes et contre toute raison.
Le développement personnel, oui, la servitude volontaire, non !
Aussi, moi, Gustave Labarbe, avec tous mes élus, je dis à tous les zélotes du développement personnel factice, en pointant un doigt de raison vers ces prédicateurs qu’ils couvrent d’un silence complice, voire d’un silence lourd de retentissements tapageurs, je demanderai : pourquoi désignes-tu la racaille qui est dans le clan du voisin et n’aperçois-tu pas l’apôtre qui est dans le tien ?
Dans ce contexte et parce qu’il ne l’est justement pas, je ne peux que soutenir ce manuel de savoir-vivre édité par wallonica.org et je vous confirme que me suis approprié la méthode wallonicienne jusque dans mon travail de maire !
Matin, midi et soir, l’obligation vespérale d’effectuer ces exercices matutinaux s’impose à moi, comme la sardine à l’huile. Dès potron-jacquet, je m’affaire et, d’abord, je me libère de la pression des influenceurs et autres lobbyistes (01) ; après quoi, j’explore les dossiers de mes administrés dans la réalité des faits, sans a priori (02) ; bien conscient des problèmes qu’ils rencontrent au quotidien, je sélectionne les bonnes solutions selon leur pertinence, pas selon les procédures (03) ; après-déjeuner, je descends sur la place de Champignac pour rencontrer mes villageois et, grâce à ma présence et mon entregent, je sens avec joie combien je peux les rassurer (04) ;  de retour à mon bureau, j’ouvre enfin le Journal et je n’y lis que les articles concernant les citoyens de Champignac, avec une exception : les violences policières dans la capitale, sujet qui peut influencer ma manière d’assurer paix et harmonie aux Champignaciens.
Il ne me reste qu’une chose à vous recommander : abonnez-vous à l’infolettre de wallonica.org et n’hésitez pas à contacter leur équipe pour leur proposer des contenus ou des améliorations de la méthode, voire à les soutenir financièrement !”


D’autres orateurs à la Tribune libre de wallonica.org ?

L’existence précède l’essence… et lycée de Versailles

Temps de lecture : 6 minutes >
Sartre sur la plage de Nida (Lituanie, 1965) © Antanas Sutkus

Merci Elisabeth (Badinter) ! Sans vraiment vous adresser à moi en direct (mais en quels cénacles serait-ce possible ?), vous avez offert une formulation limpide à un problème qui me tarabustait depuis fort longtemps, a fortiori depuis la lecture passionnante du livre de Wolfram Eilenberger, Le temps des magiciens (2019). Si vous n’avez donné aucune réponse à mes interrogations, vous m’avez aidé à formuler la question et n’est-ce pas là le rôle unique de l’intellectuel, comme le précisait Jürgen Habermas ?

Elisabeth Badinter © lepoint.fr

Que s’est-il donc passé ? Vedette d’une édition spéciale de La grande librairie à vous dédiée, vous présentez votre dernier livre et puis, plus loin, François Busnel embraie sur le féminisme, autre sujet sur lequel vous avez voix au chapitre. Le journaliste creuse habilement le sillon qui vous anime et aborde le néo-féminisme (c’est-à-dire le féminisme d’après #metoo) qui, manifestement, vous agace un peu. Et vous de verser votre pièce au débat [transcription LEJDD.FR] :

…Voilà trois ans que la déferlante MeToo a ouvert la voie à la parole des femmes. Elles ont pu dénoncer publiquement toutes les agressions sexuelles dont elles se disent victimes. Grâce à elles, la honte a changé de camp. Depuis lors, le néo­féminisme a durci le ton et les méthodes. On ne se contente pas des agressions, on ‘balance’ les agresseurs présumés. Ce faisant, les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d’avant MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes, et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu’à la destruction morale de l’adversaire.

Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la ­recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.

À ce premier dualisme s’en ajoute un ­second, tout aussi discutable : les femmes, quoi qu’il arrive, sont d’innocentes victimes -et bien souvent elles le sont, mais pas toujours-, les hommes, des prédateurs et agresseurs potentiels, y compris parfois à l’égard d’autres hommes. Ce qui autorise l’activiste Alice Coffin à déclarer : “Ne pas avoir de mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée… Ça évite que mes enfants le soient aussi”. Et d’inviter les femmes à devenir lesbiennes et à se passer du regard des hommes.

En se fondant sur les statistiques des violences conjugales, on essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées : le bien et le mal, la victime et l’agresseur. Les perverses, les menteuses et les vengeresses n’existent pas. Il n’y a plus qu’à conclure au séparatisme, puisque l’homme est la plus dangereuse menace pour la femme… mais, quant à moi, je refuse d’essentialiser !

Je refuse d’essentialiser” : tout est dit et bien dit ! Ainsi que l’explique Géraldine Mosna-Savoye sur FRANCECULTURE.FR : “Essentialisation, c’est l’insulte suprême aujourd’hui, c’est le terme que j’ai l’impression d’entendre dès qu’on parle de genres, de sexes ou de races, et en général pour mettre fin au débat. Par définition, l’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions, ce qui suppose qu’il y a non seulement réduction d’un individu, mais qu’il y a l’idée de le faire malgré l’individu lui-même. Essentialiser, c’est donc poser une étiquette. Mais dans le terme d’essentialiser, il y a plus que l’étiquetage d’un seul individu (on essentialise peu une personne seule, pour elle-même). Dans essentialiser, on entend aussi la généralisation d’un trait naturel : essentialiser, c’est ramener l’individu à un donné stable (un sexe, une couleur de peau, par exemple), pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. Tel le racisme.”

Elisabeth Badinter n’est pas le ‘quart d’une biesse’, dirait-on à Liège, et son engagement est ancien, constant et éclairé, que l’on soit d’accord ou non avec ses convictions. Donc, la voilà qui se fend, pour notre plus grand bénéfice, d’un avertissement portant sur la manière dont nous pouvons penser les choses : plutôt que de stigmatiser les deux camps d’un débat en étiquetant chacune des parties, sur la base de ce qui fait la dissension entre elles (ex. dans le débat sur la condition de la femme, Badinter se refuse à affirmer que tous les hommes sont ceci et que toutes les femmes sont cela par définition), il convient d’ouvrir la voie à une pensée dite ternaire, où les opposés sont dépassés pour permettre une solution partagée. Après tout, ce qui compte, dans ce débat comme dans les autres, c’est de continuer à vivre ensemble.

Soit. Fortuitement, cette volonté de ne pas essentialiser rejoint une querelle de philosophes bien plus ancienne, comme le raconte Géraldine Mosna-Savoye : “Quand j’étais en terminale et que j’ai découvert la philosophie, j’ai découvert presque dans le même temps ce qu’était l’essence et qu’il était de bon ton de la critiquer. Autrement dit, j’ai découvert en même temps : Aristote et Sartre. D’un côté, l’inventeur de l’essence comme substrat nécessaire, opposé au mouvement et aux accidents, et de l’autre, Sartre, pour qui les accidents et le mouvement comptaient plus que l’essence. D’un côté, le vieux philosophe qui essentialisait, et de l’autre, le contemporain qui faisait l’éloge de l’existence contre l’essence. Jamais je n’aurais fini une dissertation avec Aristote, ou Platon d’ailleurs, les rois de la nécessité et des substances unes et immuables, ça aurait été la honte, le contraire du « cool ». Ce qui était bien vu, en revanche, c’était d’achever sa troisième partie par les louanges du mouvement, de la multiplicité, de la diversité, par l’amour des reliefs, des incertitudes, des aléas de la vie.

© Clémentine Mélois

Souvenez-vous : Platon, Aristote et la bande des philosophes idéalistes qui les ont suivis ont passé leur temps (et le nôtre) à essayer d’établir ce qu’était l’Être et à y définir l’essence de toute chose, des idées, des modèles essentiels dont nous ne serions que des avatars : du concept “encyclopédie” stocké dans les nuages éternels, wallonica.org ne serait qu’une des incarnations possibles (mais non des moindres). Avantage : quelque part, il existe un ensemble de choses, de valeurs -voire de dieux- qui sont parfaits, primaux et immuables. Ma voisine Josiane adore : ça la tranquillise ! Inconvénient : nous passons notre vie à penser en termes de conformité à ces modèles.

Un exemple ? Qui a déjà réussi un Noël traditionnel, conforme à l’image d’Epinal que nous en avons et à laquelle nous essayions -jusqu’en 2019- de nous conformer, volontairement ou non ? Ca ne marche jamais : quand ce n’est pas la dinde qui est brûlée, c’est Tonton Alfred qui est complètement cuit…

Enfin le siècle dernier vint et, le premier chez nous, fit sentir dans les pensées une juste mesure” : fi de l’essence, c’est l’existence qui nous façonne (ce renversement est précisément le sujet du livre d’Eilenberger précité, qui analyse les années 1919-1929 pour quatre penseurs : Cassirer, Wittgenstein, Walter Benjamin et Heidegger). Finis les conformismes, nous sommes sujets premiers, originaux et, par nos actes, nous construisons notre individualité subjective dans un monde absurde. Sartre, qui n’en rate jamais une, insiste : “L’existence précède l’essence“. Bref, nous sommes seuls devant un ciel vide… alors, autant vivre heureux (dixit Camus).

La vie me semblait poignante, saturée de ce qu’on désigne par le terme de ‘souffrance’, alors qu’il s’agissait simplement des moyens détournés que prend la vie pour nous rendre uniques.

Jim Harrison, Dalva (1988)

En conclusion : l’essence ou l’existence, qui a gagné le match ? Sommes-nous tenus à l’imitation de modèles angéliques ? Est-ce quand on “se sent vivre” que l’on commence à le faire réellement ?

C’est bien le moment de revenir à la proposition d’Elisabeth Badinter : Aristote-Sartre = match nul, balle au centre. La philosophe ne déclarait-elle pas qu’elle “s’interdisait d’essentialiser“, insistant sur l’action de fonder ou non le débat sur l’essence. A Sartre, le verbe d’action, aux idéalistes, le substantif conceptuel. Captifs de l’ancienne philosophie, Sartre et les existentialistes ne restent-ils pas empêtrés dans les définitions de ce qui est ou n’est pas (comme l’illustre Clémentine Mélois) ? L’approche ternaire, en l’espèce, ne réside-t-elle pas en ceci : essentialiser et exister sont deux procédés de pensée qui nous sont tous deux disponibles, comme les deux pôles d’une ambivalence au coeur de laquelle nous naviguons à vue. A nous de ‘raison garder’ et d’identifier quand nous nous installons trop dans le confort de ces modèles qui nous sont extérieurs, quand nous fondons notre délibération intime sur des ‘arguments d’auteurs’ ou sur des dogmes venus d’ailleurs. A nous également de ‘raison garder’ et de ne pas agir comme des poules sans tête, en projetant nos passions aveuglantes sur le monde où nous évoluons (dans le meilleur des cas). N’est-ce pas là ce qui caractérise une pensée libre ?

Patrick THONART


Parlons-en…

Mais qui est la fameuse Simone de l’expression “en voiture Simone” ?

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Simone de Forest (à droite) et Fernande Hustinx (à gauche) au rallye de Monte-Carlo avec leur Peugeot 301 équipée de pneus parés à toute éventualité…

“Nous connaissons tous cette expression, “en voiture Simone”. Mais peu d’entre nous connaissent la Simone en question. Cette femme a pourtant marqué l’histoire du sport automobile.

Simone de Pinet de Borde des Forest est née en 1910 à Royan. Sa famille est aisée et vit dans le Château de Fontorte, dans l’Allier. Dès ses douze ans, elle pose les mains sur le volant de la voiture de son oncle. C’est donc tout naturellement qu’elle passe son permis de conduire à 19 ans, un acte encore rare chez les femmes de l’époque.

Talbot T150 présentée par Fernande Hustinx

En 1934, elle part à l’aventure avec son amie Fernande Hustinx. A bord d’une Peugeot 301, les deux femmes prennent le départ du Rallye Automobile de Monte-Carlo. Partant de Bucarest, ce sont 3.772 kilomètres de tempêtes de neige et de vents glacials qui les attendent. Elles arrivent en 17ème position et remporte la Coupe des Dames, récompensant, comme son nom l’indique, les femmes participant à la course. Elle renouvelle l’exploit l’année suivante, cette fois-ci aux côté d’Odette Siko.

En 1937, elle participe à un essai de vitesse au circuit de Montlhéry, organisé par Yacco Oil. Elle fait partie d’une équipe de quatre femmes, menées par Odette Siko. Malgré l’animosité de Simone et de Claire Descollas envers Hellé Nice, ce sont vingt-cinq records qui sont établis ce jour-là, dont dix records mondiaux d’endurances.

En voiture Simone !

Simone participe à de nombreuses courses et rallyes jusqu’en 1957 sans le moindre accident à son actif, allant à l’encontre de la misogynie ambiante, sévissant à cette époque. Elle est également une des premières femmes à ouvrir sa propre auto-école en 1950, y enseignant la conduite pendant plus de vingt ans.

Reconnue dans le monde du sport automobile de l’époque, une expression naît pour lui rendre hommage :

En voiture Simone ! C’est toi qui conduis, c’est moi qui klaxonne…

Ce n’est qu’en 1962 que l’expression devient populaire, grâce à Guy Lux. Il présente alors Intervilles avec Léon Zitrone et Simone Garnier et lance un tonitruant “En voiture Simone” avant les épreuves.

Si beaucoup ont aujourd’hui oublié la carrière automobile de Simone, son expression est quant à elle bien installée dans les mémoires collectives.” [OSCARONEWS.COM]


Pas très Wallonie-Bruxelles tout ça, râleront les mauvais coucheurs, voire les machos du volant… Oh que si ! Fernande Hustinx -une des “deux jeunes filles”- est une ancêtre de l’éditeur responsable de wallonica.org et, partant, elle ne pouvait démériter ni au volant, ni en amour (nul doute que notre regretté journaliste sportif maison, David Limage, ne l’ait connue !) :

© collection privée

En 1934, dans le Rallye de Monte-Carlo, la Coupe des Dames était gagnée Mlle Hustinx, qui faisait équipe avec Mlle des Forest. Mlle Hustinx avait pris le départ à Bucarest. De cette même ville et conduisant une voiture de la même marque était parti Charles de Cortanze. Bien entendu, les deux voitures firent route ensemble. La conclusion définitive de l’ épreuve est celle-ci : le mariage a récemment été célébré à Lille, de M. Charles Roero de Cortanze avec Mlle Fernande Hustinx. Et c’est ainsi qu’apparaît une utilitié supplémentaire des rallies automobiles. Nous souhaitons bonheur et succès à la nouvelle équipe constituée par M. et Mme de Cortanze.” – M. Ph.


Plus de sport tue le sport (et Trotsky tue…) !

Dieu est mort : c’est vrai, je l’ai vu sur les réseaux sociaux…

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ROSALES Harmonia, La Création d’Adam (2017)

Les cartes sont rebattues : une artiste afro-cubaine (Harmonia, de son prénom : cela ne s’invente pas !) crée un débat plein d’espoir, en détournant l’oeuvre de Michel-Ange et en proposant une déesse créatrice noire ; le pergélisol sibérien fond à vue d’oeil et pourrait libérer des virus inconnus ; une partie des dirigeants de ce monde se laissent tenter par l’approche totalitaire ou, à défaut, pratiquent un populisme béat ; ma voisine Josiane est convaincue que le coronavirus n’existe pas et que la pandémie est un complot pastafarien ; notre XXIème siècle -que Malraux prévoyait religieux- s’avère franchement intégriste quand il n’est pas simplement puritain ; dans mon potager, la récolte des petites tomates fermes est exceptionnelle, voire anormale ; les consignes de sécurité sanitaire actuelles (plus particulièrement le port systématique du masque) volent à chacun le visage de l’autre, au grand dam posthume d’Emmanel Levinas ; le taux de prolifération des hashtags militants (ex. #mortauxvaches) dépasse largement le nombre des questions vraiment fondamentales et leur diffusion filtrée par les algorithmes des réseaux sociaux détermine un nombre impressionnant de nouvelles tribus, preuves de l’éclatement de nos sociétés… Est-ce la fin de l’humanité ou les soubresauts d’une civilisation naissante ?

Et Dieu : est-il vraiment mort ?

Cette grande confusion qui règne désormais sur notre quotidien est-elle la marque d’une complexité que nous n’avons pas encore pu digérer ou, plus simplement : le dieu est-il mort ? En fait oui, “Dieu est mort”, nous raconte Nietzsche dans le prologue d’Ainsi parlait Zarathoustra (1885, récemment ré-édité chez Flammarion en ‘Mille et une pages’) :

Le saint se prit à rire de Zarathoustra et parla ainsi : « […] Ne va pas auprès des hommes, reste dans la forêt ! Va plutôt encore auprès des bêtes ! Pourquoi ne veux-tu pas être comme moi, — ours parmi les ours, oiseau parmi les oiseaux ? »
« Et que fait le saint dans les bois ? » demanda Zarathoustra.
Le saint répondit : « Je fais des chants et je les chante, et quand je fais des chants, je ris, je pleure et je murmure : c’est ainsi que je loue Dieu. Avec des chants, des pleurs, des rires et des murmures, je rends grâce à Dieu qui est mon Dieu. Cependant quel présent nous apportes-tu ? »
Lorsque Zarathoustra eut entendu ces paroles, il salua le saint et lui dit : « Qu’aurais-je à vous donner ? Mais laissez-moi partir en hâte, afin que je ne vous prenne rien ! » — Et c’est ainsi qu’ils se séparèrent l’un de l’autre, le vieillard et l’homme, riant comme rient deux petits garçons.
Mais quand Zarathoustra fut seul, il parla ainsi à son cœur : « Serait-ce possible ! Ce vieux saint dans sa forêt n’a pas encore entendu dire que Dieu est mort ! »

Nous sommes à la fin du XIXème siècle quand Friedrich Nietzsche publie ceci. On imagine aisément l’accueil qui a été réservé à ce genre de déclarations. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment du Dieu des croyants ?

Patrick Wotling est professeur de philosophie, traducteur de Nietzsche et fondateur du Groupe International de Recherches sur Nietzsche. Il explique : “Dieu est une image… Nietzsche s’exprime presque toujours de façon imagée, il en joue avec brio, “Dieu” veut dire quelque chose qui possède une épaisseur philosophique. Pourquoi choisir ce mot ? Dieu représente le sacré, ce qu’on vénère, ce qu’on a plus de précieux quand on est croyant, ce qui constitue la norme indiscutable, objective, de l’existence, et c’est précisément cela que Nietzsche emprunte à la notion de Dieu pour le transporter à l’ensemble de la vie humaine… Par Dieu, il va désigner ces choses qui sont le sacré, les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident. Nietzsche nous dit que ce qu’il y a de sacré, d’intouchable (ce qu’il va appeler techniquement des “valeurs” quand il s’adressera aux philosophes), ces valeurs sont en crise, et même, en train de perdre leur statut de valeurs, de normes, de références…” [source : FRANCECULTURE.FR]

Nietzsche par Edvard Munch (1906)

Ce n’est donc pas le Dieu des croyants qui est mort, quelle que soit la couleur de sa peau ou la longueur de sa barbe (tiens, ce serait un homme ?). Et, si c’est à lui que fait référence le saint anachorète rencontré par Zarathoustra dans la forêt, c’est à un dieu d’une autre nature que Nietzsche fait allusion : celui-là même qui synthétise en sa céleste personne “les croyances fondamentales, capitales, réglant la vie humaine telle qu’elle est organisée en Occident“. Dès lors, pour le philosophe allemand (1844-1900), le surhomme qui doit vivre sa plénitude par-delà le bien et le mal se retrouve sans dieu, à savoir : “sans système de référence partagé avec ses semblables qui permette a priori -à l’avance- de savoir ce qui est bien ou ce qui est mal“.

Bon sang, mais c’est bien sûr“, conclut l’inspecteur Bougret : quelle qu’en soit la cause, l’impression de chaos que nous vivons serait synonyme d’étiolement de notre confiance “dans les valeurs“. Avec elles, notre cadre de référence disparaît, qui nous rendait si certains d’être dans le bon… ou le mauvais, qui nous permettait d’exclure ou d’accepter, qui nous permettait d’applaudir ou de lyncher. EXIT notre système de référence mais… la perte est-elle si grande ?

Nos références dans le Spectacle : attention, sol glissant !

Alors, comme des marteaux sans maître, allons-nous pleurer la mort du Général (“qui nous avait compris“…) et des valeurs que lui et ses semblables, les Dieux, incarnaient. Allons-nous plonger dans la déprime, faute de législateurs pour notre morale ?

ISBN : 9782070728039

Non, car il semblerait plutôt que l’instinct de conservation nous pousse à rechercher d’autres valeurs, voire d’en inventer de nouvelles, avec tous les risques de dérapage que cela implique ! En plein dans les années 60, un philosophe engagé (aujourd’hui pas très lisible : son style maoiste est pittoresque mais un peu désuet) avait lancé un avertissement qui trouve tout son sens aujourd’hui. Guy Debord (1931-1994) publie en 1967 La société du spectacle, dont il dira : “Il faut lire ce livre en considérant qu’il a été sciemment écrit dans l’intention de nuire à la société spectaculaire. Il n’a jamais rien dit d’outrancier.” Le texte est sidérant de prémonition et Debord y annonce combien La société du spectacle (les réseaux sociaux ?) va devenir notre cadre de référence quotidien, si nous ne veillons pas à garder les pieds sur terre, à rester dans l’expérience plutôt qu’à nous inspirer de ce spectacle organisé, selon lui, par le Capital dans un premier temps, le Spectacle se générant de lui-même ensuite.

Personnellement, je peux témoigner de cette dérive : j’ai un jour failli bénéficier d’une ristourne aussi importante qu’injustifiée chez une pharmacienne, qui m’avait confondu avec le médecin… d’une série télévisée. L’aliénation dénoncée par Debord descendait ainsi dans mon quotidien et c’est un feuilleton télévisé qui servait de cadre de référence à la pharmacienne, qui pourtant me connaissait dans la vie… réelle.

ISBN : 9782895961338

Debord n’était pas le premier lanceur d’alerte en la matière. En 1961 déjà, Daniel J. Boorstin inventait le terme “non-événement” et distinguait clairement les héros qui font preuve dans leurs actes d’un surcroît d’humanité exemplaire, à l’opposé des célébrités qui “sont célèbres parce qu’elles sont connues“. Le tout dans un ouvrage intitulé “Le triomphe de l’image. Une histoire des pseudo-événements en Amérique” (1962). Comme le commente son éditeur : “selon l’auteur, notre époque ne serait pas celle de l’artifice sans le développement de la démocratie et de son idéal égalitaire, une époque où « les illusions sont plus réelles que la réalité elle-même ». Daniel J. Boorstin dénonce la vacuité de nos vies, gouvernées par le spectacle, le divertissement et la marchandise. […] Notre société est donc sous le règne de l’artifice et du simulacre et ce, dans tous les domaines, notamment intellectuels et culturels. Le métier de journaliste n’est plus celui de la recherche de nouvelles, mais celui de la fabrication de nouvelles, de pseudo-événements, qui doivent alimenter des médias diffusant des informations de façon de plus en plus rapide pour assouvir la ‘soif de connaissance’ des citoyens, de plus en plus alphabétisés et pressés de s’informer. Symptomatique de cette évolution : les interviews, qui ne font qu’exacerber des opinions et ne sont guère des événements. Les pseudo-événements empoisonnent l’expérience humaine à la source et conduisent à la valorisation de pseudo-qualification, donnent l’illusion de la toute-puissance, bien loin de la grandeur humaine. Daniel J. Boorstin montre en quoi le triomphe de l’image permet la valorisation de la célébrité, au détriment de la renommée et signe ainsi l’avènement de la masse au détriment du peuple. Nul besoin, avec les pseudo-événements, d’être renommé du fait d’actes héroïques ou grandioses, car n’importe qui peut être célèbre : il suffit de paraître dans l’actualité.

Ne pas confondre la caverne de Platon avec la caserne de Platoon

Résumons-nous : par habitude (servitude), nous agissons et décidons de notre quotidien, de notre éthique comme de nos choix de vie, au départ d’idées, de valeurs qui pré-existent à notre expérience. Au moment où nous décidons de ne pas acheter un poulet de batterie dans une grande surface, nous nous justifions par des principes qui existaient avant même que nous décidions de faire un waterzooi pour le souper. C’est un fonctionnement qui est à rapprocher du clan des idéalistes en philosophie : fondateur putatif de l’école en question, Platon a clairement décrit la situation en avançant qu’il existe a priori un monde des idées sublime qui ne nous serait pas directement accessible mais que nous pouvons entrevoir, comme si, assis dos à l’ouverture d’une caverne, nous pouvions voir ces principes sublimes en ombre chinoise sur la paroi de la caverne où nous vivons. Nos actes ne seraient que des avatars concrets de ces idées préexistantes : c’est le mythe de la caverne.

Qu’en est-il alors de la liberté de notre pensée, questionnent d’autres philosophes comme notre Montaigne, qu’en est-il de la sagesse que nous pouvons hériter de l’expérience, de la force née de notre présence à la réalité et de la belle joie ressentie quand notre vie est… à propos ? Pour Montaigne, la souffrance et l’insatisfaction dans la vie nait de notre aliénation, du fait que notre cadre de référence n’est pas (plus) la vie elle-même :

​Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos.

Essais, III, 13, De l’expérience​

Bien avant Boorstin et Debord, Michel de Montaigne conseille cet à propos qui naît de la lutte permanente contre l’aliénation, contre toutes les idées préconçues qui entachent a priori notre délibération intime : c’est finalement une lourde captivité que de vivre avec un mode d’emploi ou un règlement gravé dans la tête et dans le coeur ! Parlera-t-on du ‘mythe de la caserne’, dans ce cas ? Bon, je sors.

Montaigne (Paris – Sorbonne)

A la lecture délectable des Essais, on réalise combien les principes et les certitudes sont un joug aujourd’hui toxique, en ces temps où notre paradigme a fait le sien (de temps) et où il importe de renouveler notre manière de vivre ensemble. Pour faire le deuil de la mort du dieu, il ne s’agit pas de s’en laisser imposer un nouveau, comme un clou qui chasserait un autre. Et remplacer un dieu par un dictateur ou un gourou ne devrait pas nous rendre très heureux non plus. Nous devrions plutôt en débattre comme Montaigne lui-même le conseillait, lui qui insistait dans son Essai sur l’art de la conversation (III, 8) : “Nous n’aimons pas la rectification​ [de nos opinions] ; il faudrait [au contraire] s’y prêter et s’y offrir, notamment quand elle vient sous forme de conversation, non de leçon magistrale.” Parlons-en , débattons-en : demain n’est pas encore programmé…

D’ailleurs, en termes de mort de dieu et de liberté de penser par-delà le bien et le mal, Nietzsche ne s’y était pas trompé et il se déclarait fervent admirateur du philosophe bordelais :

Il n’y a qu’un seul écrivain que je place au même rang que Schopenhauer pour ce qui est de la probité, et je le place même plus haut, c’est Montaigne. Qu’un pareil homme ait écrit, véritablement la joie de vivre sur terre s’en trouve augmentée. Pour ma part, du moins, depuis que j’ai connu cette âme, la plus libre et la plus vigoureuse qui soit, il me faut dire ce que Montaigne disait de Plutarque : “À peine ai-je jeté un coup d’oeil sur lui qu’une cuisse ou une aile m’ont poussé.” C’est avec lui que je tiendrais, si la tâche m’était imposée de m’acclimater sur la terre.

 Nietzsche, Considérations inactuelles, II, De l’utilité et de
l’inconvénient des études historiques pour la vie
 (1874)

Vivre à propos, c’est Vertigo tous les jours

Après des siècles de servitude volontaire, nous avons un sentiment un peu tardif de fin du monde. Serait-ce cette pandémie désarmante du COVID-19 qui lève subitement le voile sur une réalité, masquée jusque-là par le “Spectacle”, qu’il nous faut impérativement renouveler ? Et voilà que Nietzsche en profite pour déclarer nos valeurs en mort clinique ! Par quoi les remplacer ? Peut-être suffit-il de les placer…

Peut-être la mort du dieu n’est-elle que la fin de notre habitude orthorexique de vivre au départ de règles et de principes pré-établis. Source de tous les conflits, l’idée implique la conformité à l’idée : je décide ceci parce que c’est conforme à mon idée du bon, du juste, du beau ou encore du vrai.

Le vertige commence dès que l’on réfute ces valeurs, dès qu’on établit qu’elles sont juste bonnes pour les herbivores qui n’ont de cesse de les brouter et de les ruminer sans faillir, clouant accessoirement au pilori les carnivores avides de manger le monde : les surhommes/femmes nietzschéens qui vivent par-delà le bien et le mal.

Lenz, Sommerlust (1906)

Qu’ont-ils donc entrevu, ces surhumains en forme d’humains qui existent et pensent librement, sevrés des valeurs et soucieux de vivre la qualité de leur relation au monde, leur Dasein (Heidegger), avec pour seul boussole leur satisfaction de vivre (Diel) et leur volonté d’être à propos (Montaigne) ? Comment ont-ils renoncé au monde en deux dimensions sur lequel les humains adolescents projettent leurs passions immatures, pour habiter voluptueusement un monde en trois dimensions, fait de l’expérience de la vie ? Comment se sont-ils abstenu d’y ajouter une quatrième ou une cinquième dimension, là où guettent les dieux, les dictateurs, les gourous et leurs acolytes ?

La réponse est probablement dans la question : se méfier de soi quand on cherche à être conforme à une idée ou une règle et, au contraire, habiter sa vie, son expérience, avec pour seul baromètre sa satisfaction réelle. En d’autres termes : lutter contre les conformismes (les idéalismes) et aligner son fonctionnement sur sa réalité (qui reste à reconquérir). Remplacer l’obéir par le faire, le quoi par le comment

A quand un mouvement politique profondément novateur qui ne miserait pas sur le commerce des idées et de visions d’avenir plus ou moins frelatées mais tiendrait compte de la complexité de notre vie et mettrait plutôt l’accent sur des modes de fonctionnement dynamiques dans la Cité :

    • une laïcité intégrale qui laisserait à chacun le choix de ses convictions et n’intégrerait dans le contrat social que le bien commun sans autre régime que celui du citoyen ;
    • un universalisme qui s’étendrait à la communauté des humains de toute appartenance, délaissant le communautarisme et les tribus d’influence pour préférer garantir les droits fondamentaux à tous. Comme le formulait le philosophe Henri Peña-Ruiz : “Le ‘droit à la différence’ ne peut être confondu avec la différence des droits.” ;
    • une expérience de l’Etat fondée sur le débat permanent (à ne pas confondre avec les disputes de comptoir), dans la mesure où aucune valeur d’aujourd’hui n’a prévu tous les lendemains qui nous attendent.

Alors, on danse ?

Patrick Thonart


D’autres sont montés à la Tribune…

UNIVERSAUX : des mouvements primaires pour mieux lire les rêves ?

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KHNOPFF Fernand, Secret-Reflet (1902) © Groeningemuseum, Bruges

Fin 1899, Sigmund FREUD publie L’Interprétation du rêve (Die Traumdeutung). Ce livre représente un moment fondateur de la psychanalyse du XXème siècle mais, comme le raconte Luiz Eduardo Prado de Oliveira dans les Cahiers de psychologie clinique [CAIRN.INFO] : “L’aventure de l’interprétation des rêves, au cours du 19e siècle et au début du siècle suivant avait acquis une maturité telle qu’elle nourrissait de grands espoirs de conquêtes sur la folie, de compréhension de la pensée et d’avancées majeures pour l’être humain, autant que d’autres révolutions en cours à l’époque : celle de la révolution de 1917 et celle de l’établissement de la démocratie. Freud n’a nullement été un pionnier, même s’il a révolutionné le domaine, notamment à l’aide de Rank […]”

La cause qui fait que, dans certaines maladies, nous nous trompons même tout éveillés, est celle aussi qui, dans le sommeil, produit le rêve .

Aristote, Traité des rêves

Freud, l’auto-analyse, les rêves
© ina.fr

Toujours Prado de Oliveira : “L’auto-analyse a une histoire aussi ancienne que la création de la subjectivité. Tout commence avec le “Connais-toi toi-même” […]. “Je pense, donc j’existe” est une devise qui fait une part importante à la subjectivité et comporte une démarche auto-analytique poursuivie encore dans le débat entre Jacques Derrida et Michel Foucault, dont témoigne le texte de ce dernier Mon corps, ce papier, ce feu . Les enjeux de ces discussions se résument : est-ce que le rêve et la folie sont des modalités de la pensée ? Après Descartes, d’autres philosophes, nombreux, s’intéressent aux rêves, dont l’étude apparaît fréquemment comme un exercice privilégié de l’auto-observation et, partant, de l’auto-analyse. […] L’auto-analyse arrive tardivement dans l’histoire de nos représentations de nous-mêmes, bien qu’elle possède d’importants précurseurs. La psychanalyse serait-elle étrangère à l’auto-observation ? Voici Freud : « On apprend d’abord la psychanalyse sur son propre corps, par l’étude de sa propre personnalité. Ce n’est pas là tout à fait ce que l’on appelle auto-observation, mais à la rigueur l’étude dont nous parlons peut y être ramenée. Il existe toute une série de phénomènes psychiques très fréquents et généralement connus dont on peut, grâce à quelques indications relatives à leur technique, faire sur soi-même des objets d’analyse.” [CAIRN.INFO]

Les questions sont dès lors multiples, qui interrogent la nature de nos rêves, de la folie et, partant, la capacité que nous avons d’interpréter ces récits nocturnes que nous nous servons à nous-mêmes, moyennant quelques interventions d’auto-censure. Aristote, Kant, Freud, Jung, Lacan et ma voisine Josette : tous sont curieux de savoir si nous sommes capables d’interpréter nos rêves et, plus encore, s’il existe des symboles universels (archétypaux) que nous mettrions en oeuvre dans notre petit théâtre nocturne…

Onirique toi-même !

Josette, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a choisi son camp et pratique avec régularité l’interprétation des rêves, des siens et de ceux d’autres copines du quartier. “Oufti, ce n’est pas difficile avec un bon dictionnaire des rêves. J’en ai trois, là-derrière, dans ma bibliothèque (à côté de mes vieux almanachs de Mathieu Laensbergh que j’utilise pour les prédictions). Si tu rêves d’un serpent noir, par exemple, c’est signe que tu vas vivre des moments difficiles en amour parce que ton partenaire ne te convient pas. D’ailleurs, ça me rappelle l’histoire d’une voisine…“.

Selon Josette, donc, il sufirait d’identifier les acteurs de nos rêves pour comprendre le message qu’ils nous apportent, qu’il s’agisse de personnes (connues ou imaginées), d’animaux, d’objets ou de lieux. De la même manière, chacun pourrait interpréter la découverte d’une statue de dieu ou de héros antique sur un site site archéologique, par la seule connaissance du mythe qui lui est associé (Sigmund forever !). Cette option fait bien évidemment jubiler tous les éditeurs de dictionnaires des rêves, ces ouvrages plus ou moins sérieux où les clefs de nos songes sont rangées une fois pour toutes par ordre alphabétique…

Vinciane PIRENNE est une historienne de l’ULiège spécialisée dans l’histoire des religions. Cocorico : elle enseigne depuis peu au Collège de France : la Wallonie scientifique s’exporte bien ! Ses recherches ont notamment porté sur les représentations d’Aphrodite, accompagnées de ses différents… attributs. Comme elle l’a démontré, qu’il s’agisse d’Aphrodite, de Zeus, d’Héra, d’Athéna ou d’Hercule, on n’a encore rien dit quand on cite leurs seuls noms. Encore faut-il examiner leurs postures, les objets et les animaux qui les accompagnent dans la statuaire et les situations dans lesquelles ils sont représentés. Une Athéna en armure, n’est pas l’Athéna en voiles avec un hibou sur l’épaule, ni Athéna qui tend un bouclier-miroir à Persée pour lui permettre d’affronter Méduse.

Traduit en termes plus contemporains : si le Gérard Depardieu des Valseuses de Bertrand Blier (1974) est le même acteur que celui du Cyrano de Rappeneau (1990), les deux rôles, les personnages incarnés sont tout à fait différents. Il en va ainsi dans nos rêves, comme dans les mythes : reconnaître l’acteur n’est pas comprendre la pièce !

Flash-back sur Paul DIEL et son ouvrage de 1952 (qui figure d’ailleurs dans les bibliographies de Vinciane Pirenne) : “Le symbolisme dans la mythologie grecque” (dont de larges extraits sont disponibles dans wallonica.org). Dans sa préface, Gaston BACHELARD insiste : “Quand on aura suivi Paul Diel dans les associations de mythes, on comprendra que le mythe couvre toute l’étendue du psychisme mis a jour par la psychologie moderne. Tout l’humain est engagé dans le mythe.” Et Diel d’expliquer plus loin :

Ainsi, la figuration mythique, qui à l’origine ne parlait que des astres et de leurs évolutions imaginées comme une lutte entre les divinités, finit par exprimer les conflits réels et intrapsychiques de l’âme humaine.
Ici se pose le problème de toute la psychologie humaine peut-être le plus redoutable et le plus riche en conséquences et en enseignements. Il a été nécessaire de formuler, dès l’entrée dans l’analyse des mythes, la thèse du présent travail : la symbolisation mythique est d’ordre psychologique et de nature véridique. […]

Le fonctionnement de la psyché humaine est caractérisé encore de nos jours par un phénomène qui, pour être refoulé, n’en est pas moins évident : le fait que, sans s’en rendre compte, chaque homme use sans relâche et tout au long de sa vie d’une sorte d’observation intime à l’égard de ses motifs. Cette observation intime n’est pas en soi honteuse ; elle est même un phénomène biologiquement adaptatif, et, comme telle, elle est élémentaire et automatique comme l’instinct. Elle remplace la sûreté de l’instinct animal, car l’homme ne pourrait subsister, s’il ne scrutait pas sans cesse l’intention de toute son activité, soit pour contrôler ses propres actions, soit pour projeter dans la psyché d’autrui les connaissances ainsi acquises à l’égard des motifs humains, afin d’interpréter à leur aide les intentions de ses semblables et de trouver ainsi le moyen de s’imposer ou de se défendre. On est en droit de dire que cette introspection obscure de ses propres motifs et l’introspection projective, l’interprétation des actions d’autrui, occupent le plus clair du temps de la vie humaine ; elles sont la préoccupation la plus constante de chaque homme et la raison la plus secrète de sa manière d’être et de sa façon d’agir.

Paul DIEL par sa femme, Jane © Collection privée

Mythes & rêves : même combat ! Pour qui veut auto-analyser ses rêves, la tâche s’étoffe donc : à la nécessité d’identifier les acteurs de “notre théâtre nocturne”, ainsi que leurs attributs (le serpent noir de Josette est-il ‘rampant‘, ‘caché sous une pierre‘ ou ‘dressé et menaçant‘ ?), s’ajoute l’intérêt de suivre la narration elle-même, l’histoire (souvent peu logique) qui est déroulée dans nos rêves, comme elle serait déployée dans un mythe et ou un conte. Le parallèle avec les récits mythiques, leurs personnages et les situations symboliques qui les ponctuent devient alors un outil enrichissant d’analyse. D’autant que notre farouche -mais secrète- volonté d’être sublimes s’accommode très bien de la démesure mythologique !

Circulez, il y a tout à voir !

Vous y voilà. La nuit est engagée, la lumière de la Lune passe entre les lames du volet, votre partenaire ronfle déjà un peu et –le marchand de sable est passé– vos paupières se ferment pour protéger vos yeux et les tourner vers l’intérieur : vous pouvez commencer à rêver ; dans votre théâtre intime résonnent les trois coups ! Les acteurs (connus ou inconnus) vont sortir des coulisses de votre conscience et évoluer sur la scène, en leurs titres et fonctions, parés de différents attributs lourds de sens… caché. L’histoire sera tordue ou limpide, jamais explicite et peut-être oubliée demain matin, auto-censure oblige.

Ray Harryhausen & Mighty Joe Young…

Reste que le budget de ces blockbusters nocturnes où nous tenons la vedette (tous les acteurs de nos rêves sont des acteurs de notre délibération intime), ce budget comporte d’autres postes tout aussi coûteux que les salaires des acteurs, des décorateurs et des scénaristes. C’est le grand Ray Harryhausen, le pape des effets spéciaux (FX en anglais) qui nous le rappelle : n’oubliez pas les effets visuels !

En effet, pour créer du sens à nous perceptible, peut-être notre ombrageux inconscient fait-il également usage d’effets visuels et, plus précisément, de mouvements de base (descendre, monter, se disperser, grouiller, glisser…) qui sont eux-aussi matière à interprétation, qui sous-tendent ces histoires que nous nous racontons et dramatisent plus fort encore les échanges entre les différents acteurs.

Proposition : dans le cadre de l’auto-analyse des rêves, au-delà de l’interaction entre acteurs, attributs, lieux et histoire, il revient d’intégrer les effets visuels qui participent également d’associations d’idées à la base de nos rêves.

Pour Josette, voir une simple araignée est déjà éprouvant (“Par contre, les souris, ça va !“, précise-t-elle), mais que dire du Hobbit qui voit Shelob, l’araignée géante, descendre vers lui et le recouvrir de sa masse ; que dire du jeune-sorcier-dont-il-n’est-pas-nécessaire-de-rappeler-le-nom qui est poursuivi par la multitude des enfants arachnidés d’Aragog, l’Acromentule ? Au-delà du sens que l’on peut associer à l’araignée dans les dictionnaires des symboles traditionnels (archétype de la mère dévorante ?), le seul mouvement, l’effet visuel est à part entière une piste vers le sens de nos rêves, qui s’ajoute aux autres outils d’interprétation. Non ? Quelques exemples pour lancer le débat…

Elévation et…

Commençons par le plus simple : s’élever, monter, voire s’envoler. Comment atteindre le sommet de l’Olympe autrement mais, aussi, comment atteindre le sommet de cette colonne de marbre d’où le stylite sublime -que certains veulent hélas imiter- pourra orgueilleusement contempler la création à ses pieds ? Plus humblement, comment remonter de sa cave sombre, lieu du refoulement, pour venir à la lumière de ce salon ensoleillé dont les fenêtres donnent sur le jardin ? Aura-t-on le vertige d’Icare en s’élevant dans les airs, portés par des ailes trompeuses ? L’élévation vers le sublime reste un parcours réservé aux héros qui ont promérité. Remonter de sa cave, c’est déjà pas mal. Et vous : en rêvez-vous ?

…chute

Icare est ici encore un exemple parlant de la mythologie : volant trop près du soleil, il fait fondre la cire avec laquelle son père Dédale avait fixé ses ailes et s’abîme dans la mer (de l’inconscient ?). Triste sort, punition de l’exaltation mais aussi dispositif paternel insuffisant : une insuffisance paternelle que l’on retrouve également dans La jeune fille sans mains des Frères Grimm. La chute sera aussi le sort de Bellérophon qui essaiera d’atteindre le sommet de l’Olympe et, victime de son orgueil, chutera de sa monture ailée, le sublime Pégase.

Qui ne s’est vu tomber, chuter, glisser vers le bas, couler dans l’eau, déraper sur une pente neigeuse ou dans la boue ? Descendre est une variation sur le même thème, dont Camus fait bon usage dans le Mythe de Sisyphe (1942), à ceci que c’est le cycle complet “monter-descendre” qui fait sens chez lui : “C’est pendant ce retour, cette pause, que Sisyphe m’intéresse. Un visage qui peine si près des pierres est déjà pierre lui-même ! Je vois cet homme redescendre d’un pas lourd mais égal vers le tourment dont il ne connaîtra pas la fin.

Si la chute peut sonner le glas de l’élévation et signifier au rêveur ses excès vaniteux, elle peut de plus finir par l’écrasement au sol, un atterrissage violent sur cette matière que le stylite méprise tant. Pascal : “Qui veut faire l’ange, fait la bête”. Qui plus est, si le rêveur même peut chuter, un objet peut aussi descendre voire tomber sur lui : le propre de la chute est son côté incontrôlable, fort déplaisant à vivre même oniriquement. Et vous : en rêvez-vous ?

Concentration et…

Ce n’est pas Paul Diel qui va rejeter l’image de la concentration, de l’augmentation d’une densité de la matière dont notre pensée est faite, jusqu’à une dureté contre-nature, voire l’engloutissement dans un trou noir qui, en mode chaussette retournée, est l’étape ultime de la concentration (ou pas, selon Christopher Nolan, dans son chef-d’oeuvre Interstellar). Pour Diel, un des types psychologiques est celui du nerveux qui, par vanité, va bien entendu s’élever mais aussi concentrer toute son énergie vitale dans la satisfaction d’une seule pulsion, au détriment des autres. Que l’on pense à l’anorexique qui va tout sacrifier de sa vie pour devenir un esprit pur et dur, détaché de sa matière et de son animalité. Et vous : en rêvez-vous ?

…dispersion

A l’opposé, la dispersion fait également les choux gras de la Psychologie de la Motivation (Diel, 1947), où celui qui disperse son énergie vitale dans la satisfaction de tous les désirs qui passent est appelé un banalisé. Condamné à la “mort de l’âme” par dispersion, il est exemplaire de notre chère décadence du XXIème siècle et de son consumérisme. Les mythologies sont parsemées de ces personnages qui finissent écartelés, dispersés dans la matière, perdant toute consistance. Plus encore, un des combats victorieux d’Héraklès (Hercule) aboutit justement à la dispersion des Centaures, symboles grecs des appétits animaux qu’il est nécessaire de dominer pour s’hominiser. Et vous : en rêvez-vous ?

Affrontement et…

Si le déplacement non-contrôlé de haut en bas est une chute, le déplacement volontaire vers un élément hostile s’apparente à l’affrontement. La mythologie regorge des combats de héros contre les monstres (nos monstres intimes ?) et il n’est pas toujours facile de faire face ! Si Hercule joue du gourdin ou de l’arc à flèches empoisonnées à tout va, un épisode du mythe de Persée raconte plus précisément la difficulté d’affronter ses propres monstres. Persée n’est pas le quart d’un niais et, bien qu’il ait déjà tué ses deux soeurs (les Gorgones Euryale et Sthéno), il sait que s’il regarde Méduse en face, il sera pétrifié d’horreur, comme on peut être pétrifié d’horreur devant sa propre vanité, son intime volonté d’être sublime. Enter Athéna qui, à la demande Zeus, lui tend un bouclier-miroir (magnifique glissement de l’image “miroir” : faire face à Méduse, c’est être confronté à son monstre comme quand on se regarde dans un miroir) qui lui permettra de voir la face coiffée de serpents de Méduse, à la lumière de Zeus, et de la décapiter sans appel. Le héros a donc pu affronter ses démons grâce à l’éclairage de la Raison, de l’harmonie divine. Pour ceux dans la salle qui n’auraient pas encore compris, le mythe en remet une couche et laisse naître du cou tranché de la Gorgone le cheval blanc et ailé Pégase. Et vous : en rêvez-vous ?

…fuite

Tous les affrontements ne sont pas nécessaires et la fuite est un mouvement que l’on retrouve bien souvent dans nos mythologies modernes : de Duel (1971) à Minority Report (2002), de La Mort aux trousses (1959) à Thelma & Louise (1991), les héros du 7ème art pratiquent la fuite à nous faire perdre haleine. Par fuite, on entendra le mouvement qui tient à distance un élément du rêve hostile et… qui nous poursuit. La peur est ressentie devant un ennemi onirique que l’on peut identifier (ex. un monstre dressé que l’on ne peut affronter) et l’angoisse s’installe quand le danger n’est pas explicitement connu par le rêveur : dans le magistral Duel de Spielberg, le personnage principal a peur d’un camion-tueur (qui constitue un danger physique réel pour lui), mais on transpire d’angoisse avec lui quand il n’arrive pas à identifier qui est au volant du semi-remorque qui le poursuit. Si un biologiste comme Henri Laborit peut faire L’Eloge de la fuite (1976) en analysant nos comportements sociaux en période de veille, dans le monde du sommeil, la fuite est souvent associée à une poursuite dont on est la cible. Et vous : en rêvez-vous ?

Travaillez, prenez de la peine…

La liste pourrait être plus longue, des mouvements et des effets visuels qui font également sens dans nos rêves. Une étude plus scientifique devrait permettre de collecter des exemples en masse et elle devrait réunir autant des cognitivistes et des psychanalystes que des mythologues, des anthropologues et des philologues.

Si l’intérêt de la chose est d’établir une liste des effets visuels significatifs qui interviennent dans nos rêves, le Graal d’un tel travail est ailleurs : identifier les effets visuels “universels” (archétypaux) qui dramatisent nos rêves (ceux-là même que l’on retrouve dans les mythes, les contes ou les ritualisations) et qui existent probablement en nombre limité, les uns pouvant être une variante des autres. Pour mieux comprendre, que l’on pense à l’anglais de nos années scolaires, où l’on apprenait un nombre limité de particules (out, off, in, over…) qui, accolées à des verbes simples (come, go, get…), permettaient de créer une myriade de phrases : ces fameux phrasal verbs qui faisaient les beaux jours de nos professeurs de langues.

Dès lors, est-ce une volonté structuraliste si perverse que de vouloir recenser les universaux de ces effets visuels et d’en analyser la combinatoire ? Le chantier est ouvert et je me joindrai volontiers au premier des fans de wallonica.org qui entamera l’étude de cette liste provisoire : élévation vs. chute, concentration vs. dispersion, affrontement vs. fuite, recentrage vs. aliénation, harmonie vs. contradiction, appropriation vs. juxtaposition, unité vs. ambivalence

Et moi : oui, j’en rêve !

Patrick THONART


Mourir, dormir, par chance, rêver encore ?

CASSIRER : Une invention moderne, la technique du mythe (1946)

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Le mythe, cette autre dimension de notre quotidien

Depuis le travail de penseurs comme Jung (1875-1961), Freud (1856-1939), Adler (1870-1937) ou leurs épigones, des concepts comme mythe, archétype (Jung) ou Complexe d’Oedipe (Freud) sont rentrés dans notre vocabulaire de tous les jours, comme dans celui de débats plus scientifiques, principalement en sciences humaines. Mais parlons-nous tous de la même chose, lorsque que nous évoquons les mythes ?

Edition de 1897-1904

S’il est établi que “Larousse sème à tout vent“, il est moins certain que la définition qu’on trouve dans ce dictionnaire fasse l’unanimité : “Mythe n.m. : Récit mettant en scène des êtres surnaturels, des actions imaginaires, des fantasmes collectifs, etc.

Se contenter de décrire les dispositifs mis en oeuvre dans un récit mythique, c’est passer sous silence sa dimension didactique et psychologique, que les “psy”, les philosophes, tout comme les anthropologues, ont mis en évidence depuis, sans parler de l’étonnante cohérence qui organise la mythologie des différentes civilisations qui nous sont connues.

Quant à l’origine des mythes… tout se complique : les mythes sont-ils des assemblages d’archétypes intemporels, des récits historiques enluminés par les conteurs et la faconde populaire, des contes moralisants pré-religieux ou des structures narratives originaires de notre inconscient collectif dont les avatars, à chaque époque, obéissent à l’air du temps ? Par ailleurs : en va-t-il des mythes comme des contes et des fables ? On aurait bien besoin des lumières de Zeus pour dénouer cette pelote conceptuelle !

Quoi qu’il en soit, n’est-il pas troublant qu’à la lecture d’un mythe (pas le même pour tous), on retrouve les éléments de problématiques que nous croyions intimes et individuelles ?

Freud était un précurseur (donc pas encore trop sûr de son coup…) : il a mis en évidence le mythe d’Oedipe (une portion, du moins : dans son interprétation, Freud ne va pas jusqu’au dénouement -heureux- du mythe) et avançait que nous souffrions toutes et tous du Complexe d’Oedipe (“je dois coucher avec maman après avoir flingué papa“… symboliquement !).

Paul Diel, un demi-siècle plus tard, nous offre également le fruit de ses études sur le rapport entre les narrations mythiques et leur pendant psychologique, dans son Symbolisme dans la mythologie grecque, préfacé par Gaston Bachelard (1952). On y retrouve une interprétation rigoureuse de différents mythes grecs, établie selon sa méthode d’analyse de la motivation. Re-trouble : à la lecture du livre, on se prend à effectuer les 12 travaux d’Hercule ou à pester contre ces chaînes qui nous lient à un rocher, offert que nous sommes aux serres et à la morsure d’un aigle qui, chaque jour, nous dévore le foie. Quelle est donc cette proximité irréfléchie entre nous et ces héros ? Comment le récit de leurs aventures nous semble-t-il si proche de notre quotidien ?

Peut-être, dans notre “château-fort intérieur”, nous voyons-nous également comme les personnages centraux d’une histoire ancrée profondément dans l’expérience humaine ? Nous y sommes des acteurs dramatiques faits de sublimes sentiments et d’abyssales culpabilités, toujours en quête, toujours handicapés par une faiblesse tragique… Un peu comme au théâtre : nous vivons nos réflexions essentielles, voire nos rêves, comme si nous étions les acteurs sur la scène (ou les héros d’un mythe, donc), alors que nous devons quand même vivre au quotidien, dans la salle, entre le gros monsieur qui ronfle et les deux moutards qui mangent bruyamment leurs tacos. Comme si l’ensemble de notre conscience était fait, d’une part, d’une multitude de pensées pragmatiques, accidentelles, qui cohabitent, d’autre part, avec un nombre plus restreint d’images essentielles, calquées sur les récits mythiques ou, du moins, sur la manière de les raconter.

Begman, Le septième sceau (1957)

Finalement, les psychologues et autres psychanalystes ne nous invitent-ils pas à réconcilier ces deux visions de nous-mêmes : (a) notre personnalité intime et sublime (du moins le voudrions-nous), exprimée dans les mêmes termes que les récits mythiques, où les différents personnages représentent des instances, des valeurs, des choix de vie et non des personnes (à l’image des allégories du théâtre médiéval), et (b) notre moi quotidien qui interagit en 3 dimensions avec d’autres personnes réelles pour manger, dormir et aimer ; autres personnes qui possèdent leur propre théâtre intime ?

Secouer les mythes de ses habits ?

Si Cassirer ne prend pas position sur ce point, il a néanmoins exploré le phénomène de la création du symbole par l’homme. Philosophe allemand de l’Ecole de Marbourg, que l’on range dans les rangs des néokantistes (voire des néokantiens…), Cassirer était l’exact contemporain de Heidegger, Wittgenstein ou Walter Benjamin. Chacun, à sa manière, était préoccupé par la question de la connaissance : depuis Kant, les philosophes se préoccupaient moins de l’objet absolu de la connaissance (Dieu, la Nature, les Valeurs, les Idées, “un plombier le dimanche” dirait Woody Allen) que de ce que nous pouvons percevoir individuellement de la réalité (les phénomènes) ou même de nous, en tant que sujet connaissant (“Comment est-ce que je connais ma réalité ? Comment adhérer au monde ? Comment mieux le connaître et que puis-je en déduire ?“). Ferdinand de Saussure, le linguiste, utilisait l’image d’un jeu d’échecs pour expliquer tout cela : on arrête d’étudier le plateau, les pièces et les règles du jeu pour s’intéresser aux parties jouées par chacun.

De cette révolution copernicienne que Kant formulait au XVIIIe dans trois oeuvres assez indigestes, dont la “Critique de la raison pure” (à ne pas confondre avec “Cripure de la raison tique” de Louis Guilloux, en 1935), Cassirer et ses trois larrons ont vécu les barricades pendant l’entre-deux-guerres, accompagnant l’épanouissement de la Phénoménologie et ouvrant la voie à l’Existentialisme qui a encadré le conflit suivant. Chacun en a travaillé le thème à sa manière :

  • Heidegger a enfilé (principalement) ses culottes en cuir et est parti polisser son adhésion au monde dans un chalet de montagne de la Forêt Noire, n’en redescendant que pour lever le bras droit avec ses petits copains du parti nazi. Reste que son oeuvre (si peu lisible, mais comment trouver le juste mot quand on est le premier à parler de quelque chose ?) ouvre des voies royales à la pensée du XXe siècle ;
  • Wittgenstein, plus torturé, s’est installé en Angleterre et a pondu son Tractatus logico-philosophicus, une somme philosophique en forme de phrase zen (une fois lue et méditée, la phrase a perdu tout son sens et l’esprit nettoyé est prêt à la révélation) ;
  • Benjamin a voyagé et vécu à Paris pour faire ses passages (1934), promenant sa bohème de ville en ville, d’idées géniales en analyses critiques acérées de son temps. On lui doit notamment le clairvoyant L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique (1939).

Deux ouvrages récents racontent à merveille cette époque et la suivante :

EAN 9782226436900

1919. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un élan de créativité sans précédent se produit dans l’histoire de la philosophie. Les ouvrages majeurs de Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer et Walter Benjamin, marquent un tournant de la pensée occidentale qui va façonner la philosophie moderne. Critique de la technologie, crise de la démocratie, repli identitaire, développement durable : pour comprendre et interpréter les grandes questions contemporaines, il faut revenir sur les traces de ces quatre grands penseurs. De l’Autriche à la Forêt-noire en passant par Paris et Berlin, entre biographie et analyse philosophique, Wolfram Eilenberger, qui a été longtemps rédacteur en chef de Philosophie Magazine en Allemagne, retrace de manière très vivante les chemins de réflexion de ces quatre philosophes essentiels.” [ALBIN-MICHEL.FR]

EAN 9782226392732

Paris, 1932. Trois amis se réunissent dans un célèbre café de Montparnasse. Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir écoutent Raymond Aron, de retour de Berlin, parler d’une forme de pensée radicalement neuve qu’il a découverte : la phénoménologie. En guise d’explication, Aron pointe son verre du doigt et dit à Sartre : « Tu vois, tu peux parler de ce cocktail, et c’est de la philosophie ! »
Intrigué et inspiré, Sartre élabore une théorie philosophique fondée sur l’existence vécue, dont le quartier de Saint-Germain-des-Prés va devenir l’emblème. Des cafés aux clubs de jazz, des cénacles intellectuels aux nuits blanches de Boris Vian chantées par Juliette Gréco, l’existentialisme va faire vibrer Paris et se diffuser dans le monde entier, de l’après-guerre aux mouvements étudiants de 1968.
Avec l’érudition et l’humour qui ont fait l’immense succès de Comment vivre ?, Sarah Bakewell fait revivre un courant fondateur de l’histoire de la pensée du XXe siècle et nous plonge dans l’atmosphère effervescente du Paris existentialiste.” [ALBIN-MICHEL.FR]

Et Cassirer dans tout ça ? Et nos mythes ? Notre ami Ernst s’en est occupé à sa manière également. Il a établi différentes choses, bien utiles à notre propos, dans son oeuvre principale, La philosophie des formes symboliques, publiée en 3 volumes (I. Le langage ; II. La pensée mythique ; III. La phénoménologie de la connaissance) en 1923 : “La Philosophie des formes symboliques est une tentative pour fonder une philosophie de la culture – la culture non seulement entendue comme la pensée théorique et l’activité artistique, mais aussi comme la pratique humaine en général, ce qui inclut aussi bien l’usage de l’outil et les troubles du langage (Tome I) que les cérémonies religieuses et l’organisation d’une cité (Tome II) ou la pensée scientifique et ses catégories (Tome III).” (LESEDITIONSDEMINUIT.FR)

Cassirer avance donc que :

  1. loin de puiser les symboles (le vocabulaire de nos mythes) dans un fond commun préexistant (ou de les recevoir d’une quelconque divinité), l’homme est un être qui crée -individuellement ou collectivement- des discours sur sa réalité. Il serait amusant de mettre ce postulat en parallèle avec la théorie de l’esprit plat de Chater :  la conscience serait une fonction du cerveau qui a pour mission de nous donner l’illusion d’avoir une conscience individuelle, ceci afin d’activer notre instinct de conservation ;
  2. chacune des idées ainsi créées a furieusement tendance à être totalisante, en d’autres termes, à déborder sur les autres idées qui occupent notre conscience. Ceci expliquerait que nous puissions occulter certains de nos désirs au profit d’un seul, vainement exagéré : “je veux être un cow-boy donc j’ai besoin d’un colt et d’un cheval, on verra après pour la vaisselle” ou “désolé, Maman, il le fallait. Tu trouveras le corps de Papa dans le broyeur de la buanderie” ou “depuis que je regarde les clips de Jean-Jacques Crevecoeur sur youtube, je me rends compte de combien c’est le FBI qui a organisé la fonte des glaces et la canicule du weekend prochain pour m’empêcher de jouer crapette sur une terrasse de la digue à Westende…“.

La boucle serait donc bouclée : si nous nous rêvons de nuit comme des personnages mythiques, c’est pour mieux nous comprendre. La dramatisation et la simplification de nos narrations les rendent lisibles… avec un peu de travail. Si par contre, nous projetons des personnalités mythiques sur nos actes quotidiens, pragmatiques, nous risquons de rater notre bus, trop occupés que nous sommes à nous dépêtrer des pattes du lion de Némée. C’est ce décalage de Paul Diel baptise vanité, précisément, au sens de ce qui est vain.

Le travail de Cassirer étend cette fonction de création du symbole à l’ensemble d’un groupe humain, voire à l’humanité, quand il génère sa culture, que ce soit en termes de discours scientifiques, myhtologies partagées ou de création artistique. Il ajoute que pour lutter contre la tendance totalisante des différents symboles créés -et donc garder son entendement- il importe d’objectiver les liens qui existent entre les différents symboles ou systèmes de symboles. Le travail de digestion de la complexité du monde proposé par Edgar Morin ne s’inscrit pas dans une autre ligne, contrairement aux mécanismes de création des idées totalitaires que Cassirer dénonce dans le texte qui suit.

Ayant fui le nazisme, le philosophe s’est réfugié aux Etats-Unis. Nous sommes en 1946 et Cassirer analyse la montée du nazisme alors défait. Il est amusant de lire le texte ci-dessous avec nos yeux actuels : nous avons depuis lu les différentes analyses des techniques de propagande, de communication commerciale et de marketing ; nous ne penserions peut-être pas aujourd’hui à rapprocher les dispositifs mis en place par Goebbels et ses sbires de la tendance de l’homme à créer des symboles…

Patrick THONART


On a toujours décrit le mythe comme résultat d’une activité inconsciente et libre produit de l’imagination. Mais ici nous trouvons un mythe qui répond à un plan. Les nouveaux mythes politiques ne naissent pas librement ; ils ne sont point les fruits sauvages d’une imagination exubérante. Ce sont des choses artificielles fabriquées par des artisans habiles et rusés. Il a été réservé au xxe siècle, notre grand siècle technique, de développer une nouvelle technique du mythe. Désormais, les mythes peuvent être manufacturés au sens et selon les mêmes méthodes où le sont n’importe quelles autres armes – mitrailleuses ou avions. C’est quelque chose de nouveau – quelque chose d’une importance cruciale. La forme entière de notre vie sociale en a été transformée.

C’est en 1933 que le monde politique commença à déplorer plus ou moins le réarmement de l’Allemagne et ses possibles répercussions internationales. En réalité, ce réarmement avait commencé bien des années plus tôt mais il était passé presque inaperçu. Ce réarmement réel a commencé avec la naissance et la montée des mythes politiques. Le réarmement militaire ultérieur n’en a été que la conséquence accessoire. Ce fait était un fait accompli bien avant ; le réarmement militaire ne fut que la conséquence nécessaire du réarmement mental réalisé par les mythes politiques.

Le premier pas à franchir était de changer la fonction du langage. En étudiant le développement du langage humain, nous trouvons que, dans l’histoire de la civilisation, les mots remplissent deux fonctions entièrement différentes. Pour le dire en bref, nous pouvons appeler ces fonctions l’usage sémantique et l’usage magique de la parole. Même dans les langages qu’on appelle primitifs, la fonction sémantique de la parole n’est jamais absente ; sans elle, il ne pourait y avoir de langage humain. Mais dans les sociétés primitives, la parole magique a une influence prépondérante et écrasante. Elle ne décrit pas les choses ou les relations entre les choses ; elle essaie de produire des effets et de changer le cours de la nature, ce qui ne peut être fait sans l’art très élaboré d’un magicien. Le magicien ou sorcier est seul capable de gouverner la parole magique. Mais elle devient dans ses mains la plus puissante des armes. Rien ne résiste à sa force. Carmina vel coelo possunt deducere lunam, dit Médée la sorcière, dans les Métamorphoses d’Ovide – par des chants magiques et des incantations même la lune peut être décrochée des cieux.

Il est assez curieux que tout cela réapparaisse dans notre monde moderne. En étudiant nos mythe politiques modernes et l’usage qui en a été fait, nous y découvrons à notre grande surprise, non seulement une transvaluation de toutes nos valeurs éthiques mais aussi une transformation du langage humain. La parole magique prend le pas sur la parole sémantique. De nos jours, s’il m’arrive de lire un livre allemand publié dans les dix dernières années, non un livre de politique, mais un ouvrage théorique, traitant de problèmes philosophiques, historiques ou économiques – je découvre à ma grande stupeur que je ne comprends plus l’allemand.

Des mots nouveaux ont été forgés ; et même les anciens sont utilisés dans un sens nouveau. Ce changement de signification dépend du fait que ces mots, qui étaient employés jadis en un sens descriptif, logique ou sémantique, sont maintenant utilisés comme des paroles magiques, destinées à produire un certains effets et à déclencher certains sentiments. Nos paroles ordinaires ont changé de signification ; mais ces mots à la nouvelle mode sont chargés de sentiments et de passions violents. Il n’y a pas si longtemps fut publié un très intéressant petit livre Nazi-Deutsch. A Glossary of Contemporary German Usage. Ses auteurs sont Heinz Paechter, Bertha Hellman, Hedwig Paechter et Karl O. Paetel. Dans cet ouvrage étaient soigneusement enregistrés les termes nouveaux produits par le régime nazi , et c’est une liste terrifiante. Il semble que peu de mots aient survécu à la destruction générale. Les auteurs essayaient de traduire en anglais les nouveaux termes mais, à cet égard, ce ne était pas un succès, à mon avis. Ils n’étaient capables de donner que des circonlocutions pour exprimer les mots et les phrases allemandes au lieu de véritables traductions. Car malheureusement, ou heureusement peut-être, il était impossible de rendre adéquatement ces mots en anglais. Ce qui les caractérise n’est pas tant leur contenu et leur signification objective que l’atmosphère où ils baignent.

Cette atmosphère doit être sentie ; elle ne peut être traduite ni transposée d’un climat de l’opinion dans un autre entièrement différent. Pour illustrer ce point, je me contente d’un exemple frappant choisi au hasard. Par ce glossaire, je comprends que dans l’usage allemand récent il y a une différence très tranchée entre les deux termes Siegfriede et Siegerfriede. Même pour une oreille allemande, il n’est pas facile de saisir la différence. Les deux mots ont exactement la même sonorité et paraissent désigner la même chose. Sieg veut dire victoire et Fried veut dire paix ; comment la combinaison de ces deux mots peut-elle produire des significations enièrement différentes ?

Néanmoins, nous avons appris que dans l’usage de l’allemand moderne, ces deux mots différent du tout au tout. Car Siegfriede est une paix gagnée par la victoire de l’Allemagne, tandis que pour Siegerfriede c’est tout le contraire ; on s’en sert pour désigner une paix qui serait dictée par les conquérants alliés. Il en va de même pour d’autres termes. Les hommes qui ont forgé ces termes étaient des maîtres dans l’art de la propagande politique. Ils ont atteint leur but qui était d’attiser de violentes passions politiques, par les moyens les plus simples. Un mot, voire le changement d’une syllabe dans un mot, était souvent suffisant pour servir leurs projets. En entendant ces mots nouveaux, nous y sentons toute la gamme des sentiments humains – la haîne, la colère, la fureur, la morgue, le mépris, l’arrogance et le dédain.

 in The Myth of the State (Yale Univ. Press, 1946)

“Cassirer est mort le 13 avril 1945 à New York, juste après la remise du manuscrit de cet ouvrage à l’éditeur et avant sa publication ; il n’a pas eu le temps d’en relire la 1ère partie. Le livre est donc, sous cette réserve, posthume. S’agit-il d’un ouvrage engagé ? Certainement pas au sens de la philosophie de l’engagement popularisée par l’Existentialisme (“Aucun penseur ne peut donner plus que la vérité de sa propre existence”, Heidegger). Au contraire, Cassirer défend ici la cause de l’humanisme tant décrié. Toutefois, dans cette période de guerre, qui peut ignorer l’urgence de prendre position et de le faire savoir ? C’est pourquoi il a accepté, expérience toute nouvelle pour lui, sa publication partielle dans Fortune, périodique à grand tirage. Engagement, donc, à coup sûr, car l’auteur sait parfaitement qui sont ses adversaires, mais engagement en faveur de l’universel. Depuis la publication de La pensée mythique (1924) il est un spécialiste reconnu du mythe, plus connu, du reste, en Amérique, par la synthèse de sa pensée donnée dans An Essay on Man qu’il vient de faire paraître à Yale. Il a traité jusqu’alors du mythe au sens où l’entend la mythologie classique ou l’ethnologie, par exemple les études de Bronislaw Malinowski sur la culture des îles Trobriand. Il reste l’usage contemporain de parler de mythes pour désigner des erreurs trop communes ou des idéologies par trop irrationnelles. Et surtout le mythe revendiqué sous ce nom pour un usage politique comme Le mythe du xxe siècle d’Alfred Rosenberg. Toutefois, Cassirer ne cite pas ce boutefeu du pangermanisme qui a été l’un des livres fondateurs de l’hitlérisme. La pensée mythique dont il parle est celle qui a pris possession de l’esprit public en Allemagne dans l’après-guerre de 1918 et qui a largement précédé, et conditionné, le réarmement et les entreprises politico-militaires qui ont mis l’Europe en flammes ainsi qu’une bonne partie du monde. Il ne s’en tient évidemment pas aux conséquences de ce mouvement sur la langue allemande. Si le passage cité présente un intérêt particulier, c’est parce que le plus profond enracinement (comme on ne disait pas alors) de l’auteur se situe dans le sol de la langue et il n’en donne pas moins ce même titre, The Myth of the Twentieth Century, sans autre commentaire, à la Troisième Partie de son livre, The Myth of the State. La culture allemande, c’est son attache patriotique la plus sensible. Si l’illustration qu’il donne de l’adultération de la langue n’est sans doute pas la plus caractéristique, Siegerfriede dans le parage du classique Siegfriede, il est bien probable que le cauchemar d’une paix imposée par les vainqueurs, sorte de réédition du Diktat de Versailles, commence à hanter les militants les mieux endoctrinés. Cassirer touche là un point sensible. Mais il ne tient nullement à s’enfermer dans une tâche de propagandiste. Il en vient dans la suite à deux auteurs dont il pense qu’il n’ont pas de rapport direct avec le nazisme, Spengler (mort en 1936) et Heidegger. L’un énonce les décrets de la Destinée : notre civilisation est moribonde, rien n’y fera – mais les masses survivantes pourront se donner à d’autres valeurs, par exemple la technique (Ernst Jünger : Le Travailleur) ; c’est un démobilisateur des combattants de l’Humanisme, fossoyeur de la morale et de la raison, de même que Heidegger, penseur de la Geworfenheit, de l’être-jeté de l’homme (du Dasein), pour qui il n’existe aucune vérité universelle. En face du mythe, la philosophie est impuissante – impuissante à le détruire, mais non à le percer à jour. Cassirer jette dans la bataille sa clairvoyance.”

une analyse extraite de QUILLET Pierre, Ernst Cassirer
(Paris : Ellipses, 2001)


Plus de discours…

THONART : Souricette et la pétarade à vents (2019)

Temps de lecture : 7 minutes >

Il était une petite fois, une petite souris qui souriait tout le temps : sur les photos, elle souriait ; dans son landau, elle souriait déjà ; sur les bancs de l’école, elle souriait ; sur les chemins, elle souriait (même si elle avait un peu peur dans l’ombre des arbres sombres). Et, en découpant ses petits légumes en petits cubes jolis, elle souriait. Et, en trottant crânement dans les rues de son Village, elle souriait. Et, quand elle s’écrasait le petit orteil sur le pied du lit, et bien, elle souriait aussi (mais un peu moins). Tout le monde trouvait cela chouette, une souris qui sourit, tellement chouette qu’on l’avait baptisée Souricette, ce qui, à vrai dire, n’avait rien à voir mais traduisait bien le fait que Souricette, on l’aimait bien, elle.

Parce que, un peu comme dans les contes, la mère de Souricette était une loutre des rivières. Pourtant, on l’appelait Loutre-Mère. Les gens du Village se sentaient un peu mal à l’aise avec elle : beaucoup admiraient sa créativité, son entrain et son courage ; ils saluaient sa culture et ses broderies, goûtaient ses gâteaux et, quand ils y étaient invités, se promenaient dans son jardin, parmi ses fleurs.

Mais d’autres, aussi, la trouvaient – comment dire ? – un peu bizarre, justement. C’est vrai : une loutre bien léchée, c’est bien. Mais ils trouvaient un peu spéciale cette dame-loutre qui, sans prévenir, pouvait plonger dans le plus sombre remous de la rivière et resurgir plus tard, beaucoup plus tard, sur l’autre rive, une fois en souriant au soleil de l’après-midi et une autre fois en se faufilant à l’abri des racines, toute grondante et soufflante… souffrante, peut-être. Pour les gens du Village qui la croisaient, il était difficile de savoir quel sourire employer, faute de pouvoir s’y préparer. En plus, cette mère de famille bien huilée (ça, ils ne le comprenaient pas non plus) ne pétait jamais, au grand jamais ! Ce qui n’était pas le cas de Souricette.

Chanson :

Et Souricette trottinait,
A chaque pas lâchant un pet.
“Proutprout et proutprout”
Chantait-elle sur sa route…

Rivière oblige : le père de Souricette, lui, était un castor et, comme tous les castors de la région, il s’entraînait au ping-pong tous les weekends. Il fallait le voir sauter derrière les tables, la queue dressée pour smasher ou, le plus souvent, faire des balles bien tournantes qui trompaient la vigilance de ses adversaires. Seulement, c’étaient là ses seules heures de gloire : le reste du temps, il s’affairait à ses petites affaires et on avait bien du mal à savoir où il traînait, quand on le cherchait. Voilà bien un bricoleur qui bricolait des bricoles : vous ai-je dit qu’il aimait aussi les broccoli ?

Père Castor était comme les autres castors : avec l’âge, ses blagues devenaient de plus en plus prévisibles et ponctuaient lourdement tous les repas familiaux. Reste que Souricette lui souriait aussi – bonne fille qu’elle était – et que, plus d’une fois, son paternel avait taillé l’effigie de sa jolie petite souris souriante dans une souche, derrière le verger. Mais où se cachait-il donc quand les chasseurs sont venus, avec leurs fusils dressés ?

Chanson :

De la naissance à la mort,
Personne n’a vraiment tort,
Mais on a tous dans le cœur,
Un castor prompt à avoir peur.

La belle enfant n’était pas seule et la famille était rassemblée, quand les chasseurs l’ont trouvée. De Père Castor, point, ou alors caché dans un coin. En haut, la Loutre-Mère était déjà couchée et, en bas, les autres enfants jouaient près de la cendrée. Souricette avait un frère, un blaireau sévère à la vue courte. Dans le Village, on l’appelait : le P’tit-Père Sévère. Il avait la patte lourde et l’odeur musquée.

Quand le canon du fusil a défoncé la porte de la maison, Souricette ne souriait plus et c’est à l’ombre de P’tit-Père Sévère qu’elle a dû son salut, fuyant se cacher dans le placard des Balais Oubliés de Cendrillon, avant qu’il ne la rejoigne pour s’y terrer à son côté.

Les minutes ont succédé aux minutes et les deux enfermés n’osaient bouger d’un poil. Combien d’heures ont-ils passé, à transpirer dans leurs odeurs mélangées, combien d’heures avant qu’ils ne réalisent que les chasseurs avaient renoncé, en se bouchant le nez. Souricette les avait bien vu partir, le danger était écarté mais… on ne sait jamais. C’est quand elle s’est retournée vers P’tit Père et qu’elle a vu ses yeux qui brillaient dans le noir et la fixaient avec autorité que la petite souris n’a pas sourit et que, vite, elle est partie.

Chanson :

A chaque blaireau que tu croises,
Regarde la face rayée et décide :
Les striures de lumière masquent-elles son ombre,
L’ombre de ses rayures rongent-elles sa lumière ?

Le drame était passé et Souricette avait grandi. Elle était devenue belle et bien tournée. Tant et si belle qu’un paon qui passait au Village la remarqua et demanda fissa sa main à son papa. Rantantan le Paon (puisque c’est comme cela qu’il se faisait appeler) habitait la Ville et Père-Castor n’hésita qu’un petit peu : il commençait seulement à réfléchir aux conséquences de sa décision (que Loutre-Mère avait déjà prise, d’ailleurs) que Souricette était déjà arrimée au cou du volatile et que les enfants du Village faisaient déjà une farandole autour des deux amoureux. La parade s’éloignait ainsi sur la route et la silhouette des deux amants se détachait sur un coucher de soleil que Rantantan avait souvent auparavant emprunté à un copain.

Mais, avec les années (quelques années seulement), les plumes se sont mises à tomber et la parade égayait de moins en moins souvent la souris jolie. Accrochée au cou du volatile, elle se pavana d’abord un peu vainement, laissant loin derrière elle le souvenir de la Nuit des Chasseurs. Reste que d’autres souris faisaient également tourner le cou du paradant volatile et que l’arrière de son plumage était bien moins coloré que le bleu de sa face. Alors, Souricette continua à sourire un peu mais, des paillettes, elle fit vite son deuil, qu’elle fêta avec ses amis les écureuils.

Chanson :

Méfie-toi de la splendeur du paon,
Dont la face te tourne la tête.
Elle sera bien vite passée
Et l’autre face sert à péter.

Souricette marchait dans les bois, quelque temps plus tard, un peu perdue dans ses lendemains de la veille, lorsque qu’apparut Rabouh le Hibou. Ses plumes étaient fort ternes mais le volatile savait chanter la Nuit et tourner la tête d’un tour, comme d’un détour. Quelle magie était-ce donc là : un Janus rotatif doublé d’un musicien du Crépuscule ? Haut perché, l’animal était moins festif que le paon mais combien plus exaltant. “Une petite souris et un vieil oiseau, s’aimaient d’un amour ivre, mais comment survivre, quand on est là-haut ?” Les hiboux mangent les souris ; les souris fuient les hiboux : Souricette le savait bien, qui a entrepris d’amadouer l’oiseau doué. A peine plus grosse qu’une de ses pelotes de réjection, elle allait balayer ses déjections et nourrir de sa vie l’existence du seigneur de nuit qui, malgré son aile blessée, bougonnait avec bagout.

Était-ce de la dévotion face au sombre artiste ? Était-ce jouir à son tour de la lumière de gloires anciennes ? Était-ce la mère ou l’amante qui, tous les matins, faisait entrer le soleil dans leur tanière ? Toujours est-il Souricette y a travaillé plus qu’à son tour et, comme on s’en doute, y a pété généreusement de jour comme de nuit. Jusqu’à ce moment funeste où une odeur lui est montée au nez, qui n’était plus la sienne. D’habitude, les odeurs familières lui montaient directement aux narines et elles étaient rassurantes pour la souris. Mais, cette fois, si l’odeur était connue, elle restait difficile à reconnaître. Sauf si…

Comme un coup de tonnerre, le souvenir de la Nuit des Chasseurs lui est revenu et son cœur lui est remonté jusqu’au bord de la gorge. Était-ce une senteur du vieil hibou ou l’odeur musquée de son frère P’tit Père ? Rôdait-il au pied de l’arbre ? Mais que voulait donc dire cette madeleine de proute ?

Qu’à cela ne tienne ; ni une, ni deux ; courage, fuyons : voilà notre Souricette à nouveau sur les chemins, alertée par une odeur dont elle ne peut que taire l’horreur.

Chanson :

Si la nuit, le hibou règne au faîte
Et fait des tours avec sa tête,
Garde-toi bien d’y grimper,
Tu pourrais y perdre pied.

C’est alors, qu’en chemin, elle rencontre l’ours Biguebaire, souriant et aimable, quoiqu’un peu tracassé par une drôle de machine qu’il vient de fabriquer de ses grosses pattes, là-bas au bord de la clairière fleurie.

C’est une pétarade à vents“, lui explique-t-il, “le vent du Soir entre par ici et fait un bruit de proute en ressortant par là. L’avantage, c’est que cela ne sent pas mauvais, puisque c’est l’air des fleurs de la clairière. Ecoute, je vais le faire tourner.” Tout à son affaire, Biguebaire s’empare de la manivelle, tourne trois fois puis, dans l’excitation de cette première démonstration, lâche lui-même un vaste et généreux pet d’ours, le genre de flatulence qui vous dénude un bois de sapin !

L’ours un peu marri de l’inconvenance, s’excuse et dit gentiment à Souricette : “C’est toujours comme ça pour nous, les souris, on pète“. “Mais tu n’es pas une souris“, répliqua Souricette, “puisque tu es un Ours“. “Je sais, je sais, tu es gentille de me le dire“, soupira Biguebaire, “je l’ai toujours su mais, tu vois, tu vois, je n’osais pas le vivre“.

Moi, je suis une souris, pas toi“, insista Souricette. A ces mots, Biguebaire tourna la tête et la regarda trèèès intensément : chacun de ses deux yeux était sooombre comme le fond de sa caverne… Un instant, elle eut peur qu’il ne la dévorât. Mais Biguebaire sourit alors et lui souffla doucement, posant son gros museau sur les lèvres petites de la souris : “Non, toi, tu es une Princesse“. Il l’embrassa longuement et, toujours ensemble, ils pétèrent heureux à jamais… plus un jour.

Chanson :

Et Souricette trottinait,
A chaque pas lâchant un pet.
“Proutprout et proutprout”
Chantait-elle sur sa route…

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : révisé | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | auteur et voix du podcast : Patrick Thonart | crédits illustrations : en en-tête, ©  Bénédicte Wesel; © DR.


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LAMBERT : Mark Rothko. Rêver de ne pas être (2011)

Temps de lecture : 5 minutes >

Il y a des auteurs précieux qui, longtemps, se sont couchés de bonne heure après avoir livré des textes divins, longs et sinueux qui, par là-même qu’ils exhumaient les détails les plus éloquents de notre existence, les contradictions les plus éclairantes et les non-dits les plus bavards de notre quotidien, nous ont permis d’entrevoir l’entrevoyure, quelquefois au creux des striures les plus infimes d’une fantaisie patissière.

Il y a aussi des auteurs ou des critiques d’art pédants, à la réthorique circonvolutoire et à l’élégance de comptoir. Il y a des pisseurs de copies ciselées, aussi pétri de suffisance que le Droogstoppel de Max Havelaar, aussi dandy qu’un Oscar Wilde en sur-régime, l’humour en moins.

Dans le registre, Stéphane LAMBERT joue avec le feu quand il rédige avec autant de délicatesse son magnifique Mark Rothko. Rêver de ne pas être (Bruxelles : Les impressions nouvelles, 2011). Son texte se déroule sans accroc mais lentement, précisément, au fil de phrases pleinement muries (comme ses propres stations devant les toiles de Rothko). Les sauts de perspective (il s’adresse à Rohtko ou parle de lui à la troisième personne sans transition), l’intimité présumée avec le peintre tout au long de sa vie, les termes choisis ou les images convoquées, les métaphores et les sentences, les citations : autant de dispositifs mis en oeuvre par Stéphane Lambert, qui auraient pu le faire condamner -avec son texte si raffiné- à la réclusion perpétuelle, dans des limbes où il aurait voisiné Bouvard et Pécuchet avant leur rédemption, l’un ou l’autre critique d’art qui sévit encore sur nos ondes, voire un de “ces gens-là qui n’auraient rien à dire, si les autres n’avaient rien dit” (Cotin, 1655)

Il faut saluer le sens du risque de Stéphane Lambert, qui ose un phrasé complexe, réfléchit à chaque mot choisi et s’implique personnellement dans l’éclairant commentaire qu’il nous livre sur la vie et l’oeuvre de Mark Rothko. Rothko avait lui-même déjà écrit sur Rothko. Tant de catalogues d’expo, de beaux livres de Noël ou de packs de cartes postales sont déjà disponibles à propos de cette oeuvre dont persone n’a pu encore dire l’indicible message. Jusqu’à ce texte dont la lecture requiert un travail qui n’est pas étranger à celui que demande également l’appropriation d’une toile de Rothko.

Je suis assis sur un banc en bois brun à l’intérieur de la Chapelle. J’entends le battement profond et régulier du lieu. Un bruit sourd de machinerie qui occupe tout l’espace. Il n’y a personne. L’idée d’être ici m’accompagne depuis si longtemps qu’entré dans la réalité de l’image je n’ai pas l’impression de m’être déplacé pour y être. Comme si j’étais passé du désir à sa réalisation en un clin d’ oeil. Mon regard s’est posé sur les murs recouverts de plâtre incolore. Au plafond, un déflecteur occulte l’oculus vitré, obligeant la lumière à se répandre indirectement
dans la salle, créant une atmosphère hors du jour. En un instant, j’ai oublié le quartier où je viens de passer une heure. Mes yeux qui n’osent pas encore se fixer sur l’un des panneaux de Rothko survolent la salle avant d’ atterrir sur le carrelage sombre, aux tons irréguliers. Au fond de moi, l’ombre d’une menace. Aucune pensée claire ne se manifeste à mon esprit, sinon celle bien sûr, obsessionnelle, que je dois commencer. Commencer quoi ? Ce qui arrive, même de plus abstrait, ne peut exister sans les mots. Satanée croyance. Ainsi le silence est-il sans cesse menacé par la tentation de l’intellectualité. Reconstruire ses repères dans le vide de l’inconnu. Ceci est mon seul remède pour évacuer l’angoisse. J’y souscris à contrecoeur sachant combien, en se déployant, les phrases s’écartent de leur épicentre. L’union parfaite renonce à tout entendement. Mais où vais-je commencer ? Doux parjure. Un carnet de notes entre les mains. Parviendrai-je à tirer une seule pensée de l’ineffable ?

Ces mots que l’auteur s’interdit d’abord, lors de sa visite à la Chapelle Rothko de Houston (pour laquelle, en 1971, Morton Feldman a composé le Rothko Chapel pour soprano, contralto, double choeur et trois instruments qui est aussi dans nos pages), sont le pont, le passage enfin ouvert, enfin formulé, vers cet ineffable qui, chaque fois, submerge devant les…

…noirs de Rothko [qui] sont le contraire de la mort épouvantable. Les noirs de Rothko sont un chant qui berce l’appel de l’inconnu. Mais ce n’est pas la terreur. Le cœur est scindé en deux. Vivre ou mourir. L’art est-il autre chose qu’un pont jeté entre ces deux rives ? Vous étiez parvenu à ce point de liaison où la vie passe le relais à la mort. Ceux qui ne verraient que du noir n’auraient-ils jamais compris que votre œuvre était devenue votre vie ?
“L’œuvre une fois accomplie, retire-toi, telle est la loi du ciel”. Précepte du Tao.

“Hemingway de l’indicible” (un label qui fait très classe dans les soirées mondaines), l’aventureux Stéphane Lambert nous livre ici un opuscule (une centaine de pages) riche de fulgurances textuelles, de celles qui disent enfin ce que l’on ne pouvait que ressentir. Merci pour ces mots nés du Mystère, merci d’avoir décrit l’oeuvre de Rothko comme “un buvard où le temps s’abreuve“. Personnellement, je n’aurais pas osé. Et pourtant…


EAN 9782363080578

Mark Rothko est né en 1903 à Dvinsk dans l’Empire Russe – aujourd’hui Daugavpils dans le sud-est de la Lettonie – sous le nom de Marcus Rothkowitz. À la fin des années 30, il abandonne le suffixe de son patronyme et adopte la nationalité américaine. C’est après la Seconde Guerre mondiale que va s’affirmer ce qui fera la notoriété internationale de sa peinture : ses célèbres écrans de couleur. Dans le courant des années 60, il réalise son oeuvre maîtresse : un ensemble de panneaux obscurs pour une chapelle qui portera son nom à Houston. Il se suicide en 1970. Troublé par l’apparent effacement de ses origines dans son oeuvre, Stéphane Lambert a cherché à reparcourir le fil gommé de ce déracinement. L’auteur a donc fait le voyage en Lettonie et à Houston, deux destinations que tout semble opposer, et surtout s’est beaucoup promené dans les peintures de Rothko. Il ressort de cette confrontation un texte qui, partant de l’expérience vécue du peintre, peu à peu se plie à l’absence de forme de l’oeuvre observée et en sonde l’incommensurable profondeur : un lieu où se seraient amalgamés tous les lieux, où s’allient les contraires.” [LESIMPRESSIONSNOUVELLES.COM]


© Stéphane Lambert

“En 1998, après des études de lettres, Stéphane LAMBERT anime à Bruxelles des rencontres littéraires qui deviennent un livre d’entretiens avec 17 auteurs belges et français (Amélie Nothomb, Olivier Rolin, René de Ceccatty…). En 1999, il dirige le lancement d’une collection de livres de poche (Ancrage) et cofonde en 2001 le Grand Miroir, une collection de littérature contemporaine.

Il a reçu différentes bourses d’écriture et de résidence d’auteur (Rome, Berlin, Vilnius, Winterthur, Paris), a été primé par l’Académie Française (prix Roland de Jouvenel) et l’Académie Royale de langue et littérature françaises de Belgique (prix Lucien Malpertuis, prix Franz De Wever). Il a obtenu le prix André Malraux pour son livre Visions de Goya. Il a enseigné à l’Université Charles à Prague. Il a collaboré régulièrement à la presse écrite entre 2000 et 2013, et a été responsable de la programmation francophone à Passa Porta, la maison internationale des littératures à Bruxelles. Il se consacre de plus en plus à des écrits sur l’art. Il se partage entre la nécessité d’enracinement et le besoin d’être ailleurs.” [STEPHANELAMBERT.COM]


En contempler encore…

THONART : Tu es là, vivante à mon cœur comme l’épousée…

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DOTREMONT, Christian : L’ours du sens (ca. 1976)

Je ne mettrai pas genou en terre,
Que seul ou… devant toi.
Je ne pleurerai pas l’amertume de mes entrailles,
Que seul ou… devant toi.
Je ne lèverai pas le poing au ciel
pour maudire le destin,
Que seul ou… devant toi.

Ils ne sauront rien de mon trouble,
Ils ne comprendront pas pourquoi je parle seul,
Pourquoi j’offre l’échine, moi qui ne fuyais pas le regard.

Mais tous soupireront d’aise
Quand je sourirai,
Devant toi,
Retrouvée

Patrick Thonart


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THONART : C’est la nuit, c’est le marbre… (poème, 2020)

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STEICHEN Edward, Pastoral Moonlight (1907)

C’est la nuit, c’est le marbre,
L’homme gît près de son arbre,
Un sang poisseux voile ses yeux.
Du passage de la Géante,
Lui reste une plaie béante.
La main du cœur
Est arrachée…

Patrick Thonart


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TEMOIGNAGE : une liégeoise en juin 1940…

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Yvonne (enfant) avec sa mère devant leur maison, rue Monulphe à Liège (BE)

Avant 1914, l’internationalisme avait pour chantres en Belgique des personnalités comme le prix Nobel de la Paix Henri La Fontaine et Paul Otlet, inventeur de la Classification Décimale Universelle (la CDU qui règne sur le classement des livres dans nos bibliothèques de Wallonie et de Bruxelles ; plus d’infos au Mundaneum de Mons). Ce dernier écrivait : “Il est à noter que l’internationalisme de notre époque n’est pas seulement un système idéal ; il repose sur un ensemble de réalités. Ce sont  : l’expansion de l’homme à travers toute la terre ; le réseau de communications qu’il a établi pour le transport des personnes et des marchandises ; l’économie devenue mondiale dans toutes les branches du travail, dans l’industrie, le commerce et la finance ; les sciences, les lettres et les arts constituant graduellement, de toutes les pensées nationales et ethniques, une pensée mondiale, grâce aux voyages, aux publications, aux congrès, aux expositions, enfin la formation d’unités politiques de plus en plus considérables substituant un gouvernement unifié à une infinité de souverainetés secondaires, ou fédérant les peuples par des ententes de plus en plus nombreuses et étendues“. Bref : si tu connais l’autre, tu ne lui fais pas la guerre.

En ce sens, ce qui est aujourd’hui baptisé “la crise migratoire” aurait désolé ces deux pionniers des organisations internationales. Qui plus est, on oublie souvent trop confortablement que beaucoup des réfugiés qui quittent leur pays sont en fait chassés par la guerre et que c’est une situation que nos grands-parents ont connue au quotidien, lors du dernier conflit mondial.

Le témoignage ci-dessous ne décrit pas encore de circonstances aussi horribles que celles qui ont déplacé des populations entières au Sud et à l’Est de la Méditerranée, loin de leur maison et de leurs proches. Reste que cette lettre de ma grand-mère maternelle, la liégeoise Yvonne Bertrand, à ses parents (lettre datée du 4 juin 1940, le début de la guerre en Belgique), par sa spontanéité et sa proximité, peut redonner une troisième dimension -la dimension humaine- à une représentation souvent malsaine des réfugiés, qui les anonymise, en les limitant aux deux dimensions des photos de presse, voire en les noyant dans des échantillonnages statistiques… ou dans les eaux de la Méditerranée. A qui profite le crime ? La question doit être posée chaque jour.