TEMOIGNAGE : Elie Haversin, carnet d’un médecin liégeois en août 1914

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La ‘Grande Guerre‘ commence à s’effacer dans nos souvenirs. Dans l’esprit de mes enfants, elle s’amalgame avec la seconde guerre mondiale. Mêmes nationalités de belligérants et seulement 22 ans d’écart. Que représente-t-elle encore un siècle plus tard ?

Ses reliques sont pourtant encore bien présentes dans le quotidien de la Cité Ardente. Ce sont tout d’abord, les forts qui émaillent les faubourgs liégeois, chaque liégeois vivant près de “son” fort qu’il a probablement visité durant son enfance. C’est ensuite le mémorial interallié visible à des kilomètres à la ronde et qui nous rappelle le sacrifice fait par les habitants de la ville pour ralentir l’avancée allemande et laisser aux alliés le temps d’organiser leur défense – Liège est d’ailleurs la seule ville à détenir la Légion d’honneur en reconnaissance de ce haut fait. C’est finalement la toponymie encore marquée du sceau des héros de guerre. On retrouve ainsi la caserne Fonck du nom de ce premier soldat belge tombé lors des combats, la place général Leman rappelant le général chargé des opérations ou la place du XX août, commémorant la date de l’exécution sommaire de 17 civils.

Extrait du journal d’Elie Haversin © Collection privée

Mais la toponymie a oublié tous les anonymes qui ont subi cette horrible guerre. Parmi eux, Elie Haversin, médecin de son Etat qui a vécu directement l’arrivée des Allemands à Liège. Il a pris le temps de rédiger quelques notes sur le premier mois d’occupation allemande. Elles décrivent sa vie quotidienne, les rumeurs et les peurs mais également son point de vue sur des événements restés dans l’histoire comme le massacre du XX août.

Elie Haversin
Elie HAVERSIN (n.d.) © Collection privée

Mon arrière-arrière-grand-père, Elie Haversin, est né en 1857 et a déjà atteint l’âge vénérable de 57 ans lorsque la guerre éclate. Il est médecin et installé dans le quartier Saint-Léonard qui sera le premier à être occupé par les Allemands aux premiers jours de la guerre.

Son journal décrit les préparatifs de guerre. En tant que médecin, il est appelé dès le 4 août 1914 par l’Etat-major belge :

A 1 heure, je suis requis au commandant de place pour visiter ses enrôlés volontaires – enthousiasme général – de ce coup-ci, la guerre est déclarée. On entend le canon au loin – Adieu à Mr Lummerzheim, expulsé.

Le 6 août, Elie Haversin relate un épisode cocasse resté dans les livres d’histoire :

Réveil vers 5 H. par des clameurs immenses “Vivent les Anglais, vivent les Anglais ! “Maria et Liline se précipitent à la fenêtre, à travers un coin du rideau, pour voir défiler une troupe superbe, parait-il, – On agite mouchoirs, draps de lit, on jette des cigares… je me retourne sur mon coussin en disant : “des Anglais, c’est drôle…” Au moment où Maria et Liline veulent se remettre au lit, BOUM un coup de fusil, puis une fusillade violente, je me précipite, vite à la cave !

Ce que Elie et sa famille ont vécu en direct c’est une tentative de coup de force d’un bataillon allemand qui, s’étant faufilé entre les forts de Liers et de Pontisse tentent de s’emparer du quartier général des forces belges situé rue Sainte-Foy. Marchant en rang et au pas dans la rue Saint-Léonard, les Allemands sont confondus avec des Anglais avant que la méprise ne soit levée et que des échauffourées éclatent. Le bataillon allemand sera repoussé et le général Leman, présent sur place, se repliera prestement vers la sûreté, toute relative, du fort de Loncin.

Elie conclut :

Les allemands se dispersent dans les vignes où ils sont traqués toute la journée par les gendarmes. En somme, 15 petits Belges les ont mis en fuite – journée émouvante.

Malheureusement, cette courte victoire ne durera pas. Dès le lendemain, la tension monte.

Canons grondent après-midi, pluie de schrapnels, sifflements lugubres, éclatements comme fusées de feu d’artifice.

Les jours se suivent et Elie décrit la prise de Liège par les Allemands, les émotions de part et d’autre, les rumeurs plus folles les unes que les autres. Il fait preuve d’une certaine ironie et du recul probablement rendu possible par l’écriture même de ce journal. “Nos forts en chocolats sont livrés à la dent allemande.” ou “Tous les stratégistes en chambre s’agitent.” Il décrit également la peur qui envahit progressivement les habitants et sa famille. “L’émotion détermine à dormir dans la cave. Je veille jusque 4 h du matin… Je vais passer la nuit sur chaise longue dans mon bureau. La porte doit être ouverte, et ne faut-il pas quelqu’un pour recevoir ces Germains s’ils en ont fantaisie.”

Elie décrit également l’angoisse qui naît de l’incertitude de jours qui devaient ne pas sembler finir. Ainsi, alors que les Allemands sont bien implantés à Liège et que la situation en ville s’apaise. Il écrit le 12 août :

A partir de 7h 1/2, canonnade furieuse qui met à rude épreuve les nerfs de grand’mère et de maman. […] Vers le soir, aggravation de violence – Quelques coups avec vibration de vitres font craindre de ne pas dormir et décider pour éviter le vacarme de dormir dans la cave. Peu de repos jusque 4h1/2, puis dans mes draps jusque 8 heures. L’oreille se fait aux coups.

Cela continue le lendemain :

Tous les bruits de la vie ordinaire sont éteints – Rien que les canons ! les canons ! Le monde est devenu fou.

Ce sont les forts qui sont pilonnés par la fameuse Grosse Bertha. Ils tomberont les uns après les autres jusqu’à celui de Hollogne le 16 août. Le dernier épisode historique raconté par Elie est le fameux épisode de la place du XX août.

Vent de terreur parmi toute la population – Il y aurait 17 fusillés la nuit – Un vaste incendie en face de l’université – Surexcitation générale des allemands comme des conquis. Après-midi, nouvelles affiches […] – Non seulement, les portes extérieures des maisons doivent être ouvertes, mais toutes les fenêtres doivent être éclairées à tous les étages. Branle-bas pour trouver des appareils et les disposer. Au lit vers 9 h., les nerfs trépidants surtout ceux de maman – […] Entre 1 h.1/2 et 2 h., fusillade intense relativement éloignée.

La tension est à son comble. Les Allemands veulent se prémunir des francs-tireurs en imposant à chacun de dormir toutes lampes allumées. Le journal de mon arrière-arrière-grand-père s’épuise ensuite progressivement. L’apogée des tensions est passée et petit-à-petit Liège va commencer à vivre au rythme d’une occupation qui durera 4 ans. Tout ne sera pas paisible pour autant. La frontière toute proche avec les Pays-Bas suscitera la création de nombreuses filières d’espionnage et d’évacuation de jeunes volontaires désireux de rejoindre le front de l’Yser avec, en point de mire, l’épopée de l’Atlas V en janvier 1917 ou les aventures de la Dame Blanche mais ça, c’est une autre histoire…

Retrouvez ici le PDF/OCR intégral du journal d’Elie Haversin, annoté par sa famille lors de la retranscription, ainsi que la coupure de presse de Lily Portugaels…

Benoit NAVEAU


Le pont Maghin à Liège, en août 1914 © DP

[LA LIBRE BELGIQUE, lundi 27 septembre 2004] HISTOIRES DE CHEZ NOUS. Nous poursuivons aujourd’hui les chroniques consacrées pendant le mois de septembre à des aspects liégeois des guerres 1914-1918 et 1940-1945. Pendant les premiers jours de la guerre 1914, le docteur Elie Haversin a tenu un journal relatant la vie de son quartier de la rue Saint-Léonard. Son petit-fils nous a fait parvenir ce journal qui fait vivre au quotidien des événements qui deviendront historiques.

Lily Portugaels

Dès le 4 août, le docteur écrit que l’on entend le canon au loin. Le jeudi 6 août vers 5h du matin, des clameurs s’élèvent de la rue : “Vive les Anglais ! Vive les Anglais !” De la fenêtre, sa femme et sa fille disent qu’une troupe d’Anglais passe dans la rue. Des fenêtres voisines, on agite des mouchoirs, des draps de lit, on leur jette des cigares. “Je me retourne sur mon coussin, écrit le docteur, en me disant : Des Anglais, c’est drôle…

Tout à coup, un coup de feu suivi d’une fusillade. Toute la famille se précipite à la cave. “Puis, silence complet- Bientôt, on sonne. On me demande au tram (il y avait un dépôt du tram en face de la maison du docteur). Un grand hall entouré de couchettes de paille, tréteaux au centre.” Le docteur décrit alors l’état des blessés, dont la plupart dans un état très grave. Les lignes suivantes dans le journal tentent de faire le point sur ce qui s’est passé.

En fait d’Anglais, il s’agissait d’une troupe de reconnaissance allemande qui, à la faveur de la nuit, avait pu s’aventurer dans la ville, jusqu’à la rue Sainte-Foy, sans que I’alarme soit donnée. En ayant-garde, deux officiers avec une dizaine d’hommes s’avancent dans la rue, passent les barrières Nadar, près d’un gendarme qui, voyant des hommes apparemment sans armes, n’a pas le temps de réagir. De l’intérieur du corridor de la maison du Q.G., attirés par le bruit que font les civils qui acclament ce qu’ils croient être des Anglais ou des Français, un soldat et deux commandants surgissent au moment où les Allemands démasquent leurs armes. La fusillade éclate. Le commandant Marchand est tué. On tire de toutes les fenêtres de la maison sur les Allemands qui prennent la fuite en débandade.

Dans la rue, les abords de la maison sont jonchés de corps, soldats belges et allemands, mais aussi beaucoup de civils, victimes de leur méprise et de leur curiosité. Dans son journal le docteur Haversin fait état d’un détail que l’on ne relève généralement pas dans les récits officiels. Un facteur du nom de Fabry était accouru de la rue Hennequin, prévenir le Q.G. que des Allemands descendaient le Thier-à-Liège. Le commandant Marchand n’avait pas voulu le croire, disant qu’il avait la berlue.

On apprendra par la suite que dès le début de la fusillade, le général Leman, emportant ses documents, s’était enfui par les toits (la maison de la rue Sainte-Foy était adossée à la Fonderie des canons). Il se retira au fort de Loncin avec la suite que l’on connaît. La place nous manque pour faire état de tous les détails consignés par le docteur Haversin dans son journal. Mais la relation de ce coup de force – qui avait bien failli réussir- contre le Quartier Général était particulièrement intéressante.

Lily PORTUGAELS


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : Journal d’Elie Haversin août-septembre 1914 (collection privée) ; La Libre Belgique | commanditaire : wallonica.org | auteur : Benoit Naveau | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Benoit Naveau


Retrouvez d’autres témoignages, pour la Mémoire :

IHOES : Discours sécuritaires et “alternatives diaboliques”

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[ANALYSE DE L’IHOES N°154 – 15 MARS 2016] Autour de l’exposition Et si on osait la paix ? Le pacifisme en Belgique d’hier à aujourd’hui (organisée conjointement par l’IHOES et le Mundaneum) qui s’est tenue à La Cité Miroir, du 20 novembre 2015 au 21 février 2016, plusieurs événements ont été organisés. Parmi ceux-ci, Steve Bottacin a initié et animé une discussion Sonnez les matines : La Belgique, un pays en guerre ? Christophe Wasinski était son invité. La présente analyse a pour point de départ cette intervention au PointCulture de Liège le samedi 23 janvier 2016. Christophe Wasinski est professeur de relations internationales à l’Université libre de Bruxelles et chercheur-associé au GRIP. Ses recherches se concentrent sur les questions de sécurité.

À LA SUITE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001, LES ÉTATS-UNIS, SUIVIS AVEC PLUS OU MOINS DE ZÈLE ET DE RAPIDITÉ PAR nombre de leurs alliés, se sont lancés dans une “guerre globale contre le terrorisme”. Au cœur de cette vaste croisade, la conviction que la militarisation de la politique étrangère pouvait constituer une réponse adéquate à la menace. Les interventions militaires sont présentées comme un moyen efficace pour lutter contre les terroristes “chez eux“, avant qu’ils aient eu le temps d’arriver dans nos contrées. S’ensuivit une routine interventionniste faite d’actions militaires en Afghanistan, en Irak, au Pakistan, au Yémen, en Somalie, au Mali, en Syrie et, très récemment, en Libye. Une quinzaine d’années de bombardements et autres attaques de drones n’ont cependant guère contribué à stabiliser le monde. Au contraire, l’instabilité a plutôt tendance à s’étendre et la violence à s’enkyster. En dépit de ce bilan peu glorieux, la Belgique a décidé de s’arrimer au dispositif international de la “guerre globale contre le terrorisme.” Dans ce contexte, notre pays a ainsi accepté d’envoyer des soldats en Afghanistan, en Irak et au Mali. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, il est également question d’expédier des conseillers militaires en Tunisie, voire de contribuer aux bombardements sur la Syrie.

Comment éclairer la facilité avec laquelle la solution armée, malgré son inefficacité, parvient à s’imposer dans le débat politique ? Quels sont les processus qui rendent le recours aux moyens militaires incontournables aux yeux des décideurs, voire de l’opinion publique ? Nous n’avons bien entendu pas ici l’ambition de couvrir l’ensemble des facteurs (historiques, économiques, sociaux) qui contribuent à faire émerger cette situation. De façon bien plus modeste, nous désirons attirer l’attention sur le seul problème des alternatives diaboliques créées par les discours sécuritaires. Par
alternatives diaboliques, nous entendons des discours qui n’offrent pas de choix véritables et tendent, en définitive, à tout ramener à la “nécessité” d’user de la force.

Bernard-Henri Lévy se prenant en photo avec l’équipe de tournage du film Peshmerga lors de la 69e édition du Festival de Cannes (2016)

Dans un premier temps, ces alternatives émanent des discours médiatiques favorables à l’usage de la force. Par discours médiatiques, nous entendons les propos d’éditorialistes, d’intellectuels ou encore d’experts des questions géopolitiques dans la presse, à la radio ou encore à la télévision. On a par exemple pu entendre de tels discours dans le contexte des conflits dans les Balkans lors des années 1990, en Libye peu avant 2011 et, plus près de nous, en Syrie. De façon générale, les tenants de l’usage de la force dans les médias insistent sur la nécessité d’y recourir pour protéger les populations locales. Les propos de Bernard-Henri Lévy lorsqu’il s’exprimait en faveur d’actions militaires contre la Libye en 2011 en sont une illustration éloquente. Sur le fond, la particularité de ce genre de discours est de ne pas véritablement laisser de choix quant à la nécessité d’intervenir en usant de la violence. L’alternative se résume en fait à intervenir ou laisser mourir des innocents. Indéniablement, les auteurs de ces discours ont raison de s’indigner des souffrances vécues par ces derniers. Toutefois, ils posent généralement les problèmes en termes réducteurs. La majorité des conflits, pour ne pas dire tous, opposent des communautés qui ont des intérêts divergents. Éliminer un leader politique ou un groupe limité d’individus (des miliciens, des guérilleros ou des terroristes) permet difficilement de résoudre de telles divergences d’intérêts. Plus encore, intervenir signifie très souvent prendre parti pour un camp au détriment d’un autre, même si l’on s’en défend.

Autrement dit, le risque de l’intervention est l’approfondissement du conflit, avec ce que cela comporte comme risque pour les populations. Ces considérations sont cependant rarement mises en évidence dans les discours médiatiques.

Le second grand domaine de production des alternatives diaboliques est celui de la pensée stratégique. Par pensée stratégique, nous désignons ici l’ensemble de la réflexion sur les outils de la force. Font ainsi partie de la pensée stratégique, les discours des experts civils et militaires qui expriment des préférences pour le recours à tel ou tel moyen militaire dans telle ou telle région du monde. Le problème de ce genre de discours est qu’ils finissent souvent par réduire les problèmes à des questions techniques. De façon quelque peu schématique, les alternatives qu’ils proposent aux décideurs et à l’opinion ne sont pas d’intervenir militairement ou de négocier (ou, plus simplement encore, de s’abstenir d’intervenir) mais d’envoyer des troupes au sol ou des bombardiers, des forces spéciales ou des drones. La situation de ces quinze dernières années au Moyen Orient donne une triste illustration de ce phénomène. À chaque impasse de l’usage de la force, les principales solutions que proposent les experts en stratégie sont de nouveaux moyens militaires.

On passe ainsi d’une invasion mécanisée à des opérations dites contre-insurrectionnelles, d’assassinats ciblés à des livraisons d’armes à des milices locales, de campagnes aériennes à ce qui préfigure des guerres de position. Sans aucun doute, ces mêmes experts sont en faveur de la solution du “moindre mal“, celle qui évitera le plus possible de faire des victimes civiles et de détruire inutilement des biens. Mais ces discours contribuent néanmoins à la construction des alternatives diaboliques qui légitiment l’usage de la force.

Stand de FN Herstal au salon de l’armement de Las Vegas (2011) © abcovey

Le troisième grand domaine de production des alternatives diaboliques se situe dans l’univers de l’industrie de l’armement. Le commerce des armes, y compris dans ses dimensions internationales, est une composante essentielle des guerres contemporaines. Aucun État, à notre connaissance, n’est en mesure d’équiper ses forces uniquement avec du matériel national. Bref, sans le commerce des armes, la guerre s’avérerait des plus difficiles à mener. Malgré cela, il existe un discours favorable à l’industrie de l’armement, y compris au sein des États européens. Le fait que cette industrie produise est régulièrement présenté comme une nécessité économique. Populairement, l’alternative consiste soit à vendre des armes, soit à créer du chômage local (discours qui pourra éventuellement même être entendu alors que la production est plus ou moins fortement délocalisée).

L’alternative pourra être renforcée par l’argument selon lequel si l’on ne vend pas d’armes et de munitions, d’autres en vendront de toute façon à notre place. Ces discours occultent bien entendu l’ensemble des coûts humains et les effets politiquement déstabilisateurs de ce commerce. Plus encore, et assez étrangement, ce sont ponctuellement les mêmes décideurs et experts qui sont à la fois en faveur du commerce des armes et des interventions officiellement destinées à pacifier. On trouvera, encore une fois, de bonnes illustrations de ce phénomène dans le contexte des conflits qui secouent le Moyen Orient.

Le quatrième grand domaine de production des alternatives diaboliques est localisé dans le champ de l’industrie du divertissement. Tout un pan de cette dernière s’intéresse en effet à la violence militaire. On en trouvera par exemple des traces dans des films et des séries télévisées qui mettent en scène des interventions armées. D’emblée, on remarquera que beaucoup de ces productions sont filmées du point de vue des soldats des États industrialisés. Des films tels que Black Hawk Down (La Chute du Faucon noir) ou American Sniper, pour n’en citer que deux, ne donnent pour ainsi dire la parole qu’aux soldats américains. C’est à eux que les spectateurs sont censés s’identifier. Tout nous ramène en fait aux conditions de vie dramatiques de ces soldats. Dans ce dispositif cinématographique, ceux-ci sont condamnés à devoir tuer ou être tués. Par ce biais, ces productions contribuent à leur manière à créer une nouvelle alternative diabolique.

On pourra certes objecter que ces films et séries sont avant tout des fictions (un point de vue qui n’est que partiellement évident lorsque l’on sait que certaines de ces productions s’inspirent de biographies de militaires et de récits journalistiques se voulant réalistes). Mais, on conviendra au minimum qu’ils ne contribuent pas à la formation d’une opinion véritablement critique vis-à-vis de l’usage de la force. Dans ces films et ces séries, la guerre est bien entendu brutale, voire même dégoutante. Mais, en ne permettant pas de comprendre ce qui l’a causée, elle s’impose comme une fatalité contre laquelle il est vain de lutter. Dès lors, il parait justifié de continuer à tuer pour se défendre.

Ceux qui propagent ces quatre catégories de discours ne sont pas automatiquement des “militaristes” dans le sens classique du terme. De par le passé, on a pu entendre chez certains intellectuels que la guerre constituait une sorte d’hygiène des peuples. Sauf exception, on ne trouvera pas dans les discours actuels de valorisation de la guerre de ce type. Le processus de légitimation de la guerre prend des formes plus subtiles. Il s’appuie sur les alternatives diaboliques évoquées ci-dessus. De concert, ces alternatives transforment le recours à la force en une solution incontournable sur la scène internationale.

Christophe Wasinski

Pistes bibliographiques

      • Serge Halimi et al., L’opinion, ça se travaille… Les médias et les ‘guerres justes’ (Marseille : Agone, 2014) ;
      • La revue Cultures & Conflits, qui propose des réflexions critiques sur les questions de sécurité, dont plusieurs articles de Christophe Wasinski.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : ihoes.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © rtbf.be ; © abcovey.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

PONSARD : textes

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Je voudrais voir les gens qui poussent à la guerre,
Sur un champ de bataille à l’heure où les corbeaux
Crèvent à coups de bec et mettent en lambeaux
Tous ces yeux et ces cœurs qui s’enflammaient naguère

Tandis que flotte au loin le drapeau triomphant,
Et que parmi ceux-là qui gisent dans la plaine,
Les doigts crispés, la bouche ouverte et sans haleine,
L’un reconnaît son père et l’autre son enfant.

Oh ! Je voudras les voir, lorsque dans la mêlée,
La gueule des canons crache à pleine volée
Des paquets de mitraille au nez des combattants.

Les voir, tous ces gens-là, prêcher leurs théories
Devant ces fronts troués, ces poitrines meurtries,
D’où la Mort a chassé des âmes de vingt ans.

in La guerre (1852)

Carte postale (recto)
idem  (verso)

François PONSARD (1814-1867) est un Immortel de l’Académie française : “Né à Vienne (Dauphiné), le 1er juin 1814. Poète dramatique, il fut le chef de l’école du bon sens qui tint le milieu entre les classiques et les romantiques. Sa première pièce de théâtre Lucrèce, jouée en 1843, obtint un très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en 1866. Battu à l’Académie par Ernest Legouvé, il fut élu le 22 mars 1855 en remplacement de Louis-Pierre Baour-Lormian, Émile Augier s’étant retiré devant lui, et reçu par Désiré Nisard, le 4 décembre 1856. Mort le 7 juillet 1867.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : DP ; academie-française.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : histoire-images.org.


Et la littérature en Wallonie-Bruxelles ?

Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf

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[AUSCHWITZ.BE, octobre 2022] En juillet 1925 paraît le premier volume de Mein Kampf rédigé par Adolf Hitler. Une traduction française est publiée en 1934 par les Nouvelles Éditions Latines, un éditeur proche de l’Action française. En Allemagne, le livre est interdit de réédition dès 1945 et ses droits sont octroyés au ministère bavarois des Finances. À l’échéance de la propriété intellectuelle en janvier 2016, il tombe dans le domaine public. Au même moment, sort en Allemagne une édition critique en deux volumes de près de 2 000 pages : Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition sous la direction de Christian Hartmann, chercheur à l’Institut für Zeitgeschichte de Munich.

En juin 2021, sort aux éditions Fayard : Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, fruit du travail minutieux et rigoureux d’une douzaine de chercheurs français et allemands, historiens ou germanistes spécialistes du national-socialisme. Florent Brayard, historien du nazisme et de la Shoah, directeur de recherche au CNRS, et Andreas Wirsching, directeur de l’Institut für Zeitgeschichte de Munich, ont dirigé cette édition critique d’un millier de pages. La traduction a, quant à elle, été confiée à Olivier Mannoni.

Florent Brayard, ainsi que Marie-Bénédicte Vincent, professeure à l’Université de Franche-Comté, spécialiste de l’histoire de l’Allemagne contemporaine, et Olivier Baisez, maître de conférences en études germaniques à l’Université Paris 8, ont participé à son élaboration.

Pouvez-vous nous parler de la genèse de ce projet considérable ?

Florent Brayard : Tout part du constat qu’un certain nombre d’institutions et d’historiens, en France, en Allemagne et ailleurs en Europe, ont fait à partir de 2010 : Mein Kampf allait tomber dans le domaine public dans quelques brèves années, en janvier 2016. Cela signifiait qu’il allait être enfin possible de proposer une édition critique intégrale de l’ouvrage de Hitler. Jusqu’alors en effet, le ministère bavarois des Finances, dépositaire des droits du dictateur nazi, avait refusé toute nouvelle édition, même scientifique. L’Institut für Zeitgeschichte de Munich, qui a une grande expérience en termes de publication de sources historiques, y compris de l’époque nazie, s’est engouffré dans la brèche en constituant une équipe permanente de quatre historiens, appuyée par un réseau d’experts. Quatre années de travail intensif leur ont été nécessaires, mais ils ont tenu leur pari et ont publié leur impressionnante édition critique à la date prévue, en janvier 2016.

Du côté français, c’est une vénérable maison d’édition, Fayard, qui a lancé le projet en commandant une nouvelle traduction intégrale à Olivier Mannoni et en réunissant une première équipe d’historiens. Le dispositif scientifique et éditorial a été totalement repensé en 2015 et l’équipe s’est trouvée considérablement élargie, jusqu’à compter une dizaine de chercheurs et enseignants-chercheurs. À partir de là, il nous a fallu plus de cinq ans pour mener à bien notre projet : notre ouvrage est paru en juin 2021. Entretemps, d’autres éditions critiques, plus ou moins savantes ou satisfaisantes, ont paru en Italie, aux Pays-Bas ou en Pologne. Il s’agit ainsi
d’une tendance lourde dont il est à prévoir qu’elle va se poursuivre dans d’autres grandes langues. Un siècle après la sortie de l’ouvrage, il n’est plus possible de se contenter d’éditions non scientifiques : Mein Kampf est une source majeure pour la compréhension du XXe siècle et doit être traité en conséquence. Mais il s’agit également d’un livre compliqué qui nécessite de nombreuses explications pour être compris, c’est-à-dire déconstruit. D’où la nécessité d’une édition critique.

Qu’est-ce qui distingue l’édition française “Historiciser le mal” de l’édition allemande “Hitler, Mein Kampf: Eine kritische Edition” ?

Marie-Bénédicte Vincent : Le projet est à la fois parent et différent. Parent au sens où ces ouvrages comportent tous deux un établissement scientifique du texte (à travers la traduction, dans le cas français), un ensemble de notes infrapaginales très développé permettant de contextualiser et critiquer ce texte et, enfin, une bibliographie à jour sur les sujets divers et variés abordés par Hitler.

Différent au sens où l’édition française, en un volume, adapte les notes rédigées par les collègues allemands pour leur édition en deux volumes en réduisant leur longueur et en les reformulant à l’intention d’un public francophone, mais moins spécialisé : côté français, les spécialistes ont d’ores et déjà la possibilité de se reporter à l’édition allemande. La très riche
bibliographie a de même été complètement retravaillée ; la très grande majorité de nos lecteurs ne lisant pas l’allemand, cela n’aurait eu aucun sens de les renvoyer à des ouvrages ou des articles dans cette langue. On a donc cherché des références bibliographiques en français aussi souvent que possible, ou en anglais.

Dernière différence majeure : notre édition comporte non seulement une introduction générale très développée, mais aussi une introduction fournie pour chacun des vingt-sept chapitres. Ce choix n’était pas évident au départ, en raison de l’importance du travail supplémentaire à fournir, mais il nous a semblé que c’était faire preuve de responsabilité que de guider le lectorat francophone dans la contextualisation et l’analyse critique du texte hitlérien. La parenté entre ces deux éditions explique que l’ouvrage soit dirigé non seulement par le coordinateur français, Florent Brayard, mais aussi par Andreas Wirsching, le directeur de l’institut de Munich qui a élaboré l’édition allemande. En ce sens, on peut véritablement parler d’un « transfert culturel » au sens précis donné à ce concept : il y a eu tout à la fois exportation ET adaptation.

Quelles différences fondamentales la traduction d’Olivier Mannoni offre-t-elle par rapport à celle de 1934 ?

Olivier Baisez : L’approche est radicalement différente. En 1934, il s’agissait de rendre accessible au public français le programme politique du nouveau dirigeant d’une puissance voisine et traditionnellement hostile. L’éditeur Fernand Sorlot, lui-même fasciste et farouchement nationaliste, considérait l’idéologie de Hitler avec un mélange de sympathie fascinée, mais aussi d’inquiétude quant à ce qui, dans ce programme, concernait la France. Les deux traducteurs, André Calmettes et Jean Godefroy-Demombynes, avaient donc entre les mains un document d’actualité, un texte du présent jugé éclairant pour l’avenir, et ils ont travaillé dans une certaine précipitation. Notre projet était tout autre : nous étions en présence
d’un texte du passé qui est aussi une source historique majeure. Dégagés des enjeux de l’actualité, nous avons décidé d’en fournir une version française aussi exhaustive et exacte que possible, dans une démarche « sourciste », au plus près donc de la source, du texte original.

Le caractère redondant, souvent maladroit, du livre de Hitler a donc été conservé. Par rapport à la traduction de 1934, il se trouve même accentué, puisque nous avons renoncé à toutes les recettes traditionnelles d’amélioration du texte et aux règles du bien-écrire à la française. Dans notre version, les répétitions sont conservées ; aucune phrase trop longue n’est scindée en deux ou en trois ; les problèmes de syntaxe ne sont pas gommés et les niveaux de langue sont respectés. Notre traduction est aussi plus systématique, puisque nous nous sommes efforcés d’harmoniser le rendu de certains concepts idéologiques nazis qui ont ultérieurement joué un rôle important. En ce sens, notre travail sur la traduction était pleinement informé de l’histoire du IIIe Reich, ce qui ne pouvait évidemment pas être le cas pour les contemporains.

Mais il y a une autre singularité : la traduction de 2021 est le résultat d’un effort collectif, même si – et c’est bien normal – c’est Olivier Mannoni qui la signe. Notre équipe scientifique a relu, mot à mot, ligne à ligne, la traduction volontairement inélégante qu’il a produite en la comparant avec l’original allemand, mais aussi avec la traduction française de 1934 et même avec une traduction anglaise publiée en 1939. De nombreuses modifications ont été suggérées, allant presque toujours dans le sens d’une littéralité maximale. Olivier Mannoni a accepté de voir son travail décortiqué par l’équipe, puis de partager avec elle la décision finale sur certains points de traduction particulièrement délicats : il faut vraiment l’en remercier. Cette dimension collective et coopérative de la traduction proposée est vraiment unique et cela a constitué une expérience extraordinairement enrichissante.

Ce livre ne s’adresse-t-il qu’à un public averti ?

Marie-Bénédicte Vincent : Nous sommes partis du principe que peu de gens  allaient lire intégralement Mein Kampf ; le texte est d’une grande densité, son contenu très souvent nauséeux et son style particulièrement rebutant par endroits. Il fallait donc fournir aux lecteurs différentes portes d’entrée et leur apporter un ensemble très conséquent d’informations et d’analyses, susceptibles de se substituer au texte lui-même. D’où l’importance de l’appareil critique qui, composé dans un caractère différent, encadre, enserre littéralement la prose hitlérienne. D’où également les introductions qui fournissent aux lecteurs des armes intellectuelles pour aborder le texte de manière critique et leur proposent aussi un résumé leur permettant d’identifier les passages susceptibles de les intéresser. Même les différents index sont conçus pour frayer dans le texte en fonction de ses intérêts propres. Nous visons ainsi une lecture de consultation et donc un public spécifique : des enseignants, bien sûr, ou des étudiants souhaitant approfondir certaines thématiques, mais aussi des lecteurs cherchant, par exemple, des éclairages scientifiques sur l’idéologie nazie. Au final, on lira cette édition au moins autant pour l’appareil critique que pour la traduction de l’ouvrage de Hitler !

L’ouvrage n’a pas été distribué en librairie suivant les modalités habituelles : il ne peut s’acquérir que sur commande. Quelle en est la raison ?

Olivier Baisez : Sophie de Closets et Sophie Hogg, respectivement PDG et directrice éditoriale de Fayard, souhaitaient montrer qu’il ne s’agissait pas d’une opération commerciale classique. D’habitude, l’éditeur recherche une exposition maximale de son « produit » pour générer le plus possible de ventes. Mettre Mein Kampf trop en avant, c’était cependant risquer de heurter la sensibilité de certains publics, mais aussi de se voir reprocher de contribuer encore plus à la diffusion d’un ouvrage déjà très facilement disponible en version non critique, en particulier sur le web. En privilégiant la commande, on subordonne l’achat à une démarche active et réfléchie de l’acquéreur et on met en valeur le rôle de conseil du libraire, dont on ne soulignera jamais assez l’importance. Ainsi, puisqu’il n’est pas physiquement présent en librairie, ni a fortiori en vitrine ou sous forme de pile, personne ne se trouve confronté au livre de Hitler par hasard, sans l’avoir décidé par soi-même.

Fayard a déclaré que les bénéfices des ventes seront reversés intégralement à la Fondation Auschwitz-Birkenau. Qu’est-ce qui a motivé cette démarche ?

Olivier Baisez : Ni Fayard ni les membres de l’équipe scientifique ne souhaitaient faire de cette publication une opération lucrative. Pour autant, c’est une opération commerciale : l’ouvrage est vendu, ce qui permet à l’éditeur de rembourser les frais très importants engagés pour mener à bien ce projet de longue haleine, techniquement complexe, et de supporter les coûts de fabrication. Mais il n’est pas question de gagner de l’argent. Les droits et bénéfices vont donc être reversés à une institution œuvrant à la préservation de la mémoire de la Shoah, en l’occurrence la Fondation Auschwitz-Birkenau qui assure le financement des travaux de conservation des vestiges de ce camp de concentration et centre d’extermination en veillant à préserver leur authenticité. C’est une sorte de paradoxe, dont on ne sait s’il est ironique ou vertueux : les recettes générées par la commercialisation du livre de Hitler contribuent à maintenir intact le site sur lequel ont été commis ses pires crimes.

Dans la grande majorité, les historiens sont favorables à cette publication. Certaines voix se sont cependant élevées déclarant que sa lecture pourrait encourager l’hitlérocentrisme. Que leur répondez-vous ?

Marie-Bénédicte Vincent : L’historiographie du nazisme est en constante évolution. Pour simplifier, on peut dire que les recherches historiques se sont, dans un premier temps, centrées sur les plus hauts dirigeants du régime nazi, à commencer par Hitler, dont les « intentions » ont été scrutées pour comprendre en quoi elles avaient dicté l’évolution de sa dictature. Dans les années 1960, dans le sillage de l’histoire sociale, un nouveau courant de recherche a attiré l’attention sur les « structures » du régime nazi : parti, bureaucratie, armée, grandes organisations. Il s’agissait alors de décentrer le regard vers d’autres facteurs d’évolution et de transformation du régime. Depuis les années 1990, le déploiement de l’histoire culturelle a mis l’accent sur les représentations en circulation à l’époque et sur leur rôle dans l’émergence d’hommes nouveaux, endoctrinés et fanatiques et donc capables de commettre le pire. La recherche sur les « bourreaux », actuellement très dynamique, se situe dans cette continuité. C’est pourquoi se pencher à nouveaux frais sur le manifeste idéologique hitlérien a du sens : ce n’est nullement régresser vers la première phase – de fait dépassée – de l’historiographie, mais au contraire approfondir notre compréhension des processus de radicalisation des masses sous le nazisme.

Serait-il opportun que d’autres livres de cette période fassent à leur tour l’objet d’une édition critique ?

Florent Brayard : Deux questions se posent, en réalité, qui sont de nature différente. D’abord, nous devons nous demander collectivement s’il est nécessaire de republier toutes les sources nazies, fascistes ou collaborationnistes : a-t-on vraiment besoin de remettre en circulation cette littérature infâme ? Pour Mein Kampf, la question ne se posait pas en ces termes : le livre n’a jamais cessé d’être distribué en France depuis 1934 et il est plus facile que jamais de s’en procurer une version électronique sur internet ; nous devions donc en proposer une édition critique. Mais, pour les autres livres, très franchement, il faut s’interroger au cas par cas.

Une fois que la décision est prise, alors se pose une deuxième question, celle de la forme de cette republication. Et ici, on peut espérer que notre travail ait fixé un standard particulièrement élevé pour les publications futures. Ce sera en particulier le cas pour les pamphlets de Louis-Ferdinand Céline : ils tomberont dans le domaine public dans une dizaine d’années et on voit mal, en raison de la célébrité de leur auteur, pourquoi ils ne seraient pas republiés. Mais l’éditeur qui prendra cette responsabilité devra aussi respecter, sauf à ternir durablement sa réputation, un cahier des charges sévère : composer une équipe scientifique de premier plan, respecter son indépendance et lui donner les moyens de travailler et, enfin, renoncer à tirer le moindre bénéfice financier de la publication de ces ouvrages qui, par la violence extrême de leur antisémitisme, n’ont pas grand-chose à envier à Mein Kampf.

Entretien avec Marie-Bénédicte Vincent, Florent Brayard et Olivier Baisez, par Nathalie Peeters, Mémoire d’Auschwitz ASBL


“Depuis 2003, l’action de l’ASBL Mémoire d’Auschwitz s’inscrit dans le champ de l’Éducation permanente. À travers des analyses et des études, l’objectif est de favoriser et de développer une prise de conscience et une connaissance critique de la Shoah, de la transmission de la mémoire et de l’ensemble des crimes de masse et génocides commis par des régimes autoritaires. Par ce biais, nous visons, entre autres, à contrer les discours antisémites, racistes et négationnistes. Persuadés que la multiplicité des points de vue favorise l’esprit critique et renforce le débat d’idées indispensable à toute démocratie, nous publions également des analyses d’auteurs extérieurs à l’ASBL.”

Auschwitz-Birkenau

“Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf”, le livre d’Hitler, republié : “C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible”

[RTBF.BE, 2 JUIN 2021] Mein Kampf, le brûlot d’Adolf Hitler, est republié aujourd’hui par la maison d’édition Fayard dans une version contextualisée et retitrée, Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf. Les notes et les critiques représentent deux tiers de l’ouvrage. Il aura fallu dix ans de recherches pour élaborer ce livre. Chantal Kesteloot, historienne et responsable de l’histoire publique au Cegesoma, les archives de l’État, était invitée ce mercredi matin sur La Première.

Ce n’est pas la première fois que Mein Kampf est édité en français. Le livre est dans le domaine public.

Oui, il y a eu une première traduction en 1934 des Éditions Latines. La Belgique, par exemple, ne l’a jamais formellement interdit, donc on le trouvait, non pas en tête de gondole, mais de manière discrète ou dans les bouquineries. Il continuait donc d’exister, les Éditions Latines continuaient de vendre quelques centaines d’exemplaires chaque année.

Qu’est-ce que cet ouvrage qui sort aujourd’hui amène en plus ? Pourquoi est-il si important ?

Je crois qu’il fait toute la différence. Là où les Éditions Latines se sont  contentées d’une traduction, qui est apparemment aussi contestable par certains aspects, ici, on a toutes une remise en contexte. Historiciser le mal, c’est au fond reprendre ce document et le confronter aux éléments de recherche historique. On a donc une introduction substantielle et on a des notes d’identification qui sont intégrées dans le corps même du texte. Ce ne sont pas des notes renvoyées en fin de volume, comme c’est le cas dans l’édition allemande, mais dans l’édition française, elles sont véritablement au cœur de la page. Chacun des 27 chapitres est précédé d’une introduction, donc on a véritablement les outils pour décoder cet ouvrage.

Chantal Kesteloot (CEGESOMA) au micro de la RTBF © rtbf.be
Est-ce que c’est un texte qui peut encore servir aujourd’hui aux extrémistes ?

C’est quand même un texte très daté qui représente l’ultranationalisme, le pangermanisme, l’antisémitisme tel qu’on l’exprimait en Allemagne dans les années 20, avec toute la radicalité. Ce ne sont pas des éléments neufs, mais je dirais que le discours d’Hitler y apporte une radicalité héritée de la Première Guerre mondiale. Alors, bien évidemment, ça peut toujours servir. On sait que dans le monde arabe, ce livre est encore utilisé. On le trouve de manière relativement facile sur Internet, il n’y a aucun problème d’accès, donc il est essentiel aujourd’hui qu’on puisse continuer à se le procurer, mais dans une édition qui permette justement cette lecture critique.

Mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble

On trouve déjà tout en germe dans ce texte d’Adolf Hitler de ce qui va se passer par la suite, la guerre et le génocide des Juifs ?

Le génocide comme tel, non. C’est une réflexion qu’il se fait alors qu’il est détenu en 1924-1925. C’est donc l’état de sa pensée, son antisémitisme virulent, son pangermanisme, son rejet du diktat de Versailles, qui annonce effectivement ce revanchisme allemand. Je dirais que le nazisme ne se comprend pas uniquement sur base de la lecture de Mein Kampf, il y a toute une évolution qui va se faire. Et donc, au fond, mettre uniquement le focus sur cet ouvrage ou sur la personnalité d’Hitler ne permet pas de comprendre le nazisme dans son ensemble, ni son évolution, ni sa radicalisation à travers la Seconde Guerre mondiale.

Le belge Léon Degrelle (1906-1994), fondateur du mouvement rexiste pro-nazi
Est-ce que c’est un livre qui a eu du succès lors de sa sortie ?

Lors de sa sortie, le succès est relativement modeste. Mais avec l’arrivée d’Hitler au pouvoir, parce que là on va en faire un instrument de propagande et on va l’offrir à tous les foyers allemands qui se marient. On estime qu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il y a eu un tirage de 12,5 millions, ce qui a d’ailleurs considérablement enrichi Hitler qui avait conservé les droits d’auteur. Est-ce que les gens l’ont lu ? Ça, c’est une autre question. Mais ça a effectivement été un succès. Il a été interdit en Allemagne à partir de 1945, et donc en 2016, les droits retombaient dans le domaine public, ce qui a amené des historiens allemands à une première édition critique, édition critique qui a également servi pour cette nouvelle publication en langue française.

Churchill, de Gaulle l’ont lu

En quoi ce livre est-il si symbolique par rapport aux autres ? Parce qu’il y a eu d’autres livres écrits par d’autres dignitaires nazis, notamment par Joseph Goebbels.

Il attire tant l’attention d’abord parce que c’est un livre écrit avant. On peut donc dire qu’on a une espèce de catalogue d’intentions. Hitler, à ce moment-là, est quelqu’un de relativement inconnu. Le livre paraît, et on sait à ce moment-là qu’il a circulé, que certains l’ont lu, et on sait que des gens comme Churchill, de Gaulle, qui sont des personnalités importantes pour l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, l’ont lu également. C’est en quelque sorte la bible du nazisme. Donc, à ce titre, évidemment, à partir du moment où le nazisme a à ce point bouleversé l’histoire de l’Europe au XXe siècle, c’est un ouvrage fondamental. Le fait qu’il ait été interdit lui a aussi donné un parfum de scandale. C’est un ouvrage auquel on n’avait plus accès selon les voies officielles, même si, je le répète, en Belgique, pas d’interdiction formelle, interdiction d’en faire la promotion.

Le fait d’avoir interdit cet ouvrage, ça l’a renforcé ?

Je crois que le fait de l’avoir interdit a fait naître toute une série de parfums de légende, de même que l’idée de savoir si Hitler s’est véritablement suicidé. On a là toute une série d’éléments qui ont entraîné des fake news relatives à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Hitler disparu dans des circonstances mystérieuses, comment l’Allemagne a à ce point pu s’effondrer, et cette bible du nazisme devenue inaccessible… Tout ça sont des éléments qui ont pu contribuer à certains mythes. Et ce mythe, effectivement, nourrissait cette curiosité un peu malsaine par rapport à cet ouvrage.

Selon vous, il ne faut pas faire tomber ce livre dans l’oubli, comme certains voudraient le faire ?

Je crois que c’est essentiel. C’est essentiel de le remettre à la bonne distance, de le rendre accessible. D’ailleurs, les éditions Fayard ont annoncé que les bibliothèques pourraient se le procurer gratuitement. Il ne sera pas disponible en librairie, mais uniquement sur commande. Donc, il y a une espèce de non-commercialisation de l’événement qui a été organisé par les éditions Fayard. Mais je crois qu’on a là quelque chose de tout à fait fondamental, un outil critique de réflexion. Ce texte continue d’être important pour comprendre la genèse du nazisme. Il n’est pas le seul à devoir être utilisé, il ne permet pas la compréhension totale du phénomène, mais il n’en demeure pas moins qu’il reste un des outils fondamentaux pour comprendre la pensée d’Hitler en 1924-1925 et voir comment celle-ci va évoluer durant les 20 années jusqu’à sa mort en 1945.

Même le prix est dissuasif.

Absolument, le prix est de 100 euros. Mais ce qui est aussi intéressant, c’est de se dire que les bénéfices générés par la vente seront versés à la Fondation Auschwitz-Birkenau, qui permet l’entretien du camp de concentration et d’extermination qu’a été Auschwitz. Donc, je crois que les éditions Fayard ont pris tous les garde-fous. Ce qui est intéressant, c’est qu’en 1938, les éditions Fayard avaient déjà une première fois publié Mein Kampf, et là à l’initiative des autorités allemandes, dans une version spécialement destinée au public français et qui avait été quelque peu expurgée des prises de position très antifrançaise.

Interview de Chantal Kesteloot par la rédaction de la rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : auschwitz.be ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Fayard ; © rtbf.be.


Savoir-traduire en Wallonie et à Bruxelles…

POHORYLLE, Gerda dite Gerda TARO (1910-1937)

Temps de lecture : 3 minutes >

Son travail a longtemps été éclipsé par celui de son célèbre compagnon : Robert Capa. Militante antifasciste et photographe de guerre, Gerda TARO a couvert la guerre civile espagnole. Morte jeune, elle a sombré dans l’oubli, avant que son travail ne soit redécouvert en 2007.

Longtemps son travail est resté inconnu. Née le 1er août 1910, en Allemagne, Gerda Pohorylle fuit son pays quand Hitler arrive au pouvoir. Arrivée en France, elle rencontre, en 1934, le photographe hongrois Endre Ernő Friedmann, dont elle devient la compagne. Avec lui, elle se met à la photographie, mais leurs photos se vendent mal. Elle invente alors son personnage : Endre Ernő Friedmann devient ainsi Robert Capa, le photographe américain, plus chic et plus mondain que son alter ego. Elle choisit pour elle même le pseudonyme de Gerda Taro.

Une militante antifasciste

Ensemble, les deux compagnons couvrent la guerre civile espagnole aux côtés des troupes républicaines. Robert Capa y prend la photo qui lui vaut sa renommée, intitulée Mort d’un Soldat républicain.

Militante antifasciste, Gerda Taro peine à se faire un nom et reste dans l’ombre de son compagnon. En 1936, elle part couvrir, seule, le bombardement de Valence.

Le 25 juillet 1937, alors que Robert Capa est rentré en France, Gerda Taro meurt écrasée, par accident, par un char républicain. Son enterrement, le 1er août 1937 en France réuni plusieurs milliers de personnes, dont Pablo Neruda et Louis Aragon, qui prononcent son éloge funèbre.

“Ce qui est pire que la mort c’est la disparition”

En 1938, Robert Capa publie un livre en sa mémoire, qui réunit des clichés qu’ils ont réalisés ensemble, sans toutefois qu’il soit fait mention de leur véritable auteur, comme le rappelait François Maspero, auteur de l’ouvrage L’Ombre d’une photographe, Gerda Taro, en 2006 dans l’émission Du Jour au lendemain :

Gerda Taro, c’est pire qu’un effacement. […] Ce qui est pire que la mort c’est la disparition. Or effectivement, à un moment Gerda Taro a disparu de la mémoire. On a beaucoup accusé Capa, qui était son compagnon, et qui tout de suite après la mort de Gerda Taro a publié un livre d’hommage qui s’appelle “Death in making”, La Mort en action, et ce livre est signé Robert Capa et en sous-titre “Photos de Robert Capa et Gerda Taro”. Ensuite il y a toute une série de photos et personne ne sait lesquelles sont de Taro et lesquelles de Capa. Mais tous les versos des tirages qui sont déposés dans les agences de photo, particulièrement chez Magnum, portent la mention Gerda Taro et cette mention est soit rayée, soit superposée pour être remplacée par “Copyright Robert Capa, Magnum”.”

Il faut attendre 2007 pour que le travail de Gerda Taro soit redécouvert : dans une valise retrouvée à Mexico, 4500 négatifs de la Guerre d’Espagne sont retrouvés. Ils sont de Gerda Taro, Robert Capa et David Seymour, et permettent de reconsidérer le travail réalisé par la photographe de guerre, la première à avoir trouvé la mort lors d’un conflit.
d’après RADIOFRANCE.FR

Nous sommes en mai 1937, à Valence, qui vient d’être bombardée. Gerda Taro y photographie à la fois la ville et les gens. Cette photo-là est prise à l’extérieur de la morgue de Valence, collée à l’hôpital. Des gens attendent de savoir ce qu’il est advenu de leurs proches.

C’est le regard de cette femme qui me touche. Elle regarde Gerda Taro, elle nous regarde nous aussi. Dans ce regard, on sent la dureté de la guerre qu’elle subit. Comme si elle nous permettait de nous plonger dans ces journées terribles et de comprendre ce qu’est la guerre quand on ne la vit pas. La guerre, c’est aussi l’attente, l’inquiétude.

Ce cliché provient des négatifs que l’on a retrouvés dans les années 90 dans “la valise mexicaine”, dans laquelle étaient soigneusement archivés des milliers de négatifs pris pendant la guerre d’Espagne par Capa, Taro et Chim [le pseudo de David Seymour, ndlr].

En regardant le déroulement des négatifs sur lesquels figure ce cliché, on comprend comment Taro travaille : elle passe devant cette grille, prend plusieurs photos avec son Leica, et à un moment donné, elle passe en vertical pour prendre cette photo. Elle cherchait le bon cliché et elle en est contente. Elle passe ensuite à autre chose.

Cette photo montre l’évolution professionnelle de Gerda Taro. Elle est un peu plus aguerrie, et c’est un reportage qu’elle fait seule, sans Robert Capa. Cette photo est choisie pour faire la une du magazine Regards, dans un reportage qui sera crédité sous son nom. Elle est aussi publiée dans le journal Ce soir, le quotidien communiste fondé en 1937 par Aragon. La photo y est intitulée Le martyre de Valence.

lire l’article complet sur TELERAMA.FR


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Gerda Taro © Robert Capa ; © Gerda Taro


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

BELGIQUE : le résistant, l’oublié de notre histoire ?

Temps de lecture : 13 minutes >

[LEVIF.BE, n°16, 19 avril 2018] Il y a septante-cinq ans, le 19 avril, l’attaque libératrice d’un train de déportés juifs signe, en Belgique, un acte de résistance unique en Europe nazie. Pourtant, les héros de la guerre ont plus mal résisté à l’épreuve du temps que les collabos. Autopsie d’une défaite…

Action. 19 avril 1943, il est 23 h 30…

…un convoi ferroviaire, le vingtième d’une infernale cadence, file pour une ‘destination inconnue’ qui s’appelle en réalité Auschwitz. A bord de la trentaine de wagons sous bonne escorte allemande, 1631 déportés juifs embarqués à la caserne Dossin, à Malines. Tapis dans un taillis à hauteur d’une courbe montante qu’emprunte la voie ferrée, un toubib bruxellois et deux amis sortis de l’athénée d’Uccle. Ils ont entre 21 et 25 ans, n’ont pour attirail qu’un revolver et une lampe-tempête. Le convoi ralentit, le trio s’élance. Parvient à faire coulisser la lourde porte d’un wagon : des cris, des tirs, des gens qui tombent ou refusent de sauter, dix-sept autres qui s’échappent avant que le train ne reparte tandis que le trio s’évanouit à vélo. Avant d’atteindre la frontière, 231 déportés s’évaderont encore du convoi, ils seront 131 qui échapperont à la mort.

On n’est pas à Hollywood. Cela s’est vraiment passé près de chez nous, dans un coin du Brabant flamand, il y a tout juste septante-cinq ans. Ce dimanche 22 avril, la commune de Boortmeerbeek se souviendra une fois encore de cet acte unique dans les annales de la Résistance européenne. En présence de représentants de la communauté juive et d’associations patriotiques, en l’absence officielle d’autorités fédérales ou régionales.

Liège, Monument à la Résistance © SPW-Patrimoine

Hommage sera rendu en toute simplicité à Youra Livchitz, Robert Maistriau et Jean Franklemon, les héros disparus. Loin des projecteurs plus volontiers braqués sur les faits et gestes des collabos. 2017 fut même un grand cru pour leurs descendants. Ils ont eu droit à une série documentaire diffusée par la chaîne flamande VRT / Canvas, belle tribune médiatique offerte au vécu des enfants de ces Flamands qui avaient choisi d’embrasser la cause nazie. Ils ont aussi eu droit à un remarquable guide pratique au titre accrocheur, Papy était-il un nazi ? (éd. Racine), une invitation à s’orienter dans les archives de guerre, sur les traces d’un père ou d’un grand-père qui aurait servi l’occupant en 40-45.

Visibilité maximale, audience garantie. 500 000 téléspectateurs en moyenne, scotchés sept soirs durant devant le petit écran pour ne rien rater de la plongée dans l’intimité des foyers “noirs” de Flandre. Quant à Papy possiblement nazi, il connaît un joli succès de librairie, tant francophone que néerlandophone.

Honneur aux vaincus. Les descendants de résistants n’ont pas eu de telles marques d’attention. Patience, leur tour viendra. Eux aussi décrocheront, en 2019, un temps d’antenne sur la VRT / Canvas qui leur prépare une série documentaire. Et après Papy était-il un nazi ?, c’est un Papy était-il un héros ? qui est en chantier sous les auspices du Cegesoma (Centre d’études et documentation guerre et sociétés contemporaines).

Juste retour de balancier. On finirait par croire qu’on a davantage servi l’ennemi qu’on ne lui a résisté en Belgique, entre 1940 et 1945. Les héros ont visiblement plus de mal à s’imposer que les salauds. Quand on évoque la Wallonie sous la botte nazie, une image saute aux yeux : le visage télégénique d’un homme casqué, sanglé dans un uniforme SS, bras tendu et
sourire carnassier. Degrelle superstar, le pape de la collaboration rexiste au sud du pays est le centre d’attraction régulier de documentaires télévisés quand il n’est pas le triste héros de nombreuses biographies. Quelle figure de la Résistance capable de voler la vedette au “beau Léon” ?

Il y a une certaine logique à cela. Pendant que le collabo s’affichait sans retenue au bras de l’occupant, prenait la pose au milieu de ses maîtres et discourait à la tribune de meetings, le résistant se terrait, obligé d’effacer toute trace de son passage pour se faufiler sous les radars de l’ennemi.

Question de vie ou de mort. Alors, forcément, il a produit moins d’écrits, laissé derrière lui moins de pellicule à sa gloire. Mais le poids des mots et le choc des photos n’expliquent pas tout.

Le résistant aux oubliettes
Liège, Monument à la Résistance © SPW-Patrimoine

La Résistance a toujours peiné à se faire entendre. Le temps de sa célébration, au sortir de la Libération, aura été bref, couronné en 1948 par un livre d’or. “C’est une histoire qui colle à l’air du temps, non pas magnifiée mais présentée comme le souffle de l’épopée“, analyse l’historien Fabrice Maerten, spécialiste de la Résistance au Cegesoma. Passé cet hommage, l’armée des ombres quitte les feux de la rampe. L’attend alors une traversée du désert d’un quart de siècle, avant un lent retour à la lumière. C’est pour découvrir, non sans stupeur, que son combat n’avait pas laissé indifférent un ex-officier de l’armée américaine nommé George K. Tanham. Mais sa remarquable Contribution à l’histoire de la Résistance belge, publiée outre-Atlantique en 1951, était restée parfaitement ignorée en Belgique. “Victime d’une conspiration du silence“, prolonge Fabrice Maerten. Il faut attendre 1977 pour que ce travail scientifique fasse enfin surface. Et les années 1990 pour assister à la véritable sortie du résistant belge de la clandestinité.

Entre-temps, le collabo avait pris quelques longueurs d’avance et su s’imposer comme objet de curiosité. En 1982, il remue les tripes dans les chaumières de Flandre, à l’occasion d’une série télévisée, De Nieuwe Orde, présentée par le journaliste Maurice De Wilde : avec près de 800 000 téléspectateurs, l’électrochoc est tel que la RTBF relaie le documentaire historique de sa consœur flamande deux ans plus tard, à l’intention des foyers francophones.

Le résistant, ce combattant encombrant

D’emblée, la lutte s’annonçait inégale. Tout concourt à contrarier l’entretien du souvenir. “C’est la Résistance elle-même qui a préparé sa non-existence dans l’historiographie », estime José Gotovitch (ULB), qui lui a consacré la première thèse francophone, en 1988 : “Elle sort de la guerre profondément divisée, sans poids moral, sans l’aura du libérateur.

L’armée de l’ombre © puretrend

Renseignement, filières d’évasion, sabotages, attentats : le résistant belge n’a pourtant pas à rougir de ses actes. Le bilan de son action est considérable et le tribut qu’il a payé à la lutte est lourd : plus de 30 000 arrestations, près de 15 000 morts, trois fois plus de victimes que les collabos. Mais la progression rapide des troupes alliées en Belgique le prive de titres de gloire, à l’heure suprême de la délivrance. Et c’est aux libérateurs américains et britanniques que la population exprime avant tout sa gratitude. “Le seul véritable acquis qu’on veut bien reconnaître à la Résistance, c’est d’avoir limité l’engagement de certains dans une collaboration active avec l’occupant allemand.” Palmarès trop peu flamboyant pour susciter l’admiration.

La Libération tourne vite à la sortie de piste. Sur la touche, le résistant se trouve confiné à la garde des camps d’inciviques, cantonné dans un rôle peu glorieux de geôlier.

Surtout, il devient un personnage encombrant, a fortiori s’il est communiste, et trop remuant au goût des autorités gouvernementales décidées à liquider politiquement cette puissance armée. Sa neutralisation se fait non sans mal. La grande mobilisation protestataire de la Résistance, organisée à Bruxelles le 26 novembre 1944 à l’instigation des communistes, dégénère. “Deux mois seulement après la Libération, des gendarmes tirent sur des résistants. L’image est déplorable“, poursuit l’historien de l’ULB.

Terroriste, brigand, opportuniste : vilaine réputation

Ce gros incident ne fait qu’alimenter une réputation déjà peu flatteuse. Celle du résistant terroriste, de l’irresponsable pointé comme la cause de  représailles sur des innocents, quelque 300 otages exécutés sous l’Occupation. Celle du résistant brigand, braqueur de banques ou de bureaux de poste pour son enrichissement personnel et resté souvent impuni à la Libération. “Des faits de banditisme ont été commis sous couvert d’actions de résistance. Un arrêté-loi d’amnistie, pris à la Libération, couvre les actes commis par la Résistance pendant une période de quarante et un jours après la Libération», relate l’historien Pieter Lagrou (ULB). Un “mur du silence” inciterait la justice non militaire à détourner le regard sur des dérapages. Et, par-dessus tout, s’ancre l’image du résistant de “la vingt-cinquième heure”, que l’on moque pour avoir pris le train en marche.

© belgiumwwii.be

La Résistance est mal aimée, méprisée, souvent déconsidérée, parfois tournée en ridicule», prolonge José Gotovitch. C’est un injuste procès qui lui est vite intenté. “Il est absolument indispensable de relever combien les résistants ont été des héros. Ils ont osé, dans un régime d’oppression terrifiant, poser des actes qui mettaient automatiquement leur vie et celle de leurs proches en danger de mort. Et ces actes étaient motivés par des convictions de divers ordres, mais en aucune façon par un intérêt quelconque ! Il faut souligner combien la vie d’un clandestin était taraudée par la peur permanente, l’inconfort, les difficultés matérielles et psychologiques. Alors que le collaborateur se mettait à l’abri d’un pouvoir dominant, sans règles, le résistant choisissait la précarité et la détention, la torture ou la mort au bout du chemin…”

Trop de résistants nuit à la Résistance

Celles et ceux qui peuvent revendiquer ce parcours du combattant de l’ombre ont été résistants civils, ont œuvré dans la presse clandestine, opéré comme agents de renseignement et d’action : à la Libération, ceux-là sont triés sur le volet, font l’objet d’enquêtes rigoureuses et n’obtiennent une reconnaissance de leur statut que preuves de leur engagement à l’appui. Mais cette élite de 40 000 hommes et femmes se retrouve victime de la loi du nombre.

La poignée de résistants qui a tôt émergé de l’apathie générale issue de la défaite de mai 1940 s’était naturellement étoffée à mesure que la fortune des armes changeait de camp. Mais, rappelle Fabrice Maerten, “même en 1943-1944, la Résistance reste un phénomène largement minoritaire, touchant tout au plus 2 à 3 % de la population de 16 à 65 ans.” A l’été 1944, elle rassemble néanmoins entre 100 000 et 150 000 hommes et femmes.

A la Libération, on se bouscule donc au portillon. On se presse pour récolter  une miette de reconnaissance nationale et pouvoir épingler un brevet de résistant armé à sa carte de visite. “On jette aux “résistants” des grades et des décorations, comme on jetterait un os. De manière arbitraire”, pointe José Gotovitch. Il suffit d’un formulaire type à remplir, d’un parrainage à obtenir, et le tour est souvent joué.

L’historien Pieter Lagrou (ULB) a minutieusement étudié ces grandes manœuvres d’un goût parfois douteux. “Il incombait à chaque mouvement de délivrer les certificats de ses propres adhérents. Non seulement aucun contrôle n’était exercé sur la procédure de reconnaissance des membres des mouvements, mais chacun d’entre eux avait intérêt à gonfler ses effectifs pour apparaître comme le plus important et atteindre les quotas ouvrant aux grades d’officier supérieur. Les responsables des mouvements qui contrôlaient ces procédures en étaient d’ailleurs les principaux bénéficiaires. Ils recrutaient ouvertement, par voie de presse, de nouveaux candidats pour le titre de “résistant armé“.”

Malsaine émulation et vraie incitation à “faire du chiffre”. C’est la porte ouverte au copinage, au clientélisme, à des combines et des bavures. “La reconnaissance du statut de résistance armé donne lieu à des scandales politiques.” Certains qui se sont compromis sous l’Occupation s’infiltrent dans les brèches en s’inventant une conduite de combattant clandestin, protections politiques aidant.

Moralité: sur plus de 141 000 demandes de certificat d’appartenance à un mouvement de résistance armée, 12 000 seulement seront déboutées. Au final, la Belgique aligne un peu plus de 200 000 résistants reconnus. Alain Colignon, historien au Cegesoma, rapporte que l’énormité du chiffre, parvenue aux oreilles du général Alexander von Falkenhausen, aurait fait beaucoup ricaner l’ex-chef militaire de la Belgique occupée… Trop de résistants nuit à la Résistance, submergée “par une vague de scepticisme”, poursuit Pieter Lagrou : “Le milieu de la Résistance est saturé par le poids de la suspicion, y compris à l’égard de ceux qui avaient été torturés. Car, et c’est là aussi un point toujours sensible à soulever aujourd’hui, pratiquement tout qui a résisté a fini par parler sous la torture.” Rares sont ceux, même s’ils sont exaltés comme des héros, à ne pas avoir aussi “craqué”.

La Résistance, affaire royalement classée

A la guerre comme à la guerre. Les organisations de résistance se sont mises en ordre de bataille pour affronter la Question royale, la grande affaire qui  déchire le pays à la Libération et achève de brouiller les cartes. L’unanimité de façade de la Résistance se fracasse sur la personne du roi et son attitude ambiguë sous l’Occupation. Léopold III, roi prisonnier et premier des résistants ? Certains tentent de le faire croire. “Par ricochet, la coalition anti-royaliste, au pouvoir d’août 1945 à mars 1947, se présente comme ‘le gouvernement de la résistance’. Elle s’approprie la postérité de la résistance et de l’antifascisme“, relève Pieter Lagrou.

© provincedeliege.be

Voter ‘résistance’ ou taper ‘collaboration’ : tel est un des enjeux de la campagne électorale du premier scrutin national de l’après-guerre, en février 1946. Le divorce se consommera dans les urnes de la consultation populaire organisée en 1950 sur le maintien ou non de Léopold III sur le trône. La messe est un peu vite dite : La Flandre se rallie au ‘roi collabo’, tandis que la Wallonie se voit et se croit résistante.

La nébuleuse de la Résistance vient de faire étalage de ses multiples visages : ils vont de l’extrême gauche à l’extrême droite. Elle a rappelé au passage que les grands résistants ne sont pas forcément de grands démocrates mais peuvent afficher des penchants autoritaires, voire fascisants. Et que sous la
botte allemande, la résistance de droite envisageait le système politique de la Belgique d’après-guerre dans le cadre d’un Ordre nouveau, à construire autour de la personne du roi Léopold III. Rideau, on choisit d’en rester là.

Le malaise engendré par l’Affaire royale conduit à un accord tacite entre tous les partis pour faire l’impasse sur l’histoire de la guerre et donc de la Résistance“, reprend José Gotovitch. Le voile pudiquement jeté l’est avec d’autant moins de scrupules que rares sont ces partis à pouvoir prétendre entretenir la flamme du souvenir. “L’image globale de la Résistance a souffert de l’attitude des forces politiques traditionnelles. Elles s’étaient peu impliquées dans le mouvement résistant ou alors à la fin de la guerre, par opportunisme. Elles étaient restées au balcon“, indique Fabrice Maerten.

Les communistes, les seuls à s’être investis sans retenue dans la lutte contre l’occupant nazi à dater de l’invasion allemande de l’Union soviétique en juin 1941, pourraient capitaliser sur cet engagement qui leur vaut un éphémère prestige à la Libération. La peur du rouge, sur fond de début de guerre froide, les écarte vite de l’avant-scène politique.

Le résistant, ce ringard

Le résistant se sent vite seul. Il vieillit mal, plus mal que le collabo. Parce que la roue de l’histoire en fait un orphelin de la patrie pour laquelle il a risqué sa vie. “A partir des années 1960, sa référence principale, le patriotisme, devient malaisée à utiliser“, enchaîne Fabrice Maerten. Le musée de la Résistance qu’on lui avait promis ne verra pas le jour car “dès 1946, sa dotation est supprimée“. José Gotovitch abonde : “Le résistant apparaît comme un homme du passé, qui s’accroche au drapeau belge“, à ces couleurs nationales de plus en plus passées. “La Résistance échoue à se doter d’une com adaptée. Son vocabulaire patriotique est jugé ringard. On n’a pas su lui donner autre chose que des petits drapeaux à agiter et les grands sentiments de noblesse et de courage à transmettre.

La Belgique n’est pas non plus la France : elle n’a ni Chant des partisans, ni figure magnifiée pour incarner véritablement sa Résistance et continuer à exalter son combat. Son héritage est trop composite, trop disputé, pour avoir su engendrer comme dans la République, un Jean Moulin, le couple Raymond et Lucie Aubrac, un Stéphane Hessel. Côté francophone, le liégeois Arthur Haulot, prisonnier politique disparu en 2005, a été souvent seul à offrir un visage à la lutte clandestine et à la déportation en camp de concentration.

On est en Belgique, ce pays qui préfère cultiver ce qui le divise. “La commémoration de la guerre devient un des champs de bataille des conflits linguistiques en Belgique“, épingle Pieter Lagrou. C’est le coup de grâce. L’identité wallonne en construction aime se ranger sous la bannière de l’antifascisme et de la Résistance pour mieux renvoyer implicitement à une Flandre “noire” et collaboratrice. Les chiffres ne mentent pas toujours : les Flamands, 54 % de la population belge sous l’Occupation, n’ont été que 30 à 35 % à entrer en résistance.

Un héros de plus en plus inaudible
© le vif – l’express

Et pendant que le résistant sent le sol de la Belgique unitaire se dérober sous ses pieds, son meilleur ennemi redresse la tête au nord du pays. Là où on a largement tourné le dos à la Résistance, jusqu’à lui tenir rigueur de ses actes. Le collabo ne se cache plus, ne se tait plus en Flandre. Il peut s’épancher sur l’injuste sort qu’il prétend lui avoir été réservé, sans encourir de réprobation. Bien au contraire, le tam-tam actionné par une poignée d’intellectuels qui s’étaient fourvoyés dans la collaboration trouve un écho favorable au sein de leurs réseaux catholiques et nationalistes flamands. Ils en usent comme d’un mégaphone pour se mettre à réclamer l’amnistie, cet effacement de leurs condamnations qui serait synonyme d’oubli pur et simple des actes punis. Dès les élections de 1958, un nouveau parti nationaliste fait campagne sur la promesse d’œuvrer en ce sens.

C’est une gifle au visage du résistant, qu’assume sans états d’âme une majorité de l’opinion flamande, surtout si elle est catholique. “Cette opinion finit par choisir la cause de la collaboration flamande, qui aurait été victime d’une épuration partisane et démesurée“, expose Pieter Lagrou. Elle se conforme en cela à la ligne du parti dominant en Flandre, le CVP. Lequel opte délibérément pour “l’accommodement raisonnable avec la collaboration plutôt que pour l’héroïsme de la Résistance“, complète Bruno De Wever, historien à l’université de Gand. Tout est affaire de stratégie politique et de calcul électoraliste : faute d’avoir pu se réapproprier l’auréole des résistants, le parti catholique s’empresse de récupérer l’électorat orphelin du VNV fasciste et collaborationniste.

Longue vie au collabo flamand. VU hier, N-VA aujourd’hui, des élus se chargent de le ramener épisodiquement sur le devant de la scène politico-médiatique. En ne dédaignant pas s’afficher en sa présence, en ne rechignant pas à justifier à mots plus ou moins couverts son engagement passé.

Il y a belle lurette que le résistant, lui, a cessé de faire les gros titres des journaux et de défrayer la chronique. Parfois par volonté farouche de se faire oublier. Comme parmi ces ex-agents des services de renseignement et d’action, les as des coups durs sous l’Occupation. Robin Libert, président de leur royale Union (Rusra), s’emploie à les sortir de l’anonymat. Le temps presse, les rangs se dégarnissent : “Sur les 18 000 agents reconnus, ils ne sont plus que 37 en vie. Mais plusieurs d’entre eux conservent le drill de garder le silence.” Jusque dans la tombe. Fidèles à la consigne : “Nous avons vécu dans l’ombre. Restons dans l’ombre. »

d’après Pierre HAVAUX, levif.be


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Engagez-vous, rengagez-vous, qu’ils disaient…

LANZMANN : Shoah (1985)

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, 5 juillet 2018] Le film Shoah du Français Claude LANZMANN (1925-2018) est entré dans l’histoire du cinéma, par sa durée (9h30), sa forme (pas d’images d’archives) et son propos : raconter ‘l’indicible’, l’extermination systématique des Juifs par les nazis.

Le mot ‘Shoah’ -il apparaît dans la Bible et signifie en hébreu ‘anéantissement’– s’est désormais imposé dans le langage courant. “On s’est mis partout à dire ‘la Shoah’, ce nom a supplanté ‘Holocauste‘, ‘Génocide‘ ou ‘Solution finale“, selon le réalisateur.

Des milliers d’articles, d’études, de débats ont été consacrés à ce documentaire, sorti en 1985 et maintes fois récompensé -notamment par un César d’honneur en 1986-, vu par des dizaines de millions de spectateurs dans le monde entier, enseigné dans les écoles. Shoah traite uniquement des camps d’extermination en Pologne (ce qui a longtemps été dénoncé par les autorités de ce pays) : Chelmno, Treblinka, Auschwitz-Birkenau. Il raconte aussi le processus d’élimination du ghetto de Varsovie.

Durant dix campagnes de tournage, le cinéaste a méthodiquement suivi les traces de l’infamie, identifiant les lieux du génocide et écoutant des survivants et des témoins des camps. Peu de séquences ont été rejouées ou préparées. Claude Lanzmann a parfois été contraint d’utiliser un faux nom, des faux papiers et une caméra cachée pour interroger d’anciens nazis : “Shoah est, à beaucoup d’égards, une investigation policière, et même un western dans certaines parties.

Ce film d’histoire au présent, selon lui, ne comprend aucun commentaires d’experts ou d’historiens. “Il n’y a aucune voix off pour dire quoi penser, pour relier de l’extérieur les scènes entre elles. Ces facilités, propres à ce qu’on appelle classiquement un documentaire, ne sont pas autorisées dans Shoah”, a-t-il expliqué.

‘Course de relais’ de 12 ans

Sa réalisation fut une aventure de longue haleine puisque la préparation et le tournage s’échelonnèrent de 1974 à 1981 et que le montage (il y eut 350 heures de prises de vues !) dura presque 5 ans.

Je n’ai jamais cessé de me battre avec et pour ce film, qui était une course de relais de douze interminables années. J’ai eu la force et la folie de prendre mon temps, c’est ce dont je suis le plus fier, je n’ai obéi qu’à ma propre loi“, a expliqué Claude Lanzmann, en allusion aux divers problèmes (notamment financiers) rencontrés.

Parmi plusieurs scènes d’anthologie, figure celle de ce coiffeur, visage plein cadre, racontant avec peine comment il coupait les cheveux des femmes avant d’entrer dans la chambre à gaz. Sans pouvoir leur dire ce qui les attendait, sous peine de partir dans la mort avec elles. Claude Lanzmann a recherché cet homme pendant des années, avant de le retrouver en Israël et d’avoir l’idée de le filmer en train de raconter son histoire… dans un salon de coiffure près de Tel-Aviv. “On m’a souvent reproché mon sadisme dans les questions. C’est faux, c’est un accouchement fraternel. Les larmes du coiffeur sont pour moi le sceau de la vérité“, a souligné le réalisateur.

Le film a été présenté en 2012 en Turquie. Selon l’association Projet Aladin (qui milite notamment pour un rapprochement entre juifs et musulmans), c’est la première fois qu’il a été diffusé sur une chaîne publique dans un pays musulman.

Claude Lanzmann a reçu un Ours d’or d’honneur à la Berlinale en 2013 pour l’ensemble de son oeuvre, récompense qui eut bien sûr un retentissement particulier : “j’ai toujours pensé que Shoah aiderait profondément les Allemands à se confronter à ce terrible passé.


Lanzmann, Sartre et de Beauvoir à table…

[FRANCECULTURE.FR] Claude Lanzmann est né le 27 novembre 1925 dans une famille d’origine juive d’Europe de l’Est. Pendant la guerre il s’engage dans les Jeunesses communistes et dans la Résistance à Clermont-Ferrand. A la sortie de la guerre, il suit des études de philosophie puis il décide de partir enseigner à Berlin. De retour en France il se lance dans une carrière de journaliste et rencontre en 1952 Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre qui lui propose de participer au comité de rédaction des Temps modernes. Il devient le compagnon de Simone de Beauvoir durant sept ans. Dans les années 70, Claude Lanzmann s’ouvre au cinéma avec des films documentaires comme Pourquoi Israël (1973) et le monumental Shoah d’une durée de 9 heures 30, sorti en 1985, fruit de douze années de travail autour de la parole des protagonistes des camps de concentration. Il tourne également Tsahal en 1994 ou encore Le dernier des injustes en 2013. En 2017 il s’éloigne de la question juive et consacre un film à la Corée du Nord, Napalm. En 2009, il publie un livre de mémoire Le Lièvre de Patagonie (Gallimard). Il est mort le 5 juillet 2018, à Paris.


[LEMONDE.FR, 5 juillet 2018] Claude Lanzmann, à propos de « Shoah », en 2005 : “Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.” Comment nommer l’innommable ? Le cinéaste expliquait, en 2005 au journal Le Monde, comment il avait finalement choisi d’utiliser ce mot de Shoah pour son film qui retrace les horreurs nazies :

(…) Au cours des onze années durant lesquelles j’ai travaillé à sa réalisation, je n’ai donc pas eu de nom pour le film. Holocauste, par sa connotation sacrificielle et religieuse, était irrecevable ; il avait en outre déjà été utilisé. Mais un film, pour des raisons administratives, doit avoir un titre. J’en ai tenté plusieurs, tous insatisfaisants.

La vérité est qu’il n’y avait pas de nom pour ce que je n’osais même pas alors appeler “l’événement”. Par-devers moi et comme en secret, je disais “la Chose”. C’était une façon de nommer l’innommable. Comment aurait-il pu y avoir un nom pour ce qui était absolument sans précédent dans l’histoire des hommes ? Si j’avais pu ne pas nommer mon film, je l’aurais fait.

Le mot Shoah s’est imposé à moi tout à la fin parce que, n’entendant pas l’hébreu, je n’en comprenais pas le sens, ce qui était encore une façon de ne pas nommer. Mais, pour ceux qui parlent l’hébreu, Shoah est tout aussi inadéquat. Le terme apparaît dans la Bible à plusieurs reprises. Il signifie “catastrophe”, “destruction”, “anéantissement”, il peut s’agir d’un tremblement de terre ou d’un déluge.

Des rabbins ont arbitrairement décidé après la guerre qu’il désignerait “la Chose”. Pour moi, Shoah était un signifiant sans signifié, une profération brève, opaque, un mot impénétrable, infracassable, comme un noyau atomique.

Quand Georges Cravenne, qui avait pris sur lui l’organisation de la première du film au Théâtre de l’Empire, m’a demandé quel était son titre, j’ai répondu : Shoah.
– Qu’est-ce que cela veut dire ?
– Je ne sais pas, cela veut dire ‘Shoah’.
– Mais il faut traduire, personne ne comprendra.
– C’est précisément ce que je veux, que personne ne comprenne.

Je me suis battu pour imposer Shoah sans savoir que je procédais ainsi à un acte radical de nomination, puisque presque aussitôt le titre du film est devenu, en de nombreuses langues, le nom même de l’événement dans son absolue singularité. Le film a été d’emblée éponyme, on s’est mis partout à dire la Shoah. L’identification entre le film et ce qu’il représente va si loin que des téméraires parlent de moi comme de ‘l’auteur de la Shoah’, ce à quoi je ne puis que répondre : “Non, moi, c’est Shoah, ‘la Shoah’, c’est Hitler.”


SHOAH

Réalisation : Claude Lanzmann | Image : Dominique Chapuis, Jimmy Glasberg, William Lubtchansky | Son : Bernard Aubouy | Montage : Ziva Postec, Anna Ruiz | Coproduction : Les Films Aleph, Historia Films, Ministère de la Culture | France, 1985, 570′


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Voir encore…

PAGNOULLE : Trois poètes, trois plaidoyers pour la paix

Temps de lecture : 3 minutes >

La violence est partout, sous des formes infiniment diverses, mais la force de la poésie aussi, qui la renvoie dans les cordes. Notre espèce va peut-être disparaître ; nous nous préparons en tout cas un avenir difficile. Mais nous savons faire chanter les mots… comme un solo de saxophone ténor. 

Les trois textes proposés ici ont été écrits en réaction à des agressions distinctes et lancent leur appel de détresse selon des modalités bien différentes, même s’il me semble que pour tous les trois il est possible de parler de poésie épique.

La Mère des batailles, de Michael HULSE (né à Stoke-on-Trent en 1955), a été écrit en réaction à la première guerre du Golfe en 1991, quand l’Irak de Saddam Hussein avait annexé le Koweït pour des raisons historiques et afin de se ménager un accès à la mer et s’était tout aussitôt fait déloger par une coalition de 35 pays menée par les États-Unis. Hulse condamne la violence militaire à travers l’ancien mythe d’Inanna/Ishtar dépouillée peu à peu d’attributs très contemporains jusqu’à se retrouver ‘nue et sans défense’. La rédaction de ce poème est datée du 11 février 1991, avant même la fin de la seconde phase de ce conflit. Il a été publié la même année avec une préface de l’archéologue Nancy Sandars et une postface de l’auteur.

Nouvelle Babel, de Leonard SCHWARTZ (poète juif né à New York en 1963), nous emporte en versets généreux avec une fougue, une respiration, une verve très whitmaniennes [1]. Schwartz y exprime sa colère, son indignation, sa compassion devant les représailles des États-Unis contre l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Comme Hulse, il s’est inspiré de coupures de journaux, ainsi d’un article de presse sur la destruction du village afghan de Madou dans la partie numérotée 2. La référence à Babel est ambivalente. S’il s’agit d’abord, selon la lecture traditionnelle du texte biblique, de l’orgueil des Tours jumelles, symbole d’une insolente hégémonie,  la ‘nouvelle Babel’, c’est tout le contraire, c’est la jubilation de la langue et des langues, c’est le plaisir sensuel de l’acte transgressif, c’est, tout à fait explicitement dans la cinquième partie (numérotée 4 puisque la première porte le numéro 0), en écho à la réflexion d’Alexis Nouss sur le sens de Babel [2], l’affirmation d’un “devenir nouveau offert à l’homme” (en opposition à toute forme de contrôle totalitaire) et accomplissement d’une jouissance intérieure et partagée, loin du chaos du commerce inégal et des guerres impériales. Dès le deuxième verset, Babel se dédouble en ‘babil’, la langue qui se cherche dans la bouche de l’enfant, la parole quand elle est encore pur plaisir des sons.

Ark, de Kamau BRATHWAITE (1930-2020, poète, essayiste, historien, né et mort à la Barbade, ayant vécu à Cambridge, au Ghana, à la Jamaïque et à New-York), associe une élégie aux morts du 11 septembre 2001 (faisant également appel à des citations tirées de programmes d’informations) et la célébration de la vie dans le solo de saxophone ténor de Coleman Hawkins, body & soul. L’autre titre de ce poème est Hawk, comme le surnom donné au saxophoniste “Mighty Hawk” ; mais dans un contexte étatsunien, ce terme peut évoquer le contraire de ce que convoque Brathwaite, l’agressivité guerrière des Faucons, alors que ARK, l’arche, est associée à la réconciliation, à l’accueil, à l’inclusion. En contrepoint de l’envolée musicale, chute et effondrement sont omniprésents dès les premières pages, y compris dans l’écho de la comptine “London Bridge is Falling Down” (devenu Rollins Bridge). L’effondrement des tours jumelles est mis en regard de massacres perpétrés par l’armée étatsunienne (ainsi l’agent Ornage est l’agent Orange, le défoliant dont les conséquences sur la fertilité et la santé des nouveaux nés se font encore sentir aujourd’hui) ou par des consortiums industriels, comme la tragédie de Bhopal. L’emprise de la violence aveugle est soulignée également par de nombreuses références à des tueries racistes, des violences policières, des actes de négligences industrielles aux conséquences tragiques.  Les dernières pages, hésitantes puis triomphales, nous ramène à la beauté pure, au solo de Colin Hawkins.

Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir.

Christine Pagnoulle, traductrice


Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir…
    1. HULSE Michael, La mère des batailles (1991) traduit de The Mother of Battle (Hull : Littlewood Arc, 1991) ;
    2. SCHWARTZ Leonard, Nouvelle Babel (2016) traduit de The New Babel in  The Tower of Diverse Shores (Jersey City NJ : Talisman House, 2003) ;
    3. BRATHWAITE Kamau, Ark (2004) traduit de Ark (New York & Kingston : Savacou North, 2004).

Traduire, c’est trahir ?

BRATHWAITE : Ark (poème, 2004, trad. Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 18 minutes >

Le dernier Body_Soul de Hawk
chez Ronnie Scott à Londres
11 septembre 1968 _ suite

Hawk

dans un linceul de miroirs. ondées. hanté par les Jumelles
. voix de câbles croulants. Tours terr
-assées longtemps avant son temps ici fulg. urant l’avenir

  Rollins Bridge is fallin down

à londres . où il arrive
ce tournoy-
ant temps doré

 arbres cédant leurs feuilles

tôt comme ceci . cette saison trottoir précoce automne crissant
esprits vol.ants blancs comme chute
de neige chute de chagrin

 dans le froid

embrassant l’air tendre qui ne peut te
soutenir pas
de chaude pirogue mon sonûgal

 qui ne peut . qui ne peut te soutenir
o mon amour mes pétales fra-
giles fanés flétris

 pétales d’amour de toi ce temps doré à lon-
dres précoce automne du premier temps  s’effeuil-
lant brû-
lant les

traîttoirs
et les marronniers. et tourner
le dernier coin s’engouffrer chez Ronnie Scott

les lumières baissées déjà même au bar
la salle bondée tendue serveurs silencieux
ce soir. là toutes ces années

un son jamais vu
jusqu’ici . monte sur scène aux applaudissements frémissants
sous le choc pour toutes les fois où nous tendons

nos oreilles à sa force fruitée, au tonnerre
le saut
souple du Missouri stomp en do dièse

                                                                                          au
blues country uptempo. la grâce
brune convaincante insoucieuse de Hawk qui approche

qui maintenant se dresse len. tement sous les spots de Londres
dégingandé et frêle . crinière clairsemée et grise
la musique qu’il commence à balancer si im-

perceptible juste un rêve sur
ses lèvres . les premières notes chu-
chotant quelque chose comme la mort

de toutes les certitudes connues .
nos usages . notre force
fonçant à tombeau ouvert les tombereaux

de notre avenir caram.
bolent et soudain dans cette intimité inaugurale
il semble ne pouvoir jouer les créatures de dieu petites et grandes

pourraient ne pas avoir la force de faire swinguer
son souffle dans cette embouchure courbe de plastique placide
la faire respirer

et sûr . et la faire frissonner vivace comme les tours
de sa métropole ouvrant nos oreilles pour nous clore les yeux aux sourires
et nous rassembler en un moment

magique que lui seul pourrait calmerde myrrhe et de sel d’anageda & de cannelle sur notre
chair

Et alors le souffle revient . lent . vacill-
ant d’abord
et puis il semble chambouler inconnue dangereuse

une lumière
bien loin à l’horizon  . frais
vols clign/otants, une grande flotte traversant la fluide

nuit & l’air là-haut
une grande marée montant montant ostinato  vers lui sur le
podium grand

maintenant . le saxo s’étirant argenté jusqu’à envelopper
l’or du cor . et c’est à nouveau Hawk
et nouveau . le doux cri soulevant les plumes de tous les sons

autour de lui .  pli-
é et déployé comme le chœur presque chant
du coq nous atteint  dans cet air distant de New

York par delà ce que nous appelons vieillesse . infirmité . la perte
de l’el dorado le para. box du para. dés . vie
dans ce petit jeu roulant de pirogue chauvirant au hasard.

Car ceci est quelque chose d’autre . autre autre
chose . loin loin au-delà de ce que jamais nous aurions conçu . anti-
cipé quand commence la muse

ique. croyons
que nous connaissons de la muse
doucement rageuse piège et image et collage . croyons
que nous partageons l’homme qui fait cette mus . ante musique

et que avec la folie faite hommes en cette saison
d’été indien et pastoral il n’y aurait pas déclin de pouvoirs .
nos hanti. cipations là en plein éveil et presque toutes ac-
complies . pas encore l’hésitation en suspens . cuivrée . coupable

les yeux liquides séduisent  bercent scintillent la pause
avant que les clés ne commencent à tourner
le coin du globe . et ainsi malgré la chute
des pétales de prière – rien ne se fanerait – ne se flétrirait.

Mais ceci est quelque chose d’autre . autre autre
hose
autre autre chose au-delà du paradigme
loin loin au-delà de la limite

            du para .
dés . que ce que nous faisons . faisons bien pourrait bien
durer longtemps longtemps après que le premier souffle dé-

faille . après la chute des dernières feuilles des dernières graines
à travers cet air de Londres la mince
et creuse image de Hawk

seul enclos dans la lumière
comblant lentement son ombre  au pied du
micro. le premier pas

gauche, tout tout premier pas. première
attaque confiante de notes legba . écar-
tant le silence pour que l’homme se remette à marcher sur

la fraîche eau laconique . ploy-
ant les genoux pour saluer la sensation
du pouvoir qui revient

les pétales . accordages . les sombres roses de magnolias
les changements . riffs
flamboyants

ainsi le bassiste  peut reprendre sa pose voûtée son sourire habi.
tuel . cuivre betcha betcha des cymbales et radar gloussant tzi
ing aper. cevant où nous sommes
à avancer ensemble vers le Nil fertile

nous souvenant redevenant entiers & puissants
les paniers de bolgatanga débordants & oranges
généreuses & radeaux de canne à sucre . jus

frais sirop de tamarinier. à mi chemin de l’allée
le saxophone axe + axé mijotant la salle d’obscurité enfumée
avec une gaie. té que nous savons maintenant ravie à nos yeux par

trop d’inattention . lourdeur langueur lassitude morne
désespoir impuissant ravageur
le clapotis brisé de l’eau qui s’infiltre dans notre unique pirogue
. peut-être notre dernier bon temps à londres

mais un jour certain de l’avenir de new
york.  sa majesté magique énigmatique fleuris-
sant la salle . la lueur de son

corps le seul mot que nous ayons pour ce qui est – cet éber-
luement autour de ces tours futures de son chef d’œuvre solo
se dressant à nouveau sonore vers la croix d’argent

d’un jet qui approche . disséquant dans le bleu
la pleine mosquée et présages blancs de la lune
juste des après-midis avant . haut au-dessus de Berkeley Square .
au-dessus de

Heroes Square . au dessus de Washington Square. Wall Street
Canal. Le cimetière des nègress. corps . corps . corps . corps
se déver-

sant de ce sombre stromboli de Man-
hattan dans de confuses catacombes de dis-
parition d’amour et grâce et douleur & brûlure persistante .

le cénote de cristal effondré . les
tôles styrées fendues éclatées spiralant du volcan
muet en cloche de fumée

leurs vitres . éparpillées en mélopées étranglées
vers la valence mascarade d’un sol lointain.   le chant
brumeux montant des puits du carnage . quelque part .  quelque

pesant don-
jon errant parfum lointain échec de l’ibis
cette nourriture & promesse d’un miracle . mais pas encore pas

encore. même si nous le savons en route tandis que nous comptons
les maux les morts les mutilés le grincement le coût écra.sant
les débris les petits les aveugles tombant de l’air carbone

& claquements lacérations des blessés
amassés . odeur de carnage
de chair tordue et imprimée sur les fers . chair

devenue sel . sel de-
venu brandon gruau carbonisé cendres cendres éclair de
larmes . les larmes au bout des doigts comme goudron

le noir collant  brouillages brûlés bombardés
lacérés le diamant
les gens marchent sur leur cœur en bouillie & vivent ds la lune

et d’autres s’arrêtent écartelés à demi vivants attendent
montée d’une burka de poussière & monstre tout autour
de nous dans ces vagues rugissantes et ventre de rage qui chuchote maintenant

un al-quaida lové noyé devant nous et sous nous
bien-aimés descendus  dans les arêtes de tonnerre démoniaque
descendus disparus dans la ruée as . pirée d’air
hurlant de lave et de cimetière mes petites filles chéries chéries

o hurlez héros . Hiroshima . au quelle dommage
. quel Agent Ornage kora

 soufflées avec leurs rubans . précipitées dans le caniveau
leurs douces huiles rouges
tachent le silence de parking et sifflement de minuit nucléaire
éveillant lentement les larges trottoirs blanchissant s’élargissant

toc toc à la porte des cieux

mon oncle du Coin des Bonnes Affaires chez Filene
n’ira plus jamais y acheter ni là ni nulle part si merveilleusement .
sa lèvre de titane cell.ulaire si affamée naguère de donner des
nouvelles ne se plaindra plus du 92e étage

on n’a pas trouvé son corps . on n’a pas trouvé son téléphone
quelque part dans le vaste fleuve béant des plénitudes de la
blessure de la ville . il est aveugle ligoté et béd.ouin échoué

on ne peut même pas partager le chuchotement sans voix sans
fil de son destin . pas savoir s’il a sauté ou brûlé
pas savoir s’il est encore là-haut s’il est tombé

Et ainsi ce matin veille de sans lumière ni choix
je ne puis nager
la pierre . je ne puis m’accrocher à l’eau . je me noie
j’avale abandonné . je tourne et dé-

vale dans la peur suffocante . une nuit si profonde qu’elle fait
tourner et pleurer la file d’araignées de l’avenir que l’on voit fil-
ant ici leur voix d’argent
de larmes . les bijoux de leurs yeux sans . paupières ni éclat

à travers les coups de cette éternité . je me débats, je brûle
et quand j’émerge léviathan des profondeurs .
noire luit ma peau
de phoque . de noirs galets é . dentés minent la rive

hantée par poussière et brome
montres bracelets sans marée
ni son
communion sans mains

brisées   x-
plosions de frustrations . drones .
transsubstantiation de la sueur
de haine . les lèvres rubis absentes

sur le bord tremblant
du vin . je m’éveille au top
pour te dire que dans ces eaux sonores de mon pays

il n’y a ni racine ni espoir ni nuage ni rêve ni barque à voile
ni miracle tentateur . bonjour ne peut com
penser mauvaise nuit  nos dents ricanent mordent

même l’acier en fusion
des rencontres vespérales d’anges sans défense
dans ce nouveau jardin fermier des délices de la terre

cet inconnu d’injustices vacillant
descendant brinqueballant la roue et cime-
tière du vent . les rues étroites comme des en faux

air clair pour un moment . claire
innocence où nous courons si si si si nombreux . la foule
qui coule

sur le pont de Brooklyn . si si nombreux . je ne pensais pas que la
mort en avait défait autant
. se fond dans ce qui devient soupir
fanal lumineux de l’avenue vide à jamais

notre âme parfois déjà loin devant nos apparences
et notre vie se retourne
sel comme à Bhuj à Grenade . Guernica . Amritsar . Tadjikistan

les cités hagardes frappées par le soufre des plaines
de l’Etna . Pelée . Naples et Krakatoa
les jeunes mères enfants veuves à la vitre prostituées

revoient le passé comme en Bosnie . au Soudan . à Tchernobyl
Oaxaca terremoto incomprehende . al’fata el Janin . à Bhopal
bébés tètent le lait toxique . nos langues empâtées alourdies

s’habituent à quel est le mot qu’il n’y a pas en français
au-delà de Schadenfreude pas pas du tout
comme fado dodona ou duende  ce moment sur un pic à Darien

Balboa ü Mai Lai

Ainsi donc quel est le mot
pour cette haute poutre de suicide . la colombe de la corde
étouffant la gorge qui roucoule doucement des prêtres de la                                                                                                      réussite

le choc

de votre mort dans la fission du bourbier
de la dette. gâchis . vif-argent virant à sable
mouvant et déversoir . boyaux mous de sida de Mon Frère . les

jeunes saturés du goût de la mort dans le chaudron d’eau bosselé
quel prophète ma langue
avec la perte tsunami de Ma Mère le Nom, l’é-

 

chec de l’espoir d’angéliques tombées. les alphabets s’entassent
à l’envers dans ma bouche
de mélasses . bandalou . babel. et l’écrou-

lement du plâtre sur ces voix ces partitions
dub rap hip-hop scouse . la chaîne
qui barre les marchés de Marrakech

mijotant de vieilles blessures de verbes disparus qui peuvent guérir
. de baptêmes disparus qui hurleront
ton nom du sommet du désastre. adjectifs déjà en-

volés en tintamarre . flânant dans la honte . le silence de pourriture
des non-cieux torrides . les horribles fours de kapo de la bête
sur l’aire à rat de ta syphilis. pied

plat de la peur . l’animal inconnu avide
qui est ta sœur sybille à la porte
du paradis les quatre

petites filles xplosées de Bir-
mingham cette ku-
klux chrétienne nuit de tabernacle à Sodome & Herero Alabama

flim

& terreur volant au vent Nyamata Rwanda . les pauvres de bom-
fin gouges de pierre et failles de nos pa-
lais décorés . la veuve aux roses à la vitre à . jamais cher-

chant dans la frus.tration sur le siège arrière criblé
de balles de sa limousine son héros héros de présidentiel époux et
son cer-

veau éclaté en confetti à Dallas . le champignon fuligineux de la
Mort Noire de Dieu à Nagasaki . les exploits de Pol Pot
la Grande Pyramide de Crânes du Roi Léopold au cœur du Congo

belge

comme Judas venu au Chriss . comme le léopard venu à l’agneau
juste sur ce sombre sol in.égal de catastrophe où bientôt
les visages sauriens dévastés des morts nous dévisageront

de leurs orbites cliquetants . le tendre langage irie
de leurs prières
douces lames d’yeux chandelles en psaumes de douleur et                                                                                                         innocence irie

de photos de ruines et jeunes cœurs clignotants d’ours
en peluche d’enfance contre l’encens des grilles noires
et luisantes des parcs . tous leurs oiseaux

partis
esprits de feuilles de cérémonies de verte végétation
partis

Rita Lasar Joseph O’Reilly Masuda wa.Sultan . ses neuf enfants
partis
Fitzroy St Rose l’Echelle de 16 mètres tant de mil tant de milliers

partis
il semble que presque tous ceux montés travailler là ils sont
partis

comme le jour où tu m’as fait avaler le bout de ma langue
dans les villages. en suivant les traces
de pas de moi-même moi-même . la détresse

de mes propres fleuves de cette chair
qui le ressent le sait Seigneur !
ma propre cendre mon propre alpha . mes propres limites de cri

comment tu m’as fait chanter ces étranges meschants dans un                                                                                                             étrange pays

si loin de musique sexe et saxo
& rien rien rien de neuf

tout naufrage
tout épave . et
tombant du bleu vers des champs sonores
Iran Irak Colombus Ayiti Colombo Beyrouth Manhattan                                                                          Afghanistan et toi

<

J’étais sur les marches du City Hall – dans toute cette poussière
et je savais que Terry [son mari, le capitaine de l’Equipe] devait être

. . . à un des étages, aussi haut qu’il pouvait atteindre . . . dans ce bâtiment . . .
car c’est ce que fait sa brigade . . . et quand j’ai vu tomber le bâtiment

j’ai su qu’il n’avait aucune chance

. . .

parfois je me tracasse à me demander s’il avait peur . . . mais . . . comme je le connais

je pense qu’il était concentré sur ce qu’il avait à faire . . . parfois ça me met en colère

[ici elle a un petit rire de chagrin]

. . . mais je ne crois pas qu’il . . .
je pense qu’à l’arrière de sa tête . . . il se demandait plus où
j’étais ? si j’étais assez loin . . . de ce qui se passait ?
Mais je ne pense pas qu’il envisageait . . . qu’il ne rentrerait pas à la maison

et parfois ça me met en colère . . . presque comme s’il ne me choisissait pas . . . ?
Mais je ne peux pas lui en vouloir . . . il faisait son travail…il était comme cela
et c’est pour cela que je l’aimais tant
. . .

. . . donc je ne peux pas le lui reprocher . . .
. . .
son ami Jim m’a dit qu’il a vu entrer Terry et Terry lui a dit
peut-être qu’on ne se reverra pas
et l’a embrassé sur la joue . . .  et il est monté . . . en courant

[dans la tourmente de flammes de marches hautes étroites brûlantes sans retour de la Tour Nord]

. . . quand le bâtiment est tombé . . .
. . . j’ai juste senti une déconnection totale dans mon cœur . . .
c’était juste comme si tout m’était juste arraché de la poitrine
. . .

je pensais que Terry était juste
. . .
i n c i n é r é
. . .
je grattais la poussière . . . du sol . . . en pensant qu’il était
dans la poussière

Bethe Petrone lors de l’hommage aux héros du 11 septembre
(HBO/Tv Memorial Tribute, le 26 May 2002)
pour elle-même si belle
et pour toutes les femmes du monde de ce poème – je voudrais avoir leurs
mots – à New-York, au Rwanda, à Kingston, en Irak, en Afghanistan
Quand son mari est mort le 11 sept. il ne savait même pas qu’elle était enceinte

J’ai perdu mon mari . . . mais je pense qu’il a fait . . .  de son mieux
. . . parce que je crois vraiment que quand Terry est arrivé au Ciel . . .
il avait tant de points en sa faveur qu’il a plaidé pour cet enfant parce qu’il savait
que ce serait la seule chose qui me sauverait
. . .

. . . Et . . . je pense que de ce point de vue . . .
. . .  j’ai eu . . .  [. . . ] . . . je vais vivre . . .  j’ai encore quelque chose de Terry . . .
. . . que je vais voir en mai . . .

Et tant de gens de la Pomme n’ont pas cela

alors je me dis que d’une façon . . .  j’ai eu de la chance . . .  mais sinon
[ici elle essaye de sourire]

. . . c’est clair . . .  je n’en ai pas eu
[et d’un geste elle fait excusez-moi]

>

Ainsi même en ce moment

rappelons-nous les pauvres et les déshérités
qui ont froid et faim. les damnés de la terre

 les malades de corps et d’esprit . ceux qui porteront
le sol en flammes la fracture du deuil sur leur visage
les estropiés les solitaires les anonymes sans amour à donner
ou recevoir

 les vieillards déglingués au nom de Dieu . les petits enfants
accordéon sans trace qui glanent dans les rues sans moisson de
Rio Mysore Srebrenica nul qui ne connaît ni ne connaîtra la pure
tendresse vivante aimante du Seigneur sur un autre rivage

Et la mélodie presque évanouie maintenant du solo
juste son doux frémissant écheveau d’archipels
juste walter johnson et les boys le soutenant  dans ce

cercle et mariage de lumière
dans l’harmonie de tes accords . les pétales repliés de métal cuivré se
déploient sur le ténor tintant qui tombe en lentes spirales
de ton chant

& tombent ici tels des plumes de moineaux mélancolies
o mon amour
mais dressés encore dressés là d’où tu as été précipité

en bas des murs de pourpre & d’orgueil & firmament
les riches demeures-prisons où pixie et yeux multiples
dégringolent dans le grondement

de la marée d’épines et de rochers . et de détritus . trônes
trônes renversés d’une Babylone où tu de-
meures . souillé . ce furent tant d’après-midi de lynchage

étrange fruit gravé de solitaires crucifixion où sont systéma-
tiquement cassés mains et os catatoniques tant
de cordes de guitare cassées . un tel dégât essentiel

dans des salles de bain aux carreaux blancs des palais de la police – le sentimental balai de gomorrhe
dépasse . o Hawk louima lové.  ton angoisse haïtienne brisée

°

avec ton frêle solo rageur
brûlant dans la lumière changeante de cette salle si bleue
si indigo

°

les plumes tom.bent vo.lent tom.bent é.chouent tom.
bent dans ce nouveau
monument new yorkais de froid mortel & aberfan

où tant de gloire  est un coup
de dés . soleil
vert si vif que les ombres quand on marche dessus

sont épines rouges & brû.lantes & muharram
. tant tant d’enfants abikù & nés
avec la mort et leurs histoires en lambeaux perdues et non-dites

°

Ces enfants font fils et mères
cte bande avec toi du monde trucidé
mais leurs godasses sans tête sans appui
baillent et rient . vi- sans abri les enfants de femmes
dant sang du IIImonde aban-
dans le sol donnés aux marches d’un hôpital
brûlant sur des trottoirs défoncés
pleine loi pleine rancoeur
ô reviens Black Hawk sur des sites
reviens reviens déconstruits sans lumière
  dans des brèches
monte au pignon des palais
le son noir plus fort dans les feuilles de bananier
qu’il laboure encore bien en vue . la cabine
des champs de patientes terrasses de service de nos
longs rugissements solitaires voitures de chemin
de maïs pour Ginsberg Whit- de fer . dans des touffes
man pour Hart de roseaux sans
Crane pour Louis Ornette tou- joie . dans l’osier
jours pour Rollins et pour bien tressé
Trane . pour vent pour le corbillard de métal
pièges pour tours tun- dans le cheval de Troie
nels sous blessures & sous terre mental . trois cent
et sous fleuve . esca- cinquante hommes du feu
liers se déver- eux
sant sans fin mêmes de-
dans le vide venus feu . les machines
sans issue sans sur- de braise ardente de
prenante échappée sans leurs yeux hurlant
grâce salvatrice encore ishak me-
pour tous les shak et abednegro

Αinsi vivons-nous maintenant
à l’intérieur de cet après-midi
crépusculaire . bonne

journée je répète
ne peut compenser mauvaise
nuit . nos dents ricanent

mordent
même des anges
impuissants dans ce

nouveau jardin
de poussière des
délices de la terre

les papiers dispersés
du plus haut monu-
ment du commerce

mondial . ces lettres
au soleil
des esprits

bric à brac blanc
des morts
des tours

oiseau pierre chair
passera sera pajarita
et de ce qui est encore à

dé-
faire dé-
faire

maintenant vo-
lant tristement par-
fois dou-

cement par-
fois chose
vertigineuse dans le tranchant soudain

de colombes
chauves dans la
lumière du ciel

comme des désastres
d’étoiles clignotantes
dans la vie

du bleu
°

tout comme toi
qui viens qui viens chaud  konnu
comme à la fin de cette longue tension et palim

de ton chant

Et comme j’entre
dans le club
Rollins Scott
où tu as joué
ton destin
où tu te
dresses presque
dépouil-
lé de ton roy-
aume tré-
buchant d’abord dans de faux
arpèges de fausset
mais passant du bémol
au plein vol
du corps
du son
non plus tout seul
en quelque fiat
de pouvoir
perso
jouant
ta muse jusque au-
delà de la butte
du mo-
ment et mou-
vement du chant
dans la mé-

moire esprit
ailé de
la flûte
dans tes os
car aussi long-
temps qu’il y aura
ce tendre para-
chute
du blues
dans le(s) doux
saxophone(s)
de ton chant
il y aura
chant
il y aura
chanson

mais même si je dis toutes ces choses
écris ainsi de toi
revis et ressens et relève toutes ces choses

comme je dis
si proche de soi de moi-même que même ce
froid ou la chaleur de ces habits de douleur

et même si je vais écrire ceci en feu. par le feu. à travers la poussière du
désert de pas.  dans le vortex de l’arche du tourbillon titanic
où ma manman se rappelle même pas mon nom

et je ne sais pas pourquoi ce riddim advient advient advient advient
ce que veut dire ce poème ce qu’il signifie une fois fait
quand viendra son temps d’oracle cercle et appel et je devrai affronter
la musique
devant toi et le lire tout haut tout seul

quand le sang dans la voix portée à tes oreilles
s’épandra en autant d’échardes autant de larmes si vainement répandues en mutilations si vainement partagées . constellations trop cruellement déplacées trop de minuits accordés au désastre

beauté cultivée en vases et sculptures . charismes électriques . céra-
miques écroulées . pouvoir pantocratique haletant sous la frise
et la vigne tombée enroulée autour du pilier de l’Empire Romain d’Occident
. où que je me tourne . j’entends le tonnerre .

si j’essaye de dormir . éclaboussures de fusillade et pillage . brises sul.furieuses
même si je vais en touche aux arbres noirs sycorax je sens qu’ils retiennent
le fruit qu’ils offrent encore offrant du sel avec les cendres sombre crispation du pétrole leurs fleurs de cerisier
portant les uniformes oranges de la souffrance entrevue

le long des barricades de brocart d’abugraib guantanamo thermopyles
wounded knee
la voix laborieuse à la radio demandant où sont les tulipes qui ouvriront la porte aux colombes tue tue tue tue

tortue tortuga torture pornographique
images d’Irak Afghanistan Cortez Conquistador
chevaliers d’armoiries en armure bulldozer sans amour revêtues de buffle
6000 milles de disparus . Chili . Incas . Tupac Amaru
les 6000 milles de la Grande Muraille de Berlin de Belleville-Barbade
de Chine

de Gaza Palestine aveugle dépossédée . contraintes immumuriales de la vie par delà la loi
où est la vérité l’honneur la beauté la perte brûlée au matin
où est l’ . où est l’ . où est l’amour
paisible comme à Koshkonong sur le lac de Black Hawk attendant le chant
de Lorine Niedeker vue par Cynthia Wilson

Hawk

dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
fleurs tombant

longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive

ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york

frais le frais le clair les tours qui tombent
o laisse-moi
ma bien-aimée

aXe

aXe

àXé

°

devant ces mondes de fer de griffes tombant
je te perds
toi

à travers grilles brisées affaissées de tombes d’eau
je te perds
toi

ces mots pour des guerres souveraines
je te perds je te perds
toi

– même dans la tour en
feu de ce saxophone
o laisse-moi t’aimer t’aimer t’aimer o

redevenir grand & beau
que les mers se dérident & que la terre soit grain
les arbres patients ancêtres & que nos prières apportent la pluie
les histoires de tous ces autres peuples aussi cruels & aussi braves.

Ainsi si nous nous tenons par la main . chair
de chair déchirée sur os vivant . sous
la chair . le sang comme un gant roucoulant de frères et de sœurs

Ainsi si nous nous tenons par la main . accrochant
tout ce que nous sommes à tout ce que nous voudrions devenir
ton cœur & mon cœur

& mon cœur & ton cœur
& l’innocence de l’oiselet à jamais à jamais
enflammant le trébuchement de là où nous allons

réunissant la courbure de la vague de l’univers
cette chaîne d’esprits à l’exigence du bleu
cette clameur montante qui n’est que toi

associé par nos ouragans & rage de cœur
ce cercle auréole de miracle
où nous accédons

étraves
étoiles
lointains
voyages
silice tombe
comme tonnerre
dans vallées
sans forêts
angoisses de cataractes fluviales
fallujahs & leurs consolations
inondées d’argent
ombres de calices sans épi-
neux ni buissons
ombres projetées dans la mosquée
déchirée de Tombouctou
le vieux baobab impavide du Niger
presque muet à présent
les lamelles de clair de lune à Sind
feuilles douces du Rwanda les douces
rues de pluie balayant Londres
les hauts fantômes de verre
une fois de plus in memoriam manhattan des casuarines
cette cité finit
O  filles
où commença son histoire son histoire commence
… ces eaux …

Ainsi
si je te tiens la main
tissu . doux . espoir . tenu le mal à l’écart en attente
& tu me tiens
la main
repos . repos . rose . proche de la fin du jour
& tu lui tiens
la main à elle
je ne veux pas y penser . si proche du jeu
des dunes
de mon cœur dans ta main
& ta main
dans sa main à lui
Danse Mona Lisa Danse
(si tu le veux)
& sa main à lui
est sa main à elle

et sa main exactement ton mal
dans son calice . acceptant ta souffrance
pluie drue implacablement pénitente

au nom du Seigneur des eaux calmes
dans les sombres feuilles les palmes de tes mains
où l’arbre de nos mains est pour tous

ô tendre vent de baume des champs
de canne au loin

vivace + vert + radiance

Que la paix soit . sur le pays

Que la paix soit . sur le pays

 

Hawk

dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
chute de feuilles

longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive

ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york

arbres cédant leurs feuilles
si bien qu’enfin nous les rassemblons dans leurs messages
chuchotés leurs douces sorcelleries secrètes de salut

ne les perds plus jamais
ma bien-aimée
dans cette moiteur dans cette dureté dans cette douleur
dans ces chagrins

frais le frais le clair la chute des tours

 

o laisse-moi
ma bien aimée
dans ces braises manhattan de nos années

dans ce souvenir de nos peurs en averses impuissantes
si différent maintenant ce nouveau septembre de ces années
certaines vers la fin . certaines vers le début de leur longue gayelle

o yerri yerri yerri yarrow
o silence hâvre salut

ainsi laisse-moi
ma bien-aimée
t’aimer t’aimer t’aimer t’aimer

vivace + vert + doré

body

body & soul


Brathwaite est présent das la POETICA…

Lire encore…

SCHWARTZ : Nouvelle Babel (poème, 2016, trad. Christine Pagnoulle)

Temps de lecture : 15 minutes >

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Babel, c’est bien sûr la chute d’une Tour, et après, grande confusion et manipulation de paroles.

Babel, c’est aussi babil, commencement de la langue, avant qu’elle ne soit langue, quand elle est encore chant.

Babel, c’est donc un début et un écroulement – Ground Zero, du moyen-anglais grund et de l’arabe zefir, chiffre, latinisé en zéro.

Babel, c’est défi lancé au démiurge, insolence du cœur, ziggourat pointée vers des soleils à naître, dans la bouche la bouche comme désir : l’homme crée les dieux.

Où avant se dressaient le Phallus du Nord et le Phallus du Sud bée désormais une fente embrasée, fumées au gré des vents.

La fumée contient des corps ; nous nous entre-respirons. Ainsi Babel, c’est Kaboul. Nous nous entre-respirons.

Comme Arès couve toutes les capitales du monde : fragments de sièges tournoyant hors de cockpits détournés, des étrangers qui s’éberluent devant des cratères de Mars.

Babel, c’est Kaboul : Babel, c’est une Bible dans une commode de motel à Birmingham, Alabama : Babel, c’est l’esplanade de Battery Park et les passagers en attente à l’aéroport de Santo Domingo.

Babel, c’est la plus jolie fille de tout Kashgar, cheveux noirs, yeux noirs, peut-être treize ans, en robe rouge écarlate, qui fixe avec admiration l’étrangère entrée par hasard dans sa ruelle, et doucement, timidement, articule cette seule phrase en anglais, adressée à la dame : ‘How do you do ?’

Babel est bravoure, ses bourses en ont fait baver, notre métropole démesurée continue à viser les sommets.

Babel, c’était la Mésopotamie, seule superpuissance de son temps, retombées de Gilgamesh, Irak d’aujourd’hui.

Babel, c’est Bagdad, Babel, c’est Belgrade, Babel, c’est notre balcon, un centre qui sans cesse se déplace et se renomme – World/Trade/Center.

Babil en trois langues, babil en trois mille langues : mets donc une bavette.

Un bébé babillait de lions qui mangent des livres. Et les lions mangeaient des livres : Babel, ce sont des livres dans les rayons de la Bibliothèque Invertie.

Rien de vil à Babel : la parole de l’un est la muse de l’autre. Alors : les bombarder de beurre.

Voici la lame qui abolit Babel, voici les sillons où Babel commence, que nulle semence ne peut boycotter.

Babel rince ses géniteurs dans le chagrin, Babel récompense ses créateurs avec des couleuvres, Babel est naissance, reconstruisant avec des grues toutes sortes de crimes, de même que la vie est un poignard, que toute guerre commence dans quelque débâcle de lit.

Qui se rasa le con au cutter : nés des décombres, ‘ba’ pour papa, ‘ma’ pour maman, des babouins sacrés en patrouille à ses frontières.

Babel est Bouddha qui se passe de mots, Babel est accouplement, tonnerre, blanc de baleine et pluie, Babel est opprobre,  Babel est hache et axe, Babel est Bush-ben-Laden et les médias.

Tandis que de hautes façades s’effritent comme parois de schiste, montagnes dévergondées, le Capitaine FBI ne peut que s’excuser au passage ‘Bavure’.

Babils de vagues, babils de quais, de marchands, d’entrepôts, ville fière de son fer et de ses cerveaux : babil vantardise babil sermon babil ce mot sur le bout de la langue ou les ennuis qui palpitent dans les naseaux du taureau.

Je tombe avec la Tour de Babel.

Jamais je ne peux me réjouir d’un brin d’herbe si je ne sais qu’il y a tout près une bouche de métro ou un magasin de disques ou quelque autre signe que les gens ne regrettent pas complètement de vivre.

Ça bégaie, ça bascule, pierre lisse comme peau, tours qui oscillent comme des tours oscillent dans le vent, comme nous sommes les marionnettes à demi consentantes de la langue.

C’est le boulanger aux gâteaux trop chauds, aux crêpes collantes, aux pains pétris de peine.

C’est chair couverte de saumure, bitume craquelé de fièvre, loups dans le sang qui hurlent au cœur gibbeux.

Babel c’est le baseballeur battu qui pète les plombs ; Babel c’est un glaçon dans la bouche aussi mélodieux qu’une flûte, aussi percutant qu’un tambour.

Tour dont les vrilles tordues ressemblent à la vigne, destruction exigée par le Dionysos de l’orient rencontrant l’occident, refus de consentir à toute perte de soi.

Babel n’est que célébration des mots, discours armé de torches, rêves chavirés par des rêves plus grands, la vérité de tout cratère, le double bang qui vous réveille d’un rêve, la faille entre « c’est un accident » et « bon dieu c’est un attentat », les bombardiers B1 qu’ils persistent à construire, les représailles et les représailles aux représailles et les représailles des représailles aux représailles, O Barrio de Barrières, notre république de la peur.

Assez d’élasticité pour osciller dans le vent, assez de rigidité pour qu’on ne s’en aperçoive pas : Babel c’est du bubble-gum qui vous colle au visage.

Babel est présence, Babel est absence : rien que la célébration de la présence. No mas aux explosions sacrées, no mas à l’occupation de la terre : explosions sacrées, occupation de la terre.

Babel c’est un homme qui hurle en sautant dans le vide quand aucun autre ne l’entend ; Babel c’est ce moment où l’on s’imagine pouvoir voler, un instant qui dure à jamais dans l’inconscient de Babel.

Babel est un rayon de soleil qui se fracasse au sol, un ruissellement de rayons qui se fracassent au sol, un champ miné de lumière.

La Tour de Babel : ça boume ?

Si l’architecture est de la musique figée, alors ces décombres calcinés et tordus sont ses mélodies, ses cimetières incandescents – Babel devenu ce qui supplie de la chanter.

1

“C’est très précisément dans l’ardeur de la guerre qu’ont lieu ces profondes convulsions sociales qui détruisent les vieilles institutions et remodèlent l’homme, en d’autres termes, les semences de la paix germent dans les dévastations de la guerre. L’aspiration de l’homme pour la paix n’est jamais plus intense qu’en temps de guerre. Il s’ensuit qu’aucune autre circonstance ne façonne une détermination aussi ferme à changer les conditions qui produisent la guerre. L’homme apprend à construire des barrages lorsqu’il a subi des inondations. La paix ne peut se forger qu’en temps de guerre.” Wilhelm Reich, La psychologie de masse du fascisme (1933)

Combien de vagues la lune a-t-elle générées dans le Golfe persique depuis 1991 ?

Combien de vagues la lune et l’Atlantique ont-ils ensemble créées depuis 1491-et-demi ?

Quelle est la somme des rouleaux qui sont montés du fond des mers de notre terre avant même le début de la vie ?

Peut-on s’imaginer le nombre de vagues qu’a pleurées le Pacifique depuis Nagasaki et Hiroshima ?

Ils déploient des drapeaux comme les chevaux portent des œillères ; ils déploient grande abondance de drapeaux. Ils veulent des guerres, sans le savoir.

Ils montrent le chemin de la guerre, certains le savent d’autres pas ; ils agitent des drapeaux comme le matador agite sa muleta.

Chacun souffrant en silence dans le silence de son lit à lui, à elle ; deux robinets gouttent à contre-temps ; trois lavabos, quatre, cinq lavabos, chacun avec un robinet qui goutte ; toutes les mers fouettées et ballottées par des vents colossaux.

La Tour de Babel : prisonnière des terres, un chantier abandonné où viennent se servir les fermiers d’alentour.

La Tour de Babel : dans le texte il y a d’abord un Déluge.

A l’intérieur d’une chute au Nouveau Mexique il y a plus que de l’eau, plus que la pesanteur, moins que tout ce que la vulgarité de cet instant ne pourrait jamais exprimer.

Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel que l’eau tombe de falaises et il est naturel que des tours fondent si elles sont exposées à une chaleur excessive. Cela s’applique aussi aux cabanes. 7 octobre 2001.

Les huttes de terre ont leur propre façon de tomber, d’être destructivement transformées. 8 octobre 2001.

La mort de la paix s’est produite il y a longtemps mais n’a été marquée ni d’une pierre ni d’une date.

Les guerres viennent en vagues.

Les dégâts collatéraux, c’est une figure de style mais la pleine force du texte frappe l’adversaire du texte.

 Poésie : mort sans paix.

6 août 1945 : mort sans fin.

Mourir chaque mort. Refuser de tuer. 11 octobre 2001.

12 octobre 2001 : non, ça c’est l’argent de mes impôts.

Quand le deuil même cède à la complaisance. Le discours de Bush à la Nation, 20 septembre 2001.

La Nation se vautre dans son deuil, les fautes de la Nation sont glorifiées, auréolées, transformées en moments héroïques, actes sacrificiels : actes qui n’auraient pas été nécessaires si des fautes avaient été évitées parmi les dirigeants, l’élite ; et de fait on peut vraiment dire que ceux qui ont péri se sont sacrifiés pour les péchés des maîtres du pétrole. Automne 2001.

Ni innocents, ni méritant la force de ces flammes : nul ne mérite la force de ces flammes, nul n’est innocent.

Deuil. Rien que deuil. Sans se parer de gestes héroïques, privé de cette consolation d’héroïsme dont on dit qu’ont besoin les proches des morts. Mais les proches ont-ils vraiment besoin de voir leurs morts en héros ? Les proches n’ont-ils pas plutôt besoin de voir en leurs morts des victimes à qui la vie a été volée par une vaine dialectique d’extrêmes disproportionnés ?

Une autre sorte d’attitude : une autre sorte de mission : une autre sorte de vie intérieure.

Pas le pompier qui a amené sa sirène au rallye de la paix à Times Square et noyé tous les discours, tous les orateurs dans le hurlement de son métier : mais les pompiers fouillant la fosse commune qu’eux les premiers ont déclarée terre sacrée.

A l’intérieur d’une chute au Nouveau Mexique il y a plus que de l’eau, plus que la pesanteur, plus que le plongeon fatal, quelque chose qui subtilement est moins que ce qu’un monothéiste ne pourra jamais exprimer.

Le nombre de vagues pleurées par le Pacifique depuis Nagasaki et Hiroshima ne cesse de se multiplier.

Il est naturel que l’eau tombe. Il est naturel d’imaginer la fin du monde. En imaginant la fin du monde nous protégeons notre mode de vie.

En ces jours où les réponses sont proposées comme autant d’évidences, forgeons une nouvelle tour de Babel : non pas confusion mais des mots pour transmuer le silence d’un consentement frappé de mutisme – qu’il cesse d’être sidéré devant une seule autorité divine, un seul empire.

Qu’une nouvelle tour de Babel touche le ciel. Qu’une nouvelle tour de Babel s’incline à l’appel de la lune. Ishtar, Inch’allah, Quetzalcoatl. Babil babil babil.

2

Barry Bearak, The New York Times, 15 décembre 2001, Madou, Afghanistan :

Peut-être qu’un jour il faudra rendre compte de ce petit village de 15 maisons, toutes transformées en bouts de bois et poussière par des bombes américaines. Un jour le commandement militaire des États-Unis pourrait expliquer pourquoi 55 personnes sont mortes le 1er décembre… Mais il est plus probable que Madou n’apprendra jamais si les bombes sont tombées par mégarde ou ont été lâchées délibérément et que cet incident sera oublié parmi les conséquences plus graves de la guerre. Restera un hameau anonyme avec des habitants anonymes enterrés dans des tombes anonymes… Même les alliés anti-Taliban des Etats-Unis se sont récriés, horrifiés, qu’il y avait eu des erreurs de cible provoquant la mort de centaines d’innocents. C’était ‘comme un crime contre l’humanité’, a dit Hajji Muhammad Zaman, un officier de la région.

Les cultivateurs de Madou sont en pièces détachées. Ils sont devenus leur propre engrais… si vient la pluie, nous leur avons rendu service, suggère une caricature présentant le Secrétaire de la Défense R. (gros rire). Mais nous n’avons pas besoin de ce genre de trait. Nous avons déjà bien consolidé le concept de dégâts collatéraux.

Celui qui voit avec le cœur, comme dirait Octavio Paz, se voit en Madou ; et qui ne peut voir Madou avec le cœur ? (‘Des hommes à l’esprit fossile, à la langue pétrolifère’, suggère le trait du caricaturiste.)

Chaque visage, un masque ; chaque maison une ruine de bois et de torchis.

Qui a perdu ses sœurs ? Les dégâts collatéraux ne peuvent jamais le prédire. (Les terroristes ne visent pas des sœurs en particulier.) (L’attaque américaine a eu lieu en quatre vagues successives.)

Après Madou, écrire de la poésie est indécent. (Theodor Adorno)

Il nous faut encore trouver les corps
beaucoup de couches dans ces décombres
et maintenant c’est avec ça que nous vivons
mystère :

Ainsi parlait M. Gul, habitant âgé de Madou,

Il aurait pu parler de Manhattan.

« Vieillard accablé » « barbe blanche » « front ridé » :

« puis Paia Gul » « jeune homme » « le regard amer » : « ‘j’accuse’ »

« ‘les Arabes’ » « puis corrigeant ses propres » « dires »

« ‘J’accuse les Arabes’ » « ‘et les Américains’ »

« ‘ils sont tous terribles’ »

« ‘ils sont tous les pires du monde’ »

« ‘la plupart des morts étaient des enfants’ »

Senteurs chants d’oiseaux champs de blé

M. Bearak sur place quinze jours après l’apocalypse.

Récoltent la ferraille des bombes,

espèrent survivre à l’hiver.

Au-delà de l’anecdote s’élève un hymne que nous ne pouvons qu’ébaucher, humbles faiseurs, les oiseaux gribouillant dans l’éphémère saisissant de l’air, les vrais auteurs.

En me rendant dans le potager
tard le soir, j’ai découvert
avec surprise la tête de ma
fille qui gisait sur le sol.
Ses yeux révulsés me fixaient, comme en extase…
(De loin on aurait dit
une grosse pierre, dans un halo de lumière,
comme jetée là par le Big Bang.)
Que diable fais-tu là, lui dis-je,
Tu as l’air ridicule.
Des garçons m’ont enterrée ici,
Fit-elle d’un ton boudeur.

Araki Yasusada, Double Flowering (Floraison double), alentours d’Hirohima, 25 décembre 1945

Cratères. Carcasses de tracteurs. Moutons morts.

          Jarre aplatie en disque ;

insoutenable, « involontaire », non-américain

          Ax Americana ;

loin de la Mecque, à Madou, Tora Bora,

une seule chambre intacte.

Impossible d’enterrer la colère.

La prière est parfaite quand celui qui prie ne se souvient pas qu’il prie.

Tout ce qui est mort tremble. (Kandinsky)

Note : Courriel au journaliste, lui demander s’il y avait des rangées de peupliers.

Pierre de lune aspirée dans l’atmosphère des arts rabougris ; pas de Héros pas de Néron non plus ; la face qui nous regarde cette nuit est pleine.

Comme le dit l’Upanishad Kaushitaki, « le souffle de vie est un. »

Le mot ‘Madou’ est la transcription d’un nom pachtoune tel que le reporter l’a entendu.

‘Madou’, ‘ma douce’.

3

Il s’imaginait être le sage célèbre qui avait réussi à parler au sable du désert.

Pas bien sage à lui de rendre le sable qu’il arpentait aussi fameux.

Était-il sage que cet homme bien habillé entouré de silence continue à babiller quand il n’y avait personne ?

Il y avait beaucoup d’air. Très chaud.

Vingt-et-un pas dans le désert et la route s’efface de la vue. Tout sens de l’orientation quitte l’esprit comme un colibri. Nul ne saurait où vous êtes allé, vous non plus.

Les dunes se déplacent. La route disparaît même si vous ne bougez pas, immobile au milieu. On pourrait engager des gens pour balayer le sable. Mais pour ça il faut de l’argent.

Le silence du Taklimakan est très réputé.

Les Chinois ont construit cette route pour des camions-citernes. Pour leur passage. Et ils passent. Mais cela n’a guère d’importance ; des camions sont à peine des têtes d’épingle.

Il s’imaginait être le sage obscur qui avait appris à parler aux peupliers du désert.

« Comment vivez-vous dans le désert ? » demanda-t-il à un arbre particulièrement robuste, et il attendit. Car les lignes de vie sont d’essence ligneuse.

Dans l’éphémère saisissant de l’air, du rose tourbillonne d’un soleil en adieux, de l’énergie s’élève de dessous son feuillage, ou peut-être est-ce l’homme, l’homme que l’amour tourne lavande.

Et le peuplier du désert de répondre : « Mets une bavette. » Et d’ajouter : « Concède s’il te plaît le mot ‘calme’. »

Et l’homme s’en fut, sans être sûr d’avoir bien compris, sans être sûr d’avoir jamais parlé la langue des peupliers du désert.

Mais il mit une bavette. Il porta toujours sa bavette. De la chambre à coucher à la salle du conseil.

Quand ses collègues de la direction lui demandèrent ce qui se passait, il répondit calmement : « Je reste un petit enfant. »

L’avenir de l’esprit n’est jamais donné.

Evidemment le sage se fit virer.

La route disparut sous ses pieds.

Le sable irrite les premières sentinelles.

C’est la faute de mon vocabulaire, se dit-il.

Il me faut augmenter mon vocabulaire.

4

Commencer à construire la nouvelle Babel là où avant se dressait l’ancienne.

Babel c’est de l’eau qui gèle malgré l’éclat du soleil, par-dessus un grillage de devanture sur Broadway et la 168e rue ; Babel est un glaçon qui vous invite à venir le caresser de la chaleur de votre gant de cuir.

Reconstruire le bas de Manhattan, comme Hiroshima fut reconstruite, si limitée que soit par comparaison la récente destruction, des cormorans se sèchent les ailes dans un courant d’air chaud.

« Kom, tout près, à côté. Germanique : ga, vieil anglais ge, ensemble. Latin cum, avec. Forme suffixée : kom-tra, en latin contra, contre, forme suffixée kom-yo, en grec koinos, commun, partagé. »

Ainsi : il est venu le temps de jouir, il est passé le temps de jouer à la guerre. (Patriotisme comme libido débile.)

Babel, c’est la seule arme acceptable, une langue dans ta bouche, puis la langue d’une autre dans ta bouche, une langue dans la bouche est la seule arme acceptable et voici que vient la langue d’un autre.

Babel n’est jamais marchandise ; Babel n’est jamais au grand jamais marchandise, puisque la marchandise l’abat.

Libérons le désir de la marchandise, même si la lingerie est désirable ; Babel est contradiction sans hypocrisie, marchandise qui engendre l’amour.

Babel, ce sont des mains sur les épaules, des caresses sur les seins, bois de pommier qui brûle sans cesse, bois de cerisier qui brille sans cesse, brumes qui se dégagent de muscles et de lèvres humides.

Comment rimer tout un séquoia ? Telle est la fleur qui pousse dans le cerveau de Babel.

Babel c’est un ventre aussi plat qu’un livre, une courbe aussi douce qu’une dune, un rêve aussi souple qu’une gymnaste

Un pénis qui se niche dans la bouche, une chatte qui encercle le majeur : le cocon du babil.

Babel c’est le désir d’affirmer quand on sait que c’est impossible, un renflement dans le pantalon aussi doux que le roc où grave le faiseur de pétroglyphes ; Babel c’est un nez trop long qui pourtant vous excite, un rebondissement dans le débat qui vous laisse sans voix, les prophètes bibliques quand ils reculent dans une terreur sacrée, des tunnels dans le crâne qu’aucune étincelle n’a jamais parcourus, apprendre pas seulement à manœuvrer le gouvernail mais à s’y abandonner.

Babel c’est le léopard des neiges dont la présence impose le silence, un tigre que vous devenez au moment où vos paupières se ferment, un chien qui renifle le derrière d’un autre ; Babel est une hyène propre et une hyène sale, une hyène propre et une hyène baveuse, une hyène propre et un suricate au museau affreusement pointu.

Babel est la bulle sans cesse en train d’éclater, les banques en banqueroute, le plaisir qui ne coûte que votre énergie à le créer.

Babel est une série de caresses qui se fondent l’une en l’autre.

Babel implique que vous décidiez de sortir nu-tête sous les tempêtes du Seigneur afin de saisir de vos mains l’éclair du Père et d’offrir au peuple ce don du Ciel, voilé dans votre chant. (Hölderlin)

Comme je suis prêt à t’honorer et à blasphémer contre toi dans un seul souffle, mon esprit mosquée où hommes et femmes se mêlent – Monsieur Dernier Dieu Monothéiste Encore Debout.

Babel est conscience et jouiscience, péni-science et cuni-science, con-sciences qui se goûtent ici et ici et ici…

Hypothèse de travail n°1 : précis pour s’aimer et non bombardement de précision.

5

Les nerfs ensevelis sous la burka, comme prescrit dans certains pays ; le regard qui ne rencontre que la burka, comme cela se passe dans certaines cultures : des territoires entiers où les hommes exigent les uns des autres qu’ils vivent sous la burka.

Pas le techno voile de la culture de consommation mais la techno burka sans trou pour la tête.

C’est une sensibilité sauvage, sauvage et délicate, marquée par la surabondance et la pénurie, scandalisée et anesthésiée par sa propre faim de violence. Ses ados flinguent leur propre école, leurs condisciples, puis se suicident. Leur culture est un masque de mort, la burka son insigne, hordes encagoulées ivres d’un culte de tueurs chosifiés qui font mal sans raison, engendrées par le marketing le plus sophistiqué.

La burka intérieure qui entrave l’apercevoir, la lourde burka qui est en moi, la burka opaque dont la présence nie toute réflexion, la burka obligatoire dans les sphères politiques, la burka en conserve qui cache le corps à son propre érotisme, la fausse opposition entre burka et bikini, et d’autres étranges coutumes de par là-bas : prétendre que le pouvoir ne s’enracine pas dans la pulsion sexuelle, faire porter cette pulsion à des enfants que rien n’y prépare.

Réfléchir sur soi illumine toujours les coins dissimulés, c’est du moins ce qu’enseignent les Lumières, la philosophie qui imprégnait les pères fondateurs : ‘l’œil qui ne veut pas voir dépérit’ (Duncan).

Pas d’Orientalisme, pas d’exotisme, pas de déshumanisation de l’autre : nos citoyens refusent désormais de porter la burka noire ou turquoise.

Pas de refuge dans le statut de victime, dans l’amnésie uniforme, dans la subjectivité encagoulée : les Américains ne veulent plus jeter de toile d’emballage sur ce qui se passe ailleurs dans le monde, ne veulent plus loucher vers le monde de derrière leur burka de sécurité.

Pas de nationalisme qui nous aveugle sur les terribles crimes de la Nation : le Procureur Général ne jettera plus de burka sur les crimes qu’il commet lui-même, ni le Ministre de la Défense.

Pas de fausse modestie, pas de faux-fuyants ; la Présidence et autres instruments du capital ne sont plus cachés par leur diverses et multiples burkas.

Les papiers qui s’envolent des fenêtres en feu de la Tour de Babel indiquent que les mots sont tout ce qui reste ; le papier survit là où se brisent os et poutres. Aussi Babel n’est jamais burka et les hommes doivent honorer les morts avec des mots.

Babel survit à la révélation de son propre mystère, comme les femmes ; la burka n’est  que sa masse sans forme.

La burka c’est le triomphe du masculin sur le féminin, qui bannit le féminin de la vie publique, comme les mots sont bannis de la vie publique dans une culture où la réalité des mots est cachée.

Babel c’est le masculin qui aspire à atteindre le féminin et sans cesse échoue, et retombant se met à se vivre dans tout son potentiel de semence.

Babel est l’ambition féminine et la potentialité de toute chose, y compris de ces cellules spécialisées qui aspirent à la verticalité.

Si seulement on pouvait s’emparer des étoiles mortes et rassembler toutes ces pierres en un seul lieu pour construire une tour…

Et pourtant le corps flotte dans un placenta de mots et aucun mot n’est compréhensible s’il n’émerge tout frissonnant d’entre les jambes, nu comme l’espace entre les jambes et en un clin d’œil devient hurlement, puis retombe, n’est plus que les mots qu’il a rapidement dispersés…

C’est une petite épine qui perce le ballon géant. (Oppen). C’est le sperme dans sa course à l’œuf. Ce nerf qui n’a rien à voir avec la sécurité ou la contre-sécurité.

Hypothèse de travail n°2 : précis pour s’aimer et non bombardements de précision.

Et plus jamais la burka.

6

bulle libido cerveau Pentagone réclusion
village Allah chants d’oiseaux sœurs lavande
métal mystère Emir Américain glaçon
enfants marguerites plumes torchis phallique
mouton Quetzalcoatl aéroport orphique Président
feu de vie bavoir fermier féminin potager
pierre de lune Mecque Manhattan Madou perception
pierre de lune Mère peuplier barrage prière
Ax courriel halo fille centre-ville
baiser oriental précision deuil écossais

7

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Tu l’as souvent embrassé près des flancs lisses du chêne vivant, ce qui explique que tu le sais à la périphérie, pensée visuelle et non visuelle, un allant mouillé entre les jambes, un lien entre réalités contingentes et la tour de Babylone, pour lequel il nous faut encore trouver un mot adéquat.

Les pots de fleurs se cassent tout autour, les carapaces de tortue perdent leurs marques en cet instant où la ville semble se défaire. C’est comme la Révolution Culturelle qui recommencerait, les Pères envoyés à la campagne, la rupture définitive avec la Mère, Central Park qui s’étire au ralenti vaste espace parsemé de passants figés dans leur incrédulité. Tu savais que ta peau aurait à jamais faim, que les larmes et leur accompagnement sonderaient à jamais l’absence de mots ; des affiches en Gros Caractères seraient la grande affaire du jour, et aller bousculer des repaires de tigres. En décembre de l’eau verte stagne dans le cratère.

Pourtant « la guerre insatisfaite et plus profonde sous et derrière la guerre déclarée » (Duncan), les conflits d’égoïsmes,  les hooligans de la démesure, les milices, les politiques du chaos, le pouvoir du pétrole, tout cède à une dialectique plus vaste. L’abondance explose de partout, la plénitude passe à toute allure, d’autant plus déchirante qu’elle est belle : rochers et soleil aveuglant.

Et les langues étaient tant étonnées que chacun devenait étranger à son ami si bien que même mari et femme ne savaient plus comment se parler… des assassins occupés en plein jour, et il ne reste que ces perceptions disposées en petits paquets de résolution dynamique, mémoire et anticipation face à face, sachant depuis toujours que le devoir imposé est quasi impossible : comment récupérer les mots de la tribu ? Confondant.

Le sable irrite les premières sentinelles.

« Sauvez ceux qui pleurent » (Eluard).

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes déjà à l’étage supérieur. Comme Bina, en bengali, désigne l’instrument dont Saraswati, la déesse de l’étude,  se devait de pincer les cordes. Sens comme ces cordes sont tendues. Souviens-toi de ces livres aux couvertures et pages de titres arrachées, et donc sans titres ni auteurs : des mots lus dans leur forme la plus pure, des livres acquis en douce, un incendie dont on accepte enfin qu’il est impossible à éteindre.

Ce que l’on vénère n’est pas en haut. Car nous sommes au niveau du sol. Parmi des plantes mystérieuses tu te baignes dans les rayons de celle qui est ton soleil et pourtant est couchée en dessous de toi, comme une fondation. Fais glisser tes doigts entre ses orteils. Fissures d’une source qui révèle merveille sur merveille.

Les choses s’assemblent bien dans leur propre rondeur ; une cigogne perche sur le cyprès, partie de tout un écosystème, sans capitale ni centre.

Le temps vraiment rajeunit.



Lire encore…

HULSE : La mère des batailles (poème, 1991)

Temps de lecture : 12 minutes >

Lire ce poème de Michael HULSE m’a profondément émue : il démontre, me semble-t-il, combien il est légitime de nous intéresser à l’antiquité, non tant pour ce qu’elle a d’insolite que pour ce qu’elle exprime de vérité persistante à travers les siècles. Le poème actuel et le mythe d’hier habitent le même désert ; les dangers qui jadis menaçaient Nippur, Uruk et Babylone pèsent aujourd’hui sur le Koweït et l’Iraq. Les cités antiques ont été maintes fois détruites par la décision d’un dieu, d’un tyran ambitieux ou d’un jeune officier en campagne.

La Mère des Batailles s’appelait jadis la déesse Ishtar. Changeante en amour et terrible dans la guerre, elle était redoutée et adorée par les envahisseurs arabes (sémites) au 3e millénaire avant notre ère. Elle emprunta son statut et certains de ses attributs à une déesse plus ancienne appelée Inanna.

Inanna, patronne des greniers et des bercails, de la pluie et de la tempête, appartenait, elle, aux Sumériens, un peuple non-sémitique de Mésopotamie dont les origines nous restent obscures. Au début, les dieux étaient essentiellement domestiques, s’occupant des troupeaux et des cultures de dattes, comme le berger Dumuzi, l’époux d’Inanna. Ils étaient le pouvoir et la présence des grandes forces naturelles : le vent, l’ouragan, les eaux créatrices de vie.

Alors comme aujourd’hui les dangers étaient nombreux : les inondations des deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate, la famine, les épidémies, et… la guerre. Non seulement la guerre entre cités, mais aussi les invasions venant des montagnes de l’est et du désert à l’ouest et au sud, là où se trouvent maintenant l’Iran et l’Arabie Saoudite.

Un des mythes sumériens raconte le voyage de la déesse Inanna au Pays-dont-on-ne-Revient-Pas. Ce récit, écrit en sumérien, fut traduit en akkadien, la langue sémitique des envahisseurs, avec leur déesse Ishtar comme héroïne. Le poème de Hulse recrée le mythe, même si, comme il l’admet, son héroïne tient davantage d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre, que d’Inanna, figure à la “diversité infinie”. Il s’agit d’un des grands archétypes mythiques qui traversent l’histoire. La descente aux enfers, où la déesse est dépouillée en sept étapes, est fidèlement reproduite dans le poème : comme il l’indique dans sa postface, “la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante”.

Le récit ne dit jamais pourquoi la déesse entreprend ce voyage, mais elle sait ce qu’elle veut. Non contente de dominer la terre et le ciel qui sont son domaine propre, elle veut régner sur l’enfer, le domaine de sa sœur, la sinistre Ereshkigal, maîtresse de la Grande Terre. Tout d’abord elle s’équipe de toutes les armes du pouvoir : sa couronne, ses sandales, ses bijoux de lapis lazuli, son bâton d’arpenteur, son mascara, et sa robe de reine. A chaque gardien qu’elle rencontre, elle est rituellement dépouillée d’un de ces attributs, de sorte qu’elle se présente nue et sans défense devant le trône d’Ereshkigal. Avec les juges du Monde d’En-Bas, celle-ci la condamne à mort, à moins qu’elle ne trouve quelqu’un pour prendre sa place.

On a découvert les tablettes sur lesquelles ce récit est gravé au début du XXe siècle. La plupart proviennent de Nippur sur l’Euphrate. C’est entre autres le professeur S.N. Kramer, de l’université de Pennsylvanie, qui est parvenu à les déchiffrer et à les traduire.

Nancy Sandars (traduction Christine Pagnoulle)


1. Bombardement

I

Dame du cyprès et du cèdre
Dame du pays entre les fleuves
Dame du silence des pierres
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
tu ressembles à Madonna à Marilyn
Monroe à Greta Garbo à Jean
Harlow il dit tes seins
sont comme des grappes de dattes comme
des grappes de raisins sur la vigne
comme des grappes de bombes qui s’écrasent
la voix du B52 se fait entendre dans le pays

II

Dame du pays entre les fleuves
Dame d’Uruk et de Babylone
des souks des allées des ruelles
recoins secrets des escaliers fentes
dans le rocher refuges souterrains
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
c’est comme pour baiser faut
viser juste mon pays c’est
pour toi et alors tes bombes elles l’aplatiront

III

Dame des armées et des amours
Dame des eaux et de la terre
Dame des stratoforteresses
qui se déchargent sur Nasiriyeh il
savait tous les recoins secrets savait la fente
le poster détachable la résolution de l’ONU
il dit que c’était ajusté comme un noyau
dans une pêche il dit que ta chatte fallait
qu’elle soit le magot le plus juteux
où il avait jamais misé sa paie
faut qu’on l’entube ce trou du cul
allez sur le ventre Madame
hé Saddam le 52e
s’amène s’amène
sodome sodome

IV

Dame de la mauve et de l’anis en broussaille
Dame des silences poussiéreux
de l’oliveraie du fleuve du vignoble
il planqua ta culotte odorante dans son casque
le parfum de tes faveurs lui donnait du cœur
tuer devint plaisir, Noble Dame
toute la matinée toute l’après-midi oh
Dame du jardin et le
soir il dit je voudrais être mort
je voudrais être avec ceux
qui gisent dans un étui en plastique à tirette
et glissent dans un sommeil dont ils ne s’éveilleront pas

2. La Danse du Masque à Gaz

I

Garcia m’a dit qu’il a sur lui des cartes
cartes noires cartes de mort
as de pique j’ai dit
pourquoi cinq et pas cinquante
Garcia a dit que d’après ses comptes
il y avait toutes les chances qu’il soit
en sixième position pour la faucheuse
il enrage qu’on lui laisse pas porter
son foulard Rambo il a laissé son sperme
congelé à San Diego
ainsi donc
je suis assise au soleil
à nettoyer mon M-16 et
je me sens immortelle
je chantonne l’air du
baladeur merveilleux
conseiller et je suis
loin de la scène au
Koweït je suis dans une autre
vie et je suis sous la table
avec Salvador et j’embrasse
sa chair comestible doux Jésus
fais que je survive que je
rentre vivante que l’on me
jette encore hors du Bistro
Tocqueville chez nous à Drayton
oh je
veux connaître la chair
le corps et le sang
je veux mon propre messie et
son nom ne sera pas
Norman Schwarzkopf
là plus loin
ce mec c’est Brinkofski
avec ses lunettes noires de mafioso
il traîne son M-60
et son hélicon l’air
super cool je l’adore
vous pas ?

II

Je n’arrête pas de me dire
que je suis immortelle immortelle
je ne puis oublier
le berger que j’ai vu dans
la tempête de sable l’autre matin
pour la protéger il enfouissait
une chèvre dans les plis
de sa cape stoïque
notre jeep rentrait au camp
et il y avait Garcia
et Eddie Dumuzi
qui dansaient la Danse du Masque à Gaz
se contorsionnant comme si
leurs tendons étaient coupés mais
que la vie les agitait encore de spasmes
ainsi donc
proclamez-moi immortelle au soleil
la déesse du M-16
il faut bien nettoyer son arme
et je continue à chanter tout haut
méprisée et rejetée
Garcia Dumuzi
je vous adore
Dumuzi
rassemble les statistiques
il m’a dit que les soucis
éveillent Schwarzkopf
15 à 20 fois par nuit
j’ai dit dis-moi Eddie tu veux
dire qu’il lui arrive de dormir

III

Proclamez-moi immortelle
mon corps est étanche
je me sens bien dans mon body
bottes tenue de campagne
avec ma ceinture et mon couteau
mon M-16 mon baladeur
je suis vivante
et je vais descendre
à l’abîme
au palais
de lapis lazuli

3. La descente

I

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la première porte
il lui prit les écouteurs des oreilles
détacha le baladeur de sa ceinture

pourquoi m’as-tu pris le baladeur
une femme a besoin de sa musique il lui faut
les rythmes du corps il lui faut les
rythmes de l’esprit

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

II

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la deuxième porte
il lui prit le M-16 des mains
enleva le chargeur

pourquoi m’as-tu pris mon M-16
on ne t’a rien appris une
femme a besoin de son arme veut sentir
qu’elle peut se défendre

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

III

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la troisième porte
il prit le couteau qui dormait à son côté
défit la boucle de la ceinture à sa taille

pourquoi as-tu pris mon couteau et ma ceinture
on ne t’a jamais dit qu’une femme
doit défier et subvertir le
code du mâle
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

IV

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la quatrième porte
il prit les lourdes godasses d’ordonnance
lacées haut au-dessus de la cheville

pourquoi m’as-tu pris mes godasses
les hommes sont tous les mêmes ils veulent
vous empêcher de marcher pour pouvoir dire
que vous avez de jolis pieds

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

V

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la cinquième porte
il prit la tenue de campagne
ce camouflage de sa chair

pourquoi as-tu pris ma tenue de campagne
les hommes sont tous les mêmes ce qu’ils veulent
c’est vous voir en déshabillé et puis
mieux encore déshabillées

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VI

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la sixième porte
il prit le body italien
dépouilla son corps de sa seconde peau

pourquoi m’as-tu pris mon body
tu sauras que je porte de la dentelle noire
pour me faire plaisir à moi seule
j’espère que cela te suffit

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

VII

Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse

à la septième porte
il prit le cordon entre ses cuisses
tira le tampon qui stoppait le sang

pourquoi as-tu pris mon immaculée
ceci est mon corps ceci est mon sang
je suis nue et sans défense ceci
est une femme

silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi

4. Rédemption

I

Ils ont dit que j’avais gazé les Kurdes
les juifs les gitans les homosexuels les soldats
d’Abyssinie et d’Ypres
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’avais déversé du napalm sur le Vietnam
bombardé Dresde et Hiroshima
et tué des innocents au pont de Nasir
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que j’étais au Palais d’Hiver
à Amritsar à Lidice que je massacrais
les Incas les noirs les aborigènes
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

Ils ont dit que je dirigeais Auschwitz et le Goulag
que j’étais la ciguë bue par Socrate
le vinaigre tendu au Christ
j’ai dit que j’étais nue et sans défense

II

Dans l’abîme mes juges m’ont jetée à terre
accusée insultée appelée
Dame des F-16 et des MIG
des Patriots et des Scuds ils m’ont craché
au visage barbouillé les seins de merde
ils ont porté un rasoir à mes lèvres
ils ont dit que je leur ferais la même chose
et puis ils ont dit que j’étais libre de m’en aller
à une condition
que j’envoie
prendre ma place dans l’abîme
celui qui était mon cyprès et mon cèdre
mon lis et mon épine mon amour et ma guerre

III

J’ai pensé à Saddam
ses bras de seize mètres
coulés à Basingstoke
par Tallix Morris Singer
en métal recyclé
des fusils d’Irakiens morts
dressés brandissant
l’épée de Qadisiyya
autour des ruines le sable
à l’infini étendue plate
et solitaire
j’ai
pensé à Norman la Tempête
fou d’opéra et
de ballet magicien
amateur jonglant avec
l’allemand et le français et
humainement préoccupé
des pertes en hommes
à sa femme chez nous à Tampa
Floride soucieuse
de savoir si Norman
se nourrit correctement
j’ai pensé
à Garcia à ses as
et à son sperme congelé
à Brinkofski avec ses lunettes noires
et son hélicon astiqué
à la Danse d’Eddie Dumuzi
avec en poche la queue
d’un serpent à sonnettes
tué à Fort Worth
comme porte-bonheur
puis
j’ai pensé à mon Salvador
chair de ma chair
sang de mon sang
amant mortel
marchant sur mes
eaux
avant qu’enfin
je me souvienne du berger
aperçu dans la tempête de sable
l’autre matin protégeant
une chèvre enfouie dans les
plis de sa cape
et j’ai su

5. Lamentation pour le berger

Changé il est changé il
est empoussiéré de silence

mon cœur est chant d’oiseau dans un désert

(11 février 1991)


Commentaires de l’auteur

  1. Ce poème est écrit par un non-combattant. Comme ce qu’il propose n’est pas vu “du poste de pilotage d’un chasseur ou d’un Sherman“, il me semble important de rendre compte de sa genèse.
  2. Le poème utilise le mythe sumérien de la descente aux enfers d’Inanna telle qu’elle est rapportée dans les Poèmes du Ciel et de l’Enfer en Mésopotamie antique (Poems from Heaven and Hell from Ancient Mesopotamia, traduits par N.K. Sandars, Penguin Classics). J’ai trouvé que l’histoire d’Inanna, patronne des régimes de dattes, de la terre fertile, du grenier et de l’étable, me permettait d’analyser la signification anthropologique et mythique de la Guerre du Golfe, et par là, peut-être, de toutes les guerres. Je ne prétends pas que cette approche anthropologique et mythique soit la seule valable. Pas plus que je ne prétends qu’il faille extrapoler du texte des prises de position politiques. Le poème que j’ai écrit est un poème de deuil, de l’âpre beauté du deuil. Son but n’est pas d’affirmer une vérité unique ou de désigner un coupable ou d’approuver les interprétations proposées par les dirigeants, les porte-parole ou les médias des parties en présence. “Qu’est-ce que la liberté d’un écrivain ?, demande Nadine Gordimer. Pour moi, c’est son droit d’affirmer et de proclamer une vision personnelle, intense et profonde, de la situation dans laquelle il trouve la société où il vit. Pour pouvoir travailler du mieux qu’il peut, il doit prendre (et l’on doit lui donner) la liberté de se démarquer des goûts, des principes moraux et des interprétations politiques dominantes à son époque.
  3. Ces derniers temps, j’ai par deux fois raté l’occasion d’agir en membre adulte d’une société démocratique. Le 12 janvier 1991, j’étais à Londres pour la représentation de la pièce de H.W. Henze, L’Idiot (d’après Dostoïevski), pour laquelle BBC Radio3 m’avait chargé de traduire les Paraphrases d’Ingeborg Bachmann. La représentation était à 16 heures. Ce samedi-là, j’aurais fort bien pu, avant, participer à la marche de Hyde Park à Trafalgar Square qui réclamait une prolongation des sanctions jusqu’à ce qu’elles fassent de l’effet. Mais je n’avais pas envie de faire l’effort et je me suis retrouvé dans l’East End, à visiter des ateliers d’artistes avec des amis avant de me rendre au Barbican. Quinze jours plus tard, un ami allemand m’a demandé de participer à la manifestation de 26 janvier à Bonn, et j’ai refusé. A l’époque, j’étais écœuré par l’autosatisfaction que je croyais déceler chez les pacifistes allemands et j’avais accepté la guerre comme une nécessité qu’il fallait mener à terme. J’ai toujours des doutes sur la valeur qu’aurait pu avoir l’un ou l’autre geste, mais je regrette de ne pas les avoir posés.
  4. En Allemagne, les pacifistes ont invité ceux qui soutenaient leur requête d’une paix immédiate dans le Golfe à suspendre un drap blanc à leur fenêtre. En parcourant les rues de Cologne avant de retourner en Grande Bretagne (le 2 février), j’avançais dans un décor de façades affichant leur reddition. C’était à la fois théâtral et vraiment émouvant. Une semaine après mon arrivée en Angleterre, il y avait dans les journaux des photos des fenêtres de l’arrière du 10 Downing Street après l’explosion d’une bombe de l’IRA. Des rideaux blancs retombaient en signe de reddition.
  5. J’ai passé un mois à la maison des écrivains de Hawthornden Castle, près d’Edinbourg. Au mur de la salle où nous travaillions, je fixais des photocopies d’articles et de photos que je m’étais mis à rassembler, souvent agrandies à plusieurs fois leur format d’origine. Il y avait entre autre une photo du sergent Susan Kyle en train d’inspecter le canon de son M-16, les écouteurs de son baladeur aux oreilles, une bouteille d’Evian à côté d’elle. Une autre montrait deux marines anonymes en train de danser la Danse du Masque à Gaz, sans explication. Et le sergent Robert Brinkofski, son M-60 et son hélicon. Et des articles sur les bombardements, sur des déserteurs irakiens, sur les réactions des familles des victimes. J’ai affiché aussi les métaphores agressivement sexuelles qu’affectionnent les militaires interviewés. Le 9 février, j’ai écrit la première partie du poème. Dans sa première version, elle comportait des extraits d’articles, photocopiés dans mon propre texte, mais j’ai abandonné ce procédé dès le lendemain. Le 10 février, j’ai revu la première partie, écrit la deuxième, puis complètement réécrit la première. Le 11 février, j’ai écrit les troisième, quatrième et cinquième parties. Il m’est rarement arrivé d’écrire aussi facilement et naturellement. Le poème combine des préoccupations de longue date et d’autres plus récentes.
  6. Cette pièce où j’affichais mes trouvailles est devenue un lieu à la fois émouvant et grotesque. Peut-être la plus grotesque de toutes les ironies était que j’étais là à écrire ce poème dans un endroit aussi beau que Hawthornden, loin de l’horreur qui suscitait l’écriture. J’ai affiché, agrandie plusieurs fois, une manchette de supplément du dimanche dont l’obscénité semblait ne s’appliquer que trop bien à moi aussi : “Vie des noceurs par temps de guerre“.
  7. Ce n’est pas à moi d’interpréter le poème, mais je voudrais relever quelques points. Le poème gomme la distinction entre Ishtar, déesse babylonienne de l’amour et de la guerre, et Inanna, mais garde le nom d’Inanna, attribue le rôle au sergent Kyle, et conserve le schéma de la descente aux enfers, son retour et la mort du berger. Le berger de mon poème est anonyme parce que je l’ai décrit à partir de la photo d’un berger dont on ne mentionne pas le nom, abritant une chèvre dans une tempête de sable. Le nom du berger dans le mythe sumérien est Dumuzi et j’ai pris la liberté de l’attribuer à un autre personnage. Le nom Dumuzi correspond à l’hébreu Tammouz, en grec Adonis ; les mythologies ont tissé un réseau de correspondances à travers un vaste espace de temps et de lieux, ce qui me semblait justifier une grande liberté dans l’écriture, comme de reformuler le Cantique des Cantiques ou les Lamentations pour Bion dans le cadre du mythe sumérien quand cela m’arrangeait, et d’accoler aux termes antiques des éléments pris aux journaux : les cartes de mort, les dépôts dans des banques de sperme, le montage d’une gigantesque statue de Saddam Hussein, les soucis de l’épouse du Général Norman Schwarzkopf.
  8. Interpréter la Guerre du Golfe à travers le mythe sumérien, ce n’est ni se détourner du fait politique, ni se résigner devant l’éternité. C’est souligner que si les détails anthropologiquement significatifs peuvent varier, la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante. Faute de le reconnaître, nous sommes condamnés à la répétition sans fin de l’histoire. Je ne suis d’ailleurs guère optimiste : je pense que c’est précisément ce qui va se passer. Le berger n’est pas un messie rédempteur. Il n’y a pas de rédempteur. Athée convaincu, je crois qu’il y a seulement des bergers et des chasseurs. Le moment essentiel, le moment de beauté et de deuil, c’est le moment d’horreur et de tendresse devant la mort innocente, et ce moment appartient tout autant à la réalité quotidienne qu’au mythe.

Michael Hulse (février-août 1991)



Lire encore…

27 janvier 1945 : le camp d’Auschwitz est libéré

Temps de lecture : 3 minutes >

La libération du camp de concentration d’Auschwitz par les troupes soviétiques a marqué le début de la libération des camps où les Allemands ont exterminé 6 millions de Juifs. France 3 revient sur cette histoire tragique à l’occasion des commémorations des 70 ans de l’évènement.

Il y a 70 ans, le 27 janvier 1945, le camp de concentration d’Auschwitz était libéré par l’armée soviétique. C’est le premier grand camp d’extermination et de déportation libéré par les Alliés. 300 survivants se recueilleront sur place. À l’époque, les Soviétiques tombent presque par hasard sur le camp, cerclé de barbelés, où ils trouvent 7.000 personnes décharnées, au bord de la mort.

6 millions de Juifs exterminés

Au fur et à mesure de leur progression, les Alliés libèrent une vingtaine de camps. Dachau près de Munich, Buchenwald, Ravensbrück, Mauthausen entre autres. “C’est la fin d’une horreur sans nom. Il faut ouvrir les yeux et serrer les dents“, expliquaient à l’époque les médias. En tout, six millions de Juifs ont été victimes de la barbarie nazie dont Auschwitz est devenu le lieu emblématique, ainsi qu’un lieu de mémoire…” [FRANCETVINFO.FR]


Carte blanche à Stéphane DADO :

À l’heure du 76e anniversaire de la libération des camps de concentration, beaucoup se demandent ce que deviendra la transmission de la mémoire une fois que les derniers déportés auront disparu. Mon essai en cours depuis maintenant six ans sur les musiques et les musiciens des camps m’a permis de rencontrer quelques survivants de l’Holocauste – dont l’extraordinaire Paul Sobol qui vient de nous quitter – et de récolter une matière historique qui, si elle équivaut à un grain de sable dans l’immense édifice du savoir concentrationnaire, m’a toutefois permis de faire preuve d’empathie et de vibrer par sympathie avec ces différents témoins, un phénomène qui prévaut aussi à la lecture des écrits d’anciens déportés (ceux de Primo Levi, Simon Laks, Germaine Tillion ou encore Léon Halkin pour ne prendre que les plus marquants). Ces récits ont un pouvoir de persuasion tellement considérable qu’ils font de nous – au départ très involontairement – les dépositaires de ces événements et de ces témoignages.

© DR

Certes, aucun historien qui évoque aujourd’hui la Shoah n’a vécu dans sa chair l’immense douleur provoquée par la disparition des siens dans une chambre à gaz, la peur de lendemains plus qu’improbables, les affres de la souffrance provoquée par le froid, la faim et la maladie, l’agression continue des kapos et leur domination sadique, l’effroyable odeur suspendue en continu de ceux partis en fumée. Malgré ce “savoir” dont nous sommes dispensés, une conscience des faits s’installe en nous et nous aide à estimer la gravité de l’horreur, en même temps qu’elle nous permet de mesurer l’immense courage (et la formidable pulsion de vie) qui a maintenu debout ceux qui ont lutté, elle nous permet de sentir ces ressources insoupçonnées que certain(e)s hommes et femmes eurent au plus profond d’eux-mêmes, fussent-ils plongés dans les situations d’horreur les plus insoutenables.

Le jour où les derniers survivants auront disparu, leur mémoire sera à jamais la nôtre si l’on accepte de dédier une partie de sa vie à cet indispensable travail de transmission que l’on nomme maladroitement le devoir de mémoire. À mon sens, il n’y a aucun devoir qui tienne. Les humains sont libres de ne pas transmettre, de ne pas écouter, d’ignorer les faits. La mémoire n’est pas un devoir qui s’impose – toute obligation ou contrainte ne ferait rien d’autre que trahir partiellement l’histoire – mais un droit que l’on s’octroie. Il s’agit même d’une vocation qui répond à ce que nous avons de plus profondément humain et éthique en nous. D’une certaine façon, ce droit à la mémoire est un sacerdoce qui nous transforme en gardien(ne) du Temple, en nous dotant d’une force de conviction telle qu’elle nous permettra un jour de prendre le relais de ceux qui ne seront plus. Cette appropriation de l’expérience d’autrui nous donne la force de convaincre (j’allais presque écrire « convertir ») les générations qui n’auront plus droit aux témoignages de première main. Il m’est arrivé de rencontrer dans certains camps (notamment à Auschwitz, Belzec ou à Mauthausen) de jeunes historiens extraordinairement bien informés sur les crimes nazis et qui avaient « digéré » à la perfection les témoignages des anciens déportés au point d’évoquer et d’assimiler dans les moindres détails les mécanismes psychologiques et le ressenti de ceux qui les avaient exprimés. Cette énergie de la transmission, si elle s’effectue à partir de documents d’une incontestable véracité, pourra entretenir la flamme du souvenir intacte, et être à la source de narrations fiables que l’on transmettra sans rien y changer, de génération en génération. Lorsque les derniers déportés auront disparu, le patrimoine qu’ils auront légué sera si marquant qu’il paraîtra impossible d’effacer la puissance de leur expérience tout comme il sera impensable d’oublier la nature abjecte des crimes commis par leurs tortionnaires nazis.

Stéphane DADO


Débattre encore…

VIVIER : Écrits sur la Grande Guerre (anthologie, 2020)

Temps de lecture : 8 minutes >

“Si Robert VIVIER (1894-1989) était l’académicien, le poète, le romancier et l’analyste de quelques grandes œuvres de la littérature française – L’originalité de Baudelaire (1924), Et la poésie fut langage (1954) ou Lire Supervielle (1972) –, il n’en demeure pas moins qu’il fut, comme tant d’autres, lors de cette Grande Guerre, un simple fantassin sur le front de l’Yser. Un jeune homme d’une vingtaine d’années, confronté au désarroi, à l’angoisse, à la mort et au vide que laissaient ces journées dans la boue et les tranchées. La Plaine étrange dont il est beaucoup question ici, c’est d’abord, comme l’écrit Robert Vivier lui-même, sa manière personnelle de “conserver des paysages” mais surtout de donner un écho à sa vie intérieure. “J’étais trop près du sang et de la mort, écrivait-il, pour vouloir les enclore dans des mots.” On l’aura compris : ces Écrits sur la Grande Guerre, à nouveau accessibles, ne sont pas de simples témoignages historiques, ils sont d’abord de la littérature à part entière.”

Yves Namur,
Secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue
et de littérature françaises de Belgique


VIVIER Robert, Les écrits sur la grande guerre de Robert Vivier, académicien (Bruxelles : De Schorre, 2020)

“C’est une excellente initiative des éditions De Schorre et de la Fondation Max Deauville de Bernard Duwez que d’avoir republié les écrits de Robert Vivier sur la Grande Guerre, tant pour leur valeur documentaire que pour leur qualité littéraire.

Xavier Hanotte note fort justement que l’image que l’on s’est forgée de la guerre, côté belge, a été fortement, et injustement, voilée par l’imagerie populaire (et littéraire) française, alors que les mentalités, les jugements portés sur la guerre et nos soldats, étaient très différents. Et c’est vrai aussi que les textes des auteurs belges francophones sur le sujet sont difficiles à trouver.

Mais l’essentiel de notre propos, c’est la personnalité même de Robert Vivier, écrivain, poète. Il appartient à une lignée de nos auteurs caractérisés par leur retenue, leur limpidité, leur clarté: Fernand Séverin, Odilon-Jean Périer, Hubert Krains, une part d’Edmond Glesener, bien d’autres encore. Une sentimentalité un peu voilée, nuancée souvent par l’humour. Pas de grandes idées, de grandes théories, seulement cette présence constante, dans leur prose comme dans leurs vers, d’une perception aiguë de la beauté de la nature, et d’une profonde pitié pour le malheur et l’incomplétude de la condition humaine.

Robert Vivier, comme le souligne Yves Namur sur la quatrième de couverture, était un jeune homme d’une vingtaine d’années quand il fit la guerre, en tant que simple fantassin. Sont repris ici des poèmes tirés de la Route incertaine (1921), dont Pluie aux tranchées, dont voici les deux tercets. Un bel exemple du regard aigu porté sur les détails matériels, l’image qui fait mouche, la justesse de l’expression et du sentiment, sans la moindre grandiloquence :

Le froid et l’abandon pétrissaient nos vies nues,
Comme on pétrit de la neige à demi fondue,
Par jeu, en y moulant la forme de ses doigts.

A nos fusils, rongés de morsures ténues,
La rouille pullulait comme un poison sournois.
-Taciturnes, nous attendions, sans savoir quoi.

Notons encore ce beau passage, dans Ballade, p.37, avec une sorte d’écho lointain des Trois sœurs de Maeterlinck :

Alors, nous avons pris trois églantines.
Nous les avons mises
A nos bouches vides
Comme trois baisers.
Puis, sans nous reposer,
Nous nous sommes remis à suivre
A la cadence indifférente de notre pas,
Vers la poussière et le hasard et la misère et les combats,
La grand’route, maîtresse fidèle et lasse des soldats.

Nous retrouverons les mêmes notes de sensualité profonde, de pitié et de pessimisme à peine souligné, dans le récit d’une brève rencontre amoureuse avec une jeune Flamande, dans Avec les hommes, p.293 et suivantes. Par contre, dans le poème Un rayon de soleil (1917), p.22, bâti tout entier sur l’opposition entre le paysage de guerre des deux quatrains, et le paysage intime et très 1900 des deux tercets, avec rejet de l’apostrophe au Soleil – qui gouverne ici les couleurs tant des quatrains que des tercets – nous voilà en plein style artiste, très différent des textes en prose de cette anthologie :

Un rayon poussiéreux torture le sommeil
Des soldats affalés sur la paille dorée
Avec l’abandon lourd de barques amarrées,
Par un soir étouffant, plein de meurtres vermeils.

La fatigue et la mort attendent leur réveil,
Et le reflet sanglant des heures effarées
Jaillit encore du bloc d’armes enchevêtrées
Qui grimace au-dessus de leurs têtes…Soleil,

Est-il vrai que ta joie flambe
Sur la chair des rideaux lointains, et que tu sèmes
Des fruits d’ambre aux tapis roux des chambres heureuses
Où des femmes, riant d’être celles qu’on aime,
Ivres de leur fraîcheur que nul remords ne creuse,
Boivent de tout leur corps l’or qui les éclabousse?

Est-il vrai que là-bas la vie ose être douce?

On remarquera ici le nombre élevé des adjectifs, tous très évocateurs, sauf celui du dernier vers, détaché, qui nous ramène en pleine prose, loin de l’atmosphère un peu étouffante, des métaphores poussées jusqu’à l’allégorie, des vers très parnassiens qui précèdent (Delacroix et Baudelaire, sur qui Vivier a travaillé, ne sont pas loin). Mais ceci, vu la date – contemporaine d’autres textes beaucoup plus âpres, plus quotidiens – ne constitue-t-il pas une sorte d’adieu à une vie dont le luxe et la volupté constituent un élément déterminant? Ecoutez seulement cette strophe de Revenant, paru dans un hommage à Marcel Thiry de 1967 :

Les ans s’effondrent et les murs
Car l’insomnie a remis tout en place,
L’infini froid contre la face
Et, sous les songes, le sol dur…

… ou bien encore, dans les Chansons d’un temps, tiré de S’étonner d’être, paru en 1977 :

Pour retrouver Tipperary
Il nous faudrait bien du chemin !
De ces hivers sans lendemain
Nous ne serons jamais guéris.

Ah! la Madelon sur la route
Regardait s’éloigner les hommes
Qui riaient, qui buvaient leur goutte
Ou mouraient, c’était tout comme…

Nous voici proches, ici, de Cendrars et de Mac Orlan, qui ont vécu, eux aussi, durement, ces réalités de la guerre.

Les œuvres en prose ici reprises comprennent d’une part des extraits des Souvenirs de guerre, La plaine étrange (1923) et Avec les hommesSix moments de l’autre guerre (1963). Ces extraits de La plaine étrange définissent assez bien le propos de l’auteur, ainsi à la page 51 :

A la place de ce qui aurait dû être, je n’ai que ces pages où s’affirme le regret d’un tel vide, et où j’ai fixé le cadre de mon attente. Telles quelles, ces notes attestent l’effort fait par mon être d’alors pour prolonger en lui une vie consciente et pour la soustraire, si minime qu’elle fût, au néant. La mort était derrière mon épaule, et j’écrivais vite, sans trop choisir, tout ce qui était dans mes yeux et dans mon cœur, pour en sauver le plus possible. Ce que j’ai sauvé, il faut que je vous le donne. Un fruit qui n’est pas cueilli éclate et se dessèche.. Il fait défaut à son destin.

Voilà. Tout est dit, ou, si pas tout, du moins l’essentiel. Comme nous le disions plus haut, le quotidien, les corvées patates, les relèves, les obus, les tirs de mitrailleuse, les diverses corvées, les jeux de cartes au repos, les granges, les maisons dévastées, les disputes entre les hommes, tout cela, qui est bien peu de chose, prend toute la place, ou presque. Il y a bien ces demi-confidences, ces conversations à fusils rompus, un clin d’oeil parfois, un air d’harmonica… C’est au travers de tout cela que passent ces quelques moments d’éternité qu’il cherche à sauvegarder et à nous transmettre. Cet homme, par exemple, qui se plaint de n’avoir pas vu sa femme depuis sept mois, et de n’en avoir reçu que de maigres nouvelles.

A part cela, il y avait le mal du pays. Étouffé, presque doux, il était notre nourriture de poésie. Le reste de nous-mêmes était englué dans des soucis de gamelle et de paillasse. J’avais aussi, à considérer des jeux de lumière et des effets de couleur, des moments de vie solitaire très intenses.

Et c’est vrai qu’il nous décrira souvent cette sorte de fête des couleurs propagées par les fusées éclairantes, mais aussi les blessures ou la mort de ceux dont la présence était ainsi révélée à l’ennemi. Il nous dira aussi, à la page 64: Depuis longtemps, chacun de nous s’est fait assez élémentaire pour pouvoir entrer par la porte basse de l’âme collective. Et il dit bien: chacun de nous, aussi bien les plus intelligents que les plus humbles. La démarche est la même. Il nous dira aussi, p.63 :

Il m’est arrivé, en rencontrant dans l’ombre l’odeur des haies, de m’étonner comme si je sortais d’un songe.

Faites-y bien attention: c’est qu’ici, en ce moment, pour lui, la réalité même était devenue un songe, éloigné et muet. Et page 74 :

André me dit: Va voir ce qu’il y a. J’arrive. Les fusils contre le parapet Cinq ou six hommes penchés et, à terre, le petit lieutenant, couché, tout pâle, la figure fine comme celle d’une petite fille ; il reniflait doucement. C’était comme s’il reprochait de lui avoir fait du mal.

Voyez comme ici les phrases sont courtes, comme les figures de style, ici, seraient déplacées. Où est donc la réalité? Dans cette vie quotidienne toute banale, où les mots, les simples noms, les noms communs, parlent d’eux-mêmes, sans qu’ils aient presque besoin de verbes. Oui, tout va de soi, la vie s’en va de son corps sans avoir besoin de belles phrases, de périphrases, de paraphrases. C’est seulement la même veste, que l’on retourne, l’envers, et puis l’endroit. Mais qui peut dire où est l’envers, où est l’endroit? Et c’est cela, cette simplicité même, que Robert Vivier a trouvée en cette guerre. L’essentiel. A condition de sauvegarder en nous cette petite étincelle qui si facilement se perd au milieu du reste. Dépêche-toi, Prométhée.

Mais il faut que je m’arrête, je vous citerais toutes les pages de ce livre, qui n’est pas un livre de guerre, mais un livre de vie. Il y aurait tant à dire…

Il y a encore ces extraits de deux ouvrages d’imagination, la mise en scénario de ce que nous venons de dire, avec beaucoup d’art et de sincérité. Fabrice, cette étrange amitié née de la solitude, la volonté de percer un secret, et de se dire. Et puis, le secret n’était qu’un trompe-l’oeil, une illusion d’optique. Avec les hommesSix moments de l’autre guerre, de 1963. Un titre qui dit bien ce qu’il veut dire, encore une fois, le refus de se distinguer, de voir les autres comme des autres. Six moments, et non pas six leçons, ou six paraboles. Les relations entre les hommes et les officiers, entre les Flamands, soldats aussi bien que civils, et les Wallons ou Bruxellois y sont simplement décrites, sans vouloir en tirer de leçons. Et enfin, une belle étude sur trois écrivains de 1918 : Louis Boumal, Marcel Paquot, Lucien Christophe, qui est ici tout à fait à sa place.

Un maître livre. Que les maîtres d’oeuvre en soient remerciés, il était temps, après les multiples célébrations du centenaire, de rappeler ces écrits qui permettront peut-être à quelques-uns de se recentrer au milieu d’une actualité parfois étouffante. Non, la guerre n’est jamais ni fraîche, ni joyeuse, ni éveilleuse d’idéal. La guerre, c’est l’envers de la vie. La vérité de la vie, peut-être.” [AREAW.BE : Association Royale des Écrivains et Artistes de Wallonie-Bruxelles]

Joseph Bodson


VIVIER Robert, né à Chênée (16/05/1894), décédé à Paris (06/08/1989). “Poète, essayiste et romancier, romaniste professeur à l’Université de Liège, Robert Vivier a été frappé par la Grande Guerre dont la violence marquera durablement les questionnements de l’écrivain et de l’humaniste. Ami de toujours de Marcel Thiry avec lequel il partage le goût de la poésie, Robert Vivier a donné à ce genre littéraire ses lettres de noblesse tant auprès des nombreux étudiants qu’il a formés qu’auprès des lecteurs qui se régalaient de ses recueils : Déchirures (1927), Au bord du temps (1936), Chronos rêve (1959), Dans le secret du temps (1972), S’étonner d’être (1977), J’ai rêvé de nous (1983). Grand connaisseur de Baudelaire comme de la Chanson de Roland, spécialiste de la littérature médiévale et moderne de l’Italie, le romancier Vivier a connu deux très gros succès de librairie avec Folle qui s’ennuie (1933) et Délivrez-nous du mal (1936). En épousant Zénita Tazieff, Vivier devint le père adoptif du vulcanologue Haroun Tazieff.” [CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE]


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VIENNE : Aida (nouvelle, 2017)

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Maillol, “La Rivière” © Philippe Vienne

“Les femmes aussi ont perdu la guerre” (Curzio Malaparte)

Quand j’ai ouvert la porte, il n’y avait plus rien que ton absence. Rien n’avait changé de place, pas même le chat, et pourtant je savais déjà que plus rien ne serait comme avant. Je n’ai pas compris, Aida, mais j’ai su. Su que tu étais partie, comme un fait inéluctable, inscrit au plus profond de ton histoire.

J’aurais dû m’y attendre, j’aurais pu le sentir, mais non, j’étais aveuglé par ma confiance en notre amour, que je croyais si évident. Au point probablement d’en négliger les mots qui rassurent, de me réfugier derrière des gestes de tendresse convenus. Je t’aime, tu ne peux pas l’ignorer. Hier encore, nous faisions l’amour et j’y mettais cette rage qui masque mes blessures et m’affirme en vie.

Sans doute est-ce ma faute, de n’avoir pu accomplir nos rêves. Il y avait, comment te dire, ce poids sur mes épaules. Celui de la responsabilité de la réussite, oh pas seulement de la réussite de notre amour, le poids de la réussite attendue par les générations qui m’ont précédé. Tu le sais, j’ai deux sœurs et je suis l’aîné. C’est donc à moi de tout porter, toutes les espérances et jusqu’au nom. C’est à moi, l’enfant si beau et intelligent, d’accomplir la destinée grandiose qui m’attend. Pour mes parents, pour toi, pour l’enfant que nous n’avons pas.

Et j’ai cru pouvoir répondre à vos attentes. J’ai cru pouvoir être fils, père, amant, Dieu, et avec quel talent ! Vous m’avez fait croire que j’en avais les capacités et je marchais sur l’eau de vos rêves. Je me suis vu auréolé de votre amour ou nimbé de vos frustrations, c’est selon. Qu’importe, l’attente était immense, quel espoir vous avez mis en moi et, partant, quelle désespérance. C’est un poids, terrible, Aida, qui pèse sur les épaules des aînés.

Je me souviens de notre rencontre. Tu portais une veste rouge et tes cheveux bruns ruisselaient sous la pluie. Il pleut toujours dans ce pays, contrairement à celui dont tu étais arrivée quelques années auparavant et dont l’accent donnait de sombres inflexions à ta voix. Je te regardais avec une telle fascination que j’en oubliais que j’avais un parapluie. Ce jour-là, déjà, je n’ai pas su te protéger. Tu n’as jamais voulu parler de la guerre dans ton pays : ce qui compte, c’est l’avenir, disais-tu. Et l’avenir c’était nous. Dans une découverte l’un de l’autre, tantôt hésitante, tantôt frénétique. C’était nous et seulement nous.

Que sais-je de toi, finalement ? Fort peu de choses de ton passé : une enfance heureuse que tu évoquais cependant rarement, la guerre, une famille perdue, l’exil. Je ne connais de toi que ton sourire qui effleure ma bouche, l’heure bleue de tes yeux, les nuits dessinées par nos étreintes et le galbe de tes seins, tes rires mêlés de larmes, le sel sur ta peau cuivrée, tes hésitations en français mais avec quel charme et quelle vivacité d’esprit, les jours passés côte à côte à se regarder, cette merveilleuse connivence, tout ce que nous avons construit ensemble et, aujourd’hui, la brûlure de l’absence.

Combien de noëls avons-nous passé ensemble, Aida, en tête à tête ou avec ma famille, ma petite sœur qui était presque devenue la tienne. Et comment tu la prenais sur tes genoux, comment tu retrouvais avec elle les jeux de ton enfance et tes yeux brillaient de cette flamme qui ne devait rien aux bougies. Dans ces moments-là, je t’imaginais parfois comme la mère de mes enfants, tant il me semblait déceler en toi une tendresse que tu semblais ignorer, ou refouler que sais-je, le reste du temps. Et tu riais, toi dont le rire était si rare, et quand ton regard croisait le mien, j’y voyais l’amour, tout l’amour que nous nous portions, cet amour si fort, si unique, cet amour qui a rempli ma vie à m’en faire oublier le reste.

La nuit va bientôt arriver, Aida. L’heure où l’on ne distingue plus le fil blanc du fil noir. Cet instant magique, sacré pour ainsi dire où, m’as-tu un jour expliqué, finit le jeûne. Mais la nuit m’a toujours fait peur. Enfant, je ne pouvais dormir dans le noir. Si je me réveillais, je ne pouvais laisser à mes yeux le temps de s’accommoder à l’obscurité, l’angoisse me saisissait immédiatement. L’angoisse est toujours là. Et, comme les adultes, je l’étouffe dans les leurres de la nuit, les fêtes mélancoliques, les alcools douceâtres. Je suis toujours cet enfant et j’ai besoin de sentir ton corps auprès de moi.

J’ai besoin de savoir, de comprendre. Je ne peux pas me résigner à te perdre, pas ainsi, laisse-moi une lettre, appelle-moi, ne me traite pas par le silence du mépris. Ne me laisse pas à mes angoisses nocturnes. Je t’imagine cherchant le réconfort dans le lit d’un autre. Qu’a-t-il manqué à notre couple ? Peut-être aurions-nous dû avoir un enfant, en effet, nous en avons parlé quelquefois, tu semblais éluder le sujet. Quant à moi, je suis un homme et les hommes ne sont jamais pressés de reproduire leurs erreurs.

Un jour d’automne je t’ai emmenée à la campagne, revoir la maison où j’avais passé les plus belles années de ma vie. C’était une petite maison blanche, aux volets verts, perdue au bout d’un chemin de terre, à l’orée du bois. Les nouveaux occupants semblaient absents, nous avons doucement poussé la barrière. Et je t’ai montré, là, la mansarde qui était ma chambre, et le portique à balançoires où jouaient mes sœurs, et ces grands bouleaux majestueux, chétifs à l’époque où ils me servaient de but pour jouer au foot, et ici le grand mélèze sur lequel je m’étais tant de fois écorché les genoux, et tu as vu les larmes dans mes yeux ou tu les as senties dans ma voix, tu m’as caressé la joue comme je caressais tes cheveux, nous nous sommes embrassés et, une fois rentrés à l’appartement, tu m’as fait l’amour avec une tendresse infinie.

C’est étrange mais, en rêve, je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance. J’y ai retrouvé les objets à leur place, les odeurs inchangées. J’y ai senti la présence de ceux que j’aimais. Naturellement, je m’y suis senti chez moi et, pourtant, avec la conscience d’y être un intrus. Je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance, à la nuit tombée, en cambrioleur de mes propres souvenirs.

Comme tous les enfants, j’ai un jour ramené un oiseau blessé que je voulais sauver. Je lui ai créé un petit nid dans une boîte à chaussures, lui ai amené à boire et caressé la tête du bout des doigts, lui prodiguant des paroles d’encouragement. Le lendemain, l’oiseau était mort. Je n’en ai rien su. Mes parents, pleins de bienveillance, ont fait disparaître le petit corps et, lorsque je me suis trouvé face au nid vide, ils m’ont dit : “tu vois comme tu l’as bien soigné, il a pu s’envoler à nouveau”. J’en ai conçu une intense sensation de bonheur. Depuis, je conserve l’illusion de pouvoir réparer toutes les blessures, toutes les fêlures – sauf les miennes, il va sans dire.

Parfois je te regardais vivre, simplement, et c’était mon plus grand bonheur. Quand tu démêlais tes cheveux le matin, avec agacement parfois, mais le geste restait toujours sensuel, quand tu marchais en rue, dans une petite robe légère, au soleil d’été, attirant irrémédiablement le regard des hommes, quand assise dans le divan, tu lisais un de ses romans français que je détestais, peut-être parce qu’ils te creusaient une ride au milieu du front, quand nous marchions, main dans la main, en forêt et que tu angoissais toujours un peu de t’y perdre. Je te regardais et, dès que tu t’en apercevais, tu me demandais invariablement : “tu m’aimes ?” Et cette question me paraissait purement rhétorique tant ma présence de tous les instants me semblait une réponse évidente. Mais peut-être attendais-tu une autre réponse, Aida ?

Contrairement à moi, tu détestes Caspar David Friedrich – tous ces romantiques qui se repaissent de leurs propres blessures, dis-tu –  et cela n’a aucune importance, d’ailleurs. C’est juste qu’en cet instant précis, par la fenêtre de notre appartement, je vois flamboyer la ville comme jamais. Je voudrais te serrer dans mes bras, Aida, te répéter combien je t’aime – s’il en est encore temps. Et tu me répondrais combien je suis stupide, que tu le sais, que toi aussi tu m’aimes évidemment, que ferions-nous là ensemble sinon, quel sens cela aurait-il, et d’ailleurs tu n’as pas oublié comment nous avons fait l’amour, hier. Non, Aida, je n’ai rien oublié.

Le téléphone a sonné et il y avait ta voix. Un peu plus métallique, un peu moins rocailleuse, un peu plus lointaine aussi. Il y avait ta voix, il y avait l’espoir donc. “Aida, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?” “Pardon” a été la seule réponse. “Pardon” as-tu répété. Pardon de quoi, Aida, tu n’as pas à me demander pardon ou bien est-ce si grave ? Je n’ai rien à te pardonner parce que je n’ai aucune raison de t’en vouloir, je t’aime, je veux juste comprendre ce qui se passe, ce qui nous arrive. “Pas au téléphone, ce n’est pas possible” et tu as raccroché.

Il a encore fallu plusieurs heures avant que j’entende tourner la clé dans la serrure. Tu étais là, tremblante, hésitante, j’ai voulu te prendre dans mes bras mais tu t’es écartée de moi, il y avait quelque chose dans ton regard que je ne pouvais interpréter. “Aida, je t’aime” j’ai répété. Et tu m’as tout balancé, jeté au visage, sans un cri, sans une larme, sans amour peut-être et sans haine visiblement, juste une immense lassitude et une étrange indifférence. Non, m’as-tu dit, je ne veux pas de ton amour, de ta pitié, de ta bienveillance. Je n’en veux pas car ils me font mal, ils me rappellent à quel point je n’en suis pas digne. Ils me rappellent que je suis incapable de t’aimer comme tu m’aimes et que tu ne sais rien de cette blessure qui est en moi. Tu ne sais rien et tu n’en pourras jamais rien savoir parce que tu ne la portes pas dans ta chair, non, tu ne pourras pas en faire l’expérience. Jamais tu ne verras assassiner sous tes yeux toute ta famille. Jamais tu ne te feras baiser comme ils m’ont baisée, et quand bien même, il n’y aurait pas cette haine dans le regard de tes violeurs. Jamais tu ne verras ta mère aller au-devant d’eux, en victime quasi consentante pour qu’ils épargnent ta petite sœur, alors que de toute façon il n’y a plus d’espoir pour personne. Jamais tu n’entendras hurler ton père, hurler de l’impuissance la plus terrible pour un homme, celle de ne pouvoir protéger sa famille, et ce cri emplit encore ma tête. Tu ne te verras jamais couvert du sang des autres et coupable d’être encore en vie quand ils sont tous morts, pourquoi toi et pas ta petite sœur ? C’est ta faute sans doute, peut-être les as-tu trop bien satisfaits ces charognes, peut-être même y as-tu trouvé du plaisir ? Non, tu ne sauras jamais, car tu n’as pas connu cette guerre-là, ni aucune autre d’ailleurs, et c’est tant mieux pour toi, mon amour, c’est tant mieux mais c’est pour cela que je ne peux t’aimer.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Philippe Vienne


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TEMOIGNAGE : Carnets de prisonnier

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Carnets de prisonnier de Raymond Vienne © Philippe Vienne

Ces carnets sont le récit d’un jeune officier de 30 ans, marié, père d’un petit garçon de 4 ans, envoyé au front puis retenu en captivité, loin des siens. L’envoi de courrier étant strictement limité, ces cahiers sont destinés à consigner, régulièrement et parfois longuement, souvenirs, pensées, états d’âme, avant qu’ils ne s’estompent dans la mémoire, et ceci avec l’espoir avoué de les donner à lire à son épouse au jour du retour.

Écrits entre l’hiver 1941 et le printemps 1943, dans une promiscuité souvent difficile et avec une santé défaillante, malgré les moments de découragement, ces textes restent porteurs d’espérance. Et, on le verra, d’une ouverture  fraternelle au monde et à l’autre.

A une époque où certains oublient trop facilement que la guerre peut être à nos portes (la Yougoslavie, c’était il y a 30 ans déjà), oublient qu’un jour les “réfugiés” furent leurs parents, leurs grands-parents, dans ces temps d’obscure mémoire sélective, les témoignages de ceux qui ont vécu l’horreur d’une guerre prennent toute leur dimension.

Philippe VIENNE

“Quant aux souvenirs de la “campagne”, je m’aperçois qu’ils se sont déjà bien estompés. Ce dont je me rappelle surtout, c’est d’avoir ressenti des émotions ne correspondant nullement à celles que j’avais imaginées avant. Sentiment de soulagement – et non de tristesse, à nous voir précipités dans l’action ; impression de sécurité  – et non d’isolement, à se sentir le rouage d’une immense machine qui ne fonctionnait pas si mal que beaucoup l’ont dit, et surtout la sensation d’être soutenu – et non abandonné, par des forces inconnues et insoupçonnées qui vous donnent confiance et courage.

Des impressions de tristesse et de désolation, j’en ai eu comme tout spectateur de cette chose monstrueuse qu’est la guerre et je déplorerai toujours d’avoir été le témoin de cette grande misère humaine. J’ai vécu l’affolement des pauvres gens abandonnant leurs foyers dans un grand déchirement, la souffrance des longues caravanes de “réfugiés” dépourvus de tout, l’angoisse des femmes, la triste fatigue des enfants et des vieillards ; j’ai vu les villages et les petites villes abandonnés, déserts, parfois en ruines, toujours meurtris, et je n’ai jamais pu entrer dans l’une ou l’autre maison sans avoir l’impression de violer une sépulture ou de commettre un sacrilège.”  

Raymond Vienne (vers 1930-1931) © Philippe Vienne

“C’est l’hiver – et quel hiver ! On est encore relativement chauffé, mais c’est la vie de chambrée – et quelle chambrée ! – dans toute sa fatigante et énervante atmosphère… 32 m2, 6 lits doubles, 4 armoires, 3 tables et 12 tabourets, et 10 occupants en moyenne qui discutent, et rediscutent, et disputent et redisputent, et cuisinent, et jouent aux cartes et ne savent pas me f… la paix ! On est crispé, tendu, les nerfs à fleur de peau, et il faut – il le faut absolument – il faut se taire. (…) Mais pourquoi diable alourdir encore une situation déjà si pénible ? “

“Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce long exil et emprisonnement a développé chez moi un désir fou et extrêmement vif de voyager dès que ce sera possible. Il y a trop de belles choses à voir et on ne peut vraiment ignorer les richesses qui sont le patrimoine de toute l’humanité. Quand on a entrevu ce qu’on ignore, quand on a un peu ouvert son esprit, on se rend compte qu’on n’est pas un homme, un “humaniste”, si l’on se cantonne à son petit village. (…) Je voudrais côtoyer ces peuples différents, sentir battre leurs pouls, connaître un peu leurs mœurs, apprécier les richesses de leur architecture et de leurs musées. (…) il ne me paraît pas possible de finir ma vie sans avoir été m’émouvoir devant les chefs-d’œuvre de la Renaissance italienne. Rome, Florence, on ne peut tout de même pas ignorer cela ! Non, ce n’est pas possible. Et c’est peut-être cette ignorance des masses, cette absence de communion des âmes dans l’espace et dans le temps, qui permet des catastrophes comme celle qui sévit maintenant. “

Correspondance de prisonnier © Philippe Vienne

“(…) somme toute, je suis aussi heureux que possible, surtout quand je considère les grandes misères qui sévissent, et dont certains remous viennent jusqu’à moi : misères physiques et morales des pauvres soldats prisonniers pour qui la captivité n’a pas été tendre, ni même simplement supportable ! D’autres décriront certainement mieux que je ne pourrais le faire la grande pitié et la longue souffrance de ceux-là ! Si au moins, leur sacrifice pouvait ne pas être inutile, et servir à l’enfantement d’un monde moins cruel et moins égoïste !  “

Raymond VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | source : carnets de prisonnier de Raymond Vienne (collection privée) | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


D’autres du blog de bord, de notre tribune partagée…

HERD, Henri dit Constant-le-Marin (1884-1965)

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Constant-le-Marin et sa ceinture d’or © thyssens.com

Henri HERD naît à Liège, rue Porte-aux-Oies, en Outremeuse, le 2 août 1884. Son père, Guillaume, est d’origine prussienne, tout comme sa mère Helena Treffer. Mais, même si entre eux ils parlent plus volontiers allemand, leurs onze enfants s’expriment aussi en wallon et en français. Le couple Herd exploite un café populaire en Outremeuse.

En 1901, à l’âge de 17 ans, Henri entame sa formation à la lutte dans une petite salle de la rue Pierreuse, à Liège. Deux ans plus tard, il est déjà en finale des championnats amateurs de la Cité Ardente, battu seulement par son coach, Jules Depireux. L’année suivante, il prend part, avec des centaines d’autres, à un tournoi dont il sort vainqueur dans la catégorie des poids lourds.

C’est à l’occasion de l’Exposition universelle de Liège, en 1905, qu’Henri Herd participe à son premier tournoi en tant que professionnel. Il opte alors pour le pseudonyme de Constant-le-Marin, en l’honneur de son idole Constant Lavaux dit “Constant-le-Boucher”, lutteur florennois. Son surnom “le marin” traduit son ambition de faire le tour du monde grâce à la lutte. Il sera assez vite exaucé : sa réputation et son succès vont croissant. Troisième (ou quatrième) au championnat d’Europe, en 1906, et deuxième en 1907, il devient champion du monde, en 1910, à Buenos Aires. Au terme d’un combat épique de quatre heures, il s’empare de la ceinture d’or d’un kilo devant un public de 35 000 spectateurs, après avoir vaincu le Français Paul Pons, surnommé “le Colosse” et premier champion du monde professionnel.

Champion à nouveau en 1913, Henri Herd poursuit sa route vers la gloire et autour du monde, comme il l’espérait, remportant de nombreux tournois en Amérique du Sud et du Nord, aussi prestigieux que bien rémunérés. Ainsi, à Montréal : L’arèna (sic) Westmount est le site du plus important match de lutte jamais présenté à Montréal, un combat à saveur internationale entre le Belge Constant Le Marin et le Polonais Stanislaus Zbyszko. Constant Le Marin et Stanislaus Zbyszko se partagent une bourse record (à Montréal) de 10 000 $.” (Le Devoir, 26 mai 1913)

Lorsque l’Allemagne envahit la Belgique en août 1914, bien qu’exempté de service militaire par un tirage au sort favorable, Constant se présente à l’armée comme volontaire. Promu au grade de maréchal des logis, il participe à la campagne du Corps expéditionnaire belge des Autos-Canons Mitrailleuses (ACM) sur le Front de l’Est, en compagnie du poète Marcel Thiry et de son frère Oscar ainsi que de Julien Lahaut, futur leader communiste.

Les autos blindées sont envoyées ensuite en Galicie (région de l’empire autrichien, aujourd’hui partagée entre la Pologne et l’Ukraine) où elles vont principalement affronter les forces autrichiennes. Selon Marcel Thiry, Constant-le-Marin, en raison de son titre mondial, jouissait d’une énorme popularité auprès des soldats russes, il leur avait appris à pousser en français son cri de guerre : “On va leur couper la tête !”  

Combattant toujours avec la même hargne, il sera gravement blessé en juillet 1917, lors d’une attaque que rapporte Thiry : “Constant le Marin (…) commande à présent une blindée à coupole fermée, que les Russes ont fournie pour remplacer son auto-mitrailleuse perdue en septembre à Svitselniki. Voulant attaquer presque à bout portant, et malgré la grêle de projectiles qui tambourinent sur son blindage, il entreprend d’arracher les barbelés avec l’étrave de sa machine, pour aller écraser de son feu les mitrailleuses. Mais le lourd engin, presque aveugle quand tous les volets sont obturés au maximum, s’embarrasse dans l’écheveau d’acier. Des fusils antitanks ont dû être amenés par les ennemis ; voici que le blindage perce, les balles ricochent à l’intérieur de la petite forteresse sur les parois des tourelles qui deviennent un enfer. Le chauffeur Godefroid s’affaisse, mortellement atteint ; le servant Guillot est blessé (…) Constant lui-même gravement frappé de trois balles. (…) le grand corps gémissant du champion du monde de lutte sera ramené, avec les plus grandes peines.”

Suite à ces blessures, Constant sera rapatrié, en compagnie d’Oscar Thiry et d’autres. Il recevra neuf citations et sera décoré à cinq reprises, dont quatre fois de la Croix de Saint-Georges. Comme ses compagnons d’armes, Constant-le-Marin aura combattu pour trois états différents : la Belgique du roi Albert, la Russie du tsar Nicolas II, puis aux côtés de l’Armée rouge de Lénine.

Malgré ses sérieuses blessures, Henri Herd reprend, après la guerre, son entraînement et sa carrière de lutteur, utilisant une méthode de revalidation toute personnelle mais visiblement efficace. En effet, il est encore champion du monde, en 1921 (à Paris) et en 1924 (à Buenos Aires). Auréolé de ces exploits, il parcourt à nouveau le monde, profitant de combats rémunérateurs.

Constant-le-Marin par Jacques Ochs

Mais il semble que ce ne soit pas sa seule récompense, comme l’évoque le Pourquoi Pas ?, “(Constant) ne dédaigne pas, en franc Liégeois qu’il est, de humer, çà et là, les roses bien pommées qui ne manquent pas de sertir le laurier, ornement sympathique mais un peu bien sévère. Les roses sud-américaines ont un parfum chaud et poivré qui n’a rien de répugnant, et le bon Constant eut, au pays des Incas, de belles soirées et de belles nuits.”

Enfant d’Outremeuse, c’est néanmoins à Cointe qu’il s’établit, à partir de 1925. Gravement endommagée par les bombardements en 1944, sa villa sera reconstruite après la guerre et existe toujours au 34 de l’avenue de la Laiterie. Constant-le-Marin s’entraîne dans le parc de Cointe où beaucoup de gens viennent admirer ses démonstrations de force. On le croise également s’y promener régulièrement avec son chien, Tom. La légende veut qu’un jour il ait déraciné à mains nues un arbre que les jardiniers du parc ne parvenaient pas à arracher !

Ancienne villa de Henri Herd © Philippe Vienne

Durant les années précédant la Seconde Guerre, Raymond Gilon rapporte que Henri Herd avait coutume, en été, d’aller camper au bord de l’Ourthe à Sainval (Tilff), avec un ami lutteur. Là, ils s’amusaient à faire chavirer les barques des filles, qu’ils secouraient aussitôt. Ses sorties régulières à l’Eden étaient également célèbres : “Constant le marin entrait dans la salle de danse de l’Eden, foulant le tapis rouge lentement, presque majestueusement, s’assurant d’un regard circulaire que toute l’assemblée l’admirait. Il se dirigeait vers sa table du bord de piste réservée depuis le début de la soirée avec son seau à glace et la bouteille de champagne.”

Lorsqu’éclate la Seconde Guerre, Henri Herd se porte à nouveau volontaire mais est refusé par l’armée en raison de son âge. Quittant alors la Belgique pour la France, en 1940, il s’occupe d’un centre pour réfugiés à Paris. Il descend ensuite à Bordeaux où il attrape le dernier navire en partance pour l’Argentine, une fois encore, mais dans un autre contexte. De retour à Liège en 1946, il ouvre, en Outremeuse, un établissement nommé le Café des Lutteurs dont le sous-sol était aménagé en gymnase et où plusieurs générations de jeunes Liégeois viendront s’initier à la lutte gréco-romaine et, plus tard, au catch.

årvô Constant-le-Marin © provincedeliege.be

Henri Herd décède à Liège, le 4 novembre 1965, à l’âge de 81 ans, et est enterré dans le caveau familial au cimetière de Robermont. En Outremeuse, rue Porte-aux-Oies, un årvô (passage voûté) porte une plaque commémorative. Et, depuis 2014 (centenaire de la Première Guerre Mondiale), un géant à l’effigie de Constant-le-Marin participe aux fêtes du 15-Août en Outremeuse. Sorti en 2015, le film d’animation Cafard, du réalisateur Jan Bultheel, s’inspire largement et librement de la vie de Constant-le-Marin.

Philippe VIENNE

Interview de Constant-le-Marin en 1959

Bibliographie
  • GILON R., Les carnets de la mobilisation (38-40), Liège, 1990, pp 150-151
  • PORTUGAELS L., Constant-le-Marin et les autos-canons de 1914-1918, dans La Libre, 29 novembre 2004
  • SCHURGERS P., Cointe, au fil du temps…, Liège, 2006
  • THIRY M., Le tour du monde en guerre des autos-canons belges, 1975
  • THYSSENS H., Cécile Brusson, sur thyssens.com
  • Pourquoi Pas ? du 19 janvier 1934
  • Le Devoir du 26 mai 1913

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction | commanditaire : wallonica.org | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © thyssens.com ; Pourquoi Pas ? ; Philippe Vienne ; provincedeliege.be


Plus de muscles ?

 

 

TEMOIGNAGE : Une liégeoise en juin 1940…

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Yvonne (enfant) avec sa mère devant leur maison, rue Monulphe à Liège (BE)

Avant 1914, l’internationalisme avait pour chantres en Belgique des personnalités comme le prix Nobel de la Paix Henri La Fontaine et Paul Otlet, inventeur de la Classification Décimale Universelle (la CDU qui règne sur le classement des livres dans nos bibliothèques de Wallonie et de Bruxelles ; plus d’infos au Mundaneum de Mons). Ce dernier écrivait : “Il est à noter que l’internationalisme de notre époque n’est pas seulement un système idéal ; il repose sur un ensemble de réalités. Ce sont  : l’expansion de l’homme à travers toute la terre ; le réseau de communications qu’il a établi pour le transport des personnes et des marchandises ; l’économie devenue mondiale dans toutes les branches du travail, dans l’industrie, le commerce et la finance ; les sciences, les lettres et les arts constituant graduellement, de toutes les pensées nationales et ethniques, une pensée mondiale, grâce aux voyages, aux publications, aux congrès, aux expositions, enfin la formation d’unités politiques de plus en plus considérables substituant un gouvernement unifié à une infinité de souverainetés secondaires, ou fédérant les peuples par des ententes de plus en plus nombreuses et étendues“. Bref : si tu connais l’autre, tu ne lui fais pas la guerre.

En ce sens, ce qui est aujourd’hui baptisé “la crise migratoire” aurait désolé ces deux pionniers des organisations internationales. Qui plus est, on oublie souvent trop confortablement que beaucoup des réfugiés qui quittent leur pays sont en fait chassés par la guerre et que c’est une situation que nos grands-parents ont connue au quotidien, lors du dernier conflit mondial.

Le témoignage ci-dessous ne décrit pas encore de circonstances aussi horribles que celles qui ont déplacé des populations entières au Sud et à l’Est de la Méditerranée, loin de leur maison et de leurs proches. Reste que cette lettre de ma grand-mère maternelle, la liégeoise Yvonne Bertrand, à ses parents (lettre datée du 4 juin 1940, le début de la guerre en Belgique), par sa spontanéité et sa proximité, peut redonner une troisième dimension -la dimension humaine- à une représentation souvent malsaine des réfugiés, qui les anonymise, en les limitant aux deux dimensions des photos de presse, voire en les noyant dans des échantillonnages statistiques… ou dans les eaux de la Méditerranée. A qui profite le crime ? La question doit être posée chaque jour.

Patrick Thonart


4 juin 1940

Mes parents chéris,
Bon et Bonne,

Je joins une lettre aussi. J’espère que le tout vous parviendra. Je suis toujours chez ma belle-mère, car c’est trop cher de vivre chez moi avec Charlie [son fils] – Tout va très bien ici et Annie [sa future fille, Yvonne est enceinte] aussi – Je n’ai absolument aucune nouvelle de Max [son mari] mais son ami Charles *** a été descendu et est prisonnier ; peut-être saurais-je quelque chose par là – Je n’espère pas, car, au moment de la guerre, ils n’étaient pas ensemble et je ne pense pas qu’ils aient pu se rejoindre. Jean, l’aîné d’ici, est revenu, maintenant on attend Romu, qui est le plus jeune (18 ans) et qui est parti à vélo – Le ravitaillement se fait normalement ici et jusqu’à présent nous n’avons eu à souffrir de rien. J’ai mon billet de chemin de fer jusqu’à Liège, car le samedi 11 mai, j’ai voulu aller chez vous. Malheureusement, à Louvain, nous avons dû revenir à Bruxelles, parce que les voies étaient coupées.

A la première occasion, je ferai partir ces lettres ; peut-être que d’ici là, j’aurai encore beaucoup à écrire – J’espère que vous allez tous bien, je n’ose presque plus quitter la maison de peur de rater de vos nouvelles ! Que fait Papa ?

Mille baisers de Charlie et Vonnette

Yvonne chez ses parents, rue Monulphe, à Liège, avec son fils Charles et sa fille Annie (landau).

Voilà à l’instant que Ghislaine arrive – Pensez si je suis contente d’avoir de vos nouvelles – Je vais répondre en ordre à toutes vos questions. Le samedi 11 mai, j’ai voulu partir pour Liège, j’ai pris le train de 14:30 et me voilà en route avec Charlie et ma valise, jusque Louvain où le train s’est arrêté quatre fois parce que les avions bombardaient – Arrivés à Louvain, on nous apprend que la ligne a été bombardée à Tirlemont et que le train ne va pas plus loin, donc il fallait revenir à Bruxelles – A dix personnes, nous avons cherché après une auto qui pourrait nous conduire à Liège, mais il n’y a pas eu moyen de rien trouver, force nous fut de rentrer dans la gare pour Bruxelles – A peine étions-nous dans le train que l’on vient bombarder Louvain. Nous sommes restés dans l’abri jusque 21:00, heureusement, un militaire m’a aidée, tout le temps, il a porté Charlie ; enfin nous sommes partis et arrivés à Bruxelles vers minuit, je suis bien rentrée et Charlie et moi avons dormi le lendemain jusque midi, donc tout était bien, j’ai encore mon ticket, de cette façon je peux aller à Liège dès que possible.

Je n’ai aucune nouvelle de Max depuis la guerre ; le jour de la guerre, il était à la maison, car il avait réussi son examen et pouvait rester jusque la semaine suivante (mardi) à la maison – A six heures du matin, il est parti avec son ami Guy *** qui était arrivé chez nous entre-temps et, depuis, je ne sais plus rien – Je pense qu’il est parti en France, parce que son Capitaine a été conduit en France par notre voisin, et je suppose qu’ils devaient donc se réunir là-bas – Je regarde tous les jours dans les listes de prisonniers, mais je n’ai rien vu, s’il était pris, il serait inscrit, parce que un ami, Charles ***, est prisonnier et je l’ai vu sur la liste ; le garçon était à Tirlemont au moment de la guerre et il a été descendu tout de suite ; il est brûlé à la figure, aux bras et aux jambes, mais rien de grave. Demain, j’irai chez sa femme, peut-être aurais-je des nouvelles de Max.

Charlie va bien,  il a eu la rougeole et est maintenant guéri ; cela n’a duré qu’une semaine ; il trouvait très drôle d’être tout rouge. Je ne le mets plus à l’école parce que j’ai trop peur, s’il y avait une alerte, de ne pas l’avoir près de moi ; je vais promener tous les jours avec lui, comme ça il a beaucoup d’air et je l’ai toujours près de moi, c’est plus sûr. Mon oncle Paul lui a acheté 1 kg de raisins et bananes, vous pensez s’il est heureux. Il ne manque de rien – J’ai rencontré ce matin une connaissance qui m’a donné quelques objets de layette pour Annie, je suis bien contente : c’est toujours cela.

Je ne touche rien de Max. J’ai droit à cinq francs par jour de l’Assistance publique, c’est tout. Seulement Paul m’a donné, hier, de l’argent et m’a dit qu’il reviendrait dans un mois, alors, dit-il, si les trains roulent, tu iras à Liège et je te dirai comment on pourra tous s’arranger. Voilà.

Yvonne, fin des années 30

Il n’y a rien, ici, pour le transport des lettres, sauf quelques particuliers qui veulent bien s’en charger moyennant finance. Je vous renvoie le billet de 50 francs, puisque Paul m’a donné pour vivre, peut-être en aurez-vous plus besoin que moi puisque vous êtes plusieurs.

Est-ce que Gillet [wallonica : usines Gillet Herstal, fleuron industriel du bassin liégeois et fabricants de motos de 1919 à 1959, aux côtés des FN et des Saroléa] ne va pas reprendre pour le compte des Allemands ?

Pour ma part, je vais très bien et Annie aussi. Je ne sais pas si ce sera une acrobate mais je vous assure qu’elle fait de fameux exercices, elle ne reste pas une minute tranquille. L’autre jour, on demandait à Charlie où était sa petite sœur et il répond : “Annie, et bien, elle est dans mon ventre !” Certainement qu’il a entendu une conversation et qu’il l’a répétée à peu près.

Donc, si tout va bien, d’ici un mois, je serai chez vous, je vous assure que je serai rudement contente, quoique tout le monde nous gâte ici. Je crois que j’ai tout dit, avant que Ghislaine ne parte, j’aurai peut-être encore des nouvelles. Faites bien des compliments à tous et pour vous, beaucoup de millions de baisers.

Charlie et Vonnette

Encore un petit mot. Je suis allée chez les amis de Max aux nouvelles, mais je n’ai rien. Des deux aviateurs qui sont partis avec lui (Guy *** et Paul ***) on n’a aucune nouvelle. Ceux qui étaient restés en Belgique sont prisonniers ou blessés et j’ai eu de leurs nouvelles donc, je suppose que Max est en France et que c’est pour cette raison que je ne sais rien. Charlie est très, très gentil et me demande toujours si les trains sont encore cassés pour aller à Liège – Yolande va porter la lettre à Anvers, car elle en a encore d’autres pour un tas de gens – Charlie ne veut plus quitter son costume de reps bleu, car il trouve qu’il y a deux poches : il faut le voir se promener les mains en poche !

Je n’ai plus de nouvelles pour le moment – Je viens de voir dans le journal qu’un service était établi Bruxelles-Liège – Je vous envoie le journal, c’est en haut de la dernière page – Maintenant, je crois que c’est tout – Je vous embrasse tous bien fort.

Charlie et Vonnette

Tombe d’Yvonne au cimetière de Robermont (Liège, BE)

Agir encore…

WILKIN : Lettres de grognards. La Grande Armée en campagne (2019)

Temps de lecture : 4 minutes >
ISBN 9782204130783

Si vous vous appelez Bastin, Bourdouxhe, Boussart, Bovy, Charlier, Collard, Crutzen, Danthinne, Delvaux, Fraikin, Gilissen, Halleux, Hardy, Havelange, Dermouchamps, Jamar, Ledent, Lhomme, Mathot, Pirard, Randaxhe, Walthéry, Wéry, Williquet ou encore Goffin, Godin, Maraite, Stassart, Cornélis, Pirson, Georis, Delrez, Genet, Rutten ou Natalis, il y a des chances pour qu’un de vos ancêtres ait combattu dans la grande armée de Napoléon. Ce livre réunit cent cinquante lettres de grognards liégeois…

Dans Lettres de Grognards La Grande Armée en Campagne, René et Bernard WILKIN présentent cent cinquante de ces lettres de soldats liégeois à leurs familles. Par “liégeois”, comprenez “habitant du Département de l’Ourthe”, l’entité administrative qui est devenue la Province de Liège. Ces lettres de conscrits ont été sélectionnées dans un fonds de plus de mille qui se trouve aux Archives de l’Etat.

“[…] aussitôt mon arrivée au régiment” écrit depuis Belfort Simon Bovy, manoeuvre, de Momalle, “je n’ai rien de plus empressé que de mettre la main à la plume et pour vous instruire du résultat de mon voyage qui s’est terminé d’une manière assez heureuse […] J’assure mon oncle et ma tante de mon souvenir respectueux […].”

Prouver qu’un membre de la famille servait dans l’armée

Ces lettres se trouvent à Liège depuis deux cents ans. “Elles ont été envoyées à la Préfecture par les familles des soldats” explique l’historien Bernard Wilkin. “Pas pour leur contenu, mais pour servir de preuves. Si un grand frère avait déjà été enrôlé comme soldat, les suivants ne devaient pas partir. Ces lettres ont servi à prouver aux autorités qu’une famille avait déjà envoyé un des siens au combatOn savait depuis pas mal de temps qu’elles étaient là. Un de mes prédécesseurs les avait découvertes dans les années trente, mais à l’époque, on ne se rendait pas bien compte de leur importance. Elles sont particulièrement intéressantes parce que ce sont des lettres de sans-grades, d’hommes qui n’ont pas reçu la Légion d’honneur, qui ne sont pas devenus officiers.”

Batailles, exactions, demandes d’argent

Ils racontent leurs batailles, les exactions, les mutilations, par exemple en Espagne où des soldats ont été émasculés. On y lit aussi des histoires plus légères. Des histoires d’amour. Certains comparent la vertu des filles rencontrées dans les pays qu’ils traversent. Il y a notamment ce soldat qui écrit que la Prusse est le bordel de l’Europe. D’autres font allusion à des beuveries.”

Beaucoup de soldats demandent à leurs familles de leur envoyer de l’argent, comme Simon Bovy : “J’attends avec impatience qu’il vous plaise m’accuser la réception de cette lettre, et m’envoyer quelque peu d’argent si c’est une pure bonté de votre part, ayant éprouvé une route longue & pénible qui m’a dépourvu de tout ce que je possédais lors de mon départ.”

Un français maltraité

Les soldats liégeois étaient wallonophones. A peine un tiers savaient écrire. Ceux qui savaient écrivaient pour les autres. “Le français de ces lettres est mauvais” constate Bernard Wilkin. “Ils ne respectent ni l’orthographe, ni la grammaire, ni la ponctuation. Dans certains cas, il a fallu simplifier – en veillant à respecter l’esprit du texte. Mais ce n’est pas différent des lettres de soldats français de guerres plus récentes.”

Ce qui est émouvant pour des liégeois dans ces lettres, c’est d’y retrouver les noms de parents, d’amis, de collègues ou de voisins. Bernard Wilkin y a d’ailleurs retrouvé le sien. Il savait que son ancêtre direct avait servi dans la Grande Armée, mais c’est cette recherche qui lui a fait mettre la main sur un écrit de son aïeul : “Je ne savais pas qu’une lettre existait. Je l’ai trouvée par hasard. C’est assez émouvant, d’autant que je connais leur destinée. Mon ancêtre direct a été réformé pour cause de santé. Il a eu de la chance. Tandis que son frère a été chassé de l’armée pour mauvaise conduite !

Des liégeois dans tous les régiments de la Grande Armée

Les soldats liégeois ont servi dans toute l’armée française. La cavalerie était la plus demandée “parce qu’il ne fallait pas marcher“, mais il y a eu des liégeois dans l’infanterie, l’artillerie, la marine, la Garde impériale. Certains se sont battus à Austerlitz, en Russie ou aux Antilles contre les esclaves révoltés. Les historiens estiment à 25 000 le nombre de liégeois au sens large qui ont combattu dans les armées de Napoléon. Environ la moitié n’en sont pas revenus.

Lettre d’un soldat de la Grande Armée © Archives de l’Etat à Liège

Cherchez le Papy de Papy…

Voici une liste des noms de soldats signataires de ces 150 lettres : Adam, André, Bayard, Beaumont, Bebronne, Billard, Billen, Binot, Blutz, Boulanger, Bourguignon, Bovy, Brixhe, Burnelle, Chaudier, Christophe, Collienne, Collignon, Collin, Colsoul, Colsoulle, Cordier, Corman, Cornelis, Crins, Crismer, Croisier, Crutzen, Dabin, Dantinne, Deflandres, Delforge, Delrez, Delsupexhe, Delvaux, Demathieu, Despa, Dethier, Dorva, Dorval, Dotrange, Drapier, Duchesne, Dujardin, Elias, Englebert, Ernst, Evrard, Fauville, Ferette, Flament, Fossius, Fraigneux, Frenay, Frisson, Fyon, Genet, Georis, Gilles, Godet, Godin, Gothot, Halain, Halin, Hamoir, Hanssen, Henrotte, Hoven, Hozai, Jadoul, Jamar, Jamart, Jeunechamps, Jeunehomme, Jobbé, Joiret, Josset, Kalff, Labaye, Labeye, Labusier, Lahaut, Lambert, Laschet, Lebois, Leclercq, Ledent, Leloup, Lenoir, Lepersonne, Leruth, Leva, Lévêque, Lhomme, Lismonte, Loncen, Lonnay, Louis, Machurot, Mafatz, Maraite, Marcotty, Masui, Mataigne, Moreau, Morisseau, Moyse, Natalis, Nizet, Nouprez, Olivier, Onclin, Pâque, Peter, Philippet, Pierry, Pip, Pire, Pirson, Poitier, Randaxhe, Ravet, Renard, Renard, Renoz, Reynier, Rome, Rossoux, Rutten, Schumacher, Scindeler, Seret, Seronvaux, Sottiaux, Stassart, Thomas, Varlet, Walthéry, Wanson, Weerts, Wégimont, Welter, Wilkin, Ysaye.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation | source : article de François BRAIBANT sur RTBF.BE (22 février 2019) | commanditaire : wallonica | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Archives de l’Etat belge | remerciements à la RTBF


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Retour en 39-45, quand les migrants étaient européens…

Temps de lecture : 2 minutes >
2 janvier 1945. Dans une rue de La Gleize (BE) des réfugiés belges attendent d’être transportés en dehors de la ville déchirée par la guerre (c) Peter J. Carroll / AP /Photo colorisée par Sanna Dullaway pour Time Magazine

“Une série de photographies aujourd’hui colorisées montre le voyage de réfugiés… français, allemands, belges ou encore polonais fuyant les horreurs de la guerre.

C’est un retour de près de sept décennies en arrière. Entre 1939 et 1945, plus de 60 millions d’Européens furent forcés de quitter leurs foyers, pour fuir les horreurs de la guerre. Un peu plus de soixante-dix ans plus tard, les destins tragiques des centaines de milliers de réfugiés originaires d’Afrique et du Moyen-Orient, qui tentent de rejoindre l’Europe depuis quelques années, nous conduisent à remonter le temps.

C’est pour cela que Time Magazine a commissionné la photographe Sanna Dullaway pour coloriser des clichés historiques montrant des réfugiés européens de la Seconde Guerre mondiale, en provenance de France, de Pologne, d’Allemagne ou de Belgique, pendant leur voyage vers l’Est et le Sud.

Janvier 1945. Des réfugiés belges fuient avec tous leurs biens devant les avancées de l’armée allemande. (c) Allan Jackson / Keystone / Hulton Archive / Getty Images

Comme le rappelle le Washington Post, le Royaume-Uni avait mis en place en 1942 la MERRA (Middle East Relief and Refugee Administration), qui permit à 40 000 européens de s’établir dans des camps de réfugiés en Syrie, Égypte et Palestine. Une histoire méconnue qui éclaire les épreuves de celles et ceux qui veulent de nos jours faire le chemin inverse…”

Visionner les photos dans l’article traduit de Rachid MAJDOUB sur KONBINI.COM (article daté de 2016) ou dans l’article original de Sanna DULLAWAY sur TIME.COM (article du 20 juin 2016, première publication en 2015) : Colorized Photos of WWII Refugees Offer New Perspective on the Migrant Crisis


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