Jazz-band partout : Carnaval ou musique ?
Davantage que celle qui lui succédera vingt ans plus tard, la Grande Guerre est une période de creux pour le monde du spectacle, notamment parce que les civils y sont davantage impliqués ; en 1940, après quelques mois d’Occupation, la vie reprendra, presque normalement ; en 1914, par contre, commence dans notre pays une sorte de longue hibernation à l’intérieur de laquelle la vie nocturne est mise entre parenthèses.
Ce qui est commun aux deux conflits, c’est l’arrivée, en fin de période, des soldats américains, avec dans leurs bagages des airs et des chansons qui vont changer le cours de l’histoire musicale. Parmi les soldats américains qui débarquent en Belgique en 1917-1918, on peut noter la présence du pianiste de blues Bill Kingfhish Tomlin qui, paraît-il, fait bientôt sensation dans les cantines de la YMCA.
Si l’industrie musicale européenne a réservé jusqu’ici une place relativement importante à une certaine musique américaine (minstrels, rags, etc.), elle n’a rien laissé filtrer des vingt ou vingt-cinq premières années d’existence du jazz proprement dit [N.B. 8].
N.B. 8 : On objectera qu’entre les formes primitives du jazz, la frontière est des plus ténues ; et qu’entre Jim Europe et certains des premiers jazz-bands qui débarquent en Europe après la guerre, il y a plus d’un point commun. Il reste que dans tout l’amalgame musical qu’eurent à entendre les Européens jusqu’en 1918, rien ne paraît ressembler vraiment à la musique jouée aux Etats-Unis par King Olivier ou Freddie Keppard depuis bien longtemps. En réalité, aux Etats-Unis même, le jazz reste jusqu’alors une manifestation essentiellement “folklorique” et “localisée”, qui ne connaît de réelle diffusion que dans les années 20.
N.B. 9 : Rien à voir, faut-il le dire, avec le sobriquet jass dont étaient affublés les soldats belges pendant cette guerre : ce jass-là ne se réfère qu’au patois bruxellois qui l’utilise pour désigner une veste (jas).
Le mot jazz, d’abord orthographié jass [N.B. 9], n’est utilisé chez nous qu’à partir de 1919 (mais comment pourrait-il en être autrement alors que, même aux Etats-Unis, il n’apparaît qu’en 1917 ?). Quoi qu’il en soit, ce monosyllabe – sur l’origine duquel on n’a pas fini d’ergoter [N.B. 10] – sera bientôt sur toutes les bouches, de part et d’autre de l’Atlantique.
Avec les Sammies, c’est d’abord une nouvelle conception de la danse qui débarque. Du débordement aussi, de l’exultation. Quadrilles, mazurkas et scottisches feront bientôt sourire les jeunes, initiés aux secrets scabreux du two-step puis du fox-trot… Ces danses nouvelles ont pour support une musique nouvelle qui finira par attirer l’attention de quelques visionnaires éclairés.
C’est le début de ce qu’on a coutume d’appeler l’Ère du Jazz (Fitzgerald) ; une ère du jazz qui est par divers aspects une “ère du malentendu” surtout. En effet, notamment parce que ce qui a filtré de pré-jazz (rags, etc.) n’est qu’un des aspects de ces musiques préparatoires – nous ne connaissons rien en 1916 de l’esprit du blues ou des spirituals – le mot jazz à peine apparu va se voir déformé à souhait. Que ce même mot jazz désigne d’abord la batterie, ce nouvel instrument iconoclaste que charrient les premiers orchestres américains, en dit long sur les connotations qu’il va endosser dès le départ. “Jazz = Bruit” est non seulement au début des années 20 le slogan des détracteurs de la nouvelle musique, mais aussi celui de ses «défenseurs» ! Tout à l’enthousiasme fiévreux de l’après-guerre, bon nombre d’adeptes du jazz – devenu entre-temps une mode -, ne sont en fait que des adeptes du défoulement… Et lorsqu’ils se mettent eux-mêmes à monter leurs propres orchestres, on imagine le désastre… Sera baptisé Jazz-band tout orchestre capable de produire un vacarme suffisant… Ainsi, dans un quotidien belge des années 20, on peut lire un appel hilarant aux supporters des clubs de football afin qu’ils constituent chacun leur jazz-band qui remplacerait avantageusement les sifflets en vogue sur les stades ; en conclusion, cette phrase particulièrement éclairante : “Quelques répétitions et en avant, le jazz est propre à faire son chemin. A faire du bruit en tout cas, on ne lui en demande pas davantage… !”
Heureusement, certains lui en demanderont davantage, pressentant sans doute la profondeur et la puissance sous-jacentes à ces exhibitions carnavalesques, voire leurs fondements proprement subversifs ; ceux-là ne pourront qu’être attentifs aux quelques manifestations plus authentiques qui donnent à cette période sa vraie dimension.
Parmi les propagateurs américains de la nouvelle musique, et ses défenseurs autochtones, on trouve en effet quelques individus et quelques formations qui, sans supporter la comparaison avec leurs équivalents outre Atlantique, fournissent aux rares aficionados de la première heure une musique de qualité, diffusée principalement dans des établissements comme l’Alhambra, la Gaîté, le Moulin Rouge ou le Savoy de Bruxelles, mais aussi dans les principales salles de spectacle ou de danse de province… Comme ce sera le cas tout au long de l’histoire, les trois villes clés en matière de jazz commencent à s’imposer : c’est à Bruxelles, Liège et Anvers, que se concentrent quelques 90% de l’activité jazzique belge.
N.B. 10 : Il semble bien en définitive que l’origine véritable du mot jass soit un terme argotique particulièrement peu relevé et appliqué à l’accouplement sexuel. Le jass – quoi d’étonnant à cela, vu que son enfance se déroule en partie dans les bordels – aurait été au départ considéré comme une musique de “baise” !
On sait que le premier orchestre américain important qui visite l’Europe à l’issue de la guerre est le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook qui se produit à Londres en 1919, avec dans ses rangs le jeune Sidney Bechet et dans l’assemblée le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet qui signera à cette occasion la première “chronique de jazz” au monde [N.B. 11] ! On sait que la dissolution sur le sol européen de cet orchestre colossal est à l’origine de l’éclosion de nombreux petits jazz-bands dirigés par des ex-membres du Southern, petits jazz-bands disséminés à travers toute l’Europe. En Belgique, le principal rescapé de l’orchestre de Cook est le trompettiste noir Arthur Briggs qui va sillonner le pays à la tête de petites formations aux noms variables : Briggs, véritable semeur de hot, colportera la bonne nouvelle jusqu’à Constantinople ; mais auparavant, il aura suscité bon nombre de vocations chez les jeunes jazz fans belges et familiarisé leur oreille à un jazz sans doute assez proche de l’original – dans les premiers temps en tout cas (on ne peut – sur ce point – que recommander la lecture de l’œuvre de Robert Goffin [N.B. 12], seul chroniqueur sérieux de cette époque, et véritable précurseur de toute une génération de “propagateurs”, Panassié y compris).
Briggs constitue avec un autre musicien américain, batteur celui-là, Louis Mitchell, le tandem initiateur du jazz en Belgique. Mitchell amènera à l’Alhambra de Bruxelles ses fameux Mitchell’s Jazz Kings, ceux-là mêmes qui seront les vedettes incontestées du Casino de Paris et symboliseront l’intronisation du jazz dans la vie nocturne parisienne.
Parmi les autres hérauts jazziques à s’être produits en Belgique à cette époque, on notera encore les noms de Franck Guarente, Harry Pollard, etc. ainsi que l’orchestre Lido Venice, et on signalera la présence occasionnelle à Bruxelles de Sidney Bechet, encore inconnu à l’époque et qui se livra à quelques jam-sessions avec ses amis du Mitchell’s Jazz Kings.
Du côté des Belges, il convient de distinguer d’une part les musiciens professionnels déjà en activité, qui adoptent le jazz comme une mode musicale – qu’il est en partie – dont les accents seront la plupart du temps plus jazzy que jazz ; et d’autre part les formations amateurs où se dévoileront neuf fois sur dix les vrais tempéraments jazziques. Ainsi le premier orchestre belge important semble bien être le légendaire Bistrouille Amateur Dance Orchestra [N.B. 13] des frères Vinche, admirateurs des Mitchell’s Jazz Kings. Le Bistrouille est important surtout en ce qu’il a servi de tremplin à pas mal de futurs “grands” du jazz belge : ainsi au fil du temps (le Bistrouille, fondé en 1920, est toujours en activité au début des années 30) défilent dans cette formation des musiciens comme David Bee, Peter Packay, John Ouwerx, Fernand Coppieters, Sylvain Hamy, etc.
N.B. 11 : Article prophétique publié dans la Revue Romande. Ansermet y fait non seulement les louanges de Sidney Bechet, mais il voit dans le jazz comme une percée menant peut-être à la musique de demain… Hélas, quelques années plus tard, dans un autre article, Ansermet, pour différentes raisons, reviendra partiellement sur cette profession de foi enthousiaste.
N.B. 12: Aux frontières du jazz, éditions du Sagittaire, 1932.
N.B. 13 Amateur Dance Orchestra (A.D.O.), locution typiquement belge désignant pendant les années 20 et 30 les formations de jazz (c’est-à-dire de danse, les deux étant intimement liés à l’époque) amateur ; au sein de ces A.D.O. se révélèrent de nombreuses vocations professionnelles.
A sa suite, on trouve une multitude de jazz-bands professionnels ou amateurs dans lesquels se côtoient le meilleur comme le pire : à titre d’exemple, citons les Bing Boys, le Mohawk’s Jazz Band, les Waikiki’s, les Doctor Mysterious Six (featuring Robert Goffin !), les White Diamonds, les Collegians A.D.O., The Hot and Swing A.D.O., The Red Mill’s Jazz, The Diabolic Jazz, The Versatile Six, The Lackawanna Blue Birds, The Five Merry Kids, The Harmony Six, etc. Au chapitre des précurseurs, épinglons les noms de Chas Remue, Egide Van Gits, Henri Vandenbossche et René Compère, ceux de David Bee et Peter Packay, celui de la formation belgo-hollandaise Excellas Five, etc.
Entre-temps, quelques musiciens belges, professionnels ceux-là, sont en train de se faire un nom hors de nos frontières. Ainsi, au milieu des années 20, il existe à Paris une véritable colonie de jazzmen belges (comme ce sera le cas dans les années 50) : le trompettiste Léon Jacob en réunira la plupart au sein du fameux Jacob’s Jazz qui sera pendant quelques temps le band de Joséphine Baker, et enregistrera avec elle quelques plages aujourd’hui familières : on y trouve notamment le saxophoniste Oscar Thisse, les pianistes Marcel Raskin et José Lamberty, le violoniste / saxophoniste / trombone Charles Lovinfosse, etc. Jean Paques voyagera énormément lui aussi, travaillant de manière régulière à Londres pour la firme de disques Edison Bell, tournant avec l’orchestre “russe” de Grégoire Nakchounian, etc. Autre pianiste plus “novelty” que jazz, Clément Doucet qui formera à Paris avec Jean Wiener un tandem qu’il n’est pas besoin de présenter plus avant… Et on pourrait multiplier les exemples de musiciens belges s’étant alors illustrés en Allemagne, en France ou en Italie (sans parler de ces orchestres qui assuraient la partie musicale des voyages Anvers-New York et partaient donc à la rencontre directe des sources du jazz).
Cette profusion d’orchestres – dont on n’a pu donner ici qu’une idée approximative – ne doit pas faire illusion quant au statut culturel du jazz à cette époque. Danse ou divertissement, défoulement ou erreur de jeunesse, le jazz n’est en général nullement pris au sérieux par l’intelligentsia musicale ni par qui que ce soit d’ailleurs, à l’exception d’une poignée de convertis qui à eux seuls vont le porter à bout de bras jusqu’aux jours meilleurs.
Robert Goffin est évidemment le plus illustre d’entre eux. Homme de loi et poète, Goffin nous a laissé quelques superbes pages qui témoignent de son amour brûlant pour le jazz. Son rôle est déterminant dans le processus de gestation d’un statut du jazz – statut qui ne sera acquis que bien des années plus tard.
L’autre grand défenseur du jazz des années 20 est incontestablement Félix-Robert Faecq. Homme d’affaires et passionné, Faecq est dès le début des années 20 en contact avec la firme anglaise Edison Bell déjà citée, et on lui doit très probablement la diffusion en Belgique des trésors discographiques américains inscrits aux catalogues Gennett, Paramount, etc. Dès 1924, au départ de son Universal Music Store, Faecq publie une revue, Musique-Magazine (devenu Music peu de temps après), qui restera )’un des premiers magazines au monde – sinon le premier – à avoir consacré une partie importante de ses pages au jazz. Un peu plus tard, Faecq édite les compositions d’Ernest Craps et Pierre Paquet (alias David Bee et Peter Packay !). Enfin, en 1927, c’est encore lui qui met sur pied la légendaire session d’enregistrement londonienne des News Stompers dirigée par Chas Remue.
A ce propos, il faut bien dire que la Belgique n’a guère enregistré de jazz avant 1930. A l’exception d’une partie – énigmatique – du catalogue Chantal mentionné plus haut, tous les enregistrements impliquant des jazzmen belges sont effectués à l’étranger : à Londres (Jean Paques, Jean Lensen, New Stompers, etc.), à Paris (Jacob’s Jazz, Wiener et Doucet…), à Berlin (Excellas Five… ), etc. Quant aux disques à écouter, la Belgique est, comme les autres pays d’Europe, victime les premiers temps d’un malentendu tenace, un de plus : privés des disques les plus importants (ceux de King Oliver, de Louis Armstrong, de Jelly-Roll Morton, de Duke Ellington, etc.), les Belges que le jazz intéresse doivent se contenter de copies voire de copies de copies, en l’occurrence les disques des orchestres anglais (Ambrose, Jack Hylton, etc.) ou, au mieux, des orchestres blancs américains (Paul Whiteman, Red Nichols, Tommy Dorsey, Joe Venuti, etc., et, Bix Beiderbecke). Non seulement ils sont sous-informés, ils sont aussi mésinformés et prennent bien souvent vessies pour lanternes et fade variété sortie en droite ligne de Tin Pan Alley pour œuvre de jazz.
Considéré comme prétexte à bruit et représenté par des dérivés seulement, le jazz, on le comprend aisément, n’a pas de quoi inspirer confiance aux instances musicales officielles et aux médias spécialisés qui le méprisent neuf fois sur dix. La radio, quant à elle, encore tâtonnante, reste très discrète quant à la nouvelle musique : alors que les ondes anglaises, françaises, suisses, italiennes, tchèques, etc. s’ouvrent de manière régulière aux jazz-bands, ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’est diffusé de temps à autre un programme dû, par exemple, au Jazz Andrini ou au Jazz Aerts… Dans ce domaine également, il faudra attendre les périodes suivantes pour franchir quelques étapes essentielles.
Les années 30 : Swing et paillettes
Les premières années de la décennie sont bien tristes : le jazz qui a révolté, irrité, amusé ou passionné la génération précédente, est maintenant intégré aux mœurs et on le dit mourant, prêt à disparaître comme il était venu… “L’apparition du jazz symphonique”, écrit un journaliste belge, “n’aura été qu’un embaumement avant la mort…” Aux Etats-Unis même, suite à la grande dépression de 1929, les orchestres ont été décimés et l’enthousiasme est moribond… Mais, avec le recul, nous savons que ce n’est là qu’une parenthèse que le réveil de 1934 va refermer. Chez nous, alors que déjà l’après-guerre se mue en avant-guerre, les transitions sont moins marquées et la banalisation ne devra son enrayement qu’au côté paillettes et show que développent bientôt les grands orchestres de danse ; et aussi – quand même – à la ténacité des défenseurs invétérés du jazz qui vont remporter leurs premières batailles et ériger à la fois tout (pour les passionnés), rien (pour les musicologues classiques) et n’importe quoi (pour le grand public).
Certains écumeurs de dancing des années 20 avaient certes eu le coup de foudre pour le jazz ; quelques textes – très peu – témoignent de la compréhension profonde qui était, dès cette époque, celle des rares initiés de la nouvelle musique.
Il reste que c’est surtout pendant les années 30 (et plus encore pendant les années 40) que l’on commence à s’acheminer vers une reconnaissance du jazz et que seront jetées les bases de prestigieuses collections, témoins de la passion que le jazz engendre désormais. L’année 1932 est à plus d’un titre une année-pivot. C’est en effet cette année-là que paraît le livre de Robert Goffin, Aux Frontières du Jazz, premier ouvrage au monde consacré de manière documentée [N.B. 14] au jazz. C’est cette année-là que Félix Robert Faecq, encore lui, fonde le Jazz-Club de Belgique, une des premières associations de ce genre (le président en est… Louis Armstrong !) et qu’est organisé le premier Tournoi National pour Orchestres Jazz Amateurs qui sera remis sur pied chaque année jusqu’à la guerre.
Le disque devient à cette époque objet de collection et c’est parmi les collectionneurs, à qui obtiendra – en import évidemment – le plus rarissime des arrangements du Duke, le plus novateur des discours paresseux de Lester Young, le plus fougueux des soli de Louis Armstrong.
Il est clair qu’un des événements majeurs de la décennie est la venue du Roi lui-même en Belgique (à Bruxelles et à Liège) ; les réactions face aux concerts d’Armstrong sont à l’image même de la représentation du jazz pendant cette époque de transition : enthousiasme sans bornes pour les passionnés qui regrettent simplement le goût du maître pour le show ; mépris et délire verbal ordurier ou condescendance pour les critiques “bien-pensants” qui ne voient en Armstrong qu’un “pithécanthrope en smoking” (Journal de Liège), “incapable de faire une gamme proprement” (Wallonie) !
Très importante également pour la diffusion en direct d’un jazz authentique, est la présence régulière en Belgique pendant cette période du grand saxophoniste Coleman Hawkins qui donnera différents concerts dans les grandes salles (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1937), jouera pour la danse ou en attraction dans différents cabarets (séjour au Bœuf sur le Toit, en 1939 : saison en petite formation au Casino de Namur, etc.), et animera à plusieurs reprises la saison d’été dans les casinos de la Côte (Blankenberge tout particulièrement).
Par ailleurs, en 1939, le grand orchestre de Jimmy Lunceford, très apprécié des jeunes jazz fans belges, est inscrit au programme de l’Exposition de l’Eau, à Liège ; malheureusement, l’Histoire en décide autrement et au vu des événements comme disent pudiquement les journalistes – la tournée est annulée.
N.B. 14 : Un ouvrage intitulé Le Jazz avait bien été édité auparavant par les français Coeuroy et Schaeffer, mais il s’agissait davantage d’ un traité d’ anthropologie africaine que d’un livre sur le jazz – dont les auteurs ne citent en tout et pour tout qu’ un nom : Paul Whiteman ! Quant au livre de Panassié, Le Jazz Hot, il ne paraîtra qu’en 1934.
Un cran en dessous, on notera encore que Willie Lewis and his Entertainers feront eux aussi danser la Bonne Société Belge (Knokke, Chaudfontaine… ) du milieu des années 30 au son d’une musique jazzy dans laquelle se glissent régulièrement les arrangements sublimes de Benny Carter et les soli de piano d’Herman Chittison.
Dans tous ces lieux où passent géants et artisans, il y a toujours quelques hommes, quelques femmes, venus non pour la danse mais pour la musique… Ceux-là vendraient leur âme au diable pour pouvoir arrêter le temps lors de ces moments d’indicible bonheur que leur dispensent les musiciens, pas toujours très conscients quant à eux de l’importance déterminante que revêtent leurs apparitions publiques. Si Armstrong donne trois concerts, les vrais convertis y seront les trois soirs ; s’ils n’ont pas assez d’argent pour entrer dans les casinos où se produit Hawkins, ils trouveront bien la fenêtre à travers laquelle des bribes de son seront audibles… Encore très rare en 1930, cette race nouvelle aura doublé en nombre ou triplé à la fin de la décennie et elle aura décuplé cinq ans plus tard !
Par le biais du cinéma nouvellement converti au parlant – et donc à la musique – le grand public, loin de cette passion ravageuse, assiste sans rechigner aux exhibitions romancées de quelques monstres sacrés de la musique de danse américaine (Benny Goodman, Duke Ellington, etc.). Les airs popularisés par ces films musicaux constitueront une part importante du répertoire des grandes formations qui vont bientôt être monnaie courante un peu partout dans le pays, faisant pour un temps du jazz (ou de la musique jazzy) la musique de danse et de divertissement par excellence.
L’ère des big bands
A l’image des machines dirigées par les dieux américains de la «swing craze» (Benny Goodman, propulsé King of Jazz après Paul Whiteman, Glenn Miller, Tommy Dorsey, Artie Shaw, etc.), vont en effet se constituer en Belgique un certain nombre de grandes formations, professionnelles ou – le plus souvent – amateurs, bientôt attraction indispensable des grandes salles de danse. A partir de 1935-1936, ces orchestres commenceront à fréquenter les studios d’enregistrement, inaugurant un processus qui connaîtra son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque, privés des “originaux” américains, les amateurs de jazz se rueront sur les productions nationales.
Parmi les innombrables big bands – de qualité variable – qui poussent comme des champignons aux quatre coins du pays, quelques-uns émergent dont la réputation va leur assurer un succès considérable en Belgique, et un large crédit à l’étranger. Mieux, à l’occasion, et sous les auspices des jeunes infrastructures qui se mettent en place, des concerts-galas seront organisés dans les salles les plus prestigieuses, concerts dont ces formations seront les vedettes! Prennent leur envol au milieu de la décennie (sur base de formations antérieures moins structurées), ceux qui vont s’imposer comme les grandes vedettes : notamment le pianiste Stan Brenders, déjà en activité depuis pas mal de temps aux côtés des pionniers et qui dirige depuis 1932 l’orchestre symphonique de l’I.N .R. ; lorsqu’en 1936, la décision est prise de monter, à l’image de ce qui se passe en Angleterre et aux Pays-Bas, un orchestre de danse affecté à cette même institution, c’est à Brenders que l’on en confie la création et la direction. Sont engagés dans cet orchestre une sélection de jeunes musiciens attirés par le jazz – et qui en constitueront bientôt l’élite : John Ouwerx (p), Jack Demany (ts), Josse Aerts (dm), etc. Le 19 janvier 1936, le jazz entre donc officiellement à la radio belge : une nouvelle ère de diffusion commence. La même année, un saxophoniste originaire de Tongres, acquis à la cause du jazz depuis longtemps, Fud Candrix – un des meilleurs solistes belges d’alors – monte lui aussi une grande formation, destinée à écumer les salles de bal et les galas ; une des vedettes en est le trompettiste Gus Deloof qui a fait un séjour dans l’orchestre de Ray Ventura. Enfin, un Nivellois, Jean Omer, instrumentiste brillant et chef accompli, complète le triumvirat qui va dominer la scène belge pendant une dizaine d’années : à partir de 1938, son orchestre sera pour l’essentiel attaché au Bœuf sur le Toit, un des principaux établissements bruxellois où il n’est pas rare de voir débouler l’un ou l’autre jazzman américain de passage (ainsi, peu avant la guerre, Coleman Hawkins, sera un habitué du Bœuf ; et Benny Carter écrira plus d’un arrangement pour l’orchestre d’Omer). La formation de Brenders, fonction oblige, s’ouvrira parfois au jazz symphonique en s’adjoignant une section de cordes ; Candrix, lui, suit une trajectoire plus strictement jazz et fréquente de manière plus assidue les studios d’enregistrement ; Jean Omer, enfin, peut se vanter d’avoir dans ses rangs des improvisateurs hors pair, tel le saxophoniste Jean Robert, un des premiers grands solistes belges qui se livrera avec Hawkins, lors de son séjour dans l’orchestre, à des joutes mémorables…
Dans la foulée des «trois grands», on trouve alors les formations de Jack Kluger, Eddie Tower, etc. En province, on retiendra l’orchestre de Lucien Hirsch, omniprésent dans les soirées de prestige dès 1930 (et un des premiers big bands à graver un disque cette même année), et dès 1935-1936, celui, nettement plus «jazz», de Gene Dersin qui connaîtra son apogée à Liège pendant l’Occupation et à Bruxelles dans l’immédiat après-guerre. De la même manière que les orchestres de Brenders, Candrix et Omer se présentent avec le recul comme d’authentiques “all-stars”, ces deux orchestres liégeois voient défiler les principaux musiciens locaux (Vic Ingeveld, Jack Kriekels, Bobby Naret, etc.), lesquels “monteront” pour la plupart à Bruxelles à un moment ou à un autre et s’en iront grossir les orchestres de la capitale.
Tous ces orchestres proposent dans l’ensemble un répertoire copié des orchestres américains ; pourtant, il existe une proportion importante d’œuvres et d’arrangements dus à des musiciens belges (Jack Demany, Peter Packay, Jean Delahaut, etc.).
Combos et jam-sessions
Il existe aussi en Belgique de nombreuses petites formations mais peu d’entre elles se maintiennent de manière stable à cette époque où la grande formation est la norme. On notera toutefois les combos gorgés de swing que dirigent des solistes comme l’Anversois Robert De Kers (Cabarets Kings) ou le Bruxellois Gus Deloof ; et on soulignera le cas du Rector’s Club, fixé à Liège, mais se produisant un peu partout en Belgique et en Europe et qui se maintiendra pendant douze ans environ avec un personnel presque inchangé, au centre duquel on trouve, sous les “ordres” du Lorrain Jean Bauer, un des principaux solistes belges d’alors, le trombone Albert Brinckhuyzen.
Pourtant, le cadre rigide de la grande formation ne manque pas de se révéler frustrant pour les musiciens suffisamment imprégnés de jazz pour désirer suivre les traces des grands solistes américains sur la voie de l’improvisation. A de rares exceptions près, pas davantage que les big bands, les combos se produisant en cabaret n’ont l’occasion de se défouler dans ce sens (il faut bien jouer pour le public qui n’a que faire de ces improvisations, pour lui le plus souvent indéchiffrables). Reste la jam-session. Aux Etats-Unis à la même époque, les solistes des grandes formations se retrouvent après leur travail (after hours) dans de petits clubs spécialisés – ou au domicile privé de l’un ou l’autre initié [N.B. 15] – et se lancent à corps perdu dans une musique débridée et expressive, très différente de celle qu’ils sont obligés de jouer pour gagner leur vie. Chez nous, cette pratique reste peu répandue – et il n’y a pas beaucoup de bons solistes avant 1940. Toutefois, quelques jam-sessions seront organisées à Bruxelles comme en province, notamment par les sections du Jazz Club de Belgique. Dommage que le walk-man n’ait pas encore été inventé à l’époque : faute de témoignages sonores consistants, nous en sommes en effet réduits aux conjectures quant à la densité de ces premières jams.
Parmi les solistes belges, on trouve encore, aux côtés de Jean Robert, Gus Deloof, Robert De Kers et Albert Brinckhuyzen, déjà cités, les quelques musiciens suivants : John Ouwerx, Omer de Cock et Coco Collignon (p), Jack Kriekels, Jack Lauwens, Jean Omer, Victor Ingeveld, Bobby Naret et Jack Demany (sax), Josse Breyre (tb qui joua longtemps dans les rangs de l’orchestre Ray Ventura), Arthur Peeters (b), Josse Aerts (dm) et Gus Viseur (ace), un des maîtres de l’accordéon-jazz, qui travailla à de nombreuses reprises aux côtés de Django Reinhardt [N.B. 16]. La plupart d’entre eux, rapidement rejoints par une nuée de jeunes musiciens, verront leurs talents de solistes paradoxalement reconnus pendant la période de l’Occupation.
N.B. 15 : Les fameuses «rent parties» par exemple, organisées par certains particuliers à leur domicile afin de payer leur loyer !
N.B. 16 : Lequel Django étant né à Liberchies.
Robert PERNET & Jean-Pol SCHROEDER
[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Jazz in Brussels ; ©rtbf.be ; © dragonjazz.com ; © Pierre Mardaga | remerciements à Jean-Pol Schroeder
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