CCLJ : L’étoile jaune n’est pas un hashtag

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[CCLJ – 13.12.2021] Ça deviendrait presque une habitude. Une question de société, un nouveau décret, l’application d’une loi… et les opposants sortent le slogan des heures les plus sombres. Le point Godwin se muerait presque en virgule, tant il a tendance à rythmer les manifestations et les débats depuis quelques années.

Une période de crise est, on le sait, toujours un révélateur des questions qui agitent une société. Les fantômes resurgissent plus forts et la crise crée un effet loupe. La pandémie que nous vivons depuis début 2020 n’échappe pas à cette règle. Tout le monde voit midi à sa porte. On a sous-entendu que les hommes portant mal le masque (c’est-à-dire sous le nez) le faisaient par machisme. On a vu gonfler, lors de la première vague, le racisme à l’égard des personnes d’origine asiatique. Les complotistes s’en sont, eux aussi, donné à cœur joie. Quant aux spécialistes de la révolte permanente, persuadés que la colère n’est pas une émotion mais une valeur, ils étaient, quoi qu’il arrive, contre chaque décision politique, puisque, par définition, le dirigeant a toujours tort et que, lui donner tort, c’est être plus malin. Et puis, comme on est gâtés, […] les antisémites et leurs idiots utiles, se sont, bien évidemment, joints à la fête du grand n’importe quoi.

La cohue, les chiffres déversés tous les soirs, le décompte des réas et des morts, une situation folle qui a pris toute la planète de court. Nous avons tous cherché des réponses dans ce magma d’informations angoissantes et contradictoires. Il est donc normal que beaucoup se soient jetés dans les explications les plus tentantes. […] Le plus croustillant est arrivé avec le vaccin, charriant inévitablement son lot de théories conspirationnistes et de fausses informations. […] Ce qui a, à juste titre, retourné les sangs de nombre de personnes, ce sont les comparaisons absurdes entre mesures sanitaires et étoile jaune.

Combien de fois les Juifs ne se sont-ils vus reprocher que le récit du drame de la Shoah prenait trop d’ampleur dans la société ? Que c’était triste mais qu’ils “en faisaient trop” ? “Oui, c’est horrible, mais vous n’êtes pas les seuls à avoir souffert. Ça va, on le sait maintenant !” Ces phrases et leurs variantes, grossières ou évasives, on les a tous entendues ou lues. Réseaux sociaux, conversations avec des “inconnus ou des amis, sketchs. Vient toujours le moment du reproche, frontal ou sous-entendu : les Juifs se plaignent, les Juifs ressassent, les Juifs parlent trop de la Shoah, il est temps de passer à autre chose !

Fort bien. Le problème, c’est qu’à la moindre occasion, cet épisode tragique de l’Histoire est tiré d’un chapeau pour accentuer, souvent de façon ridicule, la gravité d’un sujet. On est en désaccord avec quelqu’un, on le traite de nazi, on le trouve trop tendre ou nuancé, c’est un collabo. Un Etat qui prend une décision et s’y tient est dictatorial et son chef est grimé en Hitler (en témoignent les affiches, placardées cet été en France, représentant le président Emmanuel Macron en Führer). Pour certains, le conflit israélo-palestinien n’est pas un conflit ou une guerre mais un génocide, où Israël n’est plus un Etat critiquable (au même titre que n’importe quel pays), mais le IIIe Reich, son drapeau étant, d’ailleurs, régulièrement mixé avec un swastika.

« Un éternel Treblinka »

Dans un tout autre registre, il arrive également que l’antispécisme amène à comparer les abattoirs et, plus largement, la consommation de viande, à la Shoah. En 2013, en Belgique, une polémique avait, d’ailleurs, émaillé une campagne de Gaïa autour de l’abattage sans étourdissement. Le spot publicitaire, prêtant conscience et voix à un mouton dans un camion, avait laissé planer un doute, parmi certains auditeurs, quant à une volonté de faire un parallèle avec un train roulant vers Auschwitz. L’association s’en était vivement défendue, et l’agence de pub en charge de ladite campagne avait affirmé que l’idée était plutôt de faire penser à la série Homeland. Et en effet, peut-être ne s’agissait-il que d’une maladresse. Mais si cette maladresse a fait bondir, c’était probablement en raison des précédents qui existaient sur le sujet. Car quand ces questions sont évoquées, la comparaison revient ponctuellement, et s’appuie notamment sur l’expression Un Éternel Treblinka, titre d’un ouvrage sur la condition animale, écrit par l’historien Charles Patterson et paru en 2002.

Toutefois, le pompon du parallèle douteux revient à l’étoile jaune. C’est désormais une manie. Lorsqu’un sujet met en balance la collectivité, le droit commun, et le droit individuel, il y a toujours quelque Nobel de l’analyse politique pour brandir cet odieux symbole historique. En novembre 2019, lors de la manifestation à Paris contre l’islamophobie, la situation des Français musulmans a ainsi été comparée par quelques participants, à rien de moins que porter l’étoile jaune ! Interdire les signes religieux dans des circonstances spécifiques reste un sujet épineux chez nos voisins, comme chez nous. Et visiblement, pour certains, forcer les citoyens à être identiques dans la fonction publique ou à l’école, reviendrait au même que les marquer pour savoir qui devra être exécuté à la fin du mois.

Dernière référence en date mais non des moindres, le pass sanitaire – pass nazitaire, comme on a pu lire, en France, sur certaines pancartes de manifestants – “c’est l’étoile jaune” ! Car ne vous y trompez pas, messieurs-dames : carnet de vaccination ou chambre à gaz, c’est du pareil au même. En octobre dernier, l’Italie a même vu des militants anti-pass se déguiser en prisonniers de camps de concentration, et s’affubler de numéros… parce que tatouage ou QR code, c’est kif-kif. À de tels niveaux de rhétorique, l’hyperbole se mue en discipline olympique.

Au-delà de la non-pertinence et du manque flagrant de mesure et de décence dans le propos, ce qui heurte ici, c’est évidemment la banalisation engendrée. Si à chaque nouvelle contrainte légale ou à chaque débat de société, des indignés de comptoir brandissent l’étoile jaune en slogan ou en hashtag boiteux, comment espérer que la mémoire collective se souvienne que ce sigle n’était pas une contrainte mais une condamnation à mort ? Et que cette condamnation avait pour seul motif la détestation d’un groupe humain ?

Mémoire contre tout victimaire

On l’a souvent dit, si le racisme est surtout fait de condescendance et de sentiment de supériorité, l’antisémitisme, lui, comporte une étrange composante : la jalousie. Gorgé de fantasmes, l’antisémite prête un pouvoir et, même, parfois, des capacités (le “génie juif”) démesurés aux Juifs : “ils sont si puissants, si riches, ils contrôlent tout, d’ailleurs, ils sont intouchables…” Or, à l’ère du tout victimaire, même leurs souffrances passées semblent aujourd’hui enviées.

L’histoire des Juifs n’est plus si encombrante que cela lorsqu’elle peut servir d’outil de com. On se bouscule pour entrer dans le club prestigieux des persécutés. Dans ces esprits tordus, l’étoile deviendrait presque un badge VIP pour obtenir gain de cause et même – parce que oui, nous sachons – des traitements de faveur. Il n’est pas question de jouer la carte malsaine de l’exclusivité de la douleur et de la persécution, d’autant que regarder le vécu des uns et des autres est toujours instructif pour savoir où l’on va. La mémoire et l’Histoire appartiennent à tous, et la Shoah engage et oblige toute l’humanité. Mais ce réflexe pavlovien du point Godwin est usant. Donnant l’impression que tout est aussi grave qu’un génocide, on amène à penser qu’un génocide, finalement, n’est pas grand-chose…

En ces temps où la discrimination est pensée comme étalon premier de l’identité, nous devons tous nous garder de nous enfermer dans les drames du passé. Se définir seulement par ces tragédies serait une terrible erreur. Pour autant, cette période de crise sanitaire nous aura également rappelé combien il reste fondamental de faire mémoire de ces événements historiques et de tous ces morts, car d’autres ne se gêneront pas pour se les accaparer.

Sarah Borensztein


Le CCLJ, c’est qui ?

De ses propres termes : “Situé à St Gilles (B-1060 Bruxelles), le Centre Communautaire Laïc Juif David Susskind (CCLJ) ouvre ses portes à la communauté juive de Bruxelles croyante ou non, mais aussi à tous les curieux de cette culture qui ont envie de s’intéresser à un pan de son histoire, ancienne ou contemporaine ou à sa mémoire, et au-delà, à tous ceux et celles intéressés par l’une des activités culturelles et récréatives du CCLJ. Les missions du CCLJ sont multiples. Il veille notamment à l’affirmation et à la transmission de l’identité juive laïque dans le respect des différences, il est engagé contre toutes formes de racisme. Le CCLJ promeut le dialogue par le biais d’actions éducatives et d’un programme culturel ouvert à tous. Tout au long de l’année, de nombreux événements sont organisés et des espaces de dialogue sont ménagés. Les activités s’adressent à toutes les générations. Le CCLJ accueille des auteurs tel que Boris Cyrulnik, Anne Sinclair ou Guillaume Ancel, des conférenciers, des réalisateurs tels que les frères Dardenne, des essayistes comme Rachel Kahn, Raphaël Glucksman, Raphaël Enthoven et tant d’autres. Via son département “La haine, je dis NON !“, le CCLJ sensibilise et fait comprendre à des publics intergénérationnels, venant d’horizons divers, les faits liés à la Shoah et aux autres crimes de génocide.”


Petit rappel. Le “point Godwin” est dérivé d’une loi empirique énoncée par un certain Mike GODWIN, avocat américain et figure importante des réseaux depuis longtemps. En 1990 à partir des conversations auxquelles il assiste sur Usenet (on est là avant la naissance du web sur un des réseaux qui composent l’Internet), il énonce la loi suivante : “Plus une discussion en ligne dure, plus la probabilité d’y trouver une comparaison impliquant les Nazis ou Hitler s’approche de 1.

En fait, Mike Godwin applique aux conversations en ligne un phénomène identifié dès le début des années 1950 par le philosophe Léo Strauss sous le nom de reductio ad hitlerum (réduction à Hitler), et qui consiste à disqualifier l’argumentation de l’adversaire en l’associant à Hitler, au Nazi ou à toute autre idéologie honnie de l’Histoire.

Aujourd’hui, en français, on parle plus volontiers de “point Godwin” que de “loi Godwin” pour désigner ce moment de la conversation où se manifeste la reductio ad hitlerum. On dit donc d’une conversation en ligne (on le dit aussi parfois des conversations hors ligne, mais c’est récent), qu’elle a “atteint le point Godwin” quand l’un des interlocuteurs en réfère au nazisme, à Hitler, à la Shoah, pour disqualifier l’argumentation de son adversaire. [FRANCECULTURE.FR]


Débattons-en…