Léa, nue dans son lit, attend déjà. L’homme qui vient à peine de partir, après avoir posé un baiser dans son cou, refermant la porte avec précaution pour ne pas la tirer brutalement de cet état de demi conscience qui, en songe, prolonge quelque peu sa présence. Elle va l’attendre toute la journée, le sait déjà, mais les draps sont toujours imprégnés de son odeur, à défaut de sa chaleur, alors elle peut bien traîner encore. Elle l’a senti, plus qu’elle ne l’a entendu, se lever, couper le réveil avant qu’il ne sonne, elle a souri, heureuse dans son sommeil de cette attention. Elle connaît par cœur la suite de son itinéraire vers la salle de bain, les yeux fermés, la porte close, elle distingue néanmoins précisément son corps nu sous la douche, l’eau qui ruisselle à présent sur sa poitrine, pour peu elle aurait envie de le rejoindre mais non, il ne faut pas, il ne peut pas se permettre d’arriver en retard au travail, et puis… Il est sec déjà, ou presque, les cheveux certainement ébouriffés, il revient discrètement dans la chambre, enfin autant qu’il est possible à un homme de l’être, dans la pénombre de surcroît, il va forcément se cogner quelque part ou trébucher sur quelque chose, jurer assurément, avant d’emporter ses chaussures qu’il lacera, dans la cuisine, en pleine lumière, tout en avalant son petit déjeuner. En fait, avaler n’est pas le terme exact car il prend toujours le temps, parfois même, quand il est trop vieux à son goût, de griller le pain. Puis, le baiser dans le cou et, doucement, la porte donc.
Elle le sait, et depuis longtemps, que sa vie est tout entière remplie d’absence et d’attente. L’attente de cet homme qu’un jour, par hasard, elle a rencontré au coin de sa rue, là où il doit se trouver en cet instant précis, perdu, égaré dans son quartier ainsi qu’elle l’était alors dans sa vie : pardon mademoiselle la rue du Chat-vert, pourriez-vous me dire où ? Oui bien sûr, elle l’y avait conduit parce que déjà elle savait qu’elle ne voudrait plus le voir partir, lui tourner le dos, sortir de sa vie comme ils sortaient à présent ensemble de la ruelle. Elle avait été trop seule pour envisager de l’être à nouveau quand il était là, à côté d’elle, à lui prendre la main et peut-être qu’après mon rendez-vous nous pourrions. Oui. Elle avait répondu oui, n’avait cesse de le répéter depuis lors, oui, oui, oui, c’est toi et personne d’autre, dans ma vie, dans mon lit, dans mes journées et mes nuits, c’est toi et quand bien même il me faut t’attendre, un peu juste un peu, cette attente je peux m’en accommoder parce qu’elle contient la promesse de ton retour. Et aujourd’hui encore elle allait s’y préparer lentement, comme à son habitude, sauf qu’aujourd’hui toutefois elle le guetterait avec un peu plus d’impatience, le regard brillant rivé sur l’horloge, il ne faudrait pas qu’il soit en retard, pas trop en tout cas, quand il se collerait à elle, l’embrasserait et qu’enfin elle lui dirait. Je suis enceinte.
Léa, nue dans son lit, attend qu’il la rejoigne. Elle ne le voit pas, lui tournant le dos, mais il est tout près, elle le sait, le sent, ne se retournera pas pourtant, elle veut garder la surprise, sentir tout à la fois son souffle dans sa nuque et, contre ses fesses, son érection. Pour peu, elle la sentirait d’ici, son excitation tout à l’heure était tellement tangible qu’elle n’a rien pu lui dire, mais elle aime ça, quand son envie est à ce point impérieuse qu’elle réveille son désir à elle, trop souvent renié, refoulé, malmené, elle qui, du temps où elle était perdue, s’est tant donnée, abandonnée, qu’elle s’en est trouvée livrée, utilisée, baisée à ne plus rien savoir faire d’autre qu’attendre. Mais lui pourra, parce qu’elle le veut, posant les mains sur les os de ses hanches qui font saillie, et elle sait combien ça l’excite, imposer son rythme et son désir et elle saura, aujourd’hui particulièrement, y trouver du plaisir. Parfois, elle voudrait que les choses soient plus simples, pouvoir regarder, n’avoir pas d’images à refouler mais sa vie est ainsi, elle continue à lui tourner le dos, il est en elle, bien plus qu’il ne l’imagine d’ailleurs, elle n’aura plus à attendre seule désormais, il faudra que je lui dise, après, quand il aura joui. Il est en elle et. Elle a crié.
Léa, nue dans son lit, attend. L’homme qui a claqué la porte. Lovée dans les draps humides d’eux, elle s’écoute pleurer pour effacer l’écho de sa colère à lui, les ténèbres de sa voix scandant comment as-tu pu, Léa, comment. Elle n’a pas compris, il lui semblait pourtant que. Mais faire un enfant, Léa, c’est une décision qui se prend à deux. Elle n’a pas compris, jamais elle n’a envisagé cela comme une décision, juste une évidence. Puisque l’on s’aime. Je t’aime, a-t-elle répété. J’ai tellement attendu, a-t-elle aussi murmuré, mais il n’a pas entendu, trop occupé à se rhabiller à la hâte, passer et repasser la main dans sa tignasse ébouriffée, de plus en plus, et encore, hébété, je ne le crois pas ça, comment est-ce possible, Léa. Elle non plus ne peut y croire, à sa colère et à la porte qui claque, qu’il referme si précautionneusement d’habitude, à sa nudité inutile et à la détresse qui s’empare d’elle. Elle ne peut concevoir qu’à nouveau elle se trouvera perdue, comme avant, trop et trop longtemps. Non. Il va revenir, forcément. On ne peut pas se quitter ainsi, maintenant, il va passer devant la rue du Chat-vert puis faire demi-tour, parce qu’elle veut croire à la puissance des souvenirs, et puis l’amour, quand même, tout cet amour, on n’y renonce pas ainsi.
L’attente a été publié par CLéA (par mail réservé aux souscripteurs) dans le cadre de l’ “Opération 12-12-12″, accompagné d’une version audio (lue par Frédérique Daoût, comédienne), le 12 janvier 2021.
Il leur arriva ce qui arrive à un homme et une femme entre qui s’installe le feu. Très vite, ils ne se rappelèrent plus avoir connu autrefois le plaisir, ils oublièrent les limites de leur propre corps et les termes de pudeur ou d’audace devinrent aussi abstraits l’un que l’autre.
L’idée qu’ils devraient se quitter, dans une heure ou deux, leur semblait d’une immortalité révoltante. Ils savaient déjà qu’aucun geste de l’autre ne saurait jamais être gênant, ils murmuraient en les redécouvrant les mots crus, maladroits et puérils de l’amour physique et l’orgueil, la reconnaissance du plaisir donné, reçu, les rejetaient sans cesse l’un vers l’autre.
Ils savaient aussi que ce moment était exceptionnel et que rien de mieux ne pouvait être donné à un être humain que la découverte de son complément. Imprévisible, mais à présent inéluctable, la passion physique allait faire – de ce qui aurait pu être, entre eux, une passade – une véritable histoire.
La chamade (1965)
[d’après LIVRECRITIQUE.COM] Françoise Sagan (1935-2004), de son vrai nom Françoise Quoirez, est une écrivaine française qui a marqué la littérature française du XXe siècle. Connue pour ses romans tels que Bonjour tristesse ou Un certain sourire, elle a également mené une vie tumultueuse et passionnée. Dans cet article, nous vous proposons de découvrir sa biographie complète, de son enfance à sa mort, en passant par ses succès littéraires et ses relations amoureuses.
La jeunesse de Françoise Sagan
Françoise Sagan est née le 21 juin 1935 à Cajarc, dans le Lot. Elle est la fille unique de parents divorcés et a grandi avec sa mère à Paris. Dès son plus jeune âge, elle a montré un grand intérêt pour la littérature et a commencé à écrire des histoires dès l’âge de 10 ans. Elle a été scolarisée dans des établissements privés prestigieux, mais a été renvoyée de plusieurs d’entre eux pour son comportement rebelle et son manque d’intérêt pour les études. À l’âge de 18 ans, elle a passé son baccalauréat en candidat libre et a commencé à fréquenter les cercles littéraires parisiens. C’est à cette époque qu’elle a commencé à écrire son premier roman, Bonjour Tristesse, qui a été publié en 1954 et qui a connu un succès immédiat. Ce livre a fait d’elle une célébrité instantanée et a lancé sa carrière d’écrivain. La jeunesse de Françoise Sagan a été marquée par son indépendance d’esprit, sa passion pour la littérature et son désir de vivre intensément. Ces traits de caractère se retrouveront tout au long de sa vie et de son œuvre.
Son entrée dans le monde littéraire
Françoise Sagan a fait son entrée dans le monde littéraire en 1954 avec la publication de son premier roman, Bonjour Tristesse. Ce livre, écrit à l’âge de dix-huit ans, a immédiatement connu un succès retentissant et a été traduit en plusieurs langues. Il a été salué par la critique pour son style élégant et sa description de la jeunesse dorée de la France des années 1950.
Ce premier roman a lancé la carrière de Françoise Sagan, qui a ensuite publié de nombreux autres livres, dont Un certain sourire, Aimez-vous Brahms et La Chamade. Elle est devenue une figure emblématique de la littérature française de l’après-guerre, connue pour son style incisif et sa capacité à décrire les relations amoureuses complexes.
Malgré son succès, Françoise Sagan a également connu des périodes difficiles dans sa vie personnelle et professionnelle. Elle a été confrontée à des problèmes d’addiction et a été impliquée dans plusieurs scandales médiatiques. Cependant, elle a continué à écrire jusqu’à sa mort en 2004, laissant derrière elle une œuvre littéraire qui continue d’être appréciée par les lecteurs du monde entier.
Le succès de Bonjour tristesse
Le succès de Bonjour tristesse a été phénoménal dès sa publication en 1954. Le roman, écrit par Françoise Sagan à l’âge de 18 ans, a été salué par la critique et a connu un immense succès auprès du public. Il a été traduit en plusieurs langues et a été adapté au cinéma en 1958.
Le livre raconte l’histoire de Cécile, une jeune fille de 17 ans qui passe l’été sur la Côte d’Azur avec son père et sa maîtresse. Cécile est une adolescente rebelle qui profite de la vie sans se soucier des conséquences. Mais lorsque son père tombe amoureux d’une autre femme, Cécile décide de tout faire pour empêcher cette relation.
Bonjour tristesse a été salué pour son style élégant et sa capacité à capturer l’essence de la jeunesse et de l’insouciance. Le livre a également été critiqué pour son immoralité et son manque de profondeur. Cependant, cela n’a pas empêché le roman de devenir un classique de la littérature française et de propulser Françoise Sagan sur la scène littéraire internationale.
Les relations de Françoise Sagan avec les artistes de son temps
Françoise Sagan était une figure emblématique de la scène littéraire française des années 1950 et 1960. Elle était également très proche de nombreux artistes de son temps, notamment des écrivains, des peintres et des musiciens. Parmi ses amis les plus proches figuraient Jean-Paul Sartre, Albert Camus, Juliette Gréco et Miles Davis. Elle a également entretenu des relations amicales avec des artistes tels que Pablo Picasso, Salvador Dali et Francis Bacon. Ces amitiés ont souvent inspiré son travail, et elle a écrit sur de nombreux sujets liés à l’art et à la culture. Françoise Sagan était une personnalité fascinante et complexe, et ses relations avec les artistes de son temps ont contribué à façonner son œuvre et sa vie.
Les scandales et les controverses
En 1957, Sagan a été arrêtée pour possession de drogue et condamnée à une amende. Cet incident a eu un impact négatif sur sa carrière et son image publique. Elle a également été impliquée dans des scandales liés à sa vie amoureuse tumultueuse, notamment avec son mari Bob Westhof, qui était marié à une autre femme au moment de leur rencontre.
Malgré ces controverses, Sagan a continué à écrire et à publier des romans acclamés par la critique, tels que Un certain sourire et Des bleus à l’âme. Elle est devenue une figure emblématique de la littérature française et a inspiré de nombreux écrivains et artistes. Sa vie tumultueuse et ses scandales ont contribué à sa légende et ont fait d’elle une icône de la culture populaire.
La vie amoureuse de Françoise Sagan
La vie amoureuse de Françoise Sagan a été tumultueuse et passionnée. Elle a eu de nombreuses relations amoureuses tout au long de sa vie, avec des hommes et des femmes. Elle a été mariée deux fois, mais ses mariages ont tous deux été de courte durée. Elle a également eu des liaisons avec des personnalités célèbres telles que le réalisateur Louis Malle et l’écrivain Jacques Laurent. Malgré ses nombreuses relations, Sagan a souvent exprimé une certaine solitude et un désir de trouver un amour véritable et durable. Sa vie amoureuse a été une source d’inspiration pour son travail littéraire, et elle a souvent exploré les thèmes de l’amour et de la passion dans ses romans et ses pièces de théâtre.
Sa carrière cinématographique
Françoise Sagan a également connu une carrière cinématographique prolifique. En 1958, son roman Bonjour Tristesse a été adapté au cinéma par Otto Preminger, avec Jean Seberg dans le rôle principal. Le film a été un succès international et a contribué à la renommée de Sagan.
En 1960, elle a écrit le scénario du film Les Amants de Louis Malle, qui a été un autre succès critique et commercial. Elle a également travaillé sur d’autres projets cinématographiques, notamment La Chamade en 1968, basé sur son propre roman, et Un peu de soleil dans l’eau froide en 1971.
Sagan a également été impliquée dans le monde du théâtre, écrivant plusieurs pièces qui ont été mises en scène à Paris. Elle a également travaillé comme actrice, jouant dans des productions théâtrales et cinématographiques.
Sa carrière cinématographique a été marquée par son style unique et sa capacité à capturer l’essence de la vie moderne. Ses œuvres ont été saluées pour leur honnêteté et leur sensibilité, et ont inspiré de nombreux artistes à travers le monde.
Les dernières années de sa vie
Les dernières années de la vie de Françoise Sagan ont été marquées par des problèmes de santé et des difficultés financières. En 2002, elle a été victime d’un accident vasculaire cérébral qui l’a laissée partiellement paralysée. Malgré cela, elle a continué à écrire et à publier des livres, notamment Un chagrin de passage en 2003 et La maison de Raquel Vega en 2006.
Cependant, ses problèmes financiers ont persisté et elle a été contrainte de vendre sa maison de campagne en Normandie en 2004. Elle a également été impliquée dans des scandales fiscaux et a été condamnée à une amende pour fraude fiscale en 2005. Malgré ces difficultés, Françoise Sagan a continué à écrire jusqu’à sa mort en 2004, à l’âge de 69 ans…
Le problème, c’est le chien. Et les souvenirs, aussi. Surtout, peut-être. A cause de tout cela, même si souvent l’envie lui est venue, il ne l’a jamais fait. Ce soir encore, il hésite. Il était pourtant presque décidé. Se lève, se sert un Talisker dont la chaleur tourbée le rassure. Un verre, juste un, pour y puiser le courage, pas davantage, surtout ne pas tomber dans une torpeur nostalgique. De quoi d’ailleurs ? Ce n’est pas de nostalgie qu’il s’agit, plutôt d’une curiosité teintée de tristesse. Un peu d’inquiétude aussi, une forme de culpabilité sans doute.
Le moteur de la voiture a étémoins hésitant que lui à démarrer. Au dehors, il pleut. Il déteste ça mais, pour ce qu’il a à faire, cela lui semble préférable. La route, il la connaît, de toute manière. Ce n’est pas qu’il l’a repérée, non, répétée plutôt, tant de fois, avant et après, maintes fois, comme aujourd’hui, il a pris la route avant de rebrousser chemin. Ce soir, ce sera différent, c’est différent, il le sent bien. Même s’il la parcourt dans le silence, pas de musique, contrairement à son habitude. Il est déjà presque arrivé. Deuxième sortie dans le rond-point, ensuite première à droite, et puis. Garer la voiture plus loin, même s’il faut marcher cent mètres sous la pluie, ne pas attirer l’attention, surtout, en aucun cas. Il verrouille les portières et se met en marche.
La rue est calme, il y a généralement peu de trafic, surtout à cette heure, pas de piétons non plus, par ce temps qui voudrait. Il longe les façades des maisons, toutes du même côté, le trottoir d’en face borde un parc d’où émanent des odeurs d’humus, les feuilles mortes en décomposition, l’automne est déjà bien avancé. Trois maisons sont légèrement en retrait, précédées d’un jardinet, c’est celle de droite qui l’intéresse. D’où se découpe le rectangle jaunâtre d’une fenêtre éclairée. Il s’approche doucement. Il sait qu’à moins d’un bruit intempestif, d’une sonnerie ou d’un chat, le chien ne réagira pas. Il sait que personne ne se lèvera pour baisser le volet dont le mécanisme est depuis si longtemps grippé qu’il faudrait le remplacer. Il sait qu’en choisissant le bon angle, entre le coin du mur et les rideaux, il pourra embrasser du regard la quasi totalité de la pièce sans risquer d’être vu. Il hésite une dernière fois.
Assise à la table, elle lui tourne le dos. Il en était certain d’avance. Lui n’aurait jamais pu s’asseoir dos à la fenêtre, imaginer des regards pesant sur lui à son insu. Elle, si, absorbée par l’écran de son laptop tandis qu’elle écrit. Pour peu, il la verrait sourire. De cela aussi, il est persuadé. Parce que pendant si longtemps, quand même, c’est à lui qu’elle a écrit. En souriant. Et pas seulement écrit. De cette maison, il n’y a pas grand-chose qu’il a oublié. Si ce n’est l’odeur, peut-être. La décoration a changé, forcément. C’était un besoin aussi, sans doute. Mais il reconnaît encore ce vase qu’il détestait. Et un dessin d’enfant au mur. Il se demande si. Mais justement, la voilà qui entre.
Il a un brusque mouvement de recul. Pourtant, la porte du salon est dans l’angle mort, en entrant, elle ne peut l’apercevoir. Ce n’est pas de cela qu’il a peur, il en est bien conscient. Elle a changé, plus que tout le reste, évidemment à cet âge-là. Il l’observe attentivement alors qu’elle s’assoit à côté de sa mère. Il la voit rire, les sent complices, sourit pour lui-même dans l’obscurité humide. Elles sont bien, se dit-il, elles ont l’air heureuses. Il s’écarte de la fenêtre. De la pointe du pied, il efface l’empreinte de ses chaussures dans la terre meuble, la dernière trace de lui. Dans la voiture, il allume l’autoradio.
[THECONVERSATION.COM, 7 novembre 2024] Si l’on associe habituellement la sorcière à l’époque médiévale, on trouve déjà des figures féminines qui jettent des sorts et sont décrites comme néfastes et castratrices dans les textes grecs et latins de l’Antiquité. Dans son ouvrage Sorcières, la puissance invaincue des femmes (Zones, 2018), l’essayiste Mona Chollet rappelle très justement que les grandes chasses aux sorcières se sont déroulées en Europe, aux XVIe et XVIIe siècles. La répression impitoyable de ces femmes jugées déviantes est un fait moderne.
On trouve cependant dans les textes grecs et latins de l’Antiquité des figures féminines que l’on peut qualifier de sorcières, dans le sens où elles jettent des sorts (sortes en latin) et sont vues comme des êtres nocifs. Quelles sont donc les principales caractéristiques de ces sorcières antiques ?
Les dix types de femmes selon Sémonide d’Amorgos
Rappelons tout d’abord que c’est le genre féminin presque dans son ensemble qui est le plus souvent présenté, dans l’Antiquité gréco-romaine, comme une calamité. Dans son poème Sur les femmes, composé au VIIe siècle av. J.-C., le poète grec Sémonide ou Simonide d’Amorgos classe les femmes en dix catégories dont huit sont associées à des animaux et deux à des éléments naturels. À partir de son œuvre, nous pouvons établir la typologie suivante :
Seule « l’abeille », c’est-à-dire la femme mariée et mère, possède des qualités aux yeux du poète. La sorcière appartient à la catégorie de la renarde ; mais elle peut aussi tenir de la jument ou, au contraire, de la truie, comme nous allons le voir.
Déshumaniser les humains
Circé est l’une des premières figures féminines de la littérature occidentale. Elle apparaît pour la première fois dans l’Odyssée, le fameux poème épique composé par Homère, vers le VIIIe siècle av. J.-C. On la retrouve encore, plus tard, dans l’œuvre d’Hygin (67 av.-17 apr. J.-C.), auteur de fables latines. Le fabuliste raconte que Circé s’était éprise du dieu Glaucus qui repoussa ses avances, car il était amoureux de la belle Scylla. Furieuse, Circé se venge de sa rivale avec cruauté. Elle verse un violent poison dans la mer, à l’endroit où Scylla a coutume de se baigner ; ce qui a pour effet de transformer la victime en chienne à six têtes et douze pattes (Hygin, Fables, 199).
Reléguée dans une île nommée Eéa en raison de ses crimes, Circé n’a de cesse d’y faire le mal. Elle transforme en bêtes les hommes qui ont le malheur de débarquer sur son île. Elle leur fait boire un kykeon, potion enivrante, composée de vin, miel, farine d’orge et fromage, auxquels elle mélange une drogue. Après les avoir ainsi étourdis, elle les transforme en fauves, en loups ou en porcs, d’un coup de sa baguette magique (Homère, Odyssée, X, 234-235). Circé règne sur une sorte de zoo, entourée des animaux qu’elle a elle-même créés et dompte pour son plus grand plaisir. Par ses maléfices, elle incarne la régression de l’humanité devenue monstrueuse ou bestiale.
Dans le roman d’Apulée, Les Métamorphoses, une vieille courtisane nommée Méroé change en castor l’amant qui l’a délaissée et le contraint à s’amputer lui-même de ses testicules (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9). La sorcière déshumanise les hommes, tout en les privant de leur virilité.
Tuer des femmes et des enfants
Pasiphaé, sœur de Circé, possède, elle aussi, des pouvoirs néfastes. Pour se venger des infidélités de son époux, le roi de Crète Minos, elle lui administre une drogue qui ne lui fait aucun mal mais provoque la mort de ses maîtresses. “Quand une femme s’unissait à Minos, elle n’avait aucune chance d’en réchapper. […] Chaque fois qu’il couchait avec une autre femme, il éjaculait dans ses parties intimes des bêtes malfaisantes et toutes en mouraient”, écrit le mythographe grec Apollodore (Bibliothèque, III, 15, 1).
Chez le poète latin Horace, la sorcière Canidia découpe le corps d’un enfant encore vivant dont elle extrait le foie et la moelle, ingrédients qui lui serviront à confectionner ses philtres (Horace, Épodes, V).
Pour se venger d’une femme enceinte qui l’a insultée, Méroé lui jette un sort afin qu’elle ne puisse pas accoucher. Son ventre deviendra gros comme un éléphant, mais son enfant ne verra jamais le jour (Apulée, Les Métamorphoses, I, 9).
Détruire la nature
C’est aussi, de manière plus générale, la fertilité de la nature tout entière qu’anéantit la sorcière. Le poète latin Lucain imagine, dans La Pharsale, l’effrayante Erichtho. Elle ne vit pas parmi les humains mais dans une nécropole. Son maigre corps ressemble à un cadavre. Pendant les nuits orageuses et noires, elle court dans la campagne, empoisonne l’air et réduit à néant la fertilité des champs. “Elle souffle, et l’air qu’elle respire en est empoisonné“, écrit Lucain (La Pharsale, VI, 521-522). Comble de l’horreur, elle dévore des cadavres : elle boit le sang qui s’écoule des plaies des condamnés à mort, pendus ou crucifiés. “Si on laisse à terre un cadavre privé de sépulture, elle accourt avant les oiseaux, avant les bêtes féroces” (Lucain, La Pharsale, VI, 550-551).
Une célibataire sans enfants
Circé n’est ni mariée, ni mère.”Elle ne tire aucune jouissance des hommes qu’elle a ensorcelés […] ; ils ne lui sont d’aucun usage“, précise Plutarque (Préceptes de mariage, 139 A). On n’imagine pas, en effet, Circé faisant l’amour avec des porcs ou avec des fauves. Elle demeure donc célibataire et vierge. Cependant, le héros Ulysse parviendra à déjouer ses maléfices et à coucher avec elle. En la possédant, il lui fait perdre son statut d’électron libre. Tout est bien qui finit bien. Soumise, Circé devient une femme ‘normale’ au regard des représentations sociales de la Grèce antique. La renarde est transformée en abeille, selon la catégorisation de Sémonide. Réduite au rôle d’épouse aimante, elle accouchera de trois fils, écrit le poète grec Hésiode (Théogonie, 1014).
Une femme exotique
Circé habite une contrée lointaine, à l’extrémité occidentale du monde connu de l’époque. Elle est perçue comme une étrangère. Sa sœur Médée, elle aussi experte en philtres magiques, vit en Colchide, dans l’actuelle Géorgie, à la marge cette fois orientale du monde grec. Son nom serait à l’origine de celui des Mèdes, peuple du nord-ouest de l’Iran, selon l’historien antique Hérodote (Histoires, VII, 62). Circé et Médée incarnent une altérité féminine exotique.
Chez Apulée, Méroé porte le même nom que la capitale de la Nubie, aujourd’hui au nord du Soudan (Apulée, Les Métamorphoses, I, 7-9). Cette fois, c’est l’Afrique qui représente l’étrangeté. La sorcière est en relation avec les confins du monde.
Jeune fille charmeuse ou vieille femme hideuse
Circé est extrêmement séduisante et désirable avec sa belle chevelure et sa voix mélodieuse, attributs d’une féminité au fort potentiel érotique. C’est une ‘femme-jument’, selon la typologie de Sémonide d’Amorgos. Sur les céramiques grecques du Vᵉ siècle av. J.-C., elle apparaît comme une élégante jeune femme, vêtue d’un drapé plissé. De belles boucles ondulées s’échappent de sa chevelure noire, couronnée d’un diadème. La sorcière se confond alors avec la figure de la femme fatale.
Dans cette même veine, à la fin du XIXe siècle, le peintre [belge] Charles Hermans imagine une Circé de son temps, jeune courtisane qui vient d’enivrer son riche client, sans doute pour mieux le dépouiller de son portefeuille. Brune et pulpeuse, elle évoque une gitane, adaptation moderne de l’exotisme de Circé.
Les auteurs d’époque romaine imaginèrent, quant à eux, des sorcières répugnantes physiquement que Sémonide d’Amorgos aurait rangées dans la catégorie des ‘truies’. Des vieilles dégoûtantes (Obscaenas anus), selon l’expression d’Horace qui propose une évocation saisissante de ce type féminin, à travers le personnage de Canidia. Son apparence est effrayante : ses cheveux hirsutes sont entremêlés de vipères. Elle ronge “de sa dent livide l’ongle jamais coupé de son pouce” (Horace, Épodes, V). Cheveux, ongles et dents constituent les contours anormaux de la sorcière, tandis que, de sa bouche, émane un souffle empoisonné “pire que le venin des serpents d’Afrique” (Horace, Satires, II, 8).
Qu’elle soit irrésistiblement séduisante ou d’une laideur repoussante, la sorcière antique incarne un pouvoir féminin considéré comme néfaste et castrateur ; elle symbolise une forme de haine de l’humanité et même de toute forme de vie. Elle est l’incarnation fantasmée d’une féminité à la fois contre-nature et, pourrions-nous dire, contre-culture.
[LES-PLATS-PAYS.COM, 29 janvier 2024] Créateurs éminemment discrets, passeurs de culture qui jouent un rôle primordial dans la visibilité des écrivains, les traducteurs ouvrent des fenêtres dans le ciel des Lettres, décloisonnent, font découvrir au public francophone un nombre impressionnant d’auteurs flamands et néerlandais.
Au fil de plusieurs échanges avec Hans Vanacker, secrétaire de rédaction de la revue Septentrion, l’idée m’est venue d’écrire une ode aux traducteurs et aux traductrices sans qui, dans la tour de Babel des langues, chaque idiome demeurerait dans sa solitude, incompris des autres cultures. Nulle visée exhaustive dans cette convocation des traducteurs littéraires qui œuvrent à la découverte d’auteurs néerlandophones.
Ancien directeur de la Maison Descartes à Amsterdam et du Réseau franco‐néerlandais à Lille, directeur de la collection Lettres néerlandaises chez Actes Sud, immense traducteur, médiateur culturel qui assure le rayonnement et la circulation des Lettres, Philippe Noble a fait connaître en France, au public francophone, des auteurs néerlandais et flamands majeurs : Cees Nooteboom, Harry Mulisch, Etty Hillesum, Multatuli, Arnon Grunberg, David Van Reybroeck, Stefan Hertmans, Miriam Van Hee, Judith Herzberg… sans oublier le Journal d’Anne Frank.
Figure majeure du paysage de la traduction littéraire, dans un entretien avec Olivier Sécardin, Noble définit “le traducteur [comme] un chercheur d’un genre particulier”. Il a également mis ses compétences et son amour de la littérature au service de traductions du français vers le néerlandais, jetant son dévolu sur Marcel Proust.
On doit à Daniel Cunin, infatigable explorateur d’œuvres de romanciers, de poètes, de dramaturges, de bédéistes, d’essayistes flamands, la découverte en français d’un nombre impressionnant d’auteurs. Sa curiosité l’a porté vers les bandes dessinées aussi bien que vers le rivage poétique (Benno Barnard, Hester Knibbe – qu’il a traduite en collaboration avec Kim Andringa -, Radna Fabia, Gerry van der Linden). Art de la langue, de la perception intime de la musicalité, de l’appropriation-interprétation du texte, la traduction est avant tout une écoute, une transposition qui joue avec les puissances de la langue d’origine et de la langue d’arrivée.
Cette activité de transposition, Daniel Cunin l’a exercée en offrant une version française des poèmes mystiques écrits par Hadewijch d’Anvers, en brabançon (moyen néerlandais) au XIIIe siècle. Artiste d’un dialogue horizontal entre différentes langues, le traducteur est aussi le magicien d’un échange vertical qui ramène sur la scène du présent des textes plus anciens.
Écrivain, essayiste, traducteur d’auteurs polonais (Witkiewicz notamment), russes, tchèques, néerlandais, anglais, Alain van Crugten est le grand passeur de l’œuvre immense de Hugo Claus.
Depuis sa traduction en 1985 du chef-d’œuvre de Claus, Le Chagrin des Belges, Van Crugten a fait passer dans son alambic de traducteur bien des romans et des pièces de Claus, Honte, Le Passé décomposé, Le Dernier lit et autres récits, Mort de chien… L’autre géant des lettres flamandes qu’Alain van Crugten a fait découvrir aux francophones n’est autre que Tom Lanoye. De Méphisto for ever, La Langue de ma mère, Sang et Roses, Mamma Medea à Tombé du ciel, Esclaves heureux, Décombres flamboyants, le continent Tom Lanoye nous est rendu accessible en français.
La question “dis-moi qui tu traduis et je te dirai qui tu es” vaut pour tout traducteur. Faisons l’hypothèse que dans le cas de Marie Hooghe, les autrices et auteurs qu’elle a élus forment comme un autoportrait en creux. La quantité, le nombre des traductions impressionne autant que la diversité des registres (pièces de théâtre, biographies, littérature de jeunesse…). D’une insatiable curiosité, Marie Hooghe a notamment traduit des œuvres de Hugo Claus, de Louis Paul Boon, de Jef Geeraerts ou encore d’Ivo Michiels, d’Erwin Mortier, de Kristien Hemmerechts et de Paul Van Loon.
Mentionnons aussi l’importance de Maddy Buysse (1908-1994, traductrice de livres de Hugo Claus, Johan Daisne, Ivo Michiels et Harry Mulisch), Henry Fagne (1907-1978, traducteur de Guido Gezelle et Paul van Ostaijen), Anne-Marie de Both-Diez (1922-2009, traductrice notamment de Hella S. Haasse), Liliane Wouters (1930-2016, connue dans le monde francophone comme l’autrice de la pièce de théâtre La Salle des profs, mais aussi traductrice de textes et poésie en moyen néerlandais et de Guido Gezelle).
Il y a aussi Marnix Vincent (1936-2016, traducteur de Willem Elsschot, Hugo Claus, Gerard Reve, Leonard Lolens, Stefan Hertmans et Jozef Deleu, fondateur et ancien rédacteur en chef de Septentrion), Annie Kroon (Hella S. Haase, Anna Enquist,…), Xavier Hanotte, Isabelle Rosselin (plusieurs auteurs néerlandophones de renom). Et des traducteurs – poètes – écrivains comme Jan H. Mysjkin (traducteur, souvent en collaboration avec Pierre Gallissaires, de Paul van Ostaijen, Hans Faverey, Gerrit Kouwenaar et autres), Henri Deluy (1931-2021), Bart Vonck, Katelijne De Vuyst et d’autres.
Enfin, fondateur de la collection Bibliothèque flamande aux éditions du Castor astral, Francis Dannemark (1955-2021) a fait connaître auprès du public francophone des auteurs incontournables tels que Willem Elsschot ou Jef Geeraerts. Ce rôle de passeur est également assumé par les éditions Tétras Lyre, avec leur collection De Flandre.
Les passeurs de la jeune générarion
La traduction repose aussi sur la transmission d’un enseignement, sur la relève par les nouvelles générations formées par leurs prédécesseurs. La philosophie, la pensée de la traduction évolue, se métamorphose, varie d’un pays, d’un continent à l’autre. Les critères scientifiques, esthétiques des traductions, les approches du texte source sont soumises à des devenirs. Certaines traductions “vieillissent”, sont prisonnières d’un contexte historique déterminé, d’habitudes et de choix de traduction qui n’ont parfois plus cours des décennies plus tard. Histoire de regard, d’attention portée à tel ou tel aspect de l’écriture, éternelle question de la fidélité / trahison, du respect / recréation, du rapport entre la lettre et l’esprit tel que l’évoque saint Paul dans Épitres aux Corinthiens (“La lettre tue, mais l’esprit vivifie”).
Parmi les nombreux passeurs de la jeune génération, citons Kim Andringa (traductions poétiques surtout, d’œuvres de Hans Faverey, Charlotte Van den Broeck, Lucebert…) Françoise Antoine (traductrice de Jeroen Olyslaegers, Gerbrand Bakker, Annelies Verbeke…), Noëlle Michel (autrice et traductrice de romans d’Ewoud Kieft, de Hanna Bervoets, d’essais, de livres jeunesse…), Emmanuelle Tardif (traductrice entre autres de Lize Spit et Anna Enquist…), Guillaume Deneufbourg (traducteur notamment de Simone van der Vlugt) et Bertrand Abraham (traducteur de Jeroen Brouwers, Gerbrand Bakker, Tommy Wieringa, Douwe Draaisma, Martin Bossenbroek…).
À l’heure d’un appauvrissement de la diversité linguistique, où des idiomes meurent chaque jour, à l’heure où l’anglais, comme langue hégémonique, règne en maître au niveau mondial des échanges tant économiques que culturels, un fossé sépare linguistiquement le milieu littéraire de Flandre et des Pays-Bas (entièrement tourné vers l’anglais) et le milieu littéraire francophone. Plus que jamais, les traducteurs et traductrices rétablissent des passerelles qui sont comme des liens vivants entre des langues désormais chapeautées et menacées par la langue et la culture anglo-saxonne dominante.
Les traducteurs et traductrices s’avancent comme ce peuple de diplomates que Philippe Noble évoque dans l’entretien précité: “De mon point de vue, la traduction est une transaction, une sorte de négociation diplomatique, c’est‐à‐dire un compromis, entre la notion du texte source qu’a le traducteur (sa “lecture” du texte, qui n’est pas une lecture infaillible, mais qui a au moins l’ambition d’être “fidèle”) et ce qu’il croit pouvoir être transmis à la culture d’accueil”.
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS] Tout entière absorbée dans le travail de l’énonciation, dont elle n’est à première vue qu’une forme particulière, la création littéraire ne prend toutefois relief et sens que rapportée à cette ombre originaire qui est en même temps son envers et sa tentation permanente: le silence. S’en est-on suffisamment avisé ? La moindre parole, l’écrit le plus fugitif tirent leur intérêt premier de ceci, qu’ils auraient pu ne pas advenir.
Nonobstant leur teneur particulière, le seul fait de leur existence présuppose une levée, un arrachement toujours problématique à l’indifférencié du ne-rien-dire. Avant de s’imposer comme présence, il y a donc ce moment – ce mouvement – où le verbe se détache du fond muet souvent donné pour son contraire, mais avec quoi il entretient des rapports bien plus noueux que de simple antagonisme. Ne serait-ce que par le danger où il se trouve d’y retomber à tout instant – parce que, au vrai, il finit toujours nécessairement par y retomber. Ainsi la prise de parole, l’entrée en écriture ne s’accomplissent-elles jamais que dans une sorte d’inconfort ou de vacillement qui font d’elles, pour le sujet, une condition radicalement provisoire.
Objet d’une nostalgie essentielle mais rarement explicite, le silence offre donc à la littérature un rhème névralgique. Or, celui-ci semble jouir d’une faveur particulière dans les oeuvres qui ont vu le jour en Belgique francophone depuis le 19ème siècle. Davantage qu’en France notamment, les écrivains y portent témoignage de ce que la parole peut avoir de risqué, d’inopportun ou encore de malaisé, comme si, envers et contre tout, elle restait par essence inadéquate à sa motivation ou à son objet. Il y a lieu, en conséquence, de parcourir les textes à cet égard les plus significatifs, d’en reconnaitre les réseaux thématiques et leurs variances principales, de voir enfin quelle interprétation peut être donnée à une celle insistance.
Apparemment, c’est le courant symboliste qui, le premier, accorde au thème du silence une place réellement focale. Mais cet engouement, indéniable, a des racines plus anciennes : les prodromes s’en font jour dès le début du 19ème siècle, dans l’image aujourd’hui bien connue du héros romantique celle que l’imposent alors en Belgique les oeuvres de Byron, Chateaubriand ou Lamartine. Lié aux motifs de la solitude, de la rêverie et de la mélancolie, celui de la taciturnité contribue à l’édification d’une psychologie nouvelle, largement égotiste, dominée par un thème récent à cette époque, mais bientôt prépondérant dans la culture occidentale, celui de la profondeur. À l’aune de ce thème, la qualité morale de chacun est réputée proportionnelle à la richesse de son expérience intérieure, et spécialement de son expérience affective. Ce qui est tu importe ici bien davantage que ce qui est dit, la parole s’avérant en contrepoint activité superficielle, incapable d’égaler ou d’exprimer la densité de la vérité subjective.
On le sait, le romantisme comme tel ne suscite, en Belgique francophone, aucun texte de grande envergure. De la conception hâtivement résumée ci-haut, l’oeuvre vraisemblablement la plus représentative reste Jours de solitude (1869) d’Octave Pirmez… Il faut donc attendre la dernière décennie du siècle pour voir revenir, mais avec une ampleur accrue et un sens nouveau, ce dont Georges Rodenbach intitule en 1891 son premier recueil important : Le règne du silence. Règne qui marque d’ailleurs la production entière de l’écrivain, poésie, roman, théâtre, comme il imprègne celle de Maurice Maeterlinck, surtout à partir de L’intruse (1896), Ce dernier, précisément, va en donner la théorie circonstanciée dans son essai Le trésor des humbles (1896), dont le premier chapitre a pour titre Le silence. Affirmations sentencieuses et métaphores se succèdent ici pour élaborer non plus une psychologie, mais une éthique, et même une métaphysique de la vie intérieure, ordonnée tout entière autour d’un concept-pivot : l’âme. Dans la destinée des individus, dans la communication qui les rapproche épisodiquement, l’essentiel est de nature infraverbale – ou supraverbale, comme on voudra : la parole se spécifie par sa radicale insuffisance, et même par sa nocivité envers ce qui, dans l’humain, constitue la part la plus grave et la plus noble.
Cependant, ce qui nous requiert dans le texte de Maeterlinck est moins le flux des assertions que celui des images – lesquelles, à l’examen, s’avèrent converger en un réseau serré, offrant tous les traits d’une quasi fantasmatique. Ainsi le silence est-il associé à l’éternité, à l’obscurité, aux “profondeurs de la mer intérieure“, à quoi s’adjoignent les motifs du “berceau“, des “racines” ou de l’amour. Le modèle sous-jacent est évidemment celui de la vie intra-utérine, paradis jadis perdu auquel il s’agit de faire retour, en suspendant la tyrannie du verbe qui subjugue l’existence postnatale. “Car le silence est l’élément plein de surprises, de dangers et de bonheur, dans lequel les âmes se possèdent librement” (l’auteur souligne). Toutefois, le silence est aussi paré d’une “sombre puissance“qui lui donne un caractère “dangereux“, “effrayant” ou même terrifiant. C’est que la réintégration de l’espace matriciel relève de l’utopie, et ne pourrait coïncider en fait qu’avec la mort, d’où cette atmosphère bizarrement menaçante. Mais le penseur, entre-temps, n’est pas totalement débouté : la pratique du silence va lui permettre de satisfaire fictivement son désir secret de procréation, et donc de participer un tant soit peu à la puissance maternelle. “Le silence est l’élément dans lequel se forment les grandes choses, pour qu’enfin elles puissent émerger, parfaites et majestueuses, à la lumière de la vie qu’elles vont dominer.“
Sans doute faudrait-il, pour détailler la pensée maeterlinckienne, prendre en considération des pièces comme L’intruse, ou Pelléas et Mélisande : le lien avec l’eau, le mystère, la mort proche s’en préciserait mieux encore. Qu’il suffise de rappeler cette phrase de Ruysbroeck traduite et citée par Maeterlinck: “[L]es êtres ne sont pas circonscrits par la parole“- elle nous ramène au cœur de la question. À côté de l’ espace langagier, il existe un espace occulte, bien qu’il n’exclue nullement la communication, où se vit ce qu’il y a d’essentiel dans la destinée humaine. Cette zone est celle de l’indicible et des sentiments élevés, N’y ont cours que l’accord avec soi-même, la pureté du cœur, l’accueil ému et magnanime de l’autre, sans oublier l’ouverture sur un autre monde, où se révèle la dimension surnaturelle de l’existence, Loin de constituer le rebut de l’expérience vécue, l’impossible-à-dire en est le trésor intime et irréductible. C’est alors le langage et le discours qui se trouvent relégués dans le statut de l’inessentiel, et même de l’artifice : démonétisation du signifiant au profit d’une communion directe des âmes, rêve d’une idylle fusionnelle, débarrassée de rien moins que du symbolique…
Soucieux d’accorder au silence une position prééminente, les symbolistes belges en donnent une version à la fois mystique et morale. Teinté de rousseauisme, leur idéalisme trouve un contrepoids littéraire, quelques années plus tard, dans des récits à caractère réaliste ou naturaliste – et plus spécialement dans la figure romanesque du paysan, Certes, celle-ci n’est pas absente du Trésor des humbles : à l’homme de la terre, il ne manque “que le don d’exprimer ce qu’il y a dans son âme“.. , Mais elle prend de tout autres couleurs dans un roman comme L’hallali (Camille Lemonnier, 1906), avec le personnage pusillanime et madré de Jean-Norbert. Dans la droite ligne de Taine, le héros est décrit comme “taiseux, déshabitué de la parole“, “patient et dissimulé“, “priant à bouche scellée“. L’on touche ici à un motif romanesque des plus exploités, celui du silence paysan – silence souvent concerté, calculé, mais qui, chez Lemonnier, prend le caractère d’un handicap physiologique. Ainsi, Jean-Norbert “pourrait périr un jour d’une colère rentrée“; sa femme lui rappelle l’avis du médecin, “que tu avais trop de sang et que tu es trop muet“. Le mutisme ne désigne pas ici la libre ascèse du penseur et moins encore l’expectative d’un monde supérieur, il est le signe d’une déficience organique, il est paralysie et menace de mort.
Fille ainée de Jean-Norbert, Sibylle “était retombée à un mutisme sauvage dans cette maison du silence“: ultime refuge d’un orgueil blessé, inflexible, qui accouchera finalement du meurtre vengeur. Avec son père, elle entre dans la longue série des terriens introvertis dont sont peuplés les nombreux romans régionalistes parus en Belgique au début du 20ème siècle, et qui déclinent successivement toutes les variantes possibles du même thème. Dans La bruyère ardente (Georges Virrès, 1900) : “[A]insi vivaient intérieurement ces contemplatifs de la terre flamande : ils portaient l’image, impuissants à la formuler“- mais sachant, précisons-le, user du silence collectif comme d’une redoutable arme de rétorsion. Dans Le pain noir (Hubert Krains, 1904), c’est une longue et incoercible descente dans la désespérance qui mène le vieux couple à la folie et au suicide. Le maugré (Maurice des Ombiaux, 1911) évoque une ancienne pratique paysanne, celle de la vengeance anonyme contre le fermier usurpateur ; se taire procède ici d’une loi secrète et ancestrale, qui impose à tous les membres de la communauté paysanne une dissimulation complice.
Des éléments identiques ou comparables se retrouvent dans Le roman du tonnelier (Hubert Stiernet, 1922), dans Campine (Neel Doff, 1926), dans Le village gris (Jean Tousseul, 1927), et d’autres encore. Rétrospectivement, il est vrai que ces éléments apparaissent comme fortement stéréotypés. Mais il serait faux de croire que le stéréotype n’a rien à nous apprendre, qu’il n’est qu’un morceau de langage usé ou évidé. Il y a une histoire des clichés littéraires, et des fonctions (notamment identificatoires) qu’ils sont amenés à remplir. Ainsi faut-il distinguer en l’occurrence plusieurs types de mutismes qui, pour s’apparenter dans leur manifestation concrète, n’en relèvent pas moins de logiques toutes différentes. Il y a d’abord cette semi-aphasie congénitale, à mi-chemin entre le physique et le psychique, où la raréfaction du parlé contrecarre la densité du ressenti. À cette infirmité subie s’opposent les silences tactiques : le laconisme roublard, calculateur, ou encore le reproche muet, manœuvres codifiées de l’activité transactionnelle à quoi tient le plus clair de la vie sociale. Il faut y ajouter une stratégie plus générale, celle de la patience, en vertu de laquelle il convient que les choses aillent sans dire. C’est l’écoulement du temps lui-même (avec le retour cyclique des saisons, des travaux, des générations) qui est ici supposé compenser le défaut de parole, en la rendant inutile à force de la différer : abstinence continument dilatoire qui s’apparente manifestement au processus du refoulement.
Proche de la précédente, mais avec une dimension éthique plutôt qu’économique, est la soumission acceptée qui caractérise le fatalisme, suscitant la “réserve” féminine, l’effacement, la non-révolte. Vient ensuite une quatrième catégorie, moins sujette que les précédentes à la sclérose du stéréotype, celle du mutisme comme porteur de mort (mort de soi ou mort de l’autre) ; souvent, dans les romans précédemment cités, le confinement dans le non-verbal va de pair avec un exil social plus ou moins volontaire, et surtout avec une dérive intérieure dont l’aboutissement ultime, généralement présenté comme inéluctable, est le crime ou le suicide. À l’opposé de celle-ci, ce sont enfin les variantes “heureuses” du silence : particulièrement la grande paix de la nature, souvent présentée comme source de réconfort, et même de régénérescence, loin de la cacophonie blessante qui est le lot du groupe humain. Purification, analgésie, retrouvailles avec soi-même, tels sont les effets bénéfiques d’une diète dont l’idéal monastique offre une autre version ; ainsi dans En sabots (André Baillon, 1922), récit autobiographique que domine pour une grande part la quête fébrile de la tranquillité. Une harmonie comparable, mais détachée quant à elle des circonstances immédiates, est nouée au motif de la pensivité : loin de n’avoir à dire rien d’important, le personnage pensif est réputé riche d’une plénitude intérieure (souvenirs, sentiments, sagesse…), exprimable ou non, qui lui confère sur les bavards impénitents une sorte d’ascendant moral. On retrouve ici la connotation bien-pensante déjà repérable chez Maeterlinck.
Fondamentalement rétrograde, sinon réactionnaire, le roman régionaliste poursuit donc son essor tout au long de l’entre-deux-guerres. C’est à cette même époque que s’impose progressivement une œuvre originale, nettement plus moderne, et d’ailleurs complètement étrangère à l’univers rural : celle de Georges Simenon. Or, dans une large mesure, cette œuvre est obsédée elle aussi par la pénurie ou le mésusage de la parole. Très souvent, dans les aventures relatées par Simenon, ce qu’il aurait fallu dire n’a pas été dit, ou l’a été maladroitement, ou encore à contretemps, et le malheur qui frappe les personnages trouve son origine dans cette inadéquation communicative. Pour illustrer ce schème narratif, nous considérerons successivement trois romans, choisis à titre d’échantillons. Intitulé L’homme de Londres, le premier raconte la déchéance de Maloin, un modeste aiguilleur qui s’est emparé subrepticement d’une valise pleine d’argent et y voit la fin de toutes ses frustrations antérieures. Mais ses premières largesses n’apportent pas la satisfaction escomptée : comme il n’a rien dit de l’aubaine à sa famille, celle-ci réprouve une si fantasque prodigalité.
En fait, grognon et peu loquace, Maloin souffre moins d’être pauvre que de n’être pas compris – de ne pas arriver à se faire comprendre. Or, voici que rôde aux alentours le propriétaire de la valise à la recherche de son bien ; c’est un petit cambrioleur anglais, surnommé le Malchanceux, en qui Maloin devine un alter ego et pour qui il éprouve une bienveillance grandissante. Mais le pacte salvateur n’aura pas lieu. Dans la pénombre d’une cabane de pêcheur, le Malchanceux, qui ne comprend pas le français, se méprend sur les paroles conciliantes de Maloin ; agressé, celui-ci frappe et tue. Le drame n’eût pas eu lieu si le dialogue avait pu s’établir, si les deux protagonistes avaient au moins parlé la même langue. C’est donc bien l’échec de la parole qui provoque la mort de l’un et fait de l’autre un criminel emmuré plus que jamais dans son mutisme, dans son incapacité d’expliquer ce qui s’est vraiment passé.
Dans Les fiançailles de M. Hire, le héros est lui aussi un handicapé de la parole. Solitaire et timoré, il n’entretient avec ses semblables que des rapports soigneusement raréfiés et codifiés – il a ses habitudes à la poste, au bowling, au bordel. Se trouve-t-il dans une situation imprévue, interpellé par un(e) inconnu(e), il semble oublier l’usage du discours, se perd en bredouillements, monosyllabes, mots inarticulés. Or, par le jeu des circonstances, M. Hire est soupçonné d’avoir assassiné une prostituée, et l’étau policier se resserre autour de lui, qui, pour comble, connait le véritable tueur ! Mais, comme Maloin, M. Hire est incapable de s’expliquer ; ses propres dénégations le rendent suspect et le contrat qu’il croit conclure avec Alice, l’amie du criminel, est en fait truqué. Pourchassé, il cherchera la fuite et trouvera la mort. Ce terme tragique tient donc, en dernière analyse, à une double condition : d’une part, le héros n’arrive pas à trouver les formules qui l’innocenteraient et tend plutôt à s’”enfoncer” lui-même involontairement ; d’autre part, il n’a personne près de lui pour témoigner en sa faveur, c’est-à-dire pour compenser verbalement l’impuissance qui le jugule.
Un troisième roman de Simenon, Les gens d’en face, raconte le séjour à Batoum d’un consul turc. Complètement isolé dans cette ville d’URSS dont il ne parle pas la langue (obstacle fréquent chez Simenon…), Adil Bey va s’éprendre de Sonia, sa secrétaire russe. Mais, devenu malade, il découvre qu’on cherche à l’empoisonner et décide de s’enfuir avec Sonia. Le projet ayant été découvert par le Guépéou, Sonia est fusillée, tandis qu’Adil Bey doit regagner seul la Turquie. Une fois de plus, nous avons affaire à un roman de la parole défaillante et il y a lieu de penser qu’il en est de même dans presque toute l’œuvre de Simenon. Plus précisément, la parole y est le lieu de la défaillance de la communication : loin d’être l’instrument privilégié de celle-ci, comme on s’y attendrait, la circulation du discours contribue diversement à l’isolement du héros et à sa perte finale. D’une part, les propos tenus par le héros lui-même s’avèrent très souvent inappropriés à la circonstance, en tel ou tel de leurs aspects : par leur ton, trop fort (l’irritation) ou trop faible (le murmure), par leur contenu (la maladresse, le manque d’à-propos), par leur effet (l’absence de réponse, le faux-fuyant, etc.). D’autre part, les propos qui lui sont adressés, surtout dans les moments graves, sont rarement ceux qu’il attendait, ou du moins qu’il espérait. Enfin, il arrive fréquemment que des tiers échangent des paroles à son sujet : le héros en pressent toute l’importance, mais ne peut en tirer profit – soit qu’il les perçoive mal, soit qu’il ne les comprenne pas, soit qu’elles aient été prononcées en dehors de sa présence. Dans tous les cas, la frustration est au rendez-vous.
Par rapport aux œuvres précédemment évoquées, celle de Simenon introduit manifestement quelque chose d’inédit. Cerces, la difficulté de s’exprimer, de mener un dialogue profitable y fonctionne toujours comme un élément (important) du vraisemblable caractérologique et comportemental ; à ce titre, elle s’intègre dans ce qu’il est convenu d’appeler la “psychologie” du roman. Mais, on a pu s’en rendre compte, sa véritable nature est structurelle. Le dysfonctionnement généralisé de la communication verbale n’accompagne pas simplement le récit : il en est l’un des moteurs principaux – avec, néanmoins, un autre motif crucial, à savoir le regard. Celui-ci constitue, à côté du discours, un second champ de communication entre les personnages, communication silencieuse, recherchée souvent avec fébrilité, mais par nature incomplète. Or, le regard chez Simenon est généralement en position de suppléance par rapport à la parole, qu’il soit univoque (le guet, le voyeurisme, l’indiscrétion) ou réciproque (l’examen mutuel). La suppléance, bien sûr, est imparfaite ; elle ne peut induire qu’un échange inarticulé, ambigu, dont les termes et l’enjeu restent en grande partie énigmatiques aux protagonistes eux-mêmes. C’est précisément ce qui, au gré de péripéties rigoureusement enchainées, amène un épilogue le plus souvent malheureux (la mort, l’emprisonnement, la solitude…).
Sans doute faudrait-il, pour la même période, examiner bien d’autres œuvres, les contes de Franz Hellens, par exemple, ou ceux de Jean Ray, hantés par le thème du secret, de la parole interdite ou dangereuse… Un autre écrivain nous parait avoir renouvelé plus profondément, après 1945, la problématique ici en cause. Il s’agit d’Hubert Juin. Dans des livres comme Les bavards (1956), les cinq romans groupés sous le titre Les hameaux (1958-1968), Célébration du grand-père (1965), Paysage avec rivière (1974), Le double et la doublure (1981), l’auteur ne cesse de s’interroger sur ce qui fait la valeur du discours, la valeur du silence. Sur la distribution réciproque de ces deux espaces et leurs justifications respectives. Dans un cadre plus dialectique, moins réducteur que beaucoup de ses prédécesseurs, Juin nous redit que parler ne va pas de soi ; que cela implique, au moins, une sorte de responsabilité à l’égard de l’autre ; que la pure gratuité du babil doit laisser place à un usage “soucieux” du langage, articulé à l’histoire du groupe humain et à la mémoire collective, fût-ce sous le couvert de l’anecdote et de la fiction.
Issu d’un milieu rural, Juin se dit profondément marqué, et même meurtri par l’étouffante taciturnité des adultes à l’ombre desquels s’est déroulée son enfance. Son évocation de l’univers paysan tient pour une large part dans des métaphores comme “le gouffre du silence“, cette “présence monstrueuse“, “signe d’une existence pesante, informe mais éternelle“(Les bavards). Le mutisme des terriens, dit-il, est à la fois un accueil et un piège, à la fois désespoir et concentration. Cette chape massive est faite de “certitude muette” et collective, particulièrement hostile à l’écrit, au savoir livresque, ce dont souffre le futur écrivain : le poids du non-dit ne représente pas seulement une mutilation de son être propre, il est aussi perte de sens et de mémoire pour la communauté familiale et villageoise tout entière. “La désolation habite au cœur d’un silence qui ne se connait point et n’a pas de limites [ … ]. Habiter ce silence, ce n’est déjà plus être.“
L’expérience charnière qui donne à Juin le recul nécessaire est la débâcle de 1940, qui pour lui est d’abord une grande débâcle du langage. Les discours tenus jusque-là par les “autorités” s’écroulent alors lamentablement, comme des châteaux de cartes : déclarations rassurantes, opinions toutes faites, fausses nouvelles, communiqués de victoire (!), proclamations officielles, tout ce clinquant édifice verbal, en s’effondrant, dévoile rétrospectivement sa nature artificielle et mensongère. La révélation de leur vanité constitue pour Juin une leçon décisive. “Il fallait, à l’issue de cette guerre insensée, ré-apprendre à parler juste et poser une question morale“, “ré-habiter le langage“. La question qui se pose alors pour lui, au seuil de l’écriture, est de savoir comment tenir sur la réalité un discours adéquat, qui prenne en charge l’aigu de la vie (avec ses souffrances, ses bonheurs, sa durée), sans la falsifier en formules creuses et pérorantes. Comment échapper à la fois au laconisme indigent du paysan et à la rhétorique vaine du bavard, trouver la voie vers un langage pertinent parce qu’ajusté à son objet. Soulignons ce fait capital que, chez Juin, la préoccupation n’est pas de nature égotiste mais testimoniale : ce qu’il met en évidence n’est pas son cheminement personnel, mais celui de la communauté dont il est issu, et vers laquelle il décide de faire retour par la voie de l’écriture. L’idée qui s’impose à lui avec insistance est celle d’une responsabilité et d’une mission : il veut être, “au pays de la parole“, le “délégué” des paysans de son enfance, leur offrir ce dire qui leur faisait défaut, avec tout ce que cela implique comme travail de remémoration et d’élucidation du passé.
Les œuvres ultérieures de Juin peuvent être comprises comme l’application du programme défini dans Les bavards. Exemplaires, à ce titre, sont La cimenterie (1962), Le repas chez Marguerite (1966), Paysage avec rivière ou encore L’arbre au féminin (1980). Tous ces textes paraissent tendus d’un même effort, d’une même volonté : en arriver à tenir sur le terroir natal un discours “vrai “, débarrassé de la mauvaise conscience qui caractérise les romans paysans. Précisément, le monde rural décrit par Juin n’a plus grand-chose à voir avec le pittoresque, même pessimiste, du “réalisme régionaliste”. C’est un univers fondamentalement (et non accidentellement) agonistique, sans cesse tiraillé par des forces adverses, sourd remuement pulsionnel tourné ici vers la vie, là vers la mort, à la fois puissance de survie et puissance d’autodestruction. La place dévolue à la parole, dans cet univers, est symptomatique. Ceux des hameaux ne parlent guère que par bribes, ou alors par aphorismes, répugnant à s’engager personnellement dans leurs propres dires. Souvent, dans les romans de Juin, les conversations rapportées s’entremêlent, et le lecteur ne sait plus qui parle : les reparties accumulées composent une sorte de grande rumeur anonyme, où se font et se défont les réputations, où se colportent médisances et calomnies, mais où les événements vraiment graves ne donnent lieu, paradoxalement, qu’à des allusions voilées. Pour le reste, la forme prépondérance est la parole violence ou agressive : altercation, menace, raillerie, conspiration, reproche… Ce qui manque, dans cette société du bout du monde, c’est en bref un usage paisible de la parole : un discours qui viendrait révéler ce qui est caché, expliquer ce qui est énigmatique, déverrouiller les préjugés, nuancer les convictions trop massives, adoucir haines et rancœurs, désenclaver les solitudes, faire contrepoids aux désespoirs et aux dérives mortifères. Autrement dit, un discours désaliénant – le seul qui, en donnant sens à la vie comme à la mort, dégagerait un cane soie peu ces êtres des forces obscures donc ils sont les pantins.
Ce que l’oeuvre de Juin apporte de radicalement neuf à l’égard du régionalisme traditionnel, c’est une vision beaucoup plus articulée, plus “analytique” des rapports encre le groupe humain, sa violence intrinsèque, le rôle du langage et de la mémoire (ou de l’amnésie) collective – ce qui la soustraie à l’aire mélodramatique du roman paysan. Elle contraste d’autre part avec celle de Simenon en ce que, chez ce dernier, le ratage de la communication reste toujours un phénomène individualisé, même s’il met en jeu plusieurs protagonistes. L’écrivain que nous prendrons maintenant à témoin reprend à son compte le souhait manifesté par Juin d’une parole “vraie”, et aussi son désir de relayer le verbe des morts qui nous ont précédés, mais il situe sur un plan spéculatif, méditatif, cette hésitation devant la parole qui fait l’objet de notre parcours. Dans un livre intitulé Le rêve de ne pas parler (1981), Jacques Sojcher pointe quelques évidences ordinaires à propos de la communication verbale, pour les soumettre à une suspicion généralisée. “J’ai toujours pensé que parler c’était mentir et que mentir était survivre“… “Parler pour ne pas tomber“, écrit-il encore. On voit que, pour Sojcher, la question de la prise de parole est d’emblée reliée à celle de la mort, en quoi elle prend une gravité surprenante.
Qu’est-ce qui (se) passe au juste dans la parole ? Surcout l’illusion, le faux-semblant : “[L]a communication, ce jeu des bonnes volontés qui cache l’impensé dans le dialogue qui les divertit“, qui “fait tourner le mensonge, la parole fabriquée, où le je masqué parle au eu masqué avec l’aisance des rôles bien ajustés“. Car “chaque groupe social a son code“, “chaque monde a sa langue et sa parole mensongère“, de sorte que l’univers humain se réduit à une vaste tour de Babel où le jeu de la parole se trouve capturé ; le rêve de ne pas parler est le rêve de briser cette réduction, d’atteindre une parole qui serait hors de la langue, “rendant chacun à l’outre-voix de ce qui chante dans la langue “… Il faudrait alors ne plus vouloir communiquer, avancer “dans une sorte de solitude où surabondent les mots, […] vers une sorte de demeure où tous les non-dits cohabitent“. Le rêve, plus précisément (c’est ce que réussit entre autres le livre de Sojcher, et c’est en cela qu’il est poésie autant que philosophie), serait de libérer le discours du despotisme communicatif et de sa chimérique efficacité pour opérer avec les mots une voltige infinie, “où le vertige de l’impensé creuse et entraine vers une absence de fond que l’étonnement laisse ouvert et questionnant“.
Il est aussi question de la mort, qui est le plus total, le plus définitif des silences, qui est en même temps défi et question aux vivants, c’est-à-dire aux parlants. “De quel droit parler de la mort, des morts ? [ . .. ] De quel droit avancer mon souffle et mon nom, me servir d’eux qui ne peuvent me dire : menteur, imposteur ?“(l’auteur souligne). L’énonciation touche ici peut-être un bord extrême de son possible, promontoire où elle ne peut que vaciller dans l’insignifiant ou dans l’obscène. Et pourtant la mort de l’autre, du proche – spécialement, pour Sojcher, la mort du père – reste le thème incontournable par excellence, car du sens que les vivants donnent à cette mort dépend le sens de la vie elle-même, et donc de leur propre existence. “Y a-t-il un contenu du mot mort ? La mort a-t-elle un complément du nom, d’objet direct ? La more est-elle désignable, touchable par la logique, la langue, la grammaire ?“
Faut-il parler, se taire ? Les deux, ici, apparaissent également inacceptables. La “vérité” qui passe dans le texte de Sojcher repose entre autres sur ce qu’il nous place, sans échappatoire possible, devant cette aporie béante – humiliante…
Forcément lacunaire et imparfait, notre parcours à travers la littérature française de Belgique ne prétend qu’à mettre en lumière une problématique dont, assurément, on trouverait les traces dans bien d’autres œuvres. Cette insistante question n’est pas celle du silence considéré isolément, mais de la dialectique silence-parole et de son rapport à la vie elle-même. Au-delà des variantes et des clichés, elle témoigne d’une sorte de malaise ou de méfiance à l’égard du langage, comme coupable de ne pouvoir tout dire, Ainsi le verbe se révèle-t-il, dans les œuvres hâtivement inspectées ci haut, le lieu d’une déception essentielle du sujet – déception à la mesure d’un espoir que la logique nous impose de postuler. Encore faudrait-il identifier l’objet d’un tel espoir. Autrement dit, qu’attend-on au juste de la parole, pour se résigner si souvent à la non-parole ? Est-ce la vérité sur soi-même, sur les autres, sur la destinée ? Est-ce la communication, c’est-à-dire le rapprochement des êtres ? N’est-ce pas plutôt la simple affirmation de soi, de son existence, de son désir ? Tout cela, sans doute, mais plus que cela : plus, précisément, qu’en peut donner le discours. Ce serait alors dans cet excès de la demande adressée au langage qu’il faudrait voir l’origine du mutisme comme leitmotiv littéraire.
Plusieurs des œuvres envisagées en témoignent, tout n’est pas dicible. Limitée dans ses pouvoirs et dans son être même, la langue ne suffit pas à la tâche de couvrir le champ de la réalité, du vécu, et a fortiori du possible : [L]es mots à quelque chose manquent toujours, ou : il y a de l’impossible à dire. “. En vertu de quoi parler est toujours risquer de (se) faire illusion, d’occulter la part précieuse qui devrait mais ne peut se dire. Se taire, à l’opposé, est en manifester la présence. Tel est le paradoxe du silence pensif, méditatif, en fait une parole muette : le signe qu’il y a de l’indicible, et que cet indicible est l’essentiel. Que par ailleurs ce signe puisse être vide, mensonger, ne fait que le confirmer dans sa véritable nature de message.
Le plus souvent, certes, c’est la parole qui est donnée pour mensongère. On reconnait ici le thème de la trahison du langage : du fait de leur essence même, les mots font courir au locuteur un risque permanent de falsification. Par un contrecoup spécieux, l’inexprimé devient dès lors synonyme de vérité pure, le silence restant l’unique moyen de conserver cette vérité, de demeurer (solitaire) avec elle dans le contact le plus intime. Plus généralement, parler, c’est s’exposer, prendre le risque de donner à l’autre des armes contre soi : on peut proférer des choses erronées, ne pas trouver les mots qu’il faudrait, ou au contraire en dire trop, dévoiler ses intentions, ses faiblesses… Le danger est permanent. Il culmine dans ces situations où le trop-parler est cause de mort ; dans sa netteté hyperbolique, ce cas de figure illustre bien la menace inhérente à toute prise de parole, Cerces, le mutisme peut lui aussi s’avérer mortel. Mais le principal demeure : la fragilité radicale du sujet devant l’énonciation – que celle-ci s’accomplisse (car elle ne saurait échapper à quelque forme de ratage) ou qu’elle ne s’accomplisse pas, alors qu’elle l’aurait dû.
Retraite ennoblissante pour la belle âme, poste embusqué du paysan matois, havre de ressourcement pour le héros meurtri, réaction grégaire contre l’individu indésirable, impuissance- à-dire rageuse ou désespérée, les variantes littéraires du mutisme sont nombreuses, et à première vue peu conciliables entre elles – surcout quand on leur associe, comme nous avons cru devoir le faire, les cas de parole laborieuse, réticente ou inhibée, Beaucoup de ces silences, d’ailleurs, sont gorgés de propos remués ou remémorés, ou encore s’avèrent plus “éloquents” que le discours auquel ils se substituent.
Rêve contradictoire d’une parole silencieuse, qui dirait le juste et le vrai sans s’exposer aux inévitables dérapages de la mise en mots. Rêve du laconisme, comme réduction du signifiant à son minimum vital. Mais rêve de parler, ou d’écrire, pour être la voix des sans-voix, de ceux pour qui le silence est une prison. On le voit, la place donnée au comportement verbal, dans l’œuvre de fiction, est nécessairement indicative d’un porte-à-faux et d’un choix primordial : parler n’est jamais simple, jamais “naturel.”
On a beaucoup glosé sur l’inconfortable rapport-à-la-langue qui caractériserait nombre d’écrivains belges, On a voulu en repérer l’origine dans les conditions sociologiques et historiques de ce petit pays sans homogénéité linguistique et culturelle, sans véritable identité nationale, La question ne nous parait pas close pour autant. Notre réflexion nous incite à accorder au rapport-à-la-parole, ce qui est différent, une importance au moins égale ; à ne pas en faire, jusqu’à plus ample informé, un caractère spécifique de cette littérature ; et à voir dans la situation même de l’écrivain, autant que dans celle du pays, la cause de cette interrogation sur la relation du sujet à l’incertitude du discours. Car, en fin de compte, ce que nous voulons désigner dans les termes de “déception”, d’”excès de la demande adressée au langage”, comment ne pas voir que cela reflète au plus juste les frustrations liées à l’écriture littéraire elle-même ? Ces personnages qui se retirent du parlé, qui rêvent du silence, qui suffoquent de ne pas trouver la formule adéquate, ne traduisent-ils pas dans le champ de la fiction l’inquiétude fondamentale de tout écrivant, face à l’imprévisible, à l’inhabitable du langage ?
Daniel LAROCHE
Cet article a été initialement publié dans la revue Ecriture n° 36 (automne 1990) sous le titre La parole inhabitable. Parcours thématique dans la littérature française de Belgique.
Inutile de lire La peau de l’ours. J’dis ça, j’dis rien, mais c’est un livre de plus à abandonner sur la tablette du train, surtout maintenant qu’il est sorti en format poche (le livre).
Tout commence bien pourtant, comme dans un conte (dont le style n’est pas trop mal singé). Mais Joy Sorman (née en 1973), toute contente de son idée initiale (mettre en regard humanité et animalité dans la même peau, celle d’un bâtard homme-ours qui, malgré lui, est soumis à un voyage qui devrait être initiatique), n’arrive pas tenir la longueur et la pauvre bête qui se voit offrir le rôle-titre n’est rapidement plus qu’un ours savant qui réfléchit… un peu.
Le narrateur, hybride monstrueux né de l’accouplement d’une femme avec un ours, raconte sa vie malheureuse. Ayant progressivement abandonné tout trait humain pour prendre l’apparence d’une bête, il est vendu à un montreur d’ours puis à un organisateur de combats d’animaux, traverse l’océan pour intégrer la ménagerie d’un cirque où il se lie avec d’autres créatures extraordinaires, avant de faire une rencontre décisive dans la fosse d’un zoo. Ce roman en forme de conte, qui explore l’inquiétante frontière entre humanité et bestialité, nous convie à un singulier voyage dans la peau d’un ours. Une manière de dérégler nos sens et de porter un regard neuf et troublant sur le monde des hommes.
Au fil des pages et malgré les promesses de la quatrième de couverture (reproduite ci-dessus), on se dit que les Aventures de Babar étaient plus trépidantes. La magie du conte, assez efficace dans les premières pages, est aussi rapidement étouffée et remplacée, comme par dépit, par une narration assez linéaire où le découpage en chapitre est le seul vrai rythme, là où on attendait une succession de passages initiatiques que le sujet aurait permis (on tenait enfin un premier Bildungsroman plantigrade ; au moins le deuxième, si on considère Winnie the Pooh).
Dans un domaine où la géniale orfèvre Siri HUSTVEDT offre à tous les hommes (en d’autres termes, les ‘gender-disabled short-sighted humans‘) la possibilité d’entrevoir la douloureuse renaissance d’une femme blessée, vue par une femme (Un été sans les hommes, 2013), l’espoir était grand de voir une romancière explorer une des grandes ambivalences viriles : raison vs. sauvagerie.
Ah ! Quelle est l’auteuse qui arrivera à mettre en oeuvre la finesse acérée de sa plume (In Memoriam Virginia W.) pour décrire cette sensation d’avoir “les épaules à l’étroit dans un costume trois-pièces” ?
Pour l’aider, quelques questions prolégoméniques : Proust péterait-il dans son marais, pendant le bain matutinal ? Shrek s’essuierait-il la bouche après s’être enfourné un demi-kilo de madeleines ?
Dieu me tripote ! Desproges aurait précisé qu’il s’essuyait toujours la bouche après avoir pété dans son bain. Mais c’est une autre histoire…
[LETEMPS.CH, 1er juillet 2024] Ismaïl Kadaré, 88 ans, est décédé lundi matin [1er juillet], ont annoncé son éditeur et l’hôpital de Tirana à l’AFP. L’écrivain est décédé d’une crise cardiaque, a précisé l’hôpital. Il y est arrivé “sans signe de vie”, les médecins lui ont fait un massage cardiaque, mais il “est mort vers 8h40”.
L’auteur albanais a bâti une œuvre monumentale en usant des lettres comme d’un outil de liberté sous la tyrannie communiste d’Enver Hoxha, une des pires dictatures du XXe siècle. Ethnographe sarcastique, romancier alternant grotesque et épique, Ismaïl Kadaré, a exploré les mythes et l’histoire de son pays, pour disséquer les mécanismes d’un mal universel, le totalitarisme. “L’enfer communiste, comme tout autre enfer, est étouffant”, avait dit à l’AFP l’écrivain dans une de ses dernières interviews, en octobre. Juste avant d’être élevé au rang de grand officier de la Légion d’honneur par le président français Emmanuel Macron. “Mais dans la littérature, cela se transforme en une force de vie, une force qui t’aide à survivre, à vaincre tête haute la dictature”.
L’Europe perdue “deux fois”
La littérature “m’a donné tout ce que j’ai aujourd’hui, elle a été le sens de ma vie, elle m’a donné le courage de résister, le bonheur, l’espoir de tout surmonter”, avait-il expliqué, déjà affaibli, depuis sa maison de Tirana, la capitale albanaise.
Quelle meilleure métaphore de la terreur hideuse de l’opprimé que ces têtes des vizirs en disgrâce exposées au public dans La niche de la honte (1978), une évocation de l’occupation ottomane qui revient dans plusieurs ouvrages, comme Les tambours de la pluie (1970). “J’appartiens à l’un des peuples des Balkans, le peuple albanais, qui ont perdu l’Europe deux fois : au XVe siècle, durant l’occupation ottomane, puis au XXe siècle, durant la période communiste”, expliquait l’écrivain en janvier 2015, après les attentats de Paris, au journal français Le Monde.
Son œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé d’une main de fer son pays hermétiquement clos. Pour Ismaïl Kadaré, le joug ne pouvait être une excuse : l’écrivain a pour devoir de s’octroyer une liberté totale, d’“être au service de la liberté”. “La vérité n’est pas dans les actes mais dans mes livres qui sont un vrai testament littéraire”, disait-il à l’AFP en 2019.
Ville de pierres
Né à Gjirokastër (comme Hoxha), sa “ville de pierres” (1970) du sud de l’Albanie, il publie son premier roman en 1963, Le Général de l’armée morte : un officier italien va en Albanie exhumer ses compatriotes tués pendant la Seconde Guerre mondiale.
Ismaïl Kadaré écrit depuis l’enfance qui l’a vu découvrir dans une bibliothèque familiale le Macbeth de Shakespeare, un de ses héros avec Eschyle, Cervantès, Dante ou Gogol.
Au début des années 1960, il étudie à l’Institut Maxime Gorki à Moscou, une pépinière du réalisme soviétique, un genre littéraire qu’il prend en horreur tant “il n’y avait pas de mystère, pas de fantômes, rien.” Il raconte cet apprentissage dans Le Crépuscule des dieux de la steppe (1978). La décision d’Hoxha de couper les ponts avec l’URSS de Nikita Khrouchtchev ramène Ismaïl Kadaré en Albanie.
De cette rupture naît Le grand hiver (1973), dans lequel apparaît Hoxha. Le livre est plutôt favorable à Tirana, mais les plus fervents adorateurs du tyran le jugent insuffisamment laudateur et réclament la tête de l’écrivain “bourgeois”. Hoxha, qui se pique d’être un amateur de littérature, vole à son secours. Dans ses mémoires, sa veuve, Nexhmije Hoxha, raconte comment son époux, souvent exaspéré, sauve plusieurs fois Ismaïl Kadaré, brièvement député au début des années 1970.
Protégé par sa renommée quand d’autres sont condamnés aux travaux forcés, voire exécutés, il a été critiqué pour ce statut de “dissident officiel”. Ismaïl Kadaré a lui toujours nié toute relation particulière avec la dictature. “Contre qui Enver Hoxha me protégeait-il ? Contre Enver Hoxha”, expliquait-il à l’AFP en 2016.
La littérature est mon plus grand amour
Ismaïl Kadaré se considérait comme un écrivain qui “essayait de faire une littérature normale dans un pays anormal”. Le poème des Pachas rouges (1975) le contraint à l’autocritique publique et les archives de l’ère Hoxha montrent qu’il a souvent frôlé l’arrestation. Sous l’épée de Damoclès de l’appareil policier, soumis à une surveillance aussi étouffante que constante, il s’exile en 1990, ce qu’il raconte dans son Printemps albanais (1997).
Jusqu’à la fin, Ismaïl Kadaré écrivait “tout le temps”. “Je note des idées, j’écris des petits récits, j’ai des projets”, racontait-il encore en octobre d’une voix fatiguée à l’AFP. “Car la littérature est mon plus grand amour, le seul, le plus grand incomparable avec toute autre chose dans ma vie”. Et comme elle, “l’écrivain n’a pas d’âge”.
Si l’Albanie fut son décor exclusif, sa condamnation de la tyrannie était elle, universelle – comme il l’expliquait de La discorde (2013) : “Si l’on se mettait à rechercher une ressemblance entre les peuples, on la trouverait avant tout dans leurs erreurs.”
[ICI.RADIO-CANADA.CA, 2 juillet 2024] L’Albanie portera mardi et mercredi [2 et 3 juillet] le deuil d’Ismaïl Kadaré, géant de la littérature décédé lundi, qui avait fait de sa plume une arme contre les dictatures. Une “voix monumentale” qui s’éteint, mais qui laisse derrière elle une œuvre puissante et libre.
Les 2 et 3 juillet, tous les drapeaux du pays seront en berne, a annoncé le premier ministre Edi Rama. Mercredi matin marquera le temps de l’hommage national au héros des lettres albanaises, avec des cérémonies à l’opéra, tandis que radio et télévision publiques joueront des marches funèbres.
“Ismaïl Kadaré est désormais sur le piédestal de l’éternité, et aucun mot ne me vient“, avait salué plus tôt dans la journée M. Rama, en hommage au plus grand monument de la culture albanaise.
Je le remercie pour le plaisir extraordinaire qu’il nous a offert de voyager dans un monde d’événements, de personnages, d’émotions, qu’il a fait vivre avec l’aisance d’un magicien.
Edi Rama, premier ministre albanais
“…Et pour l’amertume qu’il a provoquée chez les médiocres et les jaloux avec son succès retentissant”, avait ajouté le premier ministre, reprenant le message publié pour l’anniversaire de celui qui s’est éteint sans avoir reçu le Nobel de littérature, pour lequel il avait pourtant si souvent été envisagé.
Publié dans des dizaines de langues, Ismaïl Kadaré a cependant connu le succès dès les années 1970, et placé l’Albanie sur la carte littéraire mondiale. “C’est l’auteur qui a redimensionné la littérature et toute la société albanaise, grâce à ses œuvres publiées au milieu des ténèbres, et aussi après. Il a beau avoir quitté ce monde, sa mission ne s’arrête pas“, explique Persida Asllani, responsable du département de littérature à l’Université de Tirana.
Lueur de la créativité
Réagissant à son décès, le premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, a salué un auteur qui, depuis les ténèbres de la dictature, a su être la lueur de la créativité, de la liberté, du génie. Il a été obligé, comme beaucoup de ses compatriotes, de vivre sous le joug de contraintes politiques et artistiques. Et pourtant, il a su trouver le moyen d’illuminer, de questionner et de rire. La présidente kosovare, Vjosa Osmani, a pleuré la perte d’une voix monumentale, un trésor qui n’existe qu’une fois par génération.
“Monument de la littérature mondiale, mon ami Ismaïl Kadaré nous a quittés. Ses œuvres étaient des hymnes solaires à la liberté et des manifestes implacables contre toutes les formes de totalitarisme”, a salué sur X Jack Lang, ancien ministre de la Culture de la France, où l’écrivain a longtemps vécu.
Ismail Kadaré est considéré depuis quelques années comme l’un des plus grands écrivains de notre temps. C’est un honneur d’avoir eu le privilège de publier son œuvre. Les échos douloureux de ses mots résonnent encore aujourd’hui.
Communiqué des éditions Fayard
Cette œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous la dictature d’Enver Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé sans pitié un pays hermétiquement clos. Les mots de Kadaré avaient, eux, réussi à passer les frontières.
Il a fait vivre l’histoire
“Avec son style brillant, il a fait vivre l’histoire, il a pu dire la vérité sur ce qui s’est passé durant le communisme – mais pas seulement. Et pas seulement en Albanie, car il était aussi un fin connaisseur de la région et des Balkans, dit dans les rues de la capitale albanaise, Tirana” (Katerina Hysenllari, une étudiante de 24 ans).
“Ce qui est écrit sur le Panthéon à Paris, ‘Aux grands hommes, la patrie reconnaissante’, vaut également pour Kadaré“, abonde Shezai Rrokaj, professeur de langue à l’Université de Tirana. “Ce grand génie nous a appris à connaître notre littérature et à apprécier l’art d’écrire.”
Engagement pour la liberté
Figure de ce petit pays de 2,5 millions d’habitants connu pour ses eaux cristallines, ses sites antiques et la réputation sulfureuse de certains de ses cartels, Ismaïl Kadaré était devenu en 2005 le premier vainqueur de l’International Booker Prize pour l’ensemble de son œuvre, a rappelé l’organisation sur X. Sa mort est une perte pour la littérature albanaise et pour la littérature mondiale. “Mais les écrivains sont soumis à d’autres lois : un écrivain ne nous quitte que physiquement, son œuvre reste pour des siècles”, assure Zylyftar Bregu, 41 ans, passionné de littérature.
L’homme politique français Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), lié à l’Albanie par sa mère, a salué un homme de lettres passionné. “Il nous laisse l’héritage de ses ouvrages puissants”, a écrit sur X M. Muselier. “Sa plume aura été inlassablement alimentée par son engagement pour la liberté : ses mots résonnent ce matin.”
On ne s’attendrait pas à découvrir dans cette trilogie – qui raconte l’éducation de petites aristocrates du XIXe siècle – un remake de ce genre littéraire où il est question de voyage lointain, de terrible naufrage, d’île impossible à situer sur une carte, encore moins d’effrayants sauvages cannibales. En effet, dans les romans séguriens qui composent ce que l’on appelle la saga de Fleurville, la seule sortie du lieu clos et protégé du château n’est-elle pas quasi synonyme de malheurs ?
La robinsonnade est pourtant très en vogue dans la littérature de jeunesse au XIXe siècle. Elle propose de nombreux récits de formation qui font les garçons courageux face aux dangers, garçons qui se doivent de plier le monde à leurs normes. Mais cette narration de péripéties où l’attrait du risque au long cours et de l’ailleurs inconnu se mêle est pour sûr jugée subversive pour les petites Sophie : elle met en péril l’assignation géographique et idéologique dans leur univers ségurien. On ne doit changer ni de pays, ni de classes sociales, ni de rôle genré.
Ainsi, si les uns se doivent de robinsonner et dans la vie et dans les livres d’aventures, les autres – elles – ne sauraient robinsonner sans dommages irréversibles, a minima sans bornage précis.
Comment alors raconter l’impossible robinsonnade des filles tout en faisant la part belle aux garçons ? Le procédé narratif utilisé par le comtesse de Ségur, tout au long des trois romans, est la mise en abyme ou dit autrement, le ‘récit dans le récit’. Tout le travail d’écriture consiste alors à jouer sur les rapports que les histoires imbriquées entretiennent avec le grand texte qui les contient. Nous allons donc suivre l’intrusion prudente du récit d’aventures et sa gestion par la narration.
De l’aventure exclue à l’aventure escamotée et moralisée
Le premier volume de la trilogie, Les Malheurs de Sophie, exclut toute aventure périlleuse et lointaine. C’est une situation trop dangereuse pour des héros et des héroïnes très jeunes qui n’en sont qu’au début de leur parcours éducatif. Seul le dernier chapitre intitulé Le départ où Sophie, Paul et leurs parents s’embarquent sur le voilier La Sybille pour aller en Amérique ouvre la possibilité d’une robinsonnade. Mais il faudra attendre les volumes suivants…
Dans le deuxième volume, Les petites filles modèles, l’aventure est, cette fois, escamotée et moralisée. Réduite à sa plus simple expression, sa mise en abyme tient en un seul mot : naufrage. Sophie a perdu ses parents dans un naufrage. La pauvre Lucie et sa mère sont misérables parce que leur père et mari, marin sur la Sybille sous les ordres du commandant de Rosbourg, a fait naufrage.
Il faudra attendre le troisième volume pour en savoir plus sur ces évènements annoncés… Toujours dans le deuxième volume donc, la mise en abyme de l’aventure se limite à un titre : “… Camille et Madeleine, fatiguées de leurs jeux, prirent chacune un livre ; elles lisaient attentivement : Camille, Le Robinson suisse…”
Dans ce texte très célèbre au XIXe siècle, toutes les péripéties extraordinaires sont subordonnées au respect de l’ordre familial qui s’impose sur l’île sauvage comme dans la société civilisée. Si la morale dominante est sauve, l’aventure, elle, s’y engloutit comme aventure !
Un récit d’aventures au masculin
Il faut donc attendre patiemment le troisième volume de la trilogie, Les Vacances, pour que la robinsonnade se déploie véritablement (60 pages sur 215). Inévitablement, l’intrusion de l’ailleurs inconnu et des aventures masculines vient alors se confronter à la narration des faits quotidiens se déroulant dans le monde fermé de Fleurville.
Mais au lieu de mettre en danger le roman, de perturber l’homogénéité de l’histoire, le récit en abyme en assure la victoire. Car le texte est rusé et l’aventure masculine ne fait son entrée et ne se développe que lorsque la narration, riche des deux ouvrages précédents, est capable de l’affronter c’est-à-dire de la contrôler, de la placer “en liberté surveillée”.
Comment l’autrice s’y prend-elle pour renforcer l’autorité du texte premier et maitriser la contestation que pourraient engendrer les passages imbriqués qui racontent la robinsonnade ?
D’abord, l’ailleurs est ramené à l’ici. Les huttes construites sur l’île provoquent moins d’étonnement que la cabane décrite dans Les petites filles modèles et dans laquelle vit la pauvre Lucie. Le toit percé, l’absence de porte, le tas de mousse en guise de lit sont totalement inattendus. Chez les sauvages, Monsieur de Rosbourg n’a de cesse de reproduire le connu : murs, porte avec charnières. Le mot “hutte” lui-même est progressivement remplacé par le mot “maison” !
Puis, les mœurs des sauvages, elles-mêmes, ne paraissent pas plus extraordinaires que les pratiques alimentaires de Lucie qui mange des glands pour lutter contre la faim.
Mais la dévalorisation de l’ailleurs n’est pas la seule parade du texte. La robinsonnade est réduite à une histoire racontée. Elle n’est pas montrée en train de se réaliser, de se vivre ici et maintenant : “Après diner les enfants demandèrent à Paul de leur raconter ses aventures.“
Enfermé dans le périmètre balisé du salon, devant un auditoire d’adultes et d’enfants, le récit d’aventures confirme, une nouvelle fois, la division genrée du monde social. Les filles sont rarement des robinsonnes au XIXe siècle… Vécue donc et narrée par les hommes qui en sont les agents légitimes et les bénéficiaires (Paul est transformé par cette aventure extrêmement enrichissante pour lui), la robinsonnade est écoutée des femmes. Elles doivent en rester les spectatrices.
Et en effet, contrairement à Paul, Sophie, au début du roman, n’a presque rien à raconter de son naufrage. Pas d’île perdue au milieu de la mer, pas de sauvages mais une horrible belle-mère ramenée d’Amérique. Six pages suffisent pour faire le récit de cette catastrophe dans la petite cabane du jardin et devant les enfants uniquement. Ce n’est qu’une longue plainte entrecoupée de larmes – celles de Sophie, celles de son père, M. de Réan – et de coups de verges, ceux de Madame Fichini !
Domestiquer la robinsonnade
La mise en abyme a l’avantage décisif d’enclore la robinsonnade dans le roman. Ce procédé narratif domestique – à tous les sens du terme – la robinsonnade et son horizon d’ensauvagement. Regardons de plus près encore. L’histoire imbriquée est balisée de façon stricte et précise. C’est ainsi que son ouverture et sa fermeture sont explicitement signalées :
Tout le monde se groupa autour de lui (Paul), et il commença ainsi.
[…] À demain la suite de cet intéressant récit. Allez vous coucher, mes enfants.
L’histoire imbriquée se démarque même visuellement du grand texte par sa disposition typographique [retour à la ligne, blanc narratif, guillemets]. Tout est sous contrôle, au moins dans le dispositif auctorial et éditorial.
La robinsonnade est ainsi totalement maitrisée aussi bien par la fiction que la narration. Elle ne peut être confondue avec l’essentiel, la vie à Fleurville. Il ne reste plus qu’à l’extirper définitivement du roman puisque ni Monsieur de Rosbourg, ni Lecomte ne repartiront en mer. Transformée en aimable causerie, cette robinsonnade de salon n’est plus qu’une parenthèse, définitivement refermée.
Et il devait bien en être ainsi si l’on espérait ne pas éveiller chez les petites filles de la fiction comme chez leurs petites lectrices des désirs d’échappées… d’échapper à leur destin.
Marie-Christine Vinson, Université de Lorraine (FR)
Dans son Histoire des Rosati du XXe siècle, Louis Caudron raconte que, un beau jour de juin 1778 (le 12 exactement), quelques jeunes hommes (l’histoire a retenu les noms de Le Gay, Charamond et Caigniez), tous passionnés de roses, de poésie, de chansons d’amour et de vin, s’étaient réunis comme d’habitude dans le jardin d’une villa de Saint-Laurent Blangy, petit village proche d’Arras en Artois, ceci pour le plaisir de lire leurs poèmes dédiés à la gloire de leur cher maître Anacréon.
Mais ce jour là, l’un d’eux, Louis Le Gay, sortit de ses poches une énorme quantité de roses, les éparpilla sur la table en s’écriant “Amis, qu’un si beau jour renaisse chaque année et qu’on l’appelle La Fête des Roses.” Et tous, un verre de vin à la main d’approuver, de chanter et de se couvrir de couronnes de roses.
Qui est Anacréon ?
Anacréon était un poète grec (~575-495 acn), un des plus grands représentants du lyrisme ionien (région de Corfou, Péloponnèse). Dans ses pièces légères et gracieuses, il chante l’amour joyeux et l’ivresse décente. Auteur de 60 Anacréontiea, dont un extrait de l’Ode V, est ici insérée dans la couronne :
Mêlons à Dionysos la rose d’Éros, et, la tête ceinte de belles feuilles de roses, buvons en riant doucement. La rose est l’honneur et le charme des fleurs ; la rose est le désir et le soin du printemps ; la rose est la volupté des Dieux ! L’enfant de Kythèrè [Cythère, patrie d’Aphrodite] se couronne de corolles de roses, quand il se mêle aux chœurs des Kharites [équivalent grec des Grâces romaines]. Couronne m’en donc, ô Dionysos, afin que, la chevelure ceinte de roses, je chante dans tes temples, et que je mène les danses, accompagné d’une belle jeune fille !
N’oublions pas que Sappho (VIIe-VIe acn) de l’île de Lesbos, célèbre poétesse contemporaine d’Anacréon, considérait que la rose devait être choisie comme la Reine des fleurs !
Si Zeus voulait donner une reine aux fleurs, la rose serait la reine de toutes les fleurs. Elle est l’ornement de la terre, la plus belle des plantes, l’œil des fleurs, l’émail des prairies, une beauté toujours suave et éclatante ; elle exhale l’amour, attire et fixe Vénus : toutes ses feuilles sont charmantes ; son bouton vermeil s’entr’ouvre avec une grâce infinie et sourit délicieusement aux zéphirs amoureux.
Quelles roses embellissaient les jardins, fin du XVIIIème siècle ?
Dans son Encyclopédie, Diderot (1712-1784) nous apprend qu’il y a quatre-vingt variétés de roses, dont trois quarts à fleurs doubles. Il ajoute qu’il y en a très peu de jaunes mais que le plus grand nombre est de couleur rouge. Dans son Traité des Arbres et Arbustes (1755), Duhamel Du Monceau en cite cinquante-cinq. Une de celles-ci, la 49 paraît intéressante : Rosa omnium calendarum, flore pleno, carnae. Mais tout cela reste vague.
Tournons-nous plutôt vers les peintres du XVIIIe siècle, car ils sont plus ‘explicites’ : G.D. Ehret (1710-1770), P.J. Buchoz (1731-1807) ou G. van Spaendonck (1746-1822). De ce dernier, né à Anvers mais ayant séjourné longtemps à Paris, comme professeur de Redouté notamment, j’ai retenu : Rose à cent feuilles (Rosa centifolia L.), R. provincialis pour le botaniste Philip Miller (1691-1771) qui en 1768 déjà avait identifié la R. muscosa, peinte par Redouté :
Retournons à Saint-Laurent Blangy. Ce lieu de rencontre était baptisé Le berceau des Roses, métaphore reprise à l’occasion de chaque intronisation, comme nous le verrons plus loin. Il existait à Arras une Académie des sciences depuis 41 ans, quand ces quelques jeunes poètes décidèrent de fonder une autre Société. Si le savoir scientifique est l’apanage des Académiciens, eux, les bons vivants porteraient plutôt le flambeau du “gai savoir“.
L’écho de la fête se répercuta dans la société des gens cultivés et l’on vit bientôt arriver des notables comme Maximilien de ROBESPIERRE et Lazare CARNOT. Carnot, capitaine du Génie en garnison à Arras, publiera plusieurs de ses chansons dans le recueil des Rosati. Son enthousiasme pour les Rosati l’amènera à donner, à son fils aîné, entre autres prénoms, celui de Saady, en référence au poète persan Saadi, auteur de l’Empire des Roses.
En 1787, à l’occasion d’une Fête de la Rose, Robespierre, jeune avocat à Arras, lut un poème dédié à la rose :
Je vois l’épine avec la rose Dans les bouquets que vous m’offrez Et lorsque vous me célébrez Vos vers découragent ma prose Tout ce qu’on m’a dit de charmant Messieurs, a droit de me confondre La rose est votre compliment L’épine est la loi d’y répondre Dans cette fête si jolie Règne l’accord le plus parfait On ne fait pas mieux un couplet On n’a pas de fleur mieux choisie Moi seul, j’accuse mes destins De ne m’y voir pas à ma place Car la rose est dans nos jardins Ce que vos vers sont au Parnasse À vos bontés, lorsque j’y pense Ma foi, je n’y vois pas d’excès Et le tableau de vos succès Affaiblit ma reconnaissance Pour de semblables jardiniers Le sacrifice est peu de chose Quand on est si riche en lauriers On peut bien donner une rose
Des polémiques s’élevèrent à propos du réel auteur de ce poème. Des doutes subsistent toujours aujourd’hui, Monsieur Van Fleteren, Chancelier actuel de la Société, a sa petite idée, et une certitude : ce n’est pas l’œuvre de M. Robespierre…
C’est en 1787 que le nom officiel fut choisi : Société Anacréontique des Rosati, dont la devise fut donnée par Lazare Carnot : “ON NE MEURT PAS QUAND ON EST ROSATI.”
Rosati est une anagramme d’A.R.T.O.I.S, donc jamais de s à Les Rosati (l‘Artois est une ancienne province de France, détachée au XIIe siècle de la Flandre. Depuis la Révolution française, il constitue le département du Pas-de-Calais).
Cette Société anacréontique des Rosati, comment est-elle organisée ?
En référence aux neuf Muses grecques, un Comité des 9 fut constitué : un Chancelier (le doyen), le Directeur, un(e) Secrétaire plus 6 membres.
En fait, comment devient-on membre des Rosati ? Pour avoir l’honneur de porter le titre de Rosati, il faut entrer sous le berceau des roses. L’heureux impétrant, choisi par le Comité des 9, reçoit 3 roses. Il les respire trois fois puis les attache à sa boutonnière (corsage pour les dames). Ensuite il boit d’un trait le verre de vin rosé ou rouge qui lui est offert : “il le boit à la santé de tous les Rosati passés, présents et futurs.” Finalement il embrasse, au nom de la société, une des personnes qu’il aime le mieux ; il sera alors un vrai Rosati. Ce cœur du rituel est enrobé d’une allocution de réception, d’un hommage au plus grand des fabulistes Jean de la Fontaine, de chants, sans oublier l’Hymne des Rosati : Ecoute ô mon coeur… et d’une prestation de jeunes ballerines.
En 1786, une première femme, une poétesse, fut invitée à “entrer sous le berceau de roses et gagner le titre de Rosati“. Aujourd’hui, l’élément féminin constitue le quart de la Compagnie et le tiers du Comité des 9.
Quel vin remplissait les verres de nos joyeux lurons ?
Blanc, rosé ou rouge ?
Dans la bonne société arrageoise en 1778, les vins provenaient essentiellement de Bourgogne, Champagne ou des régions avoisinantes, donc rouge ou blanc. Dommage que Legay et ses acolytes n’aient pas connu, et pour cause, la Rose Clos-Vougeot obtenue au XXe siècle par la firme Delbard.
Alliances idéales pour un Rosati : un vin de Bourgogne célèbre, une belle rose rouge et en prime un délicat parfum de rose, de fraise et de framboise. Le vin rosé bu de nos jours est en quelque sorte un compromis, d’autant plus que maintenant les rosés, style Tavel, ont acquis leurs lettres de noblesse depuis 1936.
Si on excepte quelques tentatives de délocalisation de la société à Paris au XIXe siècle, et bien sûr, les deux guerres mondiales, son parcours jusqu’à nos jours pourrait être considéré comme un long fleuve tranquille. Tout en sauvegardant ses rites ancestraux, elle a su adapter ses activités aux exigences de la vie culturelle contemporaine et à la promotion de la jeune création. Ainsi aujourd’hui, en plus de la Fête des Roses en juin, d’autres fêtes sont organisées : en janvier, une soirée Verlaine ; en mars, une soirée Chat noir ; en novembre, une soirée automnale.
A ces soirées, tout le monde est admis, sans pour autant être qualifié de Rosati. Un peu comme pour les manifestations politiques, on y est toujours admis, même sans carte de parti.
J’ajouterai que les peintres, écrivain(e)s et poète(sse)s francophones (donc aussi des Belges), sont les bienvenus ! D’ailleurs, des œuvres de nos compatriotes y sont régulièrement primées. La société organise ainsi tous les ans 3 concours ouverts à tous/toutes : un concours de peinture, des Joutes des Jeunes poètes et les Joutes poétiques de la Francophonie. Lors de chaque concours sont attribués des 1er, 2ème et 3ème prix et des Roses d’Honneur.
Lors de la fête automnale de 2013, c’est notre compatriote Bernard TIRTIAUX qui a été élu ‘Prince des Trouvères’ avec Le passeur de lumière. Au cours de la fête automnale, les poètes participent à une joute et les convives votent. Celui ou celle qui arrive en tête est nommé ‘Prince(sse) des Trouvères’. Il (elle) reçoit la couronne de roses du lauréat de l’année précédente. Donc des Prix, des Roses d’Honneur, des Princes et Princesses et enfin consécration suprême… des ROSES D’OR !
Quatre belges en furent bénéficiaires :
Maurice Carême en 1975,
Julos Beaucarne en 1984,
Ronny Coutteure en 1997 et
Bernard Tirtiaux 2013.
Maurice Carême (Wavre 1899-1978 ) a été choisi pour l’entièreté de son œuvre. Elève brillant, il obtient, en 1914, une bourse d’études et entre à l’Ecole normale primaire de Tirlemont. Il est nommé instituteur en 1918 à Anderlecht. En 1943, Maurice Carême quitte l’enseignement pour se consacrer entièrement à la littérature. Il se lie la même année avec Jeannine Burny pour laquelle il écrit La bien-aimée en 1965. Secrétaire du poète jusqu’à la mort de celui-ci, elle préside à présent la Fondation Maurice Carême. En 1947, paraît La lanterne magique. L’impact sur la jeunesse est immédiat. Les enfants se reconnaissent littéralement dans cette œuvre. Rapidement, le nom de Maurice Carême se voit associé grâce à cet aspect de l’œuvre à celui de poète de l’enfance. Aujourd’hui, les poèmes de M. Carême sont étudiés dans toutes les écoles de France… comme de Belgique ! Le jour de son intronisation le 1er juin 1975, c’est un de ses longs poèmes Le Zodiaque qui a été chanté, après avoir été mis en musique. On lui doit également ce court poème sur… la rose :
Je porte une rose dans mon cœur Une rose née au soleil Une rose qui est pareille A un petit feu de douceur Mais, dis moi, connais-tu l’abeille Qui est la clé de mon bonheur ?
De nombreuses œuvres paraissent et sont couronnées par des prix littéraires en Belgique et à l’étranger (entre autres : Prix de l’Académie française (1949 et 1954), Prix international Syracuse (1950), Médaille de la Ville de Sienne (1956). Prix de la poésie religieuse (1958), Prix du Président de la République française (1961) Prix de la Province de Brabant (1964), Prix de la traduction néerlandaise (1967), Grand Prix international de poésie (France, 1968)). Le 9 mai 1972, il est nommé Prince en poésie à Paris. Le 13 janvier 1978 le Panthéon des Verlaine, Prévert, Aragon, Cocteau, Verhaeren, Rodenbach, Guido Gezelle, Hélène Swarth et d’une multitude d’autres lui ouvre ses portes.
Jean-Pierre Wesel
N.B. Pour en savoir plus sur l’initiative culturelle des Rosati, visitez le site officiel SOCIETEDESROSATI.FREE.FR…
[RTBF.BE, 7 février 2024] Les grands méchants, aux pensées les plus maléfiques et aux traits physiques les plus inquiétants ont l’air moins méchants qu’avant dans la littérature jeunesse. C’est ce qu’a constaté Charles Knappek du magazine français Livres Hebdo.
Un loup par exemple, souvent symbole de danger dans la forêt, ne fait plus aussi peur qu’avant. Désormais, le loup est végétarien et donc plus vraiment une menace pour les humains. Même chose pour les sorcières. Depuis les films Disney avec Angelina Jolie, on sait désormais que Maléfique, la méchante sorcière de la Belle au Bois Dormant de Disney, inspirée de Charles Perrault et des frères Grimm, n’est en réalité pas vraiment méchante. Son côté démoniaque s’est révélé après avoir été elle-même victime d’un humain durant sa jeunesse, ce qui explique et pardonne sa vilaine transformation. En résumé, les méchants d’aujourd’hui ont des circonstances qui atténuent leurs crimes au vu de leur passé difficile.
Les classiques avec les grands méchants n’ont plus la cote dans l’édition littéraire
Livres Hebdo a donc posé la question à quelques éditeurs jeunesse lors d’un salon littéraire, sur cette compassion envers les méchants. Même s’il n’y a pas de volonté affichée de rendre les méchants plus gentils, les éditeurs remarquent qu’ils reçoivent moins de propositions de nouveaux livres avec des personnages très méchants et que la demande pour les classiques avec des méchants est de moins en moins forte. Les parents achètent moins les histoires de féminicides de Barbe-Bleue et ils achètent moins les histoires de grand méchant loup, ou avec des sorcières qui mettent des enfants dans des fours comme dans Hansel et Gretel.
Pourquoi ? Peut-être parce que certains parents pensent que le monde est déjà trop dur comme ça, et qu’il faut protéger les enfants. Et donc leur éviter les livres avec des méchants très méchants. Ce qui va à l’encontre de ce qu’écrivait le pédagogue américain Bruno Bettelheim, à savoir que les histoires de méchants aident les enfants à affronter leurs angoisses et à devenir adulte.
Pourquoi les méchants sont-ils moins caricaturaux qu’avant ?
Deborah Danblon, libraire et chroniqueuse littéraire à La Première, spécialiste de la littérature jeunesse, dégage aussi d’autres constats :
Les méchants vraiment méchants, cela n’existe plus en littérature jeunesse ou en culture jeunesse. Dark Vador a eu une enfance difficile, Voldemort aussi.
Les méchants d’aujourd’hui sont moins caricaturaux que les méchants d’hier. Ils sont plus “intérieurs”, ils n’ont plus de griffes et de longues dents, mais on en rencontre toujours. Parfois ils sont drôles comme dans la BD Mortelle Adèle où l’héroïne martyrise son chat. Ou alors ils ont des bons côtés aussi, comme dans les romans anglais Cherub. On assiste donc à l’apparition de méchants plus réalistes, finalement, dotés de nuances. Ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose.
Autre élément de réflexion très intéressant : les anciens contes avec des méchants, c’était avant tout des histoires écrites pour les adultes. Et même pour les femmes adultes parce que, que ce soit dans Barbe Bleue, le Chaperon rouge ou Blanche Neige, le but du conte était d’avertir les jeunes femmes des dangers sexuels qui les menaçaient. Ce n’était pas des histoires pour enfants à la base. Et ce côté avertissement, prise de conscience du danger, s’est dilué aujourd’hui.
Bref, des méchants, il y en a encore en littérature jeunesse. Même s’ils sont différents des anciens. Et ce qui est sûr, c’est que des gentils, il y en a toujours. C’est cela le plus rassurant.
Comment les méchants ont disparu des contes pour enfants
[MILKMAGAZINE.NET, 3 avril 2024] Effrayants, maléfiques, cruels, les méchants semblent progressivement déserter les histoires destinées à la jeunesse. À qui la faute ? Et si c’étaient les parents qui avaient les chocottes ?
À chaque enfant sa technique, plus ou moins bien rôdée. Se cacher derrière le canapé, se boucher les oreilles, pleurer à chaudes larmes ou bien se forcer à écouter, quitte à en trembler de la tête aux pieds. Comme un rite initiatique de l’enfance, la figure des “méchants” est cette incarnation symbolique du mal qui nourrit depuis des siècles la littérature puis les dessins animés, quelles que soient les cultures. Antipathiques, repoussants ou bien carrément cruels, les “méchants” qui peuplent les grandes histoires leur ont permis de devenir de véritables chefs-d’œuvre, tout en terrorisant au passage des générations d’enfants qui projetaient sur eux leurs réservoirs d’angoisses, de peurs et de cauchemars. Parmi les plus célèbres, il y a bien sur ceux des contes de la littérature, mais aussi, en très bonne place sur la liste des personnalités préférées des Français version grosse frousse et moins de 16 ans, toute la flopée de méchants imaginés et portés à l’écran par la multinationale du divertissement, Walt Disney Studio. Avec la sortie de son dernier film, Wish, certains commentateurs remarquaient qu’après une disparition quasi complète dans les précédents opus de toute présence maléfique (dans lesquels les héros étaient invités à se dépasser eux-mêmes plutôt que de lutter contre un oncle régicide ou une marâtre ignoble), Disney renouait avec la tradition du méchant en portant à l’écran un bad guy très 2023 : beau, charismatique, adoré des foules, mais terriblement mal intentionné.
Avis de disparition
Sans pot de départ ni avis de recherche, il semblerait donc que les vrais méchants aient tranquillement délaissé les histoires destinées à la jeunesse. Au cinéma, mais aussi dans la littérature, comme le notait la chroniqueuse Mathilde Wagman dans l’émission Le Book Club de France Culture, en octobre dernier : “Parmi les livres que j’ai lus depuis la rentrée, force est de noter que j’arrive au même constat : nulle trace de terrible, de féroce méchant dans les parutions récentes. D’où cette question : la cruauté aurait-elle déserté la littérature jeunesse ?““La littérature jeunesse est un corpus qui date seulement des années 1960“, précise Delphine Saulière, directrice des rédactions Bayard Jeunesse. “Le conte n’en fait pas partie puisqu’il s’agissait d’histoires à destination des adultes, avec une vision sociologique différente. Il est vrai que, dans ce corpus récent, donc, qu’est la littérature jeunesse, le ton s’est adouci. Les histoires portent plus sur les émotions et la psychologie du personnage, moins sur la présence d’archétypes.”
La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser la cruauté au travers de figures, plutôt que de laisser les enfants se débrouiller seuls avec cette dimension.
Virginie Martin-Lavaud, Le monstre dans la vie psychique de l’enfant (2009)
Il suffit de se balader dans les rayons jeunesse des librairies pour voir que les choses ont bien changé depuis les contes de Perrault. Les loups sont ridiculisés par les grands-mères et se sont refait une Street Cred auprès des enfants en devenant carrément un doudou. Les ogres n’aiment plus les enfants car ils sont végétariens et les monstres aident les plus petits à appréhender leurs émotions à grands renforts de couleurs. “Il faut déjà noter cet abandon, assez violent, du genre littéraire qu’est le conte. Perrault n’écrivait certes pas pour les enfants, mais le conte traditionnel avec un côté fantastique où il était possible d’inventer des mondes, des ogres et des personnages pas réels mais métaphoriques, a un peu disparu de la littérature jeunesse, explique Isabelle Péhourticq, directrice éditoriale d’Actes Sud Junior. Ce qu’on lit aux petits aujourd’hui, ce sont des histoires ancrées dans le présent, qui permettent d’appréhender les relations avec les amis, les animaux. Les auteurs ont peut-être à cœur de sortir de la caricature, d’affiner les traitements psychologiques des personnages. Désormais, le méchant n’est jamais simplement méchant, on cherche à lui donner des raisons biographiques qui nous permettent de l’excuser, ou le faire se repentir, afin d’apparaître plus inoffensif que ce qu’on avait pu penser de lui au début.“
La stratégie de l’évitement
Si le genre a muté, c’est déjà parce que la société a changé. Comme tout produit culturel, la littérature jeunesse reflète son époque. Une société en demande de protection de façon phénoménale, perfusée aux mauvaises nouvelles et aux scènes aux contenus sensibles via les réseaux sociaux. Des angoisses que cette génération de parents eux-mêmes malmenés par les images violentes des journaux télévisés durant l’enfance sont bien décidés à épargner à leurs propres enfants.
En 2016, une enquête menée en Grande-Bretagne révélait qu’un tiers des parents interrogés évitaient de raconter des histoires qui faisaient peur à leurs enfants. Une manière de projeter sur eux nos propres angoisses en les protégeant de la violence du monde, quitte à les en couper. “Pour les 40 ans de J’aime lire, il y a six ans, j’étais revenue sur 40 ans d’anciens numéros et d’histoires, se souvient Delphine Saulière. Clairement, il y en a plein que jamais je ne publierais aujourd’hui ! On le ressent tous les jours dans les retours des parents ou lors des comités de lecture. Si les histoires sont trop dures, trop tristes, ou avecdes personnages trop méchants, on va irrémédiablement recevoir des messages de parents ou d’enseignants. Les adultes veulent avoir le contrôle sur ce que leurs enfants peuvent lire puisqu’ils n’ont pas le contrôle sur ce qu’ils voient ou qu’ils entendent. Je me souviens même d’un groupe de parents test réunis au moment du lancement de la nouvelle formule de Phosphore, destinée à de grands ados. Ils nous suppliaient de faire un magazine positif, dépassés par ces enfants qui leur échappent !”
Il serait pourtant malvenu de voir dans cette nouvelle inclinaison du genre une forme de censure exercée par les éditeurs. Au contraire, les auteurs, souvent parents eux-mêmes, ont tendance à édulcorer leurs propres imaginaires. “Nous ne commandons pas d’histoires, nous sommes comme des aspirateurs à contenus. Et je peux vous dire que, depuis peut-être cinq ans, je n’ai pas reçu d’histoires avec un vrai méchant dans nos comités de lecture, assure Delphine Saulière. Les auteurs se contraignent pour épouser l’époque. Nous dépendons de l’imaginaire des auteurs et de la société.“
Fonction symbolique et nécessité cognitive
Faut-il se réjouir de cette disparition ? Les parents peuvent-ils pousser un “ouf” de soulagement en tournant les pages de l’histoire du soir sans risquer de terroriser des enfants reclus sous leurs couettes ? Pas vraiment. Car, en réalité, le méchant n’est pas seulement là pour faire peur.
Dans la littérature, il représente un arc narratif qui permet de faire décoller l’histoire, si tant est qu’il est manié avec intelligence. Il est aussi un moyen de créer de la réflexion et de donner un sentiment de contrôle à l’enfant. Un pouvoir thérapeutique très clairement mis en scène dans Psychanalysedes contes de fées, ouvrage dans lequel Bruno Bettelheim, pédopsychiatre, fait du conte un rite de passage entre l’univers de l’enfance et le monde des parents. Les méchants y sont méchants, faciles à identifier et, surtout, punis à la fin. “Les parents ont tendance à vouloir surprotéger leurs enfants, et délaissent les contes traditionnels en choisissant des récits qui n’ont plus la même valeur symbolique sur le plan narratif. Ils vont se tourner vers des histoires qui édulcorent la méchanceté et la cruauté”, note Virginie Martin-Lavaud, psychologue clinicienne auprès de l’Éducation nationale et autrice du Monstre dans la vie psychique de l’enfant (Erès, 2009). Or, poursuit-elle, “cette stratégie n’est, selon moi, pas pertinente car les enfants ont, dans leur propre expérience, pu être confrontés à la cruauté. La fiction peut être intéressante et structurante pour aider à penser cette cruauté au travers de figures, plutôt que de les laisser se débrouiller seuls avec cette dimension.“ Et le méchant de l’histoire, un moyen pour l’enfant d’utiliser la fiction pour mettre les choses à distance. Sans avoir à se priver d’un rituel millénaire de transmission de la culture.
Aura, c’est quand même étrange comme prénom, se dit-il, parcourant du regard son visage, son corps, comme une Laura sans aile mais ça lui convient assez, l’idée qu’elle ne puisse s’envoler, qu’en cet instant où il est occupé à la découvrir, elle ne puisse fuir, lui échapper, lui qui si souvent, trop souvent, a vu partir celles qu’il aimait. Aura, il y a forcément quelque chose de précieux dans ce prénom qui lui évoque l’or, il veut s’en persuader, en fait non, il en est certain mais, derrière le sourire qu’elle lui adresse, demeure un mystère et comme une douleur, il la ressent, par empathie sans doute ou bien, non, c’est moi qui projette sur elle mes vieilles blessures, songe-t-il, elle, elle est juste souriante et blonde, comme il sied à son prénom, et il l’observe encore, caressant du regard comme il voudrait le faire du bout des doigts, le galbe de son front, les pommettes hautes, rosies par le vin, l’arête un peu trop prononcée de son nez et puis ses lèvres, délicieusement charnues, ces lèvres-là dont il va rêver, dont il rêve déjà, dans l’attente des mots qu’elle va prononcer,
les paroles qu’il attend, elle l’espère en tout cas, ne voudrait pas le décevoir, pas lui, pas ce soir, je ne peux pas me tromper, tout gâcher, prendre le risque de le perdre avant même de l’avoir conquis. Elle l’observe attentivement, elle voit bien qu’elle lui plaît, elle sait de toute manière l’effet qu’elle fait aux hommes, en a payé le prix, mais lui c’est différent, elle doit le rassurer sans toutefois l’effrayer, elle y a songé déjà tout à l’heure, chez elle, quand elle a choisi la tenue qu’elle allait porter, non pas la robe rouge, trop provocante tant dans la couleur que le décolleté, ni la petite jupe noire, qui, assise, remonte trop haut sur les cuisses, quand même pas le tailleur marine, austère aux yeux d’un homme, alors la robe achetée pour le mariage d’Emma, sobre, suggestive juste ce qu’il faut, c’est dommage les bras nus, elle n’aime pas ses bras nus, quelle femme les aime, mais avec l’étole, ça devrait aller. Étole qu’enhardie et réchauffée par le vin, elle laisse doucement glisser, attirant son attention, consciente de l’effet produit, elle imagine, en cet instant qu’il pense à ce jour,
il y a quelques jours, dans ce snack où il se rend habituellement à midi, quand il l’a aperçue, distraitement tout d’abord, de la même manière qu’il parcourait son journal et le quittait de temps à autre des yeux afin d’observer ce qui, autour de lui, se passait. Ainsi l’avait-il vue, sa longue chevelure blonde en premier lieu, de ce blond qu’ont les femmes au sud de l’Europe, des rivages de la Méditerranée jusqu’à ceux de la Mer Noire, puis ensuite les livres posés sur la table, dont celui qu’elle lisait en mangeant sa salade. Il aurait voulu en voir le titre mais c’était impossible à cette distance, surtout sans lunettes, mais déjà, une fille qui lisait sur son temps de midi, c’était quelque chose qui pouvait bien l’attirer, qu’elle fût jolie ne pouvait qu’accroître son intérêt évidemment, il faudrait juste une occasion, un prétexte que le hasard, ou le destin, on le nomme comme l’on veut, n’allait pas tarder à lui donner. Quand, regardant l’heure à sa montre, elle s’était levée précipitamment, ramassant ses livres et fuyant sans un regard en arrière, avant de revenir, quelques instants plus tard, anxieuse, quelque peu affolée même. Il avait saisi sa chance, excusez-moi, je peux vous aider, vous avez perdu quelque chose ? Oui, mon portable, je ne le trouve plus, vous ne l’avez pas vu ? Non, dit-il calmement, mais on peut utiliser le mien pour l’appeler, si vous voulez. Et d’ainsi le localiser à quelques mètres de là, posé sur l’évier des toilettes, elle de n’en plus finir de le remercier tout en s’excusant d’être à ce point pressée qu’elle ne peut y mettre les formes et lui, réalisant seulement qu’en procédant de la sorte, ils ont échangé leurs numéros, proposant alors de se revoir
– Théo, s’était-il présenté. Elle avait accepté et n’avait cessé de se demander pourquoi. Se le demande encore d’ailleurs, non sans certaines craintes, davantage vis-à-vis d’elle-même et de son passé que de lui. Sentant son regard peser sur elle, quand elle aspire à davantage de légèreté, elle observe à la dérobée son visage au teint mat, marqué au plus profond de ses rides par le temps et peut-être d’autres excès ou douleurs, il en émane pourtant une douceur bienveillante à son égard, elle en est certaine, elle ne peut pas se tromper, pas cette fois, pas encore, elle a changé, elle a appris de la vie, au prix fort mais elle sait. Devra-t-elle lui dire un jour, le pourra-t-elle seulement, ou devra-t-elle jusqu’à la fin garder son secret comme elle porte à jamais les traces de ses blessures ? Face à elle, assis de l’autre côté de la table, il lui semble loin de ce restaurant,
il est plongé dans ses pensées quand c’est dans les yeux verts d’Aura qu’il devrait se noyer. Mais le flot des souvenirs est là, angoissant, le passé est comme un zombie qui surgit toujours au moment où on le croit définitivement enterré. Cette histoire d’amour dans laquelle si longtemps il a cru et crû, qu’il a vu s’effondrer en un instant, l’espoir avorté d’autres possibles, puis le doute, monstrueux, corrosif, qui surgit alors et qu’il sent revenir en ce moment. Le plus douloureux n’est pas de perdre espoir, non, au contraire, c’est l’espoir qui fait souffrir, la souffrance cesse dès lors que l’on n’attend plus rien. Le désespoir, c’est le passage douloureux de l’espérance à la résignation. Et ce désespoir, il avait cherché à l’anesthésier de toutes les manières, usant et abusant d’alcool, de certaines drogues mêmes, dans des nuits écarlates, tantôt gommant les visages aimés dans une abstinence excessive, et parfois contrainte, tantôt dans la succession et la superposition effrénées de faces quasi anonymes, auxquelles correspondaient autant de sexes. Jusqu’à ce que cela s’apaise et cesse un jour.
Un jour, elle devait avoir seize ans, il était revenu chez elle. Ils avaient été ensemble, avant, enfin comme on est ensemble à cet âge-là, mais ils avaient couché, ce n’était même pas la première fois, puis avaient rompu. Et ce jour-là, il avait sûrement remarqué que ses parents étaient absents, il était revenu. Elle savait pourquoi, elle avait dit non, il avait insisté, elle avait dit non encore, mais il n’avait pas renoncé, s’était montré pressant, menaçant, du moins l’avait-elle ressenti ainsi. Alors elle avait cédé. Donne-lui ce qu’il veut, avait-elle pensé, et qu’on en finisse. Elle avait refusé de se poser la question du viol, avait même fait preuve d’initiative, tant qu’à faire, histoire de reprendre le dessus ou de se persuader, ainsi qu’il le disait, que c’était ce qu’elle souhaitait, en définitive. Il n’avait pas été long à jouir, tant mieux, elle avait tout fait pour aussi, et l’instant d’après, il était parti, évidemment. C’était fini, elle ne voulait plus y penser, n’y penserait plus, il y aurait tant de choses de cette époque qu’elle oublierait, il lui faudrait des années avant de mesurer les conséquences, de comprendre à quel point cette brûlure de son adolescence était responsable du mélanome qui corrompait sa vie d’adulte. Entretemps, il y en aurait d’autres, tellement d’autres auxquels elle s’offrirait, s’abandonnerait, qu’elle utiliserait aussi, incapable de résister à la lueur qu’elle allumait dans leurs yeux, allant jusqu’à en faire payer certains quand, d’une certaine manière, ils payaient pour tous, excitée et dégoûtée à la fois, d’eux comme d’elle-même, au point d’un jour ne plus pouvoir supporter aucun regard, pas même celui de sa famille, surtout pas, alors partir loin de chez elle, pour ici réapprendre à se regarder elle-même. Aura.
[LIBERATION.FR, 30 janvier 2017] L’écrivain britannique Tolkien et le médecin polonais Zamenhof ont créé les deux langues imaginaires les plus populaires au monde. Cent ans après, le Dothraki, inventé par David J. Peterson pour la série Game of Thrones, trouve sa source à la fois dans l’espéranto et les langues de Tolkien.
JRR Tolkien a commencé à écrire la Chute de Gondolin après la Première Guerre mondiale, tandis qu’il tentait de se remettre de la fièvre des tranchées, contractée au cours de la bataille de la Somme, il y a cent ans de cela. La Chute de Gondolin est la première histoire de ce qui deviendra son ‘legendarium’ soit toute l’œuvre consacrée aux aventures elfiques, une mythologie qui sous-tend les trois romans du Seigneur des Anneaux. Mais au-delà de la fiction, JRR Tolkien était également passionné par une autre forme de création : la construction de langages imaginaires.
En cette même année 1916, à l’autre bout de l’Europe, Ludwik Zamenhof mourait dans son pays d’origine, la Pologne. Lui aussi avait été obsédé toute sa vie par l’invention de nouveaux langages, et en 1887, il sortait un livre pour présenter la langue qu’il avait créée de toutes pièces. La méthode était signée du pseudonyme Doktoro Esperanto (“docteur qui espère“, en espéranto !), qui par extension devint le nom de la langue elle-même.
La création de langues imaginaires, ou ‘conlangues’ est riche d’une longue histoire, qui remonte au XIIe siècle. Tolkien et Zamenhof sont sans aucun doute ceux qui ont remporté les plus grands succès en la matière. Pourtant, leurs objectifs étaient très différents ; leurs inventions respectives mènent à deux pistes diamétralement opposées.
Zamenhof, un juif polonais qui a grandi dans un pays où la xénophobie était monnaie courante, pensait qu’avec un langage universel, on pourrait enfin aspirer à une coexistence pacifique. Il écrit ainsi que si le langage est “le moteur essentiel de la civilisation“, “la difficulté à comprendre les langues étrangères cause de l’antipathie, voire de la haine, entre les gens.” Son projet était de créer un langage simple à apprendre, sans lien avec une nation ou une culture particulière, qui aiderait à unir l’humanité.
En tant que ‘langue auxiliaire internationale’, l’espéranto a connu un franc succès. Tout au long de son histoire, plusieurs millions d’individus l’ont pratiqué. Et même s’il est difficile de faire des estimations exactes, aujourd’hui encore, jusqu’à un million de personnes le parlent. Il existe un grand nombre de livres en espéranto, et il y a même un musée de l’espéranto en Chine. Au Japon, Zamenhof est honoré comme un dieu par une branche du shintoïsme dont les adeptes parlent l’espéranto. Pourtant, le rêve d’harmonie mondiale de Zamenhof est resté utopique. Et à sa mort, tandis que la Première Guerre mondiale déchirait l’Europe, son optimisme n’était plus du tout d’actualité.
Langues imaginaires
JRR Tolkien était lui-même un fervent supporter de l’espéranto ; il pensait qu’une telle langue pourrait aider les pays d’Europe à cheminer vers la paix après la Première Guerre mondiale. Mais sa motivation pour créer de nouveaux langages était toute autre. Il ne cherchait pas à améliorer le monde, mais plutôt à en créer un nouveau, un univers de fiction. Il qualifiait son intérêt pour l’invention linguistique de ‘vice secret’, et disait que son but était esthétique plutôt que pragmatique. Il se plaisait avant tout à faire correspondre le son, la forme et le sens de façon originale.
Pour donner corps aux langues qu’il inventait, il avait besoin de les appuyer sur une mythologie. En tant qu’entités vivantes, toujours en évolution, les langues tirent leur vitalité de la culture de ceux qui les utilisent. C’est exactement ce qui a conduit Tolkien à créer son univers de fiction. “L’invention des langues est à l’origine de tout“, écrit-il ainsi, “Les histoires ont été inventées plutôt pour fournir un monde aux langues et non l’inverse.“
Qu’en est-il des ‘conlangues‘ aujourd’hui ? Cent ans après la mort de Zamenhof, à bien des égards, l’art de la construction linguistique est plus populaire que jamais. Citons le Dothraki, dans Game of Thrones. Cette langue a été inventée par David J Peterson pour la série tirée des romans de George RR Martin. Or, le Dothraki trouve sa source à la fois dans l’espéranto et dans les langues imaginées par Tolkien.
C’est en prenant un cours sur l’espéranto à l’université que Peterson s’est d’abord intéressé aux conlangues. Martin, de son côté, admet que sa saga est, à bien des égards, une réponse au Seigneur des Anneaux. Il inclut d’ailleurs mille références linguistiques au monde de Tolkien, comme autant d’hommages : le mot ‘warg’, par exemple, qui signifie “une personne qui peut projeter sa conscience dans les esprits des animaux“, est un mot que Tolkien emploie pour désigner une espèce de loup.
Il semble donc que la tradition tolkienienne de construction d’un monde fantastique ait mieux fonctionné que l’espéranto. Il y a peut-être deux raisons à cela.
La première est linguistique. Paradoxalement, le concept de Tolkien est plus proche de la façon dont les langues fonctionnent dans le monde réel. Ses langues elfiques, telles qu’elles sont représentées dans son œuvre, sont vivantes et évolutives. Elles reflètent la culture des communautés qui les parlent.
Le principe d’une langue auxiliaire internationale est de fournir un code stable, qui peut être facilement appris par n’importe qui. Mais les langues humaines ne sont jamais statiques ; elles sont toujours dynamiques, toujours diversifiées. Donc, l’espéranto comporte un défaut fondamental dans sa conception même.
Et la deuxième raison ? Eh bien, peut-être que de nos jours, nous avons plus envie de nous consacrer à la création de mondes fantastiques, plutôt que de chercher comment réparer le monde réel.
[RTBF.BE, 29 mars 2024] Le grand poète Guy Goffette est décédé, il avait notamment reçu le prix Rossel et le Goncourt de la poésie | Nous avons appris ce vendredi soir le décès de Guy GOFFETTE. Le poète belge, originaire de Jamoigne, en province de Luxembourg, avait 76 ans. Il avait quitté la Belgique pour travailler et résider à Paris, avant de revenir dans sa Gaume natale.
Il figurait parmi les plus grands poètes contemporains du pays. L’Académie du Prix Goncourt ne s’y est pas trompée puisqu’elle lui a décerné la distinction du Goncourt de la poésie, en 2010, pour l’ensemble de son œuvre.
Guy Goffette est issu dans une famille ouvrière ; aîné de quatre enfants, il était devenu instituteur, au sein d’un monde rural qu’il n’a cessé de dépeindre dans ses écrits. “Les herbes hautes, le vent, les oiseaux, les bois, les collines, je me suis senti libre là-bas comme je ne l’ai plus jamais été“, raconte-t-il.
L’homme a été romancier, poète, nouvelliste, lecteur aussi pour la maison d’édition Gallimard auprès de laquelle il publiera la plupart de ses ouvrages dont plusieurs consacrés à Verlaine.
Voilà ce que dit de lui Gallimard, ce vendredi : “Attachée à porter un regard émerveillé sur le monde, sa poésie est empreinte d’un lyrisme sans emphase, toujours juste et sincère, laissant entendre des notes d’amertume, de nostalgie et d’humour. Elle est toujours un acte de conviction : ‘La poésie est une manière différente, plus riche, plus libre et plus intime est d’habiter la langue. Ne raisonnant pas, la poésie résonne.’“
Outre le Goncourt de la poésie, il a reçu de nombreuses distinctions parmi lesquelles le Prix Rossel (Une enfance lingère, 2006), le Grand Prix de l’Académie Française en 2001 (pour l’ensemble de son œuvre) ou le Prix Maurice Carême (en 1992). En 2023, il venait de publier une anthologie, une première pour lui, et un nouveau recueil de poèmes, Paris à ma porte.
“La palette de Guy Goffette est matière, palette charnue de peintre des jours ; un merle, des arbres, une ombre derrière un rideau qui bouge, petits bonheurs du monde réel. D’un mot, d’une image, il fait jaillir l’instant ramassé d’éternité, qui tire la barbe au temps qui passe. Il écrit sur le motif ce qui tremble derrière l’ordonnance des saisons, des maisons, des livres, des départs différés, cette impatience qui piaffe, cette inquiétude fougueuse, ce désir d’aller voir encore et toujours.“, écrivait la RTBF en 2020. “Chez Goffette, rythme, image, sonorité sont au service du poème, non du poète, nulle ostentation, ni démonstration de camelot faisant l’article du verbe. Ce qui est dit est à dire, fraîchement charpenté, ramassé dans la paume. Et il a la main heureuse, s’il culbute le sens c’est pour l’accorder à la mélodie secrète. Et il surprend, ravit, délie et dénoue les collets de nos existences prises à leurs propres pièges.“
[OBJECTIFPLUMES.BE] Tout ce qui retient ou séduit Guy Goffette l’exalte et le met dans un grand enthousiasme : les poèmes qu’il écrit ou dont il rêve déjà, les poètes qu’il lit, les anciens comme les modernes, sur lesquels il écrit, prose ou poésie, les textes qu’il choisissait jadis d’imprimer, les voyages qu’il fait, les êtres, hommes ou femmes, qu’il rencontre.
Car c’est assurément un passionné, un tourmenté aussi, qui vibre, crée, vit intensément et se donne à chaque fois tout entier à ce qu’il fait. Sa poésie va des chemins de la révolution à l’approfondissement des contradictions intérieures (rester vs. partir), des évasions rêvées à l’enracinement regretté (une fois qu’il est parti ou bien quand il revient). Elle est grave (obsession du temps qui fuit, du néant), dynamique, ouverte aux vents de l’inspiration (diversité des thèmes) et n’est certes pas arrivée au terme de son évolution.
Né le 18 avril 1947 à Jamoigne, en Gaume, Guy Goffette est l’aîné de quatre enfants d’une famille ouvrière. Durant son enfance campagnarde, il a regardé, observé la nature et les gens qui composent le monde rural : tous ses recueils de poèmes l’attestent. A l’école Normale libre d’Arlon, il est l’élève de Vital Lahaye (alors professeur dans cet établissement), remarquable poète lui-même, esprit libre, nourri des penseurs marxistes et amoureux de littérature. Les paroles magistrales tombent sur un terrain particulièrement réceptif et le fécondent rapidement. Dès 1969, année de son mariage, Guy Goffette écrit nombre de poèmes qui seront repris dans Quotidien rouge, son premier recueil. Sa formation d’instituteur semble tracer devant lui une carrière professionnelle sans incidents. De fait, il enseigne à Harnoncourt (commune de Rouvroy), à la pointe méridionale de la Belgique, où il a construit sa maison aux marges du village, à flanc d’une colline à pente douce derrière laquelle se cache la France, tandis que devant lui se déploie un vaste paysage de bois et de verdure. Trois enfants lui naîtront, dont Vivian, jeune cinéaste dont le renom s’affirme et, provisoirement sans doute, adonné aux courts métrages.
Guy Goffette continue d’écrire des vers, maintenant que l’impulsion est donnée, qu’il se voit publié dans de nombreuses revues et qu’il est entré en relation avec des “confrères” de renom ou influents. Il se lance un temps dans l’édition. De 1980 à 1987, avec d’autres poètes, il publie la revue Triangle (12 numéros) dont il est la cheville ouvrière ; en outre, de 1983 à 1987, il dirige les éditions de l’Apprentypographe (mot forgé pour la circonstance), qui offrent en un nombre réduit d’exemplaires et sur beau papier, de petits livres composés par lui à la main, sur la couverture desquels on trouve notamment les noms d’Umberto Saba et de Michel Butor. Un travail absorbant, tout de méticulosité et de passion, qui dit bien où sont ses amours. Néanmoins, le temps consacré à cette revue et à ces livres “mange” celui qu’il pourrait consacrer à écrire : la double expérience se termine en 1987.
Dès 1986, il se consacre à différents travaux de critique littéraire, entre autres à la Nouvelle Revue française. Il prépare et préface différentes éditions de poètes et, passionné par le blues, travaille à la traduction d’un important corpus de chants noirs d’Amérique (blues, negro-spirituals, work songs, hollers, etc.). Il collabore à des encyclopédies : travail nourricier. Il abandonne l’enseignement. Un temps libraire d’occasion, il finit par s’évader. Habitant tour à tour Charleville-Mézières (ô Rimbaud), Limoges, il est actuellement domicilié à Paris. Il voyage également : Yougoslavie, Québec, Roumanie, notamment. Il devient membre du comité de lecture des éditions Gallimard, où il dirige les collections Enfance en poésie et Folio Junior en Poésie. La prose le séduit : il écrit un livre sur Verlaine, un second sur Bonnard, enfin, un roman en 2001. Fort sollicité, il continue de mener une existence très active…
BIBLIOGRAPHIE
Lumignons (Septembre 2011)
Paris à ma porte (2023)
Verlaine (2021)
Pain perdu : Poèmes (2020)
Eloge pour une cuisine de province (2015)
Mariana, Portugaise (2014)
Geronimo a mal au dos (2013)
La mémoire du cœur : chroniques littéraires, 1987-2012 (2013)
La ruée vers Laure : divagation (2011)
Les derniers planteurs de fumée (2011)
L’autre Verlaine (2009)
Presqu’elles (2009)
Tombeau du Capricorne (2009)
L’autre Verlaine : récits (2008)
La maison d’exil (2008)
Oiseaux (2008)
Onze poèmes d’aujourd’hui (2008)
L’adieu aux lisières (2007)
Le pêcheur d’eau (2007)
Une enfance lingère (2007)
Journal de l’imitateur (2006)
Auden ou L’œil de la baleine (2005)
Solo d’ombres (précédé de) Nomadie (2003)
D’exil comme en un long dimanche, Max Elskamp (2002)
Elle, par bonheur et toujours nue (2002)
Le seul jardin (2001)
Sur le fil des collines (2001)
Un été autour du cou (2001)
Un manteau de fortune (2001)
Eloge pour une cuisine de province. Suivi de La vie promise (2000)
Icarus (2000)
Partance et autres lieux. Suivi de Nema Problema : récits (2000)
Tacatam blues (2000)
Vingt poètes pour l’an 2000 (1999)
L’ami du jars (1997)
Verlaine d’ ardoise et de pluie (1996)
Partance (1995)
Chemin des Roses (1991)
La vie promise (1991)
Le relèvement d’Icare (1987)
Le dormeur près du toit (1986)
Huit muses neuves et nues (1983)
Prologue à une maison sans murs (1983)
Solo d’ombres (1983)
Nomadie (1979)
Achille Chavée (1972)
Quotidien rouge (1971)
L’oiseau de craie : Anthologie
Petits riens pour jours absolus
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, 24 août 2020] Passés mais point perdus | Un coup de cœur du Carnet | En 2016, comme il le raconte à Nicolas Crousse (Le Soir, 17 mai 2020), Guy Goffette est victime d’un A.V.C. qui l’empêchera d’écrire trois années durant. Or, Gallimard lui demande instamment quelque manuscrit. L’auteur s’avise alors de fouiller son tiroir de poèmes restés inédits, soit qu’à l’époque ils lui aient paru insatisfaisants, soit qu’ils s’intégraient mal dans un projet de recueil. Il en choisit plusieurs, leur apporte les modifications qu’il juge opportunes, opération facilitée par le recul : certains textes remontent à de longues années, jusqu’à 1964… D’autres, qui avaient paru dans des revues ou des anthologies, font l’objet d’une sélection et d’une révision similaires. Tel est le mode rétroactif sur lequel est né Pain perdu, dont le titre suggère plaisamment le procédé de revalidation qui en constitue la genèse. Jadis, en effet, on ne jetait pas les tranches de pain rassis : mouillées dans une soupe de lait et d’œuf, puis frites à la poêle et saupoudrées de sucre, elles devenaient une quasi friandise.
Le procédé de fabrication du recueil présente donc au moins une double dimension. D’une part, la reprise de textes anciens implique une tension diachronique, plus ou moins forte selon les cas, entre inactualité et actualité. D’autre part, tous ces poèmes furent conçus dans des états d’esprit forcément dissemblables, avec les thèmes et les procédés stylistiques y assortis, “le poète prodigue trouvant dans l’auge des ratures son chemin de Damas.”
Et pourtant, voici un livre qui n’est nullement de redite ou de nostalgie, transcendant au contraire les circonstances de sa composition. Si les hantises connues de G. Goffette sont reconnaissables, c’est entremêlées à d’autres, tandis que les formulations ne cessent de se réinventer. Allergie au monde urbain et prédilection pour le terrien font une large place aux images de l’arbre, de la forêt, de la colline, sans oublier les motifs aériens de l’azur et de l’oiseau, ou encore les évocations de la mer. Loin de l’immobilité, cet univers est parcouru de multiples déplacements : voyage en train ou à vélo, premier pas dans la lumière matinale, insistance particulière sur le motif de la chute, qu’il s’agisse d’oiseaux, d’une échelle, d’Icare ou du ciel lui-même… Sans doute ceci n’est-il pas sans lien avec le sentiment d’inconfort moral et de vague culpabilité qui traverse le recueil de façon lancinante : “exil”, “âcre existence”, “monde aveugle et vil”, “larmes”, “bourreau”, etc. La pensée de la mort n’est jamais très loin, qui “suit comme une ombre chaque geste du vif“, lève des questions sans réponse, rejoint enfin le souvenir du père et de cette larme sur sa joue au moment de s’éteindre. La fin de l’existence se noue à ce qui fut sa préhistoire fondatrice : les années d’enfance. Chez Goffette, dirait-on, l’enfance est par excellence ce qui (s’) échappe, se tient hors de portée des adultes dans les jeux et les secrets, dans le sommeil, dans les regards expectatifs. Elle n’est accessible que dans l’après-coup : “tous nous reviendrons un jour dans la cuisine d’enfance“, d’où cet insistant motif du retour, de la remontée, dont Ulysse et Pénélope sont les figures emblématiques… [lire la suite dans Le Carnet et les Instants]
Plus d’informations et des bibliographies à jour sont également disponibles sur les très bons sites wallons suivants:
Né à Liège en 1966), Laurent DEMOULIN est romaniste, conservateur du Fonds Simenon et enseignant à l’Uliège, il est avant tout un écrivain talentueux : pamphlétaire (L’hypocrisie pédagogique), conteur (Ulysse Lumumba), critique littéraire (directeur de la revue Textyles), essayiste (Petites mythologies liégeoises, avec Jean-Marie Klinkenberg, 2016 ; Tout le reste est littérature, entretiens avec Jacques Dubois, 2018), prosateur (son récit Robinson, publié en 2016, a reçu le prix Rossel) et poète…
Poète lumineux, à la fois narratif et lyrique, il a reçu le prix Marcel Thiry pour Trop tard (2007, bellement illustré par Colette Schenk et Dacos) et le prix Maurice Carême pour Poésie (presque) incomplète paru en 2018. Ici et maintenant, Laurent Demoulin est de ces rares auteur(e)s-autrices-auteuses-etc. qui démentent l’affirmation d’Emile Zola : “Si vous semez des professeurs, vous ne récolterez jamais des créateurs.“
Génération perdue (1998)
À mon âge, mon père avait déjà quitté ma mère et épousé sa seconde femme.
Plusieurs enfants portaient son nom.
Tandis que je vais seul sur la vieille route, sans descendance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père avait déjà conçu le plan de livres
Dont je ne comprends même pas le titre et qui se vendent toujours,
Trente ans après sa mort, discrètement, sur la terre, à des universitaires consciencieux.
Et je traîne ma vie entre deux bières avec amis qui, comme moi, écrivent sans projet,
Jouent de la musique sans connaître le solfège et font trop peu l’amour.
À mon âge, mon père en était à son troisième métier.
Il avait claqué la porte, comme le vent la voile, au large de plusieurs boîtes.
À mon âge, mon fils aimera déjà la femme qui pleurera à son enterrement,
Comme le père de mon père à celui de la mère de mon père.
Et, je vais seul de loyer en loyer, homme neuf, fils de personne, sans descendance et sans avenir.
À mon âge, mon grand-père imposait déjà le respect
Son destin était gravé dans son cœur de marbre
Et le monde était un livre où il ne lui restait plus qu’à recopier à la plume
Un texte écrit avant sa naissance.
Tandis que mon cœur est griffé
Et que le monde tout autour ressemble plus à des cartes que l’on bat sans cesse
Qu’à un livre blanc.
À mon âge, mon grand-père avait déjà été sacré roi
Et mon père avait déjà pris la Bastille,
À mon âge, mon grand-père récitait des iambes grecs solidement rythmés.
Mon père les premiers poèmes libérés de la rime.
À mon âge, mon fils et ses amis réinventeront enfin la poésie,
Elle remontera au Parnasse dans leur sillage victorieux.
Je n’ai plus qu’à les attendre.
Vous qui êtes en train de lire cet article, vous n’êtes ni analphabète, ni illettré. Vous avez été scolarisé et avez donc eu accès à l’apprentissage du code, l’alphabet, utilisé par notre langue pour garder une trace écrite des productions langagières. Vous avez peu à peu fixé les démarches de base de la lecture et avez pu progressivement accéder au sens des textes. Au fil de votre enfance et de votre scolarité, la lecture vous est devenue automatique et familière, et jamais vous ne l’oublierez.
Pourtant, aujourd’hui, environ 10 % de la population adulte, qui est néanmoins passée par l’école, est exclue de cet accès autonome aux textes du quotidien. En effet, toutes ces personnes, plus d’un million de citoyens en Belgique, ne sont pas arrivées, au terme de leur scolarité, à automatiser suffisamment les démarches de base de la lecture. Leur déchiffrage des textes, lent et fastidieux, entraine chez eux un sentiment de découragement car la lecture dans ces conditions pénibles ne permet pas d’accéder au sens des textes. Arrivés à l’âge adulte, ces lecteurs en grande difficulté souffrent de ce qu’on appelle l’illettrisme qui les exclut de toute une série de plaisirs ou de droits. Ils souffrent surtout d’un sentiment de honte et se sentent des citoyens ‘de seconde zone’.
Dans notre société de l’hyper-écrit où toute démarche quotidienne passe par la lecture-écriture d’un texte, ils se sentent particulièrement abandonnés. Un exemple simple : acheter un billet de train à l’automate d’une gare. Cela requiert des compétences de lecture déjà très affinées : adopter la bonne stratégie face à la page d’accueil qui se présente comme un plan dont il faut comprendre comment l’aborder, savoir repérer et sélectionner les informations pertinentes qui correspondent à son projet de voyage et à son statut personnel de voyageur, auto-évaluer les résultats de sa lecture pour éventuellement revenir en arrière et effectuer d’autres choix, lire suffisamment vite et supporter le stress lié à l’impatience palpable de la file des voyageurs derrière soi…
Par ailleurs, les performances en lecture des jeunes de 15 ans posent également question. Les enquêtes internationales qui testent leurs compétences ou les résultats qu’ils obtiennent aux épreuves de lecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles montrent qu’un tiers environ d’entre eux sont de mauvais, voire de très mauvais lecteurs. Ils arrivent difficilement à percevoir le sens littéral des textes simples qui leur sont proposés, ils n’accèdent pas à leurs implicites ni ne perçoivent clairement leurs intentions.
Cela a des conséquences multiples, tant sur la qualité de leurs apprentissages scolaires (or, l’échec scolaire mène souvent à l’exclusion sociale) que sur leurs capacités de développement personnel. Cela pose également question du point de vue de leur participation à la vie démocratique et citoyenne, en particulier aujourd’hui, à la veille des élections européennes auxquelles ils sont invités à participer dès l’âge de 16 ans. Comment en effet, sans avoir de compétences solides en lecture, porter un regard éclairé sur le programme des partis auxquels ils vont confier la responsabilité de les représenter, comment adopter une distance critique par rapport aux multiples influences dont ils sont l’objet à travers les discours dominants de leur famille ou des réseaux sociaux ?
Il importe donc aujourd’hui d’offrir à chacun une information solide sur les vertus de la lecture, comme le dit Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives, dans une interview accordée au Vif en novembre 2023 : “Là où les écrans récréatifs sapent consciencieusement le développement des enfants, la lecture construit minutieusement leur humanité : langage, culture, imagination, créativité, expression orale et écrite… La lecture est incontestablement le vecteur d’émancipation le plus puissant à offrir à un enfant défavorisé.”
Mais d’autres signes montrent au contraire que la lecture ne se porte pas si mal. Si un tiers des élèves de 15 ans sont de piètres lecteurs, un autre tiers manifeste des compétences correctes en lecture et le dernier tiers est constitué de bons ou très bons lecteurs, capables d’aborder des textes complexes et d’adopter un positionnement critique à leur égard. Autres signes positifs, en vrac : l’ouverture toute récente de la nouvelle bibliothèque B3 à Liège, qui comptabilise 10.000 nouvelles inscriptions en quelques mois et accueille aujourd’hui un nombre impressionnant de jeunes ; succès croissant de plusieurs librairies indépendantes qui proposent de multiples activités autour de la lecture ; prix Horizon (prix du deuxième roman) qui réunit tous les deux ans un jury constitué de plus de 1000 lectrices et lecteurs, etc. Qu’est-ce donc qui attire tant de personnes vers cette pratique qui peut paraître lente et fastidieuse en comparaison des multiples occupations divertissantes qu’offrent les nouvelles technologies ? En quoi cette pratique, éminemment singulière et secrète, consiste-t-elle ?
Finalement, qu’est-ce que c’est, lire ?
“La lecture d’un texte peut être définie comme une activité de construction de sens, réalisée par un lecteur dans un contexte particulier” (Giasson et Goigoux, 1997).
1. C’est une activité intense, très prenante, au point que pour le lecteur, le monde extérieur s’efface. Voyez à cet égard les très belles photos qu’André Kertesz a publiées dans son recueil On reading.
2. Le sens du texte advient à la confluence de trois “forces” qui contribuent chacune à construire le sens : celui-ci n’est pas donné une fois pour toutes et pour tous, chaque lecteur le construit personnellement, en intégrant les éléments fournis par le texte et en se situant dans un contexte de lecture particulier.
Lecteur → SENS ← Texte
↑
Contexte
Alberto Manguel (écrivain, traducteur, auteur d’Une histoire de la lecture, docteur Honoris Causa de l’ULg) explique : “Lire ne consiste pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais en un processus labyrinthique de construction, commun à tous et néanmoins personnel.”
3. Que signifie enfin “construire le sens” ? Il s’agit d’une opération complexe au cours de laquelle le lecteur doit s’efforcer de :
comprendre, c’est-à-dire construire le sens littéral(C’est écrit dans le texte),
interpréter, c’est-à-dire construire le sens inférentiel(C’est écrit entre les lignes),
apprécier, c’est-à-dire construire le sens personnel(Est-ce que j’apprécie ce texte ? Suis-je d’accord avec son contenu ? Me fait-il penser à une expérience que j’ai vécue, un autre texte que j’ai lu ? Que signifie-t-il exactement pour moi ? Qu’est-ce que j’en garde pour ma propre vie ?).
Comment s’y prend-on pour lire ?
Le lecteur doit mettre en œuvre de multiples processus et stratégies de lecture. En voici quelques-unes, particulièrement importantes :
Ne pas se contenter de déchiffrer le texte, même si cette démarche est essentielle, mais se centrer sur la production de sens.
Déchiffrer suffisamment rapidement pour arriver à produire du sens. En effet, un déchiffrage trop lent, qui ne parvient à saisir que quelques lettres à la fois lors de chaque déplacement de l’œil, ne permet pas d’accéder au sens, notre mémoire de travail étant limitée à 7 éléments maximum. Comparez une saisie lente et balbutiante du texte comme “Le – cro – co – di – le – a – tra – ver – sé – la – ri – viè – re – pour – at – tra – per – la – ga – zel – le.” à une saisie rapide et experte comme “Le crocodile a traversé la rivière – pour attraper la gazelle.” La vitesse de déchiffrage a une incidence directe sur la compréhension du texte.
Avoir confiance en lui-même, être dans un état de “sécurité lecturale“.
Disposer des connaissances lexicales nécessaires et des connaissances du monde lui permettant d’avoir accès à l’univers culturel du texte.
Prélever des indices pertinents dans le texte, les mettre en relation les uns avec les autres pour réaliser des inférences et anticiper la suite.
Mettre en œuvre les stratégies de lecture pertinentes en fonction de son projet de lecture : lire de A à Z, ou repérer les informations importantes et les sélectionner avant d’approfondir sa lecture, etc.
Prendre en compte les caractéristiques formelles du texte lu, par exemple sa structure.
Être conscient de l’influence du contexte de la lecture, par exemple les conditions physiques dans laquelle a lieu cette activité (on ne lit pas de la même façon dans le métro ou dans son lit, sur papier ou sur écran), ou l’époque à laquelle la lecture a lieu (on lit aujourd’hui Tintin au Congo comme un texte empreint de racisme alors qu’à l’époque de sa publication, on le lisait comme un texte divertissant).
On constate donc une extrême complexité de ce que le lecteur doit convoquer pour comprendre, interpréter et évaluer les textes, eux-mêmes très variés, et cela dans une grande diversité de contextes de lecture. Cette complexité provoque indéniablement chez les lecteurs les plus fragiles des déficits de lecture de différentes sortes auxquels il convient de remédier, tant à l’école que dans le milieu de vie.
Les deux remèdes essentiels, en dehors d’un travail plus spécifique effectué par les professionnels de la lecture que sont les enseignants, sont les suivants :
familiariser les enfants avec l’univers du livre, la culture de l’écrit, la diversité de ses usages, et ce depuis le plus jeune âge,
clarifier la nature de l’activité de lecture, à savoir ne pas seulement déchiffrer, mais construire le sens littéral des textes, le sens inférentiel et surtout, le sens personnel.
De la lecture à la littérature
Face à la multiplication des documents de toutes sortes auxquels nous avons accès aujourd’hui, en particulier la mixité de ceux-ci composés d’images et de texte, d’oral et d’écrit, le concept de lecture devient un peu étroit. Il est progressivement remplacé par celui de littératie, défini par l’OCDE de la façon suivante : aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités.
L’Association Belge pour la Lecture, section Francophone (ABLF) a repris sous la forme d’un nuage de mots les éléments constitutifs à ses yeux de la littératie.
En bleu : l’essentiel de la littérature
En vert : les différents types de documents à lire aujourd’hui
En orange : les multiples opérations de la littératie
En rouge : les objectifs que l’on peut choisir de poursuivre en lisant
Lire, à quoi bon ? Apports et vertus de la lecture
Plusieurs enjeux de la lecture peuvent être distingués : d’abord ceux qui sont liés à la vie quotidienne et à la vie professionnelle, assez évidents : en effet, sans capacité de lire, impossible de s’insérer dans notre société caractérisée par la surabondance de textes de toutes sortes.
Mais la lecture possède aussi de nombreuses vertus en ce qui concerne le développement personnel des lecteurs.
Le plaisir, d’abord et avant tout : lire rime avec rire et plaisir ! Lire est aussi l’anagramme de lier, (re)lier les lecteurs à la pensée de l’auteur du texte, mais aussi les relier entre eux, en communauté de lecteurs partageant un ami commun, le livre.
En quoi consiste exactement ce plaisir de la lecture ? On peut en distinguer au moins trois composantes :
le plaisir de s’identifier aux personnages du récit, de vivre leurs aventures, dans leur univers, comme le faisait Madame Bovary. Cette facette du plaisir de lire s’appelle d’ailleurs le bovarysme,
vient ensuite le plaisir de l’interprétation : inférer, anticiper et vérifier la pertinence de sa réflexion,
enfin le plaisir que l’on éprouve devant une forme nouvelle, procuré non pas tant par ce que l’auteur dit que par la façon dont il le dit, par le ton propre qui est le sien et qui touche chez le lecteur un point sensible, par son inventivité ou sa beauté.
Outre le plaisir qu’elle procure à ses adeptes, la lecture possède de nombreuses autres vertus, comme l’expriment les auteurs de la plaquette Lire est le propre de l’homme, de l’École des loisirs :
Arthur Hubschmidt, cofondateur de l’École des loisirs : “Je suis protégé par des amis discrets et passionnants. Je n’ai plus peur. Je sais qu’une inépuisable chaine d’ami(e)s m’attend.”
Jean-François Chabas : “Le livre a structuré mon intellect, nourri ma morale et ma sensibilité.”
Agnès Desarthe : “C’est un miroir, une machine à remonter le temps, une porte ouverte sur l’autre.”
Valérie Zénatti : “Les livres nous apprennent le courage, le goût de la justice, l’audace, la rêverie.”
Claude Ponti : “Nous sommes libres de savoir, de comprendre, de choisir et d’agir, parce que nous savons lire et que nous lisons. Nous sommes des êtres de culture et de choix. Rien ne garantit que nous fassions les bons choix, mais comme nous lisons, nous choisissons, nous décidons.”
Geneviève Brisac : “Pourquoi lisons-nous ? N’est-ce pas dans l’espoir d’une vie plus dense, de journées plus vastes ? Une vie plus dense, plus ronde, des journées plus vastes, plus claires, un monde plus lumineux, un avenir vivable, un passé compréhensible.”
Daniel Pennac : “Chaque lecture est un acte de résistance. De résistance à quoi ? A toutes les contingences. Toutes. …/… Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même.”
Autre enjeu de la lecture : la vie citoyenne. La lecture est toujours perçue comme une menace par ceux qui détiennent le pouvoir, car lire, c’est se doter de connaissances, découvrir d’autres modes de fonctionnement, se doter d’un libre arbitre et devenir à même de se libérer des emprises dont on est l’objet. D’ailleurs, comme le précise Alberto Manguel, “L’histoire de la lecture est éclairée par une suite apparemment sans fin d’autodafés. Le livre est le fléau des dictatures. Puisqu’on ne peut désapprendre l’art de lire une fois qu’il est acquis, reste à en limiter la portée.” Lire et élire sont deux verbes qui ont plus à voir entre eux que leur simple consonance…
Enfin, si l’on accepte l’idée que les lecteurs peuvent transposer à la vie quotidienne les procédures qu’ils mettent inévitablement en œuvre lorsqu’ils lisent, on peut encore répertorier quelques apports supplémentaires de la lecture :
Lorsqu’on lit, on anticipe. Comme le dit Philippe Meirieu, “L’écrit nous permet de ne pas rester dans l’immédiateté, d’introduire du sursis, de la distance, de la réflexion”. Or, les technologies modernes de notre société consumériste nous plongent souvent dans l’immédiateté de la satisfaction de nos besoins ou de nos envies. Pour notre bonheur individuel ou collectif ?
Lire nous invite à relier les informations entre elles, à considérer le texte et les questions qu’il pose comme un ensemble, un système. Cette vision systémique apparaît aujourd’hui indispensable dans notre société technologique excessivement guidée par une réflexion héritée du Discours de la méthode de Descartes, à savoir la division des questions-problèmes en unités plus petites qui constituent alors des questions-problèmes simples, auxquelles on apporte des réponses simples, qui elles-mêmes deviennent des questions-problèmes, etc. Lire, c’est être plus intelligent (étymologiquement, inter-legere = relier). Ménandre : “Ceux qui savent lire voient deux fois mieux…”
Lire, c’est développer son empathie à l’égard de l’Autre. “C’est le cadeau empoisonné de la littérature, dit avec humour Geneviève Brisac, comprendre que jamais personne ne vécut sur Terre sans avoir son propre point de vue.” Or, faire société est grandement facilité lorsqu’on arrive à envisager que le point de vue de l’autre, différent du nôtre, s’explique et mérite d’être pris en compte.
Et bien entendu, lire donne accès à l’imaginaire et à la créativité, deux capacités dont nous avons tant besoin aujourd’hui pour nous éloigner des modèles dominants délétères dans lesquels nous sommes englués et ainsi développer de nouvelles pistes.
Lire, le propre de l’homme ?
On a longtemps considéré que les activités suivantes étaient de bonnes candidates au titre de “propre de l’homme” : la guerre, la fabrication d’outils, l’art, le deuil, l’enseignement, la séduction, l’agriculture, la démocratie, la paresse, le langage, le rire… Mais les récents travaux des éthologues nous apprennent qu’il n’en est rien. Bien entendu, les observateurs de l’espèce humaine retrouvent tous ces comportements chez nous, et à un niveau de complexité inégalé. François Verheggen, professeur de zoologie à l’Université de Liège, se demande ainsi dans son récent ouvrage intitulé La cigale et le zombie si ce niveau de complexité ne serait pas, finalement, le propre de l’homme. Or, comme le montre le début de cet article, la lecture est une activité éminemment complexe…
Nancy Huston, autrice de l’essai L’espèce fabulatrice explique quant à elle que ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, ce serait le fait que seuls les humains (se) racontent des histoires, dont ils gardent trace, depuis environ 5000 ans, en recourant à l’écrit et donc à la lecture : “Le Sens humain se distingue du sens animal en ceci qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de fictions.”
Bien entendu, être humain, c’est faire partie d’une espèce qui se caractérise par des comportements observables et objectivables. Comme la lecture. Hitler, par exemple, savait lire. Et nos contemporains qui lui ressemblent sont aussi des lecteurs…
Finalement, font-ils, faisons-nous, nous les primates humains, preuve d’humanité, au sens second de ce terme polysémique ? Sommes-nous capables de manifester de la bienveillance, de la compassion envers autrui, de la bonté, de la pitié, de la sensibilité ? Et la lecture peut-elle nous y aider ? On peut y croire, au moins un peu…
Jean KATTUS
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Jean KATTUS, organisée en février 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, 22 octobre 2018] Michel HODY, auteur de Crimes en rouche et blanc, est liégeois et s’est mis à la littérature après une carrière professionnelle pendant laquelle il avait publié des ouvrages techniques et de marketing. À la retraite, il se jeta dans l’écriture de romans policiers. Ses romans offrent la singularité de se dérouler dans la région liégeoise, principalement, au XIVe siècle, sous le règne du prince-évêque, Adolphe de la Marck.
C’est peut-être son “ancienne” façon d’aborder le monde (management…) qui se traduit dans ces romans policiers, époque Moyen Âge, où les actions et les personnages sont scrutés, décrits et dessinés dans une reconstitution modernisée de la langue et des comportements. C’est ce qu’on connaissait du travail de Michel Hody. Récemment, il vient donc de publier aux éditions Murmure des soirs un livre tendance polar, bien que ce genre aujourd’hui n’ait plus rien à voir avec la noirceur du genre qui fut celui des débuts. Ce sont plutôt les thrillers qui ont pris le relais. Et c’est le cas du dernier roman en date de l’auteur.
Liège, printemps 1982. Les “Rouche et Blanc” viennent de se qualifier pour la Coupe des Vainqueurs de Coupe. Le nouvel entraîneur du club, le renommé Oswaldo, est assassiné dans sa chambre d’hôtel. Son corps est découvert par le journaliste sportif Mike Scalais, venu l’interviewer. Le commissaire André Lecomte, ami du journaliste, est chargé de l’enquête qui s’annonce ardue. Aucun mobile… La mafia liégeoise serait-elle à l’origine de ce qui semble une exécution ?
Ça commence à Bruxelles, d’où est envoyé en exil à Liège le journaliste sportif Mike Scalais, un peu vache, naïf et sans véritables scrupules. Le drame, le mal, le moteur du mal se situent dans le milieu du football et des pronostics de ce sport où le fric et les nationalismes aujourd’hui l’emportent sur tout. Évidemment nous avons le “casting” classique du genre : un commissaire de police, un inspecteur, un journaliste, des politiciens véreux, un pédophile, de jeunes innocentes et de fieffés salauds.
La mafia intervient, et comme on le sait, tout ce qu’elle fait et dit dans les romans ou dans les films n’appartient évidemment jamais au réel. Le réel est beaucoup plus “trash” et la mafia de proximité, beaucoup plus discrète et terrifiante.
Michel Hody, dans un souci de méticulosité, charge son roman de détails et de descriptions de lieux, les personnages à la psychologie élémentaire sont mis en scène du point de vue de leurs comportements (à Liège, dans le registre “policier”, on est héritier de Simenon ou on n’est rien) et les rebondissements ne manquent pas. Les accents, caricaturés, pointent les personnages de façon outrancière parfois et les situations en sont un peu éventées. Mais il n’en demeure pas moins que l’auteur sait mener sa barque au milieu des dangers d’un genre aux clichés bien arrimés.
Raconter un polar équivaut à raconter un film à son meilleur ennemi. Cependant, pour que le lecteur puisse entrevoir de quoi se nourrit ce polar aux accents de scandales journaliers, il suffit de lui dire que tout ce qu’il y a de pire dans le monde cynique du foot-bizness fait partie de la matière romanesque de l’auteur : les paris truqués et la mafia locale (et internationale) toujours prête à offrir un p’tit blanc sur le zinc pour dénouer les langues. C’est après qu’on les coupe.
Daniel Simon
Michel Hody se raconte (2019) :
“Après des études greco-latines et deux candidatures en philologie romane à l’université de Liège, j’ai obtenu une licence en sciences de la communication à l’institut Saint-Luc, à Ramegnies-Chin (Tournai). Puis j’ai été successivement chef de publicité dans une agence de publicité bruxelloise pendant quatre ans, dirigeant d’un club de football professionnel (le Standard de Liège) puis directeur d’une agence de développement économique à Seraing (AREBS). J’ai également donné des cours de marketing à l’IFAPME du Château Massart à Liège. J’ai publié deux ouvrages techniques en matière d’économie : La puberté de l’acheteur et Marketing pratique. J’habite Embourg depuis 35 ans où je partage maintenant mon temps entre le sport, l’administration de sociétés d’économie sociale marchandes et l’écriture.
De Roses et de Sang est ma première oeuvre de fiction, éditée en 2010 . Elle met en scène Amaury de Montségur, dit le Cathare, un des hommes de confiance du prince-évêque Adolphe de la Marck, chargé par ce dernier, d’enquêter sur la disparition d’un moine, porteur d’une somme importante. Accompagné de son second, Rheinhardt van Vossem, Amaury va résoudre une intrigue riche en rebondissements, avec en toile de fond, la ville de Liège au 14e siècle. Ce thriller moyenâgeux ayant connu un excellent accueil, tant de la critique que des lecteurs, j’ai poursuivi les enquêtes du Cathare, l’année suivante, par un deuxième opus, Le secret du Khazar se déroulant entre Liège et la prévôté d’Embourg-Sauheid. Avec un troisième épisode Sombres Vendanges, dans l’automne liégeois. Une saison propice à la vinification des cépages des coteaux mosans, aux parties de chasses sur les terres du prince-évêque, mais aussi au déchaînement d’agressions sauvages qui frappent inconsidérément, un modeste scribe du palais, un maître-houilleur et un noble de l’entourage d’Adolphe de la Marck.
Un quatrième ouvrage, avec mes héros récurrents, Pâques sanglantes les entraîne en Occitanie, au village natal d’Amaury. Ce séjour, qui devait représenter des espèces de vacances, va au contraire prendre des couleurs dramatiques. La sœur d’un nobliau local a disparu sur la route d’Arles et n’a plus donné signe de vie. Son frère, désemparé, supplie Amaury de retrouver sa parente. Louvoyant entre non-dits, secrets de famille, traces d’un trésor romain, contrebande de sel mais aussi dans le climat de la sanglante croisade des Pastoureaux : autant de pièces disparates qui perturbent leurs recherches, ou de plus, trop de morts suspectes viennent endeuiller un coin d’apparence si calme.
J’ai également eu l’honneur et le plaisir de présenter ces livres, il y a trois ans à l’apéro littéraire, organisé au Grand Curtius et le dernier en date Crimes en Rouche et blanc, au mois de février 2019. Une nouvelle enquête d’Amaury, Lune de miel en enfer est à l’édition et se trouvera dans toutes les bonnes librairies, au début 2020.”
Michel Hody
Bibliographie
2010 : De roses et de sang (une enquête d’Amaury le Cathare ; éd. Noir dessin) ;
2013 : Le secret du Khazar (une enquête d’Amaury le Cathare ; éd. Noir dessin) ;
La conséquence psychologique d’avoir une histoire familiale marquée par l’Holocauste, c’est que l’on ne tient jamais rien ni personne pour acquis…Nous n’avons jamais le sentiment qu’une chose nous est due et nous sommes reconnaissants quand le destin nous est favorable
Rosalie Silberman Abella, Juge à la Cour suprême du Canada,
L’acte d’écrire peut ouvrir tant de portes, comme si un stylo n’était pas vraiment une plume, mais une étrange variété de passe-partout.
En 2017, notre confrère Michel s’est également fendu d’un ouvrage sur l’innovation dans la collection ‘L’Académie en poche’ : Innovation : effet de mode ou nouvel équilibre ? Il résume son texte comme ceci : “Machiavel disait déjà : ‘Lors de périodes calmes, ceux qui nous gouvernent ne pensent jamais que les choses changent. C’est une erreur humaine commune que de ne pas s’attendre aux tempêtes, par beau temps.’ Nous traversons une période de transition qui voit l’obsolescence des modèles d’autrefois et l’éclosion de nouveaux paradigmes. Cette période de ‘crise’ enregistre des changements, certains inévitables car exogènes et d’autres qui seront le résultat de nos décisions. Pour y faire face, l’innovation sera une arme cruciale mais délicate. Il s’agit ici de définir, démystifier et structurer le concept d’innovation pour adopter un langage commun et éviter les interprétations erronées et nébuleuses qui ouvrent la porte à la subjectivité, car un monde innovant implique non seulement l’importance d’un savoir et d’un savoir-faire mais aussi celle d’un savoir-être et d’un savoir-devenir.“
Non content d’avoir déjà commis une nouvelle et une tribune libre dans nos pages, le voilà romancier (en quête d’éditeur : à bon entendeur…). Quand on lui demande ce que l’on peut trouver dans La pomme et le raifort, l’auteur commente : “Toute vie est une aventure unique mais pour d’aucuns, elle s’accompagne de déracinements, soubresauts et voyages dans des contrées réelles ou imaginaires, imprévues et surprenantes, voire dangereuses. De la vie aujourd’hui disparue des shtetls de Pologne à l’immigration chaotique des années 20 et, par-delà, à l’intégration en Europe occidentale, la guerre, la Shoah et la reconstruction des personnes et de la société, tel est le thème de ce roman. C’est une histoire compliquée mais aussi complexe car souvent imprévisible, tantôt drôle et tantôt dramatique, à travers le jeu des portes suivantes :
Du café de Flore à la boulangerie bruxelloise, porte des souvenirs
Les années d’airain, porte du déracinement
Les lumières de la grande ville, porte des paillettes
Paris-Bruxelles, porte de la transhumance
Den â met , porte des petites gens
Les noces, portes de l’impossible harmonie
Un homme rangé, porte de la raison
La famille s’agrandit, porte des espoirs
Menaces à l’est, porte de l’angoisse
Paix fragile, guerre facile, porte des dangers
La libération, porte du renouveau
Nouvelle vie, nouvelles découvertes, porte de l’anticipation
Retour au bercail et à la névrose, porte de la nostalgie
A la coupe moderne, porte des petits pas
Les vacances à la campagne, porte de la joie
La découverte de l’altérité sexuelle, porte du plaisir
Amour, sexe et nouveaux horizons, porte de l’aventure
Trahison, porte des brumes
Décisions familiales, porte verrouillée
Rencontre, porte de la reconstruction
Terrible toux, porte de la vieillesse
Porte des métiers
Tangissart, porte de la jeunesse
Porte de la carrière
Porte de l’infini
Porte de la vie
Et demain, porte grande ouverte..”
Les premières lignes du roman, à titre de mise-en-bouche…
“Quatre rangs de bracelets, une double chevalière cloutée de diamants, une chaîne entourant à la fois un pouce et le poignet correspondant, elle portait un gilet de cuir fin sur un top en soie noire, son sac Hermès en crocodile posé sur la table de la terrasse du café de Flore, à Saint Germain. Une Américaine cougar, dans la cinquantaine, discutait chiffons et hommes, visiblement aussi éphémères les uns que les autres, avec une autre dame de même féline espèce.
Marcel les observait avec une certaine insistance, tant elles étaient caricaturales, sans que cela n’éveille leur attention car avec vingt ans de plus, il n’était plus une proie intéressante pour ces carnassières parfumées, bottées et bijoutées. Tout juste un lion vieillissant à la crinière plus sel que poivre, et son plein d’histoires, de souvenirs et quelques projets, comme antidote à la fuite du temps.
Le même sentiment de vacuité l’avait envahi six mois plus tôt au Sea lounge de l’hôtel TAJ MAHAL à Bombay.
A gauche, la Porte des Indes surplombait cette place peuplée de bateleurs, marchands à la sauvette et mendiants professionnels tandis qu’à droite, des centaines d’embarcations hétéroclites et improbables oscillaient devant quelques cargos et pétroliers ancrés au large, dans la mer d’Arabie.
Le gin-tonic vintage du Sea Lounge et cette vue d’un monde post-colonial faisaient s’envoler les pensées : Kipling, l’Inde des maharadjahs, l’éphémère et l’intemporel, l’urgent et l’important, les racines historiques et le futur incertain.
L’Inde, qu’il avait découverte à près de cinquante ans, l’avait conquis par sa diversité de cultures, de langues et de religions mais aussi par cette coexistence pacifique de la misère et de la richesse, de la beauté et de la laideur. Le petit vendeur de thé et sa charrette à bras était installé sous les murs d’un château urbain dont le propriétaire ne manquait pas, chaque matin, en sortant chez lui, de tailler une bavette avec l’homme simple qui lui vendait sa tasse de chaï pour quelques roupies. Et cette attitude était assez commune dans le sous-continent indien où, par le truchement des réincarnations successives, le riche serait peut-être pauvre et inversément, dans une vie ultérieure, du moins, le croyaient-ils.
Il rêvassait à cette rencontre quasi hebdomadaire avec un autre mendiant, un jeune Roumain nommé Alexandre, près d’une pâtisserie bruxelloise où il quémandait son obole auprès des acheteurs de pistolets et de croissants du dimanche matin.
Le sachant membre, malgré lui, d’un groupe de mendicité organisée, il préférait lui donner un croissant plutôt que de l’argent et, au fil du temps, ils échangèrent quelques idées sur la vie, le monde et sa situation.
Un beau dimanche matin, Alexandre lui dit : “Toi, tu as de la chance !”
Marcel fut interloqué car, hic et nunc, oui, par rapport à lui, il avait certes de la chance mais déjà son esprit évoquait un passé dont Alexandre venait, à son insu, de soulever le couvercle.
Il est vrai que Marcel était déjà le résultat d’une double aberration statistique : ses parents avaient survécu par miracle à la Shoah et, après la guerre, de longs conciliabules avaient eu lieu sur la question de sa naissance ou non car il était un accident des retrouvailles de parents flirtant avec la cinquantaine.
Ainsi, le passage de fœtus à narrateur fut-il des plus aléatoires.
Rentré chez lui avec les pistolets, il exhuma quelques vieilles valises en carton et cuir bouilli, remplies de photos du dix-neuvième et vingtième siècle et une foule d’histoires et de légendes familiales refit surface…“
[ARLLFB.BE] Membre belge littéraire de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, du 10 novembre 1990 au 11 août 2014, au fauteuil 26 (prédécesseur : Georges Simenon ; successeur : Amélie Nothomb)
BIOGRAPHIE
C’est avec Les Habits neufs du Président Mao, publié en 1971, que Simon LEYS, pseudonyme de Pierre Ryckmans, né à Anvers en 1935, s’est fait connaître du grand public. Il y développait une thèse centrale : plutôt qu’un mouvement de masse issu de la base contre les privilèges et les classes, la Révolution culturelle chinoise n’était qu’une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, qui se pratiquait par l’élimination des rivaux, des opposants et bientôt de tout qui pût incarner une pensée : professeurs, intellectuels, artistes, écrivains. Historien d’art de formation, il s’était intéressé à la littérature, à la peinture et à la calligraphie en Chine qu’il qualifiait de “l’autre pôle de l’expérience humaine“, “l’autre absolu“. Confronté à une civilisation en tout point opposée à la nôtre, il remet en question tout ce qui, jusque-là, lui avait paru évident. Mais voilà que, jour après jour, sur les rivages de Hong Kong où il vivait, la mer charriait son lot de cadavres et de rescapés à la nage qui témoignaient de l’horreur qu’ils avaient réussi à fuir. Pour échapper à la honte du silence complice, il ne lui restait qu’à écrire et à témoigner.
Ce livre fut accueilli en France par des volées de bois vert de la part des journaux ou des intellectuels les plus en vue, ou par le mépris ou l’indifférence. Son combat se transforme en un combat contre le mensonge et l’aveuglement. Son œuvre s’apparente à une quête de la vérité. Son moteur est l’indignation. Elle dévoile surtout une pensée à rebours qui trace sa voie à contre-courant du fleuve, une pensée libre sans cesse en éveil qui ne se réclame d’aucune figure tutélaire, une pensée concrète qui, tentant d’élucider les zones d’ombre, se forge à l’épreuve des faits ou des textes et s’adresse au lecteur sans artifice ou appareil conceptuel. Quatre essais sur la Chine suivront : Ombres chinoises (1974), Images brisées (1976), La Forêt en feu (1983), L’Humeur, l’honneur, l’horreur (1991).
La mer a exercé sur lui une fascination constante. Au commencement, il y avait la mer. Simon Leys le pensait volontiers lui qui, dans sa préface à sa monumentale Anthologie de la mer dans la littérature française (Plon, 2003) cite Hilaire Belloc : “C’est sur la mer qu’un homme se rapproche le plus de ses origines et se trouve en communion avec ce dont il est issu, et à quoi il retournera.” Pour rien au monde, il n’aurait manqué une sortie en mer, à condition que ce fût en voilier. Quand il était étudiant, il n’avait pas hésité à embarquer à bord d’un thonier breton, le Prosper, un bateau qui, sous sa plume, devient un personnage du récit qu’il publie. Pour tenter d’élucider le mystère du naufrage, en 1629, d’un joyau de la Compagnie hollandaise des Indes, le Batavia, Simon Leys partagea la vie des pêcheurs de langoustes sur l’archipel inhabité d’Abrolhos. Les trois cents rescapés du naufrage réussirent à se réfugier sur quatre îlots de l’archipel. À peine sauvés de la noyade, ils tombèrent sous l’emprise d’un des leurs, “un psychopathe qui les soumit à un régime de terreur puis, secondé par une poignée de disciples, entreprit méthodiquement de les massacrer, n’épargnant ni les femmes ni les enfants.” Anatomie d’un massacre, tel est le sous-titre du récit Les Naufragés du Batavia (Arléa, 2003) qui décrit l’entreprise sanguinaire consécutive au naufrage, une expérience en laboratoire du phénomène totalitaire, observé auparavant en Chine, qui, selon son analyse, serait tributaire de la réunion de trois facteurs : un psychopathe intelligent et charismatique, un groupe d’hommes de main prêts à tout et une foule de braves gens qui ne veulent pas de problèmes.
Lui que les hasards de la vie avaient conduit à vivre d’île en île, Taïwan, Hong Kong et finalement l’Australie où il s’était installé avec sa famille, avait choisi la mer pour que, après sa mort, ses cendres y fussent dispersées, à l’image de sa vie même où, retiré du monde, il n’avait cessé de s’effacer derrière son oeuvre, répugnant aux interviews et aux manifestations censées le porter sur le devant de la scène. Cet effacement, qui fait songer à Beckett, Gracq, Blanchot ou Michaux, est une composante intime de la tâche du traducteur qu’il qualifie d’’homme invisible’. Le traducteur “s’emploie à effacer toute trace de sa propre existence. (…)” Simon Leys, s’est très tôt attelé à traduire les textes qui lui étaient chers. Selon lui, “on ne peut vraiment bien traduire que ce qu’on aurait aimé écrire soi-même.” Ainsi, Les Entretiens de Confucius, La Mauvaise Herbe de Lu Xun, Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère de Shitao, traductions qui trouvent naturellement place dans son œuvre, aux côtés de ses ouvrages originaux.
“La traduction est la forme suprême de la lecture“, écrivait-il. Et il était un immense lecteur, lui qui affirmait “fréquenter les livres plus que les gens.” En lisant ses livres, les siens, où se bousculent les citations et les épigraphes, on a le sentiment que toute la littérature du monde est passée par ses mains, du moins celle qui s’écrit en anglais, en français ou en chinois. Dans Les Idées des autres (Plon, 2005), il prend plaisir à compiler les citations, classées par thèmes, de ses écrivains de cœur aux premiers rangs desquels figurent ses compagnons de route : Chesterton, Orwell, Conrad, Simone Weil, Segalen, Michaux, Kafka… qui se retrouveront au centre de ses essais : L’Ange et le Cachalot (Le Seuil, 1998), Protée et autres essais (Gallimard, 2001), Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 2012).
Auteur d’un seul roman, La Mort de Napoléon (1986), c’est dans ses essais que Simon Leys fait montre d’une intuition qui, comme poussée par le vent de la langue, ouvre chez le lecteur les portes de l’imagination. Lui qui, toute sa vie, s’est érigé contre le totalitarisme de la politique et de la pensée, s’est réfugié dans l’humour et dans la beauté pour ne pas désespérer du monde et des humains.
Jean-Luc Outers
BIBLIOGRAPHIE
Les habits neufs du Président Mao. Chronique de la révolution culturelle, essai, Paris, Champ libre, 1971.
Ombres chinoises, essai, Paris, Union Générale d’Edition, coll. “10-18», 1974.
Images brisées, essai, Paris, Laffont, 1976.
La forêt en feu. Essai sur la culture et la politique chinoises, essai, Paris, Hermann, 1983.
Orwell ou l’horreur de la politique, essai, Paris, Hermann, 1984 (rééd. Plon, 2006).
La mort de Napoléon, roman, Paris, Hermann, 1986 (rééd. Bruxelles, Labor, coll. “Espace Nord», 2002; rééd. Paris, Plon, 2005).
Leys, l’homme qui a déshabillé Mao : un intellectuel face aux maoïstes
[LEMONDE.FR, 3 février 2024] Portrait d’un sinologue belge qui, le premier, a regardé la réalité du maoïsme en face, et a été cloué au pilori pour avoir eu le tort d’avoir raison trop tôt.
Pour avoir décrypté dès 1971, dans Les Habits neufs du président Mao, les ressorts de la Révolution culturelle – une stratégie de Mao pour garder le pouvoir malgré le criminel échec du Grand Bond en avant –, Pierre Ryckmans (Simon Leys est un pseudonyme) a été ignoré, méprisé, voire traîné dans la boue par ceux qui tenaient le haut du pavé, y compris Le Monde. Il faudra attendre 1983 pour que Bernard Pivot l’invite à s’exprimer à la télévision, dans un numéro d’Apostrophes d’anthologie au cours duquel le sinologue étrille l’une des maoïstes les plus ferventes, Maria Antonietta Macciocchi, également présente sur le plateau.
Un documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler présente à grands traits sa vie, de sa naissance, en 1935, dans une famille bruxelloise à son décès, à Sydney, en 2014, en passant bien sûr par son séjour à Hongkong au milieu des années 1960 et ses six mois comme conseiller culturel à l’ambassade de Belgique à Pékin en 1972. Pourtant, ce film est, en fait, autant consacré aux errements des maoïstes qu’à la biographie du briseur d’idoles.
Myopie collective
Au-delà de Mme Macciocchi, mais également de Philippe Sollers et d’André Glucksmann, le film dénonce toute une génération pour laquelle l’idéologie ne reposait sur aucun savoir. S’il a été, lui aussi, fasciné par le maoïsme, Simon Leys a fait l’effort d’apprendre le chinois, de lire minutieusement la propagande qui parvenait à Hongkong et de discuter avec les réfugiés qui, au péril de leur vie, fuyaient la Chine continentale pour trouver refuge dans la colonie britannique. Un travail de chercheur consciencieux, qui lui valut d’être traité ‘d’agent de la CIA‘.
L’un des principaux intérêts du documentaire est de donner la parole à plusieurs acteurs ou témoins-clés de cette époque, dont Amélie Nothomb, fille d’un diplomate belge qui a directement travaillé avec Ryckmans à Pékin, et surtout René Viénet, l’un des rares sinologues à avoir soutenu Simon Leys dès le début. “On a imposé la vérité contre des gens qui étaient puissants, bien organisés et odieux“, témoigne-t-il.
A part l’inénarrable Alain Badiou, butte-témoin d’une époque révolue, rares sont aujourd’hui les intellectuels à se déclarer maoïstes. Mais il faudra attendre le massacre de la place Tiananmen, en juin 1989, pour que les analyses de Simon Leys emportent définitivement l’adhésion. Les dégâts de cette myopie collective ont été considérables. Si Simon Leys a fini sa vie en Australie, c’est notamment parce que l’université française n’a pas voulu lui offrir un poste.
A travers ce portrait, le documentaire fait le procès d’une génération d’intellectuels et de sinologues français. On peut donc regretter qu’il ne s’attarde pas davantage sur la personnalité de son héros, le rôle de ses convictions religieuses chrétiennes ou son immense talent littéraire, qui faisait de Leys un redoutable polémiste.
Découvrir
Des décennies plus tard, c’est avec délectation que l’on continue de dévorer Les Habits neufs du président Mao (Ivrea) ou ses Ombres chinoises (Champ libre, 1974), alors que les écrits de ses adversaires sont tombés dans l’oubli. Si le documentaire apporte peu à ceux qui connaissent Simon Leys, il a le mérite de faire découvrir cette grande figure intellectuelle et humaniste à tous les autres.
Frédéric Lemaître
[LIBERATION.FR, 3 février 2024, extraits] Dans la catégorie dézingage, c’est un moment de choix. La scène se passe le 27 mai 1983 sur le plateau d’Apostrophes, alors la grand-messe du livre ordonnée par le pape des lettres Bernard Pivot. Ce jour-là, il reçoit quatre invités pour parler des ‘intellectuels face à l’histoire du communisme’. Parmi eux, la journaliste, écrivaine et femme politique italienne Maria-Antonietta Macciocchi qui vient de publier Deux mille ans de bonheur, un ouvrage sur son compagnonnage avec la gauche communiste et ses voyages, notamment en Chine. Face à elle, un inconnu ou quasi : Simon Leys, sinologue averti et lucide, précis et rigoureux mais non sans esprit, l’intellectuel cingle la passionaria maoïste pour son précédent ouvrage De la Chine. […] “De son ouvrage De la Chine, ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale ; parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie.” Puis Leys démonte une thèse avancée par l’autrice : “dire que le maoïsme, c’est la rupture avec le stalinisme, ça va à l’encontre de toute évidence historique connue de tout le monde.“
A court d’arguments, Macciocchi s’agite, s’offusque, s’essouffle. Ce soir-là, Simon Leys sort de l’anonymat et de l’ostracisme où il a été relégué par l’intelligentsia et l’establishment. Ces beaux esprits épris d’un culte délirant pour le Grand Timonier et son bréviaire, le Petit Livre rouge. En consacrant un film à cet intellectuel libre et incisif, Fabrice Gardel et Mathieu Weschler éclairent le parcours trop méconnu du ‘plus lucide contempteur des crimes de Pékin’ et rétablissent des vérités.
Enquêté, agrémenté d’archives et d’entretiens avec des observateurs (…) et des proches du spécialiste, Leys, l’homme qui a déshabillé Mao est d’abord un document sur la cohérence, l’unité et la ténacité d’un homme seul et détesté. C’est également un précieux rappel historique sur la grande boucherie du communisme chinois revisitée dans le climat d’hystérie idolâtre qui s’est emparée du milieu intellectuel et politique dans les années 60 à 80, notamment dans les colonnes de Libération. Le décalage est édifiant entre la ferveur révolutionnaire des thuriféraires de Mao en France, dont l’écrasante majorité ne parle pas chinois et ne s’est jamais rendue en Chine, et la clairvoyance courageuse de Leys […]
Simon Leys, né Pierre Ryckmans en 1935 en Belgique, découvre la Chine à 20 ans à la faveur d’un voyage étudiant. Le “choc fondateur” produit par cette première visite va conditionner son existence. Le jeune Belge arrête ses cours de droit, se lance dans des études de chinois et arpente le pays, sac à dos et carnet de voyage en poche. Séjourne à Taiwan, au Japon. “Il devient un lettré chinois“, rappelle René Viénet, l’ami-éditeur de Leys et, lui aussi, fin connaisseur de la Chine. En 1963, Leys s’installe à Hongkong […] Là, en passionné empirique du terrain et de la langue chinoise, il prend la mesure de la “lutte de pouvoir terrible entre Mao Zedong et le Parti communiste et de ce que le peuple en est la victime.” Les cadavres de la boucherie maoïste finissent par arriver dans les eaux de Hongkong. “Je ne peux pas rester en dehors, je dois prendre position, sinon je ne pourrai plus me regarder dans la glace“, raconte Simon Leys dans une archive. L’ancien étudiant “apolitique, avec un intérêt assez exclusivement culturel” pour la Chine, s’engage pour raconter l’envers de la campagne des Cent Fleurs, du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle qui a raflé des dizaines de millions de vies entre 1957 et 1976.
[…] Sur les conseils de René Viénet, Pierre Ryckmans devient Simon Leys et rédige les Habits neufs du président Mao en 1971, une synthèse de documents repérés par Leys et de témoignages recueillis à Hongkong. “On avait sous les yeux l’évidence, l’immensité de cette terreur atroce que représentait le maoïsme pour la Chine“, dit Leys. Il est insulté, vilipendé par la gauche intellectuelle et les médias qui lui sont proches, le Monde, le Nouvel Observateur, la revue Tel Quel du très ‘Mao-béat’ Philippe Sollers. Certaines archives sont aujourd’hui aussi comiques que pathétiques sur le niveau d’aveuglement et de bêtise alors atteint. La funeste mode maoïste finira par pâlir après la mort du Grand Timonier et le grand massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge […]
Mais elle est toujours là, cependant, assise nue au bord du lit, belle, forcément belle. Un peu d’une lumière crue filtre à travers les rideaux, qui rend sa peau plus blanche encore et, dans le même temps, confère à sa chevelure une blondeur retrouvée. Troublé, il l’observe à la dérobée, s’attarde à ses seins tandis qu’elle aussi fuit son regard gris. Il hésite, se rapproche, voudrait la prendre dans ses bras, va le faire sans doute, pour la rassurer ou se rassurer lui-même. Son parfum emplit ses narines. Souvent, cédant à la mode, toutes les femmes ont la même odeur, elle non, cette fragrance est personnelle, unique, intime. Ses lèvres effleurent sa nuque. Je ne sais pas, dit-elle, alors il l’embrasse, avidement, lui évitant de prononcer des mots qu’elle cherche encore, qu’il devine déjà, qu’aucun n’a envie d’entendre. Ils feront donc l’amour, c’est ainsi qu’il a toujours fait taire ses angoisses.
Plus tard, sortant de la salle de bain, elle se tient à nouveau nue, face à lui, avec un naturel dénué de toute provocation, ce qui d’ailleurs lui plaît davantage. Il la contemple longuement, attentivement, ne pouvant la photographier (elle s’y refusera toujours), il enregistre cette image qui le poursuivra longtemps, il le sait déjà. Avec une tendresse particulière pour son ventre, émouvant dans son imperfection, sur lequel il y a peu reposait sa tête après qu’en elle il s’était abandonné, se demandant comment il a pu alors que toujours il s’y est refusé, pourquoi cette soudaine confiance ou bien en a-t-il fini avec la peur d’une paternité ? Il se souvient comment et combien de fois il a essayé de repousser le sommeil qui l’envahissait, voulant la contempler, une fois au moins, endormie, paisible, infantile et vulnérable. Mais il n’y parviendra jamais et s’étonnera, chaque matin, de la découvrir à ses côtés, comme une promesse miraculeusement renouvelée.
Tout à l’heure ils marchaient, ils marcheront encore dans les rues de cette ville étrangère qui, désormais, intégrée à leur histoire, ne l’est plus. Il lui tiendra la main qu’en même temps il caressera, non qu’il veuille la retenir mais la permanence du contact physique lui est nécessaire. Ils croiseront d’autres couples qui leur souriront, croyant se reconnaître en eux, alors que. La traversée du parc lui rappellera une promenade faite ensemble dans un jardin, au pied des murailles de leur ville, parmi des senteurs florales qu’exacerbait la proximité d’un orage, je ne sais pas si tu te souviens, lui dira-t-il, sachant sa mémoire parfois défaillante, mais oui bien sûr et même que, tous les deux, nous étions vêtus de mauve. C’est exact, et jusqu’à ses paupières qu’elle avait ainsi exceptionnellement fardées. Je commence à fatiguer, dit-elle, alors ils s’assoient côte à côte à une terrasse, poursuivant une conversation à peine entamée, mais ce dont on parle importe peu, c’est dans les silences que l’on se reconnaît.
Elle frissonne, malgré la proximité d’un brasero, c’est vrai que le soleil reste froid, puis il la sait frileuse de toute manière. Elle allume une cigarette, lui sourit. Personne ne fume jamais dans tes histoires, dit-elle. Non, en effet, personne, jamais, il ne s’en était même pas aperçu tiens, il fallait qu’elle débarque dans sa vie pour ajouter des volutes à la volupté. Mais quelle drôle de remarque quand même, se dit-il, est-ce donc là tout ce qu’elle a retenu de ce que j’ai écrit ? C’est bien elle de s’attarder à un détail aussi futile, pour peu il la croirait superficielle s’il ne la savait capable de bien plus de profondeur et de sensibilité, se protégeant probablement derrière une apparente légèreté qui, par ailleurs, l’apaise lui. Une mouette est là, qui récolte quelques mies de pain, puis s’envole. Il se revoit chez elle, assis dans le sofa, observant par la fenêtre le vol des hirondelles tandis qu’il lui caresse le dos, la nuque, les cheveux. Sous la couverture, il pose la main sur sa cuisse, ne peut l’embrasser à cause de la cigarette, pardon dit-elle, et il a le sentiment que c’est de bien davantage de choses qu’elle s’excuse mais, par avance, il lui a déjà tout pardonné.
Il imagine quels peuvent être ses doutes et tous ces mots s’entrechoquent, l’incertitude, l’instabilité des sentiments, du désir, comment ils naissent et disparaissent, la crainte de ne pas aimer assez, de l’être trop, étouffé, enfermé dans une relation dont on ne pourrait s’échapper qu’au prix de blessures, comme celles qui aujourd’hui encore, et les différences, toutes ces différences que l’on veut ignorer et qui pourtant, immanquablement, à commencer par la différence d’âge d’ailleurs. Il devine tout cela, lui dont la vie n’a, en définitive, été qu’un long questionnement et pourtant, là, il ne doute plus, il sait, croit savoir à tout le moins, a atteint avec elle une légèreté qui, jusqu’ici, lui était inconnue. Il lui laissera entrevoir cette évidence qui nécessite d’être partagée, pas trop cependant pour ne pas l’effrayer davantage.
Ils se lèveront et repartiront, main dans la main, puis impromptu elle éclatera de rire, parce qu’elle est ainsi, ne pouvant persister dans la mélancolie, joyeuse somme toute, de la même manière écrit-elle sa vie tandis que lui s’arrête d’écrire pour la regarder vivre. Il se dit qu’en définitive, les hommes de cinquante ans sont bien vulnérables. Ensuite, au musée, ils parcourront les salles à contresens des touristes, échangeant leurs impressions, se découvrant au travers de la peinture. Parfois, il osera une explication, ne voulant ni l’ennuyer ni la vexer, il lui dissimulera une partie de son savoir ainsi qu’il le fait de la profondeur de ses sentiments. Et moi, dit-elle soudain, si j’étais un tableau, lequel choisirais-tu ? Il dirait bien un Mondrian, pour l’apaisement qu’il lui procure, mais ce serait trop long à expliquer, alors il évoque un préraphaélite, le Lady Godiva de Collier, et ils rient de ce qu’il est convenu d’appeler un private joke.
Plus tard, ils iront manger à une terrasse où elle aura froid, une fois encore, mais où elle pourra fumer, un asiatique, oui, un thaï ce serait bien. Ils boiront quelques Singha pour étancher une soif attisée par les épices, se toucheront par-dessus, par-dessous la table, riront encore de leurs souvenirs, préservant une complicité à laquelle ils ne voudraient pas, ne voudront pas renoncer. Jamais, sans doute. Puis, le regard troublé par la bière peut-être, elle lui dira. Ces mots que tu attends, je voudrais sincèrement pouvoir les prononcer mais te mentir, nous mentir, ça je ne le veux pas.
Ce texte faisait partie du tapuscrit original de “Comme je nous ai aimés“, mais n’a pas été repris dans le recueil. C’est donc un inédit qui est offert aux lecteurs de wallonica.org
“C’est un matin d’argent comme tous les matins d’argent. Je suis à mon bureau. C’est alors que le téléphone sonne ou que quelqu’un frappe à la porte. Je suis profondément plongée dans la machinerie de mes méninges mais, à contre-cœur, je réponds au téléphone ou j’ouvre la porte. Et l’idée que j’avais à portée de la main – ou presque à portée de la main – s’est déjà envolée.
Le travail créatif a besoin de solitude. Il a besoin de concentration, sans interruptions. Il a besoin de tout le ciel pour voler, sans qu’aucun regard n’en soit témoin, jusqu’à ce qu’il atteigne cette certitude à laquelle il aspire, mais n’a pas nécessairement ressenti tout de suite. L’intimité, donc. Un endroit à part – un rythme pour mâcher ses crayons, griffonner, effacer et griffonner à nouveau.
Mais aussi souvent, sinon plus souvent, l’interruption ne vient pas d’un autre, mais de soi-même, ou d’un autre soi au sein de soi, qui siffle et frappe à la porte et se jette, en éclaboussant tout, dans le lac de la méditation. Et que veut-il dire ? Que vous devez appeler le dentiste, que vous êtes à court de moutarde, que l’anniversaire de votre oncle Stanley est dans deux semaines. Vous réagissez, bien sûr. Puis vous retournez à votre travail, pour découvrir que les petits lutins de votre idée sont retournés dans le brouillard.
C’est cette perturbation interne – ce trublion intime – dont je voudrais suivre les traces. Le monde est un lieu ouvert et partagé et il distribue l’énergie de ses nombreux signes, comme un monde doit le faire. Mais que le soi puisse interrompre le soi – et le fasse – est une affaire plus sombre et plus curieuse.
Je suis, moi-même, au moins trois moi différents. Tout d’abord, il y a l’enfant que j’ai été. Bien entendu, je ne suis plus cet enfant ! Pourtant, de loin en loin, et parfois de pas si loin que ça, je peux entendre la voix de cet enfant – je peux ressentir son espoir, ou sa détresse. Il n’a pas disparu. Puissant, égocentrique, toujours à insinuer des choses – sa présence surgit dans ma mémoire, ou descend des rivières brumeuses de mes rêves. Il n’est pas parti, pas du tout. Il est avec moi en ce moment présent. Il sera avec moi dans la tombe.
Puis il y a le moi vigilant, le moi social. C’est celui qui sourit et fait office de gardien. C’est la part qui remonte l’horloge, qui me pilote à travers la vie quotidienne. Qui garde à l’esprit les rendez-vous qui doivent être pris, auxquels on doit se rendre ensuite. Il est enchaîné à mille obligations. Il traverse les heures de la journée comme si son mouvement même constituait la totalité de sa tâche. Qu’il cueille en chemin une fleur de sagesse ou de plaisir, ou rien du tout, c’est un problème qui ne le concerne guère. Ce qu’il a en tête nuit et jour, ce qu’il aime par-dessus tout autre chant, c’est l’éternelle avancée de l’horloge, ces mesures régulières et vives, et pleines de certitudes.
L’horloge ! Ce crâne lunaire à douze chiffres, ce ventre blanc d’araignée ! Quelle sérénité dans le mouvement des aiguilles, de ces fins indicateurs tout en filigrane, et quelle régularité ! Douze heures, et puis douze heures, et puis on recommence ! Manger, parler, dormir, traverser une rue, laver une assiette ! L’horloge continue à faire tic-tac. Tous ses possibles sont si vastes – sont si réguliers. (Notes bien ce mot.) Chaque jour, douze petites boîtes pour ordonner une vie désordonnée, et plus encore des pensées désordonnées. L’horloge de la ville sonne haut et fort, et la face sur chaque poignet bourdonne ou s’allume ; le monde marque le pas, à son propre rythme. Un autre jour s’écoule, un jour régulier et ordinaire. (Remarquez également ce mot.)
Supposons que vous ayez acheté un billet pour un avion et que vous ayez l’intention de voler de New York à San Francisco. Que demandez-vous au pilote lorsque vous montez à bord et que vous prenez votre place à côté du petit hublot, que vous ne pouvez pas ouvrir mais à travers lequel vous voyez les altitudes vertigineuses auxquelles vous êtes emportée loin de la terre amicale et si sécurisante ?
Bien sûr, vous voulez que le pilote soit son moi ordinaire et régulier. Vous voulez qu’il aborde son travail et le fasse avec rien de plus qu’un plaisir calme. Vous ne voulez rien de fantaisiste, rien d’inattendu. Vous lui demandez de faire, en mode routine, ce qu’il sait faire – piloter l’avion. Vous espérez qu’il ne rêvassera pas. Vous espérez qu’il ne s’égarera pas dans quelque méandre intéressant de la pensée. Vous voulez que ce vol soit ordinaire, pas extraordinaire. La même chose est vraie pour le chirurgien, le conducteur d’ambulance et le capitaine du navire. Laissez-les tous faire leur boulot, comme ils le font ordinairement, avec confiance, dans un environnement de travail familier, et pas plus. Cet ordinaire est la certitude du monde. Cet ordinaire fait tourner le monde.
Moi aussi, je vis dans ce monde ordinaire. J’y suis née. Et la majeure partie de mon éducation visait à me le rendre familier. Pourquoi cette entreprise s’est soldée par un échec est une autre histoire. De tels échecs se produisent, et ensuite, comme toutes choses, ils sont tournés au bénéfice du monde, car le monde a besoin de rêveurs aussi bien que de cordonniers. (Ce n’est pas si simple, en fait – car quel cordonnier ne se blesse pas parfois le pouce quand il est, comme on dit, “perdu dans ses pensées” ? Et quand ce bon vieux corps animal réclame de l’attention, quel rêveur ne doit pas de temps en temps descendre de son rêve éveillé et se précipiter au supermarché avant l’heure de fermeture, à défaut de quoi, il devra se résigner à avoir faim ?).
D’accord, mais ceci est également vrai : dans le travail créatif – quel qu’il soit – les artistes actifs dans le monde n’essaient pas d’aider le monde à tourner, mais à marcher plus avant. Ce qui est quelque chose de tout à fait hors de l’ordinaire. Un tel travail ne réfute pas l’ordinaire. C’est simplement autre chose. Ce type de labeur nécessite une perspective différente – un autre ensemble de priorités. Il ne fait aucun doute qu’il y a en chacun de nous un moi qui n’est ni un enfant, ni un serviteur des heures. C’est un troisième moi, occasionnel chez certains, tyran chez d’autres. Ce moi n’a plus d’amour pour l’ordinaire ; il n’a plus d’amour pour le temps. Il a soif d’éternité.
Il mobilise des forces – dans le cas du travail intellectuel parfois, pour le travail spirituel certainement et toujours dans le cas du travail artistique – des forces qui agissent sous son emprise, qui doivent voyager au-delà du décompte des heures et des contraintes de l’habitude. Ceci étant, son activité concrète ne peut pas être entièrement séparée de la vie. Comme les chevaliers du Moyen Âge, il y a peu que le créateur puisse faire sinon se préparer, corps et esprit, pour le labeur à venir – car ses aventures sont toutes inconnues. En vérité, le travail lui-même est une aventure. Et aucun artiste ne pourrait entreprendre ce travail, ni ne le voudrait, sans une énergie et une concentration extraordinaires. L’extraordinaire, c’est de cela que l’art est fait.
Il n’est pas non plus possible de contrôler – ou de réguler – la mécanique de la créativité. On doit travailler avec les forces créatives (à défaut, on travaille contre elles) ; en art, tout comme dans la vie spirituelle, il n’y a pas de position neutre. Surtout au début, il faut de la discipline ainsi que de la solitude et de la concentration. Établir un emploi du temps pour écrire est une bonne suggestion à faire aux jeunes écrivains, par exemple. Mais il suffit de le leur dire. Qui irait leur dire d’emblée qu’il faut être prêt à tout moment, et toujours, que les idées dans leurs formes les plus scintillantes, n’ont cure de toute notre discipline consciente, qu’elles surgiront quand elles le voudront et que, au milieu des battements rapides de leurs ailes, elles seront désordonnées ; imprudentes ; aussi incontrôlables, parfois, que la passion.
Personne n’a encore dressé de liste des endroits où l’extraordinaire peut surgir et où il ne le peut pas. Pourtant, il existe des indications. Il apparaît rarement dans la foule, dans les salons, dans les servitudes, le confort ou les plaisirs, il est rarement vu. Il aime le plein air. Il aime l’esprit qui se concentre. Il aime la solitude. Il est plus enclin à suivre celui qui prend des risques qu’à celui qui prend des tickets. Ce n’est pas qu’il dénigrerait le confort ou les routines établies du monde, mais son regard se porte ailleurs. Il cherche la limite, et il vise la création d’une forme à partir de l’informe qui est au-delà de cette limite.
Une chose dont on ne peut douter, c’est que le travail créatif exige une loyauté aussi complète que la loyauté de l’eau envers la gravité. Une personne qui cheminerait à travers les dédales de la création et qui ne le saurait pas – qui ne l’accepterait pas – est perdue pour de bon. Celui qui ne désire pas ce lieu sans toit, l’éternité, doit rester chez lui. Une telle personne est parfaitement digne, utile, voire belle, mais n’est pas un artiste. Une telle personne ferait mieux de vivre avec des ambitions plus adaptées et de créer ses œuvres pour l’étincelle d’un moment seulement. Une telle personne ferait mieux d’aller piloter un avion.
On pense souvent que les créatifs sont absents, distraits, imprudents, peu soucieux des coutumes et des obligations sociales. C’est, espérons-le, vrai. Car elles sont dans un tout autre monde, un monde où le troisième moi tient les rênes. Et la pureté de l’art n’est pas l’innocence de l’enfance, si cela existe. La vie de l’enfant, avec toutes ses colères et ses émotions, n’est que de l’herbe pour le cheval ailé – elle doit être bien mastiquée par ses dents sauvages. Il y a des différences inconciliables entre, d’une part, identifier et examiner les fabulations de son passé et, d’autre part, les habiller comme s’il s’agissait de figures adultes, propres à l’art, ce qu’elles ne seront jamais. L’artiste qui travaille concentré est un adulte qui refuse d’être interrompu par lui-même, qui reste absorbé et tonifié dans et par le travail – qui est ainsi responsable envers ce travail.
Le matin ou l’après-midi, les interruptions sérieuses au travail ne sont jamais les interruptions inopportunes, gaies, voire aimantes, qui nous viennent d’autrui. Les interruptions sérieuses viennent de l’œil vigilant que nous lançons sur nous-mêmes. C’est le coup qui dévie la flèche de sa cible ! C’est le frein que nous mettons à nos propres intentions. Voilà l’interruption à craindre !
Il est six heures du matin et je suis en train de travailler. Je suis distraite, imprudente, négligente des obligations sociales, etc. Tout est pour le mieux. Le pneu se dégonfle, la dent tombe, il y aura une centaine de repas sans moutarde. Le poème est écrit. J’ai lutté avec l’ange et je suis taché de lumière et je n’ai pas honte. Je n’ai pas non plus de culpabilité. Ma responsabilité ne concerne pas l’ordinaire ou l’opportun. Elle ne concerne pas la moutarde ou les dents. Elle ne s’étend pas au bouton perdu ou aux haricots dans la casserole. Ma loyauté va à la vision intérieure, d’où qu’elle vienne et de quelque manière que ce soit. Si j’ai un rendez-vous avec vous à trois heures, réjouissez-vous si je suis en retard. Réjouissez-vous encore plus si je n’arrive pas du tout.
Il n’y a pas d’autre manière de réaliser un travail artistique digne de ce nom. Et le succès occasionnel, pour celui qui s’y consacre, vaut tout. Les personnes les plus regrettées sur terre sont celles qui ont ressenti l’appel du travail créatif, qui ont senti leur propre pouvoir créatif agité et en ébullition, et ne lui ont donné ni force ni temps.”
Mary Oliver, Upstream, Collected Essays (2016, trad. Patrick Thonart)
Une anthologie des poèmes de Mary Oliver est en cours de traduction par Patrick Thonart : ils sont disponibles dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (2023)
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Artiste touche à tout avec un égal talent, Georges ISTA (Liège 12/11/1874, Paris 6/01/1939) a animé la vie culturelle wallonne sur les scènes liégeoises durant les années précédant la Grande Guerre. Avec Maurice Wilmotte, il contribue à l’organisation du premier Congrès de l’Association internationale pour la Culture et l’Extension de la Langue française (1905). Autre facette de la riche personnalité de Georges Ista, il apparaît comme l’un des pionniers de la bande dessinée qu’il pratique de ‘façon moderne’ dès le début du XXe siècle.
Dessinateur, aquafortiste, peintre, graveur sur armes, Ista a hérité de ses ancêtres tapissiers-garnisseurs d’une grande sensibilité artistique, à laquelle il ajoute un grand souci d’exactitude et un esprit certain de fantaisie, ce qui ravit le public liégeois. Alors qu’Édouard Remouchamps et Henri Simon font le triomphe du théâtre dialectal wallon de la fin du XIXe siècle, le jeune Georges Ista dénonce une certaine facilité et en appelle à davantage de rigueur, voire d’exigence artistique. Il s’en explique dans une série d’articles publiés dans La Revue wallonne avant de se lancer lui-même dans l’écriture dramatique : entre 1905 et 1912, il écrit et fait jouer huit comédies qui sont autant d’études de mœurs, de portraits ciselés de types locaux, dont la finesse conduit à l’universel. Avec Qui est-ce qu’est l’maîsse ?, Mitchî Pèquèt, Madame Lagasse et Li babô, il fait les beaux jours du Pavillon de Flore et du « nouveau » théâtre communal wallon aidé par la ville de Liège.
Cependant, il aspire à d’autres horizons. Chroniqueur dans la presse liégeoise (Journal de Liège 1906-1912, L’Express 1913-1914), il se fixe à Paris dès 1909, et fait carrière dans la presse française, où il publie d’innombrables articles. Cela ne l’empêche pas de rester en contact avec les Wallons, de continuer à collaborer à La Lutte wallonne (1911-1914), ou d’envoyer à L’Express sa chronique intitulée Hare èt hote. Défenseur de la langue wallonne autant que de la langue française, il contribue à donner une définition au régionalisme qu’il entend comme un moyen de diminuer les excès de la centralisation et comme un moyen d’atteindre une vraie égalité entre les hommes (Wallonia, 1913).
Rentré de Paris alors que la Première Guerre mondiale n’est pas encore finie, il s’installe à Sy, avec le peintre Richard Heintz (1917). Après l’Armistice, il repart définitivement à Paris où il vit de sa plume. Auteur littéraire (drames, contes, nouvelles, comédies, opérettes, revues locales, romans, chroniques, fantaisies), auteur de romans en français, Ista était l’un des nègres littéraires de Henri Gauthier-Villard, dit Willy, le célèbre critique parisien, écrivain, auteur d’une centaine d’ouvrages dont les premiers romans de Colette. À Paris, Ista a écrit notamment dans Comoedia, La Petite République, Le Rire, Le magasin pittoresque, Le Sourire, L’Œuvre, etc.
En 1975, Daniel Droixhe s’interrogeait sur la contribution de Georges Ista à une authentique tradition wallonne de la caricature ; récemment, on a (re)découvert que Georges Ista fut un excellent raconteur d’histoires qui utilisa la bande dessinée comme moyen d’expression. “Fait très rare pour l’époque dans l’imagerie, il développe ses histoires autour de héros récurrents qu’il suit au fil de leurs aventures. (…) Contrairement à la grande majorité – sinon l’ensemble – des auteurs de l’époque, Ista élève par ailleurs la pratique au rang de métier et fait, pendant une quinzaine d’années, de la bande dessinée de manière soutenue” (Fr. Paques).
C’était la nuit de Noël, la mère faisait des bouquettes.
Et tous les petits enfants rassemblés devant le feu,
Rien qu’à humer l’odeur qui montait de la poêle
Sentaient l’eau leur monter à la bouche et se reléchaient les doigts.
Quand un côté de la pâte était juste à point,
La mère prenait la poêle et la secouait un petit peu.
Et puis hop, la bouquette en l’air fit une pirouette
Et au milieu de la poêle se retrouvait cul vers le haut.
“Laissez-moi un peu essayer, brailla la petite Marie Jeanne, Je parie que je vais la retourner du premier coup. Vous allez voir mère“. Et voilà notre gamine
Qui prend la poêle à deux mains, qui s’abaisse un petit peu.
Et rouf ! De toutes ses forces elle envole la bouquette.
Elle l’envola si bien qu’elle n’est jamais retombée.
On chercha tout côtés, sous l’armoire, au-dessus de la porte.
On ne retrouva jamais rien. Où était-elle passée ?
Tout le monde se le demanda et les commères du quartier
Se racontaient tout bas, la nuit, autour du feu
Que c’était surement le diable qui s’était caché sous la table
Et qui l’avait mangé sans faire ni une ni deux…
L’hiver passa, l’été ramena les verdures
Et les fêtes de la paroisse et les joyeux cramignons.
Tout le monde avait déjà oublié cette aventure
Quand la mère de Marie Jeanne fit reblanchir ses plafonds.
Voilà donc le borgne Colas, badigeonneur sans pareil
Qui arrive avec ses brosses, ses échelles et ses seaux.
Il commença par enlever les petits objets encombrants
Qu’il y avait dans la maison. Il ôta les tableaux
Qui pendaient sur les murs puis, montant sur l’escabeau,
Il décrocha le grand miroir qui s’étalait sur la cheminée
Et c’est derrière le miroir qu’on retrouva notre bouquette
Qui était là depuis six mois, encore plus dure qu’un vieux clou,
Noire comme un cul de chapeau, encore plus raide qu’une quille,
Grêlée comme une vieille poire, et en plus de tout cela,
Toute couverte de cacas de mouches et tellement moisie,
Qu’elle avait des poils encore pire qu’un angora.
Le texte en wallon liégeois est disponible dans notre POETICA
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et iconographie | sources : connaitrelawallonie.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : domaine public | Remerciements à Alain Bronckart et RTC Télé Liège | Sources de l’auteur : Paul DELFORGE, Georges Ista (Encyclopédie du Mouvement wallon, Charleroi, Institut Destrée, 2001, t. II, p. 854-855) ; Daniel DROIXHE, La Vie wallonne, IV, 1975, n°352 (p. 204-207) ; Jacques PARISSE, Richard Heintz, 1871-1929 : l’Ardenne et l’Italie (Sprimont, Mardaga, 2005, p. 75) ; Maurice WILMOTTE, Mes Mémoires (Bruxelles, 19149, p. 120- et ssv) | On trouvera une honnête recette de bouquette liégeoise sur gastronomie-wallonne.be.
[d’après TOPITO.COM, 16 décembre 2023 & TWOG.FR] A l’initiative du compte Twitter Popesie, les internautes se sont déchaînés pour proposer leurs meilleures blagues littéraires de toute l’histoire de l’humanité. Et c’est tellement drôle qu’on en a fait un top tweets. Voilà des blagues que seuls ceux qui prennent le temps de lire un bon bouquin pourront comprendre.
C’est un personnage de Zola qui entre dans un bar. Il commande une bière. Puis il devient alcoolique comme son père, il perd tout son argent au jeu et il meurt.
C’est Chateaubriand qui entre dans un bar, et l’ambre d’or de son 🥃reflète la lueur fugace du crépuscule de son âme tandis que les glaçons s’entrechoquant composent le formidable fracas des mondes sombrant dans les abysses glacés.
C’est un personnage de Beckett qui rentre dans un bar. Il n’y a personne. Il ne fait rien.
C’est l’histoire de deux vagabonds qui attendent un mec. Voilà.
C’est un personnage de Proust qui rentre dans un bar, un bar patiné dont les poutres en chêne qui traversaient la salle en longueur, étaient à ce point vermoulues qu’elles semblaient tenir davantage par miracle qu’en obéissant à la physique. Il commande une bière, une bière…
C’est l’histoire d’un zeugme qui entre dans un bar et dans une profonde dépression.
C’est un personnage de Gabriel Garcia Marquez qui rentre dans un bar avec ses fils Aureliano Felipe, José Aureliano, Prudencio Pepito Aureliano, Gastòn José Roberto…
C’est un personnage de Dan Brown qui rentre dans un bar. Mais en fait, avant d’être un bar, c’était un lieu conçu par des francs-maçons où le Vatican planquait la liste des huit évêques satanistes qui détiennent le secret de la naissance d’Albert Einstein.
C’est un personnage de Heidegger qui entre dans un bar, mais qui n’est pas dans le bar comme le poisson est dans le bocal, il est un personnage-au-bar, inhérent au bar tout en étant ouvert à l’horizon de sa propre finitude originée par l’angoisse existentiale de la mort.
C’est un personnage de Victor Hugo qui rentre dans un bar. Le patron de ce bar le tenait de son père, brave homme mort d’une faiblesse des poumons avant ses trente ans. La bâtisse en colombages trahissait un savoir-faire médiéval depuis bien longtemps oublié. Le personnage meurt.
C’est un personnage d’Hemingway qui entre dans un bar. Il y reste.
Quel est le comble pour Balzac ?
C’est la partie supérieure de la maison située sous la toiture et constituée de la charpente et de la couverture qu’il va décrire dans les moindres détails pendant 120 pages…
C’est un personnage de Balzac qui rentre dans un bar. Le comptoir est en bois de noyer, arbre qui est de la famille de juglandacée. Le père du propriétaire l’avait commandé à un ami menuisier. Sa conception est d’ailleurs cocasse, je vais l’expliquer dans les 100 prochaines pages…
C’est un personnage de Ionesco qui entre dans un bar. Il n’entre pas dans un bar.
C’est un personnage de Feydeau qui rentre dans un placard.
C’est un personnage de Molière qui a des choses très importantes à partager à son comparse ; il se penche vers lui d’un air grave avant, goguenard, de lui avouer quelque secret d’alcôve. Mais las l’imbécile n’a pas vu qu’il y a un adulte d’1m70 misérablement mal caché derrière un rideau pas du tout assez grand qui écoutait tout.
C’est un personnage de Jules Verne qui entre dans un bar ; en plus de son auguste et intrépide personne, s’y trouvent déjà un nain, six Chinois et douze membres d’un club anglais qui l’y attendent et le mettent au défi de réaliser une prouesse scientifique impensable. Après un périple presque aussi long que le discours positiviste qu’il leur a tenu, il parvient à aller quelque part où on pensait que l’humanité n’irait jamais, repoussant les limites d’un siècle, le XIXe, qui a fait basculer le monde dans la modernité.
C’est un personnage d’Amélie Nothomb qui rentre dans un bar pour y rencontrer l’avocat qui va l’aider à changer d’état civil et à poursuivre ses parents pour le prénom de merde qu’ils lui ont filé à la naissance.
C’est un personnage de Modiano ou plutôt non est-ce un personnage, allez savoir c’était il y a si longtemps et je n’ai plus que mes doigts parcourant l’annuaire dans une cabine téléphonique de la porte d’Orléans pour savoir qui il était, pour faire acte de souvenir. Il fuyait, je n’ai jamais su quoi. Son ombre ? Moi, j’étais à la recherche de mon nom et je frayais dans les cafés de la rue Saint-Placide où j’écoutais beaucoup. Il avait commandé une mauresque, je l’avais imité, nous avions discuté, Romantino et moi, dans le hall d’un hôtel que je regagnai à pied du côté de l’Alma.
C’est un personnage de Guy de Maupassant qui entre dans un bar, sa démarche légèrement désabusée témoignant d’un vécu marqué. Les conversations animées des clients forment une toile de fond bruyante, tandis que le personnage cherche un coin tranquille pour se perdre dans ses pensées. Les verres de vin se vident comme des heures qui s’écoulent inexorablement. Les visages fatigués et les sourires forcés cachent des histoires personnelles, des tragédies discrètes qui tissent la trame silencieuse de la vie quotidienne.
C’est un personnage de Jean de La Fontaine qui rentre dans un bar,
Là, il croise un renard, ivre, le regard hagard.
Le renard, un verre de trop, parle sans retenue,
De ses plans rusés, de ses astuces bien connues.
Un corbeau les écoute, perché en hauteur,
Il perçoit la vantardise du renard avec ferveur.
Attendant son moment, le corbeau descend d’un vol,
Et le renard, distrait, se fait dérober son col.
La morale de cette histoire, claire comme le jour,
C’est que l’orgueil et l’ivresse mènent souvent au détour.
Les paroles vantardes peuvent voiler la réalité,
Et l’arrogance se paie parfois de sa propre naïveté.
C’est un personnage de Houellebecq ; le bar, anonyme, respire l’ennui contemporain. Les conversations, stériles, se heurtent aux écrans ; lumières artificielles, échos vides. Un whisky, sec, coule dans le verre, image de l’existence déshydratée. Les visages, tristes, se mélangent dans un flux d’indifférence ; la virtualité s’impose. Solitude, palpable, s’installe à la table. Le personnage, amer, se noie dans cette mer d’anonymat. Chaque gorgée, une fuite illusoire ; les vides restent intacts…
C’est un personnage d’Edgar Allan Poe qui rentre dans un bar. Il n’en sort jamais plus.
C’est un personnage d’Albert Camus qui entre dans un bar. Il commande une bière, l’éclate sur la tête du serveur sans raison, paye et s’en va très calmement, parce qu’il se rappelle que c’est aujourd’hui l’enterrement de sa mère ou demain il ne sait plus…
C’est un personnage d’André Gide qui va à la plage avec un ami. Voici l’histoire de ce personnage, celle de son ami, celle de son frère, celle de…
[BNF.FR] Olga Tokarczuk, prix Nobel de littérature 2018. Largement reconnue non seulement dans sa Pologne natale mais aussi à l’étranger, l’écrivaine Olga Tokarczuk est lauréate du prix Nobel de littérature, décerné en 2019 au titre de l’année 2018. Cette haute distinction s’ajoute à un palmarès impressionnant qui englobe Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais, qui lui a été attribué à deux reprises (2008 et 2015), et The Man Booker International Prize (2018). L’Académie suédoise a su reconnaître “une imagination narrative qui, avec une passion encyclopédique, symbolise le dépassement des frontières comme forme de vie.” Olga Tokarczuk rejoint ainsi quatre auteurs polonais nobélisés : Henryk Sienkiewicz (1905), Władysław Reymont (1924), Czesław Miłosz (1980) et Wisława Szymborska (1996).
UNE PSYCHOLOGUE INFLUENCÉE PAR JUNG
Née en 1962 à Sulechow à l’ouest de la Pologne dans une famille d’enseignants, Olga Tokarczuk a fait des études de psychologie à l’université de Varsovie, couronnées par une thèse de doctorat sur Carl Gustav Jung. L’écrivaine reconnaît explicitement sa fascination pour les idées de ce psychiatre suisse dont son œuvre se fera l’écho. Une fois diplômée elle a exercé pendant quelques années en tant que psychothérapeute avant de se consacrer entièrement à l’écriture.
Ses débuts littéraires remontent aux années de lycée avec la publication de petites formes en prose puis des poésies. Par la suite, elle écrira des romans, des nouvelles, des pièces de théâtre et même un livre pour la jeunesse. En 1993 paraît son premier roman, Podróż ludzi Ksie̜gi (Voyage des gens du Livre, non traduit en français pour le moment), qui met en scène une expédition fantastique à la recherche d’un livre mystérieux dans la France du XVIIe siècle. Ce roman à l’intrigue étrange, avec une galerie de personnages extravagants, à la forme un peu naïve, aborde déjà les thèmes chers à Olga Tokarczuk qui seront développés dans ses œuvres ultérieures : le mystère, le mythe, l’irrationnel, le voyage.
UNE ŒUVRE MYSTIQUE ANCRÉE DANS LE RÉEL
Plusieurs de ses œuvres s’inscrivent dans la convention du réalisme magique où le quotidien s’entremêle avec le magique, la réalité avec le mythe, ces deux mondes s’interpénètrent et la frontière entre eux s’estompe. L’écrivaine explore cette frontière presque invisible entre le réel et le mythique dans Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996), son premier grand succès artistique et commercial, ainsi que dans le recueil de récits Maison de jour, maison de nuit (1998). Elle sonde le mystère du psychisme humain dans son deuxième roman, E.E. (1995), où une jeune fille manifeste des dons de medium dans la Wroclaw de l’entre-deux-guerres.
Les Pérégrins, œuvre primée par Niké (2008) et The Man Booker International Prize (2018), symbolise une situation existentielle de l’homme en voyage, à travers plusieurs histoires humaines liées au leitmotiv du mouvement, de la mobilité, du voyage et de l’évasion.
Son opus magnum, Les Livres de Jakób (prix Niké 2015), est une sorte d’épopée monumentale à plusieurs strates. L’auteure y déploie sur près de mille pages l’histoire de Jacob Frank fondateur d’une secte hérétique au sein du judaïsme, le frankisme. Ce roman peuplé de nombreux personnages historiques, avec des trames multiples, brosse l’image de la Pologne des confins orientaux au XVIIIe siècle où coexistaient le christianisme, le judaïsme et l’islam. Il dépasse néanmoins la convention du roman historique et aborde également des sujets d’actualité et importants au XXIe siècle.
Le roman Sur les ossements des morts a été adapté au cinéma par Agnieszka Holland sous le titre Pokot (“Spoor”). Le film a remporté le prix Alfred-Bauer à la Berlinale 2017.
MILITANTE ET FEMME ENGAGÉE
Olga Tokarczuk est aussi une femme engagée. Féministe, écologiste, végétarienne, elle s’implique dans la défense des droits des femmes, des animaux, des minorités sexuelles et ethniques. Elle n’hésite pas à exprimer ses positions critiques sur la Pologne actuelle, mais aussi sur la construction du mur entre les États-Unis et le Mexique. Les œuvres d’Olga Tokarczuk ont été traduites en vingt-cinq langues.
Pour une première approche
Les livres de Jakób : ou le grand voyage à travers sept frontières, cinq langues, trois grandes religions et d’autres moindres (trad. du polonais Księgi Jakubowe par Maryla Laurent : Paris : les Éditions Noir sur blanc, 2018). Couronné de nombreux prix étrangers et polonais dont Niké (2015) cet « opus magnum » a nécessité de nombreuses années de recherches minutieuses. Dans cette épopée de près de mille pages, riche en personnages et événements, on suit l’histoire de Jakob Frank, le « messie » autoproclamé au sein de la communauté juive aux confins orientaux de la Pologne du XVIIIe siècle. Ce roman aux nombreuses strates dépasse la convention du roman historique et se prête à de multiples interprétations.
Les pérégrins (trad. du polonais Bieguni par Grażyna Erhard. Lausanne : Noir sur blanc. Paris, 2010. 380 p.). Récompensée en 2008 par Niké, le plus prestigieux prix littéraire polonais et par The Man Booker International Prize en 2018, cette oeuvre invite le lecteur à un voyage extraordinaire à travers divers lieux et époques. C’est un patchwork des histoires et de vies humaines ayant pour point commun le voyage qui permettrait d’échapper au mal à l’instar des pérégrins nommés dans le titre. Effectivement, cette branche orthodoxe de vieux croyants espéraient apprivoiser le mal par le mouvement.
Dieu, le temps, les hommes et les anges (trad. du polonais Prawiek i inne czasy par Christophe Glogowski. Paris : R. Laffont, 1998. 340 p.). Premier succès artistique et commercial d’Olga Tokarczuk, ce roman publié en 1996 s’inscrit dans la tradition du réalisme magique. C’est une sorte de saga de deux familles dans un village imaginaire nommé Antan, ancrée d’une part dans la réalité mais imprégnée des mythes anciens.
Dans le petit livre Ignis fatuus ou Jeu instructif pour un seul joueur, voici comment commence la description du troisième monde :
“Entre la terre et le ciel s’étendent huit mondes. Ils pendent dans l’espace comme des taies d’édredon qu’on aurait mises à aérer.
Dieu a créé le troisième monde il y a très longtemps. Il a commencé par les mers et les volcans et Il a terminé avec les végétaux et les animaux. Mais comme le processus de la création n’est que travail et peine, sans contrepartie sublime, Dieu se lassa. Le monde fraîchement créé lui parut insipide. Les animaux ne comprenaient pas l’harmonie qui sous-tendait cette oeuvre, ils ne l’admiraient pas, ne louaient pas Dieu, se contentaient de manger et de se reproduire. Ils ne demandaient pas à Dieu pourquoi il avait donné au ciel une couleur bleue et rendu l’eau humide. Le hérisson ne s’étonnait pas de ses propres piquants ni le lion de ses crocs, les oiseaux ne posaient pas de questions au sujet de leurs ailes.
Ce monde dura très longtemps et il inspira à Dieu un ennui mortel. Dieu descendit donc sur terre et commença à doter chaque animal rencontré de doigts, mains, visage, peau délicate, raison, capacité d’étonnement – bref, Il entreprit de transformer de force les animaux en hommes. Mais les animaux ne souhaitaient pas être métamorphosés de la sorte, les hommes leur semblaient monstrueux. Ils se concertèrent, attrapèrent Dieu et le noyèrent. Et les choses en restèrent là.
Dans le troisième monde, il n’y a ni Dieu ni hommes.
Dieu, le temps, les hommes et les anges (1996)
[MLASCENE-BLOG-THEATRE.FR] SUR LES OSSEMENTS DES MORTS : UN PLAIDOYER POUR LA VIE. Les animaux victimes de la violence des hommes peuvent-ils décider de se venger ? Les événements macabres qui surviennent dans le village isolé au sud de la Pologne où elle vit, amènent l’héroïne à se poser cette question. Janina Doucheyko est une ancienne ingénieure qui passe désormais son temps entre ses cours d’anglais auprès d’écoliers et les horoscopes qu’elle établit. Cette femme d’une soixantaine d’années collectionne les dates de naissance et de mort. Elle dresse des schémas censés déterminer l’heure du décès à venir d’une personne. Des voisins et des responsables locaux meurent de façon mystérieuse. Janina, fervente défenseure de la cause animale, se persuade alors que les bêtes châtient ceux qui les chassent et les massacrent.
L’enquête commence entre humour et effroi.
Je suis à présent à un âge et dans un état de santé tel que je devrais penser à me laver soigneusement les pieds avant d’aller me coucher, au cas où une ambulance viendrait me chercher en pleine nuit.
C’est par cet aveu teinté d’intime dérision que s’ouvre le roman, Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk, autrice polonaise, prix Nobel de littérature en 2018. Le titre s’inspire d’un vers du poète anglais William Blake : “Drive Your Plow Over the Bones of the Dead” (“Conduis ta charrue par-dessus les ossements des morts“). Celui-ci est extrait des Proverbes de l’enfer, dans The Marriage of Heaven and Hell (1793).
[TRENDS.LEVIF.BE, 13 octobre 2022] Venise, 1494. Aldus Manutius, imprimeur et éditeur, publie le texte de l’humaniste Pietro Bembo intitulé De Aetna, un récit qui relate sous forme de dialogues une ascension de l’Etna. Il lui faut à tout prix domestiquer la prose éruptive de son auteur s’il veut que ses lecteurs – même cultivés, le texte est rédigé en latin – puissent s’y retrouver.
Nous sommes à la Renaissance, la ponctuation est encore une affaire personnelle et des signes naissent comme nos start-up d’aujourd’hui. Afin de ménager des respirations dans le texte, Manutius a une idée. Pourquoi pas une virgule chapeautée d’un point pour baliser son texte ? Une pause plus appuyée qu’une virgule et un peu moins qu’un point. C’est ainsi que voit le jour le plus controversé des signes de ponctuation : le point-virgule.
Aussitôt on se l’arrache ; il connaît un succès foudroyant ; il pousse sa petite corne de pages en pages à travers les publications des Humanistes. Il devient signe de ralliement et s’invite partout : dans les essais philosophiques, les recueils de poésie, les textes juridiques, la grande littérature et aussi les romans populaires…
Mais très vite, son statut hybride déconcerte et dérange. Par quel bout prendre ce drôle d’attelage ? Et surtout qu’en faire ? Certains se retrouvent impuissants face à ce signe fourbe et fuyant. N’a-t-il pas, par essence, le cul entre deux chaises (ni point, ni virgule, mais un peu des deux quand même) ? D’autres n’ont que mépris pour ce signe bâtard. Pour le romancier américain Donald Barthelme, “ils sont aussi laids qu’une tique sur le ventre d’un chien.“
Adulé, incompris et honni ; tel fut longtemps le destin du point-virgule. Cecelia Watson, historienne et philosophe des sciences, raconte dans Semicolon (éditions 4th Estate), un ouvrage passionnant consacré au point-virgule, comment ce signe typographique a toujours développé un don particulier pour provoquer des querelles autour des questions de langage, de classe sociale ou d’éducation, et envenimé les débats savants ou littéraires. En 1837, deux professeurs de droit de l’Université de Paris se seraient même battus en duel pour lui !
Aujourd’hui, c’est plutôt un autre sentiment qu’il provoque : l’indifférence. Largement délaissé par les écrivains, enseigné du bout des lèvres, utilisé avec embarras, incompris ou simplement ignoré : il est devenu vieillot, académique, snob ou ringard. Alors pourquoi diable s’encombrer d’un signe que visiblement plus personne ne comprend ni n’utilise ? Tout ne serait-il pas plus simple si l’on s’en débarrassait ?
Mais voilà, retirez les points-virgules que Marcel Proust a placés avec minutie comme autant de précieuses chevilles dans la Recherche du temps perdu et, soudain, c’est tout l’édifice romanesque qui s’écroule. C’est également grâce aux points-virgules distillés par Virginia Woolf que nous pouvons nous glisser dans les flux de conscience de Clarissa dans Mrs Dalloway : une pensée rebondit, se métamorphose en une犀利士 autre ; des sentiments s’enchaînent, se bousculent au sein d’une seule et même phrase ; au moment même où elles prennent naissance chez elle. Et enfin, confisquez les points-virgules à Michel Houellebecq et ce sont autant de rapprochements incongrus, aussi malicieux que certains haïkus, qui s’évaporent : “Il n’arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection ; il attendait l’orage.“
Mais le point-virgule a un atout maître : lui n’assène rien, il préfère suggérer ; il pose un lien, mais ne l’impose pas. Il est espace de liberté bienvenu, une oasis dans notre société toujours plus polarisée. N’est-ce pas ce qui devrait rendre ce signe inutile totalement indispensable aujourd’hui ?
Ce point-virgule est bien plus qu’un tatouage : quelle est sa signification ?
[LALIBRE.BE, 13 juillet 2015] Que signifie le tatouage point virgule ? Et d’où vient l’idée ? Les tatouages composés d’un point-virgule ont fait récemment leur apparition en nombre sur les réseaux sociaux. Ils symbolisent la lutte contre la dépression…
Les poignets tatoués de ce signe font partie du projet Semicolon. L’idée ? Se tatouer un point virgule pour lutter contre la dépression, l’addiction, l’automutilation et les tendances suicidaires. L’initiative a été lancée en 2013 par une Américaine, Amy Bleuel, suite au suicide de son père. “Le point virgule est choisi par un auteur qui pourrait décider de terminer la phrase, mais qui ne le fait pas“, peut-on lire sur le site du projet, “l’auteur, c’est vous. Et la phrase c’est votre vie.” Le point virgule marque donc le tournant qu’on peut prendre dans sa propre vie. L’emplacement de ce point-virgule sur le poignet n’est pas choisi au hasard puisque c’est l’endroit où des personnes peuvent se tailler les veines. Une variation est de mettre le point-virgule à la place du “i” dans le mot “continue“.
Les détracteurs du tatoo point-virgule. Cette thérapie virtuelle collective pose toutefois question, comme le souligne la psychosociologue spécialisée dans les tatouages, Marie Cipriani, dans une carte blanche pour le Nouvelobs. “L’injonction “tatouez-vous ce symbole si vous êtes une personne fragile” me dérange. Marquer volontairement son corps par un signe évoquant la faiblesse “avouée” ainsi en s’appuyant sur l’argument d’un appel à l’aide est surprenant, écrit-elle, il y a un côté copier-coller qui va totalement à l’encontre des fondements de l’histoire du tatouage ancestrale qui perdure encore de nos jours.” Elle explique aussi le potentiel impact stigmatisant d’un tel tatouage, qu’elle recommande donc de ne pas faire sur un coup de tête.
[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Critique musical apprécié et redouté pendant plus d’un quart de siècle, Marcel REMY (Bois-de-Breux/Grivegnée 1865, Berlin 09/12/1906) était aussi un “savoureux conteur du terroir“. Il serait tombé complètement dans l’oubli si, en 1923, la maison Bénard et Maurice Kunel n’avaient entrepris de rassembler ses meilleurs textes sous le titre Les ceux de chez nous.
Sa connaissance de la musique était empirique ; dans sa famille – des agriculteurs –, tout le monde jouait d’un instrument. Lui appréciait particulièrement le baryton, mais touchait à tout, en fantaisiste. Dans les années autour de 1883, il était à la tête d’un petit orchestre qui faisait la joie des sorteurs du samedi soir. Il jouait dans un grenier qui servait d’atelier de peinture au poète Henri Simon. Autodidacte doué en musique, Marcel Remy avait bénéficié d’une solide formation scolaire (Athénée et Collège Saint-Servais) qui l’avait conduit à entreprendre des études de philosophie à l’Université de Liège. Il ne les acheva pas. Dilettante, il préférait signer pour son plaisir des articles dans la presse liégeoise jusqu’au jour où L’Express et Le Guide musical s’attachent sérieusement ses services.
Quittant Liège pour Paris au moment où la capitale française est bercée par César Franck, il parvient à devenir collaborateur au journal Le Temps, mais multiplie les petits boulots pour survivre : professeur de piano, répétiteur de chant, musicien de brasserie, etc. Découvreur de talents, annonciateur de nouveaux courants, le Wallon devient une sorte d’oracle dans le milieu musical de son temps. Ses critiques fort attendues étaient autant de sésames pour les meilleurs, et se transformaient en calvaires pour les autres. En 1897, Le Temps l’envoie à Berlin. Mais le correspondant doit s’occuper de la politique allemande, tandis qu’à Paris éclate l’affaire Dreyfus. Marcel Remy n’est pas dans son élément et, dans la capitale prussienne, il continue de donner des leçons, de français auprès de certains professeurs, militaires ou diplomates, de musique ailleurs.
Maîtrisant bien la langue allemande mais éprouvant de fortes réticences à l’égard de la politique prussienne, M. Remy ne perce pas à Berlin. Ses opinions trop affirmées lui ferment de nombreuses portes, même s’il parvient à livrer des billets – ses Lettres de Berlin – au Journal de Liége ou à l’Indépendance belge. De 1901 à 1906, Marcel Remy tient en effet une sorte de chronique dans Le Journal de Liége où il raconte ses souvenirs d’enfance sous divers pseudonymes (Li Houlêhe Mayanne, li Vicomte dè Timps passé, Mamé). L’éloignement et surtout la surdité qui le handicape particulièrement expliquent, en partie, cette forme de nostalgie littéraire, pourtant toujours souriante, où il décrit “ceux de chez nous“, des ruraux du pays wallon qu’il distingue fortement des Flandriens ou des Campinois. La série s’arrête en 1906 avec le décès de son auteur, victime d’une méningite.
En 1916, sous l’occupation allemande, douze des vingt-et-un textes les plus marquants de Marcel Remy sont publiés par l’imprimerie Bénard sous le titre Les ceux de chez nous. Après l’Armistice, Maurice Kunel entreprend de rassembler tous les textes de Marcel Remy et de les publier sous le même titre. C’est donc après la mort de son auteur que cet ensemble de nouvelles s’est imposé comme un petit-chef d’œuvre de littérature régionale, mêlant le français et le wallon.
Sources :
Maurice KUNEL, Étude-préface, Marcel Remy. Les Ceux de Chez Nous, Liège, Bénard, [1925] ;
Maurice KUNEL, La Vie wallonne, 3e année, XXXIV 15 juin 1923 ;
Antoine GREGOIRE, La Vie wallonne, 6e année, LXII, 15 octobre 1925 ;
Histoire de la Wallonie (L. GENICOT dir.), Toulouse, 1973 ;
La Wallonie. Le Pays et les Hommes. Lettres – arts – culture, t. III.
Paul Delforge, Institut Destrée
En 1906, à l’âge de quarante et un ans, l’auteur de ce livre, Marcel REMY (1865-1906), mourait à Berlin. Ce décès, frappant un homme jeune encore, parti du pays depuis plus de quinze ans, fut entouré de mystère. La vérité, plus simple, veut que Remy ait succombé aux suites d’une épidémie de méningite infectieuse régnant a cette époque dans la capitale allemande.
Les journaux belges annoncèrent sa fin ; ceux auxquels il collaborait couvrirent de fleurs, comme il convenait, la tombe d’un compatriote mort à l’étranger.
Pour les bonnes gens de la cité de Liège, Remy n’était rien de moins qu’un exilé, qu’un bohème dont la figure d’étudiant s’était effacée du souvenir depuis qu’il pélerinait en pays de France et d’outre-Rhin. Mais pour les dilettantes épris de musique, les passionnés de chant et de lyre, c’était un oracle, un des prophètes écoutés, officiant du haut de la chaire, dans le temple de la critique. Ceux-là le tenaient pour un esthète, un guide sûr, un des annonciateurs signalant, dans le courant du monde sonore, les auteurs de talent et les œuvres méritoires.
Musicien avant d’être musicologue, sensible plus encore qu’érudit, son savoir se doublait d’un instinct divinatoire de “la bonne musique”. Son sceptre, sous l’intuition d’un don intérieur, se courbait, pareil au coudre magique des sourciers, quand, du chœur des symphonies, il lui semblait reconnaître la limpide beauté des harmonies naturelles.
Toutefois, ce rameau, arc flexible, savait se redresser rigide comme lance pour châtier croque-notes, musiqueux, compositeurs à recettes et à formules. Portant haut l’audace, il fustigeait, sans égard ni pardon, les génies à décorations officielles comme les gloires séniles usurpées.
Cependant, tout implacable qu’il fût, ce juge fit preuve d’impartialité et rarement se trompa. S’il aida a renverser les fausses statues, il plaida avec chaleur les saintes causes, et sa voix se haussa souvent jusqu’à l’enthousiasme pour annoncer, comme un héraut, du haut de la tribune, l’entrée en lice d’un nouveau champion de l’art.
Né à Bois-de-Breux en 1865, Remy était issu, aux portes de Liège, d’une terre où les semis des traditions avaient fait éclore nombre d’instrumentistes, et que des artistes célèbres, Léonard et Vieuxtemps, avaient illustrée.
A Verviers, à Bellaire, dans toutes les localités riveraines de la Meuse, la musique, art d’agrément, se maintient, dans l’instinct populaire. Ouvriers, apprentis s’y égayent d’un crincrin ou d’un flageolet et, sans connaitre la gamme, se fiant à leur mémoire comme à leur oreille, modulent à l’envi les airs du jour. Tziganes de la terre wallonne, ils font chanter les violons, soupirer les flûtes, claironner les pistons, soufflant dans les cuivres, dans les bois, raclant de l’archet, jouant de tout à l’aise sans se connaître en rien.
Chez les Remy, chacun des fils avait son instrument préféré : l’accordéon et le tuba troublaient irrévérencieusement l’étude austère du notaire. Le futur critique, adolescent, couvrait d’un amour particulier un trombone dont il barytonnait du rez-de-chaussée aux étages, assourdissant toute la maisonnée.
Fantasque, il l’était, à la façon des artistes. Avant qu’un fol désir de conquête et d’aventure l’emportât du pays, il avait formé dans sa ville un orchestre qui fit, vers 1883, la joie d’une bande de lurons. Il est resté fameux. Ses répétitions avaient lieu rue Saint-Jean, dans un grenier servant d’atelier au poète wallon Henri Simon, alors artiste-peintre. La trappe qui donnait accès à cet étrange local valut au cercle sa pittoresque dénomination de “Tap-cou Club“.
Ils étaient une dizaine, amateurs pour la plupart, à suivre les séances qu’abritaient ces combles. Chaque samedi, jour de réception, on grimpait à cette salle à lucarnes, porteur de son faux Amati ou de sa clarinette de rencontre. Il y avait là, au pupitre des premiers violons, un certain Nicolet, du Conservatoire et un étudiant es lettres, H. Schoofs, qui devint professeur de rhétorique ; Théo Strivay, un compositeur doublé d’un baryton, y jouait de la clarinette ; Devosse, autre instrumentiste, tenait la partie de hautbois ; Henri Simon et Clochereux étaient préposés aux seconds violons ; un grand diable de Flamand y raclait du violoncelle et parmi d’autres Liégeois, Hubert Goossens s’occupait des batteries. Bref, phalange unique ou peintres, rapins, universitaires, trompettaient, violonaient, musiquaient.
Remy en était le maestro. Juché sur un vieil escabeau, feuilles pèle-même [sic] devant lui, bâton a la main, il dirigeait sa troupe d’illuminés, qui lançait vers le ciel Typhus-Polka ou quelque Cochonnerie pour clarinette de son cru. Boute-en-train, il n’avait pas son pareil. jongleur plein d’esprit, improvisateur de talent, il composait d’hilarantes fantaisies où il présentait Mireille à la façon de Berlioz et Guillaume Tell réécrit par Wagner ! Il connaissait tous les instruments d’orchestre, savait en jouer, et ce n’était pas rare de lui voir entamer au violon ou à la clarinette tel air qu’il achevait sur la flûte ou sur l’alto. Il n’est jusqu’au chant qui ne le tentât. Déguisé en chevalier du Saint-Graal, casqué du heaume, une barbe noble au menton, il entonnait ce chant de Lohengrin qui, sur ses lèvres de jeune homme insouciant, prenait l’accent d’une interrogation fatidique : “Et maintenant, je veux savoir quel sort m’attend ?”
Il ne faudrait pas, de ces divertissements estudiantins, exubérances d’une nature artiste, sous-estimer l’intelligence et l’âme réellement musicienne de cet original. L’un de ses professeurs, M. Emile Dethier, nous évoqua un jour, d’une verve libre et enjouée, la figure de son extravagant disciple : “Ce sacré gamin, spontané, impulsif, était un élève extraordinaire, mais fort inégal. Certains jours, quelque lune dans le cerveau, il brouillait tout ; on n’en pouvait tirer une gamme bien faite ; par contre, d’autres fois, il vous stupéfiait. Au piano, il exécutait de mémoire, avec une aisance de prodige, une partition de Haendel ou quelque œuvre de Borodine, de César Cui, de cette jeune école russe qu’il affectionnait. N’eût été la technique de l’instrument qui parfois l’embarrassait, il était de taille à tout connaitre par lui- même. Rien ne lui apparaissait nébuleux ; il pénétrait chaque nouvelle étude avec une lucidité et un gout parfaits. Il y voyait d’un coup et seul ; ses interprétations ne laissaient rien à reprendre. Plus tard, en amis, nous jouâmes des morceaux à quatre mains. je me souviens d’avoir déchiffré avec lui les parties d’un quartette qu’il avait composé. Garçon de talent, irrégulier, fantaisiste a l’excès, il lui arrivait, dans son amour inassouvi de musique, de frapper chez moi vers les onze heures du soir et d’y rester jusqu’au matin à lire au piano la partition de Judas Macchabée !“
Marcel Remy est un cerveau indépendant qui doit s’épanouir sans entraves : le moindre joug lui pèse. Il n’est pas fait pour vivre en volière ni recevoir l’enseignement des bonzes. Toujours il montrera les dents aux gens d’Institut et aux magisters. Seul, il étudiera l’harmonie, moins dans les traités que sur les œuvres. Les grands concerts achèveront de nourrir son esprit, ému par tout élan de haute et véritable inspiration. Dès lors, il voguera clans un monde suprasensible, dans ce domaine de l’âme sonore où sa fibre éolienne vibre a l’unisson de ce qui est musique et poésie. Musicien, par goût plutôt que par état, Remy fait, dans la critique, son entrée en dilettante. Ses premières armes de journaliste, il les essaye en de petits hebdomadaires, jusqu’au jour ou l’Express, puis le Guide Musical le sacrent leur censeur attitré.
Les diatribes qu’il signa dans le premier sont mémorables. Hercule chargé de nettoyer les écuries d’Augias, il frotta rudement de son balai les institutions officielles et mit à mal maintes divinités jusqu’alors invulnérables.
Dans le Guide surtout, d’une tenue plus sévère, dont la clientèle était uniquement de musiciens, Remy se posa en maitre-critique. Ses chroniques, d’un intérêt croissant, étaient impatiemment attendues. Leur lecture en était facile, spirituelle et vivante. Était-ce un compte-rendu de concert ? Il piquait au vif du programme, donnait la dominante et la densité des œuvres entendues. Parlait-il d’un artiste ? Ses jugements, passés au crible de sa conscience, s’énonçaient avec une force persuasive, souvent même sous la forme impérative d’un verdict. Quelquefois, le peu de valeur du sujet mettait sa plume en joie et lui faisait tirer une pièce d’artifice, où il semait, en bouquets de fleurs et d’étoiles, l’éblouissante ironie de sa verve.
A vingt-six ans, il va tenter la fortune à Paris. Seulement, le Paris du dix-neuvième siècle n’est plus celui de Rousseau “où un jeune homme avec une figure passable et qui s’annonce par des talents est sûr d’être accueilli.” C’est par milliers aujourd’hui qu’ils débarquent dans la ville-lumière “avec quinze louis d’argent comptant, une comédie ou un projet de musique sous le bras.” De temps en temps, un de ces exilés y fait sa trouée ; les autres parviennent tout au plus à y vivre jusqu’au jour où, ayant mangé leur ultime denier, ils meurent à l’hôpital ou rentrent, enfants prodigues, au foyer champêtre, qu’ils n’auraient jamais dû quitter.
Remy fut, pendant cinq ans, de ceux qui s’accrochèrent à cette Babylone de l’art. Dans les marées de l’existence, sa barque, sans cesse cahotée, maintes fois, faillit échouer. Sans atteindre les hauteurs d’une mer étale et sereine, elle tint l’eau et son nautonier resta debout à la barre.
Critique toujours, il envoyait des “Correspondances de Paris” au Guide Musical. Arrivé en pleine période Franckiste, à l’aube de la renaissance musicale illustrée par les d’Indy, les Chabrier, les Debussy, il trouva matière à chroniques. Ses articles, farcis de judicieux aperçus, reflétèrent, avec une pénétrante sagacité, la troublante production de l’époque, et dressèrent sur le pavois de jeunes personnalités, entrées aujourd’hui dans l’ère du triomphe.
Degré par degré, il se hissa jusqu’à la grande presse et devint collaborateur du Temps.
A moins que d’être rédacteur attitré d’un grand quotidien, le chroniqueur n’a que des revenus précaires. Remy, pour vivre, est contraint de faire appel aux subsides paternels et d’accepter de petits emplois : professeur de piano, violoniste “de brasserie”, secrétaire particulier, répétiteur de chant, second chef d’orchestre ; besognes absorbantes, fatigantes, auxquelles s’agrippent ceux qu’un rêve de liberté a bercés de lents ou de faux espoirs. Tous ces fils du Grand Errant, Julien Sorel ou Jean-Jacques, qui s’aventurent dans le vaste monde, deviennent laquais, bonisseur ou trucheman, tantôt exhibant au public des jeux de fontaine ou accompagnant Monseigneur l’archimandrite de Jérusalem. Mais la fontaine cassée et Monseigneur mort, il faut aller plus loin et… recommencer sa vie.
En 1897, il est à Berlin, toujours au service du Temps pour l’envoi de correspondances relatives à la politique allemande. La politique est un art scabreux. Elle exige de l’expérience, du tact, de la prudence et un flair exceptionnel, surtout quand elle concerne deux pays qui ont entre eux des rapports difficiles. On était bientôt en 1898, en pleine affaire Dreyfus. Sa plume fut-elle trop libre ?… Il retomba, comme avant, dans l’incertain.
“Si j’avais une position assurée, écrit-il, je n’aurais que faire de personne. Mais les journaux ne sont jamais sûrs. Avec cette affaire Dreyfus dont les gazettes de Paris remplissent leurs colonnes, on m’a déjà refusé plusieurs articles. Ensuite, une fois les sessions politiques closes, mon rôle sera fini ici. C’est pourquoi, dès maintenant, je cherche des leçons… En ce moment, je donne le cours de perfectionnement et de littérature à des professeurs allemands qui devront plus tard enseigner le français dans les athénées. ]e dois aussi faire des conférences à un cercle subsidié par la Ville. On est très économe ici et les salaires sont très bas.“
Et le voici usant de l’influence de son père pour obtenir des recommandations de hauts personnages. Elles lui sont indispensables “pour des leçons dans les ambassades, auprès des jeunes attaches qui ont toujours le désir d’être promus à Paris et qui ont besoin de connaitre la langue purement. Cela servirait aussi pour entrer à l’état-major de l’Académie militaire dont tous les officiers, en prévision d’une guerre, doivent savoir le français. Si Monsieur de X… était bien disposé, il me donnerait, par votre entremise, un billet disant qu’il me connait, ainsi que ma famille, et qu’il se fait un plaisir de me présenter au personnel des ambassades berlinoises. Avec ça, j’irais directement aux légations turque, japonaise, russe, etc… où j’espère trouver du travail à bon prix. J’ai taché d’y aller, mais inutilement, car on se méfie ici des étrangers.“
Remy s’illusionne. Jamais il n’aurait pu entrer à l’Ecole de Guerre (Kriegsakademie), pour la simple raison que les cours y sont donnés par des Allemands ou par des Français agréés de l’Etat. Quant aux consulats et aux ambassades, il est assez naturel qu’on doive y montrer patte blanche. Malgré sa parfaite connaissance de l’allemand, il ne put jamais franchir le seuil des hautes sphères diplomatiques. Si reconnaissant qu’il fût à la Germanie de son généreux foyer musical, où il puisait des jouissances précieuses, on savait qu’il n’approuvait guère tout ce qui se faisait dans l’Empire. Dans ces Lettres de Berlin au Journal de Liège et à l’Indépendance Belge, il réprouvait les abus du système allemand, ce qui lui valut maintes fois des descentes domiciliaires et des répliques dans les feuilles germanophiles. Suspect, les cercles lui restèrent fermés.
A Charlottenburg, d’ailleurs, ses journées étaient celles d’un Parisien. Misanthrope, vivant en marge de la population, il n’avait guère de relations que dans le cercle des musiciens internationaux. Il menait une existence d’artiste. Levé vers quatre heures de l’après-midi, il travaillait quelque peu dans ses papiers, puis fréquentait jusqu’au lendemain les cafés, surtout ceux à musique tzigane. Il adorait la bière (allemande, naturellement) et rentrait parfois après en avoir trop bu, ayant passé une partie de la nuit a la table d’une brasserie en compagnie d’amis de passage. Il prenait ses repas dans de petits restaurants. Il n’était pas bien riche, mais payait régulièrement son loyer, rue Holzendorff, 19, où il habitait un appartement dit “français”. Au demeurant, un garçon sympathique, obligeant ; parfois, avec ses amis, d’une fantaisie étourdissante, allant jusqu’à faire monter chez lui une tonne de “Munich” pour les régaler les jours de fête ! Il conserva toute sa vie des mœurs d’étudiant. Est-il étonnant que la chance lui échappe quand il “brigue un petit coin dans l’entourage du consulat” ou sollicite du gouvernement belge “la rédaction de quelque mémoire sur une question industrielle, ou sur l’enseignement de certains cours musicaux qui se donnent dans les Universités et Conservatoires allemand” ? Il est si peu officiel !
Sa situation n’est guère stable. De cet au jour le jour, il commence à sentir l’insuffisance et l’incertain ; les fondements sur lesquels se bâtit l’édifice de sa vie manquent d’aplomb et de solidité. L’insouciante jeunesse se satisfait de châteaux en Espagne et escompte les richesses à venir ; mais l’âge mûr voit ses palais ruinés par les déboires, par la malchance et la désillusion. L’expérience ramène des rêves a la réalité, fait nos désirs plus humbles, plus pressants et plus humains. Avoir moins d’ambition d’un poste fixe, d’un simple emploi : il sollicite une place de commis à la Compagnie des Chemins de Fer.
Malgré qu’il vînt à résipiscence, la vie ne lui fut pas clémente et se vengea durement d’avoir été narguée. Elle ne lui accorda ni faveur, ni repos et le força, quoique assagi, à chercher des élèves et à doubler ses collaborations. Rancunier et cruel, le mauvais destin ne fit point trêve. Perfidement, insidieusement, il l’atteignit à la tête, trouvant un malin plaisir, une secrète volupté à frapper son adversaire où il devait le plus souffrir : Remy devint sourd.
Qu’on songe aux angoisses perpétuelles d’un homme dont le gagne-pain est de source sensorielle, et qui, de jour en jour, voit se racornir et s’alourdir les fils sonores d’une vibrante sensibilité.
Un artiste créateur, même sourd, continue à s’énoncer et peut encore réaliser de belles pages, son génie étant tout en création intérieure. Mais pour quiconque ne frémit qu’au contact des œuvres d’autrui, sentir se refermer étroitement le cercle des harmonies autour de soi, n’est-ce pas le pire et le plus sombre des présages ? La fatalité, en isolant Remy du monde musical, lui ôta du coup presque toutes les ressources de son existence.
Dépossédé des facultés qui lui avaient valu ses plus grandes joies et ses meilleures extases, sentant de plus en plus se restreindre sa communion d’avec les vivants, il n’eut d’autre recours que de puiser en soi tout le bonheur encore possible.
Un tel choc, auquel eût résisté un être bien trempé, brisa la dernière énergie d’une nature fatiguée, surmenée, d’un neurasthénique qui, depuis longtemps, se raidissait contre l’inévitable.
Cette existence trouble, agitée, tracassée par le souci continuel d’un mieux-être, aigrie par des malheurs et des avatars continuels, aggravée par la nostalgie d’un perpétuel exil, s’acheva lamentablement, loin de toute affection, dans une chambre d’hôtel.
Le 9 décembre 1906, dans cette froide et impersonnelle cité de Berlin, un portier alla déclarer au bureau des sépultures, la mort de Marcel Remy.
Holzendorffstrasse, l’autorité vint apposer les scels ; une table jonchée de papiers ou gisent pèle-mêle des coupures de journaux, des valeurs et des lettres d’amour ; des revues empilées un peu partout ; des partitions éparses restées ouvertes ; un piano démonté dans un coin, attestaient le passage d’une vie désordonnée et réprouvée du sort.
Ils furent deux, arrivés pendant la nuit, de Liège et de Vienne, le frère Albert Remy et la danseuse Gwendoline Allan, qui suivirent sa dépouille mortelle sur cette terre étrangère.
De même que Janus présentait deux visages, l’artiste en Remy avait double figure : le musicien cachait un conteur. Pour expliquer cette autre face de son talent, il sied de rappeler que Remy étudia au Collège Saint-Servais, à l’Athénée et qu’il fréquenta l’Université pour y suivre, un certain temps, des cours de philosophie.
Sans rien mener à bien, il se meubla le cerveau a toutes ces crèches d’instruction et acquit un bagage assez disparate. Sa plume opposa aux vertus classiques, la franche liberté d’un outil travaillant avec l’aisance et les imperfections de la nature.
Cette plume de critique et de journaliste, se haussant jusqu’à la sensation d’art, devint un instrument bien personnel entre ses doigts, quand tout à coup elle se mit à traduire en une forme simpliste, naïve et originale, les remembrances intimes de sa vie d’enfance.
L’affection sans cesse grandissante qui le rendit sourd fut une des causes, si pas la seule, qui le déterminèrent à s’extérioriser dans les rappels charmants de sa prime jeunesse.
Jusque-là, il avait vécu, s’éparpillant, l’âme expansive attirée par des goûts divers, par des affections nombreuses ; retenu par les mille choses du dehors, il s’oubliait lui-même. L’adversité le força à un complet retour sur soi.
Maintenant qu’un mal inéluctable l’isole de ses semblables, il en est réduit à exister en marge du monde, à remâcher ses pensées, à se complaire dans sa solitude. Impuissant à échafauder une nouvelle vie, le cœur vieilli, il se met, bien avant l’âge, à revivre au souvenir heureux des heures passées.
A une petite lieue de Liège, sur la cote montagneuse du pays de Herve, le long de la grand-route bordée d’ormes qui conduit par Beyne et Fléron vers Aix-la-Chapelle, est sis le hameau de Bois-de-Breux.
L’été, par leurs portes ouvertes, de petits cafés de village y montrent leur paisible comptoir et leur innocent jeu de flèches ; des maisonnettes y reposent fermées et sérieuses comme de braves gens qui font la sieste ; des poules picorent sans hâte dans des avant-cours, au seuil des granges ; et plus loin, passé la voie ferrée, viennent quelques fermes espacées d’apparence cossue, et l’église, qui déverse sur la chaussée ses patronages d’enfants, son flot de vieilles bigotes et de jeunes laitières aux joues cramoisies.
La ferme où Remy vit le jour est retirée au milieu des prairies et des vergers. Elle apparaît tout en gris clair : le corps de logis avec son perron de pierre regarde de ses nombreuses croisées vers la route ; devant, le jardin étale ses rosiers rouges et ses magnolias en fleurs. Entre deux faux acacias, la barrière ouvre sa grille sur un passage qui longe la grange, mène aux étables, à la basse-cour et aux vergers, dont on aperçoit les pommiers chaulés à travers le polis vert du clos. Patrimoine auguste des grands-parents, asile bienheureux de son espiègle et folle enfance !
Le cœur lui battait à la mémoire des jours vécus auprès de tant d’âmes simples. Le grand-père et la grand-mère, braves gens, recelaient, sous leur écorce un peu rude de fermiers villageois, des trésors inavoués de profonde tendresse. Auprès d’eux, Trinette, une vieille fille, au service depuis toujours, avait fini par être de la maison. Il y avait aussi Vieuxjean, le varlet, et Thomas, le vacher.
Non loin de là, demeurait tante Dolphine, qui parlait français avec tout le monde et plus bas [ferme du Tombay, près de Péville-Grivegnée], c’était “chez parrain”, un grogneur n’aimant pas à délier sa bourse. Puis, venaient ceux du village : le riche monsieur Lamburquin avec qui ses grands-parents jouaient aux cartes ; Pierre Lurtay, le tueur de cochons ; le gros Baiwir, la sotte Garitte Légipont, la grosse “croleye” Gomel, “les ceux de chez Mohette”, les filles de chez Matriche, chez Djor, chez Hamainde, chez Bannire, chez Lorimiel…
Ainsi la pensée le retransportait vers les décors et les visages que connut sa jeunesse. Après plus d’un quart de siècle, son imagination les lui rendait aussi familiers, aussi vivants qu’alors. Charmant leurre, qui lui restituait son âme d’enfance et peuplait ses rêves de tout ce qu’il avait le plus aimé. A cette illusion, son cœur s’était rénové, son esprit rajeuni ; ses yeux même, trompés par ce mirage, revoyaient fictivement dans le passé. Il réincarnait vraiment son premier être. Dans l’atmosphère présente recréée, il vivait les mêmes scènes qu’autrefois, il frémissait des mêmes sensations, souffrant et jouissant tour à tour des sentiments qui l’avaient affecté ou transporté jadis. Le voici chassant les poules sur la lessive, se barbouillant au tonneau de sirop, lâchant des hannetons dans la sacristie et jouant aux barres avec les filles. Puis c’est le jour de la première communion avec sa tournée aux pièces de cent sous, et celui où, avec Vieux-]ean, il va boire du “france” à une “batte de coqs”, et toutes ces heures de fête où il s’amuse à pousser au “tourniquet da Mareye !”
Tout cela fut revécu. La plume n’y eut que faire. Passive et fidèle, elle transcrivit, avec une simplicité volontairement maladroite et touchante, ces tableaux parlants que publia, de 1901 à 1906, dans le Journal de Liège, sous les pseudonymes de Li Houleye Mayanne, Li Vicomte de timps passé et de Mamé, le très original auteur Marcel Remy.
Les Ceux de chez nous ce sont ceux de la race : les paysans terrés dans leurs clos comme des sangliers dans leur bauge, les autochtones, les casaniers, tous ceux qui, né sur la terre Wallonne, y meurent en perpétuant les traditions, les mœurs et les coutumes du pays.
Les Ceux de chez nous, ce sont les villageois, les rudes campagnards dont la vie, moulée sur celle des ancêtres, reflète le faisceau des vertus foncières et les préjugés du peuple.
Loin des rustres bestiaux des kermesses, des âpres et cupides flandriens, des miséreux fouisseurs qui sèment dans les terres caillouteuses de Campine, autour de misérables cabanes, les nôtres, moins frustes que les Kees Doorik, moins pauvres que les gens de Tiest, représentent en ces pages, les types communs de Wallonie.
Ils ont gardé une simplicité de vie élémentaire : leur existence journalière rappelle, dans ses gestes quelque chose de l’humanité patriarcale ; et leur âme, qui toujours porta en elle un peu d’extase naïve, s’étonne et s’émerveille aux contemplations des choses inconnues, comme aux récits feuilletonesques. Leur candide ignorance entretient les vieilles croyances ancrées à la terre et que, de bouche en bouche, de fils en fils, on transplante dans le limon du cœur, prêtes à fructifier à chaque génération. Chez tous, les mêmes événements se retrouvent avec la même force de signification : un baptême, une première communion y conservent une valeur d’actes primordiaux et se fêtent dans le rituel des pascalités religieuses et des bombances païennes.
On les revoit, dans ces contes, tels qu’ils sont, ni meilleurs, ni pires, avec leurs instincts brutaux, leurs paroles bourrues, leurs idées étroites, mais pleins de cette gaieté luronne, de ce rire jovial et franc qui témoignent de la robuste et insouciante philosophie dont ils savent nimber la vie.
A ce mérite, l’œuvre en joint un autre : celui d’avoir mis à nu, dans toute sa complexité déroutante, une âme enfantine.
La psychologie de l’enfant fut une note nouvelle dans la littérature contemporaine. Personne ne songeait, il y a un demi-siècle, à étudier ce petit être agissant dans l’orbe d’une existence factice, irréelle. Des écrivains nous firent récemment voir dans les limbes inexplorés de cette jeune âme. Maintes de ses souffrances nous furent révélées par Poil de Carotte et contées dans les romans de Frapié. L’enfant, depuis toujours, avait peuplé les fictions des auteurs, mais il n’y avait joué qu’un rôle de figurant pour les besoins de l’histoire. Avec ses derniers analystes, le gosse est passé acteur, nous le voyons, l’écoutons, le jugeons dans les multiples rôles de sa vie illusoire.
Être imparfait, transitoire, il ne sait du monde que la représentation sensible de ses apparences ; en dehors, tout lui apparaît inconnu et mystère. L’esprit, ou la raison n’a pas encore racine, le laisse ignorant des vertus et l’abandonne aux instincts de sa nature. Mais né sensible, il vibre extraordinairement. Son petit être réceptif s’ouvre et se ferme au moindre frôlement ; il frémit, tel un roseau souple, aux souffles d’une vie qu’il aborde.
L’auteur de ce livre, après trente ans, a retrouvé en ses intimes méditations l’état d’âme de sa prime enfance. Son affectivité de poète l’a reconduit vers les dons et les faiblesses des tout petits, naturellement gourmands, têtus, curieux, égoïstes, autoritaires, mais aussi combien naïfs, craintifs, amusants à force d’ingénuité et d’émerveillement facile. Cerveaux légers, fols et fantasques ! Leurs réflexions sur une vision de la vie, qui nous fut dévolue et que nous avons oubliée, nous paraissent inattendues et parfois déconcertantes, tant elles désarçonnent notre vieil esprit logique. Cette tête distraite de l’enfant qui parle et répond à cent choses à la fois, cette pensée fugace qu’un vol de mouche emporte, sont des traits admirables de l’insouciance juvénile.
Mamé, le pseudonyme dont Remy signa ses contes, peint à lui seul la mentalité du gosse de chez nous. Mamé, dans le langage familier, se dit du chérubin docile qu’on gâte et choie, mais aussi, malignement, des gamins tracassiers, espiègles et taquins. Et de fait, il y a des deux, dans le petit diable qui raconte ces histoires : bon cœur par nature, libre par instinct, folâtre par fantaisie, esprit vif, oubliant vite, s’amusant d’un rien, c’est l’image frappante du gavroche malicieux, de l’enfant terrible qui, chaque jour, musardant à sa guise, suit ses désirs, accomplit ses volontés, se permet tout, dût-il en rendre compte, le soir venu, devant la verge de correction.
Retrouver les émotions d’enfance, les ressusciter, les ramener au jour, c’était un art ; c’en était un autre de les exprimer avec force et vérité. Nées chez un enfant élevé dans la petite bourgeoisie des villes et l’entourage de gros fermiers suburbains, ces impressions tiraient leur richesse du milieu même et ne pouvaient être rendues sans participer de cette culture mi-paysanne, mi-citadine.
Pour conserver à ses récits toute la succulence du terroir, Remy recourut au langage des gens de chez nous qui jargonnent, sous le nom de français, une langue hybride à travers laquelle transsude une origine patoisante. Dans cet idiome original, franco-wallon, il fixa le pittoresque, la saveur, le parfum qui s’échappent des expressions populaires, tel le fumet qui monte des ragoûts familiers. Son style épousa jusque dans sa forme, primitive et simple, la tournure particulière au dialecte du pays de Liège. Si les aspects originaux, divertissants et folâtres de l’œuvre se détachent donc avec autant de relief, cela tient, d’un cote, à la subjectivité de la plume donnant aux récits une vitalité de scènes prises sur le vif et, d’autre part, à la justesse d’observation, et à l’exactitude des images.
La beauté de tels contes réside moins dans l’imprévu des histoires que dans leur facture. Toute en rehauts, en petites touches, éparpillée dans les détails, c’est elle qui donne la couleur et l’originalité au texte.
Œuvre d’humour, assurément, et d’humour bien wallon, où la morale s’érige en paradoxe et où les personnages sont en charge. Parfois, les êtres y rappellent les fantoches de théâtres populaires et les scènes font penser aux guignols des champs de foire. Mais le rire n’y étale pas qu’une grosse joie bouffonne d’essence plus précieuse, il naît des accouplements d’idées les plus étranges et des trouvailles de mots les plus imprévues.
Tout cela est l’expression d’une sensibilité et d’une observation rares, au service d’une plume qui fit de ces contes, une œuvre humoristique, charmante et délicieusement originale.
Notons que Les Ceux de chez nous attira non seulement la curiosité de nombreux lecteurs, mais retint l’attention des philologues. L’un de nos plus érudits professeurs, M. Antoine Grégoire, n’hésita pas, en chaire universitaire, à mettre en relief la valeur spécifique de ces contes, dont le “langage offre un spécimen fidèle et non surfait de la langue composite, matinée de français et de wallon, qu’on pouvait entendre à Bois-de-Breux, vers la fin du XIXe siècle, quand les gens de là-bas s’avisaient de s’exprimer en français“.
Dans son étude très poussée, qu’il publia dans La Vie Wallonne, il fait, au point de vue du style, une analyse complète de cette langue, à la fois patoisante et savante ; il en relève les mots purement wallons, ceux accoutrés à la française, les techniques, les pittoresques, les formes conjuguées des verbes, l’emploi des prépositions, des possessifs, bref toutes les erreurs morphologiques et les constructions syntaxiques inattendues de cet amusant parler. Dans ces combinaisons étonnantes autant que savoureuses, Remy procède avec art. Ses dons d’observation animent les scènes descriptives où se mêle, aux gens et aux animaux, la personnalité du petit Marcel, gamin naïf, ingénu, malicieux, parfois méchant, qui, sous la plume de Remy, se double d’un artiste, d’un peintre, d’un chasseur d’images. “Après le souci de la vérité des faits, dit encore le critique, Remy a recherché, dans l’expression, tout le naturel possible ; cette fois, c’est le styliste qui s’est imposé des limites, tout comme l’auteur se dissimulait derrière le personnage ressuscité de la cendre de ses souvenirs.“
Le dimanche 10 mai 1953, au n°362 de la rue de Herve, à Bois-de-Breux (Liège), dans la métairie où il passa sa jeunesse, a été inaugurée une plaque commémorative en souvenir de :
MARCEL REMY Musicien, Journaliste, Conteur Auteur de Les Ceux de chez nous
L’initiative en revient à M. Georges Remy, journaliste et conseiller communal, et sa mise en exécution at M. Demoitelle, député, bourgmestre de la commune de Grivegnée. Les représentants de la famille Remy, l’édilité de Grivegnée, le public – venu de Bois-de-Breux et de Liège – étaient présents dans la cour d’entrée, faisant cercle autour de Georges Remy qui leur expliqua, d’un ton bonhomme et amusé, les raisons qui avaient déterminé l’apposition d’une plaque à cette ferme dont l’histoire est retracée dans Habie, on tue le cochon ! et Pour les Voleurs.
M. Maurice Kunel, qui s’est fait historiographe de l’auteur, retraça les grandes phases de sa vie dont il évoqua, tantôt avec humour, tantôt avec gravité, les jours clairs et sombres d’une existence bohème, aventureuse et pathétique. A M. Olympe Gilbart était réservé de parler plus particulièrement de l’esprit de ce Wallon, pétri d’intelligence, chez qui “la verdeur de sa conversation ne fait pas apparaître tout de suite le sentiment de pudeur, qu’il garde jalousement en lui, et l’esprit de finesse, qui le caractérise“. On en eut la preuve lorsque M. Georges Remy lut, avec le ton semi-badin qui convient, le conte intitulé : Apprenez bien à l’école.
En réunissant ces histoires colorées et savoureuses, des fervents, fidèles à la mémoire de Marcel Remy, ont voulu rendre un pieux hommage à une vieille amitié perdue et sauver de l’oubli des pages qui, fortement imprégnées de la terre et de la race, firent, et font encore les délices de bien des lecteurs.
Vous avez, je crois, embrassé trop de gens, De là cette tristesse.
Marina Tsvétaïeva
Comment j’ai rencontré Lola n’est sans doute pas l’épisode le plus glorieux de mon existence. Il y a même quelque chose d’un peu honteux là-dedans. Enfin, certains n’en conçoivent aucune gêne, moi j’étais plutôt mal à l’aise avec ça – et c’est un euphémisme. C’était un peu le fruit (défendu) du hasard. Du genre : “je passais par là quand je l’ai aperçue”. Sauf que l’on ne passe pas par là par hasard, justement. En tout cas pas à cette allure, ni à plusieurs reprises. Donc il me fallait assumer cela aussi. Que je circulais sur cette route, bordée de ce que d’aucuns appellent pudiquement “bars à champagne”, alors que l’on y sert généralement un infect cava. Et que personne ne s’y trouve pour le champagne, évidemment.
Moi, dans la nuit noire, je voyais ces vitrines comme autant de scènes de théâtre en réduction. C’est une vision éminemment littéraire et romantique des choses, j’en conviens. Quoi qu’il s’y joue drames et comédies, à n’en pas douter. J’étais certainement en mal d’inspiration, ce n’est pas une excuse, à peine une explication. Dans ce théâtre aux éclairages colorés, les actrices étaient jeunes et fort peu vêtues – rarement avec goût, de surcroît. Je n’aurais pas engagé le costumier. C’est ainsi que j’ai repéré Lola. Jeans et t-shirt, elle se tenait aux côtés d’une autre fille en vitrine, à qui elle parlait. Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, si elle y travaillait. C’était tellement la girl next door que cela ne me paraissait pas vraisemblable, les préjugés ont la vie dure.
Alors je suis repassé un peu plus tard. Elle avait enfilé une autre tenue. Et pourtant, elle continuait à me sembler différente. Etait-ce parce que je l’avais vue habillée précédemment ? Je ne le pensais pas. J’avais envie de savoir et en même temps non, j’avais peur de gâcher cette image. Peur, tout simplement, de pousser la porte et de me retrouver dans une situation inconnue, embarrassante. Mais je l’ai fait. Je suis entré et la première chose qui m’a frappé ce n’est pas cette quasi nudité, que j’avais déjà pu entrevoir, mais la violente odeur de cigarette. Nulle part on ne fume encore sauf là, pas seulement là d’ailleurs, dans ces bars en général, je le sais à présent. Toutes les filles fument. Ensuite Lola m’a souri, elle a senti mon embarras certainement, elle s’est approchée de moi. J’ai entendu sa voix pour la première fois, plus douce encore que je ne l’aurais imaginée, moins rauque aussi malgré la fumée ambiante.
C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’appelait Lola. J’en doutais fortement. Vu son âge, il y avait plus de chances qu’elle s’appelle Virginie ou Stéphanie. C’était trop évident, ça puait le pseudo autant que la cigarette, mais ça m’était égal. La suite, tout le monde peut l’imaginer. Ceux qui sont vraiment curieux n’ont qu’à pousser la porte, ainsi que je l’ai fait. Je suis là pour raconter ma rencontre avec Lola, pas pour écrire un roman pornographique. D’ailleurs, je n’écris plus. C’était mon métier, pourtant. J’avais publié cinq romans, dont un primé, un prix appréciable, pas le Goncourt, mais une belle reconnaissance néanmoins qui m’avait procuré une petite notoriété – éphémère, comme l’inspiration. Elle s’était tarie un jour, évaporée comme l’amour dans le quotidien.
Je n’écrivais plus, mais je retournais régulièrement voir Lola. Nous ne parlions pas de littérature évidemment. Je parlais peu d’ailleurs, je parle peu en général. Et puis je pensais que ça devait saouler Lola d’entendre tous ces gens raconter leur vie, leurs déboires sentimentaux, leurs mariages boiteux, ratés – cela, en plus du reste. Mon presque silence était, à mes yeux, une forme de respect. Un jour, elle m’a dit “toi, tu es différent” et ça m’a fait plaisir d’y croire parce que, moi aussi, je la trouvais différente – et depuis le début. Donc, nous ne parlions pas de littérature jusqu’au jour où.
Lola avait été distraite, imprudente, je ne sais trop, peut-être était-elle arrivée en retard comme la première fois, toujours est-il qu’elle avait laissé traîner son sac dans le couloir qui mène aux chambres. Et j’ai aperçu, qui dépassait, un livre au format poche. Ce livre, je l’ai reconnu parce que je le possédais également. C’était un recueil de poèmes de François Cheng. Je lui ai demandé si c’était elle qui lisait ça et je l’ai un peu vexée. “Pourquoi ? Tu penses que parce que je fais ce job, je ne peux pas aimer la poésie ?” C’est ce jour-là, en fait, que j’ai vraiment rencontré Lola. Pour une fois, nous avons parlé. En fait, nous n’avons fait que cela. C’est là que je lui ai dit que, du temps où j’étais vivant, j’étais écrivain. Ça a paru l’attrister. Pas que je sois écrivain, ou que je l’aie été, mais que je ne me sente plus vivant. “J’ai une vie, tu sais, en dehors d’ici. Et je m’y sens bien vivante”. Je le comprenais, surtout quand elle souriait.
Un jour, j’ai risqué “Lola, ce n’est pas ton vrai prénom, n’est-ce pas ?” “Non, en effet, mon vrai prénom je le garde pour ma vie d’ailleurs, c’est mon secret, ma protection”. Au fil du temps, nos rencontres devenaient plus intellectuelles qu’autre chose – un peu sensuelles, quand même. Cela me semblait tellement improbable, quoique je l’avais pressenti au premier regard : Lola était particulière. J’ai eu envie de lui offrir un cadeau, je lui ai amené un livre de Karel Logist. Elle était émue aux larmes. “Garde tes larmes pour la lecture”, ai-je dit. Moi, ça me faisait cet effet-là. Quoique, avec Karel, parfois je souriais également. “Je vais te faire un cadeau aussi”, dit-elle. “Tu vas me dire ton prénom ?” lançai-je en boutade. “Non, mais c’est un secret également. Et il n’y a qu’avec toi que je peux le partager.”
Et de me tendre un petit carnet. Je l’ai ouvert, avec curiosité. Quand j’ai vu qu’il contenait des lignes d’écriture, ma curiosité s’est transformée en appréhension. Lola écrivait et, de toute évidence, voulait que je prenne connaissance de ce qui ressemblait bien à des poèmes. Qu’allais-je pouvoir lui dire, si je trouvais ça médiocre, banal, adolescent ? Je n’avais évidemment aucune envie de la décevoir. J’ai lu. Un poème, deux, trois. Lola scrutait les réactions sur mon visage, elle était un peu habituée à ça – une sorte de déformation professionnelle. Je demeurais muet, me contentant de tourner les pages.
Ce soir-là, j’ai pris une des plus grandes claques de ma vie. Ce soir-là, le ciel était “bleu écarlate”, comme disait Lola – la pute qui écrivait des poèmes, ainsi qu’elle s’est elle-même surnommée plus tard. J’ai pris une grande leçon d’humilité et je ne me suis, évidemment, jamais remis à l’écriture. Jusqu’à ce jour où, au bar, je n’ai pas trouvé Lola. Eva (ou était-ce Elena ?) m’a accueilli en me disant : “Lola est partie, elle a arrêté”, puis elle m’a tendu une enveloppe. J’attendais une lettre d’explication, un possible au revoir – un adieu me paraissait difficilement envisageable. J’ai ouvert l’enveloppe d’une main forcément tremblante. La fumée de cigarette m’a paru plus insupportable que jamais. Il n’y avait pas de lettre, juste un carton : “Je m’appelle Emilie”.
Nous sommes dans le monde de Donne. Tout autre point de vue est résolument exclu. Par cette capacité à surprendre furtivement le lecteur et à le subjuguer, donne surpasse la majeure partie des écrivains. Et c’est là sa principale qualité ; c’est ainsi qu’il exerce son emprise sur nous, en condensant son essence en quelques mots. mais c’est une essence qui, tandis qu’elle agit parmi nous, se sépare en d’étranges contraires, en contraste l’un avec l’autre.
Virginia Woolf
[AGORA.QC.CA] La première des trois méditations, qui portent sur le son des cloches de l’église voisine, est la seizième dont l’exergue s’écrit : “Par les cloches de l’église mitoyenne, on rappelle chaque jour mon enterrement dans les funérailles des autres.” La dix-septième méditation a pour exergue : “Maintenant cette cloche qui sonne doucement pour un autre me dit ‘Tu dois mourir’.” Dans cette méditation, John Donne déclare : “No man is an island, entire of itself…” Il aurait prononcé cette phrase lors du décès de son épouse en 1617. La suite de cette phrase, devenue célèbre, aurait inspiré à Hemingway le titre de son roman Pour qui sonne le glas.
Ci-dessous, nous donnons de ce passage deux traductions, celle de Franck Lemonde et celle de Wikipedia, article John Donne. Notons que Wikipedia traduit “pour qui sonne le glas” et Lemonde : “pour qui la cloche sonne.” Ce dernier donne comme raison de son choix : “Donne écrit bell (cloche) et non pas knell (qui signifie proprement le glas). Le son de la cloche, apparemment plus neutre, peut être interprété comme “la mort possible de tout un chacun”, mais aussi de la mienne. Alors que chez Donne la vue, le toucher, le goût et l’appétit sont affaiblis, l’ouïe est le sens sur lequel tout repose et le convainc “de l’indissoluble solidarité de toute l’humanité” dans la mort.”
Aucun homme n’est une île, un tout, complet en soi ; tout homme est un fragment du continent, une partie de l’ensemble ; si la mer emporte une motte de terre, l’Europe en est amoindrie, comme si les flots avaient emporté un promontoire, le manoir de tes amis ou le tien ; la mort de tout homme me diminue, parce que j’appartiens au genre humain ; aussi n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : c’est pour toi qu’il sonne.
Wikipedia, article John Donne
Nul homme n’est une île, complète en elle-même ; chaque homme est un morceau du continent, une part de l’ensemble ; si un bout de terre est emporté par la mer, l’Europe en est amoindrie, comme si un promontoire l’était, comme si le manoir de tes amis ou le tien l’était. La mort de chaque homme me diminue, car je suis impliqué dans l’humanité. N’envoie donc jamais demander pour qui la cloche sonne : elle sonne pour toi.
[OBJECTIFPLUMES.BE] Né dans un milieu ouvrier, il accomplit des humanités modernes avant de se spécialiser dans la gestion des bibliothèques. Avec la guerre, il est déporté comme ouvrier en Allemagne et, à son retour (1942), il occupe une fonction de bibliothécaire à Verviers. Il s’éprend rapidement et accidentellement de l’oeuvre de Raymond Queneau (Chiendent et Les Enfants du Limon), avec lequel il entre en contact. André Blavier décide d’en faire la biographie… et écrit à Queneau. Les deux hommes se lient d’amitié. Entre eux, une véritable osmose s’installe. Après la mort de Queneau (1976), Blavier crée un Centre de documentation Raymond Queneau, à Verviers, et organise tous les deux ans un colloque international en son honneur. Écrivain, poète, co-fondateur, avec Jane Graverol, du groupe Temps-Mêlés (1952), il organise des conférences (Andrée Sodenkamp, les exposés de Blavier sur les fous littéraires), des expositions (Magritte en 1953, Maurice Pirenne…), du théâtre, du cinéma, de la musique (Froidebise). En décembre 1952, sort le premier numéro de la revue Temps Mêlés. Pataphysicien, André Blavier adhère au Collège de Pataphysique (1950) et crée la Fondation de l’Institut luxembourgeois des Hautes Etudes pataphysiques (1965). Il décède en 2001.
Cinémas de quartier, suivi de La Cantilène de la Mal-baisée avec les remembrances du vieux barde idiot, et d’une Conclusion provisoire, Plein chant, Bassac, 1985 ;
Le mal du pays ou Les travaux for(ce)nés, Ed. Yellow Now, Liège, 1986 ;
Lettres croisées, 1949-1976 André Blavier, Raymond Queneau, correspondance présentée et annotée par Jean-Marie Klinkenberg, Labor, Bruxelles, 1988 ;
Occupe-toi d’homelies : fiction policière et éducative, préface de Jacques Bens, lecture de Claude Debon, Labor, Bruxelles 1991 ;
Un bibliographe au pays des fous, Choix de textes, entretien et postface de Rony Demaeseneer, Espace Nord, 2023.
Un Blavier, sinon rien !
[LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET] Le terme de “bibliographie” entre dans le Dictionnaire de l’Académie française aux environs de 1760, mais on considère généralement le savant Gabriel Naudé (1600-1653) comme le premier bibliographe français en tant que tel. Et comment définissait-on Naudé en son temps ? Par sa fonction de bibliothécaire (notamment pour Mazarin), sa haute érudition, ses qualités de lettré, et son inscription personnelle dans le mouvement des penseurs libertins. Lui-même rédigea une Bibliographia politica, réunissant un vaste corpus de références et de textes consacrés à la chose politique.
André Blavier (1922-2001) aimait à citer, au gré d’une conversation, cette “révérence” à Naudé, en qui il voyait un aïeul pas si lointain. Et, poursuivant dans la singulière logique académicienne du Collège de Pataphysique (celle de “la totale sérénité”), il pouvait exceptionnellement ne pas jeter au bac cette remarque d’un autre académicien, Jean d’Ormesson, à l’opposé pourtant de ses convictions : “Je suis de ceux qui pensent qu’un romancier, un écrivain, n’a pas de biographie, il a une bibliographie“. C’est entre ces deux bornes apparemment antithétiques, Naudé et d’Ormesson, que l’on peut situer l’œuvre encyclopédique d’André Blavier.
Lui qui ne se désignait pas comme écrivain (“à peine écrivaillon, écriveron”), qui ne s’abandonna au roman qu’une seule fois (Occupe-toi d’homélies, 1976, hommage à Queneau, réédité en Espace Nord en 1991), qui composa nombre de poèmes dont l’un, Le mal du pays (La Pierre d’Alun, 1983) rivalisait en longueur avec La chanson de Roland, n’a connu les trompettes de la renommée (modeste) qu’avec trois opus majeurs de l’édition : sa gigantesque encyclopédie Les fous littéraires (Veyrier, 1982, rééditée aux Éditions des Cendres en 2000), son ouvrage de recension des Écrits complets de René Magritte (indispensable référence, Flammarion, 1979, rééditions 2001 et 2016), et la revue internationale quoique verviétoise, temps mêlés (par son titre, et ses contenus, nouvel hommage à Queneau), branche de la Belgique sauvage, dont il fut en 1952 le fondateur avec la peintre surréaliste Jane Graverol.
Derrière ces massifs de sable titillant la voûte céleste quand on la regarde depuis Ostende, Blavier “bibliothécaire-bibliographe (et “-mane” et “-phage” et “-phile”)“, ainsi salué par son ami Pierre Ziegelmeyer (Éd. Plein Chant, 1985) a usé une bonne partie de son existence à triturer la langue, à décomposer, inventer, et recomposer lexiques divers et syntaxes, au fil d’une quantité d’articles, pré- et postfaces, contributions à des revues, notes et errata, qui en définitive ont constitué une galaxie littéraire difficilement réductible à des tiroirs (académiques) strictement clos. Aussi ne peut-on que se réjouir de voir paraître, sous la houlette d’un autre bibliothécaire de formation, Rony Demaeseneer, extrêmement au fait des règles bibliographiques, cette anthologie qui paraît chez Espace Nord, sous le titre avisé de Un bibliographe au pays des fous.
Les textes que l’on y lira s’échelonnent entre 1938 (un premier texte scolaire, bof, mais où s’énoncent déjà des tournures syntaxiques particulières), et 2001, une préface pour l’Ubu Dieu de Robert Florkin (son complice liégeois en Pataphysique), extrêmement allusive et dans le goût des hétéroclites qu’il portait à un degré extrême. Les écrits blaviériens, d’envergure, de taille et de thématique fort diversifiés, sont néanmoins répartis par Demaeseneer en plusieurs sections : les fous littéraires et apparentés ; l’aventure de la revue temps mêlés, ni surréaliste, ni dadaïste, ni lettriste, mais ouverte aux un.e.s et aux autres, et qui après 150 numéros et la mort de l’auteur du Chiendent se transforme en 1978 en temps mêlés-Documents Queneau ; Alfred Jarry et la ‘Pataphysique, incluant ses dimensions régionalistes avec la création de l’Institut Limbourgeois des Hautes Études Pataphysiques (1965) ; le surréalisme, Magritte, la peinture et quelques-unes de ses figures appréciées, comme le Verviétois Maurice Pirenne (frère de l’autre, historien belgicain vite bouté dehors) ; et un ensemble de textes divers, qui sont autant de coups de chapeau que, parfois, de coups de griffes.
Blavier réagit aux circonstances et créations littéraires qui pouvaient susciter de sa part une introduction, un commentaire, et surtout – caractéristique majeure de l’auteur comme de l’homme – des précisions et errata, rectifications, retours en arrière et nouveaux ajouts, qui se traduisaient systématiquement par la pratique absolument essentielle de la note de bas de page, elle-même parfois réajustée par une autre notule quelques pages plus loin. Il faut aborder cette anthologie – où n’apparaissent que peu l’Oulipo, ou la descente en flammes de Michel Foucault qui n’avait rien saisi au Ceci n’est pas une pipe de Magritte –, comme si l’on abordait par une autre face l’un de ces massifs déjà relevés. On y découvrira des textes qui, sur le 2e demi-siècle du 20e, balisent de manière inventive et subtilement subversive l’histoire culturelle de ces temps mêlés, par la plume d’un esprit encyclopédique comme il y en eut peu.
poetica.wallonica.org est désormais le portail de la poésie de wallonica.org. Vitrine intégrée dans notre archipel encyclo (encyclopédie, documenta, topoguide et boutique), la poetica est a priori dédiée aux textes des poétesses et poètes issus de Wallonie-Bruxelles, ainsi qu’à leurs recueils. Vous n’y trouverez d’ailleurs que ces deux types d’articles : des poèmes ou des références liées à la poésie (recueils, événements, initiatives…).
Pour éditer ce florilège permanent, choisir les textes, renifler les tendances, identifier les recueils, construire une iconographie qui vous touche et relier les différents poèmes et recueils aux autres contenus de wallonica.org (entre autres, proposer dans la boutique des recueils indisponibles en librairie), les deux piliers de l’équipe de wallonica.org (Patrick Thonart et Philippe Vienne) ont été rejoints par un vieux briscard de la poésie francophone belge et lui-même poète : Karel Logist. Bienvenue à bord, Karel !
Visiter notre poetica, c’est donc courir le risque de découvrir :
des poèmes composés (en français ou en wallon) par des auteurs, hommes et femmes, originaires de Wallonie, de Bruxelles, ou actifs en Belgique francophone (liste en cours, ici…) ;
Tout ça, rien que pour vous ! Alors, si vous voulez lire un poème à voix haute, découvrir une image qui ouvre une fenêtre sur le monde, lire la musique des mots, entraîner votre mémoire, reconnaître la voix d’une femme d’ici ou d’un homme de là-bas, qui a su mettre en forme l’indicible : cliquez sur le nouveau bandeau mauve (colonne de droite), dans le menu des portails ou, simplement, ci-dessous…
Le chantier est énorme et nous y travaillons tous les jours mais si vous avez des propositions de textes à publier, de recueils en mal de visibilité ou que vous êtes tellement enthousiastes que vous voulez absolument nous le dire : contactez-nous…
Né à Rotterdam, vraisemblablement en 1469, et mort à Bâle en 1536, Érasme est le plus célèbre des humanistes de la Renaissance. S’il sillonne l’Europe et fait de longs séjours, parfois répétés, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et dans le canton de Bâle, il reste très attaché à sa terre natale, les Pays-bas, où il passe ses vingt-cinq premières années, puis revient à plusieurs reprises, pour travailler à Louvain, visiter ses amis à Anvers, Bruges ou Gand, fréquenter la cour de Bruxelles ou profiter de l’hospitalité d’un chanoine d’Anderlecht.
Érasme laisse une oeuvre considérable. Pendant près de quarante années, ce chercheur infatigable, qui correspond avec l’Europe entière, publie plusieurs livres par an (ouvrages inédits et/ou rééditions revues et corrigées). C’est par le livre que règne celui qu’on appelle parfois “le prince des humanistes”. Maîtrisant mieux que quiconque en son temps ce nouveau médium qu’est le livre imprimé, il surveille de très près la fabrication de sa production originale dans l’atelier de ses imprimeurs attitrés successifs (Thierry Martens à Anvers et Louvain, Alde Manuce à Venise, Johann Froben à Bâle…), mais est impuissant à contrôler les activités de leurs concurrents, qui diffusent les contrefaçons aux quatre coins de l’Europe.
Si l’Éloge de la Folie est le livre d’Érasme le plus souvent réédité et traduit depuis cinq siècles, les deux ouvrages les plus lus de son vivant sont les Colloques et les Adages. Le premier est un recueil de dialogues familiers entre des personnes de tous âges, des deux sexes et de toutes les professions. Le deuxième est une collection d’expressions proverbiales de l’Antiquité, accompagnes d’un commentaire explicatif plus ou moins long. Érasme ne cessa, tout au long de sa vie, de remettre sur le métier ces livres de classe devenus des classiques, faisant passer le premier d’une dizaine à une soixantaines de dialogues, le deuxième de 818 à 4151 adages.
L’ouvrage le plus important sans doute aux yeux d’Érasme est le Nouveau Testament de 1516, première édition grecque du texte, avec en regard, non pas la traduction latine traditionnelle connue sous le nom de Vulgate, mais une version latine élaborée à partir du texte grec de la traduction des Septante, faite d’après l’hébreu. Aussi Érasme s’attirera-t-il les foudres des théologiens traditionnels qui considéraient le texte de saint Jérôme, vieux de mille ans, comme doué de qualités bibliques, inspiré par Dieu, et donc intouchable.
Aujourd’hui largement accessible dans les principales langues vulgaires, l’oeuvre d’Érasme est écrite en latin. Tous les genres y sont représentés : la lettre (il en écrit des milliers), le dialogue, la controverse, la poésie, la déclamation, le panégyrique, la prosopopée, l’édition de textes, le commentaire de psaumes, la paraphrase des Évangiles et des Épîtres, le manuel scolaire (il écrit même un manuel de savoir-vivre), le traité d’éducation à l’usage des parents, des maîtres, des princes, des chrétiens, des prédicateurs, le livre de prières, le catéchisme, le recueil de proverbes ou de paroles célèbres de personnages de l’antiquité grecque et romaine…
L’activité littéraire d’Érasme se déploie dans trois directions principales, à bien des égards convergentes :
D’abord, La Défense et l’enseignement des belles-lettres, des auteurs antiques, de la rigueur philologique, des arts du langage, grammaire et rhétorique. Érasme exhume, édite, corrige, commente, annote, traduit et finalement répand un nombre considérable de textes anciens, profanes, chrétiens (les Pères de l’Église) et même sacrés. Éducateur dans l’âme, il prodigue des conseils pédagogiques aux parents et aux maîtres, mais rédige aussi des manuels scolaires pour les enfants. Les belles-lettres ne constituent pas pour lui un obstacle à la foi chrétienne, elles peuvent au contraire servir la religion du Christ. Certains païens, d’ailleurs, pourraient faire la leçon aux chrétiens, souligne-t-il volontiers, résumant sa pensée dans le cri paradoxal et provocateur lancé par un personnage de ses Colloques : ” Saint Socrate, priez pour nous”.
Ensuite, le combat en faveur de la paix entre les princes, les nations, les chrétiens. Érasme crie haut et fort que “la guerre n’est douce qu’à ces qui n’en ont pas fait l’expérience” – c’est le titre percutant d’un de ses plus beaux textes pacifistes, avec sa Complainte de la paix, dans laquelle celle-ci se lamente d’être chassée de partout. Militant de la paix, l’humaniste utilise sa plume pour dénoncer les méfaits de la guerre et exhorter les chrétiens “à suivre enfin la doctrine du Christ et à vivre dans la paix qu’elle enseigne”. Même s’il a le sentiment de “prêcher à des sourds”, il ne cesse d’interpeller les hommes de pouvoir : “J’en appelle à vous, Princes, qui gouvernez les affaires du monde et qui représentez parmi les mortels l’image du Christ. Reconnaissez la voix de Notre Seigneur et Maître qui vous exhorte à la paix”.
Enfin, l’éducation à la piété chrétienne, à cette “philosophie du Christ” dont le message est simple : “L’essentiel de la philosophie du Christ consiste à concevoir que toute espérance repose en Dieu qui nous accorde gratuitement Ses dons par l’intermédiaire de Son Fils. La mort de Jésus nous rachète, le baptême nous unit à son corps. Nous devons renoncer aux désirs de ce monde, vivre conformément aux leçons de Jésus et à ses exemples, faire du bien à tous et, si quelque adversité nous surprend, la supporter courageusement dans l’espoir de la récompense future, réservée sans aucun doute aux hommes pieux, lors du retour du Christ. Nous devons progresser dans la vertu, sans toutefois nous attribuer aucun mérite, car Dieu est dispensateur de tout bien.”
Ce christianisme-là, qu’il prêche même dans l’Éloge de la Folie, son oeuvre la plus connue, encore que souvent mal comprise, est à la portée de tous : “Il y a très peu de savants, mais il n’est interdit à personne d’être chrétien, à personne de posséder la foi, j’aurai même l’audace de dire : à personne d’être théologien”. En soutenant que tout chrétien est apte à parler de Dieu et à s’adresser directement à lui, Érasme ne s’exprime guère autrement que Luther et il ne peut que déplaire aux théologiens de profession, soucieux de défendre leur magistère. Si l’on ajoute qu’il fait preuve toute sa vie d’une attitude très critique l’égard de l’Église visible de ses tares, on comprend mieux pourquoi il sera censuré de son vivant même et mis à l’Index dès après sa mort. Il y restera jusqu’au XXe siècle, sans jamais cesser d’être lu et redécouvert.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Franz BIERLAIRE a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC, en décembre 2011 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC…
Depuis l’enfance, depuis la balle au prisonnier,
Jusque dans mon lit, on m’a demandé de choisir un camp.
Les faibles ou les forts, littéraires ou scientifiques,
Vierges ou salopes, Israël ou Palestine.
L’Europe oui ou non, homo ou hétéro,
De plus en plus vite et de plus en plus souvent.
Rejeter l’un pour appartenir à l’autre,
Lâcher le débat pour honorer des divisions.
Réac ou éveillé, me too ou pas me too,
Censeurs ou libertaires.
Inscrivez-vous quelque part, on en parle après…
Moi qui n’ai jamais été pressée d’appartenir,
Qui n’aime rien tant qu’écouter les autres,
Raconter le flou intérieur, regarder la pensée en train de se faire,
Comme on regarde couler du café filtre, j’ai un peu peur…
Et si tout ce qu’on avait bossé au Bac de philo,
Et la suspension du jugement – étaient démonétisés ?
Au profit d’un monde simpliste, radical,
Tailladé de frontières à l’arrache entre les genres, les gens, les idées.
Un monde inhabitable de positions et d’antagonismes,
Où “je ne sais pas” ne serait plus une réponse, mais une infamie.
Alors simplifier c’est tentant.
Le réel est d’une complexité déroutante, NOUS somme déroutants.
Troublés, facettés comme du quartz, éperdus,
Blessés et changeants, amoureux, nous sommes impensables.
Mais simplifier c’est réduire.
Trancher dans le réel, c’est le mutiler, nous avec.
Et cette part, que dans l’impatience d’arbitrer nous pourrions abandonner,
C’est la plus riche, et sûrement la plus libre, c’est la nuance.
Faite d’hypothèses, de temps et de questions, la nuance est une lampe.
Elle laisse apparaître le tracé singulier de nos routes.
Des cohérences soudaines entre les camps,
De chatoyants revers de médailles, des rires,
Et d’infinis dégradés dans les vérités.
Des couleurs inouïes, auxquelles il faut encore chercher des noms.
La Pensée en somme, et la Littérature…
[SLATE.FR, 18 septembre 2023] Après la lecture, jetez-les, donnez-les, échangez-les –ça vous fera de la place ! J’ai validé le titre, donc je sais que vous êtes hors de vous et pourquoi. Mais écoutez-moi juste un peu. J’adore les livres. Leur odeur, sentir leur poids dans ma main, regarder leurs dos bien alignés sur une étagère. Arpenter les rayonnages des bibliothèques, feuilleter des ouvrages dans la librairie indépendante de mon quartier et évidemment, par-dessus tout, les lire, tout cela me comble. Je les aime au point que j’ai étudié la littérature à la fac et que comme je n’étais jamais rassasiée, je me suis faite écrivaine.
Je vous raconte tout ça pour que vous compreniez une chose : je ne suis pas en train de vous provoquer juste pour m’amuser. Je sais que ce ne sera pas facile. Mais mon conseil est ferme et définitif : il faut vous débarrasser de vos livres.
Géométrie dans l’espace
O tempora ! O mores ! O tout ce que vous voudrez ! Je ne suis pas différente de vous. Tous les bibliophiles grandissent en rêvant de posséder un jour une gigantesque bibliothèque. Si comme moi vous êtes un millennial, vous l’avez sans doute imaginée comme celle de Belle dans le dessin animé La Belle et la Bête, avec des rayonnages du sol au plafond et un escabeau qui roule pour glisser de l’un à l’autre.
Mais vous ne vivez pas dans un palais rococo français, si ? Non. Le plus probable, c’est que vous êtes obligé de faire de la géométrie dans l’espace chaque fois que vous déménagez (et vous déménagez souvent), que vous êtes au désespoir quand il s’agit de trouver où déballer cet énième carton de livres, que vous vous demandez si c’est une idée absurde d’en coller tout en haut du frigo et que vous finissez par vous demander si vous l’utilisez vraiment si souvent que ça, ce four.
Si vous êtes un millennial et que vous êtes propriétaire, félicitations d’avoir gagné à la loterie de notre génération – mais je suis prête à parier que chez vous, c’est quand même plus petit que ce que vous espériez et que votre bureau/chambre d’amis/chambre d’enfant gagnerait à être délivré de ces mètres carrés dévorés par la bibliothèque.
Je ne suis pas en train de vous dire qu’il ne faut pas avoir de livre du tout. Tout le monde devrait avoir une collection permanente (et vous avez même ma permission de l’appeler comme ça si vous avez envie de faire un peu classe). Mais soyez réaliste vis-à-vis de l’espace dont vous disposez et des titres qui ont gagné leur droit à s’y faire une place, parce que vos étagères ne vont pas s’agrandir par l’opération du Saint-Esprit.
Donnez, donnez, donnez
Évidemment certains livres sont trop précieux pour qu’on s’en sépare, peu importe le nombre de fois que vous les aurez lus : une certaine première édition de T.S. Eliot offerte par mon petit ami préféré a une place ad vitam aeternam sur mes étagères et je relis ‘le sermon’ de Moby-Dick à chaque Yom Kippour au lieu d’aller à la synagogue, donc ça, ça reste. Si c’est un livre auquel vous revenez régulièrement, ou que vous relisez souvent, ou juste auquel vous attachez une grande importance émotionnelle –gardez-le. Les autres ? Donnez-les.
Après l’abattage, il faut continuer à acheter des livres, que ce soit des précommandes de vos auteurs préférés ou des trésors d’occasion achetés sur un coup de tête. Mais une fois lus, vous devez vous engager à les passer à quelqu’un d’autre –à des amis, à des voisins, à des boîtes à livres, à des écoles.
Oui, les bibliothèques municipales et les e-books (qui retournent dans le néant) correspondent exactement à l’idée : les livres sont faits pour être lus, puis virés. Et quand un nouvel élément intègre la collection permanente, un ancien doit en sortir.
Je comprends pourquoi il peut être difficile d’appauvrir votre collection actuelle. Pour commencer, c’est une question d’ego : après tout, chaque livre est un témoin physique de votre érudition, un trophée de papier à votre immense intelligence. Et naturellement, certains titres fournissent un complément de contexte à cette immense intelligence : les Nora Ephron prouvent que vous êtes romantique, mais les Stephen King laissent entendre qu’il y a en vous une part d’ombre.
Chacun est méticuleusement sélectionné et placé, tel un petit kit de base pour savoir Qui Vous Êtes™. Nous attribuons une telle valeur au fait de posséder des livres que John Waters prône même de ne surtout pas coucher avec quelqu’un qui n’en a pas.
Ami avec un inconnu
Et si, dans cette quête du nettoyage par le vide, nous pensions à nos livres physiques non comme à des babioles servant à impressionner de potentiels partenaires, mais comme à un moyen d’exister dans le monde et à nous y relier?
En donnant un livre, vous lui donnez l’occasion de devenir ami avec un inconnu. Vous lui donnez la possibilité d’étonner, d’effarer, de marquer. Et non, vous ne le reverrez probablement plus jamais. Même en le prêtant, vous savez qu’il ne reviendra pas.
Mais si ça se trouve, dans quelques années, peut-être entendrez-vous quelqu’un évoquer une scène, faire allusion à une intrigue, ou même mal citer un passage, et reconnaîtrez-vous l’esprit de votre vieil ami sorti de son enveloppe corporelle : “Je l’ai lu, ça, il y a longtemps”, vous direz-vous alors. Et vous penserez : «Moi aussi, je l’ai aimé.“