Main d’Irulegi

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Le peuple basque en sait un peu plus sur les origines de sa langue. En Navarre, région autonome du nord de l’Espagne, des travaux archéologiques ont permis de découvrir une pièce unique, la “main d’Irulegi”, sur laquelle figure le texte le plus ancien en langue basque”, titre le journal local Diario de Navarra.

Datée du Ier siècle avant J.-C., cette main de bronze a été extraite en juin 2021 parmi les restes calcinés d’une maison”, sur un site faisant l’objet de fouilles depuis 2017. Il se situe au pied d’un château médiéval au sommet du mont Irulegi, dans la vallée d’Aranguren, à quelques kilomètres de la ville de Pampelune.

Comme le décrit Diario de Navarra, cinq mots (pour un total de 40 signes) répartis sur quatre lignes figurent sur cette main d’environ 14 centimètres de longueur et 12 de largueur. L’équipe du centre de recherche scientifique basque Aranzadi, qui pilote les travaux, y a identifié une inscription en proto-basque, sorioneku. Elle se rapproche de zorioneko, qui pourrait être traduit par “de bonne fortune” en euskera (actuelle langue basque).

Cette main aurait été accrochée à une porte d’entrée en signe de bienvenue et de vœux pour les résidents et les visiteurs”, rapporte le quotidien régional. Cette pièce bouleverse nos connaissances sur les Vascons [ancêtres des Basques] et l’écriture. Nous étions presque convaincus que les Vascons étaient analphabètes durant l’Antiquité et qu’ils n’utilisaient pas l’écriture, sauf pour frapper des pièces de monnaie”, assure Joaquín Gorrochategui, professeur de philologie indo-européenne à l’université du Pays basque, dans un article publié sur le site d’Aranzadi.

Une découverture majeure

D’après Diario de Navarra, la région concernée par cette découverte a commencé à être habitée à partir de l’âge du bronze final (XVᵉ-XIᵉ siècle av. J.-C.), jusqu’au premier tiers du Ier siècle avant J.-C. Le site [de la main d’Irulegi] a été abandonné prématurément il y a près de 2 100 ans”, dans le contexte de la guerre sertorienne (80-72 av. J.-C.), un épisode des guerres civiles romaines qui opposait des troupes d’Ibères, de Romains et de Vascons aux partisans de l’ancien dictateur romain Sylla.

“Après avoir été abandonnée à la suite d’une attaque, [le site] nous a laissé des objets du quotidien qui n’ont pas été altérés, nous permettant d’étudier et d’en apprendre plus sur le mode de vie et la société de l’époque”, conclut le directeur des fouilles archéologiques, Mattin Aiestaran, dans les colonnes de Diario de Navarra.

d’après COURRIERINTERNATIONAL.COM


Photo aérienne du mont Irulegi en Navarre @ Aranzadi Zientzia Elkartea

“Sorioneku”. Il est surprenant que le mot le plus ancien jamais découvert de la langue précurseur de l’euskara signifie “bonne fortune”, si on le lit en euskara. Il transmet ce message à ceux qui vivent dans la maison sur laquelle il est accroché et à ceux qui y entrent. Les lettres qui figurent sur la gravure sur bronze datée de 100 ans av. J.-C. sur le site archéologique d’Irulegi, en Navarre, nous apprennent beaucoup sur les occupants de ce territoire avant l’époque romaine. Longtemps les scientifiques pensaient que les Vascons de l’Antiquité n’écrivaient pas dans leur langue, puis l’hypothèse d’une écriture spécifique a commencé à prendre de l’envergure. La main en bronze d’Irulegi apporte une nouvelle preuve, d’après les spécialistes Javier Velaza et Joaquin Gorrochategui, qui ont analysé les pièces découvertes par la société savante Aranzadi. Les Vascons de la vallée d’Aranguren écrivaient dans leur langue avec un système graphique importé et adapté d’un autre idiome. Javier Velaza conclut : “Cela nous amène à reconsidérer une bonne partie de ce que nous croyons sur la culture et la société des anciens Vascons”.

La révélation s’est invitée la semaine du lancement d’Euskaraldia. Et on se plaît à imaginer les déclinaisons de la formule mise au jour à Irulegi : bonne fortune aux euskaldun et aux euskaldun berri qui habitent cette terre, bonne fortune à ceux qui y entrent. Cela pourrait donner des idées aux organisateurs de l’initiative qui se déploie du 17 novembre au 2 décembre dans les sept provinces du Pays Basque. À côté des badges “belarriprest “(oreille aux aguets), destiné aux personnes ayant des rudiments en euskara, et “ahobizi” (parole vivante), destinés à ceux qui peuvent communiquer dans cette langue, pourrait apparaître un troisième, “sorioneku” sur lequel serait dessinée une main, pour conjurer les mauvais sorts et freiner les forces négatives qui agissent sur le devenir de notre langue. Car la découverte de cette semaine nous le rappelle, on vient de loin mais le chemin est encore long…

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Plus de presse…

OTEIZA, Jorge (1908-2003)

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Né le 21 octobre 1908, à Orio, Jorge OTEIZA avait abandonné des études de médecine pour se consacrer à l’art. Ses premières sculptures, dès 1935, sont faites d’assemblages d’objets trouvés. Il s’installe durant plusieurs années en Amérique du Sud, où il enseigne la céramique à Buenos Aires avant de revenir en Espagne en 1948. En 1950, il gagne un concours de sculpture pour la basilique de Aránzazu, mais l’installation finale de ses œuvres est interdite. Au milieu des années 1950, il développe son Projet expérimental, dans lequel la pierre, marbre le plus souvent, est taillée selon des formes contradictoires mais complémentaires. En 1957, il remporte le Premier Prix de la Biennale de Sao Paulo et reçoit en 1988 le prestigieux Prix prince des Asturies.

Le souci premier d’Oteiza est de concilier les traditions séculaires de la statuaire basque avec les acquis de l’art moderne, pour réconcilier homme et nature, art et religion, et revivifier la culture de sa région natale. C’est dans cet esprit qu’il explore des formes abstraites géométriques, inspirées des travaux des constructivistes russes. Cette voie le conduit à sillonner l’espace et les énergies qui peuvent se développer et se ressentir dans les vides organisés par la sculpture. Son œuvre va en s’épurant, utilise des plaques métalliques qui, marquées par la leçon de Cézanne, forment des éléments géométriques simples comme le cube, le cylindre ou la sphère dans des séries portant les titres génériques d’Inoccupations spatiales, Caisses métaphysiques ou Caisses vides.

Auteur de nombreux essais sur l’espace, passionné de poésie, Jorge Oteiza se définissait comme un “athée religieux”. Mais il ne s’était pas pour autant retiré des affaires du monde : il avait ainsi mené une croisade contre l’ouverture, financée par le Pays basque, du Musée Guggenheim de Bilbao et juré qu’aucune de ses œuvres ne figurerait dans ce qu’il considérait être “l’espace du colonialisme culturel américain”.

d’après LEMONDE.FR


“Les Apôtres”, ND d’Arantzazu © baskulture.com

Les œuvres figuratives de Jorge Oteiza, rugueuses et expressives, témoignent déjà, au début de sa carrière, d’une recherche de la forme essentielle, au plus près de son centre et de son énergie, libérée de ses épaisseurs de traditions et d’académismes. Il affectionne alors des volumes ramassés et puissants, ignorant que son travail expérimental le conduira à devenir sculpteur abstrait, sculpteur du vide.

Inventer des formes et ordonner des forces

Les impressionnantes sculptures en pierre de la basilique d’Aránzazu possèdent la même part d’énigme et de révélation que les cromlechs mégalithiques, qui fascinent Oteiza. En 1951, les figures de la Friso de los Apóstoles (Frise des Apôtres), ultérieurement surmontée, en 1969, d’une Pietà de même facture, semblent comme eux ordonner des forces et échapper toujours, au moins pour partie, à l’interprétation. Le vide, qui sera plus tard le matériau même du sculpteur, creuse déjà ici les visages et les corps en un style où se mêlent un mode figuratif, qui se refuse pourtant à n’être que simple représentation de la réalité, et les prémisses d’une abstraction qu’Oteiza développera ensuite jusqu’à ses limites.

Les sculptures de cette période entrent en résonance avec les œuvres de Constantin Brancusi et surtout avec celles d’Henry Moore, sculpteurs qu’Oteiza admire et dont l’influence est très tôt manifeste dans son travail . Il partage avec Moore le goût d’une sculpture “organique”, en laquelle l’humain et le végétal se mêlent, et il se risquera comme lui à trouer les figures pour que l’espace y circule, tout en maintenant la densité de la matière. Les vides et les pleins créent, dans les œuvres d’Oteiza comme dans celles de Moore, des jeux d’ombres et de lumière qui semblent émaner des statues et leur confèrent l’apparence du vivant. Ces absences de matière, ces manques que déjà Oteiza creuse dans le ciment, le plâtre, la pierre ou le bois, s’accentuent singulièrement jusqu’à dessiner des contours de plus en plus abstraits. Le modèle mathématique, plus tard très prisé par l’architecte Frank Gehry, en serait l’hyperboloïde.

D’autres rencontres vont cependant advenir, et d’autres recherches orienteront la pratique d’Oteiza vers une liberté plus affirmée, une radicalité et une inventivité en matière d’expérience de l’espace qui lui vaudront l’admiration de Richard Serra.

Plier et déplier l’espace

À la fin des années 1950, Oteiza passera de l’organique au géométrique, du geste à la conception quasi mathématique de la forme, vers une abstraction de plus en plus affirmée. La bibliothèque d’Oteiza rend compte de son insatiable curiosité, de l’éclectisme de ses goûts et de la multiplicité de ses centres d’intérêt, de la philosophie à la mécanique des fluides, de l’architecture à la linguistique et l’anthropologie. Les avant-gardes artistiques y occupent une grande place, avec une prédilection pour Kazimir Malevitch à qui il déclare s’identifier tant en matière de spiritualité que de propositions plastiques.

Malevitch voyait dans le suprématisme, qu’il inventa, les fondements d’une nouvelle pensée pour l’art et l’architecture où l’objet ferait place à l’esprit :

Lorsqu’en 1913, dans mon effort désespéré de libérer l’art du poids inutile de l’objet, je pris la fuite dans la forme du carré et réalisai et exposai un tableau qui ne se composait de rien d’autre que d’un carré noir sur fond blanc, les critiques se lamentèrent […]. Plus d’images de la réalité, plus de représentations idéales – rien qu’un désert ! Mais ce désert est rempli de l’esprit de la sensibilité pure (sans les objets) qui pénètre tout (Kazimir Malevitch, cité par Michel Seuphor)

Malevitch conçut ainsi des Planites, habitations destinées à planer dans l’espace au gré des courants atmosphériques et magnétiques, ainsi que des Architectones, à la régularité constamment contredite par l’asymétrie et la multiplicité des plans. Comme Malevitch invente un quadrangle irrégulier capable de se développer en tous sens dans l’espace, Oteiza, qui reconnaît en lui l’unique fondateur de “nouvelles réalités” spatiales, va déployer des polyèdres de fer en assemblant des “unités planes” pour réaliser de multiples “Boîtes vides” et “Boîtes métaphysiques”.

Les recherches de Malevitch tiennent lieu de “forme matrice” pour Oteiza qui s’emploie à plier et déplier le métal, à le courber et à le dérouler en ellipses, comme s’il pliait et dépliait l’espace même, en d’infinies variations, à la manière de la série Desocupación de la esfera (Désoccupation de la sphère). Les sculptures d’Oteiza sont des objets de réconciliation du monde intérieur avec le monde extérieur, silencieux et actifs.

Le vide et le plein

Expérimentant les relations entre légèreté et pesanteur, dont il réconcilie les oppositions en faisant du vide un élément constitutif de la sculpture et en accentuant paradoxalement les tensions entre déséquilibre et gravité, Oteiza déconstruit toute tradition sculpturale, crée des objets singuliers, ouverts, dont le centre est partout et nulle part. Il invente de purs signifiants plastiques, des entités non langagières, qui peuvent évoquer les expérimentations verbales de Mallarmé. Le poète, à qui il rend explicitement hommage avec une œuvre de 1958, Homenaje a Mallarmé, avait osé une rupture révolutionnaire entre la forme et le sens. Les sculptures d’Oteiza se libèrent à leur tour de tout signifié imposé, pour devenir des formes libres. Il crée alors des objets-signes, polysémiques, concentrant la plus grande intensité, dans le vide ou le plein que le sculpteur met en œuvre tour à tour.

Il serait en effet simplificateur de penser –sur le modèle platonicien ou hégélien– qu’Oteiza est allé de la matière à l’esprit sans retour et que ses recherches s’achèvent dans la proximité de la perfection du vide. En parallèle à ses expériences de “désoccupation”, Oteiza travaille encore et encore l’objet massif, les assemblages de lourdes formes élémentaires qu’il invente en découpant des craies de section carrée, articulant le vide avec le plein, donnant à voir non pas l’absence de matière mais la matière avec son absence. Tel est le sens de ses assemblages de cuboïdes qui deviennent stèles funéraires, de ses polyèdres de bronze ou de ses cubes d’albâtre et de marbre emprisonnant et diffusant la lumière. Tel est l’objet de ses “solides avec négatif”, à la fin des années 1950, conservant en creux l’empreinte d’un volume “désencastré”, d’une pièce désormais manquante, devenue à son tour autonome. Ses structures minimales semblent alors encore davantage à même, comme il en est des sculptures africaines ou océaniennes, de concentrer des champs de forces et de les diffuser, comme il en était de ses premières créations.

“Pieta”, San Sebastian © zone47.com
Miniaturiser l’univers

Après trois ou quatre années seulement dans cette voie non figurative, Oteiza déclare en avoir fini avec la sculpture. Il va d’ailleurs se consacrer désormais à la réflexion théorique –en des écrits denses et torrentiels, volontiers polémiques, parfois confus et souvent contradictoires– et à la rédaction d’écrits poétiques souvent véhéments, à l’image de sa personnalité.

Pourtant, contrairement à ce qu’il affirme en 1959, sa carrière de sculpteur n’est pas achevée. Certes, il lui faut honorer des engagements, concernant par exemple la basilique d’Aránzazu, et il s’emploie également à la réalisation de pièces précédemment conçues, notamment dans le cadre de commandes publiques. Mais il s’adonne aussi à la conception de formes nouvelles, dans le cadre de son Laboratoire Expérimental. Celui-ci constitue d’ailleurs en lui-même une démarche remarquable, il est en quelque sorte le work-in-progress d’une vie, livrant des clés de lecture pour comprendre l’ensemble de la production artistique de l’artiste.

Oteiza déclarait en 1957, à l’occasion de la IVe Biennale de São Paulo où il présenta, avec d’autres pièces, une Desocupación del cilindro, travaillé en formats très réduits et avec de très nombreuses variantes inachevées. Dès le début des années 1950, avec des matériaux faciles à manipuler, comme le zinc, le bois ou le plâtre, des couvercles de boîtes de conserve en fer blanc ou du banal fil de fer, il tord, coupe et assemble, façonnant des hyperboloïdes (notamment le Monumento al prisionero político desconocido, réalisé en 1965 d’après une maquette de 1952, de quelques centimètres de hauteur), des unités de “désoccupation du cube et de la sphère”, et autres “modules Malevitch”.

On trouve, dans ce Laboratoire Expérimental, de curieuses “trames spatiales” miniatures, à la fonction indécidable, entre science, architecture et poésie, ainsi que de nombreuses variations sur l’idée de “point en mouvement”, dont certaines ont donné lieu à des réalisations en grandes dimensions. Ces lignes sinueuses pourraient bien avoir quelque affinité avec le geste de Picasso que l’on voit sur une photographie de 1949 ayant pu saisir l’instant fugitif où l’artiste dessine un animal mythique dans l’espace, avec un bâton de bois incandescent. Ce tracé de lumière, disparaissant alors qu’il est à peine image, devient matériel et durable dans les courbes graphiques de métal façonnées par Oteiza, anticipant sur les Lignes indéterminées de Bernar Venet.

Des dessins préparatoires participent, en parallèle, à un “Laboratoire de papiers”, lui aussi d’un grand intérêt. Les nombreuses études d’Oteiza y rendent compte de son intérêt pour les artistes dont il observa attentivement, au fil du temps, les travaux, notamment Henry Moore, Vassily Kandinsky, Kazimir Malevitch et Pablo Picasso .

On pourrait aujourd’hui s’interroger à nouveau avec Claude Lévi-Strauss pour savoir si le modèle réduit “n’offre pas, toujours et partout, le type même de l’œuvre d’art” . Gilbert Lascault en est pour sa part convaincu, car selon lui

l’énorme est installé dans l’infiniment petit [et la miniaturisation permet de] retrouver une part cachée de l’histoire des formes […] les inventions des sculpteurs des cathédrales, des compagnons menuisiers, des pâtissiers, les maquettes des ingénieurs et des stratèges (Gilbert Lascault, Écrits timides sur le visible)

Dans les années 1972-1973, son Laboratoire de craies va permettre à Oteiza de conduire de nouvelles expériences autour de l’idée de discontinuité ou d’intervalle, qu’il désigne sous le nom de “tarte”, vacuité organisant le vivant, lien invisible structurant la matière, l’art donnant à voir ce vide qui relie et constitue le monde. Les cromlechs basques, comme ceux d’ailleurs, témoignent d’une volonté humaine de vivre ensemble en s’interrogeant sur les forces de la vie et sur le sacré. C’est sous cet angle qu’il faut comprendre l’attachement d’Oteiza à la culture basque, son désir pédagogique d’en transmettre la mémoire et l’actualité en faisant connaître ses artistes – Oteiza fit partie du Groupe Gaur, avec son “frère ennemi” Eduardo Chillida et d’autres artistes de Guipúzcoa –, et d’en perpétuer la capacité créatrice.

Jorge Oteiza a choisi de faire de la sculpture un moyen de dépasser la finitude (“Rompo la muerte en la estatua“) donnant à vivre, pour peu que l’on accepte d’entrer en amitié avec ses œuvres, une expérience esthétique –c’est-à-dire sensible, émotionnelle, poétique et discursive– de l’espace.

d’après CAIRN.INFO


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BEIGBEDER SOLLIS, Anne (née en 1974)

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Tous les morceaux sont entiers…. mais certains le sont plus que d’autres. Lorsque l’on se lance dans une expérience, le domaine est tellement vaste que la mise en place d’un dispositif qui resserre le champ de l’infini possible permet non pas de réduire la liberté mais de la stimuler.

Anne B. Sollis

“Pourquoi avoir choisi la peinture comme mode d’expression ?

Je pense que c’est l’art que je place le plus haut. Je suis fascinée par les peintres. Peut-être aussi l’image que j’évoquais de l’homme qui vit à deux cents à l’heure, me fait-elle penser à mon père. J’aime cette idée de l’énergie dépensée “à perte”.

Pourquoi avoir délaissé le pinceau pour le stylo à bille ?

J’avais une saturation physique de la peinture, je me sentais intoxiquée par l’huile, et je me sentais prisonnière de cet objet. Je faisais des grands formats de 2 m x 2 m, ce qui est compliqué à bouger et oblige les gens à venir voir votre travail. J’avais envie de liberté et de pouvoir me déplacer. Le glissement s’est opéré quand je suis partie à Bruxelles. Mais avant cela, j’avais mis du ketchup sur une toile, ce qui était déjà une manière de désacraliser la peinture. Le Bic est un objet familier, qui crée un lien avec le spectateur, contrairement à la dimension absolue de la peinture, qui m’écrasait peut-être…

En quoi ce changement a-t-il influé sur votre travail ?

Dans mes peintures, le dessin était très présent, mais il était masqué ou il disparaissait. Je faisais plusieurs peintures en une peinture et je pouvais me battre durant des mois avec un visage qui apparaissait, puis que je détruisais… La peinture offre ce pouvoir de destruction immédiate, on recouvre tout, d’un coup. Le dessin est au contraire un moyen de retenir tout, retenir ces différents portraits, par exemple. Dans une peinture, il y a plein de peintures, toutes ces étapes que l’on perd et que l’on retrouve. Et en fait, ce qui m’intéresse le plus, c’est ce travail de recherche puis de perte de l’image. La peinture est une lutte qui apporte beaucoup de frustration dans cette quête d’une image qui apparaît, puis disparaît. J’avais d’ailleurs écrit sur le mur de mon atelier : “L’image est l’impossibilité de…” J’étais pleine d’envie et de frustration face à ce mur en face qu’est la toile et tout ce qui se joue dedans. Je me fais moins mal avec le dessin. Projeter l’image me permet de ne pas trop marquer ma volonté, de m’effacer. Auparavant, je voulais absolument être présente jusque dans une marque de main ou de pied pour matérialiser ma présence et ma lutte ; c’était très viscéral. L’idée de la matière corporelle, donc de moi, était très présente. Avec une image projetée, je m’extrais. C’est ma main certes, mais elle est dirigée presque malgré moi. Il n’y a pas de trait plus accentué que l’autre au départ. Et je fais partie par partie, sans idée de l’ensemble. Le fait de partir de l’intérieur apporte quelque chose de plus doux, de plus apaisé en tout cas.

“Gloria” (2013) © annebsollis.com

Vous vous interdisez la volonté pour aller vers quoi ?

L’enjeu est la part d’inconscient dans une œuvre d’art. J’avais besoin d’un objet très familier avec lequel on joue, comme le Bic 4 couleurs, qui marque aussi un état régressif. Quand je veux consciemment quelque chose, je ne l’obtiens pas ; en revanche, si je me laisse porter, j’arrive à mes non-fins. J’ai donc réfléchi et travaillé à ces moments d’absence. Je recherche l’extraordinaire dans les choses ordinaires, la part infinie dans ce qui est censé être fini.

A partir de quoi produisez-vous ?

C’est le grand truc ! J’ai un côté mystique. Ce sont des intuitions. J’avance à l’aveugle, sans vouloir trop savoir ce que je fais, même si je dois sûrement savoir. C’est comme si l’image me répondait, et me disait ce que je dois faire.

Parlez-nous de votre technique.

Tous mes dessins partent d’images vidéo-projetées. Ma recherche est basée sur le regard. Plus on regarde, plus on voit. C’est l’attention au réel, et aux mille et un détails. C’est de l’ordre physique, philosophique, méditatif aussi. J’aime voir apparaître tous ces reliefs, toutes ces images. Après, il y a le travail de dessin qui choisit de mettre justement en relief certains motifs. La question est de savoir ce que l’on voit dans ce que l’on regarde. Je m’absorbe totalement dans la contemplation de l’image. Et peu à peu, l’image s’efface pour laisser apparaître des motifs, qui deviennent d’autres images. Si l’on me donnait une feuille blanche, je serais en peine de trouver quoi en faire. J’ai besoin du réel, de l’observation. Je ne dessine pas d’imagination parce que cela ne m’intéresse pas, ce n’est pas ce que je cherche. Je suis vraiment dans le rapport au motif. Je veille à ne pas trop dessiner parce que mon intention n’est pas de faire de l’hyperréalisme au Bic.” (lire l’interview complète sur ESPERLUETTE-SL.FR)


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VIENNE : Le Bleu russe (2017)

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Bleu russe © myanimals.com

Tout commence par une fenêtre que l’on ouvre. En l’occurrence, que l’on ne ferme pas. J’ai quitté mon appartement, j’ai pris la route, cinquante kilomètres plus tard, je me suis souvenu que j’avais oublié de fermer la fenêtre. Ce n’était pas grave, en soi. Pas de quoi faire demi-tour. J’habite au premier étage et demi, une sorte d’entresol, qui n’a de vue que sur des toits et, plus loin, quelques cours intérieures, aucun accès par la rue, peu de risques de cambriolage donc. Tout au plus, c’était gênant s’il se mettait à pleuvoir. Mais la météo était optimiste, sans quoi je ne serais pas parti chez mes amis. Non pas qu’ils ne vaillent pas la peine d’être rencontrés par temps pluvieux mais, dans de telles conditions, il eut été de peu d’intérêt de me déplacer jusqu’à leur maison de campagne pour y profiter de la piscine. La fenêtre pouvait bien rester ouverte tout un week-end.

Lequel, devant l’insistance de Caroline et Thomas (c’étaient mes amis, enfin Caroline surtout) et la persistance du beau temps, se prolongera jusqu’au lundi. Voire au mardi. Quand je les quitte le jeudi matin, Caroline est toujours aussi blonde mais un peu plus hâlée, Thomas n’a pas encore récupéré de sa gueule de bois de l’avant-veille. Quant à moi, je n’ai toujours pas compris ce qui les maintient ensemble, à part la piscine peut-être, ou les enfants qu’ils n’ont pas encore trouvé le temps de faire. Finalement, la solitude de mon petit appartement me convient assez bien, c’est ce que je me dis face à la porte de mon immeuble, solitude relative par ailleurs puisque huit appartements, cela fait quand même du monde, de la promiscuité et, pire encore, du bruit. Mais c’est le silence qui m’accueille lorsque j’ouvre la porte de mon appartement et constate qu’en effet la fenêtre est bien restée ouverte, que je m’empresse de refermer. Ce bruit-là, en revanche, provoque un écho inattendu dans ma chambre où je me rends, sans méfiance, et où il m’accueille d’un regard plein de défiance. C’est un chat qui trône à présent sur mon lit.

Je m’interroge, à défaut de pouvoir le questionner lui, sur le chemin qu’il a suivi pour parvenir chez moi mais, de faîtes de murs en toitures, c’est un chemin praticable, évidemment, pour un chat de gouttière. Bien qu’il me semble fort racé pour un vulgaire matou, d’un pelage uniforme et d’un port altier – je veux dire qu’il me snobe, voire me méprise sans doute. Mais je ne suis pas du tout expert en chats. Suffisamment pour constater qu’il s’agit d’une femelle, certes, je ne peux néanmoins écrire “je ne suis pas du tout expert en chattes”, ce serait aussi vulgaire qu’inconvenant. Et puis mon problème n’est pas là, mais bien de savoir ce que je vais en faire de ce chat. Plus précisément, comment je vais m’en débarrasser, retrouver son propriétaire qui me remerciera sans doute, en tout cas moi, je le remercie par avance de m’avoir débarrassé de cette boule de poils grise qui squatte mon lit, s’y étant recouché de tout son long et se plongeant dans une sieste que je m’étais promis. Clairement, je déteste déjà ce chat.

Suffisamment, en tout cas, pour me convaincre d’aller sonner chez les autres locataires et, ce faisant, mon taux d’animosité envers cet animal augmente encore. D’où le chat peut venir, la locataire du dessous n’en a aucune idée, ce n’est pas une surprise à proprement parler, s’agissant d’une styliste ongulaire. Le locataire du 2A, je n’y songe même pas, il doit être plongé dans la même sieste que le chat, attendant le crépuscule pour reprendre sa partie de WOW (World Of Warcraft pour les non-initiés). J’irai donc voir Ezgül, j’aurais pu commencer par là d’ailleurs, Ezgül étant un peu notre concierge mais elle est souvent assez sèche, pour ne pas dire revêche, tandis qu’à défaut d’informations, Maud, la styliste, offre toujours d’enthousiasmants décolletés. Bref, je suis là, devant la porte de l’appartement d’Ezgül, qui s’ouvre alors que je ne suis même pas certain d’avoir sonné, excusez-moi, je dis, j’ai un problème un peu particulier, en fait (elle fronce déjà les sourcils), j’ai trouvé un chat, enfin c’est plutôt lui qui m’a trouvé, je veux dire qu’il est entré dans mon appartement en mon absence, enfin elle, car c’est une chatte et… Ca vous arrive de vider votre boîte aux lettres, me demande-t-elle. C’est que, comme je vous l’ai dit, j’étais absent quelque jours et à mon retour, ce chat, cette chatte plutôt, donc non, la boîte je ne l’ai pas vidée (elle soupire à présent). Tenez, fait-elle, me tendant tout à la fois une sorte de photocopie au format A5 et le battant de la porte qui se referme aussitôt.

“Aidez-moi à retrouver Nikita”. Je me dis que le propriétaire de cet animal a le sens de la formule, bonne accroche. “Pendant mon déménagement, mon chat, Nikita, s’est échappé. C’est une femelle bleu russe, poil gris, yeux verts, très affectueuse”. J’avais bien entendu parler de russes blancs, pour ceux de ma génération, ils étaient plutôt rouges, mais j’ignorais qu’il en existât de bleus. Surtout s’ils sont gris. Suit l’information essentielle pour moi : “si vous la trouvez, appelez-moi au 049…. Anaïs L.”. Au moins, je sais à qui appartient ce chat. Evidemment, le fait que cette voisine ait déménagé est un peu contrariant, je ne vais pas pouvoir m’en débarrasser immédiatement mais bon, si je l’appelle maintenant, je peux encore espérer en être libéré ce soir. S’il le faut, je le conduirai moi-même à l’autre bout de la ville, voire dans une commune périphérique, cela j’en suis capable pour retrouver ma tranquillité. Que je trouve fort saccagée en rentrant chez moi, moins que mon sac de sport toutefois, dans lequel la chatte, Nikita donc, s’est soulagée.

“Bonjour, c’est Anaïs, je ne suis pas dispo pour l’instant, laissez-moi un petit message et je vous rappelle”. Elle a une assez jolie voix, Anaïs, plutôt jeune, souriante dirait-on, presqu’ensoleillée. A laquelle je réponds, par boîte vocale interposée : “Bonjour, ici Philippe V., je suis, enfin j’étais votre voisin, j’ai trouvé Nikita ou plutôt elle m’a trouvé, bref elle est chez moi, si vous voulez venir la chercher sinon je peux aussi bien vous la ramener, rappelez-moi que l’on s’arrange”. Car de la cohabitation avec cet animal qui, à présent, réclame à manger, moi, je m’accommode de moins en moins. Voulant éviter une nouvelle catastrophe, j’installe dans un coin de vieux journaux, comptant sur la compréhension et l’instinct de Nikita pour désormais s’y soulager, puis je sors lui acheter quelques boîtes de nourriture. En chemin, je croise Ezgül qui, changeant de trottoir, vient aux nouvelles mais elle ne saura rien parce qu’en cet instant précis mon téléphone sonne. Où se précipitent les paroles d’Anaïs, enthousiaste, presqu’exaltée, rassurée aussi bien qu’émue, alors c’est vrai, vous l’avez trouvée, elle va bien, c’est formidable. Oui, je dis, c’est ce qu’on peut appeler de la chance, quand venez-vous la chercher ? C’est que c’est là le problème, fait Anaïs, j’ai déménagé et. Oui, je comprends, vous n’avez pas beaucoup de temps, ce n’est rien, je peux vous l’apporter moi. Non, je ne crois pas. Comment ça, vous ne croyez pas ? Je vous assure. Non, dit-elle, j’ai déménagé loin, je suis près de Biarritz à présent, à Bidart précisément.

Cela, de fait, je ne l’avais pas prévu. Le silence s’installe dans la conversation, me privant de la voix d’Anaïs dans laquelle j’avais perçu le soleil et ramené l’espoir, elle me plaisait bien, à moi, cette voix, je ne pouvais plus la décevoir à présent. Je vois, je dis. C’est un peu loin, en effet, mais on doit pouvoir s’arranger. Quand même, répond Anaïs, plus de mille kilomètres, on a mis douze heures pour descendre vous savez, on peut dire que ça fait long, en effet. Ecoutez Anaïs (je pouvais bien l’appeler par son prénom, après tout son chat habitait chez moi), ça devrait pouvoir s’arranger, je n’ai pas encore pris de jours de congés, je pensais justement partir avant l’été mais manquais d’idées, alors Bidart, oui, pourquoi pas, j’y suis allé, enfant, avec mes parents et peut-être, sans doute, que cela me plairait d’y retourner et de vous ramener Nikita par la même occasion, pourquoi pas. Non, proteste-t-elle, je ne peux pas vous demander ça, vraiment. C’est parce que je commence un nouveau job dès lundi sinon je serais venue immédiatement le chercher mais peut-être, si ce n’est pas abuser, pouvez-vous garder Nikita jusqu’au week-end prochain. Mais moi, je n’ai aucune envie de garder ce chat une semaine encore, je me vois davantage à Bidart à présent que partageant mon lit avec une russe, fût-elle bleue. Vraiment Anaïs, je dis, ce ne serait pas raisonnable de faire l’aller-retour sur le week-end alors que vous venez de déménager, démarrez une nouvelle carrière, c’est fatigant tout cela, tandis que moi. Moi, je vous rappelle demain, après avoir parlé avec mes collègues et samedi, samedi soir, je suis à Bidart. Avec Nikita.

Bidart © biarritz-pays-basque.com

J’y suis, en effet, à Bidart, que le jour à peine déclinant dore déjà mais n’embrase pas encore. Au terme d’un voyage finalement assez linéaire, ponctué de scansions miaouesques, seulement émaillé d’un incident, par ailleurs prévisible. Nikita n’avait pu, tout ce temps, se retenir et donc, dans sa cage, s’était un peu oubliée, y trempant le bout des pattes malgré les journaux dont j’avais tapissé le fond. Je ne me voyais pas la ramener ainsi dégoulinante et malodorante à Anaïs (qu’aurait-elle pensé de ma capacité à m’occuper de son précieux bleu russe ?), alors je m’étais arrêté aux toilettes d’une station service où je l’avais quelque peu shampouinée dans l’évier, avec le savon liquide destiné à se laver les mains. A Bidart, où je suis arrivé, j’appelle Anaïs. Voilà, je suis chez vous dans quelques minutes si mon GPS est correctement programmé, Nikita va bien. Super, je vous attends devant l’immeuble, il n’y a pas encore de nom sur la sonnette et puis je suis impatiente. Moi aussi, je réponds, enfin impatient d’arriver je veux dire, quand ce n’est pas du tout ce que je pense mais plutôt qu’il me tarde de donner corps à cette voix, finalement.

Il est assez joli, ce corps, gracile, du moins la silhouette que j’aperçois devant la porte. Pas de formes provocantes, cela m’arrange plutôt de n’avoir pas à composer avec l’évidence, Anaïs est pourtant lumineuse comme sa voix, peut-être parce que sa chevelure blonde, carré long, accroche les derniers rayons du soleil. Au travers de ses lunettes, j’ai peine à définir le regard, bleu ou vert, qu’elle pose sur moi. Puis Nikita. Revenant à moi, bonjour, on peut se faire la bise, n’est-ce pas, maintenant qu’on se connaît un peu, en quelque sorte. Oui, bien sûr, on le peut, et me tutoyer aussi, Anaïs, si tu veux. C’est vraiment super sympa d’être venu, viens, on monte, que Nikita puisse sortir de sa cage, mais ne regarde pas au désordre, le déménagement, les caisses. J’observe seulement le déhanchement d’Anaïs qui, devant moi, monte les marches et, au bout de son bras, oscillant, la cage dans laquelle son chat, entre les barreaux, implore une liberté forcément conditionnelle.

Il n’est pas bien grand cet appartement, fort encombré en effet, au milieu duquel Nikita s’étire, s’assoit enfin et se lèche consciencieusement les pattes. J’espère qu’elle ne va pas trahir notre secret. Les toits que l’on aperçoit par la fenêtre, comme chez moi, sont ici à double pente. Puis, par delà ces accents circonflexes, l’océan. Tu dois avoir faim, s’inquiète Anaïs. Je n’y songeais plus. Oui, quand même un peu mais il faudrait d’abord que je me trouve une chambre d’hôtel. Près du fronton, là, il m’a semblé en apercevoir un qui me conviendrait assez. En effet, répond Anaïs, je suis désolée de ne même pas pouvoir t’héberger, j’ai bien une petite pièce qui pourrait, mais c’est le matelas qui fait défaut. En revanche, je peux t’accompagner à la réception de l’hôtel, je les connais, j’ai grandi ici tu sais, ils te feront un prix. C’est gentil, faisons comme ça, oui, puis allons manger. Nikita nous considère avec étonnement, puis saute sur un entassement de caisses. La nuit est tombée, les caisses pas.

Je dois inspirer confiance, appeler les confidences. Pas seulement avec Anaïs, avec les gens, en général, qui, comme elle, me racontent leur vie, leurs espérances et leurs déceptions. Je la regarde, Anaïs, tandis que nous mangeons, m’évoquer son enfance à Bidart, ses études, ce garçon qu’elle a suivi jusque dans ma ville, qui d’elle n’a pas voulu d’enfant avant d’en aller aussitôt faire un ailleurs, de la blessure, forcément, puis la décision de revenir au pays. Et plus je la regarde, plus je la trouve captivante, non pas sa conversation à proprement parler, mais la façon qu’elle a de dire les choses, sans détour mais avec une certaine pudeur néanmoins. Elle doit remarquer que je l’observe parce que, passant la main dans ses cheveux, elle me sourit, avant de s’enquérir : et toi ?

De moi, il n’y a pas grand chose à dire, pas de femme, non, pas même divorcé, bien plus de lendemains sans aventures que le contraire, pas d’enfant non plus par conséquent. Ah bon ? fait Anaïs étonnée, un peu inquiète peut-être, semblant attendre une forme d’explication, voire de justification, mais je n’en ai pas, c’est juste ainsi, parfois la vie vous conduit sur un chemin que vous n’aviez pas forcément prévu d’emprunter, je suis bien à Bidart ce soir. Elle sourit, Anaïs, mais quand même on peut lutter, dit-elle, pour changer le cours des choses, regarde les surfeurs, là, face à l’océan. Sans doute, mais les vagues reviennent toujours, tandis que les surfeurs pas forcément, je voudrais lui répondre mais je sens que ma réponse ne va pas lui plaire. Et je n’ai aucune envie de lui déplaire, moi, à Anaïs. Alors, oui, tu as sans doute raison, est une conclusion qui me permet de déceler une étincelle de triomphe dans ses yeux, définitivement verts.

Et demain, tu sais ce que tu fais ? C’est une question existentielle, à laquelle je n’ai toujours pas de réponse, que me pose innocemment Anaïs mais je comprends bien qu’elle s’enquiert des mes activités du lendemain. Je vais commencer à visiter, Guéthary je pense, puis Saint-Jean de Luz peut-être, on verra, j’aime rouler au hasard, m’arrêter sur une image, une odeur, une impression. Il y a tellement d’endroits que j’aurais voulu te faire découvrir, dit Anaïs, mais demain, vraiment, je ne peux pas. Ne te tracasse pas, j’ai l’habitude de voyager seul, on pourrait même dire que j’aime ça ou bien c’est l’habitude, à force. Mais le soir peut-être qu’à nouveau on pourrait, comme ça tu me raconterais et. Oui, demain soir, ce serait parfait, Anaïs.

Où je lui dépeins ce qu’elle connaît déjà, les surfeurs à Belharra, les pottoks sur les routes de montagne, Ainhoa et tous ces noms euskariens que j’arrose alors d’Irouléguy. Et sans doute feint-elle de s’y intéresser, Anaïs, ou bien est-ce moi qui éveille son intérêt, après tout c’était un peu mon but quand même, serait-ce à ce point invraisemblable ? Nikita est fort perturbée, me dit-elle, elle peine à trouver ses marques, s’est lovée dans un de mes pulls qu’elle a abimé, j’espère que ça va aller. Il faut la comprendre, la route a été longue et tout est différent ici, je veux dire l’air de la mer, je parie qu’elle le sent, ça aussi. Oui, tu as sans doute raison, c’est juste que ça m’embête un peu de la laisser seule toute la journée alors qu’elle n’est même pas encore acclimatée. Ah mais, si ce n’est que ça, je peux passer la voir, elle me connaît à présent, enfin il me semble, vu que. Tu ferais ça, vraiment ? Ca ne t’ennuie pas ? demande Anaïs, avec dans la voix cette émotion solaire qui m’a amené jusqu’ici. Non, évidemment. Evidemment, non, Anaïs, que voudrais-je encore, en cet instant, te refuser ?

Nous nous retrouvons donc, le bleu russe et moi, parmi des caisses encore, un peu moins sans doute, quelques unes sont ouvertes mais incomplètement vidées. Comme celle-là contient des livres, je me dis que c’est une chose que je pourrais bien faire, ranger des bouquins sur une étagère tandis que je tiens compagnie à Nikita laquelle, m’ayant sans doute reconnu, se frotte à ma jambe. Anaïs lit peu et peu de romans, semble-t-il. Un Eric-Emmanuel Schmitt cependant, que j’oublie délibérément au fond de la caisse, il me semble presqu’indécent d’avoir grandi si près de Beigbeder et d’avoir pareille lecture. En fait, Anaïs ne semble pas posséder grand chose, parce qu’elle a souvent changé de place peut-être, ou alors par choix, elle est légère et gracile, cette fille, sans doute n’a-t-elle pas envie de s’alourdir. Juste de se poser, un instant, le temps de reprendre son souffle, qui sait ? Le pull dans lequel s’est lovée Nikita est rose fuchsia, tout comme la lingerie en dentelles que j’aperçois, par la porte de la chambre entr’ouverte, négligemment posée sur le lit, et qui me trouble un peu, quand même.

Quoi que l’on fasse, ou que l’on s’abstienne de faire, le temps passe. Il m’a paru court, un peu moins morne, celui qui, depuis mon arrivée à Bidart, m’a rapproché de ce jour où je dois quitter Anaïs. C’est que j’avais fini par m’habituer à mes visites quotidiennes à son bleu russe, à nos rendez-vous en soirée, mes comptes-rendus détaillés et au sourire, discret mais obsédant, d’Anaïs. Je n’ai pas vraiment envie de partir, maintenant qu’entre nous ces rituels ont créé une sorte de familiarité, d’intimité presque. Mais on m’attend, enfin mon travail, mon appartement, ma vie à moi qui, à un millier de kilomètres d’ici, est installée. Vraiment, à ce point installée ? demande Anaïs, et je ne perçois pas vraiment le sens de sa question. C’est dommage, dit-elle. Dommage quoi ? Ton refus de t’impliquer, répond-elle. Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je crois que tu le sais très bien, mais ce n’est pas grave, ajoute-t-elle en m’effleurant le visage du bout des doigts. Et là, j’ai le sentiment de la décevoir, Anaïs, dont j’ai mis tant de temps à me rapprocher, et je suis triste, bien sûr. Triste de ne pouvoir faire autrement.

La route est monotone, définitivement. Généralement, j’aime ça, rouler, et ce côté répétitif, presqu’hypnotique que la sécurité impose, hélas, de rompre. Là, c’est juste fastidieux. Alors, je m’arrête, sur une aire de stationnement, presque déserte. Il y a une famille d’Allemands, pique-niquant aux abords de sa Mercedes, deux gamines rousses que leur dessert lacté a rendu moustachues. L’une d’elle retourne à la voiture et me sourit, je la gratifie de trois mots en allemand, j’ai gagné sa confiance, elle me demande si je veux voir. Et me montre. Dans la cage, le petit chat qu’elle emmène avec elle en vacances.

Quand la porte s’est enfin ouverte sur une Anaïs aux yeux rougis, j’ai dit : “Peut-être qu’ils auront besoin de quelqu’un qui parle allemand à la réception de l’hôtel, cet été ?”

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © myanimals.com ; biarritz-pays-basque.com


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