SMET, Jean-Philippe, dit Johnny Hallyday (1943-2017)

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Johnny Hallyday et la Belgique de son père : une relation contrariée

[AFP-RTBF, 6 décembre 2017] Johnny Hallyday, décédé dans la nuit de mardi à mercredi, n’a jamais vraiment renoué avec la Belgique, le pays de son père qui l’a abandonné après sa naissance, comme l’illustre sa bataille controversée pour acquérir la nationalité belge avant de finalement renoncer, il y a dix ans.

Je l’ai inventé tout entier
Il a fini par exister
Je l’ai fabriqué comme j’ai pu
Ce père que je n’ai jamais eu

C’est ce qu’a chanté “l’idole des jeunes” qui n’a jamais fait mystère de cette blessure inconsolée. “Ne pas avoir eu de père a marqué toute ma vie. La déchirure…“, écrit Johnny, né le 15 juin 1943 à Paris, dans son autobiographie.

Léon Smet – un artiste de cabaret bruxellois proche des Surréalistes, monté à Paris avant la Deuxième guerre mondiale – a déserté le foyer familial huit mois après la naissance de son fils, qu’il a d’ailleurs tardé à reconnaître à l’état-civil. En réalité, Jean-Philippe Smet, le nom de Johnny, sera élevé par sa tante paternelle belge Hélène, qui vivait alors à Paris avec son mari et ses deux filles. Le petit garçon déménagera ensuite avec cette famille d’artistes à Londres, où ses deux cousines étaient devenues danseuses de music-hall.

Après la guerre, son père qui avait travaillé pour une télévision lancée par l’occupant nazi à Paris, se réfugie en Espagne comme de nombreux Français craignant d’être poursuivis pour collaboration, selon ses biographes. Léon Smet revient ensuite à Bruxelles, où il ouvre une école d’art dramatique, mais sans jamais vraiment reprendre contact avec son fils. […]


Johnny, requiem pour un feu

[LETEMPS.CH, 6 décembre 2017] Atteint d’un cancer des poumons, Johnny Hallyday est décédé cette nuit à l’âge de 74 ans. L’homme aux 110 millions d’albums vendus a su chanter comme personne, sans fausse pudeur ni surmoi encombrant, la bataille existentielle, l’amour trahi ou la soif de rédemption. Hommage.

Parc des Princes, 18 juin 1993. Il y a sur la scène une réplique du Golden Gate Bridge de San Francisco qui s’étend sur près de 100 mètres. Elle a été conçue dans le plus grand secret sur une base militaire alsacienne ; tout à l’heure, elle sera le théâtre d’un ballet de Harley-Davidson et de bagarres épiques, mimées par des cascadeurs. Johnny a enfilé un blouson si clouté qu’on dirait une cotte de mailles, une chemise de soie rouge à col andalou, du cuir, partout, il ne fait pas le malin. Son imprésario Jean-Claude Camus a eu la bonne idée de lui demander, en guise d’ouverture, de traverser la foule entière. Il y a autour du chanteur deux rangées de gardes du corps, dont certains ont un “JH” doré imprimé sur le t-shirt.

Le chemin du calvaire est interminable, il faut fendre un parterre de 60 000 personnes dont beaucoup attendent depuis midi. “J’ai mis vingt gars costauds autour de lui, mais le mouvement de foule était dingue“, se souvient Camus. “C’était irrespirable. Ce jour-là, on s’est mis en danger.” On se bat pour le corps du roi. Johnny évite comme il peut des mains qui lui passent dans les cheveux, sur les bras, dans le dos, il souffle, il transpire, il sourit pour donner le change. Le cortège n’avance pas. Camus est presque écrasé, puis expulsé du groupe. Dans la tribune VIP, Alain Delon devise avec Mireille Darc ; Belmondo, Vartan, Jean-François Copé, les Balkany, Mick Jagger, l’aristocratie est au spectacle.

La quête du père

Finalement, à quelques mètres de l’arrivée, Johnny Hallyday monte pratiquement sur le dos d’une armoire à glace, on le soulève jusqu’à la scène, il tombe dans les bras de son guitariste. Il est essoré, le concert n’a pas encore commencé. Il écarte les jambes, comme s’il chevauchait un étalon. Il contemple son peuple. Longuement. Le regard crispé s’apaise, la douleur s’efface. Il a 50 ans. Il vient d’échapper à la meute qui chante maintenant son nom, ce nom qu’il a pris, ce nom qui est un costume de paillettes et une machine à rêves.

Le lendemain et le lendemain encore, il reproduira exactement la même entrée. Johnny parmi les siens, au risque de se rompre le cou, au risque d’être dévoré vivant. Comme si le rock’n’roll exigeait ce don.

Soigne tes entrées, soigne tes sorties. Entre deux, démerde-toi.” Johnny a 9 ans quand il rencontre Maurice Chevalier dans sa résidence de banlieue parisienne. Le dieu du music-hall lui donne ce seul conseil qu’il suivra à la lettre pendant une vie entière. A 9 ans, Johnny est déjà un vétéran du spectacle. Il tourne avec ses cousines et une sorte de père de substitution, un danseur américain qui a pris le pseudonyme de Lee Halliday. Johnny ne veut surtout plus s’appeler Jean-Philippe Smet. Il occulte son géniteur, un alcoolique notoire qui a vendu sa layette le jour de sa naissance, le 15 juin 1943 à Paris.

Léon Smet refait tout de même surface, de manière obsessionnelle. Il vend des images de retrouvailles à des paparazzis quand Johnny devient célèbre. Il incendie l’appartement que son fils lui a offert. Quand Léon meurt, Johnny se retrouve seul à ses funérailles, dans un village belge qui semble condamné à la pluie. Et quand lui-même se retrouve comateux, dans un hôpital de Los Angeles, c’est le nom de Léon qu’il psalmodie dans un demi-songe d’enfant blessé. C’est une clé de Johnny, la quête éperdue d’un père qui ne faillirait pas, d’un mâle qui domine. Il n’a pas 14 ans lorsqu’il se retrouve au cinéma devant des films de cow-boys à admirer ces mecs solitaires, impavides, qui n’ont besoin de rien d’autre que d’un colt et d’un cheval.

La France divisée

Dans une salle à moitié vide où quelques filles crient quand elles voient surgir à l’écran le visage d’Elvis, Johnny découvre qu’il existe une force virile, une expression qui réconcilie l’Amérique d’après-guerre, libératrice, et la puissance subversive de la jeunesse. Devant ce navet glorieux baptisé Amour frénétique, Johnny prend le rock’n’roll comme une lame de fond.

Cela fait des années qu’il chante Davy Crockett dans une chemise à carreaux de trappeur nordiste, mais il pense encore qu’il deviendra plutôt acteur. Il se retrouve donc à 17 ans dans un studio de télévision, filmé en noir et blanc, devant la robe fleurie de la présentatrice Aimée Mortimer. Il est si timide face à Line Renaud, sa marraine de show-business, qu’elle se moque gentiment de lui. Il répond: “oui“, “non” et “bien sûr“, rien d’autre. On prétend que son père est américain et qu’il en a hérité le nom. Lui ne dément pas. Ce qui compte, c’est que ça passe.

© Daniel Filipacchi

Johnny chante Laisse les filles, d’une petite voix de ténor érotique. La moitié des téléspectateurs écrivent pour se plaindre de la chanson et de la gestuelle. L’autre moitié exige qu’on le programme chaque nuit qui suivra, jusqu’à la fin des temps. Johnny divise la France, c’est en cela qu’il fait consensus. Le 18 avril 1963, pour le premier anniversaire de Salut Les Copains, Daniel Filipacchi réunit la nouvelle génération des yé-yé sur la place de la Nation, à Paris. Plusieurs centaines de milliers d’adolescents font le déplacement pour apercevoir Johnny et Sylvie Vartan ; des bandes de blousons noirs sèment la pagaille, explosent des vitrines. Le général de Gaulle s’étouffe: “S’ils n’ont rien à faire, qu’ils construisent des routes.Philippe Bouvard, dans Le Figaro, commente avec un certain sens de l’analogie: “Quelle différence entre le twist de Vincennes et les discours d’Hitler au Reichstag?

La bande du Golf Drouot anticipe le choc de 1968, la révolution culturelle qui se met en branle, mais sans fleur ni pacifisme. Johnny est une forme d’anarchiste de droite pour lequel l’exigence de liberté dépasse de très loin celle de fraternité ou d’égalité. Dans les textes qu’il choisit de chanter, il prendra toujours le parti des rebelles, des hors-la-loi, il célèbre les pénitenciers et finit, comme Johnny Cash, par animer les maisons d’arrêt ; en 1974, il se retrouve à Bochuz, dans le canton de Vaud, où il entonne La Prison des orphelins, devant des détenus qui lui disent au revoir en frappant dans la nuit leur gobelet de métal contre les barreaux de leur cellule. Miossec écrira pour lui une chanson qui s’ouvre sur ces vers: “J’ai purgé ma peine/A en trancher mes veines.

“Petit chauffeur”

Johnny est pour ses auteurs une invitation à la démesure ; ils savent que personne d’autre que lui saura chanter, sans fausse pudeur ni surmoi encombrant, la bataille existentielle, l’amour trahi, la soif de rédemption, la mort et la résurrection. L’essentiel des plumitifs francophones envoie des textes sitôt que le chanteur annonce travailler à un nouvel album. Au fil des ans, Philippe Labro, Ravalec, Françoise Sagan, Jean Rouaud pigent pour lui. Il inspire. Dès 1964, Marguerite Duras décrit le phénomène :

Johnny, c’est Johnny. Hallyday – Johnny Hallyday. Grosse machine de plusieurs milliers de chevaux, broyeuse, lanceuse de flammes, de larmes, qui dévale à cent soixante à l’heure sur la France : Johnny est le petit chauffeur. Il marche comme un dieu, vraiment. C’est un petit chauffeur de génie.

Johnny intrigue les intellectuels, il est un objet d’étude. L’écrivain Daniel Rondeau, qui le suit pendant des décennies, devient son scribe ; en 1998, il publie dans Le Monde un entretien où l’idole admet prendre de la cocaïne “pour relancer la machine, pour tenir le coup“. Le scandale est énorme. Il y a dans les ouvrages de Rondeau sur Johnny des phrases d’entomologiste happé par son sujet: “Il n’est pas seulement la foudre et le convulsionnaire, mais aussi le paratonnerre et l’ambulance.” Pour ceux qui tentent de le penser, Johnny est une anomalie captivante, l’incarnation de la gauloiserie, mais avec le costume et les colifichets de l’américanité ; il incarne un pays dont il n’épouse aucun code et les westerns de carton-pâte dont il a fait son décor, cet accent et cette élocution qui n’appartiennent ni à l’est ni à l’ouest, ont fini par structurer un autoportrait du Français moyen qui rêve d’ailleurs.

La détestation de “Charlie Hebdo”

Il est analysé, certes, il est accueilli par des compositeurs comme Michel Berger ou Jean-Jacques Goldman qui s’en servent comme d’une voiture de course. Il est aussi beaucoup moqué. Très rapidement, Johnny devient une image de la beaufitude, il est l’idiot trébuchant, celui qui appelle ZidaneZazie“, celui qui aurait cru que Toulouse-Lautrec était l’affiche d’un match de foot, il est le rieur de “la boîte à coucou” dans les Guignols de l’Info sur Canal+, il est celui que les mauvais imitateurs affublent d’un “ah que” en début de chaque phrase – parce qu’il a utilisé l’interjection dans “Que je t’aime“.

Johnny est même détesté par ceux de Charlie Hebdo qui le mettent en Une avec ce titre: “Voleur comme un Français, con comme un Belge, chiant comme un Suisse.” Un an après les attentats contre la rédaction du magazine, lorsqu’il est invité place de la République pour chanter en l’honneur des victimes, le dessinateur Siné se lamente : “Jusqu’où iront-ils dans l’ignominie ?

Une vie scrutée jusqu’à l’obscénité

Il est, pour une bonne partie de la gauche intello, l’incarnation même d’une droite réactionnaire qui choisit dès qu’elle le peut l’exil fiscal. En 2015, Johnny Hallyday se sépare d’un chalet de 320 m² à Gstaad qui porte le nom de sa fille Jade ; la société de courtage Sotheby’s en demande 9.975 millions de francs. La presse a étudié la géolocalisation de ses photos Instagram pour prouver qu’il ne passait pas six mois en Suisse et que rien ne justifiait donc son forfait fiscal. Johnny fuit, on le retrouve. Comme à chaque fois.

C’est la constance d’une vie scrutée jusqu’à l’obscénité. Le 10 avril 1963, il est filmé les yeux encore embués sur un lit. Il vient de faire un malaise. Le journaliste le soumet à un interrogatoire de police : “Vous avez feint un évanouissement pour éviter le service militaire ?” Johnny se défend mollement. Il veut en finir. Quand on le retrouve un peu plus tard les veines ouvertes dans une salle de bains, son producteur appelle immédiatement les journaux.

On dira : rançon de la gloire. Les bulletins de santé de Johnny deviennent des nouvelles nationales. En 2009, depuis la tribune du Conseil européen à Bruxelles, le président Nicolas Sarkozy révèle qu’il a appelé David Hallyday pendant la nuit pour s’informer de la santé du héros hospitalisé. Le corps de Johnny est soumis à un examen constant, une attention scrupuleuse à laquelle il se soumet: en début d’année 2017, il annonce son cancer, retourne le 15 mai sur Instagram, en perfecto, lunettes noires et cheveux teints, et remercie ses fans pour les messages de soutien. Johnny admet qu’il ne s’appartient pas. On sait ce qu’il boit, ce qu’il fume, ce qu’il sniffe, avec qui il fait l’amour, avec qui il ne fait plus l’amour, sur quelle moto il retrouve sa liberté, quel styliste l’habille, combien d’enfants il a adopté et dans quelles circonstances. Il lui arrive même de jouer des doubles parodiques de lui-même dans des films; comme si, entre le masque et son double, il n’y avait plus d’espace possible.

Tout cela offre, de toute façon, matière à chanson. C’est ce qui importe. Il a toujours parlé de sa mort. Dans un Ave Maria à la voix sanglotée, il la défie : “Allongé dans l’herbe je m’éveille/J’ai vu la mort dans son plus simple appareil/Elle m’a promis des vacances.” Au fil des quelque 1300 chansons qui sont passées par cette voix d’acier détrempé, au long des 180 tournées qui ont fait de sa vie un road-movie circulaire, Johnny Hallyday a fini par réussir son coup. Il a bâti un être surdimensionné, la fusion bricolée de héros découverts en Cinémascope ; un être qui ne marche que les jambes arquées, qui ne sort que recouvert de peaux d’animaux. Pas un Américain. Mais un Américain dessiné par un enfant français, né pendant la guerre. Johnny a tant tanné la peau de Jean-Philippe qu’il a fini par prendre toute la place, par se substituer à lui.

Elvis de fiction

Il n’y a que les esprits légers pour ne pas juger sur les apparences. Le vrai mystère du monde est le visible, et non l’invisible“, écrivait Oscar Wilde. Il suffisait de voir Johnny Hallyday apparaître sur une scène, même si on ne l’attendait pas vraiment, pour comprendre qu’il ait résisté si longtemps. Il était sûr de lui. D’une confiance impérieuse, face à des fans qui eux aussi avaient enfilé du cuir, des franges. Au Paléo de Nyon, en 2015, dans son pantalon de croco, son gilet de croco, des colliers empilés comme sur un autel vaudou, Johnny avait fait asseoir les doutes. Il était l’outrance et la sidération. Son ami Eddy Mitchell expliquait bien l’engagement total qui, même pour les plus dubitatifs, faisait céder une à une les préventions: “Sur scène, il entre en Goldorak et James Dean. Il fait une entrée fracassante, une hache à la main, et cinq minutes après, il peut hurler de désespoir parce que sa copine l’a plaqué.

Hypnotiseur pendant plus de soixante ans. Johnny Hallyday était un mensonge qui disait la vérité. Un Elvis de fiction auquel un peuple s’était identifié. Il existe dans toute la francophonie des milliers d’appartements encombrés où les albums collectors, les trophées, les statuettes, sont exposés dans leur emballage d’origine. Dans ces mausolées anticipés que les amoureux de Johnny ont bâtis, la légende continuera de croître. Avec des prières qu’il avait déjà chantées pour eux :

Ça ne peut pas finir
Et j’aurais beau partir
Je resterai toujours pour toi
A portée de voix.

d’après Arnaud ROBERT


Jean-Philippe, le film (2006)

 

Jean-Philippe : comédie française (2006) de Laurent Tuel avec Fabrice Luchini et Johnny Hallyday.

On en connaît des comme ça, qui écoutent les tubes de leur chanteur favori du matin au soir, collectionnent les autographes, ne manquent pas un concert. Tel est Fabrice (Fabrice Luchini), père de famille, fan de Johnny Hallyday à en rendre sa femme jalouse. “Tu vas la fermer ta gueule ?”, hurle un voisin mal embouché un soir qu’il rentre saoul en braillant des airs de son idole. “Si vous cherchez la bagarre…”, répond l’éméché et il se prend un bourre-pif qui le plonge dans les ténèbres. Quand Fabrice se réveille, il est dans la quatrième dimension, un monde parallèle où Johnny n’existe pas. Personne n’en a jamais entendu parler, ses disques n’ont jamais existé, la star du rock se nomme Chris Summer. Déprimé, sans repères, Fabrice a une illumination : si Hallyday est inconnu au bataillon, Jean-Philippe Smet doit bien se trouver quelque part. Et le voilà parti à la recherche du grand fauve belge, à faire le tri parmi les homonymes (un Noir, un travelo…) jusqu’à tomber sur le bon, patron de bowling…

Jean-Luc DOUIN, LEMONDE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : letemps.ch ; afp > rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © daniel filipacchi ; © letemps.ch.


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