De drôles de chenilles, oreilles pointues, ondulent, le visage fendu d’un large sourire. De chaque côté de l’allée, une rangée de cerfs monumentaux aux cous de girafe et au corps de sphynx accompagnent les premiers pas du visiteur dans le parc Bruno WEBER. Le peintre alémanique décédé en 2011 a bâti un petit empire dans les hauteurs de Spreitenbach (Zürich), sur lequel règnent plus de 600 créatures fantasmagoriques.
Au loin, en toile de fond, on aperçoit l’agglomération entre Zürich et Baden. Ses entrepôts, ses blocs d’habitations sans visage, ses centres commerciaux, sa gare de triage, son autoroute. Le parc de l’artiste surplombe un demi-siècle d’urbanisation galopante. Spreitenbach, cette ville de 11 000 habitants, densifiait avant même que ce mot n’entre dans l’usage courant. C’est là que s’est construit le premier centre commercial de Suisse, le Tivoli. A chaque étape du bétonnage monstre de la vallée de la Limmat, l’artiste a riposté avec ses sculptures de béton. Il s’est emparé de ce matériel mal-aimé pour réenchanter le paysage.
Bruno Weber croyait à la force des symboles et décrivait lui-même son travail comme un “contre-monde à la grisaille moderne de Spreitenbach”. Au bout de l’allée flanquée des cerfs se trouve la “place du théâtre”, sur laquelle veille une chouette de 20 mètres de hauteur et de 180 tonnes. Un escalier de métal mène à la tête de la statue, vestige d’un rêve non réalisé de Bruno Weber, qui voulait transformer l’animal en café-terrasse. Car ses créatures possèdent souvent une fonction. Ainsi, les cerfs, avec leurs ampoules vissées à l’extrémité des bois, font office de lampadaires. Les serpents se transforment en ponts pour traverser la rivière. Et, sur le dos d’un chat géant caché dans la forêt, le sculpteur a creusé deux sièges et un coffre, dans lequel il a glissé un frigo. C’est là qu’il prenait l’apéro avec sa femme, Maria Anna Weber, les soirs d’été.
“Il voulait montrer qu’on peut faire quelque chose d’autre avec le béton”, raconte l’élégante dame aux cheveux orange, sur le pas de la porte. Derrière elle, un paon répondant au nom de Josef fait la roue. Maria Anna Weber laisse entrer les curieux dans la pièce maîtresse du parc : la maison de l’artiste. Ou plutôt, le palais. Des nymphes souriantes portent cet édifice couvert de sculptures et flanqué de deux tours. Celle qui fut la muse et l’alliée de Bruno Weber occupe aujourd’hui seule la maison familiale. Dans l’antre, du sol au plafond, tout a été façonné par le couple aidé de leurs deux filles jumelles, Mireille et Rebecca. Au milieu de la salle à manger, un foyer surmonté d’un gril se niche dans la gueule d’un personnage à quatre visages. Le ventre d’une statue d’homme à tête de cochon, que Bruno Weber appelait le “maître de la salle”, cache un vaisselier. Il n’y a pas d’angle droit: en architecte autodidacte, Bruno Weber travaillait à l’œil.
D’abord un projet d’agrandissement
A côté de sa maison, l’atelier de l’artiste semble modeste. C’est pourtant là que tout a commencé, en 1962. Alors âgé de 30 ans, Bruno Weber voulait agrandir son espace de travail. Il découvre le ciment, y prend goût et commence à l’employer pour créer des sculptures, en coulant la matière dans des moules de polyester. Ce qui n’était au départ qu’un projet d’agrandissement se transforme peu à peu en œuvre monumentale, qui ne s’arrêtera qu’un demi-siècle plus tard, à sa mort en octobre 2011. Aujourd’hui, ses cendres reposent dans une urne déposée au sommet de l’une de ses statues, au cœur du parc : un double taureau surmonté d’une coupole en verre.
Chaque visiteur décèle dans ses œuvres une autre influence, parfois aztèque, indienne ou chinoise. Certains y voient des références aux personnages de Lewis Carroll, l’auteur d’Alice au pays des merveilles, ou aux contes allemands peuplés de gnomes, de nymphes et de bêtes sauvages. Inclassable, le peintre a puisé dans un répertoire mondial d’archétypes, il emprunte à la fois au style Art nouveau, au surréalisme, au baroque ou au gothique, tout en échappant constamment aux catégories.
Fils d’un serrurier argovien spécialisé dans les coffres-forts des banques, Bruno Weber a hérité au début des années 1950 de ce terrain de 15 000 mètres carrés en lisière de forêt, acheté par ses parents. Un espace de liberté qu’il n’a dès lors presque plus quitté. Ses créatures mi-humaines, mi-animales n’ont pas seulement colonisé sa maison. Elles se sont faufilées sur les sentiers et ont investi la forêt tout autour. L’homme aimait raconter qu’il parlait aux arbres, avant de décider de l’emplacement d’une nouvelle sculpture. Pour l’aider à ériger ses monstres, il s’est entouré d’amis et d’artisans. Ainsi, il aura fallu près de cinq ans pour achever la plus monumentale de ses statues : un dragon-chien ailé de 110 mètres de long, doté de 40 pieds.
Une formation de peintre et de graphiste
Bruno Weber s’est formé à l’Ecole d’arts appliqués, malgré les réticences de son père. Il a eu comme enseignant les peintres Johannes Itten ou Max Gubler et son frère Ernst. Sous la pression parentale, il prend un emploi de graphiste et lithographe à l’imprimerie Orell Füssli . Il se sentait à l’étroit dans cette agglomération propre-en-ordre. A côté de la prouesse technique, l’autre exploit de l’architecte autodidacte sera de parvenir à échapper en permanence aux règles. Surtout celles qui régentent d’ordinaire en Suisse les constructions, jusque dans les détails des cabanes de jardin.
Il y parvient grâce à l’aide d’un avocat, Peter Conrad, qui représentera le peintre face à la commune de Spreitenbach. Dans un passage d’un livre sur le parc, il raconte l’expérience mouvementée de l’artiste anarchiste avec le droit. Bruno Weber, barbe et cheveux longs retenus par un bandeau, les pieds nus dans ses sandales, entre dans le bureau de l’avocat un jour de 1976. Il a en main un ordre de destruction remis par les autorités communales, visant les sculptures qui s’étaient multipliées sur son terrain au cours des quinze années précédentes. Jusqu’ici, les autorités s’étaient montrées plutôt tolérantes, fermant les yeux sur les constructions illégales.
Légitimation et reconnaissance
Bruno Weber voit son monde trembler sous ses pieds. Acculé, il se dit prêt à lancer une campagne contre les autorités dans le Blick. L’avocat l’en dissuade. Il préfère chercher “une base juridique à son univers artistique”, dit-il. Sa stratégie consistera à miser sur la fibre de mécène des autorités, qui ne redoutent rien de plus que de passer pour des ignares en matière d’art. Une rencontre est organisée dans la maison de Bruno Weber, avec la présence du commissaire d’exposition et critique d’art vedette Harald Szeemann, venu souligner l’importance de l’œuvre du peintre. D’enfant terrible, il devient peu à peu artiste reconnu et finira par obtenir que son terrain soit classé en “zone spéciale”, un statut qui donnera à son œuvre une légitimation et une reconnaissance juridique. En 1988, il recevra une autorisation de construire pour l’ensemble de la zone.
Au fil du temps, Bruno Weber a su s’entourer d’amis. Il conviait des personnalités de la région à des fêtes données sur son terrain, auxquelles participaient aussi des conseillers d’Etat. Mais c’est le soutien d’un grand patron de l’industrie qui pèsera sans doute le plus dans son parcours. Thomas Schmidheiny, patron de la cimenterie Lafarge-Holcim, tombe sous le charme des créatures de Bruno Weber dans les années 1970. Depuis lors, l’entreprise lui fournit gracieusement du ciment et du béton. Une issue plutôt cocasse, pour ce guérillero du bétonnage.
Des géants aux pieds d’argile
Les créatures de béton de Bruno Weber se sont exportées. Certaines d’entre elles veillent sur Zürich, perchées sur la colline de l’Uetliberg. D’autres se sont frayé un chemin sur le pavillon suisse de l’Exposition universelle de Séville, en Espagne, en 1992. En 1991, le commissaire d’art Harald Szeemann présentait un modèle réduit du parc de Bruno Weber lors de l’exposition La Suisse visionnaire.
Chaque année, quelque 17 000 personnes se rendent sur le terrain et, au cours du dernier quart de siècle, quelque 10 millions de francs ont assuré l’existence de ce monde parallèle au-dessus de Spreitenbach, dont quelque 5 millions sous forme de dons et de financement public. L’autre moitié de cette somme a été générée par les entrées et la vente de sculptures, produites selon les moules originaux de l’artiste. Le parc accueille aussi des événements, tels qu’anniversaires et mariages. Ainsi en 2013, le funambule Freddy Nock célébrait son union avec Ximena en compagnie des dragons ailés de Bruno Weber.
Pourtant, l’avenir du parc est fragile. La Fondation Bruno-Weber, qui possède un tiers du terrain, manque de moyens pour assurer la restauration des sculptures et l’amélioration des infrastructures, estimées à quelque 20 millions de francs pour les années à venir. Or, au fil des ans, les dons se sont taris, freinés par un conflit historique, qui mine les relations entre la fondation et l’épouse de Bruno Weber, Maria Anna.
Un des points d’accroche concerne l’interprétation même du travail de l’artiste. “Bruno Weber concevait cet endroit non pas comme un parc, mais comme un chantier, un laboratoire en constante évolution. Une œuvre totale n’est jamais terminée, c’est pourquoi nous souhaitons poursuivre le travail”, souligne Eric Maier, architecte et membre de la direction de la fondation. Bruno Weber avait imaginé construire trois chenilles géantes, sur le toit. Maria Anna Weber considère de son côté qu’avec la mort du sculpteur, “poursuivre son œuvre serait contre l’art”.
L’œuvre d’une vie sans limites
Les monstres de béton recouverts d’éclats de céramiques colorées de Bruno Weber évoquent le parc Güell d’Antonio Gaudi, à Barcelone, ou encore le jardin des Tarots de Niki de Saint Phalle, en Toscane. Tous trois puisaient dans le répertoire surréaliste et bestiaire pour créer leurs mondes. Ils ont aussi en commun d’avoir consacré une grande partie de leur vie à la réalisation d’un projet les dépassant, à la fois œuvre monumentale et lieu de vie. “Bruno ne connaissait pas le travail de Gaudi lorsqu’il a réalisé ses premières sculptures. Mais quand il les a vues, il s’est exclamé: «C’est mon âme sœur !»” raconte Anna Maria Weber, veuve du sculpteur alémanique.
Niki de Saint Phalle avait connu une révélation similaire lorsqu’elle s’était rendue pour la première fois dans le parc Güell, en 1955 : subjuguée par le travail de l’architecte catalan, elle décidait de s’en inspirer. La plasticienne franco-américaine, connue pour ses sculptures de femmes, les Nanas, considérera son jardin toscan comme l’œuvre de sa vie. Ce terrain situé dans un coin de nature, peuplé de créatures joyeuses et colorées, l’a mobilisée durant vingt ans, de 1978 à 1998, quatre ans avant sa mort. Elle a aussi visité le parc de Bruno Weber. Comme lui, elle a habité son œuvre : L’impératrice, une statue de femme, lui servira d’appartement et d’atelier durant sept ans.
Bruno Weber considérait ses sculptures comme une partie de son environnement naturel. Elles devaient se fondre dans le paysage. On peut voir aussi une parenté dans sa démarche avec une autre “œuvre totale”: le Palais idéal de Joseph Ferdinand Cheval. Durant plus de trente ans, ce facteur a érigé à Hauterives, dans la Drôme, un monument avec des pierres récoltées sur les chemins, lors de ses tournées de distribution du courrier. Attaché au courant de l’art brut, il a en commun avec Bruno Weber de s’être improvisé architecte autodidacte. On songe enfin à un jardin plus ancien encore, celui de Bomarzo, en Italie. Un parc jonché de sculptures de pierre et de figures inspirées de la mythologie, conçu entre 1552 et 1580 et dont l’anarchie, aux antipodes des jardins carrés de la Renaissance, reste un mystère aujourd’hui encore. [d’après LETEMPS.CH]
- illustration en tête de l’article : Bruno Weber Park © zuerich.com