DESSEILLES et al. : Que faire quand on a un proche TDAH ?

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Nous vous proposons ici la transcription du chapitre 11 : Que faire quand on a un proche TDAH ? de l’ouvrage collectif Manuel de l’hyperactivité et du déficit de l’attention de Martin Desseilles, Nader Perroud et Sébastien Weibel (Eyrolles, 2020). L’association TDAH Belgique est active en Wallonie et a validé l’approche des auteurs de cet ouvrage très lisible pour vous et moi. Martin Desseilles enseigne à l’Université de Namur

EAN 9782212572025

[4ème de couverture] “Des difficultés à se concentrer et à s’organiser… De l’impulsivité et des émotions non contrôlables… Une tendance à couper la parole et à multiplier les oublis… Le TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité), s’il est souvent diagnostiqué chez les enfants, est pourtant fréquent chez les adultes. Les personnes TDAH, fâchées avec les contraintes et la routine, dépassées voire épuisées à force de compenser les difficultés, en souffrent autant au travail que dans leur vie personnelle. Ce livre présente les particularités du TDAH chez les adultes, ses symptômes, les difficultés qu’il génère et les troubles fréquemment associés, ainsi que ses liens avec le haut potentiel et la bipolarité notamment. Il fait un point sur le diagnostic et présente de nombreuses stratégies à mettre en place pour faciliter le quotidien et les relations sociales. Riche d’outils et de témoignages, ce manuel pratique sera aussi utile aux personnes TDAH qu’à leurs proches…


Que faire quand on a un proche TDAH ?

La personne atteinte de TDAH ne devrait pas être la seule cible d’intervention thérapeutique. Il est important que tous les membres de la famille sachent ce qui se passe et puissent faire partie de la solution. Ce chapitre s’adresse essentiellement à une personne qui voudrait aider un proche avec un TDAH. Il n’est cependant pas inutile pour la personne avec TDAH de le lire ! En effet, comme le disait Friedrich Nietzsche: “Aide-toi toi-même : alors tout le monde t’aidera.

Il est possible de mieux vivre les difficultés liées au TDAH, et même de transformer les aspects négatifs en forces ! Mais cela implique un travail collaboratif, réalisé en bienveillance. Rien ne sert d’accuser l’autre : inutile de reprocher à la personne avec TDAH de “trouver des bonnes excuses“, ou d’accuser le proche de “ne pas être assez compréhensif“. Au contraire, le premier pas est de réfléchir comment chacun peut progresser, et de s’engager dans ce but. L’aide d’un professionnel peut être précieuse.

Le programme Barkley : Russell Barkley, neuropsychologue américain, a consacré sa carrière à l’étude du TDAH, chez l’enfant comme chez l’adulte. Une de ses motivations était peut-être qu’il avait un frère jumeau atteint par le trouble. Ce frère est mort dans des conditions dramatiques, dans un accident de voiture où il n’avait pas attaché sa ceinture, ce que Russell Barkley a toujours attribué au fait que son frère avait très régulièrement un comportement impulsif et un TDAH non traité. L’un des aspects le plus connu de son travail est le développement du programme Barkley, qui vise à aider les parents d’enfant avec TDAH et/ou avec un trouble oppositionnel en utilisant des compétences acquises au sein de groupes appelés programmes d’entrainement aux habilités parentales (PEHP).
Les groupes Barkley proposent d’abord une information sur le trouble afin de permettre aux parents de mieux comprendre leur enfant et son comportement. Ils s’appuient ensuite sur les méthodes des TCC par une analyse fonctionnelle des difficultés (retrouver les facteurs déclenchants et les facteurs qui maintiennent un comportement) , en utilisant des renforçateurs qui vont permettre de progresser. L’objectif final est de rétablir des interactions parents-enfants positives et d’améliorer le bien-être de l’enfant, de ses parents et de sa fratrie : sentiment de compétence, diminution du stress et des conflits conjugaux. Plusieurs études ont montré l’efficacité du programme et expliquent sa dissémination dans le monde entier. De telles approches ont permis à de nombreux parents de faire face au TDAH de leur enfant et de leur permettre de se développer dans les meilleures conditions possible.
Russell Barkley s’est aussi intéressé aux proches d’adultes avec TDAH. Il a écrit un livre très complet consacré aux proches de personnes avec TDAH : When an Adult You Love has ADHD, non traduit en français.

Évaluer et comprendre les symptômes : un travail commun

Il vous faut avant tout comprendre ce qu’est le TDAH, ce que votre proche peut, ne peut pas ou peut difficilement réaliser. Les symptômes du TDAH peuvent ressembler à des actions délibérées, à des refus, à des affronts intentionnels. En effet, les symptômes du TDAH s’observent uniquement par le biais du comportement, et nous avons tous spontanément tendance à considérer les comportements comme intentionnels et délibérés. Or, de nombreuses facettes du comportement sont déterminées sans intention. Notre cerveau nous pousse sans cesse à agir sans que nous en soyons conscients, la conscience ne venant qu’après coup, pour filtrer et censurer les choses qui sont peu adaptées dans une situation. Or, le TDAH impacte particulièrement ces capacités d’inhibition.

Le TDAH est bien à la base un problème biologique qui impacte le fonctionnement du cerveau. Comprendre que les erreurs de votre proche ne sont pas un signe de manque de respect ou d’égoïsme, mais en partie l’expression de symptômes, facilite l’expérience de la compassion. Si vous vous dites “Ah, mais cela va tout excuser, ça déresponsabilise“, sachez que cela est pertinent, mais attendez, nous traiterons ce point un peu plus loin. La première étape est d’identifier les symptômes les plus marqués de votre proche, étape ô combien difficile quand on n’est pas spécialiste du TDAH ! Pour cela, il faut donc vous renseigner, parler dans des associations, rencontrer des professionnels.

Les symptômes les plus marqués de mon proche. Lisez ou relisez les différents symptômes du TDAH décrits dans cet ouvrage et dressez la liste les difficultés que vous rencontrez au quotidien dans le tableau ci, dessous :

Problème Symptôme de TDAH qui explique le mieux le problème Analyse
Exemple : arrive toujours en retard Difficultés d’organisation (de gestion du temps), difficultés de planification Il n’arrive pas à anticiper tout ce qui pourrait rallonger un temps de trajet, par exemple, le temps qu’il met à chercher ses affaires
Exemple : crie très souvent sur les enfants Difficultés pour réguler la colère, l’impulsivité Quand il s’occupe  des enfants, c’est souvent
le soir et la fatigue a tendance à augmenter
l’impulsivité
Maintenant que vous avez rempli ce tableau, avez-vous
l’impression de voir les choses différemment ?

Même si des traitements sont efficaces, il n’existe cependant pas de moyen de faire disparaître le TDAH : c’est un problème qui restera présent toute la vie. Une nouvelle pas facile à entendre, autant pour la famille que pour la personne concernée : il y a alors un chemin commun à parcourir.

Souvent le diagnostic est initialement assez bien accueilli, car c’est une explication à des problèmes récurrents de longue date. Mais les problèmes ne sont pas réglés pour autant et il va falloir se mettre dans l’optique d’une course de fond pour tenir dans la durée. Il y a une grande différence entre savoir et accepter. En effet, savoir correspond à une attitude purement intellectuelle : “Oui, il a du mal à se concentrer, je le sais, c’est à cause de son TDAH.” C’est une connaissance détachée qui ne prend pas complètement en compte le vécu, le ressenti et les conséquences. Cette attitude conduit à des pensées ou des propos du type : “Je sais que tu as un TDAH, mais tu pourrais faire des efforts.” Ce n’est pas vraiment aidant.

Redisons-le, accepter ne veut pas dire excuser ou déresponsabiliser. Tout au contraire, accepter veut dire faire un point honnête et renforcer la responsabilité. Reconnaître ce que l’on peut faire, changer, mais aussi distinguer ce qui restera difficile, ce qui va prendre du temps. Parfois, on ne sait pas ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas possible maintenant peut être possible plus tard.

Vous devez vous poser la question suivante et tenter d’y répondre honnêtement : “Est-ce que je veux vraiment que mon proche (conjoint, enfant) soit ‘fonctionne tout à fait comme moi’ ? Ou, est-ce que je veux qu’il soit la meilleure personne avec le TDAH qu’il puisse être ?”

Déceler le potentiel de la personne TDAH

Le TDAH, ce sont aussi certains traits qui peuvent être positifs : l’énergie, la créativité, la spontanéité, la richesse de l’imagination. Cela dépend des personnes, évidemment. De là à dire que le TDAH est une chance, c’est certainement très exagéré. Mais force est de constater que des personnes avec TDAH ont réussi en dépit de leur trouble, que ce soit dans le monde du sport, du spectacle, qu’il s’agisse de chefs d’entreprise ou même d’hommes politiques. Si des personnes avec TDAH peuvent réussir, c’est surtout grâce à leurs qualités propres ! Le TDAH ne donne pas de talent en soi. Il est ainsi important d’identifier toutes les forces de la personne que vous souhaitez aider, celles qui s’expriment déjà et celles qui ont du mal à s’exprimer à cause des symptômes.

Le potentiel de mon proche

Qualité En quoi te TDAH empêche l’expression de cette qualité
Exemple : générosité avec ses amis A du mal à garder des amis car peut faire des crises de colère inappropriées qui cassent beaucoup de relations

Reconnaitre l’impact du TDAH sur vous

Vivre avec quelqu’un qui a un TDAH peut être très amusant, stimulant, une vaccination contre l’ennui ! Mais cela peut également exiger beaucoup de temps et d’attention. Les parents ou le conjoint d’une personne avec TDAH peuvent mettre leur propre santé physique et mentale en veilleuse car ils sont trop occupés à compenser leurs difficultés. Si la personne atteinte de TDAH ne prend pas ses responsabilités, par exemple familiales, les proches accumulent la fatigue. Parfois, lorsque le comportement irresponsable est extrême (prise de risques majeure, violences), cela peut peser très lourd sur l’entourage.

Il est normal, voire essentiel, de reconnaître en vous la colère, la frustration, l’impatience, l’hostilité, la culpabilité et le découragement que vous pouvez rencontrer. Ces sentiments ne font pas de vous une mauvaise personne et ne signifient pas que vous abandonnerez votre proche. Au contraire ! Ces sentiments sont aussi des guides qui peuvent vous aider, si vous arrivez à les comprendre. Ils peuvent ainsi pouvoir dire que :

      • vous devez prendre du temps pour vous-même ;
      • vous avez atteint votre limite, et il faut l’exprimer de manière bienveillante ;
      • vous devriez demander de l’aide auprès d’autres proches ;
      • vous avez besoin de demander le soutien de professionnels ;
      • il faudrait considérer d’autres approches thérapeutiques, ou convaincre votre proche de les envisager ;
      • vous avez vous-même des difficultés qui empêchent d’aller plus loin.

Rappelez-vous que la vie avec une personne TDAH ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, mais plutôt à des montagnes russes… Relisez l’histoire de Michael Phelps (cf. p. 78) : le chemin vers le succès fut parsemé d’embûches. Prendre soin de soi permet de ne pas abandonner l’aide et l’espoir pour son proche.

Comment je me sens. Prenez le temps d’écrire ici tout ce que vous ressentez, les émotions qui vous traversent, comment vous vous sentez physiquement. Réfléchissez ensuite à ce que vous pourriez faire pour vous sentir mieux…

Évaluer la disposition de votre proche à changer et à chercher de l’aide

Les personnes avec TDAH ont besoin de tout le soutien de leurs proches pour progresser. Mais on ne peut pas aider une personne qui refuse d’accepter de l’aide ! Notamment lorsque la personne refuse son diagnostic. Avant d’essayer d’intervenir, évaluez si votre proche est prêt à changer et ajustez-vous en conséquence. Vous imaginez bien que ce qui sera efficace sera bien différent dans la situation où la personne dit : “Vraiment, ça fait des années que je galère, et je pense avoir un TDAH. Pourrais-tu m’aider à trouver un rendez-vous ?“, d’une personne disant “Arrête avec tes remarques, je ne suis pas fou. C’est toi qui as un problème, pas question de parler de ça.” Essayez de faire le point à l’aide des stades de changement ci-dessous.

Les stades de changement

Dans le cadre de la prise en charge des addictions, les professeurs de psychologie William Miller et Stephen Rollnick ont mis au point ce que l’on appelle l’entretien motivationnel. Cette technique qui a fait ses preuves permet d’ajuster les actions à la motivation au changement. Suivant la théorisation décrite par James Prochaska et Carlo DiClemente cinq stades sont proposés.

      1. Stade de précontemplation (ou de non-implication). Votre proche souffre d’un TDAH et ne reconnaît pas qu’il a un problème. Il n’y a pas l’idée de changer ou de trouver une solution.
        • (-) il ne sert à rien de tenter de le convaincre, cela générera de la confrontation et l’éloignera de l’idée d’un changement.
        • (+) en revanche, il est utile de collecter des informations, de les rendre disponibles (si vous avez acheté ce livre pour un proche par exemple). Il faut trouver la fenêtre de tir ! Souvent, c’est lorsque quelque chose ne va pas et que votre proche se demande ce qui s’est passé. Par exemple, s’il doit travailler toute la nuit pour rattraper un retard dans son travail et qu’il s’en plaint, vous pouvez dire : “Tu sais, ce n’est pas la première fois que tu rencontres ce problème. Je sais que cela te frustre. Penses-tu que cela pourrait être un problème de TDAH ? Peut-être devrions-nous avoir plus d’informations. As-tu jeté un œil à ce livre ?“Restez ouvert, soutenant, reconnaissez la souffrance et posez des questions plutôt que des affirmations (les “tu dois”).
      2. Stade de contemplation (ou d’adhésion à l ‘information). Votre  proche pense, et accepte même, que le TDAH pourrait être un problème. Mais parfois il se dit qu’il devrait consulter, parfois il repousse l’idée en disant par exemple : “Je sens que le médecin va me pousser à prendre un traitement.” Il pèse le pour et le contre, il n’est pas complètement prêt à changer.
        • (-) il ne faut pas le brusquer et pousser à un changement radical, l’effet pourrait être négatif par peur de l’inconnu.
        • (+) aidez-le à explorer les pour et les contre. Par exemple, vous pouvez dire : “Si tu voulais que quelque chose change, ça serait quoi pour toi ? L’impulsivité, ou les problèmes de concentration ?” Ou bien : “Quelles seraient les prises en charge que tu imagines faisables pour toi ?”

          Fournissez-lui une liste d’experts locaux avec qui il pourra faire le point sur sa situation, en bénéficiant d’une évaluation.
      3. État de préparation (décision d’un changement). Votre proche s’apprête à s’engager dans le processus de diagnostic et de traitement. Aidez-le à bien commencer et à suivre les rendez-vous. Proposez-lui de l’accompagner à la première consultation, préparez l’itinéraire ou rappelez-lui la date de son rendez-vous.
      4. Stade d’action (début du changement). Votre proche reçoit de l’aide. Il prend un traitement, utilise des outils d’aide individuels ou fait une thérapie.
        • (-) ne vous focalisez pas sur ce qui ne change pas encore, ne soyez pas trop impatient.
        • (+) renforcez ce qui fonctionne, notez les changements positifs.Aidez-le à gérer son traitement en lui rappelant qu’il a besoin d’une ordonnance. Intéressez-vous aux stratégies qu’il essaie de mettre en place.
      5. Stade de maintenance (maintien du changement). Votre proche fait des progrès et les changements ont un impact significatif sur sa vie et la vôtre. Il va peut-être si bien qu’il ne pense plus avoir besoin d’un traitement. Votre rôle est de vérifier périodiquement et d’offrir de l’aide s’il en a besoin. Soyez prêt à l’encourager à s’en tenir au processus de traitement.

Aider à chercher de l’aide

Les proches ne peuvent pas régler tous les problèmes. Une aide extérieure  est nécessaire, déjà pour poser le diagnostic. Il est par ailleurs parfois difficile de faire passer l’idée à un proche qu’il pourrait avoir besoin d’une aide psychologique. Cette démarche est souvent stigmatisée, considérée comme une faiblesse. Pour aider à trouver de l’aide, tout dépend de là où en est votre proche : demande-t-il déjà quelque chose, a-t-il exprimé un besoin ?

Vous pouvez trouver de la documentation et la laisser disponible. Si vous êtes en train de lire ce livre, c’est que vous avez fait déjà des recherches ! Si c’est votre proche qui vous a prêté ce livre pour que vous vous documentiez, c’est qu’il a déjà avancé et a besoin de votre soutien. Peut-être pense-t-il que vous avez vous-même un TDAH ? Cette documentation peut être utile lors de discussions, notamment si la personne est prête à reconnaître certaines de ses difficultés.

Ensuite, il faut trouver un professionnel. Ce n’est pas toujours facile, car le TDAH de l’adulte est encore peu reconnu, notamment en France. Attention, cela ne sert à rien de prendre rendez-vous si la personne est encore dans un stade de précontemplation. Il faut qu’elle soit dans une préparation à un changement. Trouver un professionnel qui est spécialiste du TDAH sera souvent mieux accepté.

Si le diagnostic est déjà posé, peut-être pouvez-vous faire un retour sur ce que vous avez observé. Si un médicament est proposé, vous pouvez noter les améliorations, aider pour l’observance, vous renseigner sur les effets secondaires et lui rappeler de reprendre rendez-vous. Si une thérapie comportementale est proposée, aidez-le à penser à s’entraîner, proposez de
participer aux exercices en famille.

Connaître les meilleurs traitements pour le TDAH

Le TDAH nécessite une aide. Certains traitements fonctionnent, d’autres n’ont pas fait leurs preuves. Souvent, un plan de traitement efficace comprend deux parties : la médication et la thérapie ou les adaptations comportementales. Il est souvent profitable d’envisager des traitements complémentaires, comme un coaching spécialisé pour les personnes avec TDAH, de l’exercice régulier, une thérapie fondée sur la pleine conscience, ou encore un traitement pour un trouble associé (anxiété, dépression, dépendance, etc.). Dans ce livre vous trouvez beaucoup d’informations pour mieux connaître ces traitements (cf chap. 5 et 6).

Le danger des informations trouvées sur l’internet. Le mari d’Émilie a été diagnostiqué TDAH à 42 ans, après un burn-out dans son travail : “Ça a été un soulagement, car ça lui a permis de comprendre pourquoi il avait eu tant de mal à garder un job, pourquoi il avait ces problèmes d’organisation depuis le lycée, pourquoi il avait un tel sentiment de frustration. Après la visite chez le médecin, nous avons regardé sur internet et nous nous sommes retrouvés ensevelis sous une masse incroyable d’informations (comme nous parlons couramment anglais, ça a été encore plus considérable). Le plus compliqué était le nombre d’informations contradictoires. Nous avons lu certains articles effrayants sur les “horribles effets secondaires des traitements”, “le manque de recul sur les médications”, et plein de choses qui nous ont fait douter. La première pensée que j’ai eue est que je ne voudrais jamais que mon mari prenne ces médicaments.” Fort heureusement, Émilie et son mari ont su garder leur esprit critique et ont pris le temps de vérifier les informations avec leur médecin.

On trouve sur internet beaucoup de promesses de solutions miracles concernant des traitements pour le TDAH : nutrition, techniques psychologiques ou neurophysiologiques. Méfiez-vous des preuves uniquement fondées sur des témoignages ou des études non publiées. Évitez de dire à votre proche “Tu ne voudrais pas essayer quelque chose à base de plantes ?” s’il vient justement de discuter avec son médecin d’essayer un traitement médicamenteux. Un premier traitement peut ne pas fonctionner. Votre proche aura peut-être besoin d’essayer différentes options et cela prendra parfois plusieurs mois. Soutenez-le pendant qu’il cherche la bonne combinaison.

Décider quel rôle vous allez jouer et poser vos limites

Il est important que vous décidiez à quel point vous voulez aider votre proche, selon vos souhaits, votre disponibilité, la force de la relation qui vous unit ou vos limites. Tous les rôles ne sont pas adaptés à toutes les situations. Choisir un rôle permet de se rappeler quelles sont les limites de son soutien, pourquoi on le fait et à s’encourager.

Choisir son rôle

La bonne oreille

Celui qui écoute et accepte : la personne de confiance à qui votre proche peut faire appel en cas de problème. Vous êtes disponible pour écouter sans porter de jugement. Ne pas porter de jugement ne signifie pas que vous niiez ou excusiez un comportement inapproprié ou ses conséquences. Vous pouvez écouter tout en reconnaissant clairement les faits d’une situation, être critique de manière constructive sans porter de jugement moral.

L’assistant

Celui qui aide à résoudre les problèmes : vous ne faites pas que comprendre, vous aidez à régler les problèmes. Vous pouvez être une sorte de coach, qui donne des conseils ou trouve des moyens de dépasser un problème (organisation, routines, etc.). N’oubliez pas que pour tenir ce rôle, il faut que vous soyez « accrédité» par votre proche! Ne le faites pas s’il ne le souhaite pas. Vous pouvez l’aider à suivre ses traitements, à penser aux rendez-vous, être disponible quand il y a quelque chose de difficile à faire.

L’avocat

Si vous choisissez ce rôle, vous êtes alors le défenseur, la personne qui aide à expliquer le TDAH à d’autres personnes, notamment hors de la famille immédiate. Vous expliquez les difficultés, demandez de prendre des mesures d’adaptation pour votre proche. Vous le défendez aussi quand il subit des attaques, quand des remarques fausses ou inappropriées sont faites au sujet de son TDAH. Agissez dans ce cas comme un diplomate pour améliorer avec tact les situations. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les faits ou les problèmes.

Mais vous pouvez aider à faire comprendre le rôle que joue le TDAH. Vous pouvez également accompagner et aider votre proche pour obtenir des aides ou des adaptations dans le domaine des études ou du travail.

Le bienfaiteur

Ce n’est pas un rôle que tout le monde peut jouer. Vous décidez de participer financièrement pour payer une intervention constructive ou efficace, par exemple une psychothérapie comportementale, qui n’est pas prise en charge par la Sécurité sociale. Cela peut aussi se faire dans le cadre de la discussion du budget du foyer.

Expliciter vos limites

Tout ne doit pas reposer sur l’entourage. Vous devez exprimer ce que vous ne pouvez plus faire ou supporter. Attention, toujours en disant “je pense” ou “je souhaite” plutôt que “tu devrais” ou “tu ne devrais pas“. Tâchez d’anticiper plutôt que d’attendre les crises pour essayer (trop tard souvent) de régler les problèmes. En cas de crise, penser à dire que la tension est trop montée, que la charge émotionnelle est trop haute, et différer la discussion ou la résolution du problème.

Dire “je” plutôt que “tu”. Juliette : “j’ai longtemps dit à mon mari que je ne supportais pas qu’il joue aux jeux vidéo pendant que je devais faire les tâches ménagères. Il me disait ‘Oui’ sans rien faire, ou ‘Tu me frustres’, ‘Tu me considères comme un enfant’. A force de lui faire des reproches en disant ‘Tu ne dois pas ci ou ça’, ‘Tu ne penses pas aux tâches du quotidien’, il s’énervait, moi aussi, et la dispute ne menait à rien. Après avoir lu quelques livres sur la communication et les relations, j’ai essayé de m’exprimer à la première personne. j’ai dit : ‘j’ai du mal à gérer ce problème’, ‘j’ai besoin d’aide’, ‘j’aimerais que ça se passe comme cela’. Pas toujours simple d’obtenir ce que je voulais, mais comme on ne se disputait pas tout de suite, on pouvait discuter. Au final, il y a eu quelques changements positifs. »

Mes actions concrètes pour aider mon proche

Le traitement du TDAH est un effort collectif. A partir du constat concernant votre proche et vous-même vous pouvez envisager de mettre en œuvre un certain nombre de stratégies. Voici quelques idées :

      • motiver à prendre/continuer le traitement ;
      • aménager les repas pour limiter les problèmes de perte d’appétit ;
      • être un coach pour la gestion des papiers administratifs ;
      • mettre en place des routines (la place des clefs et du portefeuille, la check-list avant le départ, le moment du dimanche soir où on fait le point sur le planning de la semaine à venir… ) ;
      • être très explicite dans ce que vous attendez ou demandez ;
      • mettre des règles claires pour l’argent ;
      • avec les enfants : répartir clairement les tâches, par exemple, réserver les tâches nécessitant de la patience pour la personne sans TDAH ;
      • mettre une règle temps mort quand la tension monte de trop ;
      • trouver un groupe de parents TDAH…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, édition et iconographie | sources : Editions Eyrolles | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP ; © Eyrolles.


Les manifestations de la vie en Wallonie-Bruxelles…

SAUNDERS & le ‘storytelling’ (2007, trad. P. Thonart)

Temps de lecture : 4 minutes >

[d’après BABELIO.COM] George Saunders (né en 1958) est un écrivain américain, auteur de nouvelles et d’essais. Il est diplômé en géophysique de la Colorado School of Mines à Golden en 1981. En 1988, il a obtenu une M.A. en création littéraire de l’Université de Syracuse où il a rencontré sa future femme, Paula Redick. Ils sont parents de deux filles. De 1989 à 1995, il a travaillé comme ingénieur géophysicien et rédacteur technique pour une société à Rochester, New York. Depuis 1996, George Saunders est professeur à l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, et y enseigne l’écriture créative.

Son premier recueil de nouvelles, Grandeur et décadence d’un parc d’attractions (CivilWarLand in Bad Decline, 1996), a été finaliste du PEN/Hemingway Award. Ses thèmes de prédilection sont les excès du consumérisme ainsi que de la culture d’entreprise.

Ses recueils de nouvelles les plus connus sont Pastoralia (2000), In Persuasion Nation (2006), Dix décembre (Tenth of December, 2013). La nouvelle L’Évadé de la Spiderhead (Escape From Spiderhead), tirée du recueil Dix décembre, a été adapté au cinéma en 2022 (titre original: Spiderhead), réalisé par Joseph Kosinski, avec Chris Hemsworth et Miles Teller. On lui doit aussi un roman jeunesse, Les gloutons glouterons du village de Frip (The Very Persistent Gappers of Frip, 2000), un court roman, The Brief and Frightening Reign of Phil (2005) et surtout Lincoln au Bardo (Lincoln in the Bardo, 2017) pour lequel il a reçu le Man Booker Prize 2017. Il a également écrit de nombreux articles pour le New Yorker, Harper’s Magazine, McSweeney’s, GQ et The Guardian.

Cliquez sur le bandeau pour visiter son site officiel (en anglais)…

[…] Au commencement, il y a un esprit vierge. Ensuite, une idée débarque, et les ennuis commencent, car l’esprit confond l’idée avec le monde. En confondant l’idée avec le monde, l’esprit formule une théorie et, une fois la théorie formulée, il se sent des ailes pour agir. Vu que l’idée n’est toujours qu’une approximation du monde, que cette action soit catastrophique ou bénéfique dépend principalement de la distance entre l’idée et le monde. Le rôle des médias de masse est de fournir un simulacre du monde, sur lequel nous construisons nos idées. Il y a un autre nom pour la construction de ce simulacre : le storytelling.

[…] Les meilleures histoires procèdent de ce mystérieux appel vers la vérité dont certains écrits témoignent lorsqu’ils ont été mûrement révisés ; elles sont complexes, déconcertantes et ambiguës ; elles ont tendance à nous rendre plus lents à agir plutôt que plus rapides. Elles nous rendent plus humbles, nous amènent à compatir avec des personnes que nous ne connaissons pas, car elles nous aident à les imaginer, et lorsque nous les imaginons – si le récit est assez bon – nous les imaginons comme étant essentiellement comme nous. Si l’histoire est moins bonne ou cache mal ses intentions, si elle témoigne d’un manque d’imagination ou est bâclée, nous imaginons ces autres personnes comme essentiellement différentes de nous : impénétrables, incompréhensibles voire incompatibles.

Dans ce recueil d’essais, Saunders explore l’importance du “storytelling” (“raconter des histoires”) tant dans le contexte de l’invasion de l’Irak que de l’influence des médias en général © Riverhead Books

[…] Une culture capable de représentations complexes est une culture humble. Elle agit – quand elle doit agir – aussi tard et aussi prudemment que possible, car elle connaît ses propres limites comme elle connaît les limites étroites du magasin de porcelaine dans lequel elle s’apprête à trébucher. Et elle sait que, quelle que soit sa préparation, quel que soit l’examen critique sévère auquel elle a soumis ses représentations, l’endroit vers lequel elle se dirige sera très différent de l’endroit qu’elle a imaginé. L’écart entre l’imaginé et le réel, multiplié par la violence de ses intentions, équivaut au mal qu’elle occasionnera.

Extraits de SAUNDERS George, The Braindead Megaphone
(2007, trad. Patrick Thonart)


Nicolas Sarkozy en campagne © slate.fr

[DEFINITIONS-MARKETING.COM] “Le storytelling est littéralement le fait de raconter une histoire à des fins de communication. Dans un contexte marketing, le storytelling est le plus souvent le fait d’utiliser le récit dans la communication publicitaire. Le terme anglais de storytelling est généralement traduit en français par celui de communication narrative.

Le storytelling consiste donc à utiliser une histoire plutôt qu’à mettre classiquement en avant des arguments marque ou produit. La technique du storytelling doit normalement permettre de capter l’attention, de susciter l’émotion, de travailler la personnalité de marque et, selon certaines études, de favoriser la mémorisation. Elle peut également être utilisée pour élever la marque à un rang de mythe. Le storytelling peut utiliser des histoires réelles (mythe du fondateur ou de la création d’entreprise) ou créer des histoires imaginaires liées à la marque ou au produit.

La technique de communication peut être utilisée de manière isolée et ponctuelle au sein d’un spot publicitaire ou être utilisée de manière plus globale et permanente dans la communication de marque et participer ainsi fortement à l’image et au positionnement. L’usage ‘global’ du storytelling est notamment fréquemment utilisé dans le domaine du luxe à travers le storytelling de marque.

Le storytelling est aussi utilisé en communication interne et en communication politique.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, traduction et iconographie | sources : themarginalian.org ; definitions-marketing.com | traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © GQ ; © Riverhead Books ; © slate.fr.


Montez à la tribune libre en Wallonie-Bruxelles…

THONART : Intelligence artificielle et artifices de l’intelligence (2024)

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Mises-en-bouche

Fidèles lecteurs, je sais qu’une question lancinante vous taraude, au point d’avoir pris plus d’un apéritif avant de vous mettre devant cet écran, afin de noyer votre malaise existentiel avant de commencer à lire. Plus précisément, deux interrogations vous minent le moral. La première concerne la longueur de cet article (“Vais-je prendre plus de temps pour lire et comprendre cet article que le minutage calculé automatiquement et affiché dans l’en-tête ?”) et la seconde, nous l’avons tous et toutes en tête, tient en une question simple : “Allons-nous un jour lire dans wallonica.org des articles rédigés par un robot doté d’un moteur d’Intelligence Artificielle, afin de nous rapprocher plus rapidement de la Vérité ?”

Aux deux questions, la réponse est “non”, selon moi. Selon moi et selon l’algorithme simple grâce auquel je surveille le décompte des mots de mon texte. Il me confirme qu’il tourne autour des 6.000 mots, soit moins de 25 minutes de lecture. Ensuite, pour répondre à la question 2 : il y a peu de chances qu’un robot, fut-il assez rusé pour passer le filtre de nos interviews préliminaires, puisse un jour être actif au sein de notre équipe et y exercer son intelligence… artificielle.

Sans vouloir manquer de respect envers mes voisins ou mes amis (ce sont quelquefois les mêmes), je ne doute pas qu’un robot puisse faire le service pendant une de nos fêtes de quartier, d’autant qu’on l’aura probablement équipé de bras supplémentaires pour rendre la tâche plus aisée. Mais je doute par contre que je puisse partager avec lui la joie de ce genre de festivités, comme je le fais avec mes amis voisins, que je présuppose honnêtes et libres.

Car libres, les algorithmes ne sont pas – ils sont prisonniers de leurs cartes-mémoire – et, honnêtes, ils le sont d’autant moins puisque, lorsqu’on leur demande de dire la Vérité, ils en inventent une qui est… statistiquement la plus probable !

Pour filer le parallèle, en adoptant de nouveaux amis, je mise premièrement sur leur liberté de pensée qui permettra des échanges sains ; je parie ensuite sur leur probité en ceci que j’attends, en retour de ma confiance, qu’ils partagent en toute sincérité leur expérience de vie ; enfin, puisque nous savons que de Vérité il n’y a pas, j’espère que toute vérité individuelle qu’ils soumettraient au cours de nos échanges soit la plus pertinente… et pas celle qui me séduirait le plus probablement.

La liberté, la probité et la pertinence : voilà trois points de comparaison entre intelligence artificielle et intelligence humaine qui peuvent nous aider à déduire le travail à entreprendre, pour ne pas vivre une singularité de l’histoire de l’humanité, où les seuls prénoms disponibles pour nos enfants resteraient Siri, Alexa ou leur pendants masculins…

Pour mémoire, le mot singularité – ici, singularité technologique – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.

Mais, revenons à l’Intelligence Artificielle car tout débat a besoin d’un contexte. A moins de croire en un dieu quelconque, aucun objet de pensée ne peut décemment être discuté dans l’absolu et, cet absolu, nous n’y avons pas accès. Alors versons au dossier différentes pièces, à titre de mises en bouche…

Pièce n°1

Brièvement d’abord, un panneau affiché dans une bibliothèque anglophone évoque la menace d’un grand remplacement avec beaucoup d’humour (merci FaceBook), je traduis : “Merci de ne pas manger dans la bibliothèque : les fourmis vont pénétrer dans la bibliothèque, apprendre à lire et devenir trop intelligentes. La connaissance c’est le pouvoir, et le pouvoir corrompt, donc elles vont devenir malfaisantes et prendre le contrôle du monde. Sauvez-nous de l’apocalypse des fourmis malfaisantes.

© NA

Au temps pour les complotistes de tout poil : l’intelligence artificielle est un merveilleux support de panique, puisqu’on ne la comprend pas. Qui plus est, l’AI (ou IA, en français) est un sujet porteur pour les médias et je ne doute pas que les sociétés informatiques qui en vendent se frottent les mains face au succès de ce nouveau ‘marronnier‘, qui trouve sa place dans les gros titres des périodes sans scoop : “Adaptez notre régime minceur avant l’été“, “Elvis Presley n’est pas mort : les archives de la CIA le prouvent“, “L’intelligence artificielle signe la fin de l’humanité” et, si vraiment on n’a plus rien à dire, un dossier sur les “Secrets de la Franc-Maçonnerie“. Plus on en parle, plus on en vend, ne l’oubliez pas.

Pièce n°2

Moins rigolo mais toujours dans des domaines prisés par les alarmistes, la confidentialité serait mise à mal par l’utilisation des IA. Là, on revient à la réalité : pour répondre à des cahiers spéciaux des charges de plus en plus exigeants et dévoreurs de temps, beaucoup de responsables commerciaux s’adjoignent l’assistance de ChatGPT (licence payante) pour rédiger leur documents de soumission et, ce faisant, partagent des données confidentielles de leur entreprise avec le GPT (GPT signifie en anglais Generative Pre-trained Transformer, soit transformeur génératif pré-entraîné que j’aurais plutôt traduit par ‘transformateur’). Si c’est confortable, économise beaucoup de temps et donne des résultats surprenants de pertinence en termes techniques, cela reste une faute professionnelle grave !

Autre chose est l’utilisation individuelle du même outil (même licence payante) par des consultants indépendants qui doivent également ‘pisser à la copie’, comme on dit, et qui demandent à ChatGPT une première version du texte qu’ils doivent rédiger, un brouillon, un draft, sur lequel ils reviennent ensuite pour lui donner ‘forme humaine’.

Pièce n°3

J’en ai moi-même fait l’expérience lorsqu’il m’a fallu rédiger un article nécrologique sur André Stas dans ces pages. André Stas était un artiste pataphysicien liégeois né en 1949, qui vient de passer l’arme à gauche en 2023. Par curiosité, j’ai demandé à ChatGPT qui était André Stas.

Réponse du robot : “André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. […] Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. […] Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.” Impressionnant ! Surtout la qualité du français !

André Stas © rtbf.be

La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est à nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre : “Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.

Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean-Servais Stas ; la datation donnée (1813-1864) aurait dû être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de situer ces dates au XIXe siècle, et non au XXe ; par ailleurs, notre André Stas n’était pas un inconnu ! La messe est dite !

Pièce n°4

Une expérience similaire a été faite par le sémanticien français, Michelange Baudoux, qui a donné à ChatGPT le devoir suivant : “Quelles sont les trois caractéristiques les plus importantes de l’humour chez Rabelais ? Illustre chaque caractéristique avec un exemple suivi d’une citation avec référence à la page exacte dans une édition de ton choix.” Du niveau BAC, du lourd…

Avec l’apparence d’une totale confiance en soi, le robot a répondu par un texte complet et circonstancié, qui commençait par le nécessaire “Voici trois caractéristiques de l’humour chez Rabelais, illustrées avec des exemples et des citations…” Vérification faite, les trois caractéristiques étaient crédibles mais… les citations étaient inventées de toutes pièces et elles étaient extraites d’un livre… qui n’a jamais existé. J’ai partagé son article dans notre revue de presse : il y explique pourquoi, selon lui, ‘intelligence artificielle’ est un oxymore (un terme contradictoire). Détail amusant : il tutoie spontanément le robot qu’il interroge. Pourquoi cette familiarité ?

Pièce n°5

Le grand remplacement n’est pas qu’un terme raciste, il existe aussi dans le monde de la sociologie du travail. “Les machines vont-elles nous remplacer professionnellement” était le thème d’un colloque de l’ULiège auquel j’ai assisté et au cours duquel un chercheur gantois a remis les pendules à l’heure sur le sujet. Il a corrigé deux points cruciaux qui, jusque là, justifiaient les cris d’orfraie du Forem et des syndicats. Le premier concernait l’étude anglaise qui aurait affirmé que 50 % des métiers seraient exercés par des robots en 2050. Le texte original disait “pourrait techniquement être exercés“, ce qui est tout autre chose et avait échappé aux journalistes qui avaient sauté sur le scoop. D’autant plus que, deuxième correction : si la puissance de calcul des Intelligences Artificielles connaît une croissance exponentielle (pour les littéraires : ça veut dire “beaucoup et chaque fois beaucoup plus“), les progrès de la robotique qui permet l’automatisation des tâches sont d’une lenteur à rendre jaloux un singe paresseux sous Xanax. Bonne nouvelle, donc, pour nos voisins ils garderont leur job derrière le bar de la fête en Pierreuse.

Pièce n°6

Dans le même registre (celui du grand remplacement professionnel, pas de la manière de servir 3 bières à la fois), les juristes anglo-saxons sont moins frileux et, même, sont assez demandeurs d’un fouineur digital qui puisse effectuer des recherches rapides dans la jurisprudence, c’est à dire, dans le corpus gigantesque de toutes les décisions prises dans l’histoire de la Common Law, le système de droit appliqué par les pays anglo-saxons. Il est alors question que l’Intelligence Artificielle dépouille des millions de références pour isoler celles qui sont pertinentes dans l’affaire concernée plutôt que de vraiment déléguer la rédaction des conclusions à soumettre au Juge. Je demanderai discrètement à mes copains juristes s’ils font ou non appel à ChatGPT pour lesdites conclusions…

Pièce n°7

Dernière expérience, celle de la crise de foie. Moi qui vous parle, j’en ai connu des vraies et ça se soigne avec de l’Elixir du Suédois (je vous le recommande pendant les périodes de fêtes). Mais il y a aussi les problèmes de foie symboliques : là où cet organe nous sert à s’approprier les aliments que nous devons digérer et à en éliminer les substances toxiques, il représente symboliquement la révolte et la colère… peut-être contre la réalité. C’est ainsi que le Titan Prométhée (étymologiquement : le Prévoyant), représentera la révolte contre les dieux, lui qui a dérobé le feu de l’Olympe pour offrir aux hommes les moyens de développer leurs premières technologies, leurs premiers outils. Zeus n’a pas apprécié et l’a condamné à être enchaîné sur un rocher (la matière, toujours la matière) et à voir son foie dévoré chaque jour par un aigle, ledit foie repoussant chaque nuit. Il sera ensuite libéré par Hercule au cours de la septième saison sur Netflix.

IA : un marteau sans maître ?

Le mythe de Prométhée est souvent brandi comme un avertissement contre la confiance excessive de l’homme en ses technologies. De fait, l’angoisse des frustrés du futur, des apocalyptophiles, comme des amateurs de science-fiction alarmiste, porte sur la révolte des machines, ce moment affreux où les dispositifs prendraient le pouvoir.

© Côté

Les robots, développés par des hommes trop confiants en leurs capacités intellectuelles, nous domineraient en des beaux matins qui ne chanteraient plus et qui sentiraient l’huile-moteur. Nous serions alors esclaves des flux de téra-octets circulant entre les différents capteurs de Robocops surdimensionnés, malveillants et ignorants des 3 lois de la robotique formulées par Isaac Asimov en… 1942. Je les cite :

  1. Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
  2. Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
  3. Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.

Une illustration magnifique de ce moment-là est donnée par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace. Souvenez-vous : une expédition scientifique est envoyée dans l’espace avec un équipage de 5 humains, dont trois sont en léthargie (il n’y a donc que deux astronautes actifs) ; cet équipage est secondé par un robot, une Intelligence Artificielle programmée pour réaliser la mission et baptisée HAL (si vous décalez d’un cran chaque lettre, cela donne IBM). HAL n’est qu’intelligence, au point qu’il va éliminer les astronautes quand ceux-ci, pauvres humains, menaceront le succès de la mission. Pour lui, il n’y a pas de volonté de détruire : il est simplement logique d’éliminer les obstacles qui surgissent, fussent-ils des êtres humains.

© Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel

Kubrick fait de HAL un hors-la-loi selon Asimov (il détruit des êtres humains) mais pousse le raffinement jusqu’à une scène très ambiguë où, alors que Dave, le héros qui a survécu, débranche une à une les barrettes de mémoire du robot, celui-ci affirme : “J’ai peur“, “Mon esprit s’en va, je le sens…” Génie du réalisateur qui s’amuse à brouiller les cartes : une Intelligence Artificielle connaît-elle la peur ? Un robot a-t-il un esprit ? Car, si c’est le cas et que HAL n’est pas simplement un monstre de logique qui compare les situations nouvelles aux scénarios prévus dans sa mémoire, l’Intelligence Artificielle de Kubrick a consciemment commis des assassinats et peut être déclarée ‘coupable’…

A la lecture de ces différentes pièces, on peut garder dans notre manche quelques mots-miroirs pour plus tard. Des mots comme ‘menace extérieure’, ‘dispositif’, ‘avenir technologique’, ‘grand remplacement’, ‘confiance dans la machine’, ‘intelligence froide’, ‘rapport logique’ et, pourrait-on ajouter : ‘intellect‘, conscience‘ et ‘menace intérieure‘, nous allons y venir.

Mais, tout d’abord, il faudrait peut-être qu’on y voie un peu plus clair sur comment fonctionne une Intelligence Artificielle (le calculateur, pas la machine mécanique qui, elle, s’appelle un robot). Pour vous l’expliquer, je vais retourner… au début de mes années nonante !

A l’époque, je donnais des cours de traduction à l’ISTI et j’avais été contacté par Siemens pour des recherches sur leur projet de traduction automatique METAL. C’était déjà une application de l’Intelligence Artificielle et le terme était déjà employé dans leurs documents, depuis le début des travaux… en 1961. METAL était l’acronyme de Mechanical Translation and Analysis of Languages. On sentait déjà les deux tendances dans le seul nom du projet : traduction mécanique pour le clan des pro-robotique et analyse linguistique pour le clan des humanistes. Certaines paires de langues avaient déjà été développées par les initiateurs du projet, l’Université du Texas, notamment le module de traduction du Russe vers l’Anglais (on se demande pourquoi, en pleine période de guerre froide).

Couverture du dossier METAL dans notre DOCUMENTA… © Siemens

Siemens a repris le flambeau sans connaître le succès escompté, car le modèle de METAL demandait trop… d’intelligence artificielle. Je m’explique brièvement. Le projet était magnifique et totalement idéaliste. Noam Chomsky – qui n’est pas que le philosophe qu’on connaît aujourd’hui – avait développé ce que l’on appelait alors la Grammaire Générative et Transformationnelle. En bon structuraliste, il estimait que toute phrase est générée selon des schémas propre à une langue, mais également qu’il existe une structure du discours universelle, à laquelle on peut ramener les différentes langues usuelles. C’est cette hypothèse que devait utiliser METAL pour traduire automatiquement :

      1. en décomposant la syntaxe de la phrase-source en blocs linguistiques [sujet] [verbe de type A] [attribut lié au type A] ou [sujet] [verbe de type B] [objet lié au type B], etc.,
      2. en identifiant les expressions idiomatiques traduisibles directement (ex. le français ‘tromper son partenaire‘ traduit le flamand ‘buiten de pot pissen‘, littéralement ‘pisser hors du pot‘ : on ne traduit pas la phrase mais on prend l’équivalent idiomatique) puis
      3. en transposant le résultat de l’analyse dans la syntaxe de la langue-cible puis
      4. en traduisant les mots qui rentrent dans chacun des blocs.

Deux exemples :

      1. FR : “Enchanté !” > UK : “How do you do !” > expression idiomatique que l’on peut transposer sans traduire la phrase ;
      2. FR : “Mon voisin la joue fair play” > UK : “My neighbour is being fair” > phrase où la syntaxe doit être analysée + une expression idiomatique.

Le schéma utilisé par les ingénieurs de METAL pour expliquer le modèle montrait une espèce de pyramide où les phases d’analyse montaient le long d’un côté et les phases de génération de la traduction descendaient de l’autre, avec, à chaque étage, ce qui pouvait être traduit de la langue source à la langue cible (donc, un étage pour ce qui avait déjà été traduit et pouvait être généré tel quel ; un étage pour les expressions idiomatiques à traduire par leur équivalent dans la langue cible ; un étage pour les phrases de type A demandant analyse, puis un étage pour celles de type B, etc.). Le tout supposait l’existence d’une langue “virtuelle” postée au sommet de la pyramide, une langue théorique, désincarnée, universelle, un schéma commun à la langue source comme à la langue cible : voilà un concept universaliste que la machine n’a pas pu gérer… faute d’intelligence. Sisyphe a donc encore de beaux jours devant lui…

Ce grand rêve Chomskien (doit-on dire humaniste) de langue universelle a alors été balayé du revers de la main, pour des raisons économiques, et on en est revenu au modèle bon-marché des correspondances de un à un de SYSTRAN, un autre projet plus populaire qui alignait des paires de phrases traduites que les utilisateurs corrigeaient au fil de leur utilisation, améliorant la base de données à chaque modification… quand tout allait bien. C’est le modèle qui, je pense, tourne aujourd’hui derrière un site comme LINGUEE.FR ou GOOGLE TRANSLATE.

Pour reprendre les mêmes exemples, si vous demandez la traduction de ‘enchanté‘ hors contexte vous pouvez obtenir ‘charmed‘ ou ‘enchanted‘ (à savoir charmé, enchanté par un sort) aussi bien que “How do you do !” Pour la deuxième phrase, si vous interrogez LINGUEE.FR, et que vous constatez que la traduction anglaise enregistrée est “My donut is being fair” (ce qui équivaut à “Mon beignet est blondinet“), votre correction améliorera automatiquement la mémoire de référence et ainsi de suite…

A l’époque, nous utilisions déjà des applications de TAO (ce n’est pas de la philosophie, ici : T.A.O. est l’acronyme de Traduction Assistée par Ordinateur). Elles fonctionnaient selon le même modèle. Dans notre traitement de texte, il suffisait d’ouvrir la mémoire de traduction fournie par le client (Toyota, Ikea ou John Deere, par exemple), c’est-à-dire, virtuellement, un gigantesque tableau à deux colonnes : imaginez simplement une colonne de gauche pour les phrases en anglais et, en regard, sur la droite, une colonne pour leurs traductions déjà faites en français.

© trados.com

On réglait ensuite le degré de similarité avec lequel on voulait travailler. 80% voulait dire qu’on demandait à l’application de nous fournir toute traduction déjà faite pour ce client-là qui ressemblait au minimum à 80% à la phrase à traduire.

Exemple pour un mode d’emploi IKEA : je dois traduire l’équivalent de “Introduire la vis A23 dans le trou préforé Z42” et cette phrase est similaire à plus de 80% à la phrase, déjà traduite dans la mémoire, “Introduire le tenon A12 dans le trou préforé B7“. Le logiciel me proposera la traduction existant dans sa mémoire comme un brouillon fiable puisqu’elle est exacte… à plus de 80%.

La seule différence avec l’Intelligence Artificielle dont nous parlons aujourd’hui est que le GPT répond avec assurance, comme s’il disait la vérité… à 100% ! Dans cet exemple, dire que le moteur informatique d’Intelligence Artificielle est malhonnête serait une insulte pour notre intelligence… humaine : un algorithme n’a pas conscience de valeurs comme la droiture ou, comme nous le disions, comme la probité.

Ceci nous renvoie plutôt à nous-mêmes, au statut que nous accordons, en bon prométhéens, à un simple outil ! Si Kubrick brouille les cartes (mémoire) avec la possibilité d’un robot doté d’une conscience en… 1968, il est beaucoup plus sérieux quand il montre le risque encouru, si l’on donne les clefs du château à un dispositif dont le fonctionnement est purement logique (je n’ai pas dit ‘raisonnable’). Dans son film, il y a bel et bien mort d’homme… du fait d’un robot !

Le maître sans marteau ?

La problématique n’est pas nouvelle. Depuis l’histoire de Prométhée et du feu donné aux hommes, beaucoup de penseurs plus autorisés que nous ont déjà exploré la relation de l’Homme avec ses dispositifs. Des malins comme Giorgio Agamben, Jacques Ellul, Michel Foucault ou le bon vieux Jacques Dufresne, ont questionné notre perception du monde, l’appropriation de notre environnement, selon qu’elle passe ou non par des dispositifs intermédiaires, en un mot, par des médias au sens large.

© Gary Larson

C’est ainsi que différence est faite entre, d’une part, la connaissance immédiate que nous pouvons acquérir de notre environnement (exemple : quand vous vous asseyez sur une punaise et que vous prenez conscience de son existence par la sensation de douleur aux fesses émise dans votre cerveau) et, d’autre part, la connaissance médiate, celle qui passe par un dispositif intermédiaire, un médium. Par  exemple : je ne pourrais pas écrire cet article, sans l’aide de mes lunettes.

Ces lunettes sont un dispositif passif qui m’aide à prendre connaissance de mon environnement dans des conditions améliorées. Dans ce cas, le dispositif est un intermédiaire dont la probité ne fait aucun doute : je conçois mal que mes lunettes faussent volontairement la vision du monde physique qui m’entoure. Dans ce cas, les deux types de connaissance – immédiate et médiate – restent alignées, ce qui est parfait dans un contexte technique, où l’outil se contente d’augmenter passivement les capacités de mon corps, là où elles sont déficientes.

Mais qu’en est-il lorsque l’outil, le dispositif – mécanique, humain ou même conceptuel : il est un intermédiaire entre moi et le monde à percevoir – est actif, que ce soit par nature (le dispositif a une volonté propre, comme lorsque vous apprenez la situation politique d’un pays au travers d’un article tendancieux) ou par programmation (exemple : l’algorithme de Google qui propose des réponses paramétrées selon mon profil d’utilisation du moteur de recherche). Dans ces cas d’espèce, le dispositif m’offre activement une vue déformée de mon environnement, un biais défini par ailleurs, pas par moi, et selon les cas, avec neutralité, bienveillance ou… malveillance.

Transposé dans le monde des idées, l’exemple type, la quintessence d’un tel dispositif intermédiaire actif qui offre à notre conscience une vue biaisée du monde autour de nous est, tout simplement, le… dogme. Le dogme – et au-delà du dogme, la notion même de Vérité – le dogme connaît le monde mieux que nous, sait mieux que nous comment aborder notre expérience personnelle et dispose souvent de sa police privée pour faire respecter cette vision. Si nous lui faisons confiance, le dogme se positionne comme un médium déformant, un intermédiaire pas réglo, placé entre le monde qui nous entoure et la connaissance que nous en avons.

CNRTL : “DOGME, subst. masc., Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l’autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique ; le dogme du fatalisme ; “À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement” (Lamartine) ; “Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des Anciens, dogme ou philosophie, Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ; Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.” (Sully Prudhomme).

Aborder le dogme – ou, par exemple, l’intégrisme woke ou la religion – sous l’angle de l’intermédiaire, du dispositif, ce n’est pas nouveau et la connaissance proposée aux adeptes d’un dogme organisé a ceci de particulier que, non seulement il s’agit d’une connaissance médiate, mais que, ici, le medium est une fin en soi, qu’il définit en lui la totalité de la connaissance visée. De cette manière, un ‘religieux’ pourrait se retirer du monde et s’appuyer sur les seules Écritures pour conférer sur la morale ou sur la nécessité de payer son parking en période de soldes.

Or, dans mon approche de la Connaissance, je peux difficilement me satisfaire d’une image du monde fixe et prédéfinie, qui resterait à découvrir (ce qui suppose une énigme à résoudre) ou qui serait déjà consignée dans des textes codés, gardés par Dan Brown avec la complicité de Harry Quebert : ceci impliquerait que cette vérité ultime existe quelque part, comme dans le monde des Idées de Platon, qu’elle soit éternelle et que seuls certains d’entre nous puissent y avoir accès.

© BnF

Or, c’est le travail, et non la croyance, qui est au centre de toutes nos représentations de l’Honnête Homme (et de l’Honnête Femme, bien entendu) et nous naviguons chaque jour de veille entre les rayons d’un Brico spirituel qui, de la culture à l’intuition vitale, nous invite à la pratique de notre humanité, à trouver la Joie dans le sage exercice de notre puissance d’être humain.

Travaillez, prenez de la peine“, “Cent fois sur le métier…“, “Rien n’est fait tant qu’il reste à faire…” : le citoyen responsable, actif, critique et solidaire (les CRACS visés par l’éducation permanente en Belgique) se définit par son travail et, pourrait-on préciser, “par son travail intellectuel.” Or, pour retourner à notre vrai sujet, réfléchir, l’Intelligence Artificielle le fait aussi. Oui, elle le fait, et plus vite, et mieux ! Mais, me direz-vous, le dispositif d’Intelligence Artificielle ne fait que manipuler des savoirs, calculer des données mémorisées, il n’a pas accès à la connaissance comme nous, humains, faute de disposer d’une conscience

Ce que tu ne ramènes pas à ta conscience te reviendra sous forme de destin.

Magnifique citation de Carl-Gustav Jung qui propose lui aussi de travailler, plus précisément de travailler à élargir le champ de notre conscience, à défaut de quoi, nos œillères, nos écailles sur les yeux, nous mettront à la merci de pulsions refoulées ou d’une réalité déformée par nos biais cognitifs.

Pour lui aussi, manifestement, le couple Connaissance-Conscience serait alors le critère qui nous permettrait de faire la différence entre l’Homme et la Machine. On l’opposerait alors au couple Savoirs-Mémoire évoqué au XVIIe par le matheux le plus intéressant de l’histoire de la religion catholique, l’inventeur torturé de la machine à calculer, j’ai nommé : Blaise Pascal. Je le cite : “La conscience est un livre qui doit être consulté sans arrêt.” La conscience est vue ici comme l’ancêtre de la carte-mémoire des Intelligences Artificielles !

Mais, ici encore, de quoi parlons-nous ? Nous voici en fait rentrés dans le périmètre d’une science récente, baptisée la noétique (du grec “noûs” pour connaissance, esprit). Il s’agit de l’étude de la connaissance, sous tous ses aspects.

Endel TULVING est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne qui vient de mourir, le 11 septembre dernier. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités : il a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue Paul JORION pour les explications. Il cite un texte de 2023, récent donc :

La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Au temps pour les définitions. Et, quand le même Paul Jorion demande à ChatGPT, quand il lui demande (et vous remarquerez qu’il vouvoie le robot) : “Où situez-vous le niveau de conscience d’un GPT (comme vous-même) ?“, ledit GPT répond :

Dans la taxonomie tripartite de la conscience d’Endel Tulving, il est important de noter que GPT-3.5, ou tout autre modèle de langage d’IA, ne possède pas de conscience de la même manière que les humains. Les systèmes d’IA tels que GPT-3.5 sont dépourvus d’expériences subjectives, d’émotions, de conscience de soi et de la compréhension profonde associée à la conscience humaine. Ils fonctionnent sur la base de modèles de données et de relations statistiques apprises au cours de leur formation. Sur la base de la taxonomie fournie, les capacités de GPT-3.5 pourraient être partiellement classées dans la catégorie de la conscience “noétique” dans une certaine mesure. Il a la capacité de traiter et de générer des connaissances sémantiques et conceptuelles sans véritable conscience de soi ou conscience réflexive. Il peut appliquer des concepts à un texte d’entrée et générer des réponses qui semblent contextuellement pertinentes et cohérentes, ce qui s’apparente au niveau de conscience “noétique” décrit.

En répondant à d’autres questions de Paul Jorion, le GPT remet une couche et insiste (je résume) :

Il existe des différences importantes entre la façon dont les humains apprennent et la façon dont les modèles de langage de l’IA tels que GPT-3 fonctionnent, ce qui contribue aux différences dans leurs capacités et leur conscience : (1) la profondeur et la portée de l’apprentissage… ; (2) la généralisation… ; (3) l’expérience subjective et la conscience… ; (4) la compréhension du contexte… ; et (5) l’apprentissage adaptatif, à savoir que les humains peuvent adapter leurs stratégies d’apprentissage, intégrer de nouvelles informations et réviser leur compréhension au fil du temps. Les modèles d’IA nécessitent un recyclage manuel pour intégrer de nouvelles données ou s’adapter à des circonstances changeantes.

Le GPT la joue modeste… et il a raison : il ne fait jamais que la synthèse statistiquement la plus logique de ce qu’il a en mémoire ! Plus encore, il aide (sans le savoir vraiment) Paul Jorion à faire le point quand ce dernier lui rappelle que, lorsqu’il lui a parlé un jour de la mort d’un de ses amis, le GPT avait écrit “Mes pensées vont à sa famille…” d’où émotion, donc, pense Jorion. Et le logiciel de préciser :

La phrase “Mes pensées vont à sa famille…” est une réponse socialement appropriée, basée sur des modèles appris, et non le reflet d’une empathie émotionnelle ou d’un lien personnel. Le GPT n’a pas de sentiments, de conscience ou de compréhension comme les humains ; ses réponses sont le produit d’associations statistiques dans ses données d’apprentissage.

Comment faut-il nous le dire ? Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT) disposent d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantité de stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant dans leur mémoire. Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse ! Et n’oublions pas que notre cerveau peut compter sur quelque chose comme 100 milliards de neurones et que le développement récent d’un mini-cerveau artificiel ne comptait que 77.000 neurones et imitait un volume de cerveau équivalent à… 1 mm³ !

Est-ce que ça veut dire que, faute de conscience auto-noétique et a-noétique, l’IA ne représentera aucun danger pour l’humanité avant longtemps ? Je ne sais pas et je m’en fous : la réponse n’est pas à ma portée, je ne peux donc rien en faire pour déterminer mon action.

Mais, est-ce que ça veut dire que nous pouvons faire quelque chose pour limiter le risque, si risque il y a ? Là, je pense que oui et je pense que notre sagesse devrait nous rappeler chaque jour qu’un outil ne sert qu’à augmenter notre propre force et que la beauté de nos lendemains viendra d’une sage volonté de subsistance, pas de notre aveugle volonté de croissance infinie avec l’aide de dispositifs efficaces à tout prix.

Résumons-nous : tout d’abord, qu’une Intelligence Artificielle ne soit pas dotée d’une conscience autonoétique d’elle-même semble acquis actuellement. Qu’elle soit dénuée d’une conscience anoétique qui lui donnerait à tout le moins autant d’instinct qu’un animal semble aussi évident dans l’état actuel de la science informatique. En fait, une Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable de données présentes dans sa mémoire et génère sa réponse (pour nous) dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !

Quant à lui refuser l’accès à une conscience noétique, en d’autres termes “une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi“, le questionnement qui en découlerait est au cœur de cet article.

© Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis

Car, voilà, vous en savez autant que moi, maintenant, nous sommes plus malins, plus savants : nous savons tout de l’Intelligence Artificielle. Nous savons tout de l’intelligence, de la conscience, des rapports de cause à effet. Nous sommes des as de la noétique. Nous avons enregistré tous ces savoirs dans notre mémoire. Nous avons confiance en notre capacité logique. Nous sommes à même d’expliquer les choses en bon français et de répondre à toute question de manière acceptable, à tout le moins crédible, comme des vrais GPT !

D’accord, mais, en sommes-nous pour autant heureux d’être nous-mêmes ? Est-ce que limiter notre satisfaction à cela nous suffit ? Je n’en suis pas convaincu et j’ai l’impression que le trouble que l’on ressent face à la machine, les yeux dans l’objectif de la caméra digitale, cette froideur, ce goût de trop peu, nous pourrions l’attribuer à un doute salutaire qui ne porte pas sur les capacités de ladite machine mais bien sur le fait que le fonctionnement d’une Intelligence Artificielle, manifestement basé sur les mots et les concepts sans conscience de soi, pourrait bien servir de métaphore d’un fonctionnement déviant dont nous, humains, nous rendons trop souvent coupables…

Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.

Quelles qu’aient été les intentions de Remy de Gourmont (un des fondateurs du Mercure de France, mort en 1915) lorsqu’il a écrit cette phrase, elle apporte de l’eau à mon moulin. Il est de fait terrible, quand on cherche la Vérité avec un grand T, d’interroger une Intelligence Artificielle et… de toujours recevoir une réponse. Et on frôle l’horreur absolue, humainement parlant, quand on réalise que cette Vérité tant désirée est statistiquement vraie… à 80% (merci Pareto). Bienvenue en Absurdie !

Ces 80% de ‘certitude statistique’ (un autre oxymore !) donneraient un sourire satisfait au GPT, s’il était capable de satisfaction : il lui faudrait pour cela une conscience de lui-même, de sa propre histoire. Qui plus est, les robots ne sont pas réputés pour être les rois de la passion et de l’affect. Surfant sur les mots et les concepts, une Intelligence Artificielle ne peut pas plus se targuer d’une conscience anoétique, non-verbalisée et reptilienne, on l’a assez dit maintenant.

Reste cette activité dite noétique, nourrie de structures verbales et de concepts, de rapports principalement logiques et de représentations intellectuelles du monde non-validées par l’expérience, bref, d’explications logiques !

C’est avec cette froideur explicative que le robot répond à nos requêtes, fondant son texte sur, postulons, 80% de données pertinentes selon sa programmation, des données exclusivement extraites de sa mémoire interne. Il nous vend la vérité pour le prix du 100% et les 20% qu’il a considérés comme hors de propos sont pour lui du bruit (données extraites non-pertinentes) ou du silence (absence de données). Le GPT nous vend la carte pour le territoire !

Mais n’avons-nous pas aussi, quelquefois, tendance à fonctionner comme des Intelligences Artificielles, à délibérer dans notre for intérieur comme des GPT et à nous nourrir d’explications logiques, générées in silico (c’est-à-dire dans le silicium de notre intellect), générant à volonté des conclusions dites rationnelles, des arguments d’autorité et des rapports de causalité bien éloignés de notre expérience vitale ? Pire encore, ne considérons-nous pas souvent qu’une explication peut tenir lieu de justification et que ce qui est expliqué est d’office légitime ? En procédant ainsi, ne passons-nous pas à côté des 20% restant, négligés par le robot, obsédé qu’il est par ses savoirs, ces 20% qui, pourtant, constituent, pour nous humains, le pourcentage de connaissance bien nécessaire à une saine délibération interne.

Qui plus est, ce faisant, nous ne rendons pas justice à notre Raison : nous clamons qu’elle n’est que science, nous la travestissons en machine savante, logique et scientifique, spécialisée qu’elle serait dans les seules explications intellectuelles. Dans ma vision de l’Honnête Homme, la Raison est autre chose qu’une simple intelligence binaire, synthétisée par un algorithme, verbalisant et conceptualisant tous les phénomènes du monde face auxquels je dois prendre action.

Non, la Raison que j’aime vit d’autre chose que des artifices de l’intellect, plus encore, elle s’en méfie et trempe sa plume dans les 100% de la Vie qui est la mienne, pour répondre à mes interrogations intimes ; elle tempère la froide indépendance de mes facultés logiques avec les caresses et les odeurs de l’expérience, et du doute, et des instincts, avec la peur et l’angoisse et avec la poésie et les symboles qui ne parlent pas la même langue que mes raisonnements, juchés qu’ils sont au sommet de la pyramide de l’intellect.

La Raison que j’aime est dynamique et je la vois comme un curseur intuitif entre deux extrêmes :

      • à une extrémité de la graduation, il y a ce que je baptiserais notre volonté de référence, notre soif inquiète d’explications logiques, de réponses argumentées qui nous permettent de ne pas décider, puisqu’il suffit d’être conforme à ce qui a été établi logiquement,
      • à l’autre extrémité, il y a la volonté d’expérience et le vertige qui en résulte. De ce côté-là, on travaillera plutôt à avoir les épaules aussi larges que sa carrure et on se tiendra prêt à décider, à émettre un jugement subjectif mais sincère.

La pensée libre naît du positionnement du bouton de curseur sur cette échelle, une échelle dont je ne connais pas l’étalonnage et dont la graduation nous permettrait de mesure l’écart entre volonté de référence et volonté d’expérience, plus simplement, entre les moments où je fais primer les explications et les autres où c’est la situation qui préside à mon jugement.

La Raison que j’aime veille en permanence (lorsqu’elle reste bien réveillée) à me rappeler d’où je délibère face aux phénomènes du monde intérieur comme extérieur. Elle m’alerte lorsque je cherche trop d’explications là où l’intuition me permettrait d’avancer ; elle me freine là où mes appétences spontanées manquent de recul. C’est peut-être en cela que la Raison me (nous) permet d’enfin renoncer à la Vérité (qu’elle soit vraie à 80% ou à 100%) !

Dans le beau texte d’Henri Gougaud avec lequel j’aimerais conclure, l’auteur du livre sur les Cathares d’où vient l’extrait compare l’influence du mythe et de la raison sur l’histoire ; mais, nous pouvons le lire en traduisant automatiquement mythe et raison par expérience et référence, la Raison que j’aime mariant les deux dans des proportions variables selon les circonstances. Je cite Gougaud :

Le mythe est accoucheur d’histoire. Il lui donne vie, force, élan. Il fait d’elle, en somme, un lieu à l’abri du non-sens, de l’objectif froid, de l’absurde. La raison s’accommode mal de ses extravagances. Elle fait avec, à contrecœur, comme d’un frère fou dont on craint les ruades et les emportements toujours intempestifs. Elle s’insurge parfois contre les excès de ce proche parent incontrôlable qu’elle nomme, avec un rien de gêne, “imagination populaire”. Elle a besoin d’ordre et d’appuis solides. Elle est sûre, et donc rassurante. Elle nous est à l’évidence un bien infiniment précieux, mais elle n’est guère téméraire. Elle se veut ceinte de remparts, elle tremble si l’on se risque à les franchir car elle ne voit, au-delà de ses territoires, que dangereuse obscurité. Elle sait déduire, analyser, bâtir théories et systèmes. Elle ne peut pas créer la vie. Elle ne peut accoucher d’un être. Le mythe, lui, est fort, mais intenable. Il crée ce que nul n’a prévu. Sur un Jésus crucifié que la science connaît à peine et dont la raison ne sait rien il a enfanté des croisades, des saint François, des cathédrales, deux mille ans de folle espérance, d’horreurs, d’effrois et de chefs-d’oeuvre, un monde, une histoire, la nôtre. Quel homme de raison pouvait prévoir cela?

Tout est dit : les 20% de Connaissance que nous ne partageons décidément pas avec les Intelligences Artificielles ont encore un bel avenir dans mon quartier. Il est vrai qu’entre voisins, nous ne tutoyons que les vivants !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, iconographie et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © NA ; © Metro Goldwyn Mayer / Collection Christophel ; © rtbf.be ; © Siemens AG ; © trados.com ; © BnF ; © Gary Larson ; © Thomas Kuhlenbeck/Ikon Images/Corbis.


Place au débat : pus de tribunes libres en Wallonie-Bruxelles…

 

THONART : extrait de “Etre à sa place” – 1.2 – Des écailles sur les yeux (2023)

Temps de lecture : 16 minutes >

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

PROUST M., Du côté de chez Swann

Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juge et partie” :

      • “juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
      • Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.

L’ expulsion du jardin d’Eden (Masaccio, 1426-27, Florence)

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan © getty images

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

Patrick Thonart

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[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) © Parque de Capodimonte (Naples, IT).


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DESPRET : L’art de la joie et de se laisser affecter

Temps de lecture : 12 minutes >

[d’après LE-CARNET-ET-LES-INSTANTS.NET, n°213, 2022] Les recherches, les ouvrages de Vinciane DESPRET (née en 1959) déplacent les questions, toutes les questions, qu’elles soient philosophiques, éthologiques, existentielles. Philosophe, psychologue, éthologue, chercheuse et enseignante à l’Université de Liège, elle ouvre le questionnement à ce qui a été minoré, tenu pour négligeable.

L’art de la joie et de se laisser affecter

Lorsque, dans les années 1990, Vinciane Despret fait du champ philosophique un espace de recherches portant sur les animaux (et non sur l’animalité), ce geste est à l’époque résolument marginal, iconoclaste, anticonformiste. Dès ses premiers travaux publiés (La Danse du cratérope écaillé. Naissance d’une théorie éthologique, 1996 ; Ces émotions qui nous fabriquent. Ethnopsychologie de l’authenticité, 1999 ; Quand le loup habitera avec l’agneau, 2002…), elle se détourne d’un habitus de penser philosophique dominant (conceptualisation abstraite, angle anthropocentré, primat de la rationalité, dualisme intellect/émotion…).

Son double geste de frayer des dialogues avec les animaux d’une part, avec les morts de l’autre (Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent, 2015) s’emporte à partir d’un nouveau plan de composition sur lequel se tissent des relations entre eux et nous. Penser ce que le régime occidental des savoirs, des sciences relègue, à tout le moins a longtemps relégué dans l’inaudible (les animaux, les défunts, mais aussi les émotions) implique un décentrement. Une rupture avec la vision anthropocentrée et la volonté de secouer l’empire du « nous, humains » afin de tracer des diagonales entre les manières que déploient les expressions du vivant pour habiter la Terre.

Marquée notamment par les relations que la philosophe Donna Haraway a nouées avec sa chienne Cayenne, Vinciane Despret interroge à nouveau frais la question d’activer un engagement avec un merle, un poulpe. Comment mobiliser une qualité d’attention, comment “faire exister, rendre désirables d’autres modes d’attention” ? Que signifie penser en oiseau, en poulpe et non penser sur eux ? Quels déplacements, quelles bifurcations engage l’expérimentation de penser comme un oiseau ? Cette multiplication des façons de “fabriquer des mondes” repose sur une suspension de la position de maîtrise dans laquelle l’humain se tient. En d’autres termes, penser, sentir, vivre dans l’immanence des rapports avec le vivant, et non pas à l’abri de la distance et d’une hiérarchie des places du savoir, a pour réquisit la mise à l’écart du dispositif du maître et de l’élève pour reprendre la thèse de Jacques Rancière.

Déterritorialisation des pratiques scientifiques et de la philosophie

La déterritorialisation des pratiques scientifiques qu’opère Vinciane Despret dynamise en retour la philosophie en l’ouvrant à un de ses dehors : l’éthologie. Le souci de l’universel, de la généralité qui a longtemps prévalu et prévaut encore en philosophie, dans les sciences, rate la rencontre avec l’individualité animale. Dans Composer avec les moutons, co-écrit avec Michel Meuret, le sous-titre, Lorsque des brebis apprennent à leurs bergers à leur apprendre, met en lumière la complète réélaboration de la “question animale” en philosophie. Les animaux apprennent à des humains à leur apprendre. La recherche sur le terrain porte sur un espace de co-apprentissage, d’apprentissage réciproque entre moutons et bergers, et sur l’invention de nouvelles manières de penser et de sentir qui tissent un monde commun, partagé, construit par les humains et les animaux, par les alliances qu’ils développent. Les histoires de poulpes, les récits d’anticipation sur les araignées ou les wombats concourent à tisser un monde habitable à partir d’une continuité entre les formes du vivant qui a été mise à mal. L’observateur oriente ce qu’il observe, interprète les comportements à partir de ses attentes, de ses préjugés, voire induit des attitudes, des réactions. Il s’agit de ne pas occulter cette détermination du savoir par le cadre interprétatif posé par l’éthologue. Mais les scènes du savoir, de rencontres que Vinciane Despret rend possibles excèdent la partition stricte entre observateur et observé, entre sujet actif et objet passif. Il s’agit de se mettre à l’épreuve en se laissant métamorphoser par ce que l’on rencontre. Il s’agit de s’aventurer au milieu, de se glisser entre ce que l’Occident a posé en polarités duelles (humain/monde, sujet/objet…), de peupler l’espace de leur continuité. L’horizon est celui d’une écologie des pratiques (Isabelle Stengers) et de l’immanence. Un horizon non pas lointain, toujours dérobé, mais un horizon ici, en construction, en mouvement, un horizon-gérondif.

À l’heure où la “cathédrale du vivant“, sa diversité sont mises en péril, à l’heure de la sixième extinction massive des espèces animales (et végétales), des rhizomes de penseurs, d’activistes, de militants mettent en place des modes de pensées et de pratiques qui invitent à co-habiter avec les autres règnes du vivant. Survenant à l’ère de l’Anthropocène (ou Capitalocène, Occidentalocène…), ce sursaut et cette riposte font entendre la voix des non-humains et travaillent à enrayer, à freiner la spirale écocidaire. Dans un monde en ruines — ces ruines du capitalisme dont parle Anna Tsing, qui nous obligent à inventer un nouvel art de sur/vivre —, sur une terre malade, abîmée par la dévastation environnementale et l’effondrement de la biodiversité, des alliances entre acteurs humains et non-humains sont à même de déjouer des entreprises destructrices. Dans un entretien avec Nastasia Hadjadji, Vinciane Despret cite le cas du nouage entre les militants écologistes et l’amarante.

J’ai lu récemment un livre passionnant, Nous ne sommes pas seuls. Politique des soulèvements terrestres de l’ingénieure agronome Léna Balaud et du philosophe Antoine Chopot. Il fournit quantité de cas concrets d’alliances insurrectionnelles où des êtres vivants vont mettre à mal les projets les plus destructeurs. C’est le cas par exemple avec l’amarante, qui s’est développée en compagnie des monocultures et qui résiste au Roundup. Nos alliés sont multiformes, considérablement plus nombreux et divers que ce que notre imagination laisse entrevoir. Ces alliances peuvent toutefois être problématiques pour les humains. C’est le cas par exemple en Belgique avec la renouée du Japon, une espèce très invasive qui compromet l’existence d’autres plantes. Il faut alors apprendre à négocier, chercher d’autres alliances. Je suis convaincue de la fécondité des alliances entre espèces. Elles nous permettent de sortir de cette logique où les animaux et les plantes sont au service de l’espèce humaine.

Politique de l’alliance et puissances du récit

La politique de l’alliance est au cœur de la démarche de la philosophe-éthologue. Elle prend aussi la forme d’un réseau de pensées, d’un nouage avec les travaux d’Isabelle Stengers, de Bruno Latour, Donna Haraway, Baptiste Morizot et d’autres. L’abandon du mirage du propre de l’homme, de son exception, de son extériorité par rapport au monde entraîne des corollaires : à la continuité des expressions du vivant répondent la continuité entre certaines confréries de penseurs, la continuité entre les vivants et les morts. Une refonte, une révolution dans les manières de penser, de sentir, de co-exister avec les autres espèces. Bêtes et hommes ; Penser comme un rat ; Habiter en oiseau ; Autobiographie d’un poulpe et autres récits d’anticipation ; Au bonheur des morts. Récits de ceux qui restent… accomplissent une double bifurcation. D’une part, ces essais produisent un changement dans les manières d’habiter la terre, d’autre part, ils élisent le récit en composante heuristique de la recherche, comme certains des sous-titres le montrent.

Depuis quelques années, l’art contemporain travaille les enjeux politiques et éthiques de l’esthétique à partir de la puissance du récit. Vinciane Despret induit un bougé dans la méthodologie des sciences du vivant en introduisant le récit (au sens des micro-récits dès lors que les Grands Récits ont montré leur effondrement, leurs limites), la fiction, non comme un cheval de Troie dans l’empire de la rationalité mais comme un générateur de narration spéculative. Pour évoquer les formes de langage et d’écriture, les productions expressives, artistiques des poulpes, des araignées et des wombats, Autobiographie d’un poulpe, un titre dont on n’a pas encore pris toute la mesure, tresse tout à la fois des récits, des observations et des réflexions éthologiques. Dans cette esthétique et cette politique de l’hybridation, les ressources fictionnelles vivifient la pensée, la revitalisent. L’expérimentation d’un nouveau dispositif d’écriture est rendue nécessaire par le dispositif inédit de penser que la chercheuse met en place. Non seulement ces différents registres d’écriture ont droit de cité, mais ils s’inter-fécondent en des “noces contre-nature” diraient Gilles Deleuze et Félix Guattari. Comme dans l’œuvre d’Isabelle Stengers, la science-fiction, sa dimension d’anticipation, de spéculation sur l’avenir, nourrit la pensée scientifique, philosophique de Vinciane Despret. Par son imaginaire anticipatoire, voire visionnaire, la forme de la fiction, de la science-fiction en particulier, agit comme une lanceuse d’alerte qui radiographie les menaces sociétales, environnementales, planétaires qui se profilent. La nouvelle de l’écrivaine américaine Ursula K. Le Guin, intitulée L’Auteur des graines d’acacia (1974), publiée dans le recueil Les quatre vents du désir, développe la notion de thérolinguistique que Vinciane Despret prolonge, détourne dans le champ éthologique et philosophique. La thérolinguistique (de théro : bête sauvage) étudie les productions écrites, littéraires des animaux mais aussi des plantes. Les formes expressives, l’intelligence liée à l’art ne sont plus l’apanage des seuls humains. La théroarchitecture délivre également des enseignements inouïs : ce qu’on a longtemps tenu pour des marquages territoriaux, des productions utilitaires, fonctionnelles est appréhendé comme formes expressives.

Cette idée que les animaux agencent des modèles élaborés de communication, inventent des registres d’expression mais aussi des œuvres littéraires, des penseurs précurseurs l’ont formulée, d’Étienne Souriau à Gilles Deleuze et Félix Guattari, de Michel Serres à Jacques Derrida. De ces propositions spéculatives, de ces intuitions, des éthologues, des ornithologues, des biologistes vont s’emparer afin de les mettre à l’épreuve de leurs pratiques. Pour entrer en connexion avec la poésie vibratoire des araignées, la cosmologie fécale des wombats (marsupiaux fouisseurs vivant en Australie et en Tasmanie) ou les aphorismes d’un poulpe, pour nous faire découvrir les manières dont poulpes, araignées et wombats inventent des croyances, fabriquent des mondes, Vinciane Despret convoque une modalité d’écriture, un rythme narratif qui passe par le récit.

Dans l’essai co-écrit avec Isabelle Stengers, Les Faiseuses d’histoires. Que font les femmes à la pensée ?, les deux philosophes interrogent la place des femmes dans le champ de la pensée et leur éloignement actuel par rapport à la position de Virginia Woolf. Cette dernière lança en effet un appel aux femmes, les enjoignant de ne pas intégrer les cercles masculins du savoir-pouvoir et de leurs violences. Prophétique, armée de lucidité, Virginia Woolf voyait dans l’accueil des femmes au sein de l’université et d’autres instances du pouvoir officiel une entreprise de domestication, de formatage, de destruction des différences et des puissances des “sorcières”. “Faiseuse d’histoires”, Vinciane Despret appartient aux descendantes des sorcières, ces dépositaires d’autres savoirs et de savoir-faire minoritaires, subversifs qui ont été interdits, occultés.

L’art du tact et de la joie

Les mondes du merle, du mouton, du poulpe, du cheval s’approchent par un art des interstices, par un art de l’attention et de la lenteur. Par un arrachement aux théories utilitaristes, au schème fonctionnel de l’évolutionnisme (compétition pour la survie, théorie adaptationniste…). La vision économique de comportements animaux dictés par une logique de calcul, une loi de survie exclut et néglige des composantes observationnelles, des traits remarquables comme l’entraide, la solidarité, le désir, la recherche de la beauté, du plaisir. La méthode suivie par l’observateur décide de ce qu’il retient comme intéressant, remarquable et ce qu’il relègue dans l’insignifiant.

Le récit ne se pose pas comme le dehors de la théorie. S’écartant du concept généralisant, abstrait, de la pensée de l’animal vu en tant qu’espèce, invalidant le dualisme rigide de la pensée et de la sensation, Vinciane Despret cisèle un concept traversé de fiction, d’émotions, ouvert à la perception de l’animal en tant qu’individu. Dans Fabriquer des mondes habitables, dialogue avec Frédérique Dolphijn, la dimension catalysatrice des expériences (émotives, de pensée) est inséparable d’un ancrage, d’une immersion dans le terrain.

Qu’est-ce qu’une émotion ? C’est quelque chose qui te fait sentir.
James dit,
— Les idées, ce n’est pas ce que nous pensons, mais ce qui nous fait penser…

Qui dit terrain dit écoute du particulier, de la chienne Alba, de cet oiseau, du merle qui chante à l’aube.

Il s’est d’abord agi d’un merle. La fenêtre de ma chambre était restée ouverte pour la première fois depuis des mois, comme un signe de victoire sur l’hiver. Son chant m’a réveillée à l’aube. Il chantait de tout son cœur, de toutes ses forces, de tout son talent de merle. Un autre lui a répondu un peu plus loin, sans doute d’une cheminée des environs.

Qui dit terrain dit concret, sortie de la voie de la représentation, de la distance, des grandes polarités, qui dit terrain dit aiguillon de la curiosité, réceptivité à la surprise, à l’inattendu, art de la joie (une immense joie éclate dans les mondes qu’elle crée), art du tact, un “tact ontologique” davantage qu’un tact éthique. Dans la préface à l’essai de Carla Hustak et Natasha Myers, Le Ravissement de Darwin. Le langage des plantes, Maylis de Kerangal et Vinciane Despret définissent le tact ontologique comme le fait d’”explorer délicatement les modes d’existence adéquats, les manières d’être qui demandent le respect des formes” et l’assortissent à un “tact épistémologique” circonscrit comme “l’art de donner à ce que l’on interroge la puissance de vous affecter dans une relation sensible.

Le sketch du “poulpiste” de Pierre Desproges est-il si innocent ? @ INA

Écrire avec les oiseaux, avec les morts, pour les animaux, pour les défunts, pour les vivants ou écrire en oiseau, en poulpe implique une responsabilité dans la traduction de ce que nous supposons être leurs récits, des récits qui transitent par une instance étrangère à leur propre monde, à leur propre voix. Davantage qu’une question éthique, l’interrogation posée par Vinciane Despret (“Est-ce que les auteurs sont à la hauteur des fragilités et des puissances de leur objet ?“) est une question ontologique comme elle le développe.

Les animaux, les morts sont des sujets limitrophes, non académiques, peu considérés, voire méprisés en philosophie, surtout dans les années 1990, années au cours desquelles Vinciane Despret interroge la question animale en philosophie. Animaux et morts mettent à mal la question kantienne de la connaissance, le qu’est-ce que savoir ?. Une question qui s’ouvre sur un mystère quand on s’interroge sur les animaux, sur les morts, non en tant qu’objets d’étude mais en tant que sujets. Comment un chimpanzé, un éléphant, des choucas, des chèvres, des lions nous font-ils penser ? Que nous apprendraient-ils “si on leur posait les bonnes questions ?” Comment, dans l’attention aux effets pragmatiques des questions posées, se donner la possibilité d’être sensible à des points d’inflexion, à des tropismes ?

Si l’Occident a perdu son aptitude à composer des collectifs avec l’ensemble des formes de l’animé et de l’inanimé — formes animales, végétales, minérales —, à nouer des relations avec les morts, si Vinciane Despret nous ouvre, nous reconnecte à ces manières de faire monde qui ressurgissent dans ce que Philippe Descola appelle le naturalisme de l’Occident, les sociétés reposant sur l’animisme et le totémisme n’ont cessé de pratiquer ces continuités. Comment les morts continuent-ils à vivre avec nous, en nous, à communiquer avec les vivants ? Au bonheur des morts s’ancre dans une expérience personnelle, intime que Vinciane Despret déplace et dépasse dans un questionnement philosophique sur le statut des non-vivants, leur action par-delà leur décès. À l’orthodoxie du travail de deuil, érigé en dogme, en devoir par les héritiers de Freud, elle oppose la liberté de forger des liens avec les disparus, de les accueillir, de les célébrer par la mémoire alerte de leur présence, de dialoguer avec eux là où l’injonction normative au travail du deuil, à sa durée limitée, entend briser ces relations, c’est-à-dire appauvrir le monde. La notion indurée, rigidifiée de travail de deuil fait basculer dans l’irrationnel ou le pathologique les conduites de ceux et celles qui vivent avec des “fantômes“, qui négocient avec les revenants, avec des proches disparus venant en aide aux vivants, demeurant à leurs côtés. L’exploration des modes d’existence des animaux ou des morts repose sur des rencontres, des rapports qui, travaillés dans le concret, se situent au plus loin de grilles conceptuelles abstraites. Écouter les vocalises, les trilles, les mélodies virtuoses du merle, le chant du corbeau, la voix d’un mort, se laisser interpeller, affecter par eux nous plongent dans la fabrication de mondes complexes, pluriels.

C’est ne pas oublier que ces chants [d’oiseaux] sont en train de disparaître, mais qu’ils disparaîtront d’autant plus si on n’y prête pas attention. Et que disparaîtront avec eux de multiples manières d’habiter la terre, des inventions de vie, de compositions, des partitions mélodiques, des appropriations délicates, des manières d’être et des importances.

Véronique Bergen

Bibliographie


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : Le Carnet & les Instants | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Vinciane Despret et sa chienne Alba (2019) © Emmanuel Luce ; © éditeurs respectifs des ouvrages ; Pierre Desproges © INA.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

PEPIN : Comment trouver son “essentiel” ?

Temps de lecture : 3 minutes >

[RADIOFRANCE.FR/FRANCEINTER, 7 octobre 2023] Aujourd’hui, Charles Pépin répond à la question de Charlotte : “J’aimerais avoir des pistes pour trouver mon essentiel, ce qui me ressemble, ce qui me rassemble“.

“Que vous essayiez, chère Charlotte, de trouver votre essentiel, votre désir profond, votre aspiration principale dans l’existence, c’est déjà en soi une très bonne nouvelle ! Bon nombre de vos congénères vivent leur existence entière sans se poser cette question, et c’est bien dommage, car ils ne risquent pas de réussir à aligner les efforts de leur volonté sur la vérité de leur désir.

Mais comment le trouver, cet essentiel, cette manière de vivre qui vous ressemble, ce désir propre qui n’est qu’à vous et vous offrira une vie pleine et accomplie, ou au moins cohérente ?

Oui, bonne question, comment on fait ?

Charles Pépin © Bojana Tatarska – allary editions

Ma réponse va peut-être vous surprendre : il s’agit moins de réfléchir que d’agir, moins d’introspection que d’action. Quand on réfléchit – est-ce que ma vie me ressemble ? Est-ce que ce métier me correspond ? est-ce que je suis vraiment libre ?…- on tourne très vite en rond, on est rapidement gagné par l’angoisse de ne voir aucune réponse claire se dégager. Mais quand on agit, quand on part à la rencontre des autres et du monde, quand on multiplie les expériences tout en prenant soin de s’écouter, tout en étant attentif à la manière dont on vit les choses, et dont elles nous transforment, alors on peut observer assez facilement si, dans notre manière de vivre, d’aimer et de travailler, on est en train ou non de se rapprocher de son essentiel.

Ah bon et comment on le voit ? Quels sont les signes que l’on se rapproche de son essentiel ?

J’en vois trois principaux. Le premier, c’est qu’on a le sentiment de progresser, et même de progresser assez facilement, d’être ce que les sages anciens appelaient un progrédiens, quelqu’un qui avance en s’améliorant. Nous sommes libres, écrit Bergson, non quand nos actions sont parfaitement arrachées à tout conditionnement mais quand elles nous ressemblent, nous permettent d’exprimer ce que Bergson nomme la mélodie intérieure de notre personnalité.

Eh bien quand c’est le cas, les choses deviennent assez faciles, parfois même le flow nous gagne, cette impression de facilité qui indique qu’on ne se force pas, qu’on est sur son axe, peut-être pas totalement fidèle à son désir mais en tout cas en train de s’en approcher, de le trahir de moins en moins, de se rapprocher d’une telle fidélité à ce qui compte pour soi.

Le deuxième signe, c’est qu’on a un meilleur rapport aux autres, on est moins agressifs, moins ressentimentaux, plus à l’écoute, plus empathiques… cela fait tellement de bien, de ne pas être en guerre contre soi-même, que cela ouvre un espace pour faire la paix avec les autres, et peut-être même pour leur vouloir du bien.

Et le troisième, c’est la joie, cette joie dont Spinoza disait qu’elle est le “passage d’une moindre à une plus grande perfection“, bref le signe d’un accroissement de votre être. Si votre activité vous met en joie, il y a de fortes chances qu’elle vous corresponde et qu’en elle vous vous rapprochiez de votre essentiel, de ce qui compte pour vous.

La joie peut alors être vue comme le signe que vous êtes sur la bonne voie, que vous marchez sur un chemin qui vous rapproche de vous-mêmes. “La joie, écrit Bergson, annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire.

La joie annonce que “la vie a réussi”. Précisons : votre vie. Votre singularité. Vos valeurs. Votre désir. Mais si vous trouvez ces termes un peu trop imposants, on peut le dire plus simplement. Cette joie de vivre vous indique que vous vous rapprochez de la personne que vous avez l’ambition de devenir, que votre vie ressemble un peu plus à la vie que vous avez l’ambition de mener. Bien sûr, la route est longue, et elle est semée d’embuches. Il y aura des erreurs d’aiguillage, des moments d’hésitation et même des retours en arrière. Mais si vous avez le sentiment de progresser, de vous ouvrir d’avantage aux autres autour de vous et à la joie en vous, c’est que vous êtes, Charlotte, sur la bonne voie.”

Charles Pépin, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : France Inter | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Le tombeau de Sisyphe © fandom games ; © Bojana Tatarska – allary editions | Être à sa place est également le sujet du prochain livre de Patrick Thonart.


Vivre l’expérience en Wallonie-Bruxelles…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 0.0 – Introduction (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adressera à celles et ceux qui sont “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” et tient à peu près ce langage :

      1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ ;
      2. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre Raison n’est pas seule à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail sur nos réactions “reptiliennes” et post-traumatiques participe aussi de notre mieux-être et de notre lucidité ;
      3. FABULATIONS. Reste que notre conscience a besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des formes symboliques (explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler ;
      4. LANGAGES. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation que nous en avons, le langage est le premier témoin des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour restaurer l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel.
      5. INFORMATIONS. La démultiplication exponentielle de ces fabulations par notre usage des technologies de la communication brouille l’écoute et notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle.
      6. CONFORMITÉ ou EXPÉRIENCE. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre “être conforme à un modèle” ou “exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle.” C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir.
      7. JONGLER. Etre à sa place procède donc d’un travail au quotidien, dont le modèle pourrait être le Jongleur de mondes de Grandville. Il s’agit de…
        1. pouvoir jongler (travailler à “diminuer la douleur de la distance” avec sa réalité),
        2. jongler utile (consacrer son attention à une sélection satisfaisante de phénomènes du monde), 
        3. trouver la Joie dans la jonglerie plutôt que dans le Spectacle (jouir de son activité plutôt que de sa reconnaissance).
Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

TAROT : Arcane majeur n° 22 (ou zéro !) – Le Mat

Temps de lecture : 14 minutes >

“L’arcane Le Mat est la vingt-deuxième lame du Tarot de Marseille (ou la lame zéro !). Elle représente un personnage marchand avec son baluchon, son bâton et son chien. C’est le chemin de l’être humain qui emmène avec lui son histoire dans son baluchon et est accompagné de ses instincts, le chien. L’arcane Le Mat symbolise le destin du consultant qui doit avancer dans sa vie, poussé ou retenu par son chien, ses instincts, mais qui n’a pas d’autre choix que de suivre sa route personnelle. Le Mat représente la démarche du consultant, la voie qu’il a prise et qui le mène vers son avenir. C’est le voyageur autant que l’aventurier. Le Mat est une image de liberté et de libération des contraintes. Avec Le Mat le consultant retrouve un espace et un esprit libre, il se dégage des conventions et suit sa voie originale. Le Mat représente la capacité de prendre des risques dans la vie et d’avancer vers des terrains inconnus. Le Mat va de l’avant même s’il ne sait pas où cela va le mener. Il écoute son intuition pour se guider et avancer. Dans sa face sombre, Le Mat ne sait pas où il va et est en train de se perdre. Il n’est pas raisonnable et peut aller à sa perte. Il fuit plutôt que d’affronter les situations. Le Mat n’écoute personne, ne sait pas s’arrêter et reste fixé sur ses idées folles.” [d’après ELLE.FR]


Le Mat (Tarot de Marseille)

    1. Lame droite : Transformation de la situation.
      1. à côté – le Chariot : Grande nouvelle venant de loin ou nouvelle du passé qu’on a enterrée.
      2. à côté – l’Hermite : Un secret sera découvert avec paroles médisantes.
      3. à côté – la Mort / l’Etoile / la Lune : Signe de danger ou de mort.
      4. à côté – le Soleil : Evénement inattendu et imprévu apportant réconfort, soutien et clarté.
    2. Lame renversée : Extravagance – Folie – Insécurité – Il est tombé ou arrêté dans sa marche.

Le Fou ou le Papillon (Intuiti)

DESCRIPTION : Le vrai fou n’est pas celui qui va faire face au danger sans crainte aucune mais plutôt celui qui, en connaissance de cause, va sauter par au-dessus de l’abîme avec le sourire. Dans ses yeux, vous voyez déjà l’énergie qui prépare le grand saut :  une étincelle ardente – souvent confondue avec la folie – qui pourtant est bien plus que ça. C’est l’ardeur de vivre, la confiance dans votre propre idées, une foi aveugle envers vos rêves. C’est ce que Shakespeare évoquait quand il écrivait qu’un fou, un poète et un amant ont quelque chose en commun. Dans cet état d’esprit, nous percevons de nos actions non pas les moyens mais déjà leur fin, tout le reste cesse d’exister, y compris les responsabilités, les peurs, les chemins qu’il faudrait emprunter ou le reste du monde : il n’y a que le présent, libre de tout danger caché. Nous nous trouvons dans un état de conscience augmentée qui ouvre la porte à l’infini et à l’absolu. Nous devenons des acrobates de la vie, libérés, nous pouvons être qui nous voulons, comme dans un jeu de rôle, et nous restons incandescents, en feu et encore en feu, que ce soit au ciel ou au fond de l’abîme. C’est le voyage dans l’infini.
La question est donc : “Quel est mon rapport à la diversité ?  Est-ce que je la ressens comme un plus ou un moins, quelque chose de superficiel ? Dois-je apprendre à me débarrasser de la moitié des choses qui me sont inutiles aujourd’hui ? Est-ce que trop de couleur dans ma vie est un réel plus ou me donne la migraine ?”
Vous aimerez cette carte si vous aimer passer d’un pied à l’autre, acquérir des compétences dans des domaines différents et vous ennuyer dès que vous avez fini d’apprendre. Le contraire est vrai pour tous ceux qui voient dans cette attitude de la superficialité ou un manque de cohérence.
Cet archétype invite à tenter autant d’expériences que possible, à ne jamais rester immobile. Il suggère également de ne pas exagérer : s’il est bon de suivre sa passion même s’il elle vous amène à “papillonner”, elle ne doit pas servir d’excuse pour faire n’importe quoi !

L’HISTORIETTE : Qu’il soit ou non concentré sur son futur, il est perdu dans ses pensées, il éclate de rire ou il est parfaitement maîtrisé, sa vie est habitée par ses rêves. Qu’il agite sa cape ou qu’il porte couronne, qu’il galope dans la lumière ou sombre dans le vide, son âme est habitée par ses rêves. Si changent les villes et les saisons, s’il crie ou marche à l’envers, s’il mange ou boit du poison, s’il est dans les bras de sa mère ou de son père, ou bien qu’il tienne son propre enfant dans les bras, son esprit est habité par ses rêves. Et, qu’il marche dans le monde ou non, son esprit est habité par ses rêves. C’est qu’il est toujours avec un pied au bord de l’abîme et le regard dans les étoiles, sans crainte. Il est son propre rêve. Le plus convoité et celui qu’il craint le plus.

LA RECOMMANDATION : “Prenez du plaisir. Soyez fou !


Le Mat : liberté, grand apport d’énergie (Jodorowsky)

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EXTRAIT : “Le Mat a un nom, mais il n’a pas de numéro. Seul Arcane majeur à ne pas être défini numériquement, il représente l’énergie originelle sans limites, la liberté totale, la folie, le désordre, le chaos, encore la poussée créatrice fondamentale. Dans les jeux de cartes traditionnels, il a donné naissance à des personnages comme le Joker ou l’Excuse, qui peuvent représenter toutes les autres cartes à volonté, sans s’identifier à aucune. La phrase-clé du Mat pourrait être: “Tous les chemins sont mon chemin.”
Cette carte donne une impression d’énergie : on y voit un personnage marcher résolument avec des chaussures rouges, enfonçant dans la terre un bâton rouge. Où va-t-il ? Droit devant lui ? C’est possible, mais on pourrait également imaginer qu’il tourne en cercles autour de son bâton, sans fin. Le Mat fait figure d’éternel voyageur qui chemine dans le monde, sans appartenance ni nationalité. C’est peut-être aussi un pèlerin qui se rend dans un lieu saint. Ou encore, au sens réducteur que beaucoup de commentateurs lui ont donné, un fou qui marche sans finalité vers sa destruction. Si l’on choisit l’interprétation la plus élevée, on verra le Mat comme un être détaché de tout besoin, de tout complexe, de tout jugement, en marge de tout interdit, ayant renoncé à toute demande : un illuminé, un dieu, un géant puisant dans le flux de l’énergie une force libératrice incommensurable.
Sa besace couleur chair est éclairée de l’intérieur par lumière jaune. Le bâton qui lui sert à la porter est bleu ciel et termine en une sorte de cuiller : c’est un axe réceptif qui porte la lumière de la Conscience, l’essentiel, le substrat utile de l’expérience. Dans la main qui tient ce bâton se cache une petite feuille verte, signe d’éternité. Le Mat est aussi un personnage musical, puisque son costume est orné de grelots. On pourrait imaginer qu’il joue la musique des sphères, l’harmonie cosmique. Dans plusieurs éléments de costume, on retrouve des symboles de la trinité créatrice : son bâton porte un petit triangle composé de trois points, un des grelots, blanc, est un cercle divisé par trois traits… On peut y discerner à volonté la trinité chrétienne ou les trois premières séphiroths, l’Arbre de Vie de la Kabbale, ou encore les trois processus fondamentaux de l’existence : création, conservation et dissolution. Le mouvement du Mat est donc guidé par le principe divin ou créateur. Le chemin devient bleu ciel à mesure qu’il le foule : il avance sur une terre pure et réceptive qu’il sacralise à mesure de son cheminement.
A la ceinture du Mat, on trouve encore quatre grelots jaunes qui pourraient correspondre aux quatre centres de l’être humain symbolisés par les Couleurs des Arcanes mineurs du Tarot : l’Épée (centre intellectuel), la Coupe (émotionnel), le Bâton (sexuel et créatif) et les Deniers (corporel). Le Mat produit un apport d’énergie lumineux dans ces quatre centres, qui sont également symbolisés dans les quatre mondes de la Kabbale : Atzliluth, le monde divin ; Briah, le monde de la création ; Yetzirah, le monde de la formation et Assiah, le monde de la matière et de l’action.
L’animal qui le suit, peut-être un chien ou un singe (deux animaux qui imitent l’homme), appuie ses pattes à la base de sa colonne vertébrale, au niveau du périnée, à cet endroit où la tradition hindoue situe le centre nerveux qui concentre les influences de la Terre (chakra mûlâdhâra). Si Le Mat était un aveugle, il serait guidé par son animal, mais ici, c’est lui qui marche devant, tel le Soi visionnaire guidant l’ego. Le moi infantile est dompté ; nul besoin de le séduire pour dominer son agressivité. Il est parvenu à un degré de maturité suffisant pour comprendre qu’il doit suivre l’être essentiel et non lui imposer son caprice. C’est la raison pour laquelle l’animal, devenu réceptif, est représenté en bleu ciel. Désormais ami du Mat, il collabore avec lui et le pousse en avant. La moitié de son corps se trouve hors du cadre de la carte : le fait qu’il marche derrière Le Mat nous permet de penser qu’il représente aussi le passé. Un passé qui ne freine pas l’avancée de l’énergie vers le futur.
Le costume du Mat est rouge et vert : il porte essentiellement en lui la vie animale et la végétale. Mais ses manches bleu ciel indiquent que son action, symbolisée par ses bras, est spiritualisée, et son bonnet jaune porte la lumière de l’intelligence. Sur ce bonnet, on note la présence de deux demi-lunes. L’une, jaune clair et encastrée dans un cercle orange, est tournée vers le ciel. L’autre, située sur la boule rouge qui termine la pointe arrière du bonnet, est tournée vers le bas. La lune rouge représente le don total de l’action, et la lune rouge représente la réception totale de la Conscience.

Liberté • Énergie • Voyage • Recherche • Origine• Cheminement • Essence • Force de libération • L’irrationnel • Chaos • Fuite • Folie”


Le Clown (Vision Quest)

L’ESSENCE : LIBERTÉ – Humour – Innocence – liberté de l’esprit- Joie de vivre – Amour de la vie – Capacité à aimer – Libre de tout désir de possession -Sans ego – En harmonie avec soi-même et la vie..

LE MESSAGE INTÉRIEUR : Le Clown représente le signe joyeux d’une personne qui aspire à la liberté intérieure. Il symbolise votre candeur et votre humour intérieur. II a reconnu que chaque liaison – aussi luxurieuse et profitable soit-elle – et donc pour l’ego si importante à atteindre, ne mène finalement qu’à la confusion. Le clown est libre de vivre sa vérité et libre également d’être la personne qu’il est vraiment. Il a définitivement ôté son masque. Il n’a plus besoin de ce dernier puisqu’il sait qu’il n’a plus rien à perdre. Le clown s’est détaché avant tout sur le plan mental de toutes les contraintes sociales. Le chemin spirituel sur lequel il attire votre attention, s’applique au fait d’ÊTRE et non d’avoir, de posséder ou d’être prisonnier. Il s’adresse à la délectation, au jeu, à la joie de vivre et à la capacité à s’identifier à rien de sérieux.

LA MANIFESTATION EXTÉRIEURE : Le clown fait presque toujours partie des cérémonies religieuses et de la danse des Indiens. C’est un danseur qui plaisante sur les autres sans méchanceté et avec beaucoup d’humour. Il porte quelquefois au bas de son dos une queue de coyote qu’il agite de façon provocatrice dans la foule. Ou alors il joue avec son masque, saute autour des danseurs tel un jeu, leur tire les cheveux et les imite. Une étincelle d’humour, une étincelle d’allégresse est toujours l’un des éléments les plus importants au cours de chacune de ces danses divines. Le Clown attire l’attention du public par son jeu et son innocence sous une forme très importante de l’équilibre dans la vie. Car en effet. chaque énergie a son pôle contraire. Si nous prenons une chose trop au sérieux, nous devenons trop fanatiques. Si nous abordons des choses avec peu de concentration et trop peu de centre, celles-ci ne reçoivent pas assez d’attention pour se développer. Savourez tout ce qui s’offre à vous sans attendre le jour suivant pour avoir plus et toujours plus. Redécouvrez l’élément en vous qui est joueur et créatif. Vous n’avez pas besoin d’avoir tout tout de suite ou de posséder tout ce dont votre cœur se réjouit. Exercez-vous plutôt à ressentir la pure joie d’un plaisir qui ne connaît pas d’emprise et que l’emprise ne dirige pas. Libérez-vous des pensées angoissantes auxquelles vous vous cramponnez. Laissez aussi la légèreté du Clown transgresser les limites de votre vie extérieure que vous vous êtes fixées vous-même. Apprenez à rire de vous-même ! Apprenez à danser avec le Clown en vous. Comprenez que la véritable sagesse et l’humour du Clown dépassent toute connaissance qui relève de l’enseignement.


Le Mat (tarot maçonnique)

“Le Tarot se referme sur lui-même. Cette fermeture n’est pas un blocage. Comme le cercle elle symbolise l’infini. Cet arcane du début ou de fin, peut encore intervenir à tout moment. N’ayant pas de repère chiffré, pas de coordonnées, il se situe en dehors de toutes les références qui résultent de notre éducation et sont base de notre façon d’exister. Cette carte représente la déambulation du personnage d’un univers à l’autre ; univers de perceptions et de sensations différentes. Si on le juge en fonction des critères de notre société c’est le marginal : le Fou. Folie ou Sagesse ? Il n’y a là qu’une différence de point de vue. Sur la carte, les titres et références sont situés hors du cadre. Le mouvement des formes de cette lame indique un déplacement dans le temps (la spirale) et dans l’espace (les rectangles). Ce mouvement poursuivi par la pensée devient une “mise en abîme.” La lettre Schin, renforce cette notion de déplacement, de mouvement spatial.”


Le Vagabond (Forêt enchantée)

“Le Vagabond se tient au cœur du cycle humain, dans le cercle le plus intérieur de la Roue, en suspens entre le commencement et la fin, attendant d’être guidé de l’autre côté de l’abîme de la prise de conscience dans le domaine de la connaissance archétypale.

DESCRIPTION : En équilibre sur le bord d’un escarpement de calcaire blanc, le Vagabond se prépare à passer de l’autre côté de l’abîme et à entrer dans la Forêt enchantée. Devant lui se dessine un léger arc-en-ciel qu’il doit emprunter. Ce saut par-dessus le vide est entrepris les bras ouverts et avec une grande confiance : les ailes de l’imagination et de l’honnêteté porteront le personnage jusqu’à l’herbe luxuriante d’un nouveau chemin.
Vêtu d’écorce, de mousse verte délicate et de feuillage symbolisant l’essence protectrice et curative de la nature, le Vagabond n’est ni homme ni femme, les deux genres se combinent dans son corps androgyne. Ses pieds nus effleurent l’herbe du bord de l’escarpement. De l’autre côté de l’abîme, les arbres à l’ombre immense attendent pour accueillir ce nouvel arrivant dans la Forêt enchantée. Un visage est à peine visible parmi les frondaisons enchevêtrées – c’est peut-être l’esprit du bois.

SIGNIFICATION : En ce moment, les fardeaux du passé sont laissés de côté – soit pour que le Vagabond les reprenne et les emporte avec lui, soit pour qu’il les abandonne derrière lui s’ils sont trop pesants. La Roue de l’année entame son grand cycle, apportant toute une nouvelle gamme de possibilités et de défis. Le Vagabond est prêt à sauter dans l’inconnu – il ne lui faut que la foi.
Le Vagabond représente la sagesse ou le courage de lâcher prise, de faire un pas dans le vide de ce qui est possible. Quelque chose en vous a peut-être déjà amorcé ce saut inconscient, instinctif, à travers l’abîme ; vous savez que le moment d’avancer est venu. Parfois, la peur de la perte ou de l’échec vous fera douter de la validité du changement. Vous voudrez attendre ou hésiterez au moment critique, car la sécurité est confortable, néanmoins, mais la vitesse de la Grande roue a propulsé déjà le véritable cœur du Vagabond dans l’avenir, l’incitant à sauter à travers le vide avec courage et joie. Maintenant, le personnage doit laisser tomber les fardeaux portés pendant si longtemps et se fier aux ailes de l’imagination.
Le Vagabond est en même temps une fin et un commencement. Un voyage est déjà revenu à son point de départ et, à mesure que vous distillez votre expérience de vie dans la mémoire sacrée et laissez de côté le passé et ses fardeaux, l’avenir attend patiemment que vous fassiez le premier pas.
Rappelez-vous que votre sagesse, votre force, vos expériences et vos savoir-faire personnels ne vous aideront pas maintenant. L’esprit honnête de la curiosité humaine vous conduit au-delà de vous-même, dans une nouvelle vie. Cette énergie inconsciente crée un pont arc-en-ciel qui monte et soutient vos pas. Il vous fera passer au-dessus du vide lorsque vous avancez, confiant et plein d’énergie, dans l’inconnu.

POINTS ESSENTIELS DE LA LECTURE : Vous êtes arrivé à un moment décisif de votre vie. Ce peut être l’impression que la chance a tourné ou que quelque chose va prendre place. D’une certaine manière, c’est déjà arrivé. Votre esprit doit avancer et le désir de sauter dans l’inconnu vous attire. Cela signifie abandonner les fardeaux anciens. Le moment est venu d’être clair et de ne pas laisser la peur de l’échec ou la déception envers l’univers vous empêcher d’avancer. Laissez-vous porter par votre imagination dans une nouvelle série de possibilités. Avancez avec espoir et faites bon accueil aux aspects inédits et excitants de l’univers.

Racines et branches
Foi aveugle • Tableau blanc • Enfant intérieur • Saut dans l’inconnu • Suivre votre cœur • Quête de la connaissance ou de la vérité • Pulsion primale • Vision de l’illumination qui vous fait avancer”


Cuchulainn (tarot celtique)

“Bien qu’il soit le fils naturel ou adoptif de Lug, Cuchulainn n’est pas exactement un dieu. Il s’agit plutôt d’une figure héroïque, un guerrier semi-divin doué d’une habileté, d’une force et d’une fureur peu communes : une sorte d’Achille celtique à I’existence glorieuse mais brève, car voué à une fin tragique. Cuchulainn le sait pour en avoir été averti par des signes prémonitoires et par des visions (la corneille Badb, émanation de la sorcière Morrigan, ses armes qui tombent par terre, les lavandières en train de rincer ses vêtements souillés de sang), mais il se prépare quand même à combattre l’inéluctable, afin d’accomplir héroïquement son destin.
Le programme héroïque de Cuchulainn commence dès l’enfance, quand il étrangle le chien du forgeron Culann et se met à son service pour faire amende honorable. Entraîné à l’art du combat tout d’abord par son ami, puis par les guerrières Skatha et Aifa (qui devient sa maîtresse), Cuchulainn développe jusqu’à l’invraisemblable la folle fureur qui l’anime à la bataille, en l’obligeant à frapper aveuglément quiconque, ami ou ennemi, se trouve à sa portée: il se forme alors sur son front une bosse de la taille d’un poing, d’où s’écoule un jet de sang noir du sommet du crâne vers le haut, comme le mât d’un grand navire.

LA CARTE : Il a les traits déformés par la fureur et le regard d’un fou, les cheveux dressés sur la tête et rouges comme le feu ou le sang. Son manteau, rouge lui aussi, s’ouvre pour découvrir les lourdes écailles de la cotte. La fureur de Cuchulainn correspond à la furie du berserkr, le guerrier qui, consumé par l’ardeur du combat, se dépersonnalise et se change en bête féroce. Armé d’un bouclier, d’une cuirasse et d’une épée, le héros se prépare ici à l’assaut, peut-être le dernier, avec ses trois chiens (son nom même signifie chien de Culann) en guise de paladins..

SIGNIFICATION ÉSOTÉRIQUE : La fureur de Cuchulainn est celle du fou qui a su s’affranchir des règles pour déguster entièrement sa coupe de sage folie. Fils de Lug, le dieu habile en tout qui ouvre le jeu, il représente dans un certain sens son complément, à savoir la partie instinctuelle, irrationnelle de notre esprit qui s’avère indissociable de la partie logique et rationnelle.
Ce n’est pas un hasard si l’amour, la créativité et la vaticination relèvent de cette sorte de maladie nécessaire pour faire bouger les roues de la civilisation. Sans l’étincelle créatrice de la folie, il n’y aurait jamais eu ces progrès, ces envolées qui ont rendu certaines cultures du passé magnifiques et immortelles.
L’initié qui travaille la réalisation de l’androgyne qui est en lui sait parfaitement que pour remplir le verre, il faut commencer par le vider. Il convient en d’autres termes de se débarrasser de toute velléité, de toute ambition pour affronter, nu, son propre destin, exactement comme Cuchulainn, mystérieusement dépouillé de son armure qui tombe en morceaux à ses pieds, affronte le duel ultime avec un courage inébranlable.

MOTS CLEFS : fureur, affranchissement des règles, bizarrerie, inéluctabilité, destin.

A L’ENDROIT : fureur, force, héroïsme, acceptation héroïque du destin ; nouveaux projets, changements imprévus ; détermination, énergie, situation positive à saisir au vol, choix à effectuer ; enthousiasme, extravagance, impulsivité, indépendance, idées brillantes, intuition. prévoyance, insouciance, innocence ; arrivée d’un hôte, nouvelle aventure amoureuse ; inconnu, voyages, entreprises positives ; héritage ; guérison prochaine ; passage, lutte couronnée de succès.

A L’ENVERS : lutte vaine, colère, douleur, vide, chaos ; fuite, abandon, dépression ; catastrophe naturelle, bouleversement du destin, fausse route ; blocage, lenteur, apathie, hésitation, immaturité ; manies, excentricité, ostentation, coup de tête, crise existentielle, incohérence, excès, désordre ; matérialisme, amoralité, légèreté, indiscrétion ; entreprise déconseillée, besoin de reconsidérer un projet, optimisme excessif, utopie ; problèmes insolubles, projets stériles ; déception, mensonge, tromperie, envie, arrogance ; vengeance, violence, guerre, espionnage ; jalousie, trahison, violente rupture d’une relation, angoisse pour la famille ; solitude volontaire, indécision à l’égard d’un lien définitif ; voyages risqués, entreprises ratées ; stress, folie, crises de dépression, toxicomanie, alcoolisme, malaises physiques, intoxication ; dangers généralisés.

LE TEMPS : mardi, novembre.

SIGNE DU ZODIAQUE : Scorpion, Verseau.

LE CONSEIL : sortez des schémas préconstitués, oubliez les conditionnements et remettez-vous en piste comme un homme neuf ; c’est seulement après avoir vidé la coupe que vous pourrez la remplir à nouveau.


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Lisons encore les symboles…

SLOW MEDIA : wallonica persiste et signe

Temps de lecture : 11 minutes >

La bergeronnette vient de s’envoler ; elle piétait dans la prairie détrempée par le déluge de ces derniers jours et elle m’a arraché à une rêverie étonnée. Merci Hugues Dorzée et l’équipe dImagine, Demain le monde : vous revendiquez l’appartenance à la Slow Press -et tout le monde vous l’accorde- et vous me faites découvrir que wallonica fait du slow media depuis plus de 23 ans… sans le savoir, malgré une Charte de qualité qui le formule en d’autres termes.

Pour Monsieur Jourdain, c’était la prose, pour wallonica c’est du Slow… quoi ? Je constate que les initiatives d’éducation permanente (nous, même sans la reconnaissance officielle) visant à développer le sens critique de leurs bénéficiaires (vous, avec toute notre reconnaissance) en leur faisant travailler des contenus dûment sélectionnés et édités, n’ont pas de Slow quelque chose. Parler de Slow Education fait trop penser à l’école, Slow Knowledge aux innovations en Intelligence Artificielle et Slow Content à une tortue qui se rend au feu d’artifice du 14 juillet à Liège. Essayons Slow Docu en attendant mieux…

Il nous reste à vérifier si nous participons du même mouvement que tous nos confrères et consœurs qui, comme nous, ont décidé de descendre d’un train lancé à trop grande vitesse, sans renoncer à leur volonté de faire Société. J’ai idée que nous allons tomber d’accord !

Patrick THONART

N.B. Dans le texte ci-dessous, nos commentaires seront précédés d’un [eW] pour “encyclo WALLONICA“.


[OWNI.FR, 4 août 2010] Et si on levait le pied ? C’est le programme proposé par des Allemands, qui détaillent en quatorze points leur concept de slow media ou “médias lents” dans un manifeste publié en janvier de cette année. Nos camarades d’outre-Rhin sont particulièrement actifs et semblent être des champions du manifeste. Après un manifeste Internet qui a généré de nombreuses discussions, voici la traduction d’un manifeste pour promouvoir… les slow media, ou médias lents [eW : ou médias doux]. Certaines des valeurs qu’il prône ne sont pas étrangères à la soucoupe.

Le manifeste des slow media
(traduction DE > FR)

Dans la première décennie du vingt-et-unième siècle, que l’on appelle les années zéro, les fondements technologiques du paysage médiatique ont profondément changé. Les mots clés les plus importants s’appellent réseau, Internet et médias sociaux. Dans la deuxième décennie, il y aura moins de gens qui chercheront de nouvelles technologies permettant une production de contenu plus simple, plus rapide et moins chère. Au lieu de cela, il aura des réactions appropriées à cette révolution des médias, qui intégreront les dimensions politiques, culturelles et économiques et qui seront constructives. Le concept de lenteur “slow”, à prendre comme dans “slow food” et non en tant que “décélération”, en sera une clé importante. Tout comme le slow food, les slow media n’ont rien à voir avec la consommation rapide, ils sont du côté du choix réfléchi des ingrédients et de la préparation concentrée. Les slow media sont accueillants et chaleureux. Ils partagent volontiers.

1. Les slow media contribuent à la pérennité

La pérennité est liée aux matières premières, aux processus et aux conditions de travail, qui sont les fondements de la production médiatique. L’exploitation et le sous-paiement comme la commercialisation sans condition des données privées des usages ne pourra donner lieu à des médias pérennes. Le terme renvoie en même temps à la consommation pérenne des slow media.

[eW] L’édition en ligne est consommatrice de ressources énergétiques, par la nature même de ses outils. Il nous revient d’en faire usage raisonnable et de gérer sainement le ratio entre l’énergie consommée et l’activité critique suscitée chez nos visiteurs. Notre bénévolat auto-géré reste un mode de collaboration où intervient jugement, confort et respect : voilà qui garantit des conditions de travail éthiques et responsables. Loin des arcanes de l’ISO27001 et autres tracasseries bureaucratiques, nous garantissons un usage des données personnelles non-commercial : l’abonné reçoit gratuitement, une fois par semaine, notre infolettre qui ne mentionne que les derniers parus, sans pub, et nos décomptes de visites sont totalement anonymisés.
Audit interne du critère 01 : OK !

2. Les slow media promeuvent le monotasking

Les slow media ne peuvent être consommés de manière distraite, ils provoquent au contraire la concentration de l’usager. Tout comme pour la production d’un bon repas, qui demande une pleine attention de tous les sens par le cuisinier et ses invités, les slow media ne peuvent se consommer avec plaisir que dans la concentration.

[eW] Mea Culpa. Nous gagnons notre visibilité également au travers des réseaux sociaux, hauts-lieux du multitasking : avec un titre intrigant ou une iconographie qui interpelle (ne serait-ce que par sa qualité : pas de photos de petits chats ou d’images achetées à des banques de données internationales), nous suscitons souvent le premier clic, celui qui ouvre une page de wallonica.org. Plus souvent, c’est l’attaque d’un article, dans la première page des résultats d’un moteur de recherche bien connu, qui rend le visiteur curieux. La suite lui appartient : il ou elle lira l’article découvert, s’intéressera au thème et cliquera sur les liens connexes qui redirigent vers des contenus Wallonie-Bruxelles, qui bénéficieront ainsi de leur pleine attention. Notre dispositif d’entonnoir de liens ainsi organisé permet de passer de la dispersion à l’attention. What else ?
Audit du critère 02 : OK !

3. Les slow media visent le perfectionnement

Les slow media ne se présentent pas comme des choses vraiment nouvelles sur le marché. Ils accordent davantage d’importance à l’amélioration continue d’interfaces fiables et robustes, accessibles et parfaitement conçues pour les habitudes de consultation de leurs usagers.

[eW] De l’éducation permanente à l’amélioration continue, il n’y a qu’un pas, que nous avons fait tant de fois, en 23 ans d’activités : notre histoire, tant logicielle que méthodologique, en témoigne. Notre interface en logiciel libre est constamment mise-à-jour et augmentée de nouvelles fonctionnalités. Ceux parmi nos fidèles qui ont connu les versions précédentes de notre encyclo pourront témoigner. Rétrospectivement, je trouve qu’ils ont été courageux. Nous aussi !
Audit du critère 03 : OK !

4. Les slow media rendent la qualité palpable

Les slow media se mesurent en production, en attrait et en contenu par rapport à des standards de qualité élevés et se distinguent de leurs homologues rapides et vite passés, que ce soit par une interface de qualité supérieure ou par un design esthétique inspirant.

[eW] Du logo à la mise en page, du confort de lecture à la qualité de l’iconographie, du niveau des contenus à la transfiguration des publications originales en publications “wallonica”, notre Livre d’or déborde de témoignages et de retours qui font chaud au cœur.
Audit du critère 04 : OK !

5. Les slow media encouragent les prosommateurs (les personnes qui déterminent activement ce qu’ils veulent produire et consommer, et comment)

Dans les slow media, le prosommateur actif s’inspire de son usage des médias pour développer de nouvelles idées et agir en conséquence, plutôt que d’être un consommateur passif. Cela s’illustre par exemple par les annotations en marge dans un livre ou par les discussions animées entre amis à propos d’un disque. Les slow media inspirent, impactent les pensées et actions de leurs usagers de manière continue et cet impact est encore perceptible plusieurs années plus tard.

[eW] Voilà un critère émouvant pour nous et qui sonne comme une reconnaissance a posteriori : nous avons très tôt publié sur le passage du prolétariat au consomtariat qu’avaient identifié Bard & Söderkvist dans Les Netocrates (2008). L’idéal du prosommateur traduit enfin la saine réaction contre cette déchéance sociétale. Nous y travaillons, notamment en nous efforçant de susciter l’apparition d’un réseau de contributeurs et de centres d’édition encyclo : les Maisons Jaucourt.
Audit du critère 05 : OK !

6. Les slow media sont discursifs et alimentent des conversations

Ils cherchent interlocuteur avec qui entrer en contact. Le choix du medium cible est donc secondaire. L’écoute est aussi importante que le discours dans les slow media. Aussi, slow signifie ici : être attentif et abordable, être capable d’observer et de questionner sa propre position sous un angle différent.

[eW] Objectif “débat” : voilà un point fondateur chez nous. Dans nos 7 critères de qualité, nous insistons sur les principes de l’édition critique en citant Simone Weil : “Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.” wallonica.org doit ainsi s’interdire tout dogmatisme et son travail d’édition doit induire une approche critique du sujet abordé, sans exclusive. Plus encore, là où nous évoquons la liberté absolue de conscience, nous remettons le couvert : documenter le monde (c’est-à-dire la Wallonie et Bruxelles…) dans le but de convaincre du bien-fondé d’un dogme ou d’une idéologie n’est pas la même chose que publier une encyclopédie vivante qui alimente le débat et nourrit la réflexion critique. Nous avons fait notre choix.
Audit du critère 06 : OK !

7. Les slow media sont des médias sociaux

Des communautés actives ou des tribus se constituent autour des slow media. Cela peut être par exemple un auteur échangeant ses pensées avec ses lecteurs ou une communauté interprétant les œuvres tardives d’un musicien. Ainsi, les slow media contribuent à la propagation de la diversité et respectent les cultures et les particularismes locaux.

[eW] Nous avons fait le choix de désactiver la possibilité pour nos visiteurs de laisser un commentaire au bas des articles du blog encyclo. C’est par manque de ressources : avec près de 1.500 entrées dans l’encyclo, nous ne pourrions gérer les interactions nous-mêmes. Nous interagissons dès lors via le formulaire de contact et la messagerie. Les commentaires restent possibles dans le topoguide.wallonica.org et, à titre expérimental, dans l’essai Être à sa place qui est écrit en live ! Les réseaux de fidèles visiteurs qu’anime wallonica.org restent néanmoins garants du rayonnement de l’initiative. Seul bémol : nous n’allons jamais mettre en avant un particularisme local (le terme sent le communautarisme, à l’opposé de notre option “universaliste”) alors que nous rendrons justice à toutes les particularités locales. A débattre avec le traducteur du document source…
Audit du critère 07 : OK !

8. Les slow media respectent leurs usagers

Les slows media abordent leurs usagers d’une manière et consciente amicale et ont une bonne idée de la complexité ou de l’ironie que portent leurs usagers. Les slow media ne considèrent pas leurs usagers de haut ni ne les approchent d’une manière dominatrice.

[eW] La proximité systématique que nous entretenons avec nos visiteurs et nos réseaux ne nous invite pas à prendre quiconque de haut, pire : nous nous exposerions immédiatement à des retours de flamme, ce qui constituerait d’ailleurs une belle reconnaissance de notre travail d’éducation permanente !
Audit du critère 08 : OK !

9. Les slow media se diffusent par la recommandation

Le succès des slow media n’est pas fondé sur une pression publicitaire envahissante sur tous les canaux mais sur la recommandation par des amis, des collègues ou membres de la famille. Une personne qui achète cinq fois un livre et qui le distribue à ses meilleurs amis est un bon exemple de ce principe.

[eW] Pas de 20 m² pour nous, pas de mailings envahissants, pas de call centres harcelants ou de porte-à-porte pour vendeurs d’aspirateurs. Dommage, non ? Le jour où une encyclopédie en ligne fera des campagnes de promotion sur des panneaux gigantesques, à l’entrée des autoroutes, on pourra se dire que quelque chose a changé dans notre monde… En attendant, le bouche-à-oreille, c’est très bien. Et, mmmh, quel bouquin ai-je récemment acheté 5 fois ? Ah oui : La fille du sculpteur de Tove Jannson. Je vous le recommande ?
Audit du critère 09 : OK !

10. Les slow media sont intemporels

Les slow media ont une longue durée de vie et paraissent encore frais après des années voire des décennies. Ils ne perdent pas leur qualité avec le temps, mais obtiennent au contraire une patine qui augmente leur valeur.

[eW] Certains de nos articles datent de l’époque québécoise et ont été rapatriés dans wallonica.org. Nous travaillions alors avec l’équipe de l’Encyclopédie de l’Agora, alimentant la même base de données. Les temps ont changé et wallonica.org est aujourd’hui autonome. Reste que nous sélectionnerions les mêmes Incontournables qu’à l’époque. Nous restons fidèles à nous-mêmes et nos coups de cœur, comme nos engagements, ne sont pas très volatils.
Audit du critère 10 : OK !

11. Les slow media ont une aura

Les slow media diffusent leur propre aura. Ils génèrent la sensation que le média particulier appartient à ce moment précis de la vie de son utilisateur. Bien qu’ils soient produits industriellement ou soient partiellement bâtis sur des procédés industriels de production, ils donnent l’impression d’un caractère unique et d’être autocentrés.

[eW] Un témoignage bien senti, plutôt que des commentaires : “J’avais postposé quelque peu la lecture de votre ‘dernier paru’ consacré au développement personnel. M’étant levé aux aurores, je viens de m’y consacrer tout à mon aise et j’ai bien fait. J’ai d’abord beaucoup ri. Et puis, j’aime beaucoup la manière détachée d’aborder les choses graves et d’émailler votre propos -fort bien construit pas ailleurs- d’expressions familières, idiomatiques voire absurdes (silly, isn’t it ?) ce qui est évidemment une marque de fabrique depuis toujours.
En quelques instants de lecture, je vous ai retrouvés tout entiers, avec des feintes à deux balles (pan-pan) avec un tropisme affirmé pour le beau, avec la liqueur du Suédois, avec Spa, avec la dinde au whisky, avec Yves Teicher et Madame Chapeau (Amélie Van Beneden, les crapuleux de sa strootje et Jefke, pauvre Jefke), avec Frank Capra, la charmille de Haut Regard, avec le maire de Champignac (“là où la main de l’Homme n’a encore jamais posé le pied”), la sardine à l’huile (et donc l’huile de ricin), etc. J’ai évidemment ‘surkiffé sa race, wesh’. Bien sûr, je me suis goinfré des consignes et des exercices pratiques. Je me vais d’ailleurs trouver illico deux bouteilles de Chablis et Stars Wars 4-5-6 pour ce soir (ma femme aime bien le Chablis !).
Tout ça pour dire que cette encyclo.pédie.thèque (biffer rageusement la mention inutile) devient de plus en plus ce que vous vouliez qu’elle devienne et que je veux vous en féliciter fort chaleureusement. Voilà donc sans doute un chef-d’oeuvre à jamais inachevé.
Audit du critère 11 : OK par applaudimètre !

12. Les slow media sont progressistes, et non réactionnaires

Les slow media dépendent de leurs progrès technologiques et du mode de vie de la société connectée. C’est en raison de l’accélération de différents domaines de la vie que les îlots de lenteur délibérée sont rendus possibles et essentiels pour la survie. Les slow media ne sont pas en contradiction avec la vitesse et la simultanéité de Twitter, des blogs ou des réseaux sociaux, mais ils sont une attitude et une façon d’en faire usage.

[eW] Le point est délicat qui mélange bonnes pratiques dans l’usage des médias et positionnement sociétal, voire philosophique. L’intérêt du “slow” sous toutes ses formes est l’accent mis (mais non verbalisé) sur l’usage de la Raison, là où l’insistance sur la qualité et la cohésion sociale est mise en avant. User de Raison, c’est à dire ne pas être aveuglé par ses affects (et, partant, échapper au tout-commerce qui mise justement sur notre aveuglement affectif) demande du temps et de la maîtrise. Peu d’encyclopédies prennent l’industrie du Fast Food comme modèle : nous ne sommes pas très originaux sur ce point-là et nous travaillons dans le “temps long”. Notre attitude envers les dispositifs de réseaux sociaux électroniques et le e-Business est plus tangente : à aucun moment la viralité de nos contenus sur tel ou tel support n’est un critère de réussite (sauf pour briguer des subsides…) mais la maîtrise des outils du e-Business au sens large est une exigence de notre métier. Nous y travaillons tous les jours.
Audit du critère 12 : OK !

13. Les slow media reposent sur la qualité, à la fois dans la production et dans la réception des contenus médiatiques

Des compétences intellectuelles comme la critique des sources, le classement et l’évaluation des sources d’information prennent de l’importance avec l’accès croissant à une information disponible en grande quantité.

[eW] Une des exigences de notre travail est la documentation des bonnes pratiques que nous mettons en oeuvre au quotidien. Nous avons créé un ‘auteur virtuel’ pour ce faire et les articles signés de Maison Jaucourt sont adressés aux confrères qui voudraient faire bon usage de nos méthodes. Qui plus est, nous avons rédigé une Charte de qualité en sept point et déposé la marque wallonica®, synonyme du respect de ces critères.
Audit du critère 13 : OK !

14. Les slow media cherchent la confiance et ont besoin de temps pour devenir crédibles

Derrière les slow media, il y a des hommes et cela se ressent.

[eW] Chez nous, il y a des hommes… et des femmes. Le critère est émouvant et rappelle une exigence d’Auguste Renoir, rapportée par son fils Jean dans la magnifique biographie qu’il lui a consacrée : Renoir ne voulait autour de lui rien qui fut industrialisé ; dans chaque objet, il voulait reconnaître la main de l’homme qui l’avait façonné. Nous y sommes : nos articles sont fait-main !
Audit du critère 14 : OK+ !

Enikao, trad., et Patrick THONART, eW


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : owni.fr | crédits illustrations : © DR.


Lire et débattre en Wallonie-Bruxelles…

BIAIS COGNITIFS : Nous sommes tous biaisés au travail !

Temps de lecture : 23 minutes >

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2020] C’est un fait : nous sommes tou.te.s victimes des biais cognitifs. Vous savez ces raccourcis de pensée de notre cerveau, faussement logiques, qui nous induisent en erreur dans nos décisions quotidiennes, et notamment au travail. À travers cette série, notre experte du Lab Laetitia Vitaud identifie les biais à l’oeuvre afin de mieux comprendre comment ils affectent votre manière de travailler, recruter, manager… et vous livre ses précieux conseils pour y remédier.

01. l’effet Dunning-Kruger

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 décembre 2019] C’est l’un des effets qui affectent le plus l’évaluation des compétences. On l’appelle aussi effet de surconfiance. C’est le biais cognitif qui fait que les moins qualifiés ont tendance à surestimer leurs compétences et les plus qualifiés à les sous-estimer. Le phénomène est assez naturel : moins on connaît un sujet, moins on sait ce que l’on ne sait pas, tandis que lorsqu’on apprend à maîtriser un sujet, on en visualise davantage toute la richesse et la complexité.

Par exemple, un.e touriste qui a été une fois dans un pays (et dira qu’il / elle a fait ce pays) aura plus souvent tendance à dire qu’il / elle le connaît que quelqu’un qui y retourne régulièrement, en explore les différentes facettes et prend conscience des différences culturelles et de la richesse de son histoire.

Le phénomène a été mis en évidence par deux psychologues américains, David Dunning et Justin Kruger, dont l’étude référence a été publié en 1999 dans le Journal of Personality and Social Psychology. Mais on connaît intuitivement cet effet depuis longtemps. Charles Darwin écrivait déjà que “l’ignorance engendre plus fréquemment la confiance en soi que ne le fait la connaissance.”

L’effet Dunning-Kruger est double. D’une part, les personnes non qualifiées ont tendance à ne pas reconnaître leur incompétence et savoir évaluer leurs capacités réelles. D’autre part, les personnes les plus qualifiées ont tendance à sous-estimer leur niveau de compétence et penser que des tâches faciles pour elles le sont aussi pour les autres. [Lire la suite…]

02. Le biais des “coûts irrécupérables”

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 9 décembre 2019] Vous est-il déjà arrivé de vous ennuyer au cinéma mais d’hésiter à partir pour ne pas gâcher l’argent dépensé pour l’achat du billet ? Vous avez sans doute été victime du biais des coûts irrécupérables. En économie comportementale, les coûts irrécupérables (Sunk Cost en anglais) sont les coûts qui ont déjà été engagés, qui ne sont ni remboursables ni récupérables, et que l’on craint de voir gaspillés.

Pour un agent rationnel, les coûts ne devraient pas influencer les choix qui seront réalisés après qu’ils ont été engagés. Pourtant, ils interviennent dans les décisions à cause du phénomène d’aversion à la perte : le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain du même montant. Mais en réalité, il y a là une erreur de raisonnement. Le choix offert dans l’exemple ci-dessus est entre deux options :

      1. Avoir dépensé un billet de cinéma et partir faire autre chose de moins ennuyeux ;
      2. Avoir dépensé un billet de cinéma et s’ennuyer une heure de plus.

Dans les deux cas, il est impossible de récupérer l’argent du billet. C’est donc la première option qui serait objectivement la meilleure. Pourtant, nous sommes nombreux à opter pour la seconde.

Le biais des coûts irrécupérables est très courant dans les grandes organisations. L’exemple le plus parlant : l’effet Concorde qui fait référence à l’entêtement des gouvernements français et britannique à poursuivre le projet du Concorde, pour le prestige, mais aussi à cause des dépenses immenses déjà engagées. Pourtant, on savait dès 1973 que son exploitation commerciale n’était pas rentable. [Lire la suite…]

03. l’effet de compensation morale

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 décembre 2019] Est-ce qu’il vous est déjà arrivé, après une séance de sport intense (et pénible) de vous dire que, quand même, vous aviez bien mérité ce pain au chocolat ? Ou bien d’envoyer bouler quelqu’un sans précaution parce que vous aviez été particulièrement gentil avec quelqu’un d’autre plus tôt dans la journée ? L’effet de compensation morale (Moral Licensing, en anglais), c’est le biais qui concerne l’effet d’une bonne action à l’instant T sur les actions faites à T+1.

On pourrait penser que des actions entreprises à différents moments sont déconnectées, mais, en réalité, de nombreuses études ont montré qu’une bonne action pourrait nous désinhiber par la suite pour en commettre de mauvaises. La réalisation d’un acte moralement valorisable légitime en quelque sorte un acte moins valorisable commis plus tard. Une fois qu’on a pu faire la preuve (à soi-même et au monde) de ses bonnes valeurs morales, on peut se sentir légitimé à enfreindre ces valeurs par la suite.

On trouve des illustrations de cet effet dans le monde du marketing. Par exemple, les programmes des compagnies aériennes qui offrent aux clients la possibilité d’acheter des crédits carbone pour limiter le rôle des avions dans le changement climatique ont surtout réduit la culpabilité des clients et contribué à augmenter le trafic aérien. [Lire la suite…]

04. Le biais d’échantillonnage

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 7 janvier 2020] Un échantillon est biaisé quand le groupe d’individus censés représenter une population ne permet pas de tirer des conclusions fiables sur cette population car les individus ont été sélectionnés de manière non représentative.

Ce biais est le principal problème des instituts de sondage. En 1936, lors de l’élection présidentielle américaine, alors que l’art du sondage était encore balbutiant, le magazine Literary Digest a appelé deux millions de numéros de téléphone pour interroger les gens sur leurs intentions de vote. La prédiction qui en est sortie s’est hélas révélée à côté de la plaque (alors pourtant que 2 millions, c’est un échantillon gigantesque !) parce que les gens qui possédaient un téléphone à l’époque n’étaient pas représentatifs de la population. En moyenne plus riches et plus urbains que l’ensemble de la population, les possesseurs de téléphone étaient un échantillon biaisé. À la même période, George Gallup fit une prédiction correcte concernant l’élection à partir d’un petit échantillon de 50 000 personnes qu’il avait pris soin de rendre représentatif de la population américaine.

Aujourd’hui statisticiens et sociologues connaissent bien les problèmes liés aux biais d’échantillonnage. Pourtant, les enquêtes et études y restent exposées. Bien que tous les individus (ou presque) disposent aujourd’hui d’un téléphone, les sondages téléphoniques restent fortement biaisés car les personnes qui répondent au téléphone pour ces sondages sont souvent plus âgées, moins actives et plus disponibles que la population dans son ensemble.

En fait ce sont les sondages reposant sur la bonne volonté des répondants qui souffrent du même biais car le fait même de répondre à un sondage représente un filtre en soi. Ceux qui ne répondent pas ne sont pas représentés. On parle alors de biais d’auto-sélection. [Lire la suite…]

05. Le biais de projection

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 janvier 2020] On a toujours tendance à croire que nos opinions, valeurs, goûts et autres caractéristiques sont également partagés par les autres (même quand rien n’indique que c’est effectivement le cas). Le biais de projection se rapporte à cette tendance à projeter sur les autres ce que l’on connaît en soi-même. Il est très lié au biais de confirmation qui nous fait toujours rechercher les informations qui confirment les idées que nous avons déjà, et interpréter les nouvelles informations dans ce sens.

C’est une tendance égocentrique à estimer le comportement d’autrui à partir de notre propre comportement. On surestime le degré d’accord que les autres ont avec nous. C’est pourquoi le biais est aussi parfois appelé effet de faux consensus. Il vaut aussi pour des groupes dans lesquels un consensus a émergé. Les membres de ce groupe pensent que tout le monde, y compris en dehors du groupe, sera d’accord avec eux. La perception d’un consensus qui n’existe pas, c’est un faux consensus. Ce biais a des explications psychologiques et anthropologiques. Il vient du désir profond que nous avons de nous conformer et d’être aimés par les autres dans notre environnement social. Et il augmente l’estime de soi. Il est très répandu dans les groupes qui se sentent représentatifs de la population (et qui trouvent des relais importants dans les médias). Mais même dans les groupes minoritaires, les religieux fondamentalistes par exemple, on surestime le nombre de gens qui partagent la vision du groupe. Lorsqu’on est face à quelqu’un qui pense différemment, on le/la voit comme défectueux : une anomalie non représentative.

Dans l’ensemble, ce biais nous conduit à prendre des décisions avec trop peu d’informations et à utiliser nos connaissances personnelles a priori pour faire des généralisations. [Lire la suite…]

06. L’effet Hawthorne

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 15 janvier 2020] Les physiciens l’ont constaté depuis longtemps : le simple fait d’observer un phénomène change le phénomène en question, ne serait-ce que parce que les instruments de mesure peuvent altérer ce qui est observé. Mais ce qu’on appelle en physique l’effet de l’observateur est également vrai en sciences sociales et en psychologie. Ainsi, l’effet Hawthorne désigne le fait que les résultats d’une expérience ne soient pas dus aux facteurs expérimentaux, mais à la conscience qu’ont les acteurs concernés d’être observés, de faire partie d’une expérience dans laquelle ils sont mis à l’épreuve.

L’effet Hawthorne tient son nom des études menées par Elton Mayo (1880-1949), un psychologue et sociologue australien à l’origine du mouvement des relations humaines en management. Avec ses comparses Fritz Roethlisberger et William Dickson, Mayo a mené des enquêtes à l’usine Western Electric de Cicero, la Hawthorne Works, près de Chicago, de 1924 à 1932.

L’expérience a débuté autour de la question de l’influence de l’environnement (en particulier de l’éclairage) sur la performance des travailleuses. Le contexte est celui de la montée en puissance de l’organisation scientifique du travail (OST), promue par Frederick Taylor, et du développement de la discipline reine de l’OST, l’ergonomie.

Au début de l’expérience, en 1923, des chercheurs se sont aperçus qu’en faisant varier l’éclairage de l’usine, la productivité augmentait. Ils ont ensuite multiplié les paramètres à modifier — pauses, durées de travail, prix des repas, etc. Étrangement, ils ont enregistré une hausse de la productivité même quand les conditions n’étaient pas plus favorables aux ouvrières. C’est alors que Mayo et son équipe de psychologues ont tenté de percer le mystère. Pourquoi la productivité augmentait-elle quoi que fassent les chercheurs ?

C’est en observant plusieurs groupes de travailleuses dans des conditions différentes et en menant des entretiens qualitatifs qu’ils ont mis en évidence l’effet Hawthorne : le simple fait de participer à une expérience ou une étude peut être un facteur qui a une influence sur la motivation au travail. En psychologie, on sait que les gens sont capables de mieux faire quand on s’intéresse à eux. Tout ce qui permet une augmentation de l’estime de soi permet d’améliorer la performance. [Lire la suite…]

07. L’effet de halo

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 3 février 2020] C’est un biais cognitif qui affecte la perception que l’on a d’une personne quand on fait une interprétation sélective des premiers signaux que l’on perçoit de cette personne. On a tendance à donner trop de poids à une caractéristique que l’on juge positive (l’apparence physique, par exemple) et à en déduire que les autres caractéristiques de la personne sont également positives (même sans les connaître). Par exemple, il a été montré que l’on prête de multiples qualités aux personnes dont on juge positivement l’apparence physique. On a tendance à percevoir les personnes belles comme plus intelligentes que les autres.

L’effet de halo peut être positif ou négatif. Si la première impression sur la personne est positive, on va interpréter favorablement tout ce que cette personne dit ou fait. En revanche, si la première impression est négative, on va voir la personne sous un prisme négatif. C’est le cas quand il y a racisme, sexisme, ou encore grossophobie.

L’effet de halo a d’abord été mis en évidence empiriquement en 1920, puis démontré scientifiquement en 1946 par Solomon Asch, un pionnier de la psychologie sociale. Dans les années 1970, plusieurs études ont montré que les enfants étaient jugés plus intelligents que les autres par leurs enseignants sur la base de leur attrait physique. [Lire la suite…]

08. Le biais du survivant

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 4 février 2020] Le biais du survivant consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est une forme de biais de sélection consistant à surévaluer les chances de succès d’une initiative en concentrant l’attention sur les sujets ayant réussi mais qui sont des exceptions statistiques (des survivants) plutôt que sur des cas représentatifs.

L’illustration la plus célèbre (et la plus claire) concerne les avions alliés envoyés pour bombarder les zones occupées pendant la Seconde guerre mondiale. Une étude avait recommandé, au vu des dommages causés aux avions qui revenaient de mission, de blinder les endroits de l’avion qui recevaient le plus de balles.

Mais le statisticien Abraham Wald, déterminé à minimiser la perte de bombardiers sous les feux ennemis, a identifié une dangereuse erreur dans ce raisonnement. En effet, les études ne tenaient compte que des aéronefs qui avaient survécu et étaient revenus de mission. Elles ne tenaient aucun compte de ceux qui s’étaient écrasés. Pour lui, il fallait au contraire blinder les endroits des appareils qui présentaient le moins de dommages car les endroits endommagés des avions revenus à la base sont ceux où l’avion peut encaisser des balles et survivre. À l’inverse, sa supposition était que lorsqu’un avion était endommagé ailleurs, il ne revenait pas. Ce sont donc les endroits non endommagés chez les survivants qui devaient être blindés !

En matière d’interprétation des chiffres, nous sommes tous victimes de biais de sélection qui nous rendent aveugles aux réalités sous-jacentes. Il faut donc toujours se demander d’où viennent les chiffres, comment ils sont sélectionnés et ce qu’ils signifient réellement. Par exemple, doit-on interpréter la baisse du nombre de plaintes pour viol comme quelque chose de positif ? Pas forcément, car il est possible qu’il y ait davantage de viols qui n’ont pas donné lieu à une plainte parce que les victimes ont peur de s’exposer en portant plainte. À l’inverse, une augmentation du nombre de plaintes peut être le signe d’un climat de confiance où il est plus facile de parler. [Lire la suite…]

09. L’effet McNamara

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 18 février 2020] Ce que les Américains appellent la McNamara Fallacy est un phénomène bien connu dans les entreprises : dans des situations complexes, on a tendance à se focaliser exclusivement sur certains indicateurs, aux dépens de la vision d’ensemble et des objectifs réels.

Robert McNamara (1916-2009) était secrétaire à la Défense sous les présidences Kennedy et Johnson entre 1961 et 1968, au plus fort de la guerre du Vietnam. Avant d’être recruté par John F. Kennedy, il faisait partie du groupe des Whiz Kids (les petits génies), dix vétérans de l’armée de l’air ayant ensuite rejoint la Ford Motor Company en 1946. Pendant la Seconde guerre mondiale, ce groupe s’était fait connaître en mettant en place une approche dite de contrôle statistique afin de coordonner toutes les informations opérationnelles et logistiques nécessaires à la conduite de la guerre. Ils ont ainsi contribué à la révolution de la logistique qui, dans les décennies suivantes, a transformé la plupart des grandes organisations.

Devenu secrétaire à la Défense, McNamara a cherché à répliquer les processus et indicateurs qui lui avaient si bien réussi en tant que dirigeant de Ford Motor. Aujourd’hui, cependant, cet héritage est controversé car l’indicateur choisi à l’époque pour mesurer l’efficacité des opérations au Vietnam était… le nombre de morts vietnamiens. L’usage d’armes chimiques, comme le tristement célèbre agent orange, était mis au seul service de cet indicateur. Obsédé par l’idée qu’il fallait tuer le plus de Vietnamiens possibles, les militaires américains ont fini par oublier les objectifs stratégiques de l’engagement au Vietnam, la détermination croissante de l’ennemi et de la situation politique américaine (la guerre du Vietnam devenait de plus en plus impopulaire aux Etats-Unis). [Lire la suite…]

10. Les biais mnésiques

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] On connaît tous l’expression “ma mémoire me joue des tours“. Les biais mnésiques se réfèrent aux tours que nous joue notre mémoire. La mémoire est liée à la perception (elle-même biaisée) car on se souvient consciemment de ce qu’on a bien perçu. Elle ajoute des distorsions supplémentaires car quand on accède au souvenir, on le modifie. Les émotions que l’on éprouve au moment de se souvenir de quelque chose peuvent transformer le souvenir de cette chose. Les biais mnésiques sont donc multiples. Les souvenirs sont altérés par la manière dont on traite l’information et les émotions.

L’effet de récence désigne le fait qu’on se souvient mieux du dernier élément d’une liste de stimuli que l’on doit mémoriser. Dans les années 1960, plusieurs chercheurs ont fait des expériences en demandant à des individus de se rappeler des listes de mots. Ils ont conclu qu’il existait une mémoire de court-terme et une mémoire de long terme. L’effet de récence est le biais de court terme, mais il existe un biais de long terme : l’effet de primauté rend plus vivace le souvenir des premières impressions.

Également mis en lumière dans les années 1960, l’effet de simple exposition est bien connu des publicitaires. Plus on est exposé à un stimulus, plus il est probable qu’on se mette à l’aimer. On a plus de chance d’avoir un sentiment positif à l’égard de quelqu’un qu’on a déjà croisé une fois. Enfin, le biais rétrospectif est une erreur du jugement cognitif qui se produit parce qu’on a tendance à penser rétrospectivement qu’on aurait pu anticiper un événement avec plus de prévoyance. C’est un mécanisme de déni du hasard. [Lire la suite…]

11. Le biais du statu quo

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 25 février 2020] En finance comme en politique, on connaît bien ce biais. Dans nos prises de décisions, nous avons naturellement tendance à préférer le statu quo. Il s’agit souvent d’un comportement irrationnel qui nous empêche de saisir des opportunités nouvelles ou de sortir d’une situation sous-optimale.

Les économistes comportementaux (dont Richard Thaler, prix Nobel d’économie en 2017 pour sa “Compréhension de la psychologie de l’économie”) ont mené de nombreuses études pour comprendre le biais de statu quo. Ils/elles l’expliquent par la combinaison de deux phénomènes : l’aversion à la perte — le fait qu’on attache plus d’importance à une perte qu’à un gain de même valeur — et l’effet de dotation — le fait que les gens accordent plus de valeur à une chose qui leur appartient qu’à une chose de même valeur qui ne leur appartient pas.

Un individu appréhende les pertes éventuelles liées à la fin du statu quo plus fortement qu’il/elle n’en espère des gains futurs. C’est pour cela qu’il/elle préférera le plus souvent ne pas changer de situation. En d’autres termes, nous avons tendance à nous opposer au changement, à moins d’être totalement convaincu.e.s que les gains dépassent largement les pertes.

Ce biais n’est pas toujours irrationnel : s’en tenir à ce qui marche déjà n’est pas forcément une mauvaise idée. En l’absence d’informations fiables sur les conséquences possibles d’une alternative, le statu quo reste le choix le plus rationnel. [Lire la suite…]

12. Le biais de négativité

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 10 mars 2020] À niveau d’intensité égal, les choses négatives (interactions, événements, pensées, remarques…) ont plus d’effet sur notre état psychologique que les choses positives. Cognitivement et émotionnellement, le biais de négativité nous fait donner plus d’importance à ce qui est négatif qu’à ce qui est positif. Par exemple, il nous faudrait au moins cinq compliments pour compenser une critique.

Dans une étude de 2001 intitulée Bad is stronger than good, plusieurs chercheurs ont montré que nous cherchons davantage à préserver notre réputation (éviter le négatif) qu’à en construire une nouvelle (chercher le positif). Si dans la mythologie et la fiction, les forces du bien l’emportent (presque) toujours sur les forces du mal, dans la réalité du cerveau humain, il est plus fréquent que le mal l’emporte.

Les chercheurs voient dans le biais de négativité un biais d’évolution de l’espèce : nous prêtons instinctivement plus d’attention à ce qui peut menacer notre survie. Les hommes/femmes préhistoriques faisaient plus attention aux bruits signalant la proximité d’un prédateur qu’à ceux venant des petits oiseaux qui chantent. Nous avons gardé ce biais bon pour la survie, mais, hélas, il est souvent mauvais pour la santé.

Dans le monde de l’entreprise, ce biais est bien connu : on sait à quel point un événement négatif peut détruire rapidement la réputation d’une entreprise. Les conséquences d’une affaire sur une marque peuvent être dévastatrices. Il faut parfois des années de bonnes actions pour compenser un événement négatif (scandale financier, problème d’hygiène, etc.). [Lire la suite…]

13. Irrationnels devant la pandémie

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2020] La crise sanitaire que traverse le monde avec le COVID-19 comporte son lot de biais cognitifs, qui expliquent certains de nos comportements irrationnels. Face à cette épidémie difficile à cerner, à des données incomplètes, et à un virus méconnu, nous tombons dans au moins quatre biais connus :

      • L’heuristique de disponibilité : en psychologie, cela désigne un mode de raisonnement qui se base uniquement sur les informations immédiatement disponibles en mémoire. Quand on vous parle de COVID-19 à longueur de journée, vous avez tendance à céder à la panique. La viralité de la maladie n’a d’égale que la viralité (numérique) des fake news et des polémiques. Ça n’aide pas à avoir les idées claires !
      • Le biais du survivant : il consiste à tirer des conclusions trop hâtives à partir d’un jeu de données incomplet. C’est un biais de sélection qui fait surévaluer la probabilité d’un scénario en concentrant son attention sur les sujets à propos desquels des informations nous sont parvenues (survivants). En l’occurrence, le nom de ce biais semble ici peu approprié… car il nous amène à surévaluer la mortalité du virus : on a surtout des données sur les malades aux symptômes graves et ceux qui décèdent, tandis que les malades aux symptômes légers ne sont pas allés consulter (les données les concernant n’ont pas survécu).
      • Le biais de normalité : c’est la tendance à croire que les choses fonctionneront toujours normalement et à sous-estimer la probabilité d’un désastre complètement inattendu et fou. C’est pourquoi la plupart des gens ne se préparent pas de manière adéquate aux catastrophes. Les entreprises (et les individus) tombent dans le biais de normalité après un désastre inattendu. Cela conduit à une mauvaise préparation (équipements, assurances, etc.). Cela conduit également à la paralysie et à ce que l’on appelle l’effet de l’autruche.
      • Le biais de nouveauté nous fait craindre davantage un risque nouveau (méconnu) que d’autres risques que l’on connaît. Les accidents de la route sont toujours aussi mortels— mais ils nous intéressent moins. Or les autres risques (et autres virus) ne devraient pas être ignorés ! [Lire la suite…]

14. L’effet Cobra

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 6 avril 2020] L’effet Cobra désigne un effet pervers qui survient lorsqu’on tente de résoudre un problème. “L’enfer est pavé de bonnes intentions” : l’effet Cobra illustre bien ce dicton.

À l’origine, le terme effet Cobra vient d’une histoire qui s’est produite en Inde sous domination britannique. Le gouvernement, décidé à lutter contre le fléau des cobras à Delhi, offrit une prime pour chaque cobra mort. Très vite, des petits malins ont alors commencé à élever des cobras pour gagner de l’argent facilement sur le dos des autorités coloniales. Quand le gouvernement apprit la chose, il mit fin au programme de récompenses… ce qui eut pour effet d’amener les éleveurs de cobras à lâcher leurs serpents dans la nature. La population de cobras sauvages devint donc encore plus importante par la suite.

En entreprise, on s’expose à l’effet Cobra quand on fixe des objectifs, et en particulier quand on choisit les indicateurs pour mesurer la réalisation de ces objectifs. Par exemple, si l’on choisit de mesurer l’efficacité du support client en regardant le nombre d’appels téléphoniques effectués, on encourage les employés qui font le support à passer moins de temps par appel… et à ne pas résoudre les problèmes qui leur sont soumis par les clients. Cela aura pour effet une plus grande insatisfaction des clients et une dégradation de l’expérience client. [Lire la suite…]

15. Les effets Pygmalion et Golem

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 2 avril 2020] Et si à défaut de trouver la perle rare, on pouvait la façonner selon son bon désir ? C’est un fantasme ancien dont la littérature nous avertit depuis longtemps qu’il est dangereux – le monstre du docteur Frankenstein en reste l’illustration la plus édifiante. Dans la mythologie grecque, Pygmalion est un sculpteur qui tombe si éperdument amoureux de la statue qu’il vient de créer qu’il finit par lui donner vie. La figure de Pygmalion devient emblématique grâce à la pièce de théâtre éponyme de George Bernard Shaw (1913), puis la comédie musicale My Fair Lady qui en est l’adaptation. Elle raconte l’histoire d’un professeur de phonétique (Higgins) qui entreprend de transformer une fille du peuple (Eliza Doolittle) en lady pour gagner un pari. Il lui apprend à bien parler, à se comporter en société, et gagne son pari. Pygmalion reste une figure controversée : les féministes y voient un phallocrate à l’ego surdimensionné qui voit les femmes comme des enfants à éduquer.

Naturellement, il ne s’agit pas de dire que les managers doivent se comporter comme Pygmalion ! Les employés sont des adultes libres, déjà formés, qu’il ne s’agit pas de façonner. Mais le concept de l’effet Pygmalion, étudié depuis longtemps par les psychologues, est néanmoins important : c’est un phénomène qui fait que les attentes élevées engendrent une amélioration des performances. C’est prouvé, le simple fait de croire en la réussite de quelqu’un peut améliorer ses chances de succès.

À l’inverse, l’effet Golem est le phénomène psychologique dans lequel des attentes moins élevées placées sur un individu le conduisent à une moins bonne performance. De nombreux stéréotypes engendrent cet effet : par exemple, si le seul fait que vous soyez une femme fait qu’on pense que vous serez mauvaise en mathématiques, cela peut affecter négativement votre performance lors d’un test de mathématiques.

L’effet Pygmalion et l’effet Golem sont des prophéties auto-réalisatrices. C’est au sociologue Robert K. Merton, auteur en 1948 d’un article fondateur sur ce sujet, que l’on doit le concept. La croyance auto-réalisatrice est une croyance fausse qui finit par devenir vraie à mesure que le temps passe, à cause d’un effet de rétroaction. Nous sommes persuadés d’avoir eu raison parce que a posteriori les faits semblent nous avoir donné raison. [Lire la suite…]

16. Les biais de genre

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 juillet 2020] Les biais de genre sont multiples. Il s’agit de tous les biais cognitifs (notre liste est déjà longue) qui nous font préférer les hommes au pouvoir — à la tête des grandes entreprises, aux plus hauts postes de l’Etat ou en position d’expert. On ne compte que 3 femmes sur 120 dirigeants dans les plus grandes entreprises françaises. Pendant la période de la crise du Covid, les expert.e.s interrogé.e.s dans les médias ont été à 80% des hommes, selon l’INA.

En France, des lois récentes obligent les entreprises à mesurer et révéler les chiffres sur les inégalités entre hommes et femmes. Face à des chiffres parfois désespérants, il semble difficile de nier que les femmes sont victimes de discriminations importantes, en termes de salaires, promotions et probabilités d’embauche. Pourtant, quand on parle des biais de genre à certain.e.s managers, on rencontre souvent des personnes qui nient l’existence des biais dans leur organisation. “Chez nous, les hommes et les femmes sont traités pareillement. Il n’y a pas de problème.”Moi, je ne suis pas sexiste, donc passons à un autre sujet.” “En tant que parent, j’élève mon fils et ma fille de la même manière, donc je fais ma part.“Etc.

Or une étude édifiante parue en juin 2020 dans Sciences Advances révèle que les biais de genre sont perpétués précisément par ceux qui les nient ! L’étude publiée par des chercheurs/chercheuses de l’Université d’Exeter et Skidmore College montre, chiffres et enquête à l’appui, que les biais sont plus forts parmi celles/ceux qui les nient. “Ceux qui pensent qu’il n’y a pas de biais dans leur organisation ou leur discipline sont les moteurs principaux de ces biais — un groupe à ‘haut risque’ composé d’hommes et de femmes que l’on peut aisément identifier,” expliquent les auteur.e.s de l’article.

Dans les organisations qu’on pourrait penser plus égalitaires, où la représentation féminine a (un peu) avancé, il est fréquent que les dirigeant.e.s tombent dans le déni et affirment que les biais et différences de traitement n’existent plus. Cela cause un ralentissement des progrès futurs, voire provoque une régression. Les progrès en matière d’égalité, de diversité et d’inclusion ne sont en rien linéaires et inéluctables. Ils sont le plus souvent le fruit de ruptures historiques et de mesures contraignantes. [Lire la suite…]

17. L’heuristique d’affect

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 14 septembre 2020] En psychologie, une heuristique de jugement est une opération mentale rapide et intuitive. Le mot vient du grec ancien eurisko (je trouve). Quand nous sommes pressés par le temps, peu motivés ou fatigués, nous nous reposons davantage sur notre mode de pensée rapide et instinctif. L’heuristique d’affect est le raccourci mental qui nous permet de prendre des décisions et de résoudre des problèmes en utilisant nos émotions. Par exemple, si avant de prendre une décision de recrutement, vous voyez une photo d’un·e candidat·e avec un large sourire, la petite émotion provoquée aura une influence sur votre jugement.

C’est un processus inconscient qui se produit à de nombreux moments de la journée. La plupart du temps, cela n’est d’ailleurs pas une mauvaise chose ! Il ne nous serait pas possible de passer par des réflexions lentes pour chaque décision qui doit être prise au quotidien. C’est ce qu’expliquait très bien Daniel Kahneman, prix Nobel d’économie, dans son livre Système 1 / Système 2 : Les deux vitesses de la pensée (Thinking, Fast and Slow, 2011) : le Système 1 est rapide, instinctif et émotionnel, tandis que le Système 2 est plus lent, réfléchi, contrôlé et logique.

L’heuristique d’affect fait l’objet de nombreux travaux depuis les années 1980, lorsque le psychologue américain Robert Zajonc a montré que les réactions affectives à des stimuli influencent la manière dont nous traitons l’information. Dans les années 2000, d’autres chercheurs se sont intéressés au lien entre l’heuristique d’affect et la perception du risque. Ils ont montré que quand quelque chose nous est plaisant, nous minimisons le risque qui y est associé. Par exemple, nous ne pensons plus aux risques de contamination quand il s’agit de partir en vacances. [Lire la suite…]

18. Le syndrome d’Hubris

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 28 juillet 2020] Pour mieux comprendre la définition du syndrome d’Hubris, faisons un petit cours de mythologie grecque : l’hubris, c’est ce qui vous vaut la colère des dieux. Traduit le plus souvent par démesure, l’hubris est une ambition personnelle trop forte, une soif de pouvoir inextinguible, mais aussi le vertige que provoque le succès que l’on rencontre dans la recherche du pouvoir. Un exemple célèbre de syndrome d’Hubris est celui d’Icare, ce personnage mort de s’être trop approché du soleil alors qu’il s’échappait du labyrinthe avec des ailes créées par son père avec de la cire et des plumes.

Chez les Grecs anciens, il y avait une morale de la mesure, la modération et la sobriété : il fallait savoir rester conscient de sa place dans l’univers (et de sa mortalité face aux dieux immortels). Dans cette démesure, se trouve aussi l’ambition d’accomplir des grandes choses et la vocation artistique que l’on sait valoriser aujourd’hui. Mais ce que l’on déplore, ce sont les conséquences humaines de cet orgueil. Dans une équipe, le syndrome d’Hubris fait des ravages.

Les Grecs anciens comprenaient bien la nature humaine. Ce n’est pas pour rien que la psychologie et la psychanalyse puisent abondamment dans la mythologie pour décrire nos traits, travers et passions. Narcisse, Oedipe et Cassandre n’ont pas fini de nous inspirer ! Dans le monde de l’entreprise, ces concepts éclairent des comportements et des dynamiques et offrent un cadre d’analyse précieux.

Comme dans l’univers politique, on trouve dans l’entreprise des individus ivres de pouvoir qui perdent le sens des réalités et ne supportent plus la contradiction. Si on a souvent comparé cette ivresse à une drogue (voire un aphrodisiaque), c’est qu’il y a effectivement des mécanismes hormonaux à l’œuvre qui affectent la chimie du cerveau et le comportement.

L’un des effets du syndrome d’Hubris, c’est une perte d’empathie et d’intérêt pour les autres, un narcissisme extrême, un sentiment d’invincibilité qui peut conduire à prendre des risques inutiles et un sentiment d’impunité qui fait que l’on ne se sent pas concerné par les règles. Cela mène à la corruption, l’abus de bien social, le vol et la maltraitance. Dans le monde de la finance, par exemple, on a souvent fait l’expérience du syndrome d’hubris. On sait l’importance des freins et contrepoids pour limiter le pouvoir et le risque que peut prendre un individu. [Lire la suite…]

19. Loi de Brooks

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 17 mars 2021] “Trop de cuisiniers gâtent la sauce“, dit le proverbe. C’est en substance ce qu’énonce aussi la loi de Brooks, du nom de Frederick Brooks, un informaticien américain à qui l’on doit un ouvrage de 1975 devenu culte intitulé Le Mythe du mois-homme. Brooks y démontre que le fait d’allouer de nouvelles ressources humaines à un projet accentue généralement le retard de la complétion de ce projet : “Ajouter des personnes à un projet en retard accroît son retard.”

En bref, 3 mois-hommes n’équivalent pas à 3 mois de travail d’un seul homme (il faut dire que l’unité mois-homme n’est pas des plus inclusives ; les mois-femme n’étaient guère envisagés à l’époque où on a créé l’unité) car les trois personnes doivent se former, échanger entre elles et prendre du temps pour se mettre d’accord (voire gérer des conflits). L’utilisation de cette unité de mesure est donc fallacieuse, car elle laisse penser que le travail d’une personne sur X mois peut indifféremment être réalisé par X personnes sur un mois. Brooks résume cela ainsi : “Neuf femmes ne font pas un enfant en un mois.

Les réflexions sur le caractère non linéaire de la productivité d’une équipe ne sont pas sans rappeler la théorie des coûts de transaction, cette idée que toute transaction induit des coûts cachés qui concernent la prospection, la négociation, ou encore la surveillance. Avoir recours aux prestations de plusieurs personnes sur un marché, cela n’est pas non plus équivalent au fait de confier tout ce travail à un nombre plus restreint de prestataires.

Le problème soulevé par Brooks a beau avoir été pensé dans le contexte du développement des logiciels à une époque déjà lointaine, la loi de Brooks n’en est pas moins toujours d’actualité. Elle rappelle l’existence de ces frictions naturelles liées au travail en équipe. [Lire la suite…]

20. L’illusion de planificaton

[WELCOMETOTHEJUNGLE.COM, 26 mars 2021] Nous avons tendance à surestimer notre rythme de travail et/ou sous-estimer le temps nécessaire pour réaliser une tâche ou un projet. Vous est-il déjà arrivé de promettre de finir un projet “d’ici la fin du mois” et de vous retrouver obligé en fin de mois, soit de faire des nuits blanches non prévues pour finir dans les temps, soit de devoir envoyer, tout.e penaud.e, un message à votre supérieur.e ou client.e pour demander plus de temps ? Si oui, vous n’êtes pas seul.e !

L’illusion de planification est la traduction française du concept de Planning Fallacy que l’on doit aux chercheurs Daniel Kahneman et Amos Tversky, qui l’ont mis en évidence en 1979. C’est une sous-catégorie du biais d’optimisme, le biais qui vous amène à croire que vous êtes moins exposé.e à un événement négatif que d’autres personnes (par exemple, que vous êtes moins à risque que les autres de développer une dépendance à l’alcool).

Ce qui est étonnant avec l’illusion de planification, c’est qu’on en est victime même quand on a déjà fait à plusieurs reprises l’expérience d’un décalage entre le plan et la réalité. Parfois, pour des tâches identiques, pour la réalisation desquelles on devrait pouvoir parfaitement quantifier le temps de travail nécessaire, on tombe encore et encore dans l’illusion de planification. Il en va de même pour l’estimation des coûts d’un projet, et l’estimation des risques encourus.

Le dépassement des coûts est donc l’une des conséquences fréquentes de cette illusion pour les entreprises. Il existe de nombreux exemples de projets qui en ont fait les frais. L’Opéra de Sydney devait être achevé en 1963, mais n’a finalement ouvert qu’en 1973 (avec un dépassement supérieur à 100 millions de dollars). L’aéroport international de Denver a coûté 2 milliards de plus que prévu. Le nouvel aéroport de Berlin a coûté plus de 8 milliards de plus que prévu, et n’est ouvert qu’en 2021 (14 ans après le début des travaux)… [Lire la suite…]

Laetitia Vitaud


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : welcometothejungle.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © David Plunkert ; © welcometothejungle.com.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

4 (bonnes) raisons philosophiques d’être fainéant

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCULTURE, 12 septembre 2017] Paria, marginal ou cynique, le fainéant a toujours suscité autant louanges que dédain ou critiques, jusqu’à Emmanuel Macron. Depuis l’Antiquité, les philosophes font l’éloge de l’oisiveté contre le dogme du travail. Mais pourquoi Sénèque, Rousseau, Lafargue ou Russell défendent-ils la paresse ?

Je ne céderai rien, ni aux fainéants, ni aux cyniques, ni aux extrêmes“, déclarait le chef de l’État [français], Emmanuel Macron, vendredi 8 septembre 2017 depuis Athènes. Mais pourquoi s’insurger contre ces “fainéants”, la paresse ne pourrait-elle pas être ce terreau de la réflexion et de la liberté ? Les philosophes interrogent cet art de ne rien faire : Sénèque, Rousseau, Lafargue et Russell font ainsi l’apologie de l’oisiveté et des loisirs.

Parce que l’oisiveté est une activité de l’esprit chez Sénèque

© World History Archive/Collection Christophel

Préférer l’oisiveté (otium, en latin) n’est pas un vilain défaut. C’est, à l’inverse, une nécessité pour ceux qui souhaitent se détacher d’une activité physique incessante et chronophage. Cet exil de la pensée permet, selon Sénèque (dont la mort est attestée en 65 ap. J.C), de se déprendre des affaires et des passions de la vie quotidienne. Cultiver son oisiveté, c’est se donner l’occasion de méditer sur soi-même, sur les autres et sur le monde. Farniente et apathie sont ainsi proscrits pour donner lieu à un idéal de sagesse. Persévérer dans cette activité de l’esprit n’est ni un vice, ni une fuite, mais le privilège du sage qui sait vivre en autarcie.

Il y a loin du vrai repos à l’apathie. Pour moi, du vivant de Vatia, je ne passais jamais devant sa demeure sans me dire : “Ci-gît Vatia.” Mais tel est ô Lucilius, le caractère vénérable et saint de la philosophie, qu’au moindre trait qui la rappelle le faux-semblant nous séduit. Car dans l’oisif le vulgaire voit un homme retiré de tout, libre de crainte, qui se suffit et vit pour lui-même, tous privilèges qui ne sont réservés qu’au sage. C’est le sage qui, sans ombre de sollicitude, sait vivre pour lui ; car il possède la première des sciences de la vie. Mais fuir les affaires et les hommes parce nos prétentions échouées nous ont décidées à la retraite, ou que nous n’avons pu souffrir de voir le bonheur des autres ; mais, de même qu’un animal timide et sans énergie se cache par peur, c’est vivre, non pour soi, mais de la plus honteuse vie : pour son ventre, pour le sommeil, pour la luxure. Il ne s’ensuit pas qu’on vive pour soi de ce qu’on ne vit pour personne. Au reste, c’est une si belle chose d’être constant et ferme dans ses résolutions, que même la persévérance dans le rien faire nous impose.

Extrait des Lettres à Lucilius, Lettre LV (63-64)

Parce que la liberté consiste parfois à s’abstenir d’agir, chez Rousseau

© tv5-monde

La paresse serait inscrite dans la nature de l’homme. C’est cette “délicieuse indolence” dont nous parle Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) dans son Essai sur l’origine des langues, que l’homme aime perpétuer naturellement. En effet, “dormir, végéter et rester immobile“, au lit ou ailleurs, sont pour lui autant d’inactions relevant de la paresse, notre passion naturelle la plus forte après la conservation de soi. L’activité, la prévoyance et l’inquiétude sont quant à elles les peines de l’homme civilisé. Le doux repos de la paresse serait notre ultime désir et à défaut de ne pouvoir perdurer dans cet état, nous pouvons encore nous y efforcer. C’est d’ailleurs “pour parvenir au repos que chacun travaille : c’est encore la paresse qui nous rend laborieux.” Fondement de notre nature ou refuge pour notre liberté, l’inaction est parfois l’unique possibilité d’affirmer sa volonté de ne pas se laisser imposer.

Je m’abstiens d’agir, car toute ma faiblesse est pour l’action, toute ma force est négative, et tous mes péchés sont d’omission, rarement de commission. Je n’ai jamais cru que la liberté de l’homme consistât à faire ce qu’il veut, mais bien à ne jamais faire ce qu’il ne veut pas, et voilà celle que j’ai toujours réclamée, souvent conservée, et par qui j’ai été le plus en scandale à mes contemporains ; car, pour eux, actifs, remuants, ambitieux, détestant la liberté dans les autres et n’en voulant point pour eux-mêmes, pourvu qu’ils fassent quelque-fois leur volonté, ou plutôt qu’ils dominent celle d’autrui, ils se gênent toute leur vie à faire ce qui leur répugne, et n’omettent rien de servile à commander.

Les rêveries du promeneur solitaire, Sixième promenade (1776-1778)

Parce que la paresse est un droit, chez Lafargue

© DP

Paul Lafargue, dans son pamphlet Le droit à la paresse, prône un renversement de l’ordre social actuel. Le travail devrait seulement être “un condiment de plaisir à la paresse” et, en ce sens, il ne devrait nous occuper que trois heures par jour. Le reste du temps, nous pourrions le consacrer “à fainéanter et bombancer le reste de la journée et de la nuit.” Pour le philosophe français (1842-1911), la paresse devrait alors être considérée comme la norme, un droit pour chacun d’user de sa propre personne à des fins désintéressées. “Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail“, écrit encore Paul Lafargue. Dans cette lutte contre l’amour illusoire du travail et pour la reconnaissance du droit à la paresse, les machines seraient nos meilleurs alliés.

Et cependant le génie des grands philosophes du capitalisme reste dominé par le préjugé du salariat, le pire des esclavages. Ils ne comprennent pas encore que la machine est le rédempteur de l’humanité, le Dieu qui rachètera l’homme des sordidæ artes et du travail salarié, le Dieu qui lui donnera des loisirs et la liberté.

Le droit à la paresse (1880)

Parce que le travail est une morale d’esclave et l’oisiveté un fruit de la civilisation chez Russell

© Bulwarky

Avez-vous déjà entendu un travailleur dire : “Je ne suis jamais aussi content que quand vient le matin et que je dois retourner à la besogne qui est la source de mon bonheur” ? Bertrand Russell (1872-1970) en doute fortement dans son essai Eloge de l’oisiveté. Les heures passées au prélassement sont pour lui les seuls véritables instants de bonheur. Il est indéniable pour le philosophe que l’oisiveté soit le fruit de la civilisation et de l’éducation. La morale du travail serait comme “une morale d’esclave“, or “le monde moderne n’a nul besoin d’esclaves.

Si le salarié ordinaire travaillait quatre heures par jour, il y aurait assez de tout pour tout le monde, et pas de chômage (en supposant qu’on ait recours à un minimum d’organisation rationnelle). Cette idée choque les nantis parce qu’ils sont convaincus que les pauvres ne sauraient comment utiliser autant de loisir. […] Le bon usage du loisir, il faut le reconnaître, est le produit de la civilisation et de l’éducation. Un homme qui a fait de longues journées de travail toute sa vie n’ennuiera s’il est soudain livré à l’oisiveté. Mais sans une somme considérable de loisir à sa disposition, un homme n’a pas accès à la plupart des meilleurs choses de la vie. Il n’y a plus aucune raison pour que la majeure partie de la population subisse cette privation ; seul un ascétisme irréfléchi, qui s’exerce généralement par procuration entretient notre obsession du travail excessif à présent que le besoin ne s’en fait plus sentir.

L’éloge de l’oisiveté (1932)

Caroline Barkhou


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Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

PONSARD : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

 

Je voudrais voir les gens qui poussent à la guerre,
Sur un champ de bataille à l’heure où les corbeaux
Crèvent à coups de bec et mettent en lambeaux
Tous ces yeux et ces cœurs qui s’enflammaient naguère

Tandis que flotte au loin le drapeau triomphant,
Et que parmi ceux-là qui gisent dans la plaine,
Les doigts crispés, la bouche ouverte et sans haleine,
L’un reconnaît son père et l’autre son enfant.

Oh ! Je voudras les voir, lorsque dans la mêlée,
La gueule des canons crache à pleine volée
Des paquets de mitraille au nez des combattants.

Les voir, tous ces gens-là, prêcher leurs théories
Devant ces fronts troués, ces poitrines meurtries,
D’où la Mort a chassé des âmes de vingt ans.

in La guerre (1852)

Carte postale (recto)
idem  (verso)

François PONSARD (1814-1867) est un Immortel de l’Académie française : “Né à Vienne (Dauphiné), le 1er juin 1814. Poète dramatique, il fut le chef de l’école du bon sens qui tint le milieu entre les classiques et les romantiques. Sa première pièce de théâtre Lucrèce, jouée en 1843, obtint un très grand succès et fut couronnée par l’Académie ; il donna Charlotte Corday en 1850, L’Honneur et l’Argent en 1853, Le Lion amoureux en 1866. Battu à l’Académie par Ernest Legouvé, il fut élu le 22 mars 1855 en remplacement de Louis-Pierre Baour-Lormian, Émile Augier s’étant retiré devant lui, et reçu par Désiré Nisard, le 4 décembre 1856. Mort le 7 juillet 1867.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et iconographie | sources : DP ; academie-française.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : histoire-images.org.


Et la littérature en Wallonie-Bruxelles ?

DAMASIO A., Le sentiment même de soi (2002)

Qu’est-ce qui fait de nous des hommes ? Le privilège d’être dotés d’une conscience ? Antonio R. Damasio propose une nouvelle théorie permettant d’expliquer en termes biologiques le sentiment même de soi. Non, la conscience de soi ne tombe pas du ciel. Oui, elle peut s’expliquer, presque se montrer, et nous pouvons la connaître. Nous savons enfin ce que nous sommes et pourquoi.

LIBREL.BE

HUSTON N., L’espèce fabulatrice (2008)

A quoi ça sert d’inventer des histoires, alors que la réalité est déjà tellement incroyable ?L’Espèce fabulatrice est la réponse à cette question liminaire. Ou l’Art de la fiction, selon Nancy Huston.

LIBREL.BE

EILENBERGER W., Le temps des magiciens (2019)

1919. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, un élan de créativité sans précédent se produit dans l’histoire de la philosophie. Les ouvrages majeurs de Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Ernst Cassirer et Walter Benjamin, marquent un tournant de la pensée occidentale qui va façonner la philosophie moderne. Critique de la technologie, crise de la démocratie, repli identitaire, développement durable : pour comprendre et interpréter les grandes questions contemporaines, il faut revenir sur les traces de ces quatre grands penseurs. De l’Autriche à la Forêt-noire en passant par Paris et Berlin, entre biographie et analyse philosophique, Wolfram Eilenberger, qui a été longtemps rédacteur en chef de Philosophie Magazine en Allemagne, retrace de manière très vivante les chemins de réflexion de ces quatre philosophes essentiels.

LIBREL.BE

EPICURE, Lettres et maximes (1992)

La philosophie d’Epicure peut être considérée comme un système à deux foyers, l’un sur la nature nous livre les vérités théoriques fondamentales, l’autre nous fait connaître les conditions des la vie heureuse. La nature n’est créatrice que par ce qu’elle recèle en elle d’aléatoire, ce qui a lieu n’est jamais complètement déterminé par ce qui a eu lieu…

Table des matières

      • Avant-propos
      • Introduction : La méthode d’Épicure
        • La méthode de Démocrite
        • Épicure, la méthode du savoir
        • La méthode du bonheur. Commentaire de la Lettre à Ménécée
      • ÉPICURE
        • Lettre à Hérodote (texte et traduction)
        • Notes sur la Lettre à Hérodote
        • Lettre à Pythocles (texte, traduction, notes)
        • Lettre à Ménécée (texte, traduction, notes)
        • Maximes capitales (texte, traduction, notes)
        • Sentences vaticanes (texte, traduction, notes)
        • Bibliographie
        • Index

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PLUVIAUD J.F., Discours de la méthode maçonnique (2011)

A la différence des nombreux ouvrages consacrés à l’histoire ou à la symbolique de la franc-maçonnerie, Discours de la méthode maçonnique est un véritable « mode d’emploi » de la méthode maçonnique. A l’usage du grand public comme des francs-maçons, Jean-François Pluviaud explique de manière claire et rigoureuse le pourquoi et le comment de cette suite d’exercices spirituels que sont la pratique des rituels et l’interprétation des mythes et des symboles. Dépouillé de tout un vocabulaire ésotérique, qui, souvent encombre les ouvrages de franc-maçonnerie, l’ouvrage fait apparaître la franc-maçonnerie pour ce qu’elle est, c’est-à-dire une véritable école de l’éveil, une méthode d’accroissement de la conscience et de la lucidité en même temps qu’une école du savoir-vivre, dans la grande tradition des écoles philosophiques de l’Antiquité.

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Lire une recension de l’ouvrage…

NIETZSCHE F., Œuvres (2020)

Ce volume contient :

      • Le Gai Savoir ;
      • Ainsi parlait Zarathoustra ;
      • Par-delà bien et mal ;
      • Généalogie de la morale ;
      • Le cas Wagner ;
      • Le Crépuscule des idoles ;
      • L’Antéchrist ;
      • Ecce homo ;
      • Nietzsche contre Wagner.

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Dans wallonica.org aussi…

HARRIS A., Une brève introduction à la conscience (2021)

Qu’est-ce que la conscience ? Comment apparaît-elle ? Pourquoi existe-t-elle ? Est-elle une illusion, ou, au contraire, une propriété de la matière ? L’existence même de la conscience soulève de profonds questionnements. Dans ce petit livre accessible à tous, Annaka Harris nous guide à travers les théories philosophiques et les découvertes scientifiques les plus récentes qui tentent de percer le mystère de la conscience. Véritable réflexion sur le soi, le libre-arbitre et l’expérience ressentie, ce livre questionne nos idées préconçues sur la conscience, et nous propose d’y réfléchir librement, pour autant que nous en soyons capables.

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PSYCHOLOGIE : Le triangle de Karpman expliqué aux enfants

Temps de lecture : 4 minutes >

[PAPAPOSITIVE.FR] Le triangle de Karpman, connu également sous le nom de triangle dramatique, est un triangle représentant les relations entre trois rôles d’un jeu psychologique dangereux : le Persécuteur – le Sauveur – la Victime. Comme le résume parfaitement Christel Petitcolin dans son livre Victime, bourreau ou sauveur : comment sortir du piège ? :

Le Persécuteur/Bourreau attaque, brime, humilie, donne des ordres et provoque la rancune. Il considère la victime comme inférieure.
Le Sauveur étouffe, apporte une aide inefficace, crée la passivité par l’assistanat. Il considère aussi la victime comme inférieure et lui propose son aide, à partir de sa position supérieure.
La Victime apitoie, attire, énerve… Elle se positionne comme inférieure et cherche un Sauveur ou un Persécuteur pour conforter sa croyance…

Lorsque le triangle est en place, les individus passent d’un rôle à l’autre mais cela se solde invariablement par de la souffrance.

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LE TRIANGLE DE KARPMAN DANS LA VIE DE NOS ENFANTS

Grâce à des attitudes et des méthodes de communication adéquates, il est possible d’éviter à nos enfants d’entrer dans ce triangle dramatique (et de l’identifier avant qu’il ne fasse des dégâts). Il est nécessaire d’être particulièrement attentif aux signes de son émergence d’ailleurs car, à l’école par exemple, il peut rapidement se mettre en place de façon sournoise via du harcèlement, des humiliations, des exclusions sociales par des pairs qui font l’expérience du pouvoir et reproduisent ce qu’ils observent parfois à la maison ou dans les séries télévisées.

Dans cette logique, je vous propose de partager avec vos enfants deux outils qui accompagneront vos explications principales sur le triangle :

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      • accepte-toi comme tu es ;
      • refuse que les critiques te fassent souffrir, elles ont l’importance que tu leur accordes ;
      • personne n’a le droit de te faire du mal ;
      • demande clairement ce dont tu as besoin à quelqu’un, sans essayer de le manipuler ;
      • traite les autres avec respect et bienveillance ;
      • respecte leur avis, même si tu n’as pas le même ;
      • traite-toi avec respect et bienveillance, sois ton meilleur ami ;
      • apporte ton aide si quelqu’un te la demande et ne réclame pas de contrepartie (mais ne refuse pas si l’on t’en propose une, car s’aider mutuellement est la base pour vivre ensemble et quelqu’un qui est aidé aime bien se sentir utile à son tour) ;
      • sois conscient de tes forces et de tes faiblesses ;
      • dis STOP lorsque tu n’aimes pas ce qu’on te fait et éloigne-toi d’une situation qui te fait souffrir. Ne reste pas seul en cas de doute, confie-toi, il y aura toujours quelqu’un pour t’aider ;
      • utilise des mots pour verbaliser tes émotions, sans agresser (“Je ressens…”, “Je demande…”) ;
      • accepte ta part de responsabilité ans les échecs comme dans les réussites, tu as le pouvoir d’agir et de choisir ;
      • présente tes excuses et essaie de réparer lorsque tu as blessé quelqu’un ;
      • sois conscient de la présence des personnes qui t’aiment, te soutiennent et à qui tu peux te confier ;
      • demande de l’aide si tu rencontres une difficulté ou si tu as besoin de parler.

ATTENTION : LE TRIANGLE DE KARPMAN DANS LA PARENTALITÉ

Notons que ces jeux de manipulation sont fort répandus dans notre société et trouvent leurs racines dans notre enfance. Exemple de scénario : l’enfant est une Victime évidente (car il est dépendant) et les parents jouent tour à tour le rôle de bourreau et de sauveur (via les compliments, les menaces, le chantage, les comparaisons, les jugements, les récompenses, punitions, etc.). C’est comme cela que le schéma de ce jeu psychologique se met en place et se perpétue.

Mais il y a d’autres configurations possibles : Le parent Persécuteur a peut-être été lui-même persécuté. Il reproduit donc ce qu’il a vécu en se montrant trop exigeant, anxieux, intolérant, répressif… L’enfant sera donc privé de liberté, ne pourra pas montrer ses émotions, sera stressé et aura tendance à développer des complexes (notamment d’infériorité).

Le parent Sauveur sera trop laxiste et tentera sans cesse de plaire à son enfant. L’enfant deviendra capricieux, manipulateur et peu volontaire. Il ne développera pas son autonomie.

Le parent Victime est un parent infantile. Il ira même jusqu’à réclamer de se faire materner par ses propres enfants. Cette situation ne contribue pas au développement des enfants qui endosseront le rôle de Sauveur, négligeant leurs besoins au profit de la satisfaction et de la reconnaissance d’autrui.

Bibliographie

PETITCOLIN C., Victime, bourreau ou sauveur : comment sortir du piège ?

ROSENBERG M.B., Les mots sont des fenêtres (ou bien ce sont des murs)

S.A., Boostez votre parcours professionnel avec le mind mapping

LAGRENAUDIE C. & BERNHARDT A., Êtes-vous ce que vous voulez être ?

BERNE E., Des jeux et des hommes

Jean-François [X], papapositive.fr


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : papapositive.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : papapositive.fr .


D’autres discours en Wallonie-Bruxelles….

BRONNER : Apocalypse cognitive (2021)

La situation est inédite. Jamais, dans l’histoire de l’humanité, nous n’avons disposé d’autant d’informations et jamais nous n’avons eu autant de temps libre pour y puiser loisir et connaissance du monde. Nos prédécesseurs en avaient rêvé : la science et la technologie libéreraient l’humanité. Mais ce rêve risque désormais de tourner au cauchemar. Le déferlement d’informations a entraîné une concurrence généralisée de toutes les idées, une dérégulation du « marché cognitif » qui a une fâcheuse conséquence : capter, souvent pour le pire, le précieux trésor de notre attention. Nos esprits subissent l’envoûtement des écrans et s’abandonnent aux mille visages de la déraison. Victime d’un pillage en règle, notre esprit est au cœur d’un enjeu dont dépend notre avenir. Ce contexte inquiétant dévoile certaines des aspirations profondes de l’humanité. L’heure de la confrontation avec notre propre nature aurait-elle sonné ? De la façon dont nous réagirons dépendront les possibilités d’échapper à ce qu’il faut bien appeler une menace civilisationnelle. C’est le récit de cet enjeu historique que propose le nouveau livre événement de Gérald Bronner.

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GIONO J., Le chant du monde (1934, 2000)

Le matin fleurissait comme un sureau.
Antonio était frais et plus grand que nature, une nouvelle jeunesse le gonflait de feuillages.
– Voilà qu’il a passé l’époque de verdure, se dit-il.
Il entendait dans sa main la truite en train de mourir. Sans bien savoir au juste, il se voyait dans son île, debout, dressant les bras, les poings illuminés de joies attachées au monde, claquantes et dorées comme des truites prisonnières. Clara, assise à ses pieds, lui serrait les jambes dans ses bras tendres.

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DURRELL L., Le quatuor d’Alexandrie (1962, 2003)

Principalement écrite en France pendant les années cinquante, cette fresque majestueuse, opulente et sensorielle, tient de la symphonie littéraire. Des femmes et des hommes exceptionnels la peuplent, entre histoires d’amour et événements politiques, avec, à l’arrière-plan, l’exotique et cosmopolite Alexandrie avant et pendant la Seconde Guerre mondiale. Dans Justine, le premier des quatre romans du Quatuor, on rencontre Darley, un Anglais qui se souvient de sa liaison avec Justine, pourtant mariée à Nessim… Balthazar, le deuxième volet, introduit ce personnage éponyme qui propose à Darley un tout autre angle de vue sur sa liaison ; manifestement, il a été manipulé par Justine et Nessim dans le cadre d’un complot venu de l’étranger… Mountolive, le troisième épisode de la fresque, narre l’histoire de Mountolive, l’ex-amant de la mère de Nessim, devenu ambassadeur anglais en Égypte… Tandis que Clea voit Darley, le narrateur, revenir à Alexandrie…

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Pourquoi ce chef-d’oeuvre ?

DIEL P., Psychologie de la motivation (rééd. 2002)

Nos actes dépendent de motivations intimes, mais ces motivations sont trop souvent refoulées, dérobées au contrôle conscient. Dès lors, il convient de les élucider. Comment ? par l’auto-observation, que Paul Diel élève ici au rang de méthode scientifique. “Votre oeuvre, écrira Einstein à Diel en 1935, nous propose une nouvelle conception unifiante du sens de la vie, et elle est à ce titre un remède à l’instabilité de notre époque sur le plan éthique.

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Paul DIEL est dans wallonica.org…

JUNG C.G., Ma vie ; souvenirs, rêves et pensées (1991)

«J’ai donc entrepris aujourd’hui, dans ma quatre-vingt-troisième année, de raconter le mythe de ma vie.» C’est au printemps 1957, quatre ans avant sa mort, que C.G. Jung éprouva le besoin de raconter à sa collaboratrice, Mme Aniela Jaffé, ce qu’il considérait comme l’essentiel de son existence et, rédigeant lui-même les passages les plus importants, la chargea de coordonner le tout. Un des grands fondateurs de la psychanalyse se fait le témoin de lui-même. «Ma vie est l’histoire d’un inconscient qui a accompli sa propre réalisationSouvenirs, rêves et pensées est l’auto-analyse d’un des grands rêveurs de l’humanité qui s’explique en même temps sur l’au-delà, les mythes, les symboles, l’inconscient collectif et, jamais plus clairement qu’ici, sur la religion.

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BERGMAN I., Laterna magica (1991)

Lorsque Bergman jette, comme ici, un regard sur sa vie, c’est un homme profondément marqué par une éducation rigide et par une imagination débordante qui parle. Mais c’est surtout un homme de spectacle : à la fois directeur de théâtre et réalisateur de films, il a vécu dans la fièvre, entre moments de grâce et échecs. Il s’exprime sans complaisance dans ses jugements, qu’il s’agisse d’inconnus, de vedettes – telles que Laurence Olivier, Greta Garbo ou Herbert von Karajan, avec qui il a travaillé -, ou de lui-même. Mémoires, ou plutôt antimémoires, «confessions» modernes, ce livre témoigne de blessures et de crises, mais aussi de rêves et de bonheurs, et il foisonne de souvenirs d’un étrange rayonnement.

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STEGNER W., Vue cavalière (1976, 2011)

Chagrin, mécontent de sa vie, de son pays, de sa civilisation, de son métier, de lui-même. Il s’est toujours cherché dans des endroits où il n’a jamais été. Cet homme, alors qu’arrivent les premiers maux de l’âge, retrouve un carnet intime qui parle d’un certain voyage entrepris des années plus tôt au Danemark ; un voyage qui le fit rencontrer une femme, aristocrate de la parentèle de Karen Blixen, étrange et désargentée, belle, séduisante, connue et pourtant totalement seule. Peut-on, le temps une fois passé, revoir avec des yeux totalement neufs une vie que l’on croyait connaître ? Que disent ces mots retrouvés sur l’homme qu’il pensait avoir été ?

Un chef-d’oeuvre !

Michel Polac

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Un chef-d’oeuvre…

STEGNER W., La vie obstinée (1967, 2022)

En ces bouillonnantes années 1960, la jeunesse américaine se berce d’illusions et d’utopies. Joe Allston, agent littéraire à la retraite, regarde cette époque agitée avec ironie : revenu de tout, il regrette de n’avoir pas su créer avec son fils désormais décédé la relation qu’il aurait voulue. Seule l’affection que sa femme Ruth et lui portent à un jeune couple du voisinage les rattache encore au monde extérieur. Leur existence confortable et routinière va se voir chamboulée par l’installation d’une colonie de hippies à proximité. Entre indulgence et exaspération, les Allston vont se retrouver confrontés à une jeunesse qu’ils ne comprennent guère.

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Nous avons adoré…

DE LUCA E., Montedidio (2003)

Chacun de nous vit avec un ange, c’est ce qu’il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu’il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : Tu ne peux pas t’en aller à Jérusalem, lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. Cher Rav Daniel, lui répond l’ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu’au mur occidental de la ville sainte avec une paire d’ailes fortes, comme celles du vautour. Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l’étui de ta bosse. Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu’ici un sac d’os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre.

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OLAFSDOTTIR A.A., Rosa Candida (2015)

En route pour une ancienne roseraie du continent, avec dans ses bagages deux ou trois boutures de Rosa candida, Arnljótur part sans le savoir à la rencontre d’Anna et de sa petite fille, là-bas, dans un autre éden, oublié du monde et gardé par un moine cinéphile.

Un humour baroque et léger irradie tout au long de cette histoire où rien décidément ne se passe comme il faut, ni comme on s’y attend.

Anne Crignon, Le Nouvel Observateur.

Tant de délicatesse à chaque page confine au miracle de cette Rosa Candida, qu’on effeuille en croyant rêver, mais non. Ce livre existe, Auður Ava Ólafsdóttir l’a écrit et il faut le lire.

Valérie Marin La Meslée, Le Point.

Plus d’infos ici…

MONTAIGNE M. de-, Essais (2002)

Nous devons à André Lanly, éminent philologue et professeur émérite à l’université de Nancy, d’avoir servi l’un des monuments les plus difficiles à déchiffrer de la littérature française en osant lui donner sa forme moderne. C’en est fini des obstacles de l’orthographe, du doute sur le sens des mots, de l’égarement suscité par la ponctuation. Lire ce chef-d’oeuvre devient ici un pur bonheur. «Ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence. J’estime qu’il faut être prudent pour juger de soi et tout aussi scrupuleux pour en porter un témoignage soit bas, soit haut, indifféremment. S’il me semblait que je suis bon et sage, ou près de cela, je l’entonnerais à tue-tête. Dire moins de soi que la vérité, c’est de la sottise, non de la modestie. Se payer moins qu’on ne vaut, c’est de la faiblesse et de la pusillanimité, selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le faux, et la vérité n’est jamais matière d’erreur. Dire de soi plus que la vérité, ce n’est pas toujours de la présomption, c’est encore souvent de la sottise. Être satisfait de ce que l’on est et s’y complaire outre mesure, tomber de là dans un amour de soi immodéré est, à mon avis, la substance de ce vice [de la présomption]. Le suprême remède pour le guérir, c’est de faire tout le contraire de ce que prescrivent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent par conséquent d’appliquer sa pensée à soi. L’orgueil réside dans la pensée. La langue ne peut y avoir qu’une bien légère part.» Les Essais, Livre II, chapitre VI.

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On en parle dans wallonica.org…

LAO-TZEU, La voie et sa vertu (1979)

Malgré son contenu très bref, le Tao-tê-king, attribué par la tradition au philosophe Lao-tzeu, a joué un rôle particulièrement important dans l’histoire de la civilisation chinoise. Dès le IV et le IIIe siècle avant J.-C., son influence était considérable. La prodigieuse fortune de Tao-tê-king a été due en partie à sa forme littéraire, et singulièrement au fait qu’il abonde en aphorisme et en paradoxes susceptibles d’être pris soit à la lettre, soit au sens figuré. D’où la possibilité pour les philosophes des écoles les plus diverses de se réclamer du Tao-tê-king ; d’où, aussi, le nombre étonnant de proverbes courants qui sont tirés de ce livre.

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CYRULNIK B., Le laboureur et les mangeurs de vent (2022)

À 7 ans, j’ai été condamné à mort pour un crime que j’ignorais. Ce n’était pas une fantaisie d’enfant qui joue à imaginer le monde, c’était une bien réelle condamnation.

B. C.

Boris Cyrulnik a échappé à la mort que lui promettait une idéologie meurtrière. Un enfant qu’on a voulu tuer et qui toute sa vie a cherché à comprendre pourquoi, pourquoi une telle idéologie a pu prospérer. Pourquoi certains deviennent-ils des «mangeurs de vent», qui se conforment au discours ambiant, aux pensées réflexes, parfois jusqu’à l’aveuglement, au meurtre, au génocide ? Pourquoi d’autres parviennent-ils à s’en affranchir et à penser par eux-mêmes ? Certains ont tellement besoin d’appartenir à un groupe, comme ils ont appartenu à leur mère, qu’ils recherchent, voire chérissent, le confort de l’embrigadement. Ils acceptent mensonges et manipulations, plongeant dans le malheur des sociétés entières. La servitude volontaire engourdit la pensée. «Quand on hurle avec les loups, on finit par se sentir loup.» Penser par soi-même, c’est souvent s’isoler. Seuls ceux qui ont acquis assez de confiance en soi osent tenter l’aventure de l’autonomie. Au-delà de l’histoire, c’est notre présent que Boris Cyrulnik éclaire. À travers sa tragique expérience de vie, hors des chemins battus, Boris Cyrulnik nous montre comment on peut conquérir la force de penser par soi-même, la volonté de repousser l’emprise, de trouver le chemin de la liberté intérieure. Un livre profond et émouvant. Un livre fondateur.

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