Paul ne sait par où commencer. Nous non plus, cela ne nous aide pas. Ce n’est pas qu’il ait à affronter quantité de tâches en retard, non, Paul est organisé, ordonné, méthodique – rien ne traîne qui ne le devrait. Il s’agit d’une lettre, une simple lettre qu’il doit écrire parce qu’un e-mail, en ces circonstances, lui paraît fort peu approprié. Donc Paul doit écrire cette lettre à un ami qui vient de perdre sa femme. Or Paul ne perd jamais rien, et certainement pas une femme que, pour sa part, il n’a jamais eue.
On le voit, Paul ne peut parler d’expérience. Ce problème pourrait aisément être résolu par l’emploi de modèles que l’on trouve sur internet. Mais, aux supposées qualités de Paul précédemment énoncées, s’en ajoute une autre : il est perfectionniste. D’autant que, vu l’ancienneté de leur relation, cet ami se souvient peut-être que Paul, jadis, publia quelque recueil de poèmes – à compte d’auteur, certes, mais quand même. Il ne comprendrait pas que Paul ne puisse trouver les mots justes pour partager son chagrin, alléger sa peine, même si en vérité, Paul ne ressent rien d’autre que de la contrariété.
Alors Paul est dehors, il marche, marche encore, parce que c’est ce qu’il fait habituellement quand il est dans une impasse. Où il se trouve précisément actuellement, non seulement au sens figuré mais également au sens propre : il existe dans son quartier une venelle cyniquement baptisée “impasse de l’Avenir”, qui n’en est pas tout à fait une d’ailleurs, pour les piétons du moins, car dans l’amas de buissons qui la clôt et l’assombrit, quelques escaliers permettent de rejoindre, en contrebas, la rue de l’Enfer. Paul admire toujours le sens de l’humour particulier, ou la fulgurante clairvoyance, de la commission de toponymie qui, de l’impasse de l’Avenir, vous fait descendre en Enfer.
Dans l’impasse donc, où néanmoins il passe régulièrement, depuis quelques mois l’accueille un chien. Paul n’aime pas les chiens. Il a toujours préféré les chats. Notamment parce qu’ils n’aboient pas. Cela lui semble une raison valable et suffisante. Mais, en fait, vu son gabarit, ce petit chien est presqu’un chat. Paul ne sait pas trop ce que c’est, il ne s’y connaît pas en marques de chien. Il sait très bien que l’on ne dit pas “marque” mais “race”, Paul n’est pas stupide, non, il est même universitaire, mais il ne comprend pas vraiment pourquoi “race” est devenu un terme tabou en parlant d’humains et pas d’animaux. Bref, nous dirons qu’il s’agit sans doute d’un chihuahua. A poil long, pour la similitude avec le chat. Autrement, il s’agirait plutôt d’un rat.
Mais aujourd’hui, le chien n’est pas là. Paul s’en étonne, il en serait presque contrarié – une fois encore. On l’a compris, Paul n’aime pas le changement. Ni que les choses ne soient pas à leur place. Le sucre sur la même étagère que le sel. Ou Patrick Sébastien à une émission littéraire. Paul marche cependant, respire, à défaut d’une inspiration qui se fait attendre, il voudrait s’acquitter vite et bien de cette tâche qui trouble sa sérénité, elle deviendrait presque son obsession si ne s’y ajoutait, étrangement, l’absence du chien.
Rentré chez lui, Paul relit, dans l’espoir de trouver les siens, les mots des autres. Romanciers, poètes, pages qu’il feuillette, phrases qu’il égrène en même temps que les souvenirs qu’elles évoquent. La lettre sera donc écrite ce soir, il y glissera “notre existence se trouve entre deux éternités”, emprunté à Platon, parce que la phrase lui semble belle et de circonstance, même s’il a de sérieux doutes quant à ce qui peut précéder ou suivre ladite existence. Il n’empêche, ayant pour lui le sentiment du devoir accompli, Paul s’endort apaisé.
Ne parlons pas de la fastidieuse journée de travail du lendemain. Elle est suffisamment pénible pour Paul, qui ne voit aucun intérêt à la tâche ni à la partager avec nous. Non, nous retrouvons Paul, rentrant chez lui, empruntant pour ce faire la fameuse impasse de l’Avenir. La fin de journée est radieuse, c’est une maigre consolation. Cette douceur vespérale incite les habitants à sortir de chez eux. Des enfants, par exemple, jouent au ballon dans la rue. Mais nulle part, Paul n’aperçoit le chien. Pas même sur le seuil de ce qu’il pense être sa maison, où une femme achève de laver ses carreaux. Evidemment, il pourrait poser la question qui le taraude. Mais, on s’en doute, Paul parle peu aux gens. Surtout s’il ne les connaît pas. Pas assez pour savoir de quoi leur parler, du moins. Et d’ailleurs quel intérêt y aurait-il en ce cas.
Cette fois cependant, Paul tient un sujet de conversation, oserait-on dire qu’il est préoccupé au point de rompre à la fois la distance et le silence. Bonjour, dit-il, excusez ma curiosité mais le chien, je ne l’ai plus vu, je me demandais. Oh, répond la femme, les yeux aussitôt humides, il est mort. Empoisonné. Empoisonné, répète bêtement Paul. Oui, c’est ce que le vétérinaire a dit. Nous avons porté plainte, évidemment, mais vous imaginez bien que la police a autre chose à faire. Enfin, c’est ce qu’ils prétendent. Si je tenais le fils de pute qui a fait ça. Excusez-moi, se reprend la femme, je deviens grossière mais. Je comprends, dit Paul, qui ne comprend pas vraiment. Cependant, il n’aime pas ça, que le chien ne soit plus là – jamais.
Paul est rentré. Le dîner est terminé, la table débarrassée, évidemment. Et Paul se surprend à encore songer au chien. Ce n’est pas qu’il s’y était attaché – et quand bien même, il ne le reconnaîtrait pas, on le connaît suffisamment à présent. Il est à tout le moins contrarié. Que quelqu’un perturbe ainsi l’ordre des choses. Et qu’un crime reste impuni. Cela le révolte même. Mais la révolte de Paul ne s’exprime pas. Il n’y aura pas de mots, pas de cris, pas de geste d’énervement. C’est une révolte purement intellectuelle, Paul garde son sang-froid. Toujours.
On sait Paul poète à ses heures, mais on ignore encore qu’il est grand amateur de romans policiers, particulièrement nordiques. Il a lu tout Mankell, Indriðason, Nesbø, avec une préférence pour ce dernier. Il ne ressemble pourtant en rien à son héros, non, Paul serait plutôt l’anti-Harry Hole. Néanmoins, ces lectures exercent sur lui, tout à coup, davantage d’ascendant qu’il ne l’aurait supposé et, certainement, qu’il ne l’aurait voulu. Paul détesterait être qualifié d’influençable. Pourtant, l’envie de mener lui-même l’enquête dans le quartier le tenaille.
C’est à deux heures du matin que Paul se réveille. D’aucuns vous diront qu’il est tout sauf impulsif, qu’en lui les idées doivent prendre le temps de décanter. Peut-être. Toujours est-il qu’il est là, dans son lit, un œil rivé sur les chiffres rouges du réveil, l’autre fermé, non qu’il sommeille encore mais sa vision est meilleure s’il cligne d’un œil. Et, contre toute attente, Paul se relève, se rhabille – chaudement, les nuits sont encore fraîches – et sort. Paul est dans la rue, marche, Paul est dans l’impasse, où n’est plus le chien. Mais
Un homme s’y trouve, qui dépose des boulettes de viande. Bonsoir, dit Paul. Bonsoir, répond l’inconnu. Il ne semble pas embarrassé. Vous nourrissez les animaux du voisinage, demande Paul. Non, pas vraiment, répond l’homme, avec dans la voix toute l’ironie que l’on peut deviner sur son visage. Je vois, feint Paul, moi non plus je n’aime pas trop les chiens. Les chiens, les chats, les renards, répond l’autre. Ils déchirent les poubelles, salopent mon trottoir, mon allée, mes parterres avec leurs merdes et tout. Oui, dit Paul, je comprends. Le soir, il n’y a jamais personne au fond de l’impasse, poursuit l’assassin, il fait si noir en plus. En effet, explique Paul, c’est pour ça que je sors toujours avec ma lampe torche. Qu’il brandit à présent, comme un trophée. Ou une arme. Ah ! fait l’autre. Enfin, plutôt aaaah, quand Paul lui assène un coup, violent, sur la tempe. L’homme tombe, il saigne même un peu dirait-on. On en serait certain si Paul allumait la lampe mais, prudent, il s’en abstiendra. Car ce qui est certain, c’est que l’homme est mort. Comme un chien, pense Paul, avec la même ironie que l’autre tout à l’heure.
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