VIENNE : Bismarck Hotel (2017)

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© Thomas Ruff

Des villes allemandes, il ne retient plus que la grisaille. Il en a connu de colorées pourtant, dont le ciel, en été, faisait bleuir les eaux et verdir les parcs et qu’incendiaient, à la tombée de la nuit, les néons publicitaires. Il en a beaucoup visité, pour le travail souvent, y a aimé, quelquefois, et de tout cela il se souvient comme d’une vie antérieure. Aujourd’hui, il ne sait trop ce qu’il fait là. Il connaît son métier, bien sûr, après autant d’années, mais il n’en saisit plus la finalité, perdue quelque part entre le profit immédiat et les incohérences du management. Alors il est ici, dans cette chambre d’hôtel, assez confortable somme toute, ce qui n’offre aucune garantie contre l’ennui, au contraire peut-être. Il pourrait sortir, éventuellement, mais il pleut. Ne se voit pas ouvrir un parapluie, qu’il refermerait ensuite tout aussi ruisselant que son imper dans un quelconque Stube enfumé. Le bar de l’hôtel ferait aussi bien l’affaire où, entre deux alcools, le guetterait quelque pute balte ou slovaque. Mais de cela il ne veut pas davantage que de la pluie et de la fumée de cigarette. Bref, il ne quittera pas sa chambre ce soir.

Dès lors se déshabille, pliant soigneusement ses vêtements dans la penderie, s’assoit sur un lit trop grand pour lui seul et, de dépit, allume la télévision. Où, entre cadavres et émeutes, s’agitent d’hypothétiques starlettes aux poitrines improbables, cherchant les quinze minutes de célébrité promises par Andy Warhol dont elles ignorent, par ailleurs, jusqu’au nom. Il y aurait bien une chaîne musicale, où les mêmes filles (ou leurs sosies) encadrent de grands noirs sortant de limousines ou de piscines mais, ne voyant pas en quoi il s’agit de musique, il poursuit sa promenade cathodique. Découvrant ainsi la promesse faite par la chaîne payante de l’hôtel d’un “porno vintage” et, aussitôt, gratuitement, les premières minutes dudit film. Songeant aux putes du bar, quelques étages plus bas, il sourit. Sourire qui se fige soudain lorsqu’il lui semble reconnaître un visage, lequel disparaît instantanément, dans un chuintement aussi persistant que le brouillage de l’image. Embrouillé, son esprit l’est et cependant. Ce visage, il le connaît.

Un jour, en été, dans cette même ville où il venait apprendre l’allemand. Couché dans un parc qu’une foule de lapins peuplait, il lisait Tonio Kröger. L’orage l’avait surpris, tout comme elle. A peine protégés par le toit d’un cabanon, elle lui avait demandé du feu qu’il n’avait pu lui offrir, déjà cette horreur de la cigarette. Elle ne lui en avait pas tenu rigueur, le prenant par la main et l’entraînant vers un hôtel à la réception duquel elle travaillait, parfois, comme étudiante. Visiblement amusée, elle fredonnait un air improbable (Fall In Love Mit Mir, de Nina Hagen, il s’en souvenait assez précisément maintenant) tandis qu’il la voyait se déshabiller. La pluie avait trempé ses cheveux blonds qui gouttaient à présent sur ses seins, elle ne semblait s’en soucier ni vouloir les sécher. Lui restait englué dans son regard bleuté, fasciné par sa nudité ainsi exposée, ruisselante. “Serais-tu timide ?” avait-elle demandé, et il avait répondu “peut-être” parce qu’il ne savait pas encore comment dire “bien sûr”.

Vingt ans plus tard, dans cette chambre d’hôtel, il ne peut y croire. Il a dû se tromper, certainement, à peine l’a-t-il entrevu, ce visage, la neige est arrivée trop vite. Se lève, ouvre le mini-bar, décapsule une bière qu’il engloutit en même temps que ses doutes. Il sait qu’il ne se trompe pas mais n’en veut rien savoir, avale une deuxième bière, revient devant la télé qui chuinte toujours et découvre le prospectus de la Pay TV. Il a le titre du film à présent (Fick Hunter) et peut donc se livrer à une recherche sur internet, ouvre son portable ainsi qu’une nouvelle bouteille, se souvient qu’il a un rendez-vous d’affaires le lendemain matin, ne devrait donc pas mais. Candi Rain est le nom de l’actrice dont le visage illumine à présent l’écran de son portable, il fait défiler toutes les photos disponibles, les portraits du moins, où il retrouve toujours les mêmes yeux bleus, les mêmes mèches blondes et cette bouche gourmande qui chantonnait Fall In Love Mit Mir. Et qui hantera son sommeil, si tant est qu’il puisse le trouver, ne le trouvera pas, évidemment, car il lui faut savoir (comprendre, il ne le pourra pas), quand, combien de temps après leur rencontre et pourquoi. Forcément, pourquoi ?

Les lignes de biographies s’ajoutent les unes aux autres, inexorablement, l’allemand lui paraît plus que jamais une langue impitoyable. Candi Rain, actrice pornographique allemande (de son vrai nom Helena …), repérée à 19 ans par un photographe de charme à la réception de l’hôtel où elle travaillait, elle fera assez vite carrière dans le cinéma pornographique. Victime de mauvaises rencontres, elle devient dépendante de drogues dures qui l’amèneront sans doute à accepter certaines scènes extrêmes et lui vaudront plusieurs cures de désintoxication et tentatives de suicides. Elle disparaît ensuite plusieurs années à l’étranger (Espagne ?), avant de revenir en Allemagne où elle vit à l’heure actuelle dans l’anonymat le plus complet, refusant d’évoquer encore son passé.  Il est deux heures à présent, se pourrait-il qu’il pleure dans son sommeil ?

Il a expédié son rendez-vous comme il l’avait fait de son petit-déjeuner un peu auparavant, son esprit est évidemment ailleurs, occupé par un visage juvénile plein écran que tentent d’envahir des scènes pornographiques qu’il refoule invariablement. Alors, il marche. Traversant le parc, oubliant les lapins, négligeant un Bismarck logiquement de bronze, ses pas le ramènent intuitivement vers l’hôtel où, il y a vingt ans. Le crépi est plus coloré, lui semble-t-il, mais en définitive rien n’a vraiment changé et pourtant le monde est tellement différent aujourd’hui. Le monde et la vie. Une Agnieszka rousse l’accueille à la réception, je peux vous aider, c’est gentil merci, je voudrais juste jeter un coup d’œil, je cherche un hôtel pour mon prochain séjour et peut-être. Agnieszka, tout sourire, lui tend un dépliant publicitaire et espère avoir bientôt le plaisir de l’accueillir, ce qui, pour l’instant, lui suffit. Il en a, pour aujourd’hui, fini avec la nostalgie.

Il y retourne néanmoins, le lendemain, ne s’en étonne même pas, il se sait prévisible. Comme l’était le crachin qui l’accompagne, dont il ne se soucie cependant plus. Pas de rousse polonaise à la réception mais un homme âgé, né avec la paix probablement, beaucoup moins prompt à l’accueillir. Ce qui l’arrange, lui permettant d’encore s’imprégner des lieux tout en préparant un discours qu’il sait par avance fort peu convaincant parce que lui-même, depuis longtemps, n’est plus convaincu. Excusez-moi, Monsieur, ma question est peut-être bizarre mais vous travaillez ici depuis longtemps, demande-t-il au vieux. Bien sûr, plus de trente ans, c’est que j’en ai vu et connu des gens, et même j’ai reçu Helmut Kohl, originaire de la ville d’en face, vous savez. Oui, il sait. Lui-même, moins célèbre évidemment, a séjourné ici il y a une vingtaine d’années. Se souvient d’ailleurs d’une étudiante blonde qui travaillait là, Helena, cela vous dit quelque chose. La mémoire du vieux se fait incertaine, ou bien le feint-il, il faut donc appeler le passé à la rescousse, l’étudiant en séjour linguistique, les amours de jeunesse, la jeune fille blonde dont aujourd’hui il se demande ce qu’elle a pu devenir. Vous n’êtes pas journaliste au moins ? Non, répond-il comme insulté, alors le vieux se détend, évoque l’Allemagne d’avant, quand le Mur permettait encore d’engager des étudiantes allemandes, parce que maintenant, avec l’euro et puis tous ces gens qui viennent de l’Est, vous comprenez. Beaucoup de choses étaient mieux avant, conclut, péremptoire, le vieux. Quant à lui, il n’en est pas tout à fait convaincu que les choses étaient mieux avant, non, c’est plutôt qu’il redoute qu’elles soient pires à l’avenir. Mais Helena, insiste-t-il, est-ce que vous sauriez ? Oui, Helena, pour elle aussi la vie d’avant avait été meilleure, elle avait beaucoup souffert mais à présent elle allait mieux, elle va mieux dit-il avec conviction. Après une heure de conversation, en souvenir sans doute d’un monde disparu (“je ne sais pas pourquoi je vous fais confiance”), il s’en va, enfouissant dans sa poche un papier à en-tête de l’hôtel sur lequel, en lettres cahotantes, figure l’adresse. L’adresse d’Helena.

Il monte jusqu’à son appartement, vérifie le nom sur la sonnette, fixe la porte décolorée, et même un peu taguée, ne peut pas, ne va pas, redescend quelques marches, jusqu’à l’étage inférieur en fait, hésite encore. Il a toujours été ainsi, pesant le pour et le contre, à ce point hésitant que, dans une sorte de bégayement, sa femme et lui avaient conçu des jumelles. Desquelles il se trouve loin, en cet instant, dans cette cage d’escalier qui sent la pisse et la sueur, quoique pour la sueur, ça doit être lui, qui s’est quand même enfilé trois étages à pied, quatre si on compte la marche arrière, et maintenant qu’il se dit qu’en plus de ne savoir quoi lui dire, il va sentir la transpiration, il hésite davantage. Un “suchen Sie ‘was ?” prononcé d’une voix de rogomme met fin à ses atermoiements, le voilà obligé de décliner le nom d’Helena à la mégère qui se propose de l’aider, le surveille aussi sans doute, l’envoyant à l’étage supérieur dont il vient, mais elle ne le sait pas, du moins l’espère-t-il. Elle ne quittera le palier que lorsqu’il aura sonné à la porte, c’est évident, alors il sonne. Avec l’impression que son propre corps fait caisse de résonnance, c’est véritablement en lui qu’il la sent vibrer cette sonnette, il regrette à peine que déjà la porte s’ouvre.

Sur les dernières photos, elle avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. En a donc quinze de plus aujourd’hui, ses cheveux sont plus courts, plus gris aussi, ainsi que ses yeux d’ailleurs, lui semble-t-il. Il voit bien comme la drogue a transformé son visage, enlevé de son éclat, puis, songeant à lui-même, se reprend : c’est la vie qui nous abîme, se dit-il, la vie seulement. Mais elle attend, évidemment, qu’il se présente et s’explique, rien de tout cela ne le surprend, il a répété chaque mot qu’il lui dirait, de peur de ne pas les trouver, d’hésiter, ce qu’il fait quand même, évoque le jeune homme qui lisait Thomas Mann, avait des cheveux plus longs ou même avait des cheveux, tout simplement, et puis l’orage et donc. Elle semble atterrée ou bouleversée, peut-être juste surprise, cela paraît plus violent néanmoins, l’observe en silence puis, enfin, lui propose d’entrer.

Pourquoi venir après toutes ces années, il ne sait pas non plus, le lui dit, peut-être parce qu’il a conscience qu’à leur âge le passé est plus consistant que l’avenir. Et que de son passé à lui, il aime à se souvenir, maintenant que le futur lui paraît incertain. Mais elle n’aime rien de son passé, son présent l’indiffère et l’avenir, elle n’y croit pas davantage qu’en Dieu ou en Merkel (et, avec de tels exemples, il ne peut lui donner tort). De son passé, il veut l’exonérer, lui disant qu’il est au courant, du moins qu’il en sait plus qu’il ne le voudrait, c’est de la personne qu’elle est aujourd’hui qu’il se soucie. Elle n’a pas envie d’en parler mais, de lui, veut en apprendre davantage : est-il marié, a-t-il des enfants ? Deux filles, oui, des jumelles mais pas de garçon, non, ce n’est pas vraiment un regret. Quant à sa femme, partie un jour, lassée de ses tergiversations. J’ai quand même mis vingt ans pour venir te voir, dit-il, on peut la comprendre. Elle ne peut s’empêcher de sourire et lui, alors, se sent agréablement léger.

Il y a de la douceur dans ton regard, lui dit-elle, il y en a toujours eu, je m’en souviens maintenant, mais si c’est de la pitié, je n’en veux pas. Ce n’en est pas, de la tristesse sans doute, mais, en cet instant précis, il revoit la jeune fille dont le regard bleu intense dardait au travers des mèches blondes collées à son front, de cela seulement il lui parlera. Arrachant un nouveau sourire tandis qu’à lui les larmes viennent aux yeux, qu’il ferme ainsi qu’il le fait de son cœur désormais. Et pourtant.

Cette femme le bouleverse, plus qu’il ne l’avait imaginé, davantage qu’il ne le voudrait. Il pourrait. Lui effleure la joue du revers de la main et se mord la lèvre inférieure, s’empêchant de proférer la moindre parole, inutile par ailleurs. La douceur, toujours, dit-elle, saisissant son poignet pour écarter la main caressante. Il faut partir maintenant, ajoute-t-elle, et aussitôt : j’attends quelqu’un. Puis, comprenant sa méprise et le désarroi qui se peint sur son visage : quelqu’un de ma famille, on s’occupe bien de moi, ne t’inquiète pas, mais je n’ai pas envie que l’on te trouve là. Je comprends, dit-il, lui qui, de sa vie, n’a fait que des aller-retour.

Alors, il s’en va, ne croisant jamais, au coin de la rue, le jeune homme échevelé dans lequel il se serait reconnu, assurément.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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A propos des photos de Thomas Ruff…


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Thomas Ruff


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