BADINTER : retour sur les plus grands combats (et colères) d’un homme épris de justice

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[RTBF.BE, 9 février 2024] Il existe des figures dont l’image demeure attachée profondément à des combats. Et qui font changer profondément les choses, les mentalités, l’histoire. Robert Badinter [1928-2024] était de celles-là. Il était une des personnalités françaises du monde juridique et politique les plus importantes depuis l’après-guerre.

Humaniste, brillant juriste, figure emblématique de la lutte contre la peine de mort, l’ancien ministre de la Justice français et président du Conseil constitutionnel Robert Badinter est décédé ce vendredi à l’âge de 95 ans. Revenons sur la carrière ébouriffante en cinq grandes étapes et aspects de sa vie…

Indignations et premiers combats

Nous sommes en 1972. Robert Badinter, brillant avocat et professeur de droit privé – aux universités de Dijon, Besançon, Amiens et bientôt à Paris-la Sorbonne – est déjà bien connu dans l’élite juridique française. Il travaille alors sur une affaire bien difficile. Il défend un dénommé Roger Bontems. Condamné auparavant à 20 ans de prison pour vol, ce dernier était alors jugé pour une prise d’otage à l’infirmerie de la prison où il était incarcéré. L’opération commise avec son compagnon de cellule, Claude Buffet. Les forces de l’ordre donnent l’assaut, et découvrent, stupéfaits, deux corps sans vie. Une infirmière et un gardien ont été égorgés. Bontems est considéré comme complice. Mais n’a pas tué. Robert Badinter tente de lui éviter la peine de mort. En vain. Bontems n’aura pas de circonstances atténuantes, et sera guillotiné tout comme Buffet le 28 novembre 72 à la prison de la Santé. Badinter en fait est touché. Il ne comprend pas le verdict. L’année suivante, il sortira un livre : l’Exécution. Débute alors un combat de toute une vie pour le jeune juriste.

Lors du procès Bontems-Buffet, un homme, présent dans la foule devant le Palais de justice, appelait à la peine de mort pour Bontems. Cet homme, c’est Patrick Henry. En 1976, il assassinera un jeune enfant. Il avait beau crier à la peine capitale pour un autre, cela ne l’empêcha pas de tuer lui-même froidement un innocent. Badinter le sait. Cette affaire Henry va, début 76, défrayer la chronique. Elle marquera aussi les Français. Notamment avec une phrase passée à la postérité : Roger Gicquel, le présentateur vedette du JT de TF1 ouvre son journal de 20 heures, d’un air grave. “La France a peur !” Les mots sont lourds. Pesants. Etouffants.

Patrick Henry malmené par la foule © Daniel Houpline – SIPA

Un enfant est mort“, poursuit-il, glaçant. Cet enfant, c’est Philippe Bertrand, 7 ans. Enlevé à la sortie de l’école, il est séquestré contre une demande de rançon. La police parvient à coincer Patrick Henry et le met en garde à vue. Celui-ci nie tout en bloc. Remis en liberté, il se déclare innocent à la presse et stipule que le “véritable criminel” mérite la peine de mort pour s’être pris à un enfant. Il s’avérera être coupable du meurtre du jeune garçon, étouffé puis enroulé dans un tapis et mis sous un lit. Patrick Henry était un ami de la famille Bertrand. Un paisible notable de Troyes de 23 ans.

La France a peur“, de Roger Gicquel marque les esprits. Mais il faut l’écouter un peu plus attentivement. Il s’agit en fait d’une mise en garde sur la tentation de justice expéditive. Car en France, on guillotine encore à cette période. L’affaire Henry, et l’apparente désinvolture de l’accusé (ses déclarations, mais aussi le fait qu’il soit parti skier 4 jours pendant l’enquête ou encore son passé criminel) ne semblent pas d’actualité pour faire changer l’opinion publique… En ce moment, Michel Sardou chante d’ailleurs “Je suis pour“. Pourtant, Robert Badinter va entrer en scène. Il prend en charge comme co-avocat, la défense de Patrick Henry – nombre d’avocats s’étant auparavant désistés.

Badinter va faire de ce procès celui de… la peine de mort. “Guillotiner ce n’est rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux.” Il s’inspira de cette phrase pour dérouler son argumentaire. Même si la culpabilité de Patrick Henry ne fait pas l’ombre d’un doute et aussi odieux que soit son crime, Badinter va mettre les jurés devant leurs responsabilités. “Si vous décidez de tuer Patrick Henry, c’est chacun de vous que je verrai au petit matin, à l’aube. Et je me dirai que c’est vous, et vous seuls, qui avez décidé” s’exclamera l’avocat. Avec 7 voix pour contre 5 (il en fallait 8 pour qu’un accusé soit condamné à la peine capitale), Patrick Henry sauve sa tête. Ce sera la prison à perpétuité. “Vous n’aurez pas à le regretter !“, lancera le tueur d’enfant aux jurés.

Force de persuasion

EAN 9782253011224

A la suite de cette affaire Henry, la guillotine ne sera pas pour autant rangée au placard de l’histoire dans l’Hexagone. La justice se montrera – peut-être sciemment ? – moins clémente avec deux autres accusés. Deux personnes furent encore guillotinées avant l’avènement de Mitterrand au pouvoir (Jérôme Carrein et Hamifa Djandoubi). Ça aurait pu être plus. Robert Badinter, sûr de son combat, empêchera la peine de mort pour cinq prévenus entre 78 et 80. Pendant cette période, il s’illustrera dans d’autres affaires. Il défend Jimmy Connors, le joueur de tennis, contre la Fédération française de tennis en 74, intervient dans l’affaire du talc Morhange, et surtout dans le procès du négationniste Robert Faurisson. Le professeur d’université et écrivain sera durement mis en cause par Badinter. Ce dernier dira : “[…] Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner“. Ce qui sera fait.

Action politique

Robert Badinter avait déjà participé à la campagne de François Mitterrand de 1974. En 1981, c’est la consécration pour l’homme de Jarnac. Le socialiste est élu à la tête de l’Etat français. Dans les 110 propositions qu’il fit lors de la campagne, l’abolition de la peine de mort était déjà présente. Une conviction profonde qu’avait le candidat de gauche alors que les sondages eux, montraient qu’une majorité de Français et de Françaises était toujours favorable à la guillotine.

Robert Badinter va être nommé Garde des Sceaux (ministre de la Justice) le 23 juin 1981. Le 17 septembre, il est déjà devant l’Assemblée nationale, son projet de loi pour l’abolissement de la peine de mort sous le bras. Il le portera avec passion devant les députés. Tribun magnifique, ses mots feront mouche. Et c’est avec 369 voix contre 113 que les élus vont se prononcer pour la suppression de la peine capitale. La France était la dernière contrée de l’Europe des dix à encore l’appliquer – la Belgique l’abolira formellement en 1996, mais ne la mettait plus en pratique. Des députés, pourtant dans l’opposition, comme Jacques Chirac ou Philippe Seguin, se rallieront à la proposition du nouveau Garde des Sceaux.

Droits des homosexuels, indemnisation des victimes de la route…

L’orateur sera ministre de la Justice jusqu’en 1986. Un ministre des plus décisifs de la Ve République. Car il n’en restera pas là, et d’autres mesures phares seront à mettre à son actif. Citons le fait de permettre à tout un chacun de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, la suppression de juridictions d’exception (comme la Cour de sûreté de l’Etat), la création d’un régime d’indemnisation des victimes d’accidents de la route, l’instauration de peine de travaux d’intérêt général pour les petits délits… Il relance la révision du Code pénal et œuvre pour les droits des homosexuels. Dans ce dernier cas, il fera en sorte que l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports avec des personnes du même sexe soit ramené à celle des hétérosexuels. En mars 1986, sa carrière se tournera vers le Conseil constitutionnel, où il sera président jusqu’en 1995 (soit la fin du deuxième mandat de François Mitterrand). En 1992, le président hésitera à le nommer Premier ministre. Ce sera Edith Cresson qui prendra Matignon finalement.

L’engagé

Seul sénateur socialiste des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter ne quittera jamais le débat public. Et continuera inlassablement à prendre position sur les thèmes qui lui tiennent à cœur. Admirateur du Dalaï-Lama, il soutiendra la résistance non-violente du peuple tibétain. Au début des années 2000, il défendra la libération pour raison de santé de Maurice Papon (homme politique responsable de complicité de crimes contre l’humanité, pour l’organisation de la déportation de 1600 Juifs de Bordeaux vers Drancy). Condamné à 10 ans de réclusion en 1998, il sortira de la prison de la Santé, à Paris, en 2002. En cause, un rapport médical, qui le déclarait “impotent et grabataire”. Un vaste débat s’empare alors de la société française. “Il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime” déclare Robert Badinter, qui approuve sa libération. Sur d’autres sujets, il se montrera aussi indigné quant au traitement policier et médiatique lors de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn en 2011, sceptique dans le débat sur l’euthanasie et sur une entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Elisabeth, compagne philosophe

© Kasia WANDYCZ – PARISMATCH – SCOOP

Il formera un couple uni avec sa deuxième épouse, Elisabeth. De seize ans sa cadette, “Madame Elisabeth Badinter“, comme elle se fera appeler – et non pas “Madame robert Badinter“, selon les conventions bourgeoises, comme le souligne ce beau portrait de Paris Match, il l’a connu alors qu’elle était encore petite. Fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de l’agence Publicis (Publicité et sondages) et de Sophie Vaillant, la maison de ses parents était alors le lieu de passage de toute une kyrielle d’intellectuels et d’homme politiques. De Mendès France à Raymond Aron, de Françoise Giroud aux Bolloré, en passant par Robert Badinter, l’avocat de son père. Depuis ses douze ans, ce dernier lui offrait chaque année pour son anniversaire un petit éléphant de bois. Nos confrères de Paris-Match expliquent que leur appartement de la rive-gauche de Paris en comptait 58, en 2014… La jeune fille s’est mariée avec le brillant avocat à l’âge de 22 ans, en 1966, après que celui-ci se soit séparé de sa première épouse, Anne Vernon. Il avait été uni à cette dernière, actrice de profession, de 1957 à 1965. Elisabeth, elle, en plus d’avoir repris Publicis, est devenue une célèbre historienne et philosophe.

A deux, ils eurent trois enfants. Judith, Simon et Benjamin. Un amour fort liait les deux personnalités. La spécialiste du XVIIIe siècle, féministe et engagée, était de tous les combats avec son époux, fringuant juriste au verbe haut. Ils écrivaient de concert, et apparaissaient souvent dans les médias ensemble, inséparables. Elisabeth, bien que devenue une farouche laïque avec un père qui fit rentrer la réclame dans l’ère de la publicité, est d’origine juive de Russie. Tout comme celui de Robert, Samuel (dit Simon). Celui-ci était originaire de Bessarabie (ancienne Moldavie). Il est arrivé en France en 1919, et épousa Charlotte Rosenberg, native de la même région orientale. Le commerçant, naturalisé français en 1928, fut arrêté par la Gestapo, parqué à Drancy puis déporté à Sobibor en 1943. Il n’en reviendra pas. Robert, son frère Claude et sa mère parviendront à s’échapper de Paris et trouveront refuge près de Chambéry. Ils auront de faux papiers. Cette histoire tragique marquera fortement Robert Badinter.

La colère du “Vel d’Hiv”

Robert Badinter, répondant aux invectives contre François Mitterrand, lors de la commémoration du 50ème anniversaire de la rafle du Vel D’Hiv, le 16 Juillet 1992. © AFP – Gérard Fouet

Et quand vint le jour où François Mitterrand fut le premier président à assister aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, en 1992, Badinter ne supporta pas que le président se fasse huer par une partie du public. Cette dernière désirait que l’Elysée reconnaisse le rôle actif de l’Etat français dans celle-ci. La chose n’avait pas encore été avouée, comme le fera quelques années plus tard Jacques Chirac. Mais pour le président du Conseil constitutionnel, s’en est trop. On ne hue pas quelqu’un dans une telle occasion. Sa colère fut foudroyante. Son indignation, bien visible. “Vous m’avez fait honte ! […] Les morts vous écoutent ! Croyez-vous qu’ils écoutent, là ?” Il fut dit qu’en privé, Robert Badinter eut une franche discussion et “réglé ses comptes” avec François Mitterrand, son ami, qui, sur la question, s’était montré plutôt ambigu à l’époque.

Passeur et créateur

En 2013, Robert Badinter s’immisça dans le monde de l’opéra. Il écrira le livret de Claude, œuvre inspirée du Claude Gueux de Victor Hugo. Il écrivit aussi des pièces de théâtres et des essais. Dans l’abolition, paru en 2000, il revient sur son combat contre la peine de mort. Concerné par les questions juridiques jusqu’à la fin de sa vie, il créera un cabinet de consultations juridiques pour des juristes en 2011, il se verra confier la rédaction d’un nouveau “Code du travail” par le Premier ministre Manuel Valls en 2015. Outre cela, Badinter a aussi contribué à l’écriture de la constitution de la Roumanie (après Ceausescu), il a présidé la “Commission d’arbitrage pour la paix en Yougoslavie”. Cette dernière, sous l’égide de l’Europe, devait pouvoir répondre aux problèmes juridiques concernant la dislocation de l’ex-Yougoslavie. Elle sera appelée Commission Badinter. Plusieurs écoles et promotions portent son nom dans l’Hexagone (parfois accolé à celui de sa deuxième épouse). Et celles-ci ne sont sûrement que les premières.

Car les hommages à ce grand humaniste de la fin de ces 60 dernières années, formant un couple fusionnel avec sa compagne, tous deux attachés à la justice, à la liberté, au mieux vivre-ensemble et à la compréhension entre les peuples et les individus, ne feront sans doute, que débuter.

Kevin DERO, rtbf.be


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Plus d’engagement en Wallonie et à Bruxelles…

ANGUERA, Jean (né en 1953)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 12 décembre 2023] Petit-fils du sculpteur espagnol Pablo Gargallo et fils de la sculptrice Pierrette Gargallo, Jean Anguera (né en 1953 à Paris) expose jusqu’au 11 février [2024] au musée de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux, la ville où il est arrivé à l’âge de dix ans. C’est dire les liens qui relient le sculpteur académicien et cette banlieue du Sud de Paris qu’il a arpentée, adolescent, du quartier arménien au fort militaire de l’enceinte de Thiers. Vivant aujourd’hui dans le Loiret avec sa femme, la sculptrice Laure de Ribier, il continue d’entretenir des liens avec “ces lieux qui me sont très chers”, comme il aime à le rappeler. C’est pourquoi le fait d’exposer au milieu des collections historiques de la ville d’Issy-les-Moulineaux a du sens car ses œuvres répondent volontiers à Rodin et Dubuffet. Ses figures et ses bustes surprennent par leur monumentalité et leur travail de la matière.

Au gré du parcours dans le musée, on peut imaginer des correspondances entre les grandes figures dans l’espace de Jean Anguera et les tableaux d’Henri Matisse décrivant le volume de son atelier d’Issy-les-Moulineaux, où l’artiste a vécu de 1909 à 1917. On peut également recréer des liens entre les plâtres de Rodin, placés dans une vitrine du musée pour rappeler son séjour à la Villa des Brillants à Meudon, et les bustes de Jean Anguera représentant son ami le poète Salah Stétié. Sans parler de la verticalité de certaines de ses sculptures qui rappellent celle de la Tour aux figures de Jean Dubuffet, érigée sur l’île Saint-Germain voisine.

Est-ce grâce à ses études d’architecture, menées à Paris jusqu’en 1978, à sa proximité avec le sculpteur César aux Beaux-Arts ou aux cours du scénographe Jacques Bosson que Jean Anguera a un tel sens de la monumentalité ? Parti du bloc, qui est ici malaxé, trituré, laminé, cet homme drapé dresse sa petite tête vers le ciel. Il marche comme celui de Giacometti, son aîné, mais pèse de tout son poids sur la terre avec laquelle il fait corps. Les sculptures de Jean Anguera sont modelées d’abord dans l’argile, puis reproduites dans la résine de polyester, avant d’être fondues en bronze.

Lauréat du Prix Simone et Cino del Duca en 2012, Jean Anguera a été élu en 2013 membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil du sculpteur François Stahly. Comme celui-ci, il aime les silhouettes-totems, le noir de la gravure et la patine des bronzes. Parfois, Jean Anguera joue sur la masse comme ici, avec cette Femme assise, qui semble émerger du magma.

Pensée… pesée d’un perpétuel inachèvement, d’où la permanence de la plénitude”, écrit René Quinon. «“Il y a dans l’écriture de Jean Anguera ce qui nomme l’essentiel : l’exigence de la respiration, de l’apesanteur, de la stase”. Ainsi de cette deuxième version du Corps retrouvé qui, pareil à une crête de montagne, s’étire et deviendra, sept ans plus tard, le corps d’une femme étendue. L’horizontalité, les traces de la main et le rythme des plis donnent tout son sens à ces variations d’odalisques et de paysages anthropomorphes.

Le poète libanais Salah Stétié, maître des mots et de la calligraphie, a qualifié Jean Anguera de “sculpteur de l’impalpable”. À propos du sujet de ses sculptures, il parle d’un homme “brisé de traits à l’avancée du jour” et “enfanté par la complexité des lignes”. En réponse, le sculpteur a créé une série de bustes où les traits du visage sont encore présents mais où des scarifications plus ou moins profondes viennent altérer leur lisibilité. On ne peut s’empêcher de penser aux œuvres en trois dimensions de Jean Fautrier.

Dessins et livres illustrés (depuis 1999, Jean Anguera collabore à la collection Mémoires et réalise des manuscrits avec Joël Bastard, Michel Butor, Serge Meschonnic…) complètent la vingtaine de sculptures, corps ou paysages, présentées aux quatre coins du musée. Chaque pièce devient le signal d’une relation humaine à la création, écrit Jean-Paul Gavard-Perret. Bref, d’une étrange intimité. Dans la fabrication de cette tension à ceindre le vide et dans tous ses états, le corps est le vaisseau-fantôme“. Ici, ce n’est plus l’homme qui marche dans la plaine mais La Plaine traversée, métonymie sculpturale transformant le corps en lieu du déplacement.

Guy Boyer


© academiedesbeauxarts.fr

[CANALACADEMIES.COM] Issu d’une famille d’artiste, petit-fils du sculpteur Pablo Gargallo, Jean Anguera naît à Paris en 1953. Passionné par le modelage depuis son plus jeune âge, il suit les cours de l’atelier César en parallèle à ses études d’Architecture à l’École nationale supérieure des beaux-arts ; choisissant à partir de 1978 de se consacrer entièrement à la sculpture et au dessin, il retiendra de l’enseignement de l’architecture l’apprentissage d’un langage rigoureux et les rapports entre intériorité et extériorité qu’il transposera dans l’imaginaire de sa sculpture. Jacques Bosson, architecte-scénographe, ainsi que le comédien Jacques Lecoq et le sculpteur Gérard Koch influenceront les recherches formelles de sa sculpture.

À partir de 1981, il choisit d’utiliser un matériau auquel il restera fidèle, la résine de polyester, qui lui permet de reproduire avec précision les modelages qu’il effectue dans l’argile. Ayant épousé en 1977 Laure de Ribier, une jeune femme sculpteur rencontrée à l’atelier de César, il part s’établir avec elle en Auvergne ; la variété des paysages et des reliefs lui procure un vocabulaire formel qui alimente ses premières «images doubles» où se mêlent le corps humain et la représentation du paysage (série des Géographies sentimentales).

Il se rapproche de Paris en 1983 et installe son atelier dans un village au cœur de la plaine entre Beauce et Gâtinais. Il découvre un paysage réduit à l’essentiel – où tout se joue entre l’étendue de la terre et l’immensité du ciel induit par la séparation virtuelle de l’horizon – un paysage qui rencontre peu à peu sa sculpture en y inscrivant la relation intime de l’homme avec l’espace. “Il y a avant tout l’horizontalité absolue, et puis cette rupture, cet accident inouï qu’est la verticalité de la silhouette.” (Pierre Edouard in Jean Anguera – Trinité de la sculpture,2017).

Pour Jean Anguera, le modelage constitue l’essentiel d’une démarche artistique qui tente d’unir dans une même forme la présence et le lieu. “L’art ne saurait éluder le périmètre où il se forge, et à fortiori la sculpture, qui participe d’un environnement donné, tant il s’avère consubstantiel de sa viabilité.” (Gérard Xuriguera in Jean Anguera, terre d’appui, catalogue galerie Marwan Hoss, 2006).

Jean Anguera a exposé régulièrement à la galerie Marwan Hoss et avec elle à la FIAC ou à ARCO à Madrid et avec la galerie Michèle Broutta à partir de 1999. En témoignage d’amitié le poète et essayiste Salah Stétié lui consacre en 2011 une monographie illustrée de photographies de l’artiste Jean Anguera, sculpteur de l’impalpable. La même année, le musée Goya de Castres consacre à son travail une première rétrospective (L’argile est éternelle, commissariat Jean-Louis Augé). Suivront deux expositions importantes en 2012 au musée du COMPA à Chartres et en 2013 à la Propriété Caillebotte à Yerres . En 2015 il expose à la Fondation Elsa Triolet-Aragon et début 2016 le Palacio de la Lonja de Saragosse présente les quinze dernières années de sa sculpture (Camino de la escultura – commissariat Rafael Ordonez). Une partie significative des œuvres constituera l’exposition à l’abbaye de Flaran la même année. En 2017 le Musée Espace d’Art de la Ville de Pithiviers présente son travail sous le titre Un désir de présence (commissariat Jean-Marc Providence). Et en 2018 c’est au tour de la Ville de Tarbes d’accueillir au Carmel un ensemble représentatif de son travail.

Depuis 1999, il collabore à la Collection Mémoires dirigée par Eric Coisel et travaille à la réalisation de livres peints manuscrits avec de nombreux poètes, dont Jacques Ancet, Joël Bastard, Michel Butor, Jean-Paul Gavard-Perret, Serge Gavronsky, Robert Marteau, Henri Meschonnic et Salah Stétié. En 2012, l’Académie des beaux-arts lui décerne le Prix de Sculpture de la Fondation Cino del Duca pour l’ensemble de son œuvre. L’année suivante il est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil de François Stahly. Les titres de ses expositions personnelles tels que De la présence et du lieu (1997), Pensée du paysage (1999), L’intime dehors (2004), Terre d’appui (2006), Le paysage à travers l’homme (2008), L’homme jusqu’à la plaine (2011), Le paysage sculpture (2012), témoignent de la thématique centrale dans son œuvre : celle du paysage qu’il unit de manière indissociable à l’image de l’homme. Depuis 1997 son épouse Laure de Ribier l’assiste dans son travail. La plupart des œuvres seront signées de leur deux noms. Jean Anguera est Chevalier des Arts et Lettres. Il a été élu membre de l’Académie des beaux-arts le 27 février 2013.


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

COMTE-SPONVILLE (né en 1952) : textes

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D’après Kant, la philosophie est la doctrine et l’exercice de la sagesse, et non la simple science…

“Philosopher, c’est penser par soi-même ; mais nul n’y parvient valablement qu’en s’appuyant d’abord sur la pensée des autres, et spécialement des grands philosophes du passé. La philosophie n’est pas seulement une aventure ; elle est aussi un travail, qui ne va pas sans efforts, sans lectures, sans outils. Les premiers pas sont souvent rébarbatifs, qui en découragèrent plus d’un. C’est ce qui m’a poussé, ces dernières années, à publier des « Carnets de philosophie ». De quoi s’agissait-il ? D’une collection d’initiation à la philosophie: douze petits volumes, chacun constitué d’une quarantaine de textes choisis, souvent très brefs, et s’ouvrant par une Présentation de quelques feuillets, dans laquelle j’essayais de dire, sur telle ou telle notion, ce qui me semblait l’essentiel… Ce sont ces douze Présentations, revues et sensiblement augmentées, qui constituent le présent volume. La modestie du propos reste la même : il s’agit toujours d’une initiation, disons d’une porte d’entrée, parmi cent autres possibles, dans la philosophie. Mais qui laisse au lecteur le soin, une fois ce livre lu, de partir lui-même à la découverte des œuvres, comme il faut le faire tôt ou tard, et de se constituer, s’il le veut, sa propre anthologie… Vingt-cinq siècles de philosophie font un trésor inépuisable. Si ce petit livre peut donner l’envie, à tel ou tel, d’aller y voir de plus près, s’il peut l’aider à y trouver du plaisir et des lumières, il n’aura pas été écrit en vain. […]

EAN13 : 9782226117366

Qu’est-ce que la philosophie ? Je m’en suis expliqué bien souvent, et encore dans le dernier de ces douze chapitres. La philosophie n’est pas une science, ni même une connaissance; ce n’est pas un savoir de plus : c’est une réflexion sur les savoirs disponibles. C’est pourquoi on ne peut apprendre la philosophie, disait Kant : on ne peut qu’apprendre à philosopher. Comment ? En philosophant soi-même : en s’interrogeant sur sa propre pensée, sur la pensée des autres, sur le monde, sur la société, sur ce que l’expérience nous apprend, sur ce qu’elle nous laisse ignorer… Qu’on rencontre en chemin les œuvres de tel ou tel philosophe professionnel, c’est ce qu’il faut souhaiter. On pensera mieux, plus fort, plus profond. On ira plus loin et plus vite. Encore cet auteur, ajoutait Kant, “doit-il être considéré non pas comme le modèle du jugement, mais simplement comme une occasion de porter soi-même un jugement sur lui, voire contre lui”. Personne ne peut philosopher à notre place. Que la philosophie ait ses spécialistes, ses professionnels, ses enseignants, c’est entendu. Mais elle n’est pas d’abord une spécialité, ni un métier, ni une discipline universitaire : elle est une dimension constitutive de l’existence humaine. Dès lors que nous sommes doués et de vie et de raison, la question se pose pour nous tous, inévitablement, d’articuler l’une à l’autre ces deux facultés. Et certes on peut raisonner sans philosopher (par exemple, dans les sciences), vivre sans philosopher (par exemple, dans la bêtise ou la passion). Mais point, sans philosopher, penser sa vie et vivre sa pensée : puisque c’est la philosophie même. […]

La morale

[…] On se trompe sur la morale. Elle n’est pas là d’abord pour punir, pour réprimer, pour condamner. Il y a des tribunaux pour ça, des policiers pour ça, des prisons pour ça, et nul n’y verrait une morale. Socrate est mort en prison, et plus libre pourtant que ses juges. C’est où la philosophie commence, peut-être. C’est où la morale commence, pour chacun, et toujours recommence : là où aucune punition n’est possible, là où aucune répression n’est efficace, là où aucune condamnation, en tout cas extérieure, n’est nécessaire. La morale commence où nous sommes libres : elle est cette liberté même, quand elle se juge et se commande. Tu voudrais bien voler ce disque ou ce vêtement dans le magasin… Mais un vigile te regarde, ou bien il y a un système de surveillance électronique, ou bien tu as peur, simplement, d’être pris, d’être puni, d’être condamné…Ce n’est pas honnêteté ; c’est calcul. Ce n’est pas morale ; c’est précaution. La peur du gendarme est le contraire de la vertu, ou ce n’est vertu que de prudence. Imagine, à l’inverse, que tu aies cet anneau qu’évoque Platon, le fameux anneau de Gygès, qui te rendrait à volonté invisible… C’est une bague magique, qu’un berger trouve par hasard. Il suffit de tourner le chaton de la bague vers l’intérieur de la paume pour devenir totalement invisible, de le tourner vers l’extérieur pour redevenir visible… Gygès, qui passait auparavant pour honnête homme, ne sut pas résister aux tentations auxquelles cet anneau le soumettait : il profita de ses pouvoirs magiques pour entrer au Palais, séduire la reine, assassiner le roi, prendre lui-même le pouvoir, l’exercer à son bénéfice exclusif…

Candaule roi de Lydie montrant sa femme à Gygès (William ETTY, 1830) © Tate Gallery, London (UK)

Celui qui raconte la chose, dans La République, en conclut que le bon et le méchant, ou supposés tels, ne se distinguent que par la prudence ou l’hypocrisie, autrement dit que par l’importance inégale qu’ils accordent au regard d’autrui, ou par leur habileté plus ou moins grande à se cacher… Posséderaient-ils l’un et l’autre l’anneau de Gygès, plus rien ne les distinguerait: “ils tendraient tous les deux vers le même but“. C’est suggérer que la morale n’est qu’une illusion, qu’un mensonge, qu’une peur maquillée en vertu. Il suffirait de pouvoir se rendre invisible pour que tout interdit disparaisse, et qu’il n’y ait plus que la poursuite, par chacun, de son plaisir ou de son intérêt égoïstes. Est·ce vrai ? Platon, bien sûr, est convaincu du contraire. Mais nul n’est tenu d’être platonicien… La seule réponse qui vaille, pour ce qui te concerne, est en toi. Imagine, c’est une expérience de pensée, que tu aies cet anneau. Que ferais-tu ? Que ne ferais-tu pas ? Continuerais-tu, par exemple, à respecter la propriété d’autrui, son intimité, ses secrets, sa liberté, sa dignité, sa vie ? Nul ne peut répondre à ta place: cette question ne concerne que toi, mais te concerne tout entier. […]

Qu’est-ce que la morale ? C’est l’ensemble de ce qu’un individu s’impose ou s’interdit à lui-même, non d’abord pour augmenter son bonheur ou son bien-être, ce qui ne serait qu’égoïsme, mais pour tenir compte des intérêts ou des droits de l’autre, mais pour n’être pas un salaud, mais pour rester fidèle à une certaine idée de l’humanité, et de soi. La morale répond à la question “Que dois-je faire ?”  –c’est l’ensemble de mes devoirs, autrement dit des impératifs que je reconnais légitimes- quand bien même il m’arrive, comme tout un chacun, de les violer. C’est la loi que je m’impose à moi-même, ou que je devrais m’imposer, indépendamment du regard d’autrui et de toute sanction ou récompense attendues […]”

La politique

Il faut penser à la politique; si nous n’y pensons pas assez, nous serons cruellement punis. (Alain)

L’homme est un animal sociable : il ne peut vivre et s’épanouir qu’au milieu de ses semblables. Mais il est aussi un animal égoïste. Son “insociable sociabilité”, comme dit Kant, fait qu’il ne peut ni se passer des autres ni renoncer, pour eux, à la satisfaction de ses propres désirs. C’est pourquoi nous avons besoin de politique. Pour que les conflits d’intérêts se règlent autrement que par la violence. Pour que nos forces s’ajoutent plutôt que de s’opposer. Pour échapper à la guerre, à la peur, à la barbarie. C’est pourquoi nous avons besoin d’un État. Non parce que les hommes sont bons ou justes, mais parce qu’ils ne le sont pas. Non parce qu’ils sont solidaires, mais pour qu’ils aient une chance, peut-être, de le devenir. Non “par nature”, malgré Aristote, mais par culture, mais par histoire, et c’est la politique même : l’histoire en train de se faire, de se défaire, de se refaire, de se continuer, l’histoire au présent, et c’est la nôtre, et c’est la seule. Comment ne pas s’intéresser à la politique ? Il faudrait ne s’intéresser à rien, puisque tout en dépend.

Qu’est-ce que la politique ? C’est la gestion non guerrière des conflits, des alliances et des rapports de force – non entre individus seulement (comme on peut le voir dans la famille ou un groupe quelconque) mais à l’échelle de toute une société. C’est donc l’art de vivre ensemble, dans un même État ou une même Cité (Polis, en grec), avec des gens que l’on n’a pas choisis, pour lesquels on n’a aucun sentiment particulier, et qui sont des rivaux, à bien des égards, autant ou davantage que des alliés. Cela suppose un pouvoir commun, et une lutte pour le pouvoir. Cela suppose un gouvernement, et des changements de gouvernements. Cela suppose des affrontements, mais réglés, des compromis, mais provisoires, enfin un accord sur la façon de trancher les désaccords. Il n’y aurait autrement que la violence, et c’est ce que la politique, pour exister, doit d’abord empêcher. Elle commence où la guerre s’arrête […]

L’amour

[…] L’unicité du mot, pour tant d’amours différents, est source de confusions, voire parce que le désir inévitablement s’en mêle d’illusions. Savons-nous de quoi nous parlons, lorsque nous parlons d’amour ? Ne profitons-nous pas, bien souvent, de l’équivoque du mot pour cacher ou enjoliver des amours équivoques, je veux dire égoïstes ou narcissiques, pour nous raconter des histoires, pour faire semblant d’aimer autre chose que nous-mêmes, pour masquer – plutôt que pour corriger – nos erreurs ou nos errements ? L’amour plaît à tous. Cela, qui n’est que trop compréhensible, devrait nous pousser à la vigilance. L’amour de la vérité doit accompagner l’amour de l’amour, l’éclairer, le guider, quitte à en modérer, peut-être, l’enthousiasme. Qu’il faille s’aimer soi, par exemple, c’est une évidence comment pourrait-on nous demander, sinon, d’aimer notre prochain comme nous-même ? Mais qu’on n’aime souvent que soi, ou que pour soi, c’est une expérience et c’est un danger. Pourquoi nous demanderait-on, autrement, d’aimer aussi notre prochain ? Il faudrait des mots différents, pour des amours différents. En français, ce ne sont pas les mots qui manquent : amitié, tendresse, passion, affection, attachement, inclination, sympathie, penchant, dilection, adoration, charité, concupiscence… On n’a que l’embarras du choix, et cela, en effet, est bien embarrassant. Les Grecs, plus lucides que nous peut-être, ou plus synthétiques, se servaient principalement de trois mots, pour désigner trois amours différents. Ce sont les trois noms grecs de l’amour, et les plus éclairants, à ma connaissance, dans toutes les langues:
éros, philia, agapè. J’en ai parlé longuement dans mon Petit Traité des grandes vertus. Je ne peux ici qu’indiquer brièvement quelques pistes.

Qu’est-ce qu’éros ?
C’est le manque, et c’est la passion amoureuse. C’est l’amour selon Platon : “Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.”

[…] L’amitié ? C’est ainsi qu’on traduit ordinairement philia en français, ce qui n’est pas sans en réduire quelque peu le champ ou la portée. Car cette amitié-là n’est exclusive ni du désir (qui n’est plus manque alors mais puissance), ni de la passion (éros et  philia peuvent se mêler, et se mêlent souvent), ni de la famille (Aristote désigne par philia aussi bien l’amour entre les parents et les enfants que l’amour entre les époux: un peu comme Montaigne, plus tard, parlera de l’amitié maritale), ni de la si troublante et si précieuse intimité des amants… Ce n’est plus, ou plus seulement, ce que saint Thomas appelait l’amour de concupiscence (aimer l’autre pour son bien à soi) ; c’est l’amour de bienveillance (aimer l’autre pour son bien à lui) et le secret des couples heureux. Car on se doute que cette bienveillance n’exclut pas la concupiscence : entre amants, elle s’en nourrit au contraire, et l’éclaire. Comment ne pas se réjouir du plaisir qu’on donne ou qu’on reçoit ? Comment ne pas vouloir du bien à celui ou celle qui nous en fait ? Cette bienveillance joyeuse, cette joie bienveillante, que les Grecs appelaient philia, c’est l’amour selon Aristote, disais-je : aimer, c’est se réjouir et vouloir le bien de celui qu’on aime. Mais c’est aussi l’amour selon Spinoza : « une joie, lit-on dans l’Éthique, qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure» […]

Agapè ?  C’est encore un mot grec, mais très tardif. Ni Platon, ni Aristote, ni Épicure, d’un tel mot, n’eurent jamais l’usage. Éros et philia leur suffisaient, ils ne connaissaient que la passion ou l’amitié, que la souffrance du manque ou la joie du partage. Mais il se trouve qu’un petit juif, bien après la mort de ces trois-là, s’est mis soudain, dans une lointaine colonie romaine, dans un improbable dialecte sémitique, à dire des choses étonnantes: “Dieu est amour…Aimez votre prochain… Aimez vos ennemis…” Ces phrases, sans doute étranges dans toutes les langues, semblaient, en grec, à peu près intraduisibles. De quel amour pouvait-il s’agir ? Éros ? Philia ? Cela nous vouerait à l’absurdité. Comment Dieu pourrait-il manquer de quoi que ce soit ? Être l’ami de qui que ce soit ? « Il y a quelque ridicule, disait déjà Aristote, à se prétendre l’ami de Dieu. […]

La biologie ne dira jamais à un biologiste comment il faut vivre, ni s’il le faut, ni même s’il faut faire de la biologie. Les sciences humaines ne diront jamais ce que vaut l’humanité, ni ce qu’elles valent. C’est pourquoi il faut philosopher : parce qu’il faut réfléchir sur ce que nous savons, sur ce que nous vivons, sur ce que nous voulons, et qu’aucun savoir n’y suffit ou n’en dispense. L’art ? La religion ? La politique ? Ce sont de grandes choses, mais qui doivent elles aussi être interrogées. Or dès qu’on les interroge, ou dès qu’on s’interroge sur elles un peu profondément, on en sort, au moins en partie : on fait un pas, déjà, dans la philosophie. Que celle-ci doive à son tour être interrogée, aucun philosophe ne le contestera. Mais interroger la philosophie, ce n’est pas en sortir, c’est y entrer. […]

Présentations de la philosophie (2000)


Il ne faut pas rêver les couples, mais il ne faut pas rêver la passion non plus ; la vivre, oui, quand elle est là, mais ne pas lui demander de durer, ne pas lui demander de suffire, ne pas lui demander de remplir ou guider une existence ! Ce n’est qu’un leurre de l’ego. La vraie question est de savoir s’il faut cesser d’aimer quand on cesse d’être amoureux (auquel cas on ne peut guère qu’aller de passion en passion, avec de longs déserts d’ennui entre deux), ou bien s’il faut aimer autrement, et mieux.

L’amour, la solitude (1992)


[INFOS QUALITE] statut : mis à jour | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : Le livre de poche | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR ; © Tate Gallery | Plus d’information est disponible sur le site consacré à la philosophie d’André Comte-Sponville ANDRECOMTESPONVILLE.FR ou sur le site personnel de l’auteur : ANDRECOMTE-SPONVILLE-MONSITE-ORANGE.FR.


Plus de discours et de philosophie en Wallonie-Bruxelles…

GIONO (1895-1970) : textes

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Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […] J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.

Le Hussard sur le toit (1951)


ISBN 2070368726

GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934)
Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]

Amaury NAUROY

Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”

Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”

C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”

Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.

“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”

Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”

Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : gallimard.fr ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Giono assis à son bureau. Vogue, 1955) © Getty – Erwin Blumenfeld.


Savoir-lire encore…

NIELSEN, Eva (née en 1983)

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“Le fait de parler des lieux, c’est parler de l’humain” explique Eva NIELSEN (née en 1983). L’artiste franco-danoise brouille depuis plusieurs années les repères du paysage et de la peinture. Depuis 2010, elle met en scène des lieux à la fois familiers et étranges : une zone périurbaine désertée, une ferme abandonnée… Architectures de béton, stores, mobiliers urbains, tramés par la sérigraphie, structurent le territoire de la nature, comme celui de la toile. Malgré leur architecture marquée par la modernité, ces lieux semblent n’appartenir à aucun espace-temps déterminé. Eva Nielsen donne là une forme possible aux espaces anonymes, aux “non-lieux”, dont Marc Augé a souligné dans sa recherche d’une “anthropologie de la surmodernité” combien ils sont aujourd’hui les lieux de passage obligés d’un paysage mondialisé. Semblant être de nulle part, sans présence humaine, les paysages dépeints par Eva Nielsen pourraient être cet entourage immédiat que nous ne voyons plus. S’attachant à représenter une utopie moderne abandonnée, ses peintures résonnent comme un futur dans le passé, un retour de demain sur le présent.

Cette “surmodernité” est aussi celle de la peinture aujourd’hui. Eva Nielsen explore les frontières entre photographie et peinture, entre peinture et impression mécanique, un enjeu qu’elle sait être devenu une quête au long cours de l’histoire de l’art depuis Andy Warhol et Gerhard Richter. Les tableaux sont réalisés à partir de photographies, documentés par des marches et des explorations, aussi bien européennes qu’américaines. Pour accentuer le contraste entre le noir et blanc de l’impression photographique et cette tonalité sourde et lumineuse héritée du paysage scandinave, Eva Nielsen travaille chaque œuvre en deux temps, celui de la sérigraphie et celui des aquarelles, des encres, des acryliques. Elle fait, cependant, de la sérigraphie un usage unique, à rebours de ses capacités de reproduction. Elle n’en conserve que l’effet esthétique de la trame mécanique, tout comme elle a parfois expérimenté l’imprimante pour ses dessins préparatoires.

Peindre aujourd’hui pose la question du temps long dans une époque de l’instantané et du tout-image. Tout voir, est-ce ne rien voir ? À ses paysages architecturés, l’artiste a ajouté récemment la maladie du “voir”. Sa dernière série Lucite (2015-…) tient son nom d’une allergie à la lumière. L’horizon de ses peintures s’est ostensiblement voilé. Le statut du regardeur est redoublé : nous sommes en position de voyeur, à la fois du tableau, et de la maison de l’autre, que l’on tente d’apercevoir à travers le treillage qui recouvre la surface de la toile. Le voilage rejoint également un motif emblématique de l’histoire de l’art, le pli, théorisée par Gilles Deleuze, thème baroque par excellence, mais devenu ici le pli d’un grillage bon marché.

d’après AWAREWOMENARTISTS.COM


Eva Nielsen “Dondal II” (detail) © Eva Nielsen
Les sublimes mondes en trompe-l’œil d’Eva Nielsen

Au moyen de la sérigraphie, Eva Nielsen trompe l’œil avec des effets qui subliment la nature et le bâti. Ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers”, note Robert Smithson à propos de Passaic, ville sans histoire du New Jersey dont les monuments ordinaires (ponts, parkings ou bacs à sable) lui inspirent en 1967 un texte fondateur sur le chaos des cités à l’épreuve du temps. Eva Nielsen l’a lu et approuvé, tout comme Manhattan Transfer de Dos Passos. Élevée dans le 91, elle qui transite entre Paris et Yerres connaît par cœur ces zones intermédiaires peuplées d’architectures précaires.

Des perspectives de non-lieux

Ses odyssées suburbaines” forment par sédimentation des spectrogéographies”. Autrement dit, des perspectives furtives de non-lieux. Sa méthode vandale” varie et si, à l’origine, la sérigraphie masquée par des bandes de ruban adhésif précédait la peinture, l’inverse est devenu vrai. Personnelle ou d’emprunt, l’image source imprimée à même la toile, sur des chutes d’organza ou de cuir, est maculée d’huile, d’acrylique, d’aquarelle ou d’encre de Chine.Si bien que le regard ne sait plus où se poser, fouillant la surface et le fond en quête d’indices, perdant sur tous les plans, faute de mise au point.

Eva Nielsen ne lui facilite pas la tâche. Ses effets de textures ajoutent des filtres, sortes de vitres embuées ou de moustiquaires à trous qui, tels des souvenirs-écrans, cachent plus qu’ils ne montrent la scène : un paysage désolé hanté par des machines du futur déjà hors d’usage, des cabanes sinistres ou, depuis peu, des humains.Ses mondes hallucinés portent des noms savants, tels Thalweg, Zoled ou Polhodie…

Insolare est à l’avenant. Mené avec la commissaire Marianne Derrien dans le cadre du programme BMW Art Makers (programme qui permet aux artistes et curateurs de montrer et produire une création expérimentale à travers le prisme de l’image contemporaine), ce projet tâte le terrain hostile” des marais de Camargue. Ce site naturel où la vie stagne et grouille se mue en collages humides pleins de sel, de coups de soleil. Désireuse de montrer une réalité tant rurale qu’industrielle”, les créations de l’artiste offre une visibilité sur la qualité vitale” des marais de Camargue.

d’après CONNAISSANCEDESARTS.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : “Insolare II” (recadrée) © Eva Nielsen | visiter le site d’Eva Nielsen


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

DESPROGES : textes

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, 18 avril 2023] Dès qu’il est question de Pierre Desproges, la réplique revient : “On peut rire de tout mais pas avec tout le monde.” Parfois mal interprétée, souvent par des personnes que l’humoriste aurait méprisées, elle cristallise néanmoins assez bien la pensée et l’humour de ce chroniqueur irrévérencieux, qui s’attaquait savamment et sans tabou à toutes les cibles possibles et imaginables.

Né à Pantin en 1939, est décédé d’un cancer à Paris le 18 avril 1988, Pierre Desproges s’est taillé au cours de sa courte vie une réputation d’humoriste cinglant aux répliques corrosives. D’abord à la télévision, avec l’émission de Jacques Martin Le Petit Rapporteur, qu’il a fini par abandonner, ses chroniques étant de plus en plus coupées au montage, puis sur les ondes radio. On se souvient notamment de son personnage de procureur fantasque dans le Tribunal des flagrants délires sur France Inter, débutant chacune de ses interventions par “Public chéri, mon amour !” et “Françaises, Français, Belges, Belges…

Revenant de manière régulière à la télévision, il s’est notamment illustré dans des sketches autour des élections présidentielles, mais aussi l’inoubliable émission La Minute nécessaire de monsieur Cyclopède. Parodiant la forme des leçons éducatives et de savoir-vivre, il invitait le public à “rendre hommage à Victor Hugo sans bouger les oreilles“, à “plonger dans la généalogie pontificale” ou à “retrouver le fils caché de Tintin“. Etonnant, non ?

Au-delà de ses interventions radiophoniques et télévisuelles, il s’est également produit sur scène, d’abord accompagné, par Thierry Le Luron ou Évelyne Grandjean, puis en solo à partir de 1984, où il laissait libre cours à son humour noir, absurde mais aussi érudit. Son goût pour les bons mots s’est également épanoui sur le papier : de son vivant, il a publié une dizaine de livres, certains reprenant ses interventions radiophoniques, d’autres des textes inédits, comme son roman Des femmes qui tombent.

Celui qui déclarait “plus cancéreux que moi, tumeur” a finalement été emporté par un cancer du poumon il y a très exactement 35 ans, mais ses traits d’esprit continuent encore aujourd’hui d’alimenter le monde de l’humour francophone.

Adrien Corbeel, rtbf.be


Ce n’est pas parce que l’homme a soif d’amour qu’il doit se jeter sur la première gourde venue.

Je ne bois jamais à outrance, je ne sais même pas où c’est.

L’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne.

Je n’ai jamais abusé de l’alcool, il a toujours été consentant.

Si vous parlez à Dieu, vous êtes croyant… S’il vous répond, vous êtes schizophrène.

5 fruits et légumes par jour, ils me font marrer… Moi, à la troisième pastèque, je cale.

Un jour j’irai vivre en Théorie, car en Théorie tout se passe bien.

La médecine du travail est la preuve que le travail est bien une maladie !

Le lundi, je suis comme Robinson Crusoé, j’attends Vendredi.

Dieu a donné un cerveau et un sexe à l’homme mais pas assez de sang pour irriguer les deux à la fois.

La lampe torche. Le PQ aussi.

La pression, il vaut mieux la boire que la subir.

Jésus changeait l’eau en vin, et tu t’étonnes que 12 mecs le suivaient partout !

Si la violence ne résout pas ton problème, c’est que tu ne frappes pas assez fort.

Savez-vous seulement quelle différence il y a entre un psychotique et un névrosé ? Un psychotique, c’est quelqu’un qui croit dur comme fer que 2 et 2 font 5, et qui en est pleinement satisfait. Un névrosé, c’est quelqu’un qui sait pertinemment que 2 et 2 font 4, et ça le rend malade.

Le voisin est un animal nuisible assez proche de l’homme.

On reconnaît le rouquin aux cheveux du père et le requin aux dents de la mère.

Pour lutter contre l’insomnie, faites un quart d’heure de yoga, mangez une pomme crue, avalez une infusion de passiflore (Passiflora incarnata), prenez un bain chaud à l’essence de serpolet (Thymus serpyllum), frictionnez-vous à l’huile essentielle de jasmin (Jasminus officinale) et orientez votre lit au nord. Quand vous aurez fini tout ça, il ne sera pas loin de 8 heures du matin.

Endive n.f. Sorte de chicorée domestique que l’on élève à l’ombre pour la forcer à blanchir. La caractéristique de l’endive est sa fadeur : l’endive est fade jusqu’à l’exubérance. (…)
L’endive, en tant que vivante apologie herbacée de la fadeur, est l’ennemie de l’homme qu’elle maintient au rang du quelconque, avec des frénésies mitigées, des rêves éteints sitôt rêvés, et même des pinces à vélo.

Tout dans la vie est une affaire de choix, ça commence par la tétine ou le téton, ça se termine par le chêne ou le sapin.

Un gentleman, c’est quelqu’un qui sait jouer de la cornemuse et qui n’en joue pas.

Travailler n’a jamais tué personne mais pourquoi prendre le risque ?


Noël : nom donné par les chrétiens à l’ensemble des festivités commémoratives de l’anniversaire de la naissance de Jésus-Christ, dit le Nazaréen, célèbre illusionniste palestinien de la première année du premier siècle pendant lui-même.

Chez le chrétien moyen, les festivités de Noël s’étalent du 24 décembre au soir au 25 décembre au crépuscule. Ces festivités sont : le dîner, la messe de minuit (facultative), le réveillon, le vomi du réveillon, la remise des cadeaux, le déjeuner de Noël, le vomi du déjeuner de Noël et la bise à la tante qui pique.

Le dîner : généralement frugal ; rillettes, pâté, coup de rouge, poulet froid, coup de rouge, coup de rouge. Il n’a d’autre fonction que de « caler » l’estomac chrétien afin de lui permettre d’attendre l’heure tardive du réveillon sans souffrir de la faim.

La messe de minuit : c’est une messe comme les autres, sauf qu’elle a lieu à vingt-deux heures, et que la nature exceptionnellement joviale de l’événement fêté apporte à la liturgie traditionnelle un je-ne-sais-quoi de guilleret qu’on ne retrouve pas dans la messe des morts.

Au cours de ce rituel, le prêtre, de son ample voix ponctuée de grands gestes vides de cormoran timide, exalte en d’eunuquiens aigus à faire vibrer le temple, la liesse béate et parfumée des bergers cruciphiles descendus des hauteurs du Golan pour s’éclater le surmoi dans la contemplation agricole d’un improbable dieu de paille vagissant dans le foin entre une viande rouge sur pied et un porte-misère borné, pour le rachat à long terme des âmes des employés de bureau adultères, des notaires luxurieux, des filles de ferme fouille-tiroir, des chefs de cabinet pédophiles, des collecteurs d’impôts impies, des tourneurs-fraiseurs parjures, des O.S. orgueilleux, des putains colériques, des éboueurs avares, des équarrisseurs grossiers, des préfets fourbes, des militaires indélicats, des manipulateurs-vérificateurs méchants, des informaticiens louches, j’en passe et de plus humains.

A la fin de l’office, il n’est pas rare que le prêtre larmoie sur la misère du monde, le non-respect des cessez-le-feu et la détresse des enfants affamés, singulièrement intolérable en cette nuit de l’Enfant.

Le réveillon : c’est le moment familial où la fête de Noël prend tout son sens. Il s’agit de saluer l’événement du Christ en ingurgitant, à dose limite avant éclatement, suffisamment de victuailles hypercaloriques pour épuiser en un soir le budget mensuel d’un ménage moyen.

D’après les chiffres de l’UNICEF, l’équivalent en riz complet de l’ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s’en émeuve, occupé qu’Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s’ouvre que pour roter.

La remise des cadeaux : après avoir vomi son réveillon, le chrétien s’endort l’âme en paix. Au matin, il mange du bicarbonate de soude et rote épanoui tandis que ses enfants gras cueillent sur un sapin mort des tanks et des poupées molles à tête revêche comme on fait maintenant.

Le déjeuner du réveillon : la panse ulcérée et le foie sur les genoux, le chrétien néanmoins se rempiffre à plein groin, se revautre en couinant de plaisir dans les saindoux compacts, les tripailles sculptées de son cousin cochon et les pâtisseries immondes, indécemment ouvragées en bois mort bouffi. Ô bûches de Noël, indécents mandrins innervés de pistache infamante et cloqués de multicolores gluances hyperglycémiques, plus douillettement couchées dans la crème que Jésus sur la paille, vous êtes le vrai symbole de Noël.

Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : éditions Points | crédits illustrations : © rtbf.be.


Citez-en d’autres en Wallonie-Bruxelles :

BRILLAT-SAVARIN : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

[LEPOINT.FR, 3 décembre 2020] On connaît le fromage et le gâteau qui portent son nom, mais qui était vraiment Jean Anthelme Brillat-­Savarin (1755-1826), considéré comme l’un des fondateurs de la gastronomie française ? Issu d’une famille bourgeoise originaire de l’Ain, grand lettré et excellent violoniste, il poursuit une brillante carrière de magistrat, qui ne sera interrompue que par ses trois années d’exil – il séjourne en Suisse, à Londres et aux États-Unis – pendant la Révolution française. Aussi talentueux soit-il, ce n’est pas tant l’homme de loi qui passera à la postérité que l’épicurien, le jouisseur et le gourmet…

© Jean Paris succ.

APHORISMES DU PROFESSEUR POUR SERVIR DE PROLÉGOMÈNES A SON OUVRAGE ET DE BASE ÉTERNELLE A LA SCIENCE

    1. L’Univers n’est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit.
    2. Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger.
    3. La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent.
    4. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es.
    5. Le Créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par l’appétit, et l’en récompense par le plaisir.
    6. Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions , de tous les pays et de tous les jours ; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte.
    7. La table est le seul endroit où l’on ne s’ennuie jamais pendant la première heure.
    8. La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile.
    9. Ceux qui s’indigèrent ou qui s’enivrent ne savent ni boire ni manger.
    10. L’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers.
    11. L’ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées.
    12. Prétendre qu’il ne faut pas changer de vins est une hérésie ; la langue se sature, et après le troisième verre le meilleur vin n’éveille plus qu’une sensation obtuse.
    13. Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil.
    14. On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
    15. La qualité la plus indispensable d’un cuisinier est l’exactitude : elle doit être aussi celle du convié.
    16. Attendre trop longtemps un convive retardataire est un manque d’égards pour tous ceux qui sont présents.
    17. Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé n’est pas digne d’avoir des amis.
    18. La maîtresse de la maison doit toujours s’assurer que le café est excellent ; et le maître , que les liqueurs sont de premier choix.
    19. Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit.
© Jean Paris succ.

Extraits de BRILLAT-SAVARIN Jean Anthelme, Physiologie du goût (Paris : Garnier Frères, 1867)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition et iconographie | sources : collection privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Gustave Doré © BnF ; © succ. Jean Paris.


Manger encore en Wallonie-Bruxelles…

DOR : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.

À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…

d’après theatre-contemporain.net


Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.

Jacques DOR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : theatre-contemporain.net ; jacquesdor-poesie.tumblr.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Frederic Iovino.


Aimer encore en Wallonie et à Bruxelles…

MOOLINEX : Le modèle (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MOOLINEX, Le modèle
(sérigraphie, 70 x 50 cm, 2016)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Moolinex © le7.info

Né en 1966, Moolinex est un artiste pluriel. Il est illustrateur, peintre, dessinateur, sculpteur, tapissier, brodeur, designer… et cela donne un détonnant et questionnant mélange d’arts plastiques, d’arts appliqués, d’arts contemporains, de bandes dessinées, de cultures populaires, bref, quelque chose de vivant… mais c’est peut-être cela que l’on appelle “de l’art” ?

(d’après LESREQUINSMARTEAUX.COM)

En ombres chinoises, un homme coiffé d’un haut-de-forme tient d’une main une usine en miniature et de l’autre un sabre. A ses pieds gît le corps d’une femme. Ce “capitaine d’industrie” pourrait également être un “chevalier d’industrie”, terme utilisé anciennement pour désigner les escrocs, ce que confirmerait son long nez, signe d’une excellente capacité perceptive, mais aussi symbole du mensonge. La charge anticapitaliste est donc patente, jusqu’à ce clou menaçant glissé sous le pied du trouble personnage.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Moolinex ; le7.info | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

KOKELBERG : Rabelais, moine truculent et médecin voyageur (CHiCC, 2022)

Temps de lecture : 4 minutes >

Quatrième enfant d’un avocat, François RABELAIS naît à La Devinière, propriété familiale située non loin de Chinon, berceau de la famille. Sa date de naissance fait l’objet de controverses : 1483, 1489 ou 1494. Des indices divers peuvent accréditer chacun de ces millésimes. Quoi qu’il en soit, il a vécu à l’époque de Colomb, de Luther, d’Érasme, de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Un bouillon d’Humanisme en pleine Renaissance.

Après une instruction à Seuilly (à 1,5 km de La Devinière), Rabelais devient novice puis moine chez les Cordeliers (“de cordes liés” !) à Angers (1509-1519) puis à Fontenay-le-Comte (1520-1525). Mais ces années passées chez les Franciscains (appelés “cordeliers” en France) l’étouffent. La Sorbonne conservatrice lui interdit même de lire les Évangiles à partir du texte grec. Pour se libérer de ce joug, il passe chez les Bénédictins, plus ouverts au travail intellectuel : le voilà à Maillezais, protégé par Geoffroy d’Estissac (les ruines de l’ancienne abbaye, face au marais poitevin, incitent à visiter la Vendée).

En 1530 cependant, après avoir fréquenté plusieurs universités françaises, il s’inscrit à la réputée Faculté de Médecine de Montpellier. Grâce à son immense savoir et à sa mémoire prodigieuse, il est reçu bachelier en moins de deux mois. Il lui reste à exercer pratiquement le métier pour être certifié médecin. Il va soigner 200 malades à l’Hôtel-Dieu de Lyon ; pendant son passage, la mortalité baisse de 3 %. Dans la foulée, il est engagé comme médecin et secrétaire particulier de Jean du Bellay, évêque de Paris – l’occasion de voyager en Italie.

Ce n’est qu’en 1532 – la quarantaine bien sonnée ! – qu’il publie son premier ouvrage Pantagruel, suivi, vu le succès, de la Pantagruéline Prognostication (satire des faiseurs d’horoscopes) et de Gargantua (père de Pantagruel) en 1534.

A travers Pantagruel et Gargantua, il a l’occasion de préciser ses idées en matière d’instruction et d’éducation. Idéalement, l’élève doit devenir “un abysme de science” et s’intéresser à tout : les langues, les maths, le droit, les sciences naturelles et la diététique – préoccupation très avant-gardiste mais qui s’explique par ses connaissances médicales.

Comme piliers, deux préceptes latins : “Mens sana in corpore sano” et “Utile dulci” : si on joint l’utile à l’agréable, la leçon se retient mieux (ex. le jeu de cartes à finalité mathématique).

Les ouvrages rabelaisiens précités sont enrobés dans des récits plaisants où le gigantisme et la bouffonnerie constituent l’enveloppe… mais comme il l’écrit : “L’habit ne fait point le moine.” Il faut dépasser la forme pour s’attacher au contenu.

A côté de ses leçons pédagogiques, Rabelais ne se prive pas de railler la justice, la Sorbonne et le bas-clergé.

Après un silence de 12 ans, il publie le Tiers Livre, opus dans lequel Panurge, compagnon de Pantagruel, consulte 16 spécialistes pour savoir s’il doit ou non se marier, car le risque d’être cocu semble réel dans le mariage.

Si l’on veut bien se laisser porter par le ton et le rythme de son oeuvre, Rabelais apparaît comme un promoteur de la joie de vivre, laquelle se décline en 4 mots : rire, boire, manger…et desbraguetter. Ce sera l’occasion pour Rabelais de faire exploser sa créativité : des rythmes de phrase très puissants et un vocabulaire richissime.

Ses personnages respirent la Gourmandise : Grandgousier et Gargantua (“car grand tu as”… le gosier) et ses cuisiniers sont affublés de jolis noms : “Saulpicquet”, “Paimperdu”, “Carbonnade” et “Hoschepot”.  Notre époque s’en sert encore !

François Rabelais © causeur.fr

Il convient enfin de souligner avec force cette vérité : Rabelais est le plus grand créateur de mots de notre langue française.

Il a popularisé des expressions toujours en vogue… après 5 siècles : “tirait les vers du nez”, “qui trop embrasse peu estrainct”, “saultoyt du coq a l’asne”. Dans le seul Pantagruel, on recense pas moins de 800 néologismes, entièrement imaginés par Rabelais. C’est à lui que l’on doit des mots comme écrabouiller, excrément, frugal, imposteur, intempéries et quinconce. Et quand il soigne les blessés dans son grand nosocome, on comprend mieux l’adjectif dérivé de ce substantif.

Il a aussi parlé de “la sepmaine des troys jeudis”, des “calendes grecques” et de “l’année des couilles molles”. En façonnant ce curieux “calendrier”, il a pu observer qu’il ne fallait pas confondre une femme “folle à la messe”… avec une femme “molle à la fesse”. L’inventeur de la contrepèterie, c’est encore lui, le père François !

Jean KOKELBERG

  • illustration en tête de l’article : Pantagruel par Gustrave Doré © BnF.

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean KOKELBERG  a fait l’objet d’une conférence organisée en septembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

DJURIC, Miodrag dit DADO (1933-2010)

Temps de lecture : 5 minutes >

Miodrag Djuric, connu sous le pseudonyme Dado, est né en 1933 au Monténégro, en Yougoslavie. Très jeune, il assiste aux violences et à la famine liées à la Seconde Guerre mondiale. En 1947, il intègre l’Ecole des Beaux-Arts de Herceg Novi. Ensuite, il étudie à celle de Belgrade. En 1956, ayant terminé ses études, il déménage à Paris. D’abord, il travaille en tant que peintre de bâtiments de chantiers. Toutefois, il continue à peindre et dessiner dans son temps libre. Il peint par exemple en 1957 l’huile sur toile Tête. Ensuite, il trouve son premier emploi artistique en tant qu’assistant dans l’atelier de lithographie de Gérard Patris. Ce travail lui permet d’acquérir des compétences en estampes, mais aussi de faire la connaissance de Jean Dubuffet, le premier théoricien de l’art brut.  Ce dernier le présente au marchand et galeriste Daniel Cordier, qui aide au développement de son art. En 1958, Cordier organise la première exposition personnelle de Dado, regroupant peintures et dessins.

Ses œuvres sont de style surréaliste, fantastique, ou encore peuvent appartenir à l’art brut. Ses peintures, souvent des huiles sur toile de très grandes tailles, sont très marquées par les horreurs du second conflit mondial. Il abandonne rapidement la recherche du détail pour laisser place à la démonstration de ces calamités. Ainsi, il conçoit des figures monstrueuses, macabres, et angoissées. Leurs âmes torturées dépeignent une forte violence, comme il est visible dans l’huile sur toile La Rebellion de Pancraisse de 1968. De plus, dans le but d’accentuer ce mal, il laisse entrevoir l’anatomie de certains personnages et les peint avec des couleurs vives. C’est le cas de l’huile sur toile Guerre civile au Monténégro de 1968. Le fond, aux tons neutres et aux couleurs paisibles, leur fait contraste. De fait, ceci donne lieu à des compositions dynamiques, puissantes, et aux nombreuses explosions de couleurs. Ses dessins, quant à eux, sont très détaillés. Il privilégie en premier lieu l’usage d’une technique unique, généralement en mine de plomb ou encre de Chine. Le Champ de Bataille dessiné en 1956 en est un exemple. En second lieu, il privilégie la conception de techniques mixtes regroupant la peinture, le dessin, et le collage. En effet, Dado aime découper ses dessins pour les coller sur ses peintures dans le but de leur donner plus de sens et de force. Tel est le cas de Boukoko, une encre de chine et un collage sur toile réalisé en 1975.

Détestant vivre en ville, Dado déménage près d’un vieux moulin à Hérouval au début des années 1960. En 1962, il commence à sculpter. Le style de ses sculptures est inédit : restant dans le registre des horreurs de la guerre, il réalise souvent des montages à l’aide d’ossements d’animaux. Toutefois, il continue de peindre. En 1964, il expose pour la dernière fois chez Cordier. Néanmoins, il n’arrête pas d’exposer ses œuvres. Au contraire, il fait la rencontre de nombreux artistes et galeristes lui permettant de présenter ses œuvres à l’international. Ensuite, à la recherche de nouvelles expressions artistiques, il explore les différentes techniques de l’estampe. En 1966, il conçoit sa première gravure. L’année suivante, il réalise de nombreuses lithographies, taille-douce, et eau-forte. Il travaille même dans plusieurs ateliers de gravures.

Durant les années 1970 et 1980, les œuvres de Dado continuent à être exposées dans le monde entier. Toujours à la recherche de nouvelles formes d’art, il se lance dans l’illustration de livres à partir du début des années 1980. Il illustre par exemple en 1985 Le Terrier de Franz Kafka.

Dans les années 1990, Dado découvre les peintures murales. Les plus célèbres sont celles peintes dans l’ambassade de la IVe Internationale à Montjavoult. De plus, il explore la céramique. Pour cet art, il s’inspire principalement d’études d’oiseaux. En outre, il réalise le décor de deux spectacles, en 1993 et en 1996. A partir de cette dernière année, il se plonge également dans les collages numériques. Toutes ces formes d’art sont aussi marquées par les horreurs de la Seconde Guerre.

Lors de la décennie suivante, il se concentre principalement sur la sculpture. Ainsi, il conçoit la plupart de ses volumes durant cette période. Ils connaissent un grand succès, comme en témoigne sa participation à la Biennale de Venise en 2009. Sa sculpture la plus connue reste Souliko, réalisée en 2008. Par ailleurs, il continue modestement l’illustration d’ouvrages tels que les Viscères polychromes de la peste brune de Jean-Marc Rouillan. De plus, il continue les collages numériques. En 2007, il fonde même un site internet, un “anti-musée virtuel”, dans lequel ils figurent. En 2010, il participe à l’Exposition universelle de Shanghai. La même année, Dado s’éteint à l’âge de 77 ans.

Aujourd’hui ses œuvres sont conservées dans de grands musées du monde entier, tels que le Centre Pompidou à Paris, le Stedelijk Museum à Amsterdam, ou encore le Musée Guggenheim à New York.

d’après EXPERTISEZ.COM


Dado © expertisez.com

Le peintre et sculpteur Dado est mort, le 27 novembre [2010], à l’âge de 77 ans, à Montjavoult (Oise), dans son moulin sis dans le hameau d’Hérouval. Dado était l’un des derniers artistes vivants dont l’oeuvre est marquée par le surréalisme.

Né le 4 octobre 1933 à Cetinje (Monténégro) dans ce qui est alors la Yougoslavie, Miodrag Djuric, dit Dado, est recueilli en 1944, après la mort de sa mère, par un oncle peintre qui habite Ljubljana (Slovénie). Après des études à l’Ecole des beaux-arts de Herceg Novi (Monténégro), puis à l’Académie des beaux-arts de Belgrade, le jeune artiste cède en 1956 à l’appel de Paris. Il y rencontre Jean Dubuffet et Roberto Matta. Sa peinture attire vite l’attention de tous ceux qui, dans la mouvance du surréalisme, espèrent de l’art visions et sensations troublantes. Elle joue alors de l’ambiguïté entre l’organique et le minéral, la chair et la terre, le corps et le paysage. Des êtres hybrides paraissent surgir de l’écorce des pierres. En 1958, une première exposition la fait connaître dans la galerie de Daniel Cordier, qui accueille l’année suivante l’ultime Exposition internationale du surréalisme à Paris. Grâce à elle, Dado achète le moulin d’Hérouval.

Son plus proche ami est alors Bernard Réquichot, autre artiste des métamorphoses corporelles. Un peu plus tard, il se lie avec Hans Bellmer et sa compagne Unica Zürn, figures majeures du surréalisme. Et c’est un autre proche du mouvement, le poète Georges Limbour, qui définit sa peinture en 1960 :

Tout ce qui compose le monde de Dado, les bébés précoces, les vieillards prématurés et les pierres, tout se fendille. S’il y a des murs ou des monuments, ils s’effritent, tombent en ruines. D’ailleurs, maintes créatures roses ou rougeâtres, parfois blanchâtres, paraissent faites de terre cuite ou d’argile sèche, donc susceptibles de se fendiller ou d’éclater. Elles souffrent d’une soif mortelle dans un pays déserté par l’eau, ravagé par la dessiccation.

d’après LEMONDE.FR


COUPRA, Ivan dit VANO (1947-2018)

Temps de lecture : 3 minutes >

Né en 1947, Ivan Coupra grandit à Sinnamary. Il se forme à la photographie à l’École Louis Lumière, à Paris. À son retour au pays, il prend le nom de Vano.

En 1976, Vano ouvre un studio à Cayenne. Il y voit défiler tous les habitants du département qui viennent se faire tirer le portrait. Il se déplace pour photographier les mariages et les communions. Alliant l’œil photographique qui capte un regard à un véritable doigté d’artisan qui peaufine ses tirages lors du développement, la collection de portraits de Vano est exceptionnelle et intense.

En 1989, Vano ferme son studio à Cayenne et devient le photographe officiel du Conseil régional. Il suivra son cousin Élie Castor lors de tous ses déplacements sur le territoire et dans l’Hexagone. Le photographe découvre la Guyane des communes isolées, accessibles uniquement en pirogue. La création de dispensaires dans ces villages éloignés le marque fortement. En arpentant ainsi le territoire, Vano devient également le témoin d’une Guyane en pleine métamorphose.

Vano abandonne la photo avec l’arrivée du numérique. Il quitte ce monde en juin 2018. Plus de 13 000 négatifs reflètent sa prolifique carrière et constituent un patrimoine précieux pour la Guyane.

d’après LA1ERE.FRANCETVINFO.FR


S’il a passé sa vie à mettre les autres en lumière, Vano, lui, préfère rester dans l’ombre. Car Ivan Coupra de son vrai nom est un grand timide qui ne se montre plus guère et déteste (faire) parler de lui. “On m’a demandé d’apparaître à la télévision, souffle-t-il au moment de nous recevoir chez lui, dans le quartier de la Madeleine à Cayenne. Mais ça, jamais ! Je me suis toujours caché derrière un appareil photo. Je faisais ce que je voulais de mes modèles. Je me sentais fort…

Avant notre entretien, il prévient aussi Muriel Guaveïa, la co-directrice des Rencontres photographiques de Guyane : “Jeudi (lors du vernissage, ndlr), je ne ferai pas de discours. Sinon, je ne viendrai pas. Mes photos parlent pour moi.” Tout est dit ? Pas vraiment. Car lorsqu’il se sent en confiance, Vano devient bavard. Intarissable même.

Né à Cayenne en 1947, le jeune Ivan est un artiste né. “On ne devient pas photographe, confie-t-il. On naît photographe. C’est un don je crois.” Le jeune homme refuse de reprendre la bijouterie de son père mais, devant l’insistance de son oncle, part suivre des études d’optique dans le Jura. Quand il revient en Guyane, il est embauché chez le seul opticien de Cayenne, Robez Masson. “Je montais les verres dans l’arrière-boutique, se souvient-il. Et puis un jour, on m’a demandé si je voulais faire les photos d’identité.”

Le déclic est immédiat. Car depuis qu’il a vu le film Z, avec Yves Montand, Vano a un rêve secret. “Il utilisait un Nikon à moteur et je me suis dit qu’un jour, j’en aurai un aussi. J’adorais ce bruit clac clac clac clac” (il tente de reproduire le son émis par le moteur). Le photographe restera d’ailleurs toujours fidèle à cette marque d’appareil.

Portraitiste, le Cayennais immortalise la société guyanaise dans ce qu’elle a de vrai, de simple, de beau. Quand son cousin Elie Castor accède à la présidence du conseil général, Ivan en devient le photographe officiel. Et se rend régulièrement à l’Assemblée nationale ou accompagne François Mitterrand au sommet de Rio. Personne n’échappe alors à son objectif. Dans ses rêves les plus fous, Vano est toujours photographe. Mais aujourd’hui, ses anciens appareils sont exposés chez lui, comme dans un musée (une collection impressionnante comprenant même un appareil en bois datant du XIXe siècle). On y trouve aussi ses portraits fétiches et une vitrine abritant de vieux films ainsi que sa carte de presse. “J’ai arrêté, dit-il. Je déteste le numérique, c’est trop facile. Avant, la photographie était une véritable science. Mais je ne regrette rien, j’ai eu beaucoup de chance. “

d’après FRANCEGUYANE.FR


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Vano 


Plus d’arts des médias…


SEMPE : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

SEMPÉ Jean-Jacques, Sans titre
(sérigraphie, 35 x 30 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© RTBF.be

Jean-Jacques SEMPÉ (1932-2022) est un dessinateur humoriste français. Il est notamment l’illustrateur des aventures du Petit Nicolas dont l’auteur est René Goscinny. Dans les années cinquante, il connait le succès grâce à ses collaborations régulières avec Paris Match. De 1965 à 1975, Françoise Giroud l’invite à L’Express auquel il donne chaque semaine ses dessins et dont il est durant une quinzaine de jours l'”envoyé spécial” aux États-Unis en 1969. En 1978 Sempé réalise sa première couverture pour le New Yorker, célèbre magazine culturel américain. Il en créera plus d’une centaine par la suite. Après le succès du Petit Nicolas, à partir de 1962 (“Rien n’est simple”), Sempé publie presque chaque année un album de dessins chez Denoël, quarante jusqu’en 2010 (source Wikipedia).

Ce dessin aux délicates nuances d’aquarelles semble témoigner d’un instant idyllique, quelque part dans le passé. Un enfant en maillot de bain bronze, étendu sur une couverture, plongé dans un livre. A côté de lui se trouve une petite radio. A l’arrière-plan, une femme le regarde, le tablier rempli de poires…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sempé ; rtbf.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PHILOMAG.COM : Victor HUGO, Proses philosophiques des années 1860-1865 (extraits)

Temps de lecture : 24 minutes >

Il est rare que l’œuvre comme les engagements d’un auteur suscitent l’admiration : c’est le cas de Victor HUGO (1806-1885). À la fois poète, écrivain, dramaturge, dessinateur et homme politique, il a fait rimer idéaux esthétiques et sociaux. Ouvrir Les Misérables ou Les Contemplations, c’est comprendre le sens du mot « génie ».

Savoir admirer est une haute puissance.

Victor Hugo


[RTBF.BE, 31 juillet 2021] Si je vous dis Notre Dame de Paris, Les Misérables ou encore L’Homme qui rit, vous me répondez sans aucune hésitation : Victor Hugo ! Parmi les nombreuses histoires qui accompagnent l’un des écrivains les plus célèbres de la littérature française, saviez-vous seulement que la Belgique était devenue sa terre d’asile pendant plus de 500 jours ?

Derrière l’auteur, le politique engagé

Celui qui est considéré comme le père du romantisme français met sa plume au service de son engagement politique. Plusieurs sources situent ses débuts en politique après le décès tragique de sa fille, Léopoldine, en 1843. Quel qu’en ait été l’élément déclencheur, Victor Hugo est nommé “Pair de France” par le roi Louis-Philippe en 1845 et rejoint le camp des Républicains. Membre de l’Académie française depuis 1841, le poète se dresse contre la peine de mort et l’injustice sociale, à la Chambre, et est élu maire du 8e arrondissement de Paris et député en 1848. Sous la IIe République, Hugo juge les lois trop réactionnaires, et dénonce la réduction du droit de vote et de la liberté de la presse. Il s’insurge également face à la terrible répression menée par l’armée suite aux 4 journées d’insurrection ouvrière à Paris, en juin 1848. Initialement allié au régime du roi, le romantique se détache finalement de la droite, pour soutenir la candidature de Louis Napoléon Bonaparte. Élu Président de la République le 10 décembre 1848, mais politiquement isolé, ce dernier échoue à s’attirer les bonnes grâces de l’Assemblée, majoritairement conservatrice. A ses yeux, le futur Napoléon III représente le chef de la famille Bonaparte, l’héritier de l’Empereur, son oncle, et son continuateur présomptif. Il y a là un problème : sa fonction présidentielle est limitée à un seul mandat de 4 ans. Impossible, donc, pour Louis-Napoléon de rallonger sa présidence pour la transformer en monarchie, à moins d’imposer la révision par la force.

Belgique, terre d’accueil

“Moi, je les aime fort ces bons Belges” © lesoir.be

Pour contrer le coup d’Etat du 2 décembre 1851, visant à rétablir l’Empire, Victor Hugo signe un appel à la résistance armée – “charger son fusil et se tenir prêt” peut-on lire dans le magazine Geo –, sans succès. Pour éviter le bannissement, le poète décide alors de fuir la France qu’il dit tyrannisée par “le petit“. Le 11 décembre 1851 au soir, il monte à bord d’un train en direction de Bruxelles depuis la gare du Nord. Dissimulé sous une fausse identité, Jacques-Firmin Lanvin, ouvrier imprimeur, Hugo arrive en Belgique par Quiévrain. Le plat pays ne lui est pas étranger, puisqu’il s’y était rendu pour la première fois en vacances aux côtés de Juliette Drouet, en 1837. Victor Hugo s’installe pour 7 mois sur la Grand-Place de Bruxelles, dans la Maison du Moulin à vent puis la Maison du pigeon. Il gagne ensuite l’île anglo-normande de Jersey pour les 10 prochaines années.

La célébrité littéraire française, dont la véritable identité ne resta pas longtemps secrète à Bruxelles, ne semble pas pouvoir se séparer de notre pays si facilement. “En 1861, il est venu faire un voyage en Belgique. Il a résidé à Bruxelles et à Spa pendant quelques mois ; depuis lors il est venu passer chaque année une partie de la belle saison dans le royaume, parcourant les champs de bataille ou les parties curieuses du pays. Il n’a jamais été mis obstacle à son séjour.” [Source : document du 30 mai 1871, extrait du dossier conservé aux Archives générales du Royaume]

C’est lors de son retour en 1862 qu’il peaufine Les Misérables. Véritable manifeste contre la pauvreté, trop délicat pour lui de le publier en France. C’est ainsi qu’il se tourne vers Lacroix & Verboeckhoven, une maison d’édition bruxelloise située rue des Colonies. En mars 1871, le romancier français regagne une nouvelle fois le sol belge et s’installe place des Barricades n°4 à Bruxelles au moment de l’éclatement de la guerre civile en France. Chez nous, ses prises de position provoquent le désarroi de quelques citoyens qui réclament alors son expulsion. Hugo quitte la Belgique et débarque au Grand-Duché du Luxembourg le 1er juin 1871. Il décédera à Paris le 22 mai 1885, âgé de 83 ans.

Romane Carmon, rtbf.be


Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 137 de mars 2020 était consacré à notre besoin d’admirer : “L’admiration, c’est ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle ?”

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Introduction

Quand on s’appelle Victor Hugo et qu’on a déjà une bonne partie de son œuvre et de sa carrière politique derrière soi, admirer n’a pas exactement la même signification que pour le commun des mortels. Face à une œuvre d’art, une symphonie de Beethoven ou À la recherche du temps perdu de Proust, il y a fort à parier que nous nous sentions tous petits. Déjà que le moindre rhume suffit à nous faire manquer l’heure du réveil, pas sûr que nous survivions à une surdité incurable ou à de sévères difficultés respiratoires chroniques. Alors pour ce qui est de composer ou d’écrire…

L’admiration suppose a priori une hiérarchie, un piédestal sur lequel repose l’objet que l’on ne peut que regarder d’en bas. Hugo perçoit une autre dynamique loin de marquer la distance, l’objet d’admiration laisse entre- voir la possibilité d’un monde – “Vous avez vu les étoiles.” Une vision qui ne laisse pas indemne, avec un avant et un après. La faute à ce pouvoir étrange qu’ont les œuvres de nous transformer: “Toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui.” D’autres parleront d’ouvrir les portes de la perception, mais c’est une autre histoire.

Qu’est-ce qui attire dans telle ou telle œuvre, chez tel ou tel auteur? “Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu“, répond Hugo. L’objet d’admiration est touché par la grâce, dispose d’un accès direct au divin. Mais loin de concevoir le génie de façon aristocratique, comme quelque chose qui distingue différentes espèce d’êtres humains mais aussi les époques, Hugo veut croire qu’il montre la voie, tend la main, bâtit un pont – façon d’accorder opinions politiques, son
républicanisme, et pensée esthétique. Certes, dans un premier temps, ceux qui portent la marque du génie “laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela.” Mais, en définitive, “ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.”

C’est pourquoi l’échange, la circulation sont possibles. “Il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi“, s’enthousiasme Hugo. Voilà de quoi créer une véritable “République
des lettres”. L’ennui, c’est que “malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique“. Pourquoi ? La faute à une certaine critique, plus occupée à opérer des distinctions, à étaler sa propre érudition, qu’à transmettre un souffle, un élan. Hugo, modeste, se place plutôt du côté du critique ‘grand philosophe’ que du génie – encore qu’on ne peut s’empêcher de noter que la liste des auteurs cités forme une lignée unie sous la plume de
celui qui les loue. “Les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance” ; admiration rime donc (potentiellement) avec création. Il n’y a plus qu’à…

L’auteur

Je veux être Chateaubriand ou rien” : c’est en admirant que Victor Hugo est devenu le monument que l’on sait. Né le 26 février 1806 à Besançon d’un père général d’Empire et d’une mère issue de la bourgeoisie, il n’a pas 10 ans quand il commence à écrire des vers. En créant avec ses frères la revue Le Conservateur littéraire, il affiche une première préférence royaliste.

Stratégie judicieuse : la pension que lui verse le roi Louis XVIII après la parution de son premier recueil de poèmes Odes, en 1821, lui permet de vivre de sa plume, de devenir Victor Hugo. Il brise les codes du théâtre classique en 1827 avec sa pièce Cromwell – finies les unités de temps et de lieu -, puis déclenche une bataille aussi physique que littéraire lors de la première représentation d’Hernani en 1830.

Hauteville House à Guernesey : le cabinet de travail de Hugo © DP

Dans le même temps, ses idées politiques évoluent : s’il soutient dans un premier temps la répression des révoltes de 1848, il désapprouve les lois anti-liberté de la presse. Son Discours sur la misère de 1849, alors qu’il est député, marque un tournant. De plus en plus ouvertement opposé au pouvoir, il est finalement contraint à l’exil à partir de 1851, d’abord à Bruxelles, puis à Jersey et à Guernesey. Là-bas naissent Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (1859), Les Misérables (1862), Les Travailleurs de la mer (1866). Le poète y déploie son génie en même temps que ses inquiétudes sociales et sa sympathie pour tous les Gavroche.

Ce n’est qu’à la chute du Second Empire, en 1870, qu’il peut enfin rentrer en France. Devenu une figure populaire, il est accueilli triomphalement. Plusieurs centaines de milliers de personnes assistent à ses funérailles en 1885, couronnant son statut d’écrivain le plus admiré de son vivant.

Le texte

Écrites lors de sa période d’exil à Guernesey mais parues après sa mort, les Proses philosophiques sont des réflexions très libres, lyriques et poétiques sur les thèmes du goût, du beau et de l’art. Elles commencent par une célébration de l’incommensurable beauté du cosmos et se poursuivent par la description de l’élan créateur humain. Hugo s’y place en modeste spectateur et admirateur de merveilles qui le subjuguent et le dépassent.

Du génie

BOCH Anna, Femme lisant dans un massif de rhododendrons © Wikimédia Commons

Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, -vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

Homère et la Bible font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins et les plus délicats, et les plus simples, et les plus grands, subissent ce charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait partout criant : Avez-vous lu Baruch ? Corneille, plus grand que Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui.

Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le Coran sans devenir musulman, on peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force. Je te salue et je te combats, parce que tu es roi, disait un Grec à Xerxès.

On admire près de soi. L’admiration des médiocres caractérise les envieux. L’admiration des grands poètes est le signe des grands critiques. Pour découvrir au-delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même sur une hauteur.

Ce que nous disons là est tellement vrai qu’il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l’admiration on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence. L’enthousiasme est un cordial. Comprendre c’est approcher. Ouvrir un beau livre, s’y plaire, s’y plonger, s’y perdre, y croire, quelle fête ! On a toutes les surprises de l’inattendu dans le vrai. Des révélations d’idéal se succèdent coup sur coup.

Mais qu’est-ce donc que le beau ?

Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre ennemi à force d’hésitation, de raideur et de scrupule. Quoi de plus bête qu’un pédant ? Allez devant vous, oubliez votre professeur de rhétorique, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous que l’art est illimité, dites-vous que la poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la grandeur d’admirer, laissez-vous prendre par le poète, ne chicanez pas la coupe sur l’ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez !

L’éclair de l’immense, quelque chose qui resplendit, et qui est brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d’aile suprêmes. Vous tenez le livre, vous l’avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l’infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.

Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que  d’être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le petit public et qu’il faut se garder de confondre avec le peuple, leur en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa grandeur, c’est sa faute. Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là, à être grand ? S’appeler Miguel de Cervantès, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir toute cette place ; que tel mandarin, que tel sorbonniste, que tel doctrinaire fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne se fait pas. C’est insupportable.

COURBET Gustave, Le désespéré (autoportrait, 1844-45) © Collection privée

Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet ? ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction.

Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu’ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu l’océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal, l’enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l’homme comme Shakespeare, Pan comme Lucrèce, Jéhovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et d’intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de l’abîme, traversé le rayon étrange de l’idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant, comme tout ce qui est plein d’inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu.

Remplis qu’ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de civilisation, prophètes de progrès, ils entr’ouvrent leur cœur, et ils répandent une vaste clarté humaine ; cette clarté est de la parole, car le Verbe, c’est le jour. – ô Dieu, criait Jérôme dans le désert, je vous écoute autant des yeux que des oreilles – Un enseignement, un conseil, un point d’appui moral, une espérance, voilà leur don ; puis leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s’est faite bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et ce qui s’ouvre maintenant, c’est leur aile. Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur fait l’azur ? que leur importe les ténèbres ? Ils s’en vont, ils tournent aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s’enfoncent dans l’infini terrible, avec un immense bruit d’aigles envolés.

Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.

Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu’il ne les voit. Il est au pouvoir d’un poète, possession troublante, fréquentation presque magique et démoniaque, il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et ces alternatives, qui font successivement pour lui lecteur l’obscurité et la lumière, se marquent dans son esprit par ces mots : – Je ne comprends plus. – Je comprends.

Quand Dante, quittant l’enfer, entre et monte dans le paradis, le refroidissement qu’éprouvent les lecteurs n’est pas autre chose que l’augmentation de distance entre Dante et eux. C’est la comète qui s’éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au fond, plus loin de l’homme, plus près de l’absolu.

Schlegel un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question qui chez lui n’est qu’un élan d’enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, serait le cri d’un système : – Sont-ce vraiment des hommes, ces hommes-ci ?

Oui, ce sont des hommes ; c’est leur misère et c’est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont, comme tous les hommes, des penchants, des pentes, des entraînements, des chutes, des assouvissements, des passions, des pièges, ils ont, comme tous les hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur bête.

La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur esprit tourne autour de l’absolu, leur corps tourne autour du besoin, de l’appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises, ses prétentions au bien-être ; c’est une sorte de personne inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l’esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L’âme de Corneille fait Cinna ; la bête de Corneille dédie Cinna au financier Montaron.

PRETI Mattia, Homère aveugle (détail, ca. 1635) © Academia Venezia

Chez certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l’humanité s’affirme par l’infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton est aveugle. Camoes borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une ironie. Ésope bossu a l’air d’un
Voltaire dont Dieu a fait l’esprit en laissant Fréron faire le corps. L’infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait l’effet d’un contrepoids sinistre, d’une compensation peu avouable là-haut, d’une concession faite aux jalousies dont il semble que le créateur doit avoir honte. C’est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de ces ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter comme hommes.

Ces infirmités vénérables n’inspirent aucun effroi à ceux que l’enthousiasme fait pensifs. Loin de là. Elles semblent un signe d’élection. Être foudroyé, c’est être prouvé titan. C’est déjà quelque chose de partager avec ceux d’en haut le privilège d’un coup de tonnerre. À ce point de vue, les catastrophes ne sont plus catastrophes, les souffrances ne sont plus souffrances, les misères ne sont plus misères, les diminutions sont augmentations. Être infirme ainsi que les forts, cela tenterait volontiers. Je me rappelle qu’en 1828, tout jeune, au temps où ••• me faisait l’effet d’un ami, j’avais des taches obscures dans les yeux. Ces taches allaient s’élargissant et noircissant. Elles semblaient envahir lentement la rétine. Un soir,chez Charles Nodier, je contai mes taches noires, que j’appelais mes papillons, à •••, qui, étudiant en médecine et fils d’un pharmacien, était censé s’y connaître et s’y connaissait en effet. Il regarda mes yeux, et me dit doucement: – C’est une amaurose commençante. Le nerf optique se paralyse. Dans quelques années la cécité sera complète. Une pensée illumina subitement mon esprit. – Eh bien, lui répondis-je en souriant, ce sera toujours ça. Et voilà que je me mis à espérer que je serais peut-être un jour aveugle comme Homère et comme Milton. La jeunesse ne doute de rien.

Le goût

[ … ] Certaines œuvres sont ce qu’on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu’éclairer ; elles foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés de l’esprit humain, cette foudre est bonne.

Allons au fait, parquer la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle “un grand siècle” est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L’humanité ne peut se contenter à jamais d’une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV. Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et qu’à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la ligne. L’enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique.

Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique  proteste contre la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d’accord avec les nouveaux.

Un jour Béranger, ce Français coupé de Gaulois, ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C’était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n’est pas fâché de lui taper sur l’épaule. –Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu’alors il ouvrit l’Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s’écria: –Mais il n’y a pas ça !Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. – Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d’Achille à Agamemnon que nous citions tout à l’heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : Homère est romantique.

Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif Ce que Béranger disait d’Homère, on peut le dire d’Ézéchiel, on peut le dire de Plaute, onpeut le dire de Tertullien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire des Niebelungen. On a vu qu’un professeur de l’école normale le disait de Juvénal. Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n’est pas nécessairement un esprit de ce que nous appelons à tort les temps primitifs.
C’est un esprit qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu’il appartienne, jaillit directement de la nature et de l’humanité.

Quiconque boit à la grande source est primitif ; quiconque vous y fait boire est primitif. Quiconque a l’âme et la donne est primitif. Beaumarchais est primitif autant qu’Aristophane ; Diderot est primitif autant qu’Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il n’y a là aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c’est de la vie prise dans la vie. Cet aspect de la nature qu’on nomme société inspire tout aussi bien les créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi primitif qu’Ajax. L’un défie les dieux, l’autre les moulins ; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. L’époque n’y fait rien. On peut être un esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière. Primitif a la même portée qu’original avec une nuance de plus. Le poète primitif, en communication intime avec l’homme et la nature, ne relève de personne. À quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des poètes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de l’énorme richesse du possible, quand tout l’imaginable vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu’on se sent dans la poitrine la voix qui peut crier “Fiat Lux”. Le poète primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions d’optique, Virgile n’est point le guide de Dante ; c’est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il ? chez Satan. C’est à peine si Virgile tout seul est capable d’aller chez Pluton.

Le poète original est distinct du poète primitif, en ce qu’il peut avoir, lui, des guides et des modèles. Le poète original imite quelquefois ; le poète primitif jamais. La Fontaine est original, Cervantès est primitif. À l’originalité, de certaines qualités de style suffisent ; c’est l’idée-mère qui fait l’écrivain primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les  esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l’occasion, le même poète peut être tantôt original, tantôt primitif. Molière, primitif dans Le Misanthrope, n’est qu’original dans Amphitryon.

L’originalité a d’ailleurs, elle aussi, tous les droits ; même le droit à une certaine politesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe.

Il ne s’agit que de s’entendre, et nous n’excluons, certes, aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre. Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l’art ? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l’art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d’un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il n’y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l’art, et voici une ode d’Horace ou d’Anacréon. Une mode de la rue Vivienne, touchée par Coysevox ou Pradier, devient éternelle.

Une manière d’écrire qu’on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à tout le style, un air de fête de la muse, une façon à soi de toucher et de manier une idée, il n’en faut pas plus pour faire des artistes souverains ; témoin Horace. Cependant, insistons-y, le poète qui voit dans l’art plus que l’art, le poète qui dans la poésie voit l’homme, le poète qui civilise à bon escient, le poète, maître parce qu’il est serviteur, c’est celui-là que nous saluons. Qu’un Goethe est petit à côté d’un Dante ! En toute chose, nous préférons celui qui peut s’écrier: j’ai voulu !

Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque de la beauté, même indifférente.

Si d’aussi chétifs détails valaient la peine d’être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d’une école de critique contemporaine, morte aujourd’hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri un moment, d’attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle nommait ‘la forme’. La forme forma, la beauté. Quel étrange mot d’ordre ! Plus tard, ce fut l’attaque à la grandeur. ‘Faire grand’ devint un défaut. Quand le beau est un tort, c’est le signe des époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, c’est le signe des règnes petits.

La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret : la forme est incompatible avec le fond. Le style exclut la pensée. L’image tue l’idée. Le beau est stérile. L’organe de la conception et de la fécondation lui manque. Vénus ne peut faire d’enfants.

Or c’est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l’harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c’est de la chair coulante ; la forme, c’est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S’il n’y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ?

Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l’heure : Rien étant donné, etc. ; mais Rien n’avait là qu’un sens relatif, “nescio quid meditans nugarum” [“Je ne sais quelles bagatelles“, tiré de Satire d’Horace, 65-8 ACN], et une bagatelle d’Horace, c’est quelquefois le fond même de la vie humaine.

Le beau est l’épanouissement du vrai (la splendeur, a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l’une étant l’extérieur de l’autre, la forme étant le fond, rendu visible.

Si cette école du passé avait raison, si l’image excluait l’idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute figures, serait creuse. Ces
chefs-d’œuvre de l’esprit humain seraient ‘de la forme’. De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ. Cette école de critique, un instant en crédit, a disparu et est maintenant oubliée. C’est comme cas singulier que nous la mentionnons ici dans notre clinique ; car, comme l’art lui-même, la critique a ses maladies, et la philosophie de l’art est tenue de les enregistrer. Cela est mort, peu importe ; de certains spécimens veulent être conservés. Ce qui n’est pas né viable a droit au bocal des fœtus. Nous y mettons cette critique.

REPIN Ilia, Quelle liberté ! (1903) © Musée russe, Saint-Petersbourg

De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci : carte blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu’est-ce que l’océan? C’est une permission.

Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais permission de découvrir un monde.

Aucun rhumb de vent [En navigation, le rhumb est la quantité angulaire comprise entre deux des trente-deux aires de vent de la boussole], aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l’aube, à l’hélice. L’atmosphère donne permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c’est l’omnifaculté.

En poésie, il procède par une continuité prodigieuse de l’Iliade, sans qu’on puisse imaginer où s’arrêtera cette série d’Homère dont Rabelais et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt il lui plaît d’humaniser  la montagne, et, s’il la veut simple, il fait la pyramide, et, s’il la veut touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la ligne droite qu’avec les mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute l’immensité, et du chaos auquel il impose l’équilibre. Quant au mystère, il en dispose. À un certain moment sacré de l’année, prolongez vers le zénith la ligne de Khéops, et vous arriverez, stupéfait, à l’étoile du Dragon ; regardez les flèches de Chartres, d’Angers, de Strasbourg, les portails d’Amiens et de Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l’abîme. Sa science est prodigieuse. Les initiés seuls, et les forts,savent quelle algèbre il y a sous la musique ; il sait tout, et ce qu’il ne sait pas, il le devine, et ce qu’il ne devine pas, il l’invente, et ce qu’il n’invente pas, il le crée ; et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l’art ; il est à l’aise dans des confusions d’astres et de ciels ; le nombre n’a rien à lui enseigner; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rythme pour l’imagination ; il a, dans sa boîte d’outils, employant le fer où les autres n’ont que le plomb, et l’acier où les autres n’ont que le fer, et le diamant où les autres n’ont que l’acier, et l’étoile où les autres n’ont que le diamant, il a la grande correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n’a la manière de s’en servir. Et il complique toute cette sagesse d’on ne sait quelle folie divine, et c’est là le génie.

C’est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance. [ … ]

L’antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l’école. Pas d’invention plus grotesque que cette prise aux cheveux de la muse par la muse. Uranie et Galliope en viennent aux coiffes.

Non, rien de tel dans l’art. Tout y harmonie, même la dissonance.

Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c’est la conquête ; le goût, c’est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis l’œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c’est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d’humeur. Le triage d’Homère n’est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l’un rejette, l’autre le garde. Ils savent tous les deux ce qu’ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni l’un ni l’autre, l’idéal, qui est l’infini, est au-dessus d’eux, et il pourra fort bien arriver un jour, si l’éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu’un mot de Rabelais devienne un mot d’Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.

L’art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l’art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l’arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau.

Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s’y transfigurera. Car le beau n’est autre chose que la sainte lumière du bon.

Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l’infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souveraine qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde conscience donnée aux seuls poètes, et aussi lumineuse que l’autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, fait partie, comme l’inspiration même, de la redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique. Le génie et le goût ont une unité qui est l’absolu, et une rencontre qui est la beauté.

Utilité du Beau

ANTO-CARTE, Le Jardinier (1941, photo Jacques Vandenberg) © SABAM Belgium 2022

Un homme a, par don de nature ou par développement d’éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d’un chef-d’œuvre, même d’un de ces chefs-d’œuvre qui semblent inutiles, c’est-a-dire qui sont créés sans souci direct de l’humain, du juste et de l’honnête, dégagés de toute préoccupation de conscience et faits sans autre but que le Beau ; c’est une statue, c’est un tableau, c’est une symphonie, c’est un édifice, c’est un poème. En apparence, cela ne sert à rien, à quoi bon une Vénus ? à quoi bon une flèche d’église ? à quoi bon une ode sur le printemps ou l’aurore, etc., avec ses rimes ? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui ? le Beau est là. L’homme regarde, l’homme écoute ; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu’écouter, il entend. Le mystère de l’art commence à opérer ; toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui. Le Beau est vrai de droit. L’homme, soumis à l’action du chef-d’œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l’oiseau qui, sous la fascination, augmente son battement d’ailes. Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le vertige de cette merveille entr’ouverte. Les doubles-fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet homme, soumis à l’épreuve de l’admiration, s’en rende bien clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de révélation qui est dans le Beau, l’éternel affirmé par l’immortel, la constatation ravissante du triomphe de l’homme dans l’art, le  magnifique spectacle, en face de la création divine, d’une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l’audace qu’a cette chose d’être un chef-d’œuvre à côté du soleil, l’ineffable fusion de tous les éléments de l’art, la ligne, le son, la couleur, l’idée, en une sorte de rythme sacré, d’accord avec le mystère musical du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une inexprimable pénétration du Beau lui entre par tous les pores. Il creuse et sonde de plus en plus l’œuvre étudiée ; il se déclare que c’est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n’en sont pas capables ni dignes; il y a de l’exception dans l’admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne ; il se sent élu, il lui semble que ce poème l’a choisi. Il est possédé du chef-d’œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu’il contemple ou à mesure qu’il lit, d’échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il pense, il s’attendrit, il veut ; les sept marches de l’initiation ; les sept noces de la lyre auguste qui est nous-mêmes. Il ferme les yeux pour mieux voir, il médite ce qu’il a contemplé, il s’absorbe dans l’intuition, et tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l’éblouissant spectre solaire de l’idéal apparaît ; et voilà cet homme qui a un autre cœur. [ … ]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°137 ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Victor Hugo par  Edmond Bacot (1862) © WIKIMEDIA COMMONS | Victor Hugo dans wallonica.org : Textes


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SAMAIN : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

Albert SAMAIN nait à Lille le 3 avril 1858. A l’âge de 14 ans, à la suite de la mort de son père, il doit interrompre ses études pour subvenir aux besoins de la famille. Il commence alors à travailler comme employé dans une entreprise. En 1880, il est envoyé à Paris. Samain décide d’y rester. Après plusieurs emplois successifs, il devient expéditionnaire à la préfecture de la Seine. Le modeste fonctionnaire commence à écrire des poèmes et à fréquenter les cercles mondains et littéraires parisiens. Il participe à la création du Mercure de France. Il fait partie du cercle des poètes symbolistes. Il est publié pour la première fois en 1893. Au jardin de l’infante, son recueil de poèmes, à la forme parfaite, au ton mélancolique et à la grande sensibilité, lui apporte le succès. François Coppée lui consacre un article très élogieux, le décrivant comme “le poète d’automne et de crépuscule“. Son œuvre poétique est très influencé par Baudelaire et Verlaine. C’est le premier à écrire des sonnets de quinze vers. Les textes de ses poèmes inspireront de nombreux musiciens qui les mettront en musique (dont Albert BERTELIN qui a mis Il est d’étranges soirs en musique [Paris : E. Demets, 1907], pour voix de mezzo-soprano ou de baryton). De santé fragile, Albert Samain meurt de tuberculose à Magny-les-Hameaux le 18 août 1900 à l’âge de 42 ans. Samain lui-même à propos de sa vie déclare : “Ma vie n’a pas d’histoire et ne comporte pas d’éléments dont se puisse alimenter le côté anecdotes d’une biographie.

d’après poetica.fr


Il est d’étranges soirs…

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Où dans l’air énervé flotte du repentir,
Où sur la vague lente et lourde d’un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Et, ces soirs-là, je vais tendre comme une femme.

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Où l’âme a des gaietés d’eaux vives dans les roches,
Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.

Il est de mornes jours, où las de se connaître,
Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,
Où le plus cher passé semble un décor déteint
Où s’agite un minable et vague cabotin.
Il est de mornes jours las du poids de connaître,
Et, ces jours-là, je vais courbé comme un ancêtre.

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l’infini terrible suspendue,
Sent le vent de l’abîme, et recule éperdue !
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


Viole

Mon cœur, tremblant des lendemains,
Est comme un oiseau dans tes mains
Qui s’effarouche et qui frissonne.

Il est si timide qu’il faut
Ne lui parler que pas trop haut
Pour que sans crainte il s’abandonne.

Un mot suffit à le navrer,
Un regard en lui fait vibrer
Une inexprimable amertume.

Et ton haleine seulement,
Quand tu lui parles doucement,
Le fait trembler comme une plume.

Il t’environne ; il est partout.
Il voltige autour de ton cou,
Il palpite autour de ta robe,

Mais si furtif, si passager,
Et si subtil et si léger,
Qu’à toute atteinte il se dérobe.

Et quand tu le ferais souffrir
Jusqu’à saigner, jusqu’à mourir,
Tu pourrais en garder le doute,

Et de sa peine ne savoir
Qu’une larme tombée un soir
Sur ton gant taché d’une goutte.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Domaine public | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Fernand Khnopff © Munich Neue Pinakothek.


Dire en lisant…

Les femmes dans le monde viticole

Temps de lecture : 9 minutes >

Vigneronne, sommelière, maîtresse de chai ou encore négociante…Surpris(e) par ces formulations ? C’est normal, nos oreilles ont moins l’habitude des versions féminines de ces métiers. Et pour cause : le monde du vin a longtemps été un univers d’hommes. Vous avez d’ailleurs peut-être déjà entendu “Le vin est une affaire d’homme“. Il y a moins de vingt-ans, on pouvait encore trouver à l’entrée de la cuverie de l’illustre Romanée-Conti, un encart annonçant “Interdit aux dames“.

La place des femmes en viticulture est sans aucun doute un “vide historiographique” : les femmes sont les grandes oubliées de ce monde si particulier. Et c’est une grande injustice car elles en ont toujours été parties prenantes. Joséphine de Lur-Saluces ou encore Barbe Nicole Clicquot : certaines d’entre elles ont marqué le monde du vin à jamais. Bien plus, elles ont été encore plus nombreuses à servir de petites mains essentielles à l’élaboration du vin. Aujourd’hui elles sont aussi de grandes consommatrices. En France, elles sont même à l’origine de 65% des bouteilles achetées. Au delà de la consommation, elles deviennent des actrices (re)connues du monde viticole. Une révolution est en marche et les femmes n’ont pas dit leur dernier mot. On vous en dit plus dans cet article.

Une forte disparité de genre dans le monde du vin, héritage d’inégalités ancestrales

Historiquement, les femmes ont toujours joué un rôle dans le monde du vin mais celui-ci s’est longtemps cantonné aux travaux dans les vignes : les tâches des femmes se limitant souvent à la cueillette des raisins ou au ramassage des sarments. Les hommes, eux, participaient aux tâches plus “stratégiques” de l’élaboration du vin : vinification, assemblage, etc. Cette division des tâches a contribué à la méconnaissance des compétences des femmes dans le processus d’élaboration du vin. D’ailleurs, pendant longtemps, leur statut a été particulièrement flou : épouses, mères et filles n’étant souvent ni propriétaires, ni salariées, ni associées. Bien sûr, cette situation ne caractérisait pas seulement le monde du vin : au XIXème siècle, le non-salariat ou le demi-salariat des femmes est chose courante. Spécifiquement dans le monde du vin, le père transmet son domaine au fils aîné et ainsi de suite. Pas d’héritage familial donc, ni guère plus d’acquisition puisque les femmes ont pendant longtemps été tenues à l’écart des formations viticoles, les éloignant logiquement des fonctions d’exploitation. À ce sujet, lire l’excellent rapport de Jean-Louis Escudier (La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010). À l’heure de la mécanisation des travaux de la vigne dans les années 1950, les femmes sont à nouveau mises à l’écart, considérées comme incompétentes dans la gestion de ces nouvelles technologies. Jusqu’aux années 1970, les femmes dans le milieu viticole sont donc présentes mais cantonnées dans des positions subalternes.

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la situation tend à évoluer : les femmes chefs d’exploitation font leur apparition. Pourtant, aujourd’hui encore les chiffres restent évocateurs d’inégalités persistantes. En France, seuls 31% des exploitants ou co-exploitants viticoles sont des femmes. C’est toujours plus que la moyenne dans le secteur agricole au global : 25%. Les femmes pénètrent le monde viticole mais restent souvent limitées à des emplois très spécifiques : promotion, commercialisation, oenotourisme. Les activités de production restent majoritairement l’histoire des hommes. En cause ? Les formations viticoles restent encore (trop) souvent l’apanage des hommes même si les statistiques de genre récentes montrent une forte progression des femmes dans ces formations. La minorité féminine s’illustre également au niveau des organisations professionnelles qui régissent le monde du vin. À titre d’exemple, si l’on prend les grandes organisations françaises suivantes, l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) est présidé par Jean-Louis Piton et l’association Vigneron Indépendant est présidée par Jean-Marie Fabre, succédant à Thomas Montagne. L’Institut Français du Vin et de la Vigne est, lui, présidé par Bernard Angelras, viticulteur dans les Costières de Nîmes (Gard) et président de la Commission Environnement de l’INAO. […] Vous remarquerez assez aisément qu’il n’y a aucune femme.

Des femmes influentes dans le monde du vin hier et aujourd’hui

Pourtant, certaines femmes notoires ont participé à forger l’histoire viticole inspirant sans aucun doute les nombreuses femmes qui, aujourd’hui, (re)dessinent l’univers du vin. Si certaines fresques égyptiennes antiques montrent déjà des femmes impliquées dans l’élaboration du vin, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’Histoire retienne des noms féminins.

Ce sont, pour la plupart, des veuves dont le décès prématuré de leur mari a précipité l’entrée dans le patrimoine viticole. À commencer par la veuve Joséphine de Lur-Saluces qui en 1788, reprend la tête du Château d’Yquem et lui offre alors le prestige international qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Dans cette lignée, on ne saurait oublier les deux veuves les plus connues de Champagne, Jeanne Alexandrine Pommery et Barbe Nicole Clicquot, qui ont également pris la direction de l’exploitation familiale pour en faire de véritables empires. Ces deux femmes illustres ont notamment mis au point des innovations qui ont marqué le monde champenois pour toujours. Madame Pommery a développé le Champagne “brut” en diminuant le dosage de liqueur pour satisfaire sa clientèle anglaise provoquant une véritable mutation de la production et des goûts en matière de champagne. De son côté, Madame Clicquot est, elle, à l’origine du dégorgement des bouteilles par le procédé de la “table de remuage”.

Barbe Nicole Clicquot © veuveclicquot.com
Une révolution est en cours : l’essor des femmes dans le vin depuis la fin du XXème siècle !

Bien qu’encore imparfaite, la diversité de genre est en nette progression depuis ces vingt dernières années. Comme on l’a vu plus haut, un tiers des exploitants viticoles français sont des exploitantes. C’est encore insuffisant mais cela témoigne de la féminisation de la filière viticole. Et pas seulement à la tête des exploitations : dans les caves, les salons ou les vignes, les femmes sont partout.

Parmi les personnalités les plus influentes du monde du vin, les femmes sont de plus en plus nombreuses. Pionnière dans le genre, Francine Grill a fait ses preuves dès 1970. Mariée à l’héritier du Château de l’Engarran dans le Languedoc, cette ancienne hôtesse de l’air a su s’imposer dans cette région viticole particulièrement masculine. Un peu plus tard, on peut évoquer Philippine de Rothschild, la reine du Médoc. Alors comédienne, la jeune femme s’est lancée dans le vin en 1988 suite au décès de son père, pour reprendre la direction du célèbre Château Mouton Rothschild. Avec succès puisque le chiffre d’affaires de l’empire a été multiplié par 2,5 durant ses 26 années de direction.

De nombreuses autres femmes aussi talentueuses que passionnées, continuent à s’illustrer dans le monde viticole. En Argentine, Susana Balbo, originaire de Mendoza, l’épicentre du vignoble argentin, fut la première femme argentine diplômée d’oenologie. D’abord consultante pour des domaines aux quatre coins du monde, elle reprend finalement le domaine familial et construit un véritable empire. De même, Sophie Conte en Italie, qui produit des Chiantis d’anthologie. Pour revenir en France, Ludivine Griveau, armée d’un double diplôme d’ingénieur agronome et d’oenologue est devenue en 2015 la première régisseuse de l’iconique Domaine des Hospices de Beaune, en Bourgogne, région même dans laquelle, vingt ans auparavant, des pancartes “Interdit aux dames” siégeaient dans certains chais. On peut également évoquer Caroline Frey, qui a été classée 28ème des 200 personnalités du monde du vin de la Revue des Vins de France. À la tête de trois propriétés familiales, à Bordeaux (Château La Lagune), en Bourgogne (Château Corton C) et dans la Vallée du Rhône (Paul Jaboulet Aîné), elle oeuvre pour une viticulture raisonnée, plus à l’écoute de la terre […].

Les femmes pénètrent également le monde de la prescription, celui des critiques et désormais des influenceurs.  La Britannique, Jancis Robinson est une pionnière de ce mouvement. Elle débute sa carrière de critique en vin en 1975 à l’âge de 25 ans au sein du magazine Wine & Spirit. Plus tard, elle deviendra chroniqueuse pour le Financial Times et écrira le fameux Atlas mondial du vin. Aujourd’hui, son compte Twitter est suivi par plus de 260.000 amateurs de vin, faisant d’elle la critique la plus suivie du monde.

Dans le monde de la sommellerie, où l’immense majorité des figures de renom sont des hommes, les femmes commencent également à briser le plafond de verre. On peut ainsi parler d’Estelle Touzet, qui a fait ses gammes dans les plus grands palaces parisiens dont le Bristol, le Crillon ou encore le Meurice pour finalement officier au Ritz depuis sa réouverture en 2016.  Aujourd’hui, un quart des sommeliers sont des femmes et cette proportion monte à un tiers chez les oenologues. L’ouverture des formations oenologiques et viticoles à la gent féminine y est bien sûr pour quelque chose. Ce mouvement a démarré dans les années 80 et s’est intensifié dans les années 2000. Les femmes représentent désormais 50 à 60% des nouvelles promues en œnologie.

Même au sein des instances de décisions et des principales institutions du monde viticole, les femmes prennent peu à peu leur place : l’élection de Miren de Lorgeril, en 2018, à la présidence du CIVL (Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc) en est un exemple parlant. À une toute autre échelle, l’Organisation Internationale de la vigne et du vin (OIV) est aujourd’hui présidée par la Brésilienne Regina Vanderlinde.

Ces femmes servent de modèles à toute une nouvelle génération d’amatrices de vin. Encore exceptions au XXe siècle, on ne compte plus aujourd’hui les femmes vigneronnes, oenologues, maîtres de chai ou encore sommelières.

Les initiatives se multiplient pour mettre en avant la place des femmes dans le monde viticole

Depuis quelques années, des réseaux féminins se créent et s’organisent pour faire entendre la voix des femmes dans le milieu viticole. Les initiatives sont nombreuses pour faire rayonner la gent féminine dans ce milieu traditionnellement masculin. Nous ne pouvons malheureusement pas vous en livrer une liste exhaustive mais souhaitions vous parler de certains d’entre elles.

Le premier collectif français de femmes en viticulture naît en 1994. Il s’agit des “Aliénor du vin de Bordeaux” qui a pour objectif de mettre en avant le travail des femmes dans la gestion de crus Bordelais. Dans cette lignée, de nombreux groupes de femmes vigneronnes se sont créés avec un ancrage local :  Les Dames du Layon, Des Elles pour le Chinon, les Médocaines, Gaillac au féminin, Vinifilles, Femmes Vignes Rhône, les Eléonores de Provence, les Étoiles en Beaujolais, Femmes et Vins de Bourgogne, les DiVINes d’Alsace. Ces associations organisent des formations à destination des adhérentes et favorisent les moments d’échanges sur des problématiques partagées par toutes. Elles permettent également de s’associer pour la participation à des salons mutuels pour mutualiser les coûts. L’union fait la force !

Des labels et des prix ont également été créés avec l’objectif de représenter les voix féminines au sein des jurys et in fine des consommateurs. Le label suisse “Le Vin des Femmes” met en scène un jury composé à 100% de femmes non-expertes mais grandes amatrices. Dans la même veine, le magazine “Elle à table” a lancé en 2014 un label de confiance qui vise les consommatrices de vins mais qui se démarque évidemment de la notion de “vins de femmes”. Le jury est paritaire et la présidente d’honneur, Virginie Morvan est également Chef Sommelière du caviste Lavinia.

Plus récemment, nous pouvons parler de “Women Do Wine“. Cette association, lancée en avril 2017, est l’oeuvre d’un groupe de professionnelles du monde du vin. Jugeant les femmes “insuffisamment mise en lumière” dans l’univers viticole, elle vise à défendre la cause et l’intérêt des femmes dans ce milieu fermé. Aujourd’hui, l’association est dirigée par un bureau composé de 10 femmes issues du milieu viticole et venant de plusieurs pays dont la France, la Belgique, la Suisse et le Canada.

d’après CUVEE-PRIVEE.COM


© Isabel Cardoso-Fonquerle

Isabel, la seule vigneronne africaine de France

Isabel Cardoso-Fonquerle est née en Guinée-Bissau, et est arrivée en France à ses dix-sept ans. Si aujourd’hui elle considère la France comme sa mère d’adoption”, ses premiers pas à Paris n’ont pas été faciles. Son CV est refusé dans plusieurs grands magasins, au point qu’elle décide de ne plus y faire figurer sa photo. “J’avais entendu à la télé un débat : ils disaient que parfois on jugeait les gens par rapport à leur couleur de peau. Et ça m’avait choquée.”

Elle envoie un CV sans photo, et finit par être embauchée aux Galeries Lafayette Gourmet, où elle s’entend bien avec l’équipe comme avec les clients. A tel point que quelques mois plus tard, son directeur lui propose de rejoindre l’équipe des sommeliers de la cave à vin des Galeries Lafayette. “Je me suis sentie privilégiée. C’était quand même incroyable qu’on pense à moi !

Isabel découvre le vocabulaire du vin et plonge dans un univers qui la passionne immédiatement. En 2002, elle décide de passer un diplôme pour devenir vigneronne, et acquiert son propre domaine dans le Languedoc. “Le vin est super complexe, on en apprend chaque année. C’est très dur, surtout quand on est seule presque à 80% à la vinification, à l’élevage, aux échantillons, à la préparation des commandes, à l’administratif, au commercial… Je suis partout à la fois.”

D’autant plus qu’en tant qu’unique femme noire parmi ses collègues, elle a dû faire face à une hostilité certaine. Vignes brûlées, dégradations, remarques racistes, regards insistants… Isabel ne cède pas : Je sais remettre les gens à leur place”, affirme-t-elle, préférant à l’agressivité une attitude diplomatique, mais ferme”“Pour moi, le plus important, c’est mon travail, pas ma couleur de peau. Je n’accepte pas que les gens me manquent de respect ou m’agressent sur mon lieu de travail, soit parce que je suis noire, soit parce que je suis une femme. J’ai ce double problème.”

Aujourd’hui, Isabel est fière de perpétuer “le savoir-faire français” sur son domaine de huit hectares, le domaine de l’Oustal Blanc, où elle pratique une agriculture bio et naturelle.

d’après RADIOFRANCE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation, correction et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : l’entête de l’article montre des vendanges dans le Médoc en 1951 © terredevins.com ; © veuveclicquot.com ; © Isabel Cardoso-Fonquerle


Plus de presse…

VALERY : textes

Temps de lecture : 8 minutes >

Nous sommes surtout harcelés de lectures d’intérêt immédiat et violent. Il y a dans les feuilles publiques une telle diversité, une telle incohérence, une telle intensité de nouvelles (surtout par certains jours), que le temps que nous pouvons donner par vingt-quatre heures à la lecture en est entièrement occupé, et les esprits troublés, agités ou surexcités.

L’homme qui a un emploi, l’homme qui gagne sa vie et qui peut consacrer une heure par jour à la lecture, qu’il la fasse chez lui, ou dans le tramway, ou dans le métro, cette heure est dévorée par les affaires criminelles, les niaiseries incohérentes, les ragots et les faits moins divers, dont le pèle-mêle et l’abondance semblent faits pour ahurir et simplifier grossièrement les esprits.

Notre homme est perdu pour le livre… Ceci est fatal et nous n’y pouvons rien.

Tout ceci a pour conséquences une diminution réelle de la culture ; et, en second lieu, une diminution réelle de la véritable liberté de l’esprit, car cette liberté exige au contraire un détachement, un refus de toutes ces sensations incohérentes ou violentes que nous recevons de la vie moderne, à chaque instant.

Regards sur le monde actuel et autres essais (1931)


Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l’univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts
[…]
Patient, patience,
Patience dans l’azur !
Chaque atome de silence
Est la chance d’un fruit mûr !
[…]​

Palme (extr., in Charmes, 1922)


Il dépend de celui qui passe
Que je sois tombe ou trésor
Que je parle ou me taise
Ceci ne tient qu’à toi
Ami n’entre pas sans désir

Fronton du Palais de Chaillot (Paris, FR)


La meilleure façon de réaliser ses rêves est de se réveiller.


Paul VALERY

Ce toit tranquille, où marchent des colombes,
Entre les pins palpite, entre les tombes ;
Midi le juste y compose de feux
La mer, la mer, toujours recommencée !
Ô récompense après une pensée
Qu’un long regard sur le calme des dieux !

Quel pur travail de fins éclairs consume
Maint diamant d’imperceptible écume,
Et quelle paix semble se concevoir !
Quand sur l’abîme un soleil se repose,
Ouvrages purs d’une éternelle cause,
Le Temps scintille et le Songe est savoir
.
Stable trésor, temple simple à Minerve,
Masse de calme, et visible réserve,
Eau sourcilleuse, Œil qui gardes en toi
Tant de sommeil sous un voile de flamme,
Ô mon silence!… Édifice dans l’âme,
Mais comble d’or aux mille tuiles, Toit!

Temple du Temps, qu’un seul soupir résume,
À ce point pur je monte et m’accoutume,
Tout entouré de mon regard marin;
Et comme aux dieux mon offrande suprême,
La scintillation sereine sème
Sur l’altitude un dédain souverain.

Comme le fruit se fond en jouissance,
Comme en délice il change son absence
Dans une bouche où sa forme se meurt,
Je hume ici ma future fumée,
Et le ciel chante à l’âme consumée
Le changement des rives en rumeur.

Beau ciel, vrai ciel, regarde-moi qui change!
Après tant d’orgueil, après tant d’étrange
Oisiveté, mais pleine de pouvoir,
Je m’abandonne à ce brillant espace,
Sur les maisons des morts mon ombre passe
Qui m’apprivoise à son frêle mouvoir.

L’âme exposée aux torches du solstice,
Je te soutiens, admirable justice
De la lumière aux armes sans pitié!
Je te rends pure à ta place première:
Regarde-toi!… Mais rendre la lumière
Suppose d’ombre une morne moitié.

Ô pour moi seul, à moi seul, en moi-même,
Auprès d’un cœur, aux sources du poème,
Entre le vide et l’événement pur,
J’attends l’écho de ma grandeur interne,
Amère, sombre et sonore citerne,
Sonnant dans l’âme un creux toujours futur!

Sais-tu, fausse captive des feuillages,
Golfe mangeur de ces maigres grillages,
Sur mes yeux clos, secrets éblouissants,
Quel corps me traîne à sa fin paresseuse,
Quel front l’attire à cette terre osseuse?
Une étincelle y pense à mes absents.

Fermé, sacré, plein d’un feu sans matière,
Fragment terrestre offert à la lumière,
Ce lieu me plaît, dominé de flambeaux,
Composé d’or, de pierre et d’arbres sombres,
Où tant de marbre est tremblant sur tant d’ombres;
La mer fidèle y dort sur mes tombeaux!

Chienne splendide, écarte l’idolâtre!
Quand solitaire au sourire de pâtre,
Je pais longtemps, moutons mystérieux,
Le blanc troupeau de mes tranquilles tombes,
Éloignes-en les prudentes colombes,
Les songes vains, les anges curieux!

Ici venu, l’avenir est paresse.
L’insecte net gratte la sécheresse;
Tout est brûlé, défait, reçu dans l’air
À je ne sais quelle sévère essence…
La vie est vaste, étant ivre d’absence,
Et l’amertume est douce, et l’esprit clair.

Les morts cachés sont bien dans cette terre
Qui les réchauffe et sèche leur mystère.
Midi là-haut, Midi sans mouvement
En soi se pense et convient à soi-même…
Tête complète et parfait diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes!
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes
Sont le défaut de ton grand diamant…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbres,
Un peuple vague aux racines des arbres
A pris déjà ton parti lentement.

Ils ont fondu dans une absence épaisse,
L’argile rouge a bu la blanche espèce,
Le don de vivre a passé dans les fleurs!
Où sont des morts les phrases familières,
L’art personnel, les âmes singulières?
La larve file où se formaient des pleurs.

Les cris aigus des filles chatouillées,
Les yeux, les dents, les paupières mouillées,
Le sein charmant qui joue avec le feu,
Le sang qui brille aux lèvres qui se rendent,
Les derniers dons, les doigts qui les défendent,
Tout va sous terre et rentre dans le jeu!

Et vous, grande âme, espérez-vous un songe
Qui n’aura plus ces couleurs de mensonge
Qu’aux yeux de chair l’onde et l’or font ici?
Chanterez-vous quand serez vaporeuse?
Allez! Tout fuit! Ma présence est poreuse,
La sainte impatience meurt aussi!

Maigre immortalité noire et dorée,
Consolatrice affreusement laurée,
Qui de la mort fais un sein maternel,
Le beau mensonge et la pieuse ruse!
Qui ne connaît, et qui ne les refuse,
Ce crâne vide et ce rire éternel!

Pères profonds, têtes inhabitées,
Qui sous le poids de tant de pelletées,
ætes la terre et confondez nos pas,
Le vrai rongeur, le ver irréfutable
N’est point pour vous qui dormez sous la table,
Il vit de vie, il ne me quitte pas!

Amour, peut-être, ou de moi-même haine?
Sa dent secrète est de moi si prochaine
Que tous les noms lui peuvent convenir!
Qu’importe! Il voit, il veut, il songe, il touche
Ma chair lui plaît, et jusque sur ma couche,
À ce vivant je vis d’appartenir!

Zénon! Cruel Zénon! Zénon d’Élée!
M’as-tu percé de cette flèche ailée
Qui vibre, vole, et qui ne vole pas!
Le son m’enfante et la flèche me tue!
Ah! le soleil… Quelle ombre de tortue
Pour l’âme, Achille immobile à grands pas!

Non, non!… Debout! Dans l’ère successive!
Brisez, mon corps, cette forme pensive!
Buvez, mon sein, la naissance du vent!
Une fraîcheur, de la mer exhalée,
Me rend mon âme… O puissance salée!
Courons à l’onde en rejaillir vivant!

Oui! Grande mer de délires douée
Peau de panthère et chlamyde trouée
De mille et mille idoles du soleil
Hydre absolue, ivre de ta chair bleue,
Qui te remords l’étincelante queue
Dans un tumulte au silence pareil,

Le vent se lève!… Il faut tenter de vivre!
L’air immense ouvre et referme mon livre,
La vague en poudre ose jaillir des rocs!
Envolez-vous, pages tout éblouies!
Rompez, vagues! Rompez d’eaux réjouies
Ce toit tranquille où picoraient des focs!

Le cimetière marin (1920)


Paul Valéry en 1935 © AFP

Paul VALERY est né à Sète, le 30 octobre 1871. D’ascendance corse par son père et génoise par sa mère, Paul Valéry fit ses études primaires chez les Dominicains de sa ville natale et ses études secondaires au lycée de Montpellier. Ayant renoncé à préparer l’École navale, vers laquelle le portait son amour de la mer, il s’inscrivit en 1889 à la faculté de Droit. Passionné par les mathématiques et la musique, il s’essaya également à la poésie et vit, cette même année, ses premiers vers publiés dans la Revue maritime de Marseille. C’est encore à cette époque qu’il se lia d’amitié avec Pierre Louÿs, qu’il lui arrivera de nommer son « directeur spirituel », et fit la connaissance de Gide et de Mallarmé. Les vers qu’il écrivit dans ces années-là s’inscrivent ainsi, tout naturellement, dans la mouvance symboliste.

Ayant obtenu sa licence de droit, il s’installa, en 1894, à Paris, où il obtint un poste de rédacteur au ministère de la Guerre. Mais cette période devait marquer pour Paul Valéry le début d’un long silence poétique. À la suite d’une grave crise morale et sentimentale, le jeune homme, en effet, décidait de renoncer à l’écriture poétique pour mieux se consacrer à la connaissance de soi et du monde. Occupant un emploi de secrétaire particulier auprès du publiciste Édouard Lebey, directeur de l’agence Havas, il entreprit la rédaction des Cahiers (lesquels ne seront publiés qu’après sa mort), dans lesquels il consignait quotidiennement l’évolution de sa conscience et de ses rapports au temps, au rêve et au langage.

En 1900, Paul Valéry épousait Jeannine Gobillard, dont il aurait trois enfants.

Ce n’est qu’en 1917 que, sous l’influence de Gide notamment, il revint à la poésie, avec la publication chez Gallimard de La Jeune Parque, dont le succès fut immédiat et annonçait celui des autres grands poèmes (Le Cimetière marin, en 1920) ou recueils poétiques (Charmes, en 1922).

Influencé par Mallarmé, Paul Valéry privilégia toujours, dans ses recherches poétiques, la maîtrise de la forme sur le sens et l’inspiration. Quête de la “poésie pure“, son œuvre se confond avec une réflexion sur le langage, vecteur entre l’esprit et le monde qui l’entoure, instrument de connaissance pour la conscience.

C’est ainsi que ces interrogations sur le savoir se nourrirent chez le poète de la fréquentation de l’univers scientifique : lecteur de Bergson, d’Einstein, de Louis de Broglie et Langevin, Paul Valéry devait devenir en 1935 membre de l’Académie des Sciences de Lisbonne.

Après la Première Guerre mondiale, la célébrité devait peu à peu élever Paul Valéry au rang de « poète d’État ». Il multiplia dans les années 1920 et 1930 les conférences, voyages officiels et communications de toute sorte, tandis que pleuvaient sur lui les honneurs ; en 1924, il remplaçait Anatole France à la présidence du Pen Club français, et devait encore lui succéder à l’Académie française où il fut élu le 19 novembre 1925, par 17 voix au quatrième tour. Paul Valéry avait d’abord posé sa candidature au fauteuil d’Haussonville, lequel devait être pourvu le même jour, mais s’était ravisé, au dernier moment, sur les conseils de Foch, pour disputer, avec plus de chances estimait-il, à Léon Bérard et Victor Bérard, le fauteuil d’Anatole France.

Le discours que devait prononcer Paul Valéry lors de sa réception par Gabriel Hanotaux, le 23 juin 1927, est resté célèbre dans les annales de l’Académie. Valéry, en effet, réussit ce tour de force de faire l’éloge de son prédécesseur sans prononcer une seule fois son nom. On raconte qu’il n’avait pas pardonné à Anatole France d’avoir refusé à Mallarmé la publication de son Après-midi d’un faune, en 1874, dans Le Parnasse contemporain.

En 1932, Paul Valéry devint membre du conseil des musées nationaux ; en 1933, il fut nommé administrateur du centre universitaire méditerranéen à Nice ; en 1936, il fut désigné président de la commission de synthèse de la coopération culturelle pour l’exposition universelle ; en 1937, on lui attribua la chaire de poétique au Collège de France ; en 1939, enfin, il devenait président d’honneur de la SACEM.

Lorsque éclata la Seconde Guerre mondiale, Paul Valéry, qui avait reçu en 1931 le maréchal Pétain à l’Académie, s’opposa vivement à la proposition d’Abel Bonnard qui voulait que l’Académie adressât ses félicitations au chef de l’État pour sa rencontre avec Hitler à Montoire. Directeur de l’Académie en 1941, il devait par ailleurs prononcer l’éloge funèbre de Bergson, dans un discours qui fut salué par tous comme un acte de courage et de résistance. Refusant de collaborer, Paul Valéry allait perdre sous l’Occupation son poste d’administrateur du centre universitaire de Nice. Par une ironie du sort, il mourut la semaine même où s’ouvrait, dans la France libérée, le procès Pétain. Après des funérailles nationales, il fut inhumé à Sète, dans son cimetière marin. Mort le 20 juillet 1945.

d’après ACADEMIEFRANCAISE.FR


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Citez-en d’autres…

ROUBAUD, Alix Cléo (1952-1983)

Temps de lecture : 12 minutes >

Alix Cléo ROUBAUD est née à Mexico en 1952. Fille d’un diplomate et d’une peintre, elle a voyagé toute son enfance avant d’étudier la psychologie, la littérature, l’architecture et la philosophie à Ottawa, puis à Aix-en-Provence. Elle pratique la photographie en amateur, de façon occasionnelle avant de progressivement se diriger, vers une vraie recherche esthétique.

Sa carrière photographique est très brève, l’essentiel de sa production est concentré sur quatre années, les dernières de sa vie, de 1979 à 1983, puisque, souffrant depuis son plus jeune âge de problèmes respiratoires, elle meurt à 31 ans d’une embolie pulmonaire.

600 tirages, souvent uniques

Elle a laissé 600 tirages argentiques que son mari, le poète Jacques Roubaud, à donnés à de grandes institutions, dont la BnF mais aussi la Maison européenne de la photographie, le Musée national d’art moderne, la Bibliothèque municipale de Lyon et le Musée des beaux-arts de Montréal.

Pour Alix Cléo Roubaud, l’important ce sont les tirages : dès qu’elle a obtenu le résultat souhaité, c’est-à-dire celui qui est en adéquation avec l’émotion ressentie, elle détruit les négatifs. Avec ces tirages, qu’elle fait elle-même, elle veut ranimer une sensation, un souvenir. “La destruction du négatif sera un garde-fou contre la tentation d’approcher à nouveau le souvenir du monde que la photographie enferme“, écrit-elle.

Des souvenirs qui s’effacent dans le blanc du papier

Ces épreuves uniques, donc rares, c’est elle qui les a faites. Dans la chambre noire, elle se livre à une multitude d’expérimentations, utilisant plusieurs négatifs en surimpression, dédoublant un même personnage (souvent elle-même), dessinant des traits avec un faisceau lumineux. Les contours de l’image s’estompent parfois progressivement dans le blanc, pour marquer l’effacement du souvenir, comme dans ces photos d’enfance qu’elle a rephotographiées pour les retravailler. Ailleurs, c’est dans l’obscurité que les figures s’enfoncent.

Faire sentir que ce n’est pas le réel

En 1980, Jean Eustache tourne Les photos d’Alix, où elle parle de son travail au fils du réalisateur. Dans le court-métrage qui décale subrepticement les commentaires des images, Alix Cléo Roubaud explique qu’elle fait des contretypes “pour avoir une photographie plus photographique, plus éloignée de la réalité, pour bien faire sentir que c’est une photographie et pas le réel.

Le champ de ses explorations photographiques, c’est essentiellement l’intime, souvent la chambre, dernière chambre d’adolescente chez ses parents, ou les chambres d’hôtel où elle capte son reflet et celui de son mari dans une glace. Celui-ci, elle nous le montre sur la même image, allongé à lire et assis en reflet juste à côté, créant un climat étrange. Dans ces chambres, elle nous fait voir sa vie amoureuse, sans excès d’impudeur.

Correction de perspective dans ma chambre © Alix Cléo Roubaud
Une vie en sursis

L’autoportrait, souvent nu, est un des thèmes récurrents de son œuvre. Son corps est malade : depuis petite elle souffre d’asthme aigu et se sent menacée par l’obscurité et la mort. Elle crée sa série 15 minutes la nuit au rythme de la respiration allongée avec l’appareil photo sur sa poitrine souffrante. Elle y saisit des cyprès en vitesse lente, l’obturateur fixé à 15 minutes, en impliquant tout son corps dans la prise de vue. Dans sa série Si quelque chose noir elle imagine sa mort : dans une pièce dépouillée, elle se tient nue, se dédouble, s’allonge au sol, se revoit petite fille… La série, conçue comme un haiku, est accompagnée d’un texte aussi important que les images.

La photographie indissociable de l’écriture

Car l’écriture est une part importante de la création d’Alix Cléo Roubaud, elle est indissociable de sa pratique photographique. Pendant des années, elle a écrit son journal, dont une partie a été publiée par son mari après sa mort (Journal 1979-1983) où elle parle de la photographie. Et des textes accompagnent souvent ses images ou en font même partie, manuscrits ou tapés à la machine, photographiés et intégrés en surimpression.

Ses photos ont peu été montrées de son vivant et après sa mort, même si elle a participé à une importante exposition à Créteil en 1982 et si la série Si quelque chose noir était à Arles en 1983 […].

d’après FRANCETVINFO.FR


Quinze minutes la nuit au rythme de la respiration © Alix Cléo Roubaud

Tiré épreuve des cyprès de St-Felix. Prise la nuit avec ouverture de 01-15 minutes. Légère oscillation de bas en haut de l’appareil due sans doute à ma respiration.

(Journal, Alix Cléo Roubaud, le 20 novembre 1980)


Ce sont les mots employés par Alix Cléo Roubaud au sujet de sa photographie 15 minutes la nuit au rythme de la respiration. Ce cliché où nous peinons à discerner le paysage en raison de son flou résulte de la respiration de l’artiste. Elle se serait allongée nue face à ces cyprès, laissant l’appareil ouvert plusieurs minutes en le posant sur sa poitrine. Véritable “autoportrait par le souffle” d’après Héléne Giannecchini, ce cliché nous invite à entrer dans l’intimité de l’artiste en nous dévoilant, d’une manière assez inédite, son corps malade. Depuis son plus jeune âge elle souffre d’asthme aigu, des problèmes de santé qui la condamnait à mourir précocement, elle s’éteindra à l’âge de ses 31 ans suite à une embolie pulmonaire. Bien plus qu’une simple photographie d’un paysage flou, “ce saisissant paysage bougé réunit le vécu de la photographe (Alix Cléo Roubaud allongée par terre face à une haie de cyprès) et ses réflexions conceptuelles”. Le travail d’Alix Cléo Roubaud est marqué par des réflexions liées à sa pratique photographique mais aussi par des réflexions sur le temps, le corps et la mort, thèmes abordés tout au long de son œuvre. 

L’artiste est une grande lectrice de Benjamin et cela se ressent au sein même de sa pratique photographique. Pour reprendre les termes de Benjamin dans l’œuvre à l’époque de sa reproductibilité technique, les clichés de l’artiste possèdent une aura importante étant donné qu’ils sont uniques. Le tirage de son positif une fois réalisé, elle détruit le négatif, ne laissant ainsi qu’une seule version du positif. Elle prend et développe ses clichés un peu à la manière qu’avaient les impressionnistes de peindre leurs tableaux : en teintant la réalité de sa vision. C’est donc par et à travers la photographie que l’artiste nous transmet et nous partage ses émotions et ses réflexions. D’abord à travers le corps, et plus particulièrement le sien, qui prendra une place importante dans son travail. Elle se mettra en scène, souvent nue, dans plusieurs de ses séries d’autoportraits.

Cela n’est pas sans rappeler le travail d’une autre jeune femme photographe morte précocement elle aussi : Francesca Woodman, pratiquant elle aussi l’autoportrait de nu. Tout comme Roubaud, Francesca Woodman menait également des réflexions sur la technique photographique et l’écrit. Son corps pouvait apparaître comme un spectre au milieu d’espace en décrépitude. À travers leurs corps les deux artistes, marquées par un destin tragique, nous font part de leur féminité, de leur sensualité et parfois même de leur érotisme, mais aussi de quelque chose de plus sombre : la maladie (que ce soit l’asthme d’Alix Cléo Roubaud ou bien la dépression de Francesca Woodman). Un peu à la manière dont le corps pouvait être considéré pendant la Grèce Antique, le corps peut être ici considéré comme une idole : on ne voit pas seulement son corps nu, son corps fait appel à quelque chose qui le dépasse et nous pousse à nous interroger sur le temps et la mort. Que son corps paraisse tantôt fantomatique car translucide, tantôt dupliqué ou qu’il soit suggéré par les traces du mouvement qu’il laisse comme pour le cliché 15 minutes la nuit au rythme de la respiration, il sera intégré de manière atypique.

Habituellement, excepté pour les autoportraits, le corps cherche à s’effacer. On essaie d’éviter l’impact que peut avoir le corps du photographe dans la prise de vue, or ici c’est tout le contraire, c’est même son corps évoqué par le souffle qui est le sujet premier dans la série 15 minutes la nuit au rythme de la respiration. Michaux faisait remarquer qu’il ne suffisait pas d’enlever ses habits pour faire du nu mais que le nu était “une technique de l’âme”. Ce qui compte alors dans ses photographies de nus ce n’est peut-être pas tant ce que l’on peut voir que ce que cela évoque en excès : son âme, son intimité, ses réflexions.

Ce n’est pas une coïncidence d’utiliser le médium qu’est la photographie car ce dernier possède un lien privilégié en ce qui concerne les réflexions sur le temps et la mort. La photographie “c’est l’endroit où la « culture » rencontre la « nature » (mort, temps, sacré, sexe), mettant au jour des expériences auxquelles toutes les cultures se confrontent sous des guises diverses”. La photographie d’Alix Cléo Roubaud est témoin du temps qui passe, en laissant l’appareil ouvert elle réussit à obtenir des clichés emplis de mouvements. Cette question du temps qui passe et qui s’écoule fait forcément appel à une réflexion sur la mort. Roland Barthes et André Bazin développent une pensée du présentisme. D’abord avec André Bazin considérant d’une part que la photographie est objective car ne fait pas intervenir l’homme et, d’autre part, que c’est une représentation absolument ressemblante au réel. Avec la photographie ce n’est plus la main humaine qui va peindre la réalité, mais c’est la réalité elle-même qui va s’imprimer sur la pellicule. André Bazin parlera d’un “transfert de réalité de la chose sur sa reproduction” qu’on ne peut trouver ni dans la peinture, ni dans la sculpture et faisant ainsi la spécificité de la photographie. Puis avec le “ça a été” développé par Roland Barthes attestant du fait que si une chose est présente sur la photo c’est qu’elle a bien existé et qu’au moment de la prise était présente. 

Autoportrait © Alix Cléo Roubaud

En ayant bien ces conceptions en tête nous allons questionner le rapport qu’a la photographie notamment avec la question de la mort. Dans La Photographie au service du surréalisme,Rosalind Krauss disait :

Car la photographie est une empreinte, une décalcomanie du réel. C’est une trace – obtenue par un procédé photochimique – liée aux objets concrets auxquels elle se rapporte par un rapport de causalité parallèle à celui qui existe pour une empreinte digitale, une trace de pas, ou les ronds humides que des verres froids laissent sur une table. La photographie est donc génétiquement différente de la peinture, de la sculpture ou du dessin. Dans l’arbre généalogique des représentations, elle se situe du côté des empreintes de  mains, des masques mortuaires, du suaire de Turin, ou des traces des mouettes sur le sable des plages.

Rosalind Krauss, Photography in the Service of Surrealism

Les analogies ici développées, et plus particulièrement celle du masque mortuaire, montrent bien le rapport étroit qu’entretient la photographie avec la mort. Par ailleurs, le travail d’Alix Cléo Roubaud puise, entre autre, son inspiration dans la poésie médiévale japonaise : le Rakki Taï. Le Rakki Taï  est un genre poétique s’évertuant à dompter ses démons et la mort. Elle écrira dans son Journal à ce sujet : 

« style du double » dans la poésie médiévale japonaise art visant à dompter ses démons, ruser avec la mort

« oeuvre de l’ombre »

devait montrer la « doublure des choses (…) à la fois l’instant qui précède ou qui succède à la photo, qu’on ne voit pas ; elle est donc l’image de notre mort. Ces choses pourraient ne pas être là, après tout : mais moi non plus, et avec moi, disparaître le monde – telle est la folie de la photographie »

Alix Cléo Roubaud, Journal

Si on s’attarde encore un peu sur André Bazin, la photographie serait un moyen de combattre la mort par le procédé photographique lui-même. La photographie aurait ce pouvoir d’arracher au temps quelque chose de la présence des êtres. On chercherait  à fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être, d’où le développement du “complexe de la momie” chez André Bazin puisque “fixer artificiellement les apparences charnelles de l’être, c’est l’arracher au fleuve de la durée : l’arrimer à la vie”. La photographie serait quelque part la création d’une effigie permettant de garder en vie l’être présenté en photo. Cela Roubaud l’a bien compris, elle sait qu’elle va mourir.

je vais mourir.
Tu vas me perdre, mon amour.
Je n’ai aimé que toi.
Je mérite la mort. Je mérite la mort, stupide, inutile, amoureuse.
Tu me verras morte Jacques Roubaud.
On viendra te chercher.Tu identifieras mon cadavre.
Tu ne sais rien de Dieu.
prépare-toi à ma mort.
tu m’aimes pour les raisons de la vie
sottement tu oublies les raisons de la mort.

Alix Cléo Roubaud, Journal

Ce rapport qu’a la photographie avec son référent est cependant à nuancer. Les théories de Barthes et Bazin posent en axiome la photographie comme garante d’une représentation juste du réel, d’un prélèvement de ce dernier. De ce point de vue, la photographie est une trace du réel et possède un rapport indiciel au sens où on l’entend dans la sémiotique de Peirce. Les signes indiciels sont des “traces sensibles d’un phénomène, une expression directe de la chose manifestée. L’indice est prélevé sur la chose elle-même. L’indice existe du seul fait qu’une trace a été produite par un événement”, typiquement il n’y a pas de fumée sans feu, la fumée atteste de la présence du feu. Appliqué à la photographie cela revient à dire que ce qui est sur l’image “a été”. Mais cette théorie pose un problème : cette relation indicielle qu’a la photographie avec son référent ne peut être comprise comme telle que lorsque cette relation laisse la place à un interprétant qui “peut se rapporter à l’objet non pas directement mais par l’image obtenue de lui par enregistrement. Mais s’en tenir à cela, c’est s’en tenir à un point de vue strictement objectif.”

C’est ici que se pose le problème, la personne regardant la photographie peut évacuer cette relation indicielle et considérer l’image pour elle-même sans la faire fonctionner comme indice : “ll est parfaitement possible que quelqu’un qui regarde des images photographiques se moque de les faire fonctionner comme des indices, se contentant de les considérer comme des images, c’est-à-dire des icônes. On peut en effet regarder des images photographiques en suspendant toute considération relative à l’existence de son objet, pour ne considérer que son image. C’est ce que tout un chacun fait du reste avec la plupart des images photographiques qui ont pour fonction de communiquer ou d’illustrer.” Et même si la personne regardant cette image s’évertue à faire fonctionner cette relation indicielle, l’objet auquel se réfère l’image ne peut pas être atteint en tant que tel mais seulement par le biais de son image : “rien ne garantit que ce qu’on identifie dans l’image corresponde réellement à ce qui a été photographié. La photographie n’atteste pas mes propres identifications, mais seulement que quelque chose a été photographié. Or si absolument rien ne permet d’assurer la coïncidence entre ce que je tiens pour l’objet de la photographie et son référent réel, la relation indicielle est non seulement incertaine du point de vue cognitif, mais elle est plus radicalement une relation qui vise un objet qu’elle n’atteint jamais, du moins tel qu’elle le devrait : directement comme l’objet réel qui a réellement affecté la surface sensible d’un appareil photo.” 

Autrement dit c’est par la personne qui regarde une image que l’une ou l’autre des relations vont être activées. La perception d’une dimension indicielle n’est pas posée par la nature de la photographie même, elle nécessite une contextualisation en dehors de l’image elle-même. La photographie n’est donc jamais purement et strictement indicielle, pour lui donner un sens il faut la contextualiser : cette “preuve ou empreinte ne sont pas des objet autonomes : elles ne deviennent des traces qu’en vertu d’un rapport sémiotique établi par l’enquête, qui reconstitue la corrélation effacée par la disparition de la cause.” La définition ontologique de l’image, défendue par Bazin et Barthes, est ici abandonnée au profit d’une définition plus contextuelle voire psychologique. 

Si quelque chose noir © Alix Cléo Roubaud

Pour en revenir à l’œuvre d’Alix Cléo Roubaud, les écrits ajoutés à ses clichés permettent une contextualisation de ses images et leur donnent davantage de sens. On oscille entre ce rapport indiciel, car oui, Alix Cléo Roubaud a bien été (en atteste les écrits d’elle et de son mari, Jacques Roubaud), mais le caractère fictionnel s’ajoute et embellit le réel, notamment dans la mise en scène de ses clichés où son corps se fait double, translucide et où il prend toute sa portée en rapport avec ses écrits et la connaissance de son vécu. Car à travers ses œuvres elle défie la mort qui l’attend.

Comme nous l’avons remarqué plus haut, le nu photographique dans la démarche d’Alix Cléo Roubaud n’est pas anodin, la mise en scène de sa propre mort dans certains de ses clichés est aussi une autre manière de combattre la mort, de la contrôler, de se l’approprier : “la mort, évoquée et vécue à travers l’image, est soustraite au régime arbitraire de la nature pour être soumise à l’ordre humain.” “Dans la mesure où elle est représentée”, rappelait Fornari, “elle n’obéit plus aux lois de la nature mais aux désirs des hommes.” A ce juste titre, Roland Barthes écrivait dans sa chambre claire que la photographie est “un futur antérieur dont la mort est l’enjeu”. En plus de combattre la mort et l’angoisse que cela peut générer chez l’artiste, ses clichés vont devenir, à la manière du mythe de Dibutades, l’ombre qui restera d’elle pour consoler son mari. En plus du médium photographique suggérant un rapport avec la mort, cette dernière est évoquée de manière poétique dans toute son œuvre : tantôt apparaissant comme une ombre, tantôt comme un spectre de lumière. Paradoxalement nous pouvons dire que ses clichés sont pleins de vie. En effet, le mouvement est omniprésent dans ses œuvres, or quel était le meilleur moyen à l’époque des photographies post mortem d’attester qui était vivant sur une photo ? Le mouvement. Le mouvement atteste de la vie, il anime le corps.

Quoi qu’il en soit, l’oeuvre d’Alix Cléo Roubaud, que ce soit à travers son oeuvre photographique ou ses écrits, nous permet de rentrer dans l’intimité de l’artiste et de saisir les enjeux et les réflexions philosophiques qu’une telle pratique peut susciter. La photographie comme médium semble ici avoir une importance cruciale concernant les questionnements autours du temps, du corps et de la mort, ce que beaucoup de spécialistes de la photographie tenteront d’éclaircir. Alix Cléo Roubaud nous apporte sa propre conception de ces thématiques en mettant son art au service de ses réflexions.

d’après VOIRETPENSER.HYPOTHESES.ORG


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercialisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | image en tête de l’article : Alix Cléo Roubaud, Autoportrait (1980-82) ; crédits illustrations : © Alix Cléo Roubaud.


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LEQUEU, Jean-Jacques (1757-1826)

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Formé à l’école de dessin de Rouen, Jean-Jacques LEQUEU arrive à Paris pour faire carrière comme architecte. Soufflot, architecte du bâtiment qui prendra en 1791 le nom de Panthéon, le prend sous sa protection. Soufflot meurt en 1780 et Lequeu se retrouve seul. Son manque de formation académique lui sera reproché, ce qui lui vaudra d’essuyer échecs après échecs, à chaque fois qu’il se présentera à un concours.

La conjoncture politique troublée de cette période ne l’aide pas non plus à sortir de l’anonymat. Né sous l’Ancien Régime, il est mort sous la Restauration et a a donc traversé une diversité de régimes politiques en contradiction les uns avec les autres. Les événements contrarieront ses projets à de multiples reprises. Ayant par exemple reçu commande d’une “fabrique”, construction “que l’industrie humaine ajoute à la nature, pour l’embellissement des jardins”, selon la définition que Jean-Marie Morel en donnera dans Théorie des jardins publié en 1776, les événements le conduisent à perdre ses clients, la noblesse fuyant alors la France.

Ce n’est qu’en 1940 que sera analysé le fonds qu’il a légué à la Bibliothèque Royale, juste avant sa mort en 1826, se battant toujours pour sa reconnaissance, ce qui n’empêchera pas sa mort dans l’indigence et l’oubli. Ses dessins érotiques ayant été rangés immédiatement dans les armoires de l’Enfer de la Bibliothèque, ils seront redécouverts dans les années 50.

Les tromperies de la nature

Ses dessins architecturaux manifestent une grande connaissance livresque. Il se réfère dans ses dessins aux Métamorphoses d’Ovide, à l’Histoire Naturelle de Buffon, au Songe de Poliphile de Francesco Colonna. Sa singularité réside dans l’association du corps humain à l’architecture, voire la fusion. Il surprend aussi par les liens qu’il établit entre les Humanités qui nourrissent son œuvre et ses dessins érotiques sans concession, le rapprochant de Sade. Ceux-ci furent rangés aux Enfers de la BNF sous le titre Figures lascives et obscènes”, lorsqu’il légua son œuvre. Pour comprendre il faut se rappeler (…) que Jean-Jacques Lequeu est d’abord un portraitiste, attaché à la physionomie, comme c’était fort courant au XVIIIe siècle. Ceci l’a amené à développer une certaine ironie, d’abord à l’égard de lui-même mais aussi à l’égard de la nature (…).

Nature et transgression

“Dessin de boudoir” © Musée d’Orsay

Le goût de l’époque pour une nature sauvage et indomptée, telle que Rousseau l’avait défendue, se voit ici questionné. Cela permet de comprendre les dessins érotiques, voire pornographiques, de J.J. Lequeu autrement que par la voie psychanalytique, réduisant l’oeuvre de l’artiste à un ensemble de pulsions névrotiques. Pour lui, le retour à la nature est le retour au droit à la transgression ; une conception proche de celle de Sade. Retourner à la nature non contrôlée par les hommes, c’est mettre à mal toutes les normes. C’est rejoindre le goût pour le sublime.

Le sublime comme dépassement de la norme

On l’a longtemps classé comme artiste “révolutionnaire” parce qu’il réalisa des dessins “utopistes” comme Le Temple de l’Egalité. S’il contribua à la Révolution, une pique à la main, on le retrouvera en 1814 proposant la réalisation d’un mausolée à la mémoire de Louis XVI, ainsi qu’un théâtre royal. Entre 1806 et 1807, il se penche sur l’Eglise de La Madeleine dont Napoléon envisage de faire un Temple à la gloire des armées françaises. L’art n’est pas pour J.J. Lequeu une question politique, mais essentiellement une question qui réunit la technique et l’imagination dans une perspective de sublime, bien éloignée des règles du beau.

Il se consacre à des projets colossaux qui resteront sur le papier. L’île d’amour est ainsi une nouvelle Cythère, un lieu d’utopie. Proche en cela de la question du “sublime” développée par le philosophe irlandais Burke et le philosophe allemand Kant, il s’éloigne de celle du “beau”. Le sublime se rattache à l’idée de l’inaccessibilité, de l’incommensurable, de la petitesse de l’homme dans le monde, dont la prise de conscience le conduit au respect et / ou à la crainte.

J. J. Lequeu dépasse les bornes, aussi bien celles fixées par les règles techniques que par celles, morales… fidèle en cela à ses goûts pour le sublime. Ce que dit J.J.Lequeu, c’est qu’il n’y a pas d’architecture sans réflexion anthropologique. Penser le sublime dans l’architecture, c’est penser l’homme hors des normes du beau, dans l’incommensurable. La démesure érotique est à l’homme ce que la ligne démesurée est à l’architecture.

d’après NONFICTION.FR


LEQUEU, “Et nous aussi nous serons mères, car… !” ©ndemain-lecole.over-blog.com

Les images licencieuses du XVIIIsiècle sont légion. De la littérature aux arts graphiques, le siècle des Lumières ose tout, la fascination pour la nudité s’empare de tous. Citons la philosophie pornographique d’un Boyer d’Argens avec sa Thérèse philosophe, ou Le Rideau levé ou l’Éducation de Laure de Mirabeau. On oublie souvent que “l’orateur du peuple”, “la torche de Provence”, la grande figure de la Révolution française a écrit dans L’Éducation de Laure des passages aussi insolites que celui où la jeune fille déclare : “Je me regardais dans les glaces avec une complaisance satisfaite, un contentement singulier”, quand elle ne se livre pas à l’inceste : “Il me semblait que l’instrument que je touchais fût la clef merveilleuse qui ouvrit tout à coup mon entendement. Je sentis alors cet aimable papa me devenir plus cher.”

Or, dans toute cette littérature, qui prône le dévoiement et la dépravation, l’idée selon laquelle la sexualité permettrait d’accéder à une certaine métaphysique du bonheur, ou à une meilleure compréhension du réel, est omniprésente. En cela, les œuvres les plus lascives de Jean-Jacques Lequeu (1757-1826) s’inscrivent dans l’esprit de son temps. Les titres ont pourtant la vie dure. En 1949, l’historien Emil Kaufmann écrit un article, dans The Art Bulletin, introduisant pour la première fois une expression qui va rester et qu’il reprendra en publiant Trois Architectes révolutionnaires : Boullée, Ledoux, Lequeu, en 1952. Impossible dès lors de se défaire tant de l’association avec Étienne Louis Boullée et Claude Nicolas Ledoux que du qualificatif d’”architecte révolutionnaire”.

Foisonnement créatif sans bornes

Dans l’introduction du catalogue du Petit Palais [2018], Laurent Baridon, Jean-Philippe Garric et Martial Guédron rappellent justement un commentaire plein d’ironie de Quatremère de Quincy : “On voit que la plupart des anciens dessins d’architecture n’étaient que de simples traits à la plume, hachés ou lavés légèrement au bistre. Les modernes architectes semblent avoir fait un art particulier de dessiner l’architecture. Je crois que cet art s’est accru ou perfectionné en raison inverse du nombre des travaux et des édifices qui s’exécutent.” Contrairement à ses deux illustres confrères, à supposer qu’ils l’aient vraiment été, Lequeu ne construit rien. Il dessine, oui. Dès lors, la tentation est grande de voir en lui un architecte frustré. Si, à l’inverse, Lequeu est envisagé sous l’angle de la philosophie pure, il devient pourtant un génial penseur, et un penseur féministe !

Comme Annie Le Brun le souligne dans sa brillante contribution au catalogue de l’exposition, La question amoureuse comme mur porteur, on a longtemps ignoré “l’intuition qu’il serait dans la nature du désir de conduire les hommes à vouloir habiter leur rêve. Et même que la volonté architecturale serait l’expression première d’un désir inventeur tout autant de formes que de nouveaux espaces.” Lequeu est à mille lieues des “sinistres casernes sexuelles imaginées aussi bien par Ledoux pour Arc-et-Senans que par Restif de La Bretonne dans Le Pornographe. Car, au lieu de s’en remettre au rationalisme, à l’hygiénisme et finalement à la dimension répressive qui président à ces projets, Lequeu, depuis le début, mise au contraire sur l’humour indéfectible du corps reprenant ses droits, en même temps que sur une nature jamais en manque de solutions imaginaires.”

Il y a, de toute évidence, un tournant dans son œuvre. Jeune élève brillant à la culture encyclopédique  il est évident qu’il en connaît les planches mieux que personne, Lequeu s’écarte de la voie tracée en entremêlant, à partir des dessins pour l’architecture intérieure de l’hôtel de Montholon à Paris, désirs propres et attentes de ses commanditaires. Son foisonnement créatif est sans bornes. Dans le projet Pour la chambre à coucher de madame de Montholon, où les langues de l’Amour et de l’Amitié s’entremêlent goulûment tandis que le premier porte la main droite sur le sein de l’Amitié, ses annotations sont extrêmement fleuries :

Tous les appartemens chez les Anciens et particulière la chambre nuptiale étoient ornés des sujets les plus lubriques”, “Les pommes, le mythe étoient consacrés à l’amour, la bandelette autour des cheveux désigne la souveraineté. La colombe étoit l’oiseau de Vénus car ils sont très portés au plaisir. La tourterelle lui étoit agréable. La rose étoit sous la protection spéciale de cette divinité. Son éguillon est le sel des plaisirs etc.

La démarche de Lequeu s’inscrit aussi dans la pure tradition de la Renaissance puisque, pour Leon Battista Alberti, “l’édifice est un corps”. Impossible également de ne pas songer aux traités qui s’inspirent des principes de Vitruve sur la sexualisation des ordres d’architecture, comme le rappelle Laurent Baridon dans le catalogue, ou encore d’évoquer le Songe de Poliphile publié à Venise en 1499, roman architectural de Francesco Colonna où la quête de la sagesse et de l’amour s’incarne sexuellement dans certains édifices. Au XVIIIe siècle aussi, Jacques-François Blondel et Quatremère de Quincy développent des analogies entre pierre et chair. Tout un ensemble d’artistes, dont les peintres de fêtes galantes, prennent plaisir à donner un rôle aux statues qui décorent leurs compositions. Lequeu va évidemment plus loin encore dans sa série de figures de femmes qu’il dessine dans des baies, telles que Et nous aussi nous serons mères ; car… ! S’agit-il d’une sculpture placée dans une niche ? Ou plutôt du portrait d’une célèbre scandaleuse qui incarne la débauche ? Le doute est permis.

Une nouvelle lecture de l’Antiquité

LEQUEU, “Chat de la liberté” © silezukuk.tumblr.com

Si Vitruve imagine le monde à la mesure du corps masculin, Lequeu le préfère à l’aune du corps de la femme, et plus spécifiquement de ses parties intimes. Les dessins en témoignent, les titres aussi : la Porte de sortie du parc des plaisirs, de la chasse du prince, la Coupe de la petite grotte du souterrain du désert, le Lieu des oraisons persanes… Dans le Boudoir du rez-de-chaussée, appelé temple de Vénus terrestre, côté du sofa, la forme choisie est aussi ambiguë. Des colonnes encadrent cette prison dorée, au milieu de laquelle la couche est destinée à accueillir les amours. Les inscriptions soutiennent cette lecture : “ceste ou ceinture à pucellage”, “pavillon à savourer”, “Pertunda, Volupie, Perfica, Volupté, compagnes des plaisirs lascifs… le Dieu est dans l’action de les commander aux armes”

En réalité, selon Annie Le Brun, l’architecture devient chez lui l’espace qui relie la tête et le sexe, et son Architecture civile, qui l’occupe de 1792 à 1821, rend compte de l’immense ébranlement de ce qui s’y rapporte. “Car dans cet étrange recueil, voilà qu’entre des projets apparemment classiques se poursuit le travail du désir, venant miner tout l’espace social, telle cette “fournaise ardente” dans les soubassements de la maison gothique, où l’esprit du feu attise le feu de l’esprit jusqu’à induire le chemin d’une souveraineté inédite.”

Elle en veut pour preuve le sofa-cheminée, Ce qu’elle voit en songe, daté de l’an III, où Lequeu propose finalement une nouvelle lecture de l’Antiquité, faisant remarquer à ses contemporains qu’ils s’étaient fourvoyés en croyant en comprendre les grands penseurs. Lequeu était peut-être un visionnaire ; il était incontestablement un penseur génial. Il offre, plus qu’aucun autre artiste du XVIIIe siècle, la possibilité de susciter des débats infinis sur la nature de ses talents. Il y a fort à gager que, dans plusieurs décennies, son œuvre continuera à faire couler beaucoup d’encre, puisque son interprétation ne réussira probablement jamais à créer un quelconque consensus. Lequeu est surtout la preuve que le siècle des Lumières est un terrain fertile d’interrogations, un siècle impossible à classer.

d’après GAZETTE.DROUOT.COM


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Plus d’arts visuels…

BOURDIEU : L’essence du néolibéralisme (Le Monde diplomatique, mars 1998)

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[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, mars 1998] Cette utopie, en voie de réalisation, d’une exploitation sans limite : qu’est-ce que le néolibéralisme ? Un programme de destruction des structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur.

Le monde économique est-il vraiment, comme le veut le discours dominant, un ordre pur et parfait, déroulant implacablement la logique de ses conséquences prévisibles, et prompt à réprimer tous les manquements par les sanctions qu’il inflige, soit de manière automatique, soit — plus exceptionnellement — par l’intermédiaire de ses bras armés, le FMI ou l’OCDE, et des politiques qu’ils imposent : baisse du coût de la main-d’œuvre, réduction des dépenses publiques et flexibilisation du travail ? Et s’il n’était, en réalité, que la mise en pratique d’une utopie, le néolibéralisme, ainsi convertie en programme politique, mais une utopie qui, avec l’aide de la théorie économique dont elle se réclame, parvient à se penser comme la description scientifique du réel ?

Cette théorie tutélaire est une pure fiction mathématique, fondée, dès l’origine, sur une formidable abstraction : celle qui, au nom d’une conception aussi étroite que stricte de la rationalité identifiée à la rationalité individuelle, consiste à mettre entre parenthèses les conditions économiques et sociales des dispositions rationnelles et des structures économiques et sociales qui sont la condition de leur exercice.

Il suffit de penser, pour donner la mesure de l’omission, au seul système d’enseignement, qui n’est jamais pris en compte en tant que tel en un temps où il joue un rôle déterminant dans la production des biens et des services, comme dans la production des producteurs. De cette sorte de faute originelle, inscrite dans le mythe walrasien [NDLR : par référence à Auguste Walras (1800-1866), économiste français, auteur de De la nature de la richesse et de l’origine de la valeur (1848) ; il fut l’un des premiers à tenter d’appliquer les mathématiques à l’étude économique] de la théorie pure, découlent tous les manques et tous les manquements de la discipline économique, et l’obstination fatale avec laquelle elle s’accroche à l’opposition arbitraire qu’elle fait exister, par sa seule existence, entre la logique proprement économique, fondée sur la concurrence et porteuse d’efficacité, et la logique sociale, soumise à la règle de l’équité.

Cela dit, cette “théorie” originairement désocialisée et déshistoricisée a, aujourd’hui plus que jamais, les moyens de se rendre vraie, empiriquement vérifiable. En effet, le discours néolibéral n’est pas un discours comme les autres. A la manière du discours psychiatrique dans l’asile, selon Erving Goffman [Erving Goffman, Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, 1968], c’est un “discours fort”, qui n’est si fort et si difficile à combattre que parce qu’il a pour lui toutes les forces d’un monde de rapports de forces qu’il contribue à faire tel qu’il est, notamment en orientant les choix économiques de ceux qui dominent les rapports économiques et en ajoutant ainsi sa force propre, proprement symbolique, à ces rapports de forces. Au nom de ce programme scientifique de connaissance, converti en programme politique d’action, s’accomplit un immense travail politique (dénié puisque, en apparence, purement négatif) qui vise à créer les conditions de réalisation et de fonctionnement de la “théorie” ; un programme de destruction méthodique des collectifs.

Le mouvement, rendu possible par la politique de déréglementation financière, vers l’utopie néolibérale d’un marché pur et parfait, s’accomplit à travers l’action transformatrice et, il faut bien le dire, destructrice de toutes les mesures politiques (dont la plus récente est l’AMI, Accord multilatéral sur l’investissement, destiné à protéger, contre les Etats nationaux, les entreprises étrangères et leurs investissements), visant à mettre en question toutes les structures collectives capables de faire obstacle à la logique du marché pur : nation, dont la marge de manœuvre ne cesse de décroître ; groupes de travail, avec, par exemple, l’individualisation des salaires et des carrières en fonction des compétences individuelles et l’atomisation des travailleurs qui en résulte ; collectifs de défense des droits des travailleurs, syndicats, associations, coopératives ; famille même, qui, à travers la constitution de marchés par classes d’âge, perd une part de son contrôle sur la consommation.

Le programme néolibéral, qui tire sa force sociale de la force politico-économique de ceux dont il exprime les intérêts — actionnaires, opérateurs financiers, industriels, hommes politiques conservateurs ou sociaux-démocrates convertis aux démissions rassurantes du laisser-faire, hauts fonctionnaires des finances, d’autant plus acharnés à imposer une politique prônant leur propre dépérissement que, à la différence des cadres des entreprises, ils ne courent aucun risque d’en payer éventuellement les conséquences —, tend globalement à favoriser la coupure entre l’économie et les réalités sociales, et à construire ainsi, dans la réalité, un système économique conforme à la description théorique, c’est-à-dire une sorte de machine logique, qui se présente comme une chaîne de contraintes entraînant les agents économiques.

La mondialisation des marchés financiers, jointe au progrès des techniques d’information, assure une mobilité sans précédent de capitaux et donne aux investisseurs, soucieux de la rentabilité à court terme de leurs investissements, la possibilité de comparer de manière permanente la rentabilité des plus grandes entreprises et de sanctionner en conséquence les échecs relatifs. Les entreprises elles-mêmes, placées sous une telle menace permanente, doivent s’ajuster de manière de plus en plus rapide aux exigences des marchés ; cela sous peine, comme l’on dit, de “perdre la confiance des marchés”, et, du même coup, le soutien des actionnaires qui, soucieux d’obtenir une rentabilité à court terme, sont de plus en plus capables d’imposer leur volonté aux managers, de leur fixer des normes, à travers les directions financières, et d’orienter leurs politiques en matière d’embauche, d’emploi et de salaire.

Ainsi s’instaurent le règne absolu de la flexibilité, avec les recrutements sous contrats à durée déterminée ou les intérims et les “plans sociaux” à répétition, et, au sein même de l’entreprise, la concurrence entre filiales autonomes, entre équipes contraintes à la polyvalence et, enfin, entre individus, à travers l’individualisation de la relation salariale : fixation d’objectifs individuels ; entretiens individuels d’évaluation ; évaluation permanente ; hausses individualisées des salaires ou octroi de primes en fonction de la compétence et du mérite individuels ; carrières individualisées ; stratégies de “responsabilisation” tendant à assurer l’auto-exploitation de certains cadres qui, simples salariés sous forte dépendance hiérarchique, sont en même temps tenus pour responsables de leurs ventes, de leurs produits, de leur succursale, de leur magasin, etc., à la façon d’”indépendants” ; exigence de l’”autocontrôle” qui étend l’”implication” des salariés, selon les techniques du “management participatif”, bien au-delà des emplois de cadres. Autant de techniques d’assujettissement rationnel qui, tout en imposant le surinvestissement dans le travail, et pas seulement dans les postes de responsabilité, et le travail dans l’urgence, concourent à affaiblir ou à abolir les repères et les solidarités collectives.

L’institution pratique d’un monde darwinien de la lutte de tous contre tous, à tous les niveaux de la hiérarchie, qui trouve les ressorts de l’adhésion à la tâche et à l’entreprise dans l’insécurité, la souffrance et le stress, ne pourrait sans doute pas réussir aussi complètement si elle ne trouvait la complicité des dispositions précarisées que produit l’insécurité et l’existence, à tous les niveaux de la hiérarchie, et même aux niveaux les plus élevés, parmi les cadres notamment, d’une armée de réserve de main-d’œuvre docilisée par la précarisation et par la menace permanente du chômage. Le fondement ultime de tout cet ordre économique placé sous le signe de la liberté, est en effet, la violence structurale du chômage, de la précarité et de la menace du licenciement qu’elle implique : la condition du fonctionnement “harmonieux” du modèle micro-économique individualiste est un phénomène de masse, l’existence de l’armée de réserve des chômeurs.

Cette violence structurale pèse aussi sur ce que l’on appelle le contrat de travail (savamment rationalisé et déréalisé par la “théorie des contrats”). Le discours d’entreprise n’a jamais autant parlé de confiance, de coopération, de loyauté et de culture d’entreprise qu’à une époque où l’on obtient l’adhésion de chaque instant en faisant disparaître toutes les garanties temporelles (les trois quarts des embauches sont à durée déterminée, la part des emplois précaires ne cesse de croître, le licenciement individuel tend à n’être plus soumis à aucune restriction).

On voit ainsi comment l’utopie néolibérale tend à s’incarner dans la réalité d’une sorte de machine infernale, dont la nécessité s’impose aux dominants eux-mêmes. Comme le marxisme en d’autres temps, avec lequel, sous ce rapport, elle a beaucoup de points communs, cette utopie suscite une formidable croyance, la free trade faith (la foi dans le libre-échange), non seulement chez ceux qui en vivent matériellement, comme les financiers, les patrons de grandes entreprises, etc., mais aussi chez ceux qui en tirent leurs justifications d’exister, comme les hauts fonctionnaires et les politiciens, qui sacralisent le pouvoir des marchés au nom de l’efficacité économique, qui exigent la levée des barrières administratives ou politiques capables de gêner les détenteurs de capitaux dans la recherche purement individuelle de la maximisation du profit individuel, instituée en modèle de rationalité, qui veulent des banques centrales indépendantes, qui prêchent la subordination des Etats nationaux aux exigences de la liberté économique pour les maîtres de l’économie, avec la suppression de toutes les réglementations sur tous les marchés, à commencer par le marché du travail, l’interdiction des déficits et de l’inflation, la privatisation généralisée des services publics, la réduction des dépenses publiques et sociales.

Sans partager nécessairement les intérêts économiques et sociaux des vrais croyants, les économistes ont assez d’intérêts spécifiques dans le champ de la science économique pour apporter une contribution décisive, quels que soient leurs états d’âme à propos des effets économiques et sociaux de l’utopie qu’ils habillent de raison mathématique, à la production et à la reproduction de la croyance dans l’utopie néolibérale. Séparés par toute leur existence et, surtout, par toute leur formation intellectuelle, le plus souvent purement abstraite, livresque et théoriciste, du monde économique et social tel qu’il est, ils sont particulièrement enclins à confondre les choses de la logique avec la logique des choses.

Confiants dans des modèles qu’ils n’ont pratiquement jamais l’occasion de soumettre à l’épreuve de la vérification expérimentale, portés à regarder de haut les acquis des autres sciences historiques, dans lesquels ils ne reconnaissent pas la pureté et la transparence cristalline de leurs jeux mathématiques, et dont ils sont le plus souvent incapables de comprendre la vraie nécessité et la profonde complexité, ils participent et collaborent à un formidable changement économique et social qui, même si certaines de ses conséquences leur font horreur (ils peuvent cotiser au Parti socialiste et donner des conseils avisés à ses représentants dans les instances de pouvoir), ne peut pas leur déplaire puisque, au péril de quelques ratés, imputables notamment à ce qu’ils appellent parfois des “bulles spéculatives”, il tend à donner réalité à l’utopie ultraconséquente (comme certaines formes de folie) à laquelle ils consacrent leur vie.

© marianne.net

Et pourtant le monde est là, avec les effets immédiatement visibles de la mise en œuvre de la grande utopie néolibérale : non seulement la misère d’une fraction de plus en plus grande des sociétés les plus avancées économiquement, l’accroissement extraordinaire des différences entre les revenus, la disparition progressive des univers autonomes de production culturelle, cinéma, édition, etc., par l’imposition intrusive des valeurs commerciales, mais aussi et surtout la destruction de toutes les instances collectives capables de contrecarrer les effets de la machine infernale, au premier rang desquelles l’Etat, dépositaire de toutes les valeurs universelles associées à l’idée de public, et l’imposition, partout, dans les hautes sphères de l’économie et de l’Etat, ou au sein des entreprises, de cette sorte de darwinisme moral qui, avec le culte du winner, formé aux mathématiques supérieures et au saut à l’élastique, instaure comme normes de toutes les pratiques la lutte de tous contre tous et le cynisme.

Peut-on attendre que la masse extraordinaire de souffrance que produit un tel régime politico-économique soit un jour à l’origine d’un mouvement capable d’arrêter la course à l’abîme ? En fait, on est ici devant un extraordinaire paradoxe : alors que les obstacles rencontrés sur la voie de la réalisation de l’ordre nouveau — celui de l’individu seul, mais libre — sont aujourd’hui tenus pour imputables à des rigidités et des archaïsmes, et que toute intervention directe et consciente, du moins lorsqu’elle vient de l’Etat, par quelque biais que ce soit, est d’avance discréditée, donc sommée de s’effacer au profit d’un mécanisme pur et anonyme, le marché (dont on oublie qu’il est aussi le lieu d’exercice d’intérêts), c’est en réalité la permanence ou la survivance des institutions et des agents de l’ordre ancien en voie de démantèlement, et tout le travail de toutes les catégories de travailleurs sociaux, et aussi toutes les solidarités sociales, familiales ou autres, qui font que l’ordre social ne s’effondre pas dans le chaos malgré le volume croissant de la population précarisée.

Le passage au “libéralisme” s’accomplit de manière insensible, donc imperceptible, comme la dérive des continents, cachant ainsi aux regards ses effets, les plus terribles à long terme. Effets qui se trouvent aussi dissimulés, paradoxalement, par les résistances qu’il suscite, dès maintenant, de la part de ceux qui défendent l’ordre ancien en puisant dans les ressources qu’il recelait, dans les solidarités anciennes, dans les réserves de capital social qui protègent toute une partie de l’ordre social présent de la chute dans l’anomie. (Capital qui, s’il n’est pas renouvelé, reproduit, est voué au dépérissement, mais dont l’épuisement n’est pas pour demain.)

Mais ces mêmes forces de “conservation”, qu’il est trop facile de traiter comme des forces conservatrices, sont aussi, sous un autre rapport, des forces de résistance à l’instauration de l’ordre nouveau, qui peuvent devenir des forces subversives. Et si l’on peut donc conserver quelque espérance raisonnable, c’est qu’il existe encore, dans les institutions étatiques et aussi dans les dispositions des agents (notamment les plus attachés à ces institutions, comme la petite noblesse d’Etat), de telles forces qui, sous apparence de défendre simplement, comme on le leur reprochera aussitôt, un ordre disparu et les “privilèges” correspondants, doivent en fait, pour résister à l’épreuve, travailler à inventer et à construire un ordre social qui n’aurait pas pour seule loi la recherche de l’intérêt égoïste et la passion individuelle du profit, et qui ferait place à des collectifs orientés vers la poursuite rationnelle de fins collectivement élaborées et approuvées.

Parmi ces collectifs, associations, syndicats, partis, comment ne pas faire une place spéciale à l’Etat, Etat national ou, mieux encore, supranational, c’est-à-dire européen (étape vers un Etat mondial), capable de contrôler et d’imposer efficacement les profits réalisés sur les marchés financiers et, surtout, de contrecarrer l’action destructrice que ces derniers exercent sur le marché du travail, en organisant, avec l’aide des syndicats, l’élaboration et la défense de l’intérêt public qui, qu’on le veuille ou non, ne sortira jamais, même au prix de quelque faux en écriture mathématique, de la vision de comptable (en un autre temps, on aurait dit d’”épicier”) que la nouvelle croyance présente comme la forme suprême de l’accomplissement humain.

Pierre Bourdieu, Sociologue, professeur au Collège de France


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Plus de discours…

CHILDRESS, Nina (née en 1961)

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Nina CHILDRESS est une artiste contemporaine franco-américaine dont la pratique s’articule essentiellement autour de la peinture. Elle a également été la chanteuse du groupe punk Lucrate Milk de 1979 à 1983 et membre du collectif les Frères Ripoulin de 1985 à 1989. Depuis le début des années 1980, Nina Childress développe une peinture figurative, colorée et radicalement hantée par les tendances esthétiques dominantes. Street Art Pop flashy et télévisuel durant les années 1980… Structures réalistes graphiques et typographiques dans le courant des années 1990… Kawaii pastel, flou et soft porn au tournant des années 2000… Photoréalisme trashy et aberrations chromatiques durant les années 2000… Remix des oldies, de l’École de Paris à la photographie des années 1960-1970, durant les années 2010… La peinture ultra-esthétique de Nina Childress forme une archéologie du goût […].

© Gaby Esensten

Née à Pasadena en 1961, Nina Childress vit à Paris depuis 1966. Sa grand-mère paternelle américaine, Doris Childress, était peintre ; le troisième époux de sa grand-mère maternelle française, Georges Breuil, était peintre. Ses parents fréquentent Christo et Jeanne-Claude ; à 12 ans, elle découvre la peinture de David Hockney. En 1977, Nina Childress passe le concours de l’École Nationale Supérieure des Arts Décoratifs de Paris. Si elle quitte rapidement les Arts Déco, elle y aura néanmoins rencontré Masto Lowcost, Lombrick Laul, Raoul Gaboni et Helno, avec qui elle forme le groupe Lukrate Milk. D’abord groupe de Street Art, Lukrate Milk devient groupe de musique punk en 1979. Jusqu’à la séparation en 1983, avec le déménagement de Masto Lowcost en face des locaux d’Actuel, où se retrouvaient notamment les Frères Ripoulin. Nina Childress rencontre ainsi le collectif (dont Pierre Huyghe et Claude Closky, étudiants aux Arts Déco) ; collectif qu’elle rejoint en 1985.

Dès 1983, Nina Childress participe à la Biennale de Paris avec le groupe punk Einstürzende Neubauten. L’une de ses premières expositions personnelles en tant que peintre, “Nina en Bretagne“, se déroule en 1984 à la Galerie Arlogos (Nantes). En 2007, Nina Childress commence à travailler avec la Galerie Bernard Jordan. Courant 2009, le Frac Limousin lui consacre l’exposition “La haine de la peinture“, et le MAMCO de Genève l’exposition “Détail et Destin“. Pour cette dernière, Nina Childress expose de larges peintures remixant, dans un style coloré, très maîtrisé et légèrement trash, des photographies d’icônes féminines. Tel Sissi couronnée (2007), Le Tombeau de Simone de Beauvoir (2008-2009), Marjorie Lawrence (2009)… Où le kitsch, esthétique et biographique, affleure. En 2015, le CRAC à Sète lui consacre l’exposition “Magenta“, présentant ses peintures des années 2010. Soient des peintures remixant le souvenir idyllique des années 1970.

d’après PARIS-ART.COM


“Blurriness (mirror 3), huile sur toile (2002) © ninachildress.com

Depuis les années 1980, la peintre Nina CHILDRESS produit une œuvre à la fois subversive, hallucinée et nostalgique où la culture populaire s’entrechoque avec les canons de la peinture classique. Rencontre avec une artiste inclassable.

Du post-punk à la peinture

Scotchée devant les œuvres du peintre Hockney à seulement douze ans, Nina Childress sait dès ce moment quelle est sa vocation. Sa réalisation connaît toutefois des détours. A l’aube des années 1980, devenue la voix et l’égérie du groupe post-punk Lucrate Milk dès les années 1980, elle plante les Arts Déco, met de côté ses pinceaux, pour briller sur la scène underground sous le nom de Nina Kuss. A la dissolution du groupe, l’artiste s’engage dans une autre aventure collective en intégrant le groupe d’artistes des Frères Ripoulin tourné vers la figuration libre où gravitèrent notamment Pierre Huyghe et Claude Closky.

En peinture, le piège c’est de trouver un truc et de s’y limiter parce qu’on vous demande de faire ça et parce que c’est facile. Au tout début de mon travail, je voulais justement trouver ce truc-là qui allait marcher et faire que je serais légitime. Donc je creusais, j’essayais des choses. Et puis un jour, je me suis dit que ça suffisait, qu’il fallait juste peindre. Cette liberté-là, je l’ai acquise après avoir essayé plein de choses.

Elle est depuis une peintre prolifique, exposée de multiples fois dans des institutions prestigieuses comme en témoigne Lobody Noves Me à la Fondation Pernod Ricard l’année dernière [2019] qui marqua la première rétrospective parisienne d’envergure de la peintre. En parallèle de sa pratique, Childress a enseigné à l’École nationale supérieure d’art de Nancy avant d’être nommée professeure de peinture à celle de Paris en octobre 2019.

Une esthétique versatile

Nina Childress est une artiste qui embrasse ensuite toutes les possibilités de son médium sans les épuiser pour autant et fait cohabiter tous les styles, du pop art à l’hyperréalisme en passant par l’abstraction. Une écriture picturale versatile qui trouve son point d’orgue dans son système d’alternance entre le “good” et le “bad”, c’est-à-dire une version bonne et une version mauvaise de la même toile. Sorte de série B picturale, la deuxième version propose une vision irrévérencieuse de son sujet dont l’humour – qu’elle doit notamment à son expérience en tant que caricaturiste à Libération – rappelle parfois les œuvres de Picabia. Elle nous en dit plus sur cette version “bad” de sa peinture …

C’est aussi une sorte de relâchement parce que je suis quelqu’un d’un peu perfectionniste. Je fais des tableaux assez léchés, mais le “bad” me permet de temps en temps de travailler encore plus vite et plus salement. Faire un tableau rapidement qui tienne est bien plus difficile que de prendre son temps et de réfléchir. J’aime beaucoup les tableaux où l’on sent qu’il y a eu cette énergie.

Nina CHILDRESS, 1080 Chaises blanches sur fond blanc (2020) © Adagp

Par certains aspects, son esthétique travaille la notion de cliché. D’une part, ses peintures s’appuient de photographies qu’elle collecte dans les magazines et sur internet. D’autre part, l’artiste s’empare d’images iconiques tant du côté de l’histoire de l’art avec L’Enterrement  (une relecture hallucinée de l’œuvre iconique de Gustave Courbet) que du côté des vedettes telles que Vartan mais aussi Beauvoir, ou encore la James Bond Girl Britt Ekland. De ces reprises se dessine en filigrane une véritable interrogation sur le rapport que nous entretenons avec la notion de féminité, qu’elle décline dans des galeries de portraits, toujours reconnaissables pour leur palette criarde et leur peinture fluo.

Je pense que pour moi, ce sont des sortes de surfaces de projection et j’essaie de raconter des choses à travers.

La peinture maintenant est devenu un cliché en soi. Comme j’ai dû me construire pendant les dures années de la mort de la peinture, il fallait bien que je trouve une façon de l’accepter avec ses clichés.

d’après FRANCECULTURE.FR


 


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article, Jungfrau (run) (huile sur toile, 2016) © ninachildress.com ; © MOBA | En savoir plus en visitant le site de Nina Childress


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CONCHE (1922-2022) : textes

Temps de lecture : 11 minutes >

​Le tragique vient de ce que la mort efface tout, aussi bien ce qui ne vaut pas que ce qui a une valeur infinie – un vieillard réduit à une vie végétative mais, aussi bien, un enfant riche en promesses et qui n’a pas encore vécu. La sagesse tragique consiste à ne pas se laisser abattre par la perspective de cet effacement, mais à vouloir donner le plus de valeur à ce que l’on fait, comme si cela ne devait jamais être effacé par la mort.

​​​Marcel CONCHE, extrait de Penser encore (2016)


[PHILOMAG.COM, 28 février 2022] Marcel Conche s’est éteint le 27 février [2022]. Le philosophe s’en est allé un mois avant de fêter son centenaire. Trop symbolique ? Peut-être. Disciple d’Épicure et de Montaigne, le métaphysicien athée évitait en tout cas les fétiches et les idoles – du destin à Dieu en passant par l’au-delà. “Il n’y a rien après la mort : je disparais, je m’évanouis, la vie s’arrête.” Raison de plus pour jouir de l’existence ! Joie peut-être tragique, et qui cependant ne cède rien à la déploration. Retour sur une philosophie singulière qui place la nature en son centre.

Fils d’agriculteur corrézien, orphelin de mère peu après sa naissance, Marcel Conche commence ses études dans l’enseignement supérieur à la faculté de lettres de Paris en 1944, où il a notamment Gaston Bachelard comme professeur. Il obtient, dans la foulée, une licence et un diplôme d’études supérieures en philosophie, et passe avec succès l’agrégation en 1950. Commence une carrière d’enseignant qui, de Cherbourg à Versailles en passant par Évreux et Lille, le conduit finalement à l’université Paris I, où il a pour  collègues Vladimir Jankélévitch, Jacques Bouveresse ou encore Sarah Kofman. Son oeuvre riche compte notamment Orientation philosophique (Mégare, 1974), La Mort et la Pensée (Mégare, 1973) ou encore Présence de la nature (PUF, 2001).

Issu d’un milieu catholique, Conche développe une métaphysique profondément athée, nourrie de sa lecture des présocratiques, de Nietzsche ou encore de Heidegger, qui n’abandonne pas pour autant la question d’un au-delà de la matière, d’un absolu. Mais cet absolu n’est pas Dieu. “La nature, pour moi, c’est l’absolu”, affirmait-il ainsi dans nos colonnes [Philosophie Magazine]. Non la nature “au sens moderne”, opposée “à l’histoire, à l’esprit, à la culture, à la liberté”, ou réduite à la matière, mais la nature dont les Grecs eurent le pressentiment sous le nom de physis (φύσις, “ce qui croît”). “La physis grecque ne s’oppose pas à autre chose qu’elle-même. […] La physis est omni-englobante”. Elle est puissance hyperinfinie et essentiellement “créative”, éternelle et en perpétuel changement, sauvage et tout à la fois créatrice, une et infiniment multiple. Elle déjoue toutes les oppositions, à commencer par celle fondatrice de l’être et du devenir : “Tout étant porte en lui la négation de lui-même, et cette négation est le temps. Rien qui soit toujours là, sinon cela même”“La nature avance en aveugle, comme le poète, elle improvise et on ne sait ce qu’elle fait qu’après qu’elle l’a fait.” [lire la suite de l’article original…]

Octave Larmagnac-Matheron


ISBN 2363450213

Dans sa Présentation de ma philosophie (HD Diffusion, 2013), Marcel CONCHE commence par distribuer des cailloux blancs afin que chacun puisse retrouver son chemin dans sa pensée. Comme le précise Jean-François REVEL : “[…] un système philosophique n’est par fait pour être compris : il est fait pour faire comprendre.” Grâce à la Propédeutique qui ouvre son livre, on ne pourra pas accuser Marcel Conche de vouloir nous perdre dans des méandres conceptuels, auxquels notre expérience de pensée ne pourrait se raccrocher. Voici quelques extraits de l’ouvrage :

“Avant l’enseignement proprement dit, il convient de structurer l’entendement du lecteur ou de l’auditeur afin de favoriser l’organisation des pensées. D’abord des phrases et des concepts clés délimitent le champ où l’on verra la nouvelle philosophie prendre forme et se construire.

Phrases-clés

Les phrases-clés sont comme les propylaia (propylées) avant le temple.

L’infini est le fait primordial
(Die Unendlichkeit ist die uranfangliche Tatsache)

Nietzsche, Oeuvres, Gallimard, II, 1, p. 215

L’infini est là – ce qui exclut toute transcendance – et ce qui est là est là éternellement (was da ist, ist ewig da) [ibid.] L’infini n’a pas à être expliqué (à partir de quoi puisqu’il n’y a rien d’autre ?). La seule chose à expliquer : d’où vient le fini ? (woher das Endliche stamme) [ibid.]. Il ne peut venir que de l’Infini, source de toutes choses.

L ‘assentiment de braves gens a plus de poids, si l’on peut dire, que celui des autres.

Platon, Sophiste, 246 d, trad. Diès

Laissant de côté le traitement conceptuel du temps que nous livre Kant dans l’Esthétique transcendantale, il convient de s’en tenir à l’expérience commune du temps, qui, indépendant de nous, va d’un pas égal (Benjamin Constant, cité in Orientation philosophique, 3e éd. p. 151). Qu’après une heure écoulée, il y en ait une autre, puis une autre, et une autre encore, indéfiniment, contre cela on ne peut rien. Le temps est la marque de notre impuissance, dit Lagneau.

Pourquoy prenons nous titre d’estre, de cet instant qui n’est qu’une eloise [éclair] dans le cours infini d’une nuict eternelle, et une interruption si briefve de nostre perpetuelle et naturelle condition ?

Montaigne, Essais, II, XII, texte de 1588, p. 526 PUF

Notre être n’ayant que la durée d’un éclair entre deux non-êtres dont chacun est infini, on peut se demander si c’est vraiment être que d’être si peu de temps.

Ce n’est pas plus (ou mallon) ainsi qu’ainsi ou que ni l’un ni l’autre.

Pyrrhon, d’après Aulu-Gelle, Nuits attiques, XI, 5, 4

Le miel, par exemple, n’est pas plus doux qu’amer ou qu’aucun des deux. Est-ce à dire que le miel est inconnaissable en soi ? Nous ne saisirions de lui que la façon dont il nous affecte et devrions suspendre notre jugement (épéchein) au sujet de ce qu’il est réellement. En ce cas, le ou mallon n’aurait pas une portée universelle. Il ne concernerait pas la différence de l’apparence et de l’être, laquelle resterait ce qu’elle est dans la métaphysique traditionnelle : simplement l’un des deux pôles, celui de l’être serait vide de contenu. Telle est la façon de voir du scepticisme banal, celui de Sextus .Empiricus, pour qui le doute ne porte pas sur les apparences, lesquelles sont évidentes, mais uniquement sur les choses obscures ou cachées (adéla). Mais telle n’est pas la pensée de Pyrrhon. D’après lui, en effet, il faut dire de chaque chose qu’elle n’est pas plus qu’elle n’est pas, ou qu’elle est et n’est pas, ou qu’elle n’est ni n’est pas. Il est clair que c’est la notion même d’être qui se trouve enveloppée dans le mallon. Or, si la notion d’être s’évanouit, ce qui s’évanouit aussi, c’est la notion d’apparence comme l’apparence de d’un être. Mais ce qu’il y a, même si les notions d’être et d’apparence (au sens relatif) ne conviennent pas, n’est pas absolument rien. De là une notion: l’Apparence absolue (cf. ci-après).

L’indéfini n’est qu’un fini variable

Couturat, De l’infini mathématique, Paris, Blanchard, p. 218

L’indéfini ne permet pas de franchir l’abîme qui sépare le fini de l’infini car ce n’est que du fini. Le monde est, selon Descartes, indéfini : il ne s’explique pas par lui-même, il faut supposer l’infini – Dieu, selon Descartes. L’infiniment grand et l’infiniment petit relèvent de l’ indéfini.

Tout s’écoule.

Héraclite, panta rhei, fr.136, Conche

Panta : toutes choses. Entendons: toutes choses finies. Un atome étant une chose finie, ne peut être éternel – malgré Épicure. Une âme humaine, étant affectée de finitude, ne peut être immortelle – malgré les croyants en Dieu. Un monde (cosmos), ne pouvant être infini (cf. ci-après), a un commencement et une fin.

Il me semble important de se débarrasser du Tout, de l’Unité […] Il faut faire voler le Tout en éclats.

Nietzsche, Œuvres, Gallimard, XII, p. 306

Cela contre l’idée que le tout de ce qu’il y a (nécessairement infini puisqu’il n’y a rien d’autre) pourrait être pensé en un – serait un Tout organique, un cosmos. Si la Nature est tout ce qu’il y a, elle éclate de toute part en aspects innombrables et inassemblables.

La nature reste bonne, même quand elle produit des monstres. Marx, Œuvres, Pléiade, III, 170

Il en va comme de la presse libre, qui reste bonne même quand elle donne de mauvais produits, car ces produits ont apostasié la nature de la presse libre. La nature est bonne, mais sa bonté a des défaillances : elle est bonne, mais elle n’est pas juste. Elle n’est donc pas d’essence divine. Une étoffe de bonne qualité reste une étoffe de bonne qualité même quand il y a des accrocs. Il y a des accrocs dans l’étoffe de la nature. Ces accrocs sont l’effet des mauvaises associations et du hasard. Il n’y a pas de coupable.

Si vous saviez ce qui se passe, aucun de vous n’oserait être heureux.

Hugo, L’homme qui rit, Livre de Poche, p. 757

Dans les temps anciens, lorsque les campagnes étaient calmes, on ne quittait guère son village et l’on était ignorant des événements du monde. Les jours de fête surtout, avec les danses, les feux de la Saint-Jean, etc., l’on pouvait être heureux. Mais aujourd’hui, alors que l’on connaît les horreurs des guerres, des massacres, la misère des enfants affamés, mal soignés, ou des populations enfermées dans des camps, comment oser être heureux ? Je n’ose pas, et je n’aime pas disserter sur le bonheur.

Concepts clés

Marcel Conche, dans sa maison de Corrèze (2017) © la croix

Il s’agit de concepts qui, dans ma philosophie, ont un rôle majeur, et dont certains me sont propres.

Nature

J’entends par ce mot la Phusis grecque, infinie (cf. l’apeiron d’Anaximandre), omni-englobante : l’homme est une partie de la Nature… cela contre la nature finie, qui n’est qu’un côté du réel, l’autre côté étant l’esprit, ou la culture, l’histoire, la liberté, etc.

Monde

= Cosmos, totalité structurée, donc finie… Cela contre Kant, qui parle de monde infini aussi bien dans le temps que dans l’espace (Critique de la raison pure, “premier conflit des idées transcendantales”, antithèse). Un monde ne peut s’égaler au tout de la réalité ; étant nécessairement fini, il a un commencement et une fin.

Mal absolu

C’est un mal dont aucune justification n’est possible; ou : qui ne peut se  justifier à quelque point de vue que l’on se place. Absolu, comme adjectif, s’oppose à relatif. Relatif : qui ne se conçoit qu’en relation avec autre chose ; absolu : qui est sans relation avec autre chose (“en dehors de toute relation”, Vocabulaire de Lalande, sens E). Un mal absolu: il n’y a rien qui puisse le relativiser.

Apparence absolue

Qui n’est ni apparence d’un être (l’objet), ni apparence pour un être (le sujet), – notions qui impliquent une relation – , mais qui est sans relation.

Temps rétréci

C’est le temps finitisé, par opposition au temps infini de la Nature. Si nous nous pensons dans le temps infini, nous rétrécissons notre être, le réduisons à presque rien. Si nous rétrécissons le temps, le réduisons par exemple à cent ans, notre être en occupe alors un empan non négligeable, et chacun peut se croire en droit de dire: “je suis”.

Réel commun

Distingué du “vraiment réel” (ontos on, véritablement étant). C’est le réel pour l’homme du commun et le savant : est réel ce qui s’offre à nos sens naturels (que l’on voit, que l’on touche … ) ou technicisés (grâce au microscope, au télescope, etc.). Le réel commun s’oppose au réel des philosophes, pour qui ce qui mérite d’être dit “réel” est ce qui est éternel : les essences (Platon), les Atomes (Démocrite), Dieu (Descartes), la Nature (Spinoza), l’Esprit (Hegel), etc.

Scepticisme à l’intention d’autrui

Je ne suis pas sceptique, car je n’ai pas le moindre doute quant à la vérité de ma philosophie. La pierre de touche de la force d’une conviction est, nous dit Kant, le pari. “Représentons-nous par la pensée que nous avons à parier [sur cette vérité] le bonheur de toute la vie, alors notre jugement triomphant s’éclipse tout à fait, nous devenons extrêmement craintifs et nous commençons à découvrir que notre foi ne va pas si loin.” Cela ne s’applique pas à moi. Je suis prêt à mettre en jeu bien plus que le “bonheur de toute ma vie” – qui, du reste, pour moi, est peu de chose. Il faudrait au moins que Kant me mette au défi de risquer, par un pari, le bonheur de ceux que j’aime. Ce ne serait pourtant, aux yeux d’autrui, qu’une certitude de fait, non de droit, puisque ma philosophie ne fait que s’étayer par des arguments sans se fonder sur des preuves. J’admets donc le scepticisme chez autrui à l’égard le ma philosophie comme possible en droit. Je sais le vrai et le faux, mais je laisse une porte de sortie à autrui pour qu’il puisse vivre dans ce qu’il croit être la vérité – car cela lui est nécessaire – , et qui, pour moi, est illusion.

Philosophie

Opposée à “sagesse”. La philosophie, comme métaphysique, est la théorie du réel comme tel  et dans son ensemble. Elle a en vue le savoir de toutes choses, le savoir absolu. La “sagesse” concerne seulement l’être humain. La
notion de “sagesse” implique la notion d'”éthique”. Une “éthique” est un choix de vie en fonction de la valeur que l’on estime suprême : il vaut la peine, pense t-on, de vivre pour la gloire ou pour le pouvoir, ou pour la vérité, ou pour le bonheur, etc. Lorsqu’une éthique suppose une métaphysique, cette éthique est dite une “sagesse”. Épicure philosophe en vue du bonheur. La notion de “bonheur” n’est pas une notion métaphysique. À sa métaphysique matérialiste, Épicure ajoute une éthique du bonheur. Mais cette éthique suppose le tetrapharmacos métaphysique et ses quatre vérités (sur les dieux, sur la mort, sur les désirs, sur la douleur). C’est donc une sagesse – eudémonique.

Sagesse tragique

Il s’ agit d’agir toujours en vue du meilleur (la plus belle œuvre) quoique le meilleur soit voué à la disparition – puisque, pour les choses finies, le néant a le dernier mot. Une telle sagesse s’inscrit sur le fond d’une métaphysique naturaliste – pour laquelle les œuvres de l’homme, à la longue, sont effacées (pour les croyants en Dieu, au contraire, les vertus que l’on a pu acquérir en ce monde ne s’effacent pas).

Concepts opératoires

Marcel Conche chez lui © franceinfo

Il s’agit de concepts dont je fais usage, mais qui ne me sont pas propres.

“Pensée” opposée à “connaissance”

Il y a “connaissance” lorsqu’il y a des preuves; il y a”pensée” (rationnelle) lorsqu’il y a des arguments. En métaphysique, on pense, on ne connaît pas. Il n’y a pas de connaissance métaphysique. On pense Dieu (car le mot “Dieu” a un sens- même si un tel être ne peut exister), on ne le connaît pas ; de même, on pense l’Infini, l’Absolu, la Nature, etc.

“Métaphysique” opposée à “science”

La métaphysique n’est pas, ne peut être et n’a pas à être une science (malgré
Descartes, Spinoza, Kant, Hegel, etc.). La science seule nous donne des connaissances.

“Fini”, distingué de “indéfini” et opposé à “infini”

L'”indéfini”, ou infini “potentiel”, ajoute indéfiniment du fini au fini, par exemple dans la série des nombres naturels, on ajoute 1 au nombre précédent : l’on peut ainsi obtenir un nombre plus grand que tout nombre donné à l’avance. Mais on reste dans le virtuel, l’inachevé et même l’inachevable. Seul est vraiment réel l’infini dit “actuel”.

“Argument” opposé à “preuve”. La preuve oblige à l’assentiment, l’argument non. La preuve met la liberté sous le joug, l’argument non. Dans les sciences, l’on a des preuves ; en métaphysique, des arguments.

“Cause” opposée à “raison”

La formule des Cartésiens “causa sive ratio” est à rejeter. La cause supprime la liberté, la raison éclaire la liberté. La volonté est déterminée par des causes, elle se détermine par des raisons.

“Illusion” opposée à “apparence”

La cour carrée de loin semble ronde, il y a apparence, laquelle est incontestable. Si l’on dit: “la tour est ronde”, il y a illusion, laquelle est trompeuse. Les Sceptiques non pyrrhoniens s’en tiennent à ce qui apparaît, suspendant leur jugement au sujet de ce qui est. [Mais je distingue l’apparence ainsi entendue de l'”apparence absolue” et l’illusion ainsi entendue de l’illusion”ontologique”, où, disant “cela est”, on oublie que l'”être” auquel on a affaire n’est pas vraiment].

“Action” opposée à “création”

L’action implique prévision de l’avenir, hypothétique et risquée, et, selon le cas, programmation, planification, etc. La création invente l’avenir. L’action suppose que l’on mette devant soi, compte tenu de l’état du monde, l’éventail des possibles, la création met au jour des possibles nouveaux.

“Conscience” opposée à “pensée”

Les animaux sont conscients car ils dorment et s’éveillent : être éveillé et être conscient, c’est la même chose. Il s’agit de la conscience spontanée, non réfléchie : les animaux ne sont pas conscients d’eux-mêmes. Seul l’homme pense. La pensée a pour corrélat l’être. L’animal ne se rend pas compte qu’il y a – ce qu’il y a.

“Morale” opposée à “éthique”

La morale implique la notion de “devoir inconditionnel”, l’éthique ne connaît que des devoirs “conditionnés”. Exemple: le journaliste peut échapper aux devoirs du journaliste en cessant d’être journaliste ; il ne peut échapper au devoir de venir au secours du blessé au bord de la route qu’en cessant d’être homme.

Concepts métaphoriques

Marcel Conche et son figuier (2017) © la croix

Certaines notions, qui jouent le rôle de concepts, ont plutôt le caractère de métaphores.
Ainsi lorsque je dis que la Nature est “source” éternelle de vie, ou que, selon Anaximandre, elle “sécrète” des “germes” de chacun desquels naît un monde, ou lorsque je fais de la “nuit” une “métaphore de l’être pur” (Présence de la Nature, PUF, Quadrige, p. XV), ou lorsque j’écris: “La nuit, l’Obscur primordial, est le fond permanent de toutes choses” (ibid.)

En revanche, lorsque je dis que la Nature est le “Poète” premier et universel, il ne s’agit pas d’une métaphore.

Marcel CONCHE, Présentation de ma philosophie (2013)


[INFOS QUALITE] statut : validé | sources : philomag.com ; HD Editions | mode d’édition : partage, correction, mise en page, compilation et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  philomag.com ; © la croix ; © franceinfo.


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Gastronomie & Maniérisme : L’Art de manger avec les yeux en France à partir du XVIIIème siècle

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Alors que le concept d’esthétique se fait progressivement jour en Europe, et que l’on débat ardemment du jugement du Beau en matière d’Art, peu d’importance est relativement accordée à l’acception littérale du goût en tant que perception relevant de la physiologie humaine. En Angleterre, Edmund Burke compare le beau et le laid aux saveurs salées et sucrées ; en France, l’Abbé Dubos, influencé par les écrits de John Locke, souligne en 1719 la prééminence de la sensation sur celle de la raison, en s’indignant que l’on ne raisonne pas sur la beauté d’une œuvre d’art : “Raisonne-t-on, pour savoir si le ragoût est bon ou s’il est mauvais, et s’avisa-t-on jamais, après avoir posé des principes géométriques sur la saveur, et défini les qualités de chaque ingrédient qui entre dans la composition de ce mets, de discuter la proportion gardée dans leur mélange, pour décider si le ragoût est bon ?”

La petite phrase de l’abbé fait sans doute suite à une phrase de Fénelon qui écrivait à La Motte que “Je dis historiquement quel est mon goût comme un homme, dans un repas, dit naïvement qu’il aime mieux un ragoût que l’autre. Je ne blâme le goût d’aucun homme ; et je consens qu’on blâme le mien”. Qu’on l’appelle gustus, gusto ou goût, il semble que l’opinion commune ne lui accorde que peu d’affinité avec l’objectivité ; de gustibus non disputandum est sans doute l’un des adages les plus éculés de l’histoire. Dans le numéro 409 du Spectator du 19 juin 1712, Joseph Addison note la métaphore culinaire de laquelle découle le terme “taste“, le goût, et remarque que notre façon de juger de ce qui est beau s’apparente en bien des points cruciaux à notre jugement de ce qui est bon au palais :

Most Languages make use of this Metaphor, to express that Faculty of the Mind, which distinguishes all the most concealed Faults and nicest Perfections in Writing. We may be sure this Metaphor would not have been so general in all Tongues, had there not been a very great Conformity between that Mental Taste, which is the Subject of this Paper, and that Sensitive Taste which gives us a Relish of every different Flavour that affects the Palate. Accordingly we find, there are as many Degrees of Refinement in the intellectual Faculty, as in the Sense, which is marked out by this common Denomination.

Le goût et son acception métaphorique en matière d’art, liés aux concepts du beau et du bon, s’imposent au sein des débats philosophiques en Europe ; pourtant, comme le remarque Peter Collins dans un ouvrage séminal sur l’idéal architectural, peu de traités esthétiques se donnent la peine de discuter cette filiation. Pourquoi cet oubli ? Je m’efforcerai ici de rétablir quelques parallèles oubliés entre l’architecture et la gastronomie.

L’Homme de goût et ses paradoxes

A la fin du 17ème siècle, la gastronomie n’est encore que balbutiante ; ce n’est qu’à la fin du règne de Louis XIV que la table se met officiellement à relever de l’art, et l’on doit attendre le milieu du 18ème siècle pour que le raffinement moderne en matière de cuisine voie le jour. Le mot gastronomie apparaît en Français aux alentours de 1800, et il faut attendre Grimod de la Reynière ( L’Almanach des Gourmands, 1803-1812) et Jean-Anthelme Brillat-Savarin (Physiologie du goût, 1826) pour que le palais des Français se civilise officiellement. Brillat-Savarin introduit officiellement la dixième muse, Gasteria ; la bonne chère est pour la première fois célébrée, parce qu’elle doit sa création et confection aux facultés supérieures de l’homme : “La gourmandise est un acte de notre jugement, par lequel nous accordons la préférence aux choses qui sont agréables au goût sur celles qui n’ont pas cette qualité.” La forme quelque peu naïve et désordonnée de la Physiologie du goût, ouvrage que méprise Baudelaire par exemple, ne doit pas faire oublier son importance historique capitale, qui prélude à la réhabilitation du goût, à son éducation, et donc à sa perfectibilité.

Réunion gastronomique (gravure, XIXe)

Avant le 19ème siècle, le goût se voit délaissé au profit des sens qui font intervenir plus directement les facultés cognitives ; la vue s’impose comme le sens auquel on donne la prééminence en Occident, comme l’ont montré les études de Martin Jay et de David Michael Levin par exemple. La prééminence de la vision au sein de l’art est implacable, et les autres sens se voient injustement négligés. Le goût se trouve ainsi fort mal loti, du fait de sa dépendance étroite des nécessités corporelles, jugées viles, et du fait aussi qu’on l’associe majoritairement à l’excès, péché condamné par la morale. Le goût et l’odorat ne mènent à aucune distance qui permette de  “contempler” intellectuellement un objet, contrairement aux autres sens qui induisent un lien direct avec l’activité de représentation ; pis, ils se voient étroitement soumis à la chimie physiologique du corps humain, et à ce titre figurent avec les instincts. Non seulement le goût est affaire de chair, mais en plus il s’acoquine souvent avec l’excès et la sensualité outrancière. Soulager son appétit fait courir le risque de s’adonner au péché de la gloutonnerie et de l’ivresse. La volupté qu’apporte la nourriture est bien trop dangereuse pour être honnête ; la sublimation du goût n’a en conséquence pas lieu, car celui-ci est trop sujet aux passions.

Ernst Cassirer a souligné combien le projet central de l’humanisme des Lumières s’apparentait à une tentative de sublimation de l’humain, l’effort de sublimation du pur esprit se faisant au détriment de tout qui compose les caractéristiques jugées viles, mais pourtant tout aussi constitutives de la nature profonde de l’homme. Pourtant, James Boswell remarque par exemple au 18ème siècle que le fait de préparer sa nourriture singularise l’homme de façon indéniable : “les bêtes ont de la mémoire, du jugement, et possèdent toutes les facultés de notre esprit, à un certain degré ; cependant aucune bête ne cuisine.” L’homo culinarius est convoqué, mais il se situe à l’intersection peu confortable qui lie les instincts à la culture. La fin du 18ème siècle donne à voir deux versions extrêmes de l’acte de se nourrir, oscillant entre la famine et le festin aristocratique ; la modération de bon ton est alors indéniablement bourgeoise, et il faut donc attendre le 19ème siècle pour qu’elle impose un voile de raison sur l’intellectualisation et la compréhension des mécanismes du goût ; alors seulement les philosophes convient le goût à leur table.

Le goût apparaît donc comme bien plus complexe, subtil, et digne d’intérêt que ne le suggère la place que lui a réservée l’histoire de la philosophie. Je passerai ici sur les développements historiques complexes sur l’inné et l’acquis, qui occupent toujours une grande partie de la recherche scientifique et anthropologique contemporaines ; je souhaite ici me concentrer sur la naissance de l’intérêt intellectuel et esthétique concernant le jugement de goût.

Contrairement aux préjugés largement répandus, le goût culinaire s’affûte donc, et ne serait peut-être pas aussi inné qu’on le croit. Il devient, comme les autres sens, susceptible d’être éduqué, perfectionné, orienté ; il se voit donc autorisé à instaurer une possible et authentique expérience esthétique. Cette question questionne la légitimité de la nourriture en tant que matériau artistique ; c’est-à-dire qu’il s’agit de savoir si on l’accepte dans l’aréopage des nobles entités destinées à véhiculer une expérience d’ordre supérieur, comme on accepte que le son prélude à la musique et à l’expérience du temps, de même que le pigment et la couleur permettent la forme et donc l’expérience de l’espace pictural, ou encore que les mots et la perfection de leur agencement autorisent l’extase littéraire.

Le goût et la cognition

Dans son ouvrage sur le sens du goût, Carolyn Korsmeyer démontre que le plaisir esthétique apporté par la nourriture ne saurait garantir la légitimité de la gastronomie comme art ; en effet, ceci ne prend pas en compte une des caractéristiques principales de la nourriture, qui a été négligée pendant de nombreux siècles selon Korsmeyer ; c’est la fonction symbolique de la nourriture. Ainsi, Korsmeyer écrit que l’aspect le plus fascinant de la nourriture repose sur les relations cognitives que celle-ci entretient avec le sujet humain ; elle possède une fonction symbolique qui dépasse toujours ses propriétés physiologiques, à savoir les saveurs les plus sophistiquées : “La nourriture et les formes d’art reconnues comme telles constituent des systèmes symboliques qui partagent des traits esthétiques communs. Je ne prétends pas pour autant que la nourriture doivent être classifiée comme un art ; ou tout du moins pas comme un art au sens où l’on entend les beaux-arts. Cela serait une revendication inutile, car les arts ne naissent pas de leur promotion philosophique. Cependant, la nourriture et les œuvres d’art partagent un certain nombre de similitudes […]” qu’il est nécessaire d’observer.

On peut à la suite du philosophe américain David Prall insister sur le plaisir esthétique que procure la nourriture ; il convient selon lui de cesser de limiter les plaisirs gustatifs au fonctionnement interne du corps (“le palais n’est pas plus interne que l’oreille, et le goût des fraises n’a pas plus à voir avec une fonction en particulier du corps humain que leur couleur ou que leur forme”) ; nous savourons la qualité avant de savourer la substance. Nous n’avons pas nécessairement à ingérer ce que l’on savoure. D’autres philosophes comme Elizabeth Telfer considèrent que la nourriture relève automatiquement de l’art dès lors qu’elle s’offre comme objet de considération esthétique. Tout repas préparé et présenté selon des règles précises relevant de l’espace et du temps est ainsi un objet artistique en tant qu’il propose une expérience esthétique spécifique ; l’anthropologue Mary Douglas quant à elle classe certains types de nourriture visant à être exposée au regard comme relevant des arts décoratifs.

Korsmeyer remarque que la nourriture peut satisfaire aux critères symboliques de l’objet d’art énoncés par Nelson Goodman dans Languages of Art, à savoir la représentation, l’expression, et l’exemplification. La nourriture peut représenter autre chose qu’elle-même, et ainsi renvoyer à d’autres objets ou concepts ; elle peut aussi avoir valeur métaphorique (expressive) et exemplifier une qualité (par exemple, une pomme rouge exemplifie la couleur rouge parce qu’elle possède cette qualité essentielle d’être rouge). Pour Goodman, l’appréciation esthétique est essentiellement cognitive, parce qu’elle exige la conscience d’être reconnue comme telle, une reconnaissance de l’intellect doublée d’une réponse affective lors de l’appréhension des variétés de l’activité symbolique. C’est ainsi que selon Goodman, les émotions fonctionnent cognitivement : “in contending that aesthetic experience is cognitive, I am emphatically not identifying it with the conceptual, the discursive, the linguistic. Under “cognitive” I include all aspects of knowing and understanding, from perceptual discrimination through pattern recognition and emotive insight to logical inference.” L’esthétique est cognitive, et le sensuel et l’émotionnel accèdent ainsi au sens par le biais du symbolique. La définition de Goodman permet ainsi de dépasser les qualités de plaisir et d’émotion auxquelles l’art se trouve souvent cantonné ; la fonction symbolique de l’art et sa capacité à faire intervenir des mécanismes cognitifs bien précis permettent ainsi de dépasser la définition restrictive des beaux-arts pour pouvoir prétendre à une légitimation des objets relevant de l’art tout court.

Antonin Carême © Alex Fine

Antonin Carême, le pâtissier pittoresque

Peter Collins, au début de son essai sur les idéaux de l’architecture moderne, mentionne la première analogie qu’il considère comme essentielle dès lors que l’on aborde l’architecture : c’est l’analogie gastronomique (les autres sont les analogies mécaniques, biologiques, et linguistiques). L’analogie gastronomique est la moins usitée, la moins reconnue d’entre elles, et pourtant elle prélude à toutes les autres. C’est ainsi que Collins considère comme très révélateur le conseil que donne l’architecte écossais James Fergusson lors d’une conférence adressée à des ingénieurs militaires : “Si vous voulez comprendre les vrais principes du dessin en architecture, relisez les œuvres de Soyer ou de Madame Glass, plutôt que de lire les traités d’architectes de Vitruve à Pugin.”  Alexis Benoit Soyer (1810-1858) était un Chef français qui devint une célébrité à Londres, et Hannah Glasse (1708-1770) publia en 1747 le best-seller The Art of Cookery, prônant simplicité, qualité et considérations esthétiques lors de la préparation des repas. L’association de la gastronomie et de l’architecture peut sembler incongrue, mais elle ne l’est pas tant que cela : les deux disciplines contribuent au plaisir des sens tout en exerçant une fonction protectrice. L’architecte abrite les hommes, de la même façon que le cuisinier les nourrit.

L’œuvre d’Antonin Carême (1783-1833) est à ce titre remarquable; Carême effectue la jonction explicite entre l’architecture et la Haute-Cuisine. Tout commence par la séduction du Prince de Talleyrand, Ministre des Relations Extérieures de l’Empereur Napoléon, qui vibrait plus que tout pour la gastronomie, et qui avait l’habitude de se rendre lui-même dans les boutiques afin de choisir ses plats montés. C’est ainsi que Rue de la Paix, il fut séduit par un petit pâtissier. Abandonné par son père à l’âge de douze ans, autodidacte, lettré, grand lecteur à la Bibliothèque Nationale où il passait l’intégralité de son temps libre, Carême à vingt ans était sans famille, sans relation, sans passé. Impressionné par son talent, Talleyrand l’invita à servir aux Relations Extérieures. Napoléon n’aimait pas recevoir, et entendait que Talleyrand fût son amphitryon ; il lui imposait ainsi un rythme de réceptions de l’ordre d’au moins quatre dîners pour trente-six personnes par semaine, les invités de la diplomatie étrangère appartenant à l’aristocratie et aux corps les plus nobles de l’Etat. Le service de bouche des relations extérieures était divisé en cinq sections : panéterie, échansonnerie, cuisine, saucerie et fruiterie. Dans chaque division des chefs ordinaires et extraordinaires, des contrôleurs, des maîtres queux, des commis, des huissiers de salle, des quincailliers, des lingers, des vaguemestres des équipages, etc.

Carême participait aux grands extraordinaires pour ce qui avait trait à sa discipline ; il multiplia bientôt les pièces montées, qui devinrent une des gloires de la table du Grand Chambellan. Pour le plaisir du goût, il mettait sans cesse au point de nouvelles recettes. Pour l’agrément de l’œil, il multipliait les références à l’architecture antique : pavillon chinois, musulmans, indiens, grecs ou latins ; ruines, palais, temples ou colonnades; perspectives urbaines (Paris dans ses moindres détails) ou bucoliques (vallée de l’Ile de France au printemps). En pâtes diverses, sablées, feuilletées, confits, crèmes ou sorbets, ces reconstitutions spectaculaires couvraient souvent plusieurs mètres carrés. Leur forme et leur couleur tenaient assurément du spectacle, et c’est avant tout comme un spectacle que les invités se mirent à les attendre. Carême se surpassa, apprit bientôt l’art des rôtisseurs, celui des sauciers, travailla l’art du chaud aussi bien que celui du froid, si bien qu’il devint rapidement le chef le plus extraordinaire qu’avait jamais connu la diplomatie européenne. Au cours d’un seul dîner, Carême savait présenter jusqu’à quatre-vingt cinq entrées et plusieurs plats montés ; sa virtuosité était telle qu’il imposa très rapidement sa renommée par delà les frontières françaises.

A la chute de l’Empereur, il ne fut pas oublié, et fut “prêté” par Talleyrand au Tsar de Russie, alors établi à l’Elysée-Napoléon. Il fit un séjour à St-Petersbourg avant de revenir en Europe, couvrit tous les grands Congrès, avant de passer au service du Baron de Rothschild, après douze ans passés avec Talleyrand. Rothschild lui offrit les plus grandes largesses possibles, l’installa comme son égal au sein de son hôtel particulier rue Laffitte, et fit de Carême un personnage public. Le cuisinier était invité à monter au salon avec l’aristocratie lorsque le repas était fini ; il exprimait souvent son désir de créer une Académie de la Cuisine sur le modèle de l’Académie Française, avec un dictionnaire officiel de la Gastronomie, et des repas périodiques où seraient réunis les seigneurs de l’Art culinaire. Il était capable de parler d’art, de littérature, de politesse et des ouvrages ou travaux de chaque invité. Les artistes étaient ses favoris ; les conversations que Carême eut avec Rossini, Chopin, Ingres, Delacroix sont restées célèbres, ainsi que de nombreux plats inventés pour leur rendre hommage. Il allait jusqu’à conseiller le Baron concernant l’achat de certaines œuvres d’art, si bien que les méchantes langues s’en donnaient à cœur joie : “peu importe que le Baron ne connaisse rien aux arts ; il a un cuisinier qui connaît les artistes et les protège”.

Carême fut le premier cuisinier à véritablement écrire sur son art (on sait que les tout premiers livres de cuisine sont apparus en France autour de 1300, et que les cuisiniers faisaient appel à des hommes de lettres qui dissertaient sur leurs recettes, le discours d’accompagnement étant ainsi séparé fort artificiellement de la partie pratique), et l’écriture lui donnait sans doute autant de fierté que la gastronomie, comme le montrent de nombreuses lettres. Son œuvre littéraire comporte onze volumes en tout, ce qui lui demanda une somme d’efforts colossaux – car n’oublions pas que Carême travaillait en cuisine en même temps qu’il écrivait et qu’il étudiait. Louis Rodil souligne que les planches qu’il dessina furent étudiées par des architectes de renom, qui ne manquèrent pas d’être surpris par le rapports de volumes ; Carême dessina et fit graver des projets de monuments destinés à embellir la ville de Paris (1821) ; il présenta également un Projet d’Architecture pour l’embellissement de la ville de St-Petersbourg (1821), patronné par le Tsar Alexandre lui-même. Ces recueils en nombre très limité et aux finitions luxueuses sont conservés à la Bibliothèque Nationale ; les projets furent alors confiés aux frères Firmin-Didot, qui passaient pour les meilleurs imprimeurs européens, après être passés dans les mains des maîtres graveurs Normand et Hibon. Les planches montrent des structures néo-classiques, chargées d’une profusion d’ornements ; c’est précisément ce que l’on appelle en jargon d’architecte de la “pâtisserie”, c’est-à-dire un édifice où la surcharge fait loi. Le roi de France et le Tsar Alexandre ne firent jamais élever aucun des monuments de Carême, car il restait bien évidemment un cuisinier, même si ses aspirations le portaient ailleurs.

Après la Restauration, la cuisine évolua, et la forme de la cuisine de Carême devint caduque ; cependant, le fond resta toujours d’actualité, et ses recettes sont toujours en pratique de nos jours. Sa folie des grandeurs en matière de décoration, sa conception théâtrale de la présentation fut délaissée, mais ses inventions culinaires simplifiées demeurent la quintessence de la cuisine française, à tel point que la ville de Paris lui consacra en 1984 une exposition, estimant que Carême faisait partie des plus grands acteurs de la vie gastronomique nationale, et qu’il avait contribué à faire accéder la France à la première place mondiale en matière de gastronomie ; la paternité de la toque blanche des chefs cuisiniers lui revient, ayant été adoptée à sa suite par le monde entier. La science de l’artiste culinaire réalise la synthèse de deux conceptions différentes de la cuisine ; admirateur du 18ème siècle, qui a vu naître la grande cuisine avec l’apparition des sauces, des fonds, des glaces, Carême déplore cependant le gaspillage et le désordre dans la présentation. Il se fait chimiste et réformateur : il explique que la “cuisine moderne doit savoir extraire le suc nutritif des aliments pour une cuisine rationnelle.” Carême met à l’honneur le profil du diététicien, et utilise les mêmes condiments qu’aujourd’hui ; on lui doit le renouveau du beau maigre ; “Carême mangeait très peu, il ne buvait pas; il parlait fort bien… Carême, en verve, était étincelant et léger.”

Lorsque l’on consulte les ouvrages d’Antonin Carême, on est immédiatement frappé par l’influence des recueils d’ornements issus de la tradition italienne de la Renaissance; on y trouve, outre les transcriptions très précises des recettes, une grammaire des formes qui connaît une application stylistique immédiate dans les exemples de constructions compliquées destinées à orner la table ; des détails empruntés à l’architecture chinoise, européenne, africaine se mêlent à des emprunts provenant de l’art paysager du 18ème siècle (l’adjectif pittoresque est bien sûr le picturesque anglais). Daniel Rabreau remarque que les planches de Carême sont des “invites à recréer dans l’espace, sous le scintillement des lustres, et des girandoles, des images aplaties. A côté de l’eau-forte pâle, l’auteur décrit donc l’illusion colorée qu’il imprime au matériau périssable.” Carême se veut donc auteur-pâtissier, mais aussi jardinier-architecte, modeleur de l’espace et grand organisateur de la perspective gastronomique et visuelle. Son rêve de gloire en nougat dépasse le cadre réduit de la table et cible la grandeur héroïque de l’histoire. Ses projets esthétiques ont un caractère finalement politique, qui doivent flatter les dirigeants du Monde et assurer la prééminence française lors des négociations ; le lien entre gastronomie et politique connaît son apogée en France avec l’association de Talleyrand et Carême, comme l’a montré Lionel Bobot.

Pièces montées, illustrations de Carême pour “Le Pâtissier pittoresque” © savoirsdhistoire.wordpress.com

Carême établit le dîner gastronomique dans son rôle de production d’expérience multi-sensorielle esthétique ; la saveur se voit théâtralisée jusqu’à un point alors inconnu, même si on retrouve des rudiments de cette théâtralisation de la nourriture en France au Moyen-Age. Carême écrit que “lorsqu’il n’y aura plus de cuisine dans le monde, il n’y aura plus d’intelligence élevée, rapide, de relations liantes, il n’y aura plus d’unité sociale.” Le cuisinier-architecte entend faire de la gastronomie un art total, incluant l’histoire, l’art – arts décoratifs, architecture, sculpture, peinture, littérature – et la science. Il n’est pas de gastronomie sans étonnement : c’est ainsi que le cuisinier se mue en architecte, artiste, et metteur en scène. La Haute-Cuisine sous Carême relève d’une véritable esthétique, avec l’élaboration d’une série de règles strictes concernant la préparation, la présentation, la dégustation des aliments, et la création d’une véritable nomenclature des mets.

Carême est un critique sans pitié qui n’hésite pas à détruire pour mieux reconstruire ; il entend régir la chaîne des différents arts décoratifs (cristal, orfèvrerie, etc.) qui servent de support aux aliments. Il repense la forme des assiettes dans laquelle doivent être servis ses mets, dessine des couverts avec l’orfèvre Odiot, met au point une organisation extrêmement précise sur l’espace de la table ; Carême refond ainsi le service à la française en le simplifiant afin de concurrencer le service à la Russe. On abandonne ainsi progressivement nombre de complications s’appliquant à la disposition des objets, et on délaisse ainsi la vaisselle octogonale et festonnée pour lui préférer la simplicité des formes ovales ou rondes. Carême s’irrite aussi du manque de considération apporté à la nomenclature des mets ; la distinction et le plaisir donné par la contemplation et l’absorption du plat dépendent également du soin apporté à le décrire ; il avait compris que la qualité de la langue influe sur l’expérience esthétique de manière considérable.

Le maniérisme gastronomique

Le savoir-faire de Carême transporte ainsi le culinaire vers la manifestation d’un maniérisme : on copie, on cite, on imite, on transpose. Carême travaille à mettre en forme des repas qui sont littéralement extraordinaires, régis par un code culturel strict, et qui évoluent ostensiblement vers la représentation et le spectacle. La gastronomie selon Carême n’est rien d’autre que la transformation du manger en voir, de l’éradication du besoin primaire de se nourrir qui se mue en acte culturel et arbitraire. L’étiquette constitue ainsi une forme particulière de la maniéra ; la cérémonie du repas est une affaire compliquée qui repose sur le respect de conventions changeantes et arbitraires. Le repas avec Carême devient une affaire de regard, où le rôle de l’antique allégorise le présent, tout comme les ballets et mascarades de la Renaissance utilisaient les références à l’Antiquité comme le rappel d’une appartenance à une culture commune.

© DR

Claude-Gilbert Dubois voit dans l’organisation de la fête aristocratique la réalisation d’une symphonie maniériste : symphonie artistique visuelle, verbale, musicale, gestuelle. On sait que les repas donnés par Talleyrand étaient accompagnés de musique (piano); Carême était apte à fournir tout le reste. “La fête maniériste est une succession de concetti : on attend des merveilles, et l’art de faire attendre et l’art d’émerveiller révèlent ces qualités.” L’art maniériste s’amuse à compliquer le code, cultive l’ambiguïté, l’ambivalence avec délices ; le maniérisme rend poreuses les limites, et souligne constamment sa propre artificialité et légèreté.

Le maniérisme fait saillir la structure ; la pâtisserie emprunte indifféremment à l’architecture en ce qui concerne la structure, à la peinture en ce qui concerne la couleur, ou à l’art des jardins quant à la perspective. Carême mélange les supports et ne s’arrête jamais à leur spécificité première; il les transcende. Cette polyvalence de l’ornement est l’une des caractéristiques qui autorise le jeu virtuose et sophistiqué des artistes de la maniéra, comme le rappelle Patricia Falguières. La manière cherche par exemple chez Carême à faire oublier la matière : c’est l’art de manier celle-ci, qu’elle soit composée de mots, de couleurs, de structures diverses qui passionne Carême. La Haute-Cuisine de l’architecte pâtissier reproduit ainsi les modes de production et d’associations visuelles et cognitives qui prévalent à la Renaissance en Europe : mimétisme, hyperbolisation de la forme à des fins d’étonnement, obsession de la répétition, déformation, multiplication des points de vue, des perspectives et des formes, recherche de la pose et de l’effet. Toutes ces caractéristiques relèvent du maniérisme, et ce triomphe de l’invraisemblance pointe avec insistance du côté du goût des Merveilles de la Renaissance.

Il n’y a pas de gastronomie sans étonnement, nous disait Carême ; il n’y a pas d’œuvre d’art sans surprise, nous démontrent les artistes maniéristes. La stratégie de fascination est toujours opérante, et la passion de la technique est intacte chez Carême ; il étudie l’architecture et les lois physiques pour sculpter ses pièces montées. Les associations imprévisibles, les coagulations alambiquées, l’agencement surprenant d’objets hétéroclites doivent surprendre, étonner, éblouir. Plus le rapport entre les termes est lointain et inattendu, meilleure est la figure ; l’ingenium de l’artiste, son sens de l’invention se manifeste alors avec une acuité particulière. C’est l’acutezza italienne, la pointe, le trait d’esprit fulgurant qui vient parfaire la maîtrise technique requise de l’artiste. La merveille désigne aussi ce qui sort de la norme, le bizarre, l’extravagant, l’exotique, voire le monstrueux ; dans une culture qui exalte le tour de force, la licence de l’artiste est son meilleur atout ; c’est cette liberté de s’affranchir des règles mêmes qui célèbre sa supériorité. C’est la désinvolture de l’artiste qui sait à bon escient mépriser les règles qu’il a lui-même respectées jadis avec application ; la stupeur qui est provoquée fait alors naître l’admiration et la curiosité, qui sont deux qualités fondamentales en ce qu’elles invitent à la connaissance, au savoir et au respect des lois de la nature.

L’aliment ainsi devient figure ; il est métaphorisé, allégorisé jusqu’à perdre complètement ses caractéristiques naturellement reconnaissables. Les coqs faisandés deviennent des hydres, les fruits sucrés se muent en bâtiments, les soupes se muent en mers sur lesquelles voguent des bateaux. Cet amour de la scénographie exubérante et brillante connaît son apex en Italie à la fin du 16ème siècle ; on voit qu’Antonin Carême en est l’héritier assagi. On reconnaît dans ses réalisations certains des caractères esthétiques du baroque, qui aime à se vautrer dans l’hypertrophie, qui fait proliférer les formes décoratives tout en les soumettant à une structure d’ensemble forte; le détail prolifère, mais jamais cette surabondance esthétique ne remet en cause l’ordonnance solide de la construction. Le baroque tire du maniérisme un certain nombre de ses caractéristiques majeures : le goût du monumental, l’architecture néo-classique favorisés par Carême constituent une éloquente affirmation de l’effort humain pour s’élever vers la divinité. La volonté d’impressionner en agissant sur les sens et en créant l’illusion est la finalité de la mise en scène qui sous-tend le repas ; l’exhibition de la puissance matérielle, et le luxe des transformations ostentatoires sont partout. Comment ne pas s’émerveiller que la chair d’une pomme devienne sous la dextérité de Carême un des matériaux donnant naissance à une série de colonnades aussi insolites qu’inattendues ?

Ces déplacements de la fonction et de la forme, ces effets de trompe-l’œil, ces distorsions composent également quelques-unes des caractéristiques attribuées au kitsch, qui est selon Abraham Moles lié à l’art d’une façon indissoluble, de la même façon que l’authentique est lié à l’inauthentique. Le kitsch se cristallise sur des objets mais c’est un phénomène connotatif universel et social. Patricia Falguières nous rappelle que “le maniérisme coïncide à la Renaissance avec une formidable réflexion, au sein des universités, des académies, des sociétés savantes, des salons d’Europe, sur la technique, sur l’art, sur les rapports de l’art avec la nature. […] Le maniérisme est tout entier dans ce jeu qui consiste à dissimuler l’art sous la nature, et à cacher la nature par l’art.” La dimension ludique du maniérisme, qui lui fait prendre des formes facétieuses, inattendues et souvent insaisissables, est certainement à l’origine du fait qu’il est souvent mal identifié, et qu’on le cantonne à la Renaissance, alors qu’il est partout. Le maniérisme donne toute leur place aux arts dits mineurs, comme l’orfèvrerie, l’architecture, le théâtre, ou encore la gastronomie par le biais de l’œuvre d’Antonin Carême. [d’après    Lawrence GASQUET, JOURNALS.OPENEDITION.ORG]

  • L’illustration en tête d’article montre le Congrès de Vienne, où souverains, ministres et ambassadeurs ont découpé l’Europe après la chute de Napoléon en 1814. Le Congrès a été le théâtre de banquets mémorables © aisa-leemage

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : andreapenrose.com ; Alex Fine ; savoirsdhistoire.wordpress.com


Bon appétit !

MOOLINEX : Sans titre (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MOOLINEX, Sans titre
(impression numérique, 30 x 40 cm, 2016)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Moolinex © le7.info

Né en 1966, Moolinex est un artiste pluriel. Il est illustrateur, peintre, dessinateur, sculpteur, tapissier, brodeur, designer… et cela donne un détonnant et questionnant mélange d’arts plastiques, d’arts appliqués, d’arts contemporains, de bandes dessinées, de cultures populaires, bref, quelque chose de vivant… mais c’est peut-être cela que l’on appelle “de l’art” ?

(d’après LESREQUINSMARTEAUX.COM)

Cette image fait partie du premier portfolio édité par Ding Dong Paper (collectif d’éditeurs liégeois constitué de François Godin et Damien Aresta). L’artiste détourne une des cartes du jeu “1000 Bornes” en la liant à une technique de drague quelque peu pathétique. Cette subversion d’une icône de la culture de masse, ici connoté “divertissement familial des années 50”, est typique de la culture underground, dont Moolinex est un des grands représentants français.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Moolinex ; le7.info | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

HENNI: Sans titre (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

HENNI Tom, Sans titre
(impression numérique, 30 x 40 cm, 2016)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Tom Henni © dinny.canalblog.com

Designer et dessinateur, Tom HENNI (né en 1979) vit et travaille à Vaunaveys-la-Rochette dans la Drôme. Il est titulaire d’un Diplôme national supérieur d’expression plastique à l’École Supérieure des Arts Décoratifs de Strasbourg, option communication graphique et illustration. Il oriente maintenant son travail entre commandes et projets personnels, et enseigne depuis trois ans le dessin et le design graphique à l’École d’Art et Design de Valence.

Cette image fait partie du premier portfolio édité par Ding Dong Paper (collectif d’éditeurs liégeois constitué de François Godin et Damien Aresta). Il s’agit d’une composition expérimentale et ludique sur les formes, les matières et les couleurs, où une vive touche rouge orangé vient trancher dans des tons froids et désaturés. Le résultat évoque une nature morte étrange et surréaliste.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Tom Henni ; dinny.canalblog.com | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

STEINER : À Annie Ernaux (2021)

Temps de lecture : 5 minutes >

Chère Annie,

Vous n’avez pas eu le Nobel, mais sur mon bureau, à côté de la Recherche et sous la photo de Marilyn, trône toujours Écrire la vie, pour me donner du courage, de la hauteur, pour me redonner espoir et foi en la littérature quand il m’arrive de sombrer ou de douter. Annie, vous n’avez pas eu le Nobel mais ça reste si important, Annie Ernaux.

La première fois ce fut à la télé, votre visage calme et rayonnant, d’une grande beauté, face à Julia Kristeva. Il était question de Beauvoir et des Lettres à Sartre, c’était une émission de Pivot, je suis tombé sous le charme, d’un coup, avant de vous lire.

On tombe amoureux d’une voix, d’une image, d’une façon de se taire, de poser la main sur le visage, de baisser les yeux. On ne tombe amoureux que pour de bonnes raisons.

Puis je vous ai lue, j’ai tout lu et j’ai adoré, j’ai tout reconnu, le visage, la façon de se taire et de baisser les yeux, cette façon d’affirmer aussi, sans violence aucune. J’ai reconnu et j’ai appris, j’essaie d’apprendre, les femmes notamment, ce que je ne suis pas, ce féminin que je suis censé ne pas aimer mais je j’aime tant, tout le reste que j’appelle le sexe opposé, outside.

Le féminin. Votre corps. La mer. C’est toujours périlleux de parler du corps de l’écrivain, corps du roi, on rate toujours sa cible. Votre beauté. Votre grâce.

Pour moi tous les écrivains sont des femmes et j’aime les écrivains. L’amour et la gratitude, autant se les dire dans la vie, de son vivant, n’est-ce pas ? N’attendons pas la mort pour ça.

Nous nous écrivons vous et moi, un peu, régulièrement, des mails mais surtout des lettres manuscrites, ce que vous préférez. Il y a parfois de longs silences entre nous, mais je veux croire qu’ils ne sont jamais ceux du cœur et encore moins ceux de l’esprit.

Vous me répondez toujours, avec bienveillance, sans complaisance aucune. Vous ne me laissez rien passer et j’aime ça, cette façon de dire les choses avec une grande douceur mais fermement. Annie, je crois que c’est aussi une histoire de classe, entre nous, ni vous ni moi n’avons eu toutes les cartes en mains dès la naissance, et nous venons d’à peu près la même région — celle d’une certaine honte à l’origine, celle d’un certain enfermement. Nous sommes nombreux en France dans ce cas-là, nous sommes même la majorité.

Vous préférez les lettres manuscrites écrites sans brouillon préalable, j’aime aussi. Je veux croire qu’on se comprend malgré la différence d’âge et de sexe, qu’il y a une forme de compréhension entre nous, et puis c’est encore plus simple, ça me fait du bien de savoir que existez, que vous êtes là, pas loin, que vous lisez et écrivez encore. Je vous relis dans mes moments de découragement ou dépression, je regarde les photos votre vie qui est la vie, elles m’aident à respecter les photos de ma vie à moi.

Il y a un côté de Cergy. Il y a un côté de Lillebonne.

Il y a Annie Ernaux. Il y a Annie Duchesne.

EAN 9782070377220

Chaque année à Noël, j’offre un Annie Ernaux à ma mère qui lit peu. Ma mère qui n’a pas fait d’études, qui n’a jamais posé le pied à Saint Germain-des-Prés, aime vous lire. Son livre préféré est La place.

Ce qui me plaît le plus, qui m’enchante, c’est qu’il n’y a pas de salissure chez vous, pas d’égotisme, vous êtes la preuve qu’on peut être très près du moi et très loin du narcissisme, c’est possible. Alors non, le moi n’est pas haïssable. Alors oui, s’avoir soi peut être magnifique. Écrire blanche, c’est-à-dire immaculée.

Il faudrait savoir écrire comme Rimbaud ou Racine ou Annie Ernaux, un mélange des trois serait la perfection absolue.

Il y a quelques années, j’étais dans une clinique, soigné pour dépression. Je vous écrivais, vous racontais ce que je voyais, les histoires des patients notamment, mes compagnons de folie : “Quelles histoires, Olivier, quelles vies, ironie tragique, c’est votre geste de désespoir qui vous a donné accès à elles, à ces êtres que vous n’auriez peut-être, sûrement, jamais connus autrement. En un sens, un seulement, même si vous êtes coincé dans cette clinique, vous avez de la chance, vous êtes à nouveau au cœur de la vie, grâce à eux qui se racontent avec confiance, qui vous donnent. Recevez. Amitiés, Annie”.

Un autre jour je vous parlais de la mort, je ne sais plus si je parlais de la mort de quelqu’un ou de la mort en général, vous m’avez répondu en citant Breton : “C’est vivre et cesser de vivre qui sont des solutions imaginaires. L’existence est ailleurs.”

Un autre jour encore, un jeune garçon, 18 ans, lycéen, m’a écrit : “Je crois que vous connaissez Annie Ernaux, je voudrais tant lui écrire. J’essaie d’écrire moi aussi, ne faire que ça.” D’habitude je ne donne pas l’adresse d’Annie, mais là je l’ai fait, ce garçon m’avait touché. J’ai appris plus tard qu’il entretenait une correspondance avec vous. Vous prenez le temps pour tout le monde, autant que possible.

Me revient le souvenir de cette conférence au Collège de France où vous répondiez à l’invitation d’Antoine Compagnon.

J’étais dans la salle, il s’agissait d’un séminaire sur Proust, votre intervention avait pour titre Proust, Françoise et moi . Je n’ai pas été vous voir, j’ai préféré rentrer chez moi avec mon silence, j’étais bien, heureux je crois. Sauvant Françoise, vous nous sauviez.

Vous êtes née Annie Duchesne le 1er septembre 1940 à Lillebonne. Je suis né Jérôme Léon le 15 février 1976 à Tarbes. Vous êtes aujourd’hui Annie Ernaux, je suis Olivier Steiner. Je ne me compare pas, j’essaie seulement de mettre un trait d’union entre un Tu et un Vous. Je dis ce qui est.

J’ai eu une période difficile sur le plan matériel, comme on dit, je n’avais plus un rond et même des dettes, vous m’avez prêté de l’argent. De l’argent, du temps pour écrire avez-vous dit.

Il y aurait tant de choses à dire mais je voudrais du blanc, de la délicatesse si possible, un peu de légèreté, un sourire.

Certaines amitiés sont dans une vie ce que sont les fleurs au monde.

Peut-être que si je ne devais garder qu’une phrase, chose idiote, ce serait celle-ci : “J’ai l’impression que l’écriture est ce que je peux faire de mieux, dans mon cas, dans ma situation de transfuge, comme acte politique et comme don.”

Merci et chapeau bas,

Olivier



Lire encore…

GIDE : Voyage au Congo (1927-28)

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Le site du Centre d’Etudes Gidiennes (sic) nous éclaire un peu plus sur la visite d’André GIDE (1869-1951) au Congod’avant les événements (selon l’euphémisme traditionnel des anciens coloniaux belges) :

“De son voyage en Afrique équatoriale française, entrepris avec Marc Allégret en 1925-1926, soit juste après la fin de la rédaction des Faux-Monnayeurs, Gide tire deux œuvres, publiées à quelques mois d’intervalle : Voyage au Congo, sous-titré Carnets de route (1927) et Le Retour du Tchad, sous-titré Suite du Voyage au Congo, Carnets de route (1928). La première évoque le début du voyage, de la traversée de Gide vers l’Afrique en juillet 1925 à son départ de Fort-Lamy en février 1926 (nom donné par les colons à l’actuelle capitale du Tchad, Ndjamena) ; la seconde prend le relais, en relatant le trajet retour, depuis la remontée du Logone en février 1926, jusqu’au départ de Yaoundé en mai de la même année.

EAN 9782070393107

Toutes deux présentées sous la forme d’un journal, ces œuvres ne sauraient pourtant apparaître comme de simples « relation[s] de voyage » (Paul Souday) : si l’écrivain y livre en effet un témoignage personnel sur son voyage en Afrique équatoriale française, au point de partager par exemple les lectures (la plupart du temps anachroniques et classiques) qui l’y ont accompagné, se mêle pourtant à ces observations quotidiennes un ensemble de réflexions plus générales, de nature sociale, économique, politique parfois, qui confère à son témoignage une portée sinon polémique, du moins critique. Le travail de recomposition entrepris, qui amène Gide à repenser la structure du journal en chapitres, et à ajouter, le plus souvent en notes ou en appendices, des précisions relatives aux difficiles conditions de travail des colonisés, ou aux injustices dont ceux-ci sont victimes, souligne la manière dont le voyage, initialement entrepris par curiosité, a éveillé chez l’écrivain une conscience critique voire politique.

Après la publication, au début des années 1920, d’une trilogie de “défense et [d’]illustration” de l’homosexualité (Corydon, Si le grain ne meurt, Les Faux-Monnayeurs), ces deux œuvres dans lesquelles Gide prend position contre les dérives du colonialisme poursuivent ainsi, en la renforçant, la veine engagée de son écriture. Elles confèrent à l’auteur, de son vivant déjà et sans doute davantage encore après sa mort, une posture tout à la fois d’écrivain engagé et d’ethnologue. Pour autant, le regard porté par Gide sur la réalité coloniale africaine n’a rien de révolutionnaire et n’échappe pas aux stéréotypes véhiculés par son époque : l’écrivain, qui avait d’ailleurs utilisé durant son voyage les modes de transports traditionnels des colons (tipoye et porteurs issus de la population colonisée), demeure en partie prisonnier de son univers de référence, hiérarchisé et européano-centré. Estimant ainsi, suivant une formule restée célèbre, que “[m]oins le Blanc est intelligent plus le Noir lui paraît bête” (Voyage au Congo), il n’échappe pas à un certain nombre de lieux communs sur les Noirs (leurs apparentes difficultés à raisonner, leur prétendue puissance sexuelle, etc.). Leur présence n’enlève rien, pourtant, à la force et à l’originalité d’un témoignage qui a fait naître, au-delà d’une âme citoyenne (Albert Thibaudet), un authentique intellectuel engagé.”

Stéphanie Bertrand

Bibliographie raisonnée, préparée par ANDRE-GIDE.FR
Éditions
    • Voyage au Congo, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 331-514 (notice et notes p. 1194-1265).
    • Retour du Tchad, in Souvenirs et Voyages, éd. Daniel Durosay, Paris, Gallimard, coll. Bibliothèque de la Pléiade, 2001, p. 515-707 (notice et notes p. 1265-1296).
Critique d’époque
    • Autour du Voyage au Congo. Documents réunis et présentés par Daniel Durosay , Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 2001, p. 57-95.
    • Allégret Marc, Carnets du Congo, Voyage avec André Gide, éd. Daniel Durosay et Claudia Rabel-Jullien, Paris, CNRS éditions, 1987.
    • Souday Paul, Voyageurs. Au Tchad, Les Livres du Temps : troisième série, Paris, Éditions Émile-Paul Frères, 1930.
Articles critiques
    • À la chambre. Débats sur le régime des concessions en Afrique Équatoriale Française (1927, 1929), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 461-470.
    • Le dossier de presse du Voyage au Congo (V) : Robert de Saint Jean – Firmin van den Bosch, Bulletin des Amis d’André Gide, n°107, juillet 1995, p. 475-489.
    • Le dossier de presse de Voyage au Congo et du Retour du Tchad, (Marius – Ary Leblond, Géo Charles, Pierre Bonardi, Pierre Cadet, Édouard Payen, Marie-Louis Sicard, Anonyme, Louis Jalabert, André Bellesort, Pierre Mille), Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 471-508.
    • Allégret Marc, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 37-40.
    • Bertrand Stéphanie, La polyphonie énonciative dans les écrits sociopolitiques de Gide : une arme polémique ?, in Ghislaine Rolland Lozachmeur (éd.), Les Mots en guerre. Les Discours polémiques : aspects sémantiques, stylistiques, énonciatifs et argumentatifs, actes du colloque de Brest (avril 2012), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, coll. Rivages linguistiques, 2016, p. 483-492.
    • Bénilan Jean, André Gide à Léré, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 439-460.
    • Durosay Daniel, Présence / absence du paysage africain dans Voyage au Congo et Le Retour du Tchad, André Gide 11, 1999, p. 169-193.
    • Durosay Daniel, Livre et littérature : l’espace optique du livre (repris sous le titre : Le livre et les cartes : l’espace du voyage et la conscience du livre dans le Voyage au Congo), Littérales, n° 3, 1988, p. 41-75.
    • Durosay Daniel, Les images du voyage au Congo : l’œil d’Allegret, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 73, janvier 1987, p. 57-68.
    • Durosay Daniel, Images et imaginaires dans le Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 9-30.
    • Durosay Daniel, Analyse thématique du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 80, octobre 1988, p. 41-48.
    • Durosay Daniel, Lire le Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 93, janvier 1992, p. 61-71.
    • Durosay Daniel, L’Afrique de Martin du Gard et celle de Gide, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 94, avril 1992, p. 151-175 [partiellement consacré à Gide].
    • Durosay Daniel, Présentation des Carnets du Congo Bulletin des Amis d’André Gide, n°80, octobre 1988, p. 54-56.
    • Durosay Daniel, Les “cartons” retrouvés du Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 65-70.
    • Durosay Daniel, Analyse synoptique du Voyage au Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, n°101, janvier 1994, p. 71-85.
    • Durosay Daniel, Autour du Voyage au Congo. Documents, Bulletin des Amis d’André Gide, n°129, janvier 2001.
    • Gide André, Voyage au Congo, Bulletin des Amis d’André Gide, n°133, janvier 2002, p. 25-30.
    • Gorboff Marina, Chapitre 7, L’Afrique, le voyage de Gide au Congo, Premiers contacts : des ethnologues sur le terrain, Paris, L’Harmattan, 2003, p. 99-114.
    • Goulet Alain, Le Voyage au Congo”, ou comment Gide devient un Intellectuel, Elseneur (Presses de l’Université de Caen), « Les Intellectuels », no 5, 1988, p. 109‑27.
    • Goulet Alain, Sur les Carnets du Congo de Marc Allégret, Bulletin des Amis d’André Gide, no 80, octobre 1988, p.49-53.
    • Hammouti Abdellah, Le Retour du Tchad d’André Gide ou “le goût de noter”, Bulletin des Amis d’André Gide, no 138, avril 2003, p. 229-242.
    • Lüsebrink Hans-Jürgen, Gide l’Africain. Réception franco-allemande et signification de Voyage au Congo et du Retour du Tchad dans la littérature mondiale, Bulletin des Amis d’André Gide, n°112, octobre 1996, p. 363-378.
    • Masson Pierre, Sur le Journal d’Henri Heinemann, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 549-552.
    • Morello André, Lire Bossuet au Congo. Gide à la frontière des préjugés de l’ethnologie, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 177/178, janvier-avril 2012, p. 87-98.
    • Robert Pierre-Edmond, The Novelist as Reporter : Travelogs of French Writers of the 1920’s through the 1940’s, from André Gide’s Congo to Simone de Beauvoir’s America, Revue des sciences humaines, mars 2004, p. 375‑387 [partiellement consacré à Gide].
    • Savage Brosman Catharine, Madeleine Gide in Algeria, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 543-548.
    • Steel David, Coïncidences africaines. La Belle Saison des Thibault et le Voyage au Congo: d’un film à l’autre, Bulletin des Amis d’André Gide, n°94, avril 1992, p. 143-149.
    • Van Tuyl Jocelyn, “Un effroyable consommateur de vies humaines”. Témoignages littéraires sur la préhistoire du sida, Bulletin des Amis d’André Gide, n° 160, octobre 2008, p. 509-542.
    • Putnam Walter, Gide et le spectacle colonial, Bulletin des Amis d’André Gide, n°131-132, juillet-octobre 2001, p. 495-511.
    • Putnam Walter, Dindiki, ma plus originale silhouette, Bulletin des Amis d’André Gide, n°199/200, automne 2018, p. 111-130.
    • Wynchank Anny, Fantasmes et fantômes, Bulletin des Amis d’André Gide, janvier 1994, p. 87-99.
Thèses et mémoires
    • Ata Jean-Marie, Vision de l’Afrique noire dans l’imaginaire romanesque de Louis Ferdinand Céline et André Gide : approche comparatiste de « Voyage au bout de la nuit » et « Voyage au Congo », thèse de littérature française soutenue en 1986 à l’Université Paris-Sorbonne sous la direction de Jeanne-Lydie Goré [partiellement consacrée à Gide].
    • Coquart Véronique, André Gide et la colonisation française en Afrique noire, d’après « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », mémoire de maîtrise d’histoire soutenu en 1998 à l’Université de Lille III sous la direction de Jean Martin.
    • Durosay Daniel, Attitudes politiques et productions littéraires, thèse de littérature française soutenue en 1981 à l’Université Paris Nanterre sous la direction de Marie-Claire Bancquart [partiellement consacrée à Gide].
    • Ferreri Serge, Étude sur le journal de Voyage : Gide, « Voyage au Congo » et « Retour du Tchad », Leiris « L’Afrique fantôme », thèse de littérature française soutenue en 1982 à l’Université Paris VII sous la direction de Michèle Duchet [partiellement consacrée à Gide].
    • Tétani Jacques, La Vision du Congo colonial dans « Voyage au Congo » d’André Gide et « Tarentelle noire et diable blanc » de Sylvain Bemba, mémoire de maîtrise de lettres soutenu en 1982 à l’Université de Limoges [partiellement consacré à Gide].

 


S’engager, se rengager ?

IONATOU, Angelikí, dite Angélique Ionatos (1954-2021)

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Angeliki IONATOU, mieux connue sous le nom de scène d’Angélique Ionatos, s’en est allée dans l’indifférence la plus totale. Elle naît à Athènes en 1954. En 1969, elle a quinze ans lorsque sa famille fuit la dictature des Colonels, alors au pouvoir en Grèce, pour s’établir en Belgique, puis en France. Guitariste, compositrice et interprète, elle enregistre avec son frère Photis un premier album Résurrection, paru en 1972, désigné Grand Prix du disque par l’Académie Charles-Cros.

Ses compositions, chantées en grec ou en français dans un esprit traditionnel, s’inspirent de la poésie et ont pour principaux thèmes l’amour, la mort et la mer (Méditerranée). À chaque album correspond un spectacle et des musiciens différents selon l’oeuvre ou le thème. Pour la cantate Marie des Brumes (1984) et les recueils Le Monogramme (1988) et Parole de Juillet (1996), elle met en musique les poèmes du Prix Nobel de littérature Odysséas Élytis.

En 1989, Angélique Ionatos s’associe avec le Théâtre de Sartrouville pour l’élaboration de ses spectacles, créés jusqu’en 2000 en coproduction avec le Théâtre de la Ville à Paris, puis en tournée sur les scènes françaises et européennes. L’album Sappho de Mytilène (1991), réalisé avec la chanteuse Nena Venetsanou, est consacré aux vers de la poétesse de l’Antiquité grecque (VIIème siècle avant Jésus-Christ). L’Académie Charles-Cros couronne pour la seconde fois l’artiste.

Après la parution d’Ô Erotas, en 1992, la musicienne pose sa voix grave sur une partition inédite du compositeur Mikis Theodorakis, Mia Thalassa, dédiée à la mer et publiée en 1995. L’année 1997 voit la création de l’opéra pour la jeunesse La Statue merveilleuse, d’après Oscar Wilde. En 2000 suit l’album D’un Bleu Très Noir, et trois ans plus tard, la mise en musique de pages du journal de Frida Kahlo pour le spectacle Alas Pa’Volar (Des ailes pour voler), qui donne lieu à un enregistrement.

Angélique Ionatos poursuit son chemin singulier par le spectacle Athènes-Paris, créé en 2005 au Théâtre du Châtelet, puis l’album hispanique Eros y Muerte (2007), sur des poèmes de l’écrivain chilien Pablo Neruda. Elle se produit ensuite avec la chanteuse et guitariste Katerina Fotinaki, qui l’accompagne sur l’album Comme Un Jardin Dans la Nuit, paru en 2009. En 2013, son spectacle Et les rêves prendront leur revanche est présenté au festival d’Avignon. D’un projet à l’autre, l’artiste présente son tour de chant Anatoli et la pièce de Jean-Pierre Siméon Stabat Mater furiosa, puis enregistre l’album Reste la Lumière, paru en 2015.” [d’après P.L. Coudray]


“Il est des pays dont l’histoire dramatique donne naissance à des exilés magnifiques. C’est le cas de la Grèce, où naît, en 1954, Angelikí Ionátou, plus connue sous son nom francophone, Angélique Ionatos. Car si elle a chanté et mis en musique les plus fines lettres grecques, dont les mots du prix Nobel de littérature Odysseas Elytis, c’est bien en Belgique et surtout en France qu’elle sera surtout connue. Et c’est aux Lilas, en Seine-Saint-Denis, qu’elle s’est éteinte mercredi 7 juillet, quelques jours après avoir fêté son 67e anniversaire. 

Le succès, Angélique Ionatos le rencontre rapidement. Née à Athènes, elle a 15 ans lorsqu’elle arrive à Liège, en Belgique, fuyant avec sa mère la dictature des colonels, et tout juste 18 ans à la sortie de son premier disque, Résurrection, qui remporte le prix de l’Académie Charles-Cros. Deux autres prix de la prestigieuse académie ponctueront une riche discographie, comportant une vingtaine d’enregistrements. Le dernier en date, Reste la lumière, est paru en 2015. 

Avec d’autres artistes comme Mikis Theodorakis, dont la rencontre fut déterminante pour sa carrière musicale, Angélique Ionatos fut une étoile de la diaspora grecque en France, contribuant inlassablement à la connaissance de sa culture. “Je compose très rarement en mode majeur, se confiait-elle, dans “A voix nue” sur France Culture. J’ai une tendance à aller vers le côté… je ne dirais pas triste, parce que pour moi la tristesse est un peu fade, mais vers quelque chose qui a toujours un aspect tragique.”  [d’après FRANCEMUSIQUE.FR]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © francemusique.fr


CAMUS : Ce que je sais de la morale, c’est au football que je le dois (1953)

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Albert CAMUS (1913-1960), l’écrivain, le journaliste et le philosophe, jouait au Racing Universitaire Algérois (RUA) en 1929, après avoir été le gardien de but l’AS Monpensier. De ces années-là, Camus gardera en lui un rêve fracassé : en 1930, on diagnostique sa tuberculose ; il a 17 ans, il comprend qu’il ne sera jamais professionnel. Jamais. En 1940, il retire ses crampons pour toujours.

Mais Camus restera passionné de foot toute sa vie. Avec l’argent du prix Nobel de littérature [à lire : le Discours de Suède prononcé à cette occasion], il achète une maison, à Lourmarin dans le Lubéron. Tous les dimanches, il est au bord du terrain local, regardant les enfants jouer contre le village voisin. Il paie leur maillot. Il supporte le Racing club de Paris. Pourquoi ? Parce qu’il ont le même maillot que le Racing algérois.

Mais surtout il écrit : “Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier.” Le foot, c’est aussi l’attachement au milieu populaire dont on est issu… ou pas. Mais quand on en vient, en comprend mieux, on ressent plus.

Camus avait été gardien de but parce que c’était la place où l’on usait le moins ses chaussures. Orphelin de père et fils de pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de trop courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère violente inspectait ses semelles et lui flanquait une raclée si elles étaient abîmées. Pendant que sa mère, femme de ménage mutique, restait dans un coin, à jamais emmurée dans son silence.

Mais Camus aimait le foot au point de travailler plus dur à l’école dans l’espoir vain que sa grand-mère maltraitante lui pardonne ses chaussures détruites. Devenu écrivain, il racontera parfois, rarement, sa fascination pour un sport où la correction et la violence sont en équilibre précaire, où on rend les coups que l’on prend “sans tricher” (sic) où il faut apprendre à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, où la joie de vaincre et les larmes de la défaite se ressentent et se ressemblent, après l’effort, dans la même ivresse de vivre.”

  • D’après : Entretiens avec Camus dans le Bulletin du RUA le 15 avril 1953 et dans France-Football du 17 décembre 1957. Texte déniché par Jean-Paul Mahoux.

Let’s play fair…

CHENG : textes

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“S’il a d’abord été connu du public français par ses ouvrages sur la pensée, l’esthétique et la calligraphie chinoises, ses méditations et ses romans, François CHENG a commencé par publier des poèmes et la poésie n’a cessé d’être l’alpha et l’oméga de son œuvre. Le succès éditorial exceptionnel de ses deux derniers recueils (La vraie gloire est ici et Enfin le royaume) s’explique assurément par l’évidence de leur lyrisme généreux, l’élan et la limpidité de l’écriture, son chant profond qui donne accès à une haute spiritualité imprégnée du taoïsme et cependant proche du cœur et des préoccupations de tout un chacun.

Car vivre
C’est savoir que tout instant de vie est rayon d’or
Sur une mer de ténèbres, c’est savoir dire merci

Ces vers par exemple qui expriment un optimisme foncier et lucide résument parfaitement une position existentielle qui apparaît comme un point d’appui pour la conscience occidentale égarée par ses doutes.” [d’après GALLIMARD.FR]

La rhétorique chinoise conçoit le quatrain comme une dramaturgie à quatre temps : le premier vers qui est l’exorde, le deuxième vers qui est le développement, le 3ème vers qui doit marquer un tournant ascendant et le quatrième vers qui doit aboutir à une perspective ouverte.” (François Cheng)


Consens à la brisure
C’est là que germera
Ton trop-plein de crève-cœur
Que passera un jour
A ton insu la brise.

Nous ne te suivrons pas jusqu’au bout, ô chemin !
Le soir nous tient auprès du feu couleur de vigne.
L’horizon des oiseaux migrateurs est trop loin,
Vers l’ouest nous irons, où un lac a fait signe.

 

A l’apogée de l’été
Revient ce qui a été :
Tous les fruits hauts suspendus,
Toute la soif étanchée

 

Nous avons bu tant de rosées
En échange de notre sang
Que la terre cent fois brulée
Nous sait bon gré d’être vivants

in Enfin le royaume (2018)


Grâce à la beauté, le monde n’est nullement un espace neutre, insipide et insignifiant ; l’existence humaine, non plus, n’est nullement un séjour aveugle, sans but ni visée, fermée au devenir et à la possibilité de dépassement. Au contraire, le monde est plein d’attraits et d’appels, plein de signes et de sens. Et notre existence, elle aussi, est chargée de désirs et d’élans, elle va dans un sens et elle a un sens. Déjà en nous-mêmes nous poussons dans un sens, c’est-à-dire, comme je l’ai dit tout à l’heure, nous tendons vers la plénitude de notre présence au monde, à l’instar d’une fleur ou d’un arbre. Et de plus, nous tendons vers d’autres présences de beauté, vers une chance d’ouverture et d’élévation. C’est bien grâce à la beauté qu’en dépit de nos conditions tragiques nous nous attachons à la vie.
Tant qu’il y aura une aurore qui annonce le jour, un oiseau qui se gonfle de chant, une fleur qui embaume l’air, un visage qui nous émeut, une main qui esquisse un geste de tendresse, nous nous attarderons sur cette terre si souvent dévastée.

Œil ouvert et cœur battant :
Comment envisager et dévisager la beauté (2011)


Lire pour dire…

MANDRYKA, Nikita (1940-2021)

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“Ce dessinateur qui s’est aussi fait appeler Kalkus à ses débuts s’est éteint dans la nuit de dimanche à lundi à son domicile de Genève (Suisse), a indiqué à l’AFP l’éditeur de ses derniers ouvrages, Alain Beaulet. Il avait reçu le Grand Prix de la Ville d’Angoulême en 1994 et le Prix du patrimoine du Festival d’Angoulême en 2005 pour son personnage du Concombre masqué, légume un peu dingue et philosophe.

Petit-fils d’un officier supérieur de la Marine russe chassé en Afrique du Nord par la Révolution de 1917, Nikita MANDRYKA était né à Bizerte en Tunisie le 20 octobre 1940. Sa vocation lui vient de la découverte de Spirou dans son enfance. Les soubresauts de l’Histoire font atterrir sa famille au Maroc puis à Lons-le-Saunier. Il montera à Paris pour étudier le cinéma à l’Idhec, mais optera finalement pour la BD.

Avec un papier, un crayon, et un pinceau, on fait soi-même son cinéma

 disait-il, cité par les éditions Dargaud.

Le Concombre naît en 1967 dans le magazine Vaillant. Ce personnage habite un désert du bout du monde, regarde “la télédérision” et s’exclame “Bretzel liquide!”, son expression favorite, dès que les choses partent de travers, c’est-à-dire tout le temps.

Après avoir quitté cette revue et collaboré avec Vaillant, cet avant-gardiste fonde, en 1972, L’Echo des savanes avec Claire Bretécher et Marcel Gotlib. Il en part pour devenir rédacteur en chef de Charlie Mensuel en 1982, puis de Pilote en 1983. Le Concombre masqué revient en album chez Dupuis dans les années 1990. En 1998, Mandryka devient l’un des pionniers de la BD sur internet, publiant des planches sur son propre site.” [d’après RTBF.BE]

Nikita Mandryka © Jean-Patrick Di Silvestro

Nikita Mandryka signe une nouvelle histoire de son héros le Concombre masqué dans un petit album qui offre la vision du monde de son auteur, toujours avec humour mais engagé depuis toujours à contester ce qu’il dénonce comme un monde du travail obligatoire…

“Le dessinateur Nikita Mandryka est mort à l’âge de 80 ans, ce lundi 14 juin 2021. Il était le créateur du personnage comique Le Concombre masqué, mais il avait également cofondé “L’Echo des savanes” avec Claire Bretécher et Marcel Gotlib. Il était en 2017 l’invité de Tewfik Hakem à l’occasion de la sortie de son dernier album. Nikita Mandryka, auteur de BD, pour “Conc et Chou : Lanceurs d’alerte !”, aux éditions Alain Beaulet.

“Dans ce dernier album, je parle notamment de la vision du monde actuel que je vois, un monde du travail obligatoire : on formate les esprits depuis l’école pour qu’ils deviennent des travailleurs-consommateurs et c’est l’idéal du monde qu’on leur donne.”

 

Au départ, mon trait vient de la copie des BDs que je lisais : Spirou en 1947, les dessins de Franquin qui ont un certain style, des courbes, des pleins et des déliés, ensuite j’ai été très intéressé par le trait du dessin-dessiné puis le trait de Walt Kelly dans Pogo qui me semble le plus simple et le plus vivant.

 

Avant mai 68, j’étais déjà dans mai 68, j’ai une vision du monde totalement différente de la vision commune qui est fabriquée par les médias, l’école, les spécialistes, les gens qui vous disent comment est le monde, cette vision-là pour moi n’est pas le réel, c’est une réalité fabriquée, une hallucination collective, je n’y crois pas du tout… Ce que j’essaye de faire c’est montrer ma vision.”

[d’après FRANCECULTURE.FR

  • image en tête de l’article : couverture de la bande dessinée “Les aventures potagères du concombre masqué“, de Mandryka © lesinrocks.com

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © lesinrocks.com ; Jean-Patrick Di Silvestro 


Plus de bandes dessinées…

 

SOKAL, Benoît (1954-2021)

Temps de lecture : 4 minutes >

“Né le 28 juin 1954 à Bruxelles, fils d’un médecin et d’une orthodontiste, le jeune Sokal entre à l’Institut Saint-Luc, et suit les cours de Claude Renard, en compagnie de François Schuiten. La bande dessinée belge est en pleine ébullition. C’est dans ce bouillonnement créatif que s’inscrit Sokal, qui publie ses premiers travaux dans la fameuse revue Le 9ème rêve.

Puis vient le temps de la création de la revue (À Suivre). En 1978, les Éditions Casterman lancent ce mensuel avec l’espoir qu’il fasse bouger les lignes et devienne une sorte de “Gallimard de la BD”. Didier Platteau et Jean-Paul Mougin s’appuient sur des valeurs montantes tels Jacques TardiHugo PrattDidier Comès, François Schuiten… et Benoît Sokal qui crée le personnage de l’inspecteur Canardo.

Un triple mélange qui fait des étincelles

Ce “Philip Marlowe palmipède” rend à la fois hommage au roman noir américain, de Dashiell Hammett à Raymond Chandler des années 1930-1940, en passant par Mickey Spillane et son Mike Hammer. Mais il s’inspire également de l’inspecteur Columbo, tout en empruntant son aspect visuel à Donald Duck. Ce triple mélange fait des étincelles. Dans la grande tradition des dessinateurs animaliers, Sokal crée un personnage au trench-coat usé (et taché), arborant une éternelle cigarette au coin du bec, des gants blancs comme ceux de Mickey, et une bouteille de whisky toujours à disposition dans l’une des poches de son imper mastic pas très frais… On le voit souvent dégainer son calibre 38, arme fétiche des privés.

Canardo traîne sa mélancolie désabusée, son regard fatigué et son flair de détective revenu de tout dans les endroits les plus mal famés de la terre. Ses enquêtes aboutissent souvent dans des milieux interlopes où Sokal imagine des adversaires tels que Raspoutine, un gros chat despote russe en exil qui devient son pire ennemi (une référence explicite au mauvais génie, et néanmoins ami, de Corto Maltese), ou encore un ours noir nommé Bronx à la rage meurtrière.

Passionné par les nouvelles technologies

Canardo va être amené, durant les 25 albums que compte la série, à visiter quelques pays fictifs, tels que le Belgambourg, une micro-monarchie européenne qui rappelle la Belgique et le Luxembourg. Ou encore une ancienne colonie africaine du Belgambourg appelée le Koudouland. Sans oublier l’Amerzone, pays tropical d’Amérique du Sud. Justement, c’est en 1986 que la carrière de Benoît Sokal commence à changer de cap.

L’auteur aurait souhaité faire L’Amerzone comme un album indépendant. Mais le rédacteur en chef d’(À Suivre) ne l’entend pas de cette oreille. Sokal l’intègre aux aventures de Canardo, mais prend conscience qu’il s’est laissé enfermer dans le genre très codé de la BD animalière. Il commence par s’en évader avec l’album Sanguine (1987) conçu avec le chorégraphe Alain Populaire. Puis ce sera Silence, on tue ! avec l’écrivain François Rivière en 1991, suivi du très beau Le Vieil Homme qui n’écrivait plus, en 1996, basé sur les histoires familiales racontées par son grand-père ayant participé à la guerre de 14-18.

Entre-temps, Sokal se passionne pour l’émergence des nouvelles technologies. Dans le sillage du jeu vidéo Myst, sorti en 1993, il conçoit lui-même L’Amerzone : Le Testament de l’explorateur, un jeu vidéo multimédia (chez Microïds-Casterman) innovant, présenté à Los Angeles, et qui reçoit un accueil public et critique très encourageant, générant des ventes à plus d’un million d’exemplaires. En 2002, sort dans la foulée un deuxième jeu-univers intitulé Syberia.

L’autre grand projet sur lequel travaillait Benoît Sokal avec son ami de toujours François Schuiten était Aquarica, destiné d’abord au cinéma. Finalement, voyant que l’histoire originelle actuellement en préproduction au Canada sous la houlette de Martin Villeneuve (le frère de Denis Villeneuve) s’éternisait, Sokal et Schuiten en ont fait un superbe album de BD sorti en 2017 aux Éditions Rue de Sèvres.” [d’après LEFIGARO.FR]

“Syberia” © Sokal / Microïds
De la BD au jeu vidéo…

“Sokal, qui n’est pas forcément gamer, aide néanmoins son fils à avancer sur sa Megadrive de Sega, et commence à élaborer les visualisations de L’Amerzone. Casterman, se trouvant en pleine tourmente financière au début des années 2000 (elle sera bientôt absorbée par Flammarion puis par Rizzoli avant de finir sa course chez Gallimard), vend le projet à la société Microfollies, elle-même reprise par Microïds.

En dépit de tous ces aléas, le jeu est présenté à Los Angeles et obtient un succès inespéré : il se vend à près d’un million d’exemplaires, rien à voir avec les ventes de la bande dessinée ! Le jeu récolte une multitude de prix à travers le monde et Sokal devient pendant quatre ans directeur artistique de Microïds, faisant l’aller-retour en permanence entre la France et le Canada.

Dans la foulée, Microïds publie Syberia en 2002 aux scores comparables, puis Syberia II, avant que Sokal ne fonde avec des anciens de Microïds et Casterman, la société White Birds qui produit ses jeux L’Ile noyée (2007) et Paradise (2008) mais aussi des jeux interactifs de la série pour enfants Martine chez Casterman (2006-2007), de même que le jeu Nikopol : La Foire aux Immortels, avec Enki Bilal (2008), puis L’Héritage secret : Les Aventures de Kate Brooks (2011), toujours dans le registre Point & Click, de même que divers jeux pour smartphones dont Last King of Afrika (2009-2010).” [lire l’article complet sur ACTUABD.COM

  • image en tête de l’article : Benoît Sokal © Le Goff / Andia.fr

BRUXELLES : Le corbeau et le renard (en brusseleir)

Temps de lecture : 3 minutes >

La question linguistique prend parfois des tournures jubilatoires qui ne serviront pas, cette fois, les effets de manche de politiciens en mal d’auditoire. Ainsi les différentes versions de la fable de Jean de la Fontaine (1621-1695), Le corbeau et le renard (1668), en version brusseleir : chaque Bruxellois qui se respecte a sa version ou, plutôt, celle de son quartier ou de sa commune. Qui récite la vraie fable du Toffe knul et du renard ? Où est l’authenticité ici ? Peut-être encore dans le plaisir d’en débattre…

Le journaliste Daniel Couvreur, dans Le Soir (13 juin 1992) contribue à l’étude de la question : “Tenè-tenè, ce stouffer de Tichke se prend pour Esope et trempe sa plume en stoumelinks dans la Fontaine. Un chinûse stüet de 40 fables. Depuis qu’il est chargé de cours à l’Académie du brusselse sproek, Tichke tient le dikke nèk. C’est devenu un èkte littereir. Après son lexique, ses gauloiseries, sa grammaire, ses dialogues et son dictionnaire, il a pondu un stoemp de fables à faire rougir Manneken-Pis. Jean de Lafontaine en brusseleir, les collectionneurs le cherchaient vainement chez un voddemann au Vieux marché, le dimanche matin. Et encore, te faut pas jouer avec les ballekes de Tichke, pasque ces klüterae n’étaient pas de l’otentique. Tich-ke vous le dira, mènneke ! Tous ces vieux boukskes, c’était du wallon et du bruxellois au mixer. Du petit nègre quoi ! Il était temps de rectifier la vérité et d’arrêter de broubeler. Le parler bruxellois, Monsieur, ça ne se frouchel pas. On ne fait pas du kipkap avec une langue indigène. “Indogène”, précise Louise, la tendre pauske de Tichke. C’est une langue indogène pure…

Un fidèle de wallonica, Bruxellois d’adoption, nous transmet la version suivante :

Maître corbeau sur un arbre perché
Tenait dans son bec un ettekeis
Maître renard dei da geroeken aa
Kwam afgeluupe op zen puute en zaa:
A bonjour monsieur le corbeau
Comme tu es joli, comme tu es beau.
Regardez-moi ce plumage non d’un milliard
T’es precees ne panache van ne corbillard
Et quelles couleurs, o la la!
Da komt zeiker ooit de Sarma !
Le corbeau en entendant cela
Devint tout à fait gaga.
Et prenant pour sinceres les belles paroles
On voyait son nez begost te krolle
En hij mokt hem nen dikke nek
Comme s’il avait bouffé un kilo de spek
Ne nek si gros, sacrebleu,
Que son col cassait presque en deux!
Le renard voyant ce ballekeskop
Gaf hem nog mier zakken op.
Sans mentir, si ta voix ressemble a ton veston
Je voudrais entendre une petite audition.
Et croyez-moi, je dis pas ça pour rire,
Tu ferais mieux de chanter le pays du sourire.
Le corbeau ouvrit son bec grand ouvert
Et evidemment son ettekeis tomba par terre.
Le renard pakte hem seffens in zijn puutte
En sloeg hem in zijn kluute
Appreneer, onnuusele snul,
Que les flatteurs sont juste bons
Vou heule smool te vulle.
Le corbeau jura, mais un peu trop tard,
Na edde ma nemie senne kastar
Als ge aven ettekeis wilt havan,
Wel dan moede ave smool toe have.

Anonyme

Une autre version fait foi, en l’occurrence celle de Virgile, un collaborateur du magazine Pourquoi Pas ? Virgile au service de La Fontaine, on a vu pire : “Les anciens s’en souviendront avec émotion et nostalgie […] Un pei digne de Toone, la célébrité en moins. Car qui se souvient encore de Léon Crabbé (1891-1970) ? Si Léon Crabbé ne dit rien, son pseudonyme, Virgile, éveille déjà un lointain souvenir. Avec les Éditions Racine, George Lebouc, grand spécialiste du parler bruxellois, a fait sortir Virgile du purgatoire en publiant successivement ses “Fables complètes” (2001), ses “Dialogues de la semaine” (2002-2003) et ses “Parodies” (2004) et son théâtre : “Le Cidke“, “Horaceke“, “Carmenneke“, “Boubourochke” et “Cyranotje de Bergerakske“.” [d’après LALIBRE.BE]

Impossible de ne pas partager ladite fabulette racontée par un autre pei de là-bas, dis. J’ai nommé Eddy Merckx :

Reste que, pour la comparaison, la fable originale de Jean de la Fontaine est toujours la bienvenue. La voici :

Maître Corbeau, sur un arbre perché,
Tenait en son bec un fromage.
Maître Renard, par l’odeur alléché,
Lui tint à peu près ce langage :
Et bonjour, Monsieur du Corbeau,
Que vous êtes joli ! que vous me semblez beau !
Sans mentir, si votre ramage
Se rapporte à votre plumage,
Vous êtes le Phénix des hôtes de ces bois.
À ces mots le Corbeau ne se sent pas de joie,
Et pour montrer sa belle voix,
Il ouvre un large bec, laisse tomber sa proie.
Le Renard s’en saisit, et dit : Mon bon Monsieur,
Apprenez que tout flatteur
Vit aux dépens de celui qui l’écoute.
Cette leçon vaut bien un fromage sans doute.
Le Corbeau honteux et confus
Jura, mais un peu tard, qu’on ne l’y prendrait plus.

Jean de la Fontaine (1668)

  • L’image en tête d’article est de Gustave Doré, qui a illustré les Fables en 1867.

Citer encore…