BOUKHENAISSI, Djabril (né en 1993)

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[LAREPUBLIQUEDELART.COM, 20 mars 2024] Encore peu connu il y a seulement quelques mois, le jeune peintre Djabril Boukhenaïssi, né en 1993, a fait une percée remarquée sur la scène artistique française : repéré chez Private Choice de Nadia Candet au moment de Paris+ et lors d’une exposition collective à la galerie Peter Kilchmann en septembre, il a été lauréat du premier Prix Art et Environnement décerné par la Fondation Lee Ufan et la maison Guerlain, qui lui a donné une résidence et lui permettra d’exposer à Arles cet été sur le thème de la nuit. En attendant, il montre ses mystérieux et évanescents tableaux à la galerie Sator, qui le représente désormais.

Depuis l’enfance, Djabril Boukhenaïssi a toujours su qu’il voulait peindre et dessiner. C’est la raison pour laquelle, aussitôt après le Bac, il a naturellement intégré les Beaux-Arts de Paris, dans l’atelier de Djamel Tatah. Mais si l’enseignement lui convient, l’environnement ne lui permet pas de s’épanouir pleinement : “Aux Beaux-Arts, je ne trouvais pas d’interlocuteurs, explique-t-il, et je n’avais pas beaucoup d’affinités avec les autres étudiants que je considérais comme des petits bourgeois qui pensaient surtout à eux et étaient peu sensibles aux problématiques sociales. Aussi ai-je complété mes études artistiques avec de la philo. Initialement, je voulais m’inscrire en biologie, car malgré mon goût pour la peinture, j’ai fait des études scientifiques et je pensais pouvoir trouver dans ce milieu le dialogue auquel j’aspirais. Mais pour des raisons d’équivalence, il m’a été plus simple de faire de la philo, qui me passionnait tout autant. Aussi me suis-je inscrit à Paris VIII, une université axée sur le marxisme, dont je me sentais proche. Mais mon cursus a été rapidement interrompu par la Covid”.

En deuxième année des Beaux-Arts, toutefois, il découvre une technique qui va prendre chez lui autant d’importance que le dessin ou la peinture : la gravure. C’est à l’occasion de l’exposition Fantastique ! L’estampe visionnaire qui se tient au Petit Palais qu’il a cette révélation. “J’ai été fasciné par toutes les possibilités qu’offrait la gravure, dit-il. Mais je n’ai pas cherché à la mêler à la peinture. Au contraire, ce qui m’intéressait était la spécificité de chaque médium. On a souvent utilisé la gravure pour des raisons commerciales, pour reproduire en plusieurs exemplaires une œuvre qui existait déjà. Or, pour moi, la gravure a une grammaire différente de la peinture, elle est souvent liée à la littérature et c’est la raison pour laquelle les premières gravures que j’ai faites ont un lien très fort avec la poésie romantique allemande que j’apprécie beaucoup.”

La littérature a d’ailleurs une place importante dans le travail de Djabril Boukhenaïssi. Comme la musique, qu’il écoute beaucoup, ou les autres arts : “C’est Jean-François Chevrier, aux Beaux-Arts, qui m’a fait comprendre cela. C’était un prof formidable et il nous apprenait à ne pas cloisonner les arts, à voir comment tel auteur ou tel compositeur traite un lien en littérature ou en musique et à voir quel équivalent on peut trouver en peinture. D’ailleurs, sous sa direction, j’ai rédigé un mémoire autour d’À Rebours de Huysmans. Dans le premier manuscrit, il y a une phrase étonnante où le protagoniste substitue Degas par Moreau dans sa collection et je voulais comprendre pourquoi il n’était pas possible pour lui d’avoir un Degas à ce moment de son existence. C’était comme une enquête policière, mais sans doute étais-je influencé par le fait que je n’aimais pas Degas.”

Dans sa peinture, le thème principal est la disparition, un terme avec lequel les gens de sa génération ont l’habitude de vivre. Les questions politiques viendront sans doute plus tard, lorsqu’il aura acquis suffisamment de maturité pour trouver le juste mode de représentation. Les images sont comme entre-deux : entre la réminiscence et l’oubli, le resurgissement et la perte, le sommeil et l’éveil. “Ce sont des souvenirs qui me reviennent et dont j’essaie de fixer les contours, dit-il, en sachant qu’ils n’ont plus de réalité et qu’ils risquent de s’évanouir définitivement. Pour cela, j’utilise une peinture très diluée, presque laiteuse, qui évoque cette disparition. Et j’y ajoute du pastel, un matériau que je trouvais plutôt kitch avant de comprendre qu’on pouvait l’utiliser autrement. En effet, je me suis rendu compte que sur la peinture à l’huile, en l’utilisant sur la tranche et non sur la pointe, cela donnait une profondeur à la toile, comme un glacis, mais poreux. Ce qui m’apportait beaucoup, car ma palette est assez restreinte, je suis assez timide avec les couleurs, plus à l’aise avec la composition. J’utilise beaucoup d’ocre et de jaune, ce qui vient sans doute du fait que pendant mes études, j’ai fait beaucoup de copies de maîtres anciens”.

Mais tout cela est en train de changer, car pour l’exposition qu’il prépare pour la Fondation Lee Ufan d’Arles, cet été, sa palette s’élargit. “L’exposition a pour thème la disparition de la nuit, explique-t-il. Elle vient du fait qu’aujourd’hui, il y a un tiers de l’humanité qui ne voit pas la nuit, en partie à cause de la pollution. Bien sûr, à la campagne, comme dans le Perche, là où je vis, on peut encore voir la nuit. Mais dans les villes ou dans de nombreux autres endroits, cela n’est plus possible et l’éclairage nocturne n’est pas innocent : soit il incite à la surconsommation, soit il permet la surveillance. Et ne plus voir la nuit, ne plus pouvoir s’allonger sur l’herbe pour contempler les étoiles, par exemple, c’est perdre la notion de l’humilité, ne pas savoir ce qui est infiniment grand et infiniment petit, oublier l’humain. D’où ma volonté de travailler sur ce thème et pour le faire, j’ai choisi le violet qui sera au centre de toute cette nouvelle série de tableaux et qui symbolisera la nuit”.

Pour l’heure, l’exposition qu’il présente à la galerie Sator s’intitule Phalène. Elle a pour source un week-end que l’artiste a passé avec quelques amis chez lui, à la campagne, et au cours duquel ils voulaient évoquer la question de la disparition à partir des Vagues, le roman de Virginia Woolf. Un soir, une phalène d’une taille inhabituelle a tapé sur une vitre et le lendemain, un de ses amis lui a dit que le roman aurait pu s’appeler “Phalène”, car il était très imprégné par une scène que la sœur de Virginia Woolf, Vanessa Bell, lui avait rapporté dans une lettre et au cours de laquelle un même évènement se serait produit. “J’ai donc décidé de construire toute l’exposition autour de cette anecdote et avec Vincent Sator, on a décidé de faire un accrochage qui raconte un peu cette histoire”. On y voit donc une très grande phalène qui tape dans une porte, une jeune femme allongée dans une chaise longue, sa fille de sept ans qui tient la phalène entre ses mains, des phalènes aux motifs différents. On y voit, ou plutôt on y devine, car les toiles de Djabril Bekhenaïssi ne donnent jamais d’informations précises. Elles suggèrent un temps qui est, ou qui aurait pu être, et qui est comme le souvenir, une bulle qui gonfle avant d’éclater.

Patrick Scemama


Boukenaïssi, “Grand Paon” (2024) © Amélie Blanc

[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 22 juillet 2024]

“J’ai trente ans, j’appartiens à une génération qui a vécu toute son existence avec, en bruit de fond, le mot « disparition ». Déjà petit, on me parlait de la disparition des emplois, par exemple, de la disparition de la neige, de celle des espèces”. Ces mots sont ceux de  Boukhenaïssi, jeune plasticien diplômé des Beaux-arts de Paris (…).

La sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit

Une série étroitement liée au problème de la pollution lumineuse, de la disparition de l’environnement nocturne du fait de l’éclairage public omniprésent, et de ses conséquences et implications sur le vivant. Saviez-vous que la lumière électrique est la seconde cause de mortalité des insectes après les pesticides ? Que l’éclairage public n’a cessé de progresser de 1960 à aujourd’hui ? On dénombre, aujourd’hui, 11 millions de points lumineux, soit une augmentation de 89% depuis les années 1960.

Grand lecteur, l’artiste puise d’abord son inspiration dans la littérature, dans des écrits de Novalis, éminent représentant du premier romantisme allemand. Dans ses Hymnes à la nuit notamment qui évoquent la sainte, l’ineffable, la mystérieuse nuit” – et dans d’autres écrits, ceux de Rilke dont Le poème à la nuit et de Georges Didi Huberman. Il s’est imprégné aussi de ses déambulations nocturnes dans la ville d’Arles et aux Alyscamps.

Disparition symbolique

Les œuvres de son exposition À ténèbres – une expression ancienne qui signifie à la nuit tombée” – constituée de peintures, de dessins et de gravures – des eaux-fortes et des aquatintes, rehaussées à la pointe sèche – évoquent toutes l’impact de la disparition de la nuit sur l’imaginaire. Une disparition métaphorique et symbolique. Il s’intéresse à la tension entre la disparition de notre environnement nocturne, des constellations notamment, et la disparition de la nuit comme objet allégorique. Que restera- t-il de nos rêves sous une voûte céleste privée d’étoiles ? Privée de ces étoiles, sources de beauté, d’émotion et de questionnement. D’où venons-nous ? Où allons-nous ? Que savons-nous ?

La phalène symbole de la fragilité des existences

Un motif, ou plutôt un lépidoptère, est omniprésent dans cette série d’œuvres : la phalène, ce papillon de nuit aux ailes décorées qui symbolise la fugacité et la fragilité de nos existences malmenées par notre fuite en avant “croissanciste” qui détruit le vivant. Attiré par la lumière des réverbères, ce papillon de nuit meurt souvent brûlé par les éclairages publics. Les espèces, qui vivent la nuit, plus nombreuses que celles qui vivent le jour, ont une vision adaptée à la vie nocturne. L’impact de la lumière sur la biodiversité est donc redoutable.

Djabril Boukhenaïssi enduit ses toiles brutes de colle de peau de lapin, avant de réaliser ses peintures à l’huile qui sont appliquées en glacis. Il lui arrive aussi d’utiliser des pastels. Ses compositions, peuplées de phalènes, hésitent entre beige pâle et violets délavés, en laissant des parties des toiles non peintes. J’ai cherché à décrire les nuits blêmes que sont les nuits baignées de lumières électriques”, explique-t-il.

Ses œuvres puisent aussi chez Odilon Redon et chez Caspar David Friedrich. Il s’inspire notamment des strates de couleurs horizontales et superposées du Moine au bord de la mer du peintre romantique allemand. En témoigne ce pastel figurant une succession de couches horizontales bleu pâle, mauves et bleues foncé. Et cet autre pastel mangé par un ciel immense, embrasé de couleurs roses, jaunes et mauves, en suspension au-dessus d’une mer bleu pâle.

Eric Tariant


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Djabril Boukhenaïssi, Camélia (2020) © Galerie Sator ; © Amélie Blanc


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CAVAIGNAC : La franc-maçonnerie – 101 questions sans un tabou (Dervy, 2018)

Temps de lecture : 24 minutes >

[4ème de couverture] 101 questions sans un tabou. “Que désigne l’expression enfants de la veuve ?” “Pourquoi le crâne est-il un symbole en franc-maçonnerie ?” “Pourquoi les francs-maçons portent-ils des gants blancs ?” Défiez-vous sur le sens des symboles et du rituel maçonniques. Percez le mystère de leur origine et découvrez l’histoire des pratiques qui se déroulent dans le secret des Loges. Rédigé avec franchise et sans langue de bois par François Cavaignac, historien spécialiste de la franc-maçonnerie, le livret inclus dans ce jeu vous guidera vers un chemin maçonnique éclairé…


Table des matières

      1. Règle du jeu,
      2. Questions/Réponse rouges (les valeurs, l’institution),
      3. Questions/Réponse vertes (l’histoire),
      4. Questions/Réponse bleues (les symboles),
      5. Un jeu de cartes pour s’initier à la franc-maçonnerie ? Par François Cavaignac,
      6. Biographie de l’auteur,
      7. Bibliographie de l’auteur.

Règle du jeu

Un jeu conçu, écrit et réalisé par : Yasmine Bonhomme, François Cavaignac et Valeria Cassisa.

ISBN 97910 242 0252 5

Ce jeu est constitué de 101 cartes réparties en trois domaines auxquels est associée une couleur pour les différencier. Rouge : ce qui se rapporte aux valeurs, à l’institution. Vert : ce qui se rapporte à l’histoire. Bleu : ce qui se rapporte au symbole.

À partir de trois joueurs : chaque participant prend trois cartes et les tient devant lui. Le joueur 1 lit à voix haute la question inscrite sur l’une des trois cartes de son choix.
Cas A : si personne ne sait répondre, la carte est considérée comme perdue. Elle est donc mise de côté et formera un tas avec les cartes perdues à venir. Le joueur 1 reprend une carte pour avoir toujours trois cartes en main, et c’est au tour du joueur suivant de poser une question.
Cas B: le joueur qui répond en premier correctement à la question posée remporte la carte qu’il dépose à côté de lui. Le joueur 1 lit alors une deuxième question à laquelle seul le joueur qui a bien répondu est autorisé à répondre. Si celui-ci ne sait pas répondre, voir cas A (le joueur 1 devra reprendre deux cartes pour avoir trois cartes en main).
Si la réponse du joueur interrogé est bonne, celui-ci remporte la carte et le joueur 1 lui lit la troisième et dernière question. Si sa réponse est juste, il récupère la carte. Le joueur 7, qui n’a plus de carte en main, reprend trois cartes. Et c’est au tour du joueur suivant de poser les questions.

Deux joueurs : le joueur 1 lit la question au joueur 2.
Cas A : si le joueur 2 ne sait pas répondre, la carte est considérée comme perdue. Elle est mise de côté et formera un tas avec les cartes perdues à venir. Le joueur 1 reprend une carte pour avoir toujours trois cartes en main, et c’est au tour du joueur 2 de poser les questions.
Cas B : si le joueur 2 donne la bonne réponse, il remporte la carte qu’il dépose à côté de lui. Le joueur 1 lui pose une deuxième question. Si le joueur 2 ne sait pas répondre, voir cas A (le joueur 1 devra reprendre deux cartes pour avoir trois cartes en main). Si le joueur 2 répond correctement, il prend la carte et le joueur 1 lui pose la dernière question. Si le joueur 2 sait répondre, il prend la troisième carte. Le joueur 1, qui n’a plus de carte en main, tire trois nouvelles cartes. Puis c’est au tour du joueur 2 de poser les questions suivant le même principe.
Les cartes comportent un nombre de points allant de l à 3 en fonction du degré de difficulté de la question. C’est le joueur qui a le plus de points à la fin du jeu qui a gagné.

Nous avons reproduit les différentes cartes dans wallonica.org :

Un jeu de cartes pour s’initier à la franc-maçonnerie

par François Cavaignac

Le jeu est dans la nature humaine ; l’historien néerlandais Johan Huizinga (1872-1945) en a fait l’un des critères anthropologiques de la culture (Homo ludens, 1938) et l’écrivain français Roger Caillois (1913-1978) en a rappelé l’importance sociale dans Les Jeux et les Hommes (1957). La tension, la joie et l’incertitude sont-elles liées à l’instinct de compétition qui anime la plupart des enfants et des hommes dans leurs jeux ? Faut-il voir dans le jeu un lien ontologique avec le sacré ? Autant de questions – parmi d’autres – qui animent de nombreux psychologues, sociologues et historiens des Games Studies à la recherche d’une explication globale du phénomène.

Si le jeu semble immémorial, le jeu de cartes est attesté en Chine à partir du VIIème siècle. Il a connu un développement considérable et universel, toutes les cultures semblant l’avoir pratiqué. Exemple type du jeu de société, le jeu de cartes est très lié au contexte social et historique dans lequel il s’inscrit : sa graphie est souvent le reflet des structures collectives, politiques ou idéologiques. Le standard mondial du jeu de cartes est de 52 cartes.

Il ne faut pas s’étonner que la franc-maçonnerie, institution éminemment sociale car porteuse de tolérance et de fraternité, fasse l’objet depuis quelques temps d’une approche ludique sous plusieurs formes : cartes, jeu de l’oie, quizz, énigmes, Trivial Pursuit, etc. Pour ce qui concerne ce jeu, notre utilisation d’un système de cartes répond aux objectifs classiques de facilité, de compétition et de valorisation par points pour chaque joueur, clairement définis dans un règlement.

L’idée est également pédagogique : dans un monde ouvert et connecté, dominé par les technologies de la vitesse et du virtuel, pourquoi ne pas se servir des outils les plus simples pour mieux faire connaître une société décriée depuis sa création moderne (fin du XVIIème siècle) ? Les maçons éclairés ont conscience de cette nécessaire ouverture au monde.

Nous avons donc choisi 101 cartes – plutôt que mille et une – dont les réponses sont toutes argumentées mais dont le contenu retrace les aléas et les incertitudes de l’histoire et du symbolisme, matières ne constituant guère des domaines de vérités définitives. Enfin, ce jeu s’adresse en priorité aux Apprentis, c’est-à-dire aux maçons nouvellement initiés, mais il peut également intéresser les Compagnons fraîchement montés en grade et, bien
sûr, les profanes que le sujet titille.

La franc-maçonnerie sans un tabou

Cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur,

N’imagine pas que les pages qui suivent soient l’exercice convenu d’une introduction classique ! Peut-être est-il présomptueux de l’affirmer ainsi, mais il te faut savoir, et c’est, je l’espère, l’originalité de ce texte, qu’il est le fruit de trente-huit ans d’une pratique maçonnique assidue, d’échanges, de lectures, d’études, de travaux personnels, de situations vécues, de confrontations d’idées, de fâcheries et de réconciliations, de convictions confirmées ou aménagées, de critiques adressées ou reçues qui ont souvent agacé la sensibilité. Devenir franc-maçon est un engagement : non pas un engagement indéfectible et sacralisé comme celui des ordres religieux, mais un engagement raisonné sans cesse et renouvelé à chaque tenue.

La franc-maçonnerie n’est pas une secte : elle n’implique pas de  subordination psychologique ni de changement de personnalité ; on peut la quitter sans avoir à craindre la vengeance des Frères, contrairement à ce que soutiennent encore les anti-maçons sur la base d’une interprétation littérale de rituels anciens façonnés par le romantisme. Mais elle réclame une volonté, une lucidité, une persévérance, une ouverture d’esprit qui sont continus.

Je te propose dans ces quelques pages trois perspectives, qui seront autant de parties du texte, non pas pour rester dans l’académisme du plan ternaire mais plutôt pour respecter la symbolique du grade d’Apprenti dont le chiffre spécifique est le trois.

Tu dois d’abord saisir l’exceptionnalité de cette institution : la franc-maçonnerie est unique. Je ne te cacherai pas ensuite ses faiblesses : suis mon précepte, n’idéalise jamais la franc-maçonnerie ! Enfin, j’essaierai de te montrer combien elle représente, par sa méthode et sa culture, un outil philosophique capable d’appréhender l’avenir.

LE LECTEUR.– En quoi la franc-maçonnerie est-elle aussi exceptionnelle ?

LE NARRATEUR.– Elle est d’abord et avant tout une société de pensée initiatique ; cette société repose sur une philosophie de la Raison et de la Liberté ; elle promeut des valeurs humanistes dont l’amalgame en fait une association unique.
La formulation moderne de l’histoire légendaire de la franc-maçonnerie remonte à 1723, date à laquelle un pasteur écossais, James Anderson, a publié un ouvrage intitulé Constitutions. Ce texte contient quatre parties : une Constitution, qui reprend l’histoire du métier de maçon ; des Obligations, qui comportent les principales modalités du travail des Frères ; des Règlements généraux, qui complètent les articles précédents en organisant le fonctionnement de la fédération des Loges ; enfin, on trouve plusieurs chants maçonniques. L’une des originalités de ce texte, parmi de nombreuses autres, est de considérer que la franc-maçonnerie doit devenir un “Centre d’Union” entre des hommes que rien ne prédisposait à se rencontrer : “[…] le moyen de nouer une amitié fidèle parmi des personnes qui auraient pu rester à une perpétuelle distance» (art. ler). Ces hommes – les femmes ne seront admises qu’à la fin du XIXème siècle, en France – se réunissent régulièrement pour travailler et réfléchir ensemble.

LE LECTEUR.– Mais ce n’est qu’un club à l’anglaise ?!

LE NARRATEUR. – Cela peut paraître ainsi ! Et même si cela était, quoi d’inavouable ?
En vérité, cette société de pensée obéit à des valeurs morales, nous le verrons plus loin, et permet à ses adhérents d’évoquer tous les sujets possibles à l’exception de la politique et de la religion, toujours sources de conflit.
Le Grand Orient de France s’est affranchi, en 1877, de cette double obligation, en affirmant la liberté absolue de conscience de chacun de ses membres ; cela a été un pas décisif dans la construction d’une franc-maçonnerie tournée vers la société profane.
Mais ne nous éloignons pas ! La pratique régulière des réunions maçonniques crée rapidement entre les membres des liens de camaraderie ; l’esprit de l’institution est d’accepter de se livrer devant les autres en mettant de côté les conventions sociales : une discussion maçonnique est, par principe, franche et intime. Au-delà, s’établit donc une amitié telle qu’indiquée par Anderson et se construit une fraternité. Anderson l’érige en valeur absolue: “[…] l’amour fraternel [est] le fondement et la pierre angulaire, le ciment et la gloire de cette ancienne fraternité” (Constitutions, art. VI, § 6).
Ce concept d’amour fraternel, tu t’en doutes, Lecteur, est l’objet de multiples interprétations philosophiques et morales dans la vie des Loges : il trouve à s’exprimer à l’occasion des infortunes de la vie profane des uns ou des inévitables difficultés de gestion administrative de tout groupement humain (démissions, radiations, etc.). Mais il constitue la quintessence et l’idéal même de l’Ordre. À la fin de chaque tenue une chaîne d’union, où les frères et soeurs se tiennent par la main, rappelle l’importance de l’amour fraternel et insiste sur “la grandeur et la beauté de ce symbole”, son sens profond étant de conserver “les uns envers les autres la plus fraternelle affection et de travailler sans relâche à réaliser la grande oeuvre de la fraternité universelle.” Sur les sceaux maçonniques, la poignée de main apparaît souvent pour représenter ce lien fraternel.
La seconde caractéristique de cette société maçonnique est d’être initiatique. Mais qu’est-ce que cela signifie ? L’initiation est un processus anthropologique classique repris par la franc-maçonnerie ; mais les sciences humaines contemporaines ont du mal à l’appréhender, c’est pour elles une énigme, tout comme d’ailleurs la franc-maçonnerie…
Pourtant, Lecteur, mon Frère, ma Soeur, comprends une chose simple : l’initiation est un fait social universel. Dans la plupart des sociétés humaines, depuis les temps les plus immémoriaux, les hommes semblent s’être livrés à des cérémonies pour honorer les dieux, les ancêtres ou la Nature. Ces cérémonies ont donné lieu à des rituels et ont été auréolés de mystère parce que le cycle mort/renaissance est systématiquement abordé, comme si les hommes étaient obsédés par cette question. Le tout enrobé du secret et de la promesse du passage dans un état censé être supérieur ! Quoi de mieux pour enflammer l’imagination dans les grands moments de la vie ? Bien sûr, les religions à mystères, orientales et gréco-latines, s’en sont emparé. Fille de la culture occidentale, la franc-maçonnerie à son tour l’a reprise pour en faire la clé de voûte de son propre mystère.

LE LECTEUR.- Mais tous les maçons sont-ils d’accord sur ce problème de l’initiation ?

LE NARRATEUR. – Oui, sur le principe, mais pas sur la définition ! Ce serait trop facile ! L’initiation donne lieu à des interprétations nombreuses, divergentes et parfois opposées ; au fond, chaque franc-maçon, selon sa conception philosophique ou son cheminement, en a une vision personnelle. On s’accorde toutefois à penser, au minimum, que c’est un long processus d’éveil à la conscience ; c’est un processus actif et personnel car c’est l’individu qui doit se réaliser pleinement par l’enseignement et la méthode qui lui sont transmis. Par l’initiation, l’homme cherche à comprendre le sens de sa condition sur terre et à bâtir une harmonie avec le monde.
Tu le vois, Lecteur, la franc-maçonnerie est intéressante : elle est une démarche individuelle mais pas solitaire car la construction de soi ne se fait pas sans les autres. D’autant que les principes philosophiques qui sous-tendent cette institution appartiennent à l’Histoire et promeuvent la Raison et la Liberté. La franc-maçonnerie est en partie issue des Lumières. Ce mouvement du XVIIIème siècle repose sur trois fondements philosophiques qu’il est indispensable de rappeler en ce début du XXIème siècle: la raison, la liberté et le progrès. La raison cherche à connaître et à comprendre le monde ; la liberté permet à l’individu d’être un sujet de droits, ce qui justifie le contrat social ; le progrès, enfin, accorde la primauté à l’esprit scientifique sur la Providence, il promeut l’esprit critique comme seul moyen d’analyse. Les philosophes rejettent ainsi toute autre autorité que la raison. N’est-ce pas extraordinaire, à notre époque post-moderne et déconstructrice, d’avoir une société de pensée qui rappelle ces évidences de l’humanisme ? Les Loges ont très vite adhéré à cette nouvelle vision du monde, même celles qui donnaient la priorité à la Tradition.

LE LECTEUR.– Les Lumières ont aussi été accusées d’être à l’origine des Révolutions qui ont détruit l’ordre ancien. Et beaucoup pensent que l’individualisme exacerbé de notre temps en provient également…

LE NARRATEUR.– On peut le soutenir, bien sûr ! Mais la franc-maçonnerie échappe à ce type de critiques car elle assigne à la raison et à la liberté un objectif clair la recherche de la vérité. J’y reviendrai plus loin.

LE LECTEUR.– Et la morale dans tout ça ?

LE NARRATEUR. – Ne sois pas trop pressé ! Ton empressement montre ton intérêt, c’est parfait ! La morale n’est pas oubliée ; elle est même omniprésente dans les Constitutions d’Anderson : “Un maçon est obligé, par son engagement, d’obéir à la loi morale“,  écrit-il d’entrée (art. 1er). S’en suivent tout au long du texte l’énonciation des vertus nécessaires : loyauté, discrétion, bonne réputation, obéissance, humilité, courtoisie, sincérité. Tous les auteurs maçons mentionnent depuis lors la morale car elle est au coeur de l’institution. Tout tourne autour de la notion de devoir, qui est devenue la clé de voûte de la philosophie morale maçonnique. Certes, il existe une subtilité quelques textes maçonniques évoquent l’étude de la morale plutôt que “l’obligation pratique de la morale”, mais ce n’est qu’une habileté formelle. Car un travail d’analyse profond et régulier, tel qu’il est demandé au franc-maçon, qui ne déboucherait pas sur une praxis ne pourrait s’expliquer que par la dissimulation et le mensonge envers soi-même. Tu le vois, cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur, il y a la lettre, et il y a l’esprit ! Je reconnaîtrais volontiers que, s’il s’arrêtait là, cet ensemble philosophique pourrait être banal, ou bancal. Heureusement, la franc-maçonnerie adogmatique y ajoute le principe d’égalité et celui, déjà énoncé, de liberté absolue de conscience.
La liberté est déjà l’une des conditions prérequises d’admission en franc-maçonnerie. Anderson précise qu’il faut être “né libre“, et la formule traditionnelle reprise par les rituels indique que le candidat doit être “libre et de bonnes moeurs” où l’on retrouve la morale… Cette faculté s’exprime en Loge par le droit de vote individuel, par la liberté de penser et de parole, par la liberté d’interprétation des symboles.
Le Grand Orient de France y a ajouté la liberté absolue de conscience : ce principe lui est consubstantiel. Tu me pardonneras de citer le texte de l’article premier de la Constitution du Grand Orient de France : “Considérant les conceptions métaphysiques comme étant du domaine exclusif de l’appréciation individuelle de ses membres, elle [la franc-maçonnerie] se refuse à toute affirmation dogmatique.” C’est exceptionnel et unique ! Quelle société de pensée en fait autant ? Cette maxime ne consiste pas à nier les croyances ; il s’agit simplement du droit pour un franc-maçon de croire ou de ne pas croire, l’obédience restant neutre vis-à-vis des convictions de ses membres.
L’adjectif “absolue” s’adresse d’abord aux athées, agnostiques et libres penseurs, la portée de ce principe ayant été surtout religieuse.
Quant à l’égalité, elle est rappelée par la Constitution du Grand Orient de France : :dans les réunions maçonniques, les francs-maçons sont placés sous le niveau de l’égalité la plus parfaite ; il n’y a pas d’autre hiérarchie que celle des offices exercés. Les rituels d’ouverture des travaux indiquent à chaque tenue qu’il faut “laisser les métaux à la porte du temple“, l’expression signifiant qu’il faut abandonner la posture profane et accepter l’égalité entre tous. Enfin, le niveau reste le symbole très présent de cette égalité maçonnique. Anderson le rappelle : “[ … ] Les maçons sont comme des Frères sous le même niveau” (art VI, § 3). Que dis-tu de tout cela, cher Lecteur ?

LE LECTEUR.– Je saisis bien la présentation qui est faite. Effectivement, elle est séduisante. Mais, excuse ma naïveté, il manque quelque chose. Ces grands principes que tu évoques avec chaleur, peut-être avec fougue, impliquent-ils des valeurs particulières ? Ou la franc-maçonnerie pratique-t-elle des valeurs communes aux sociétés humaines? Dans ce domaine, quelle est sa particularité ?

LE NARRATEUR.– Bien vu ! Tu as raison, je dois aborder cet aspect des valeurs, il est essentiel ! Trois valeurs représentent l’épine dorsale de la franc-maçonnerie : la solidarité, la tolérance et le travail. Anderson, on l’a vu, érige la fraternité en valeur absolue. Mais, cher Lecteur, mon Frère, ma Soeur, la fraternité pourrait ne rester qu’un vain mot, plus théorique que pratique. Les maçons lui ont donné une traduction concrète : la solidarité.
Cette valeur est directement issue des corporations de métiers médiévales qui mutualisèrent leurs moyens pour se prémunir contre les aléas de la vie. La pratique de la solidarité est un devoir de tout maçon non seulement envers un Frère mais aussi envers chacun. Le serment prêté par l’Apprenti lors de l’initiation est clair. “Je promets[ .. ] de mettre en pratique, en toutes circonstances, la grande loi de solidarité humaine qui est la doctrine morale de la franc-maçonnerie.”
La deuxième valeur consubstantielle à la franc-maçonnerie est la tolérance. Largement issue des Lumières – souviens-toi de Locke et de Voltaire – elle est née dans les conditions de luttes politiques et religieuses de l’Angleterre
des XVII et XVIIIèmes siècles. Elle ressort implicitement du fameux article premier des Constitutions d’Anderson : ceux qui pratiquent la maçonnerie peuvent garder leurs propres opinions du moment qu’ils sont loyaux envers les autres. Pour moi, la tolérance est inséparable de l’éthique maçonnique ; elle est une vraie pratique tant la variété des opinions est infinie. Crois-en mon expérience, elle est souvent difficile à vivre car elle a une dimension contraignante c’est une attitude positive qui permet d’admettre que l’autre dispose d’une part de vérité , mais c’est aussi un exercice de maîtrise de soi et de liberté d’être soi. Son champ d’application est infini, ce qui lui confère un caractère flou, qui se heurte à une aporie : peut-on tolérer l’intolérance ? Le franc-maçon doit réfléchir à tout.
Enfin, je ne voudrais pas oublier le travail. Toute Loge est symboliquement un chantier en activité, de nombreux symboles rappellent la nécessité permanente du travail. Lors de l’initiation, il est demandé au candidat de prendre la ferme résolution de travailler sans relâche à son perfectionnement spirituel et moral, une phrase du serment de l’Apprenti développe ce point : “Je promets de travailler avec zèle, constance et régularité à l’oeuvre de la franc-maçonnerie”. Les frères et soeurs sont qualifiés d’ouvriers et il est régulièrement rappelé la nécessité de longs et pénibles efforts car l’heure du repos n’est pas arrivée… Tu le comprends, la franc-maçonnerie estime que le travail est un devoir. Et ce principe est plus que jamais d’actualité ; par exemple, la question du revenu universel est importante : remet-elle en cause ce principe quand on pense que le travail permet à l’homme de se réaliser ?
Un ultime point dans cet ensemble de valeurs humanistes qui caractérisent la franc-maçonnerie, en particulier la franc-maçonnerie adogmatique comme celle du Grand Orient de France, c’est la laïcité. C’est l’essence même du Grand Orient Depuis la loi de 1905 qui organise la séparation de l’Église et de l’État et qui garantit la liberté de culte, elle est une construction permanente car elle touche profondément à la fois la vie personnelle et la vie en société. Cette particularité philosophique en fait une conception sociale globale qui nécessite des ajustements continuels au regard des évolutions sociétales : l’élaboration de la laïcité n’est jamais finie ! Ne pas oublier, en effet, qu’elle signifie autant la liberté d’incroyance que la liberté d’indifférence ou la possibilité de changer d’opinion. Elle conjugue la liberté de conscience, la sécularisation des institutions et l’égalité des religions via la neutralité religieuse de l’État. Elle est un principe régulateur des relations sociales démocratiques. Nous savons tous que ce principe de laïcité s’est effrité au cours du XXème siècle, nous savons tous qu’il est menacé par la réapparition du religieux et la faiblesse du politique, nous savons tous que ses enjeux actuels concernent aussi le domaine culturel et identitaire ! Raison de plus pour réaffirmer combien elle est importante devant la montée des communautarismes !

LE LECTEUR.– Devant une présentation aussi élogieuse, pourrais-tu me dire quels sont les défauts de la franc-maçonnerie ? Je ne peux imaginer, même si je suis prêt à reconnaître votre exceptionnalité, même si vous êtes censés rechercher la perfection, que vous y soyez parvenus ! Les saints eux-mêmes ont des zones d’ombre…

LE NARRATEUR.– Oh ! Comme tu as raison, cher Lecteur ! Les francs-maçons n’aiment guère aborder cet aspect de leur vie ! Je dis à tout candidat à la franc-maçonnerie, comme je le dis à tout Apprenti déjà initié, comme je te le dis à toi-même : il ne faut pas idéaliser la franc-maçonnerie ! Je ne vais rien te cacher ; ton engagement n’en sera que plus éclairé et plus solide. Les maçons sont des hommes de conviction ; la maîtrise de soi tant recherchée est un perfectionnement permanent qui n’aboutit pas à chaque coup ! Oppositions et affrontements existent : non seulement au moment des élections annuelles qui peuvent donner lieu à des rivalités de personnes, mais aussi, plus noblement, lorsqu’il s’agit de conceptions philosophiques ou sociétales. Ces crises de sensibilité n’empêchent pas la fraternité, aussi paradoxal que cela puisse te paraître. Il peut y avoir des conflits de personnes violents qui engendrent des scissions de Loges – ce que nous appelons un essaimage – et des réconciliations plusieurs années après entre les antagonistes.
La variété des caractères humains se retrouve ainsi dans nos Loges. On y discerne tous les types décrits par les moralistes et dramaturges. L’attitude la plus désagréable, et malgré tout assez répandue, est la cordonnite : ce n’est pas une maladie, encore que… Cette appellation désigne la recherche systématique d’une fonction élective. En effet, cette fonction s’accompagne, pour le frère une fois élu, de marques de respect et de reconnaissance dans les cérémonies maçonniques. Il entre solennellement dans le temple, parfois accompagné d’un rituel particulier ; il est présent à l’Orient, bien visible sur l’estrade à côté du Vénérable , il porte un cordon spécifique – ou un autre signe extérieur (rosette, cocarde ou médaille) – qui se doit d’être significatif pour cela, on y trouve des motifs symboliques brodés de fil d’or, il y a des décors satinés, des sautoirs aux couleurs vives. Bref ! Il y a parfois des relents de courtisanerie d’Ancien Régime et de mépris aristocratique en contradiction avec la simplicité et l’humilité maçonnique. Ces écarts individuels ne sont pourtant pas décisifs : l’Ordre continue d’exister grâce aux milliers de frères et de soeurs anonymes qui pratiquent du mieux qu’ils peuvent les vertus réclamées. Plus gênantes sont les faiblesses collectives. Elles concernent essentiellement l’affairisme que les anti-maçons mettent si souvent en exergue à la moindre occasion. On a souvent reproché à la franc-maçonnerie de favoriser, sous couvert de solidarité, l’affairisme de certains de ses membres ; les affaires (abus de biens sociaux, détournements de fonds, abus de confiance, trafics et fraudes) ont effectivement parfois éclaboussé la vie de l’Ordre. Dans la même perspective, on reproche aux fraternelles de favoriser cet affairisme. Les fraternelles ? Les maçons apprécient de se retrouver en dehors des Loges et des obédiences, pour se connaître et échanger. Ces regroupements, parfois informels, ou plus souvent associatifs, s’effectuent généralement selon un critère unique : il faut être domicilié dans une même ville, ou être membre d’un même corps de métier, d’une même entreprise ou d’un même ministère. Les réunions sont régulières mais sans cérémonial ni décors maçonniques : il s’agit souvent de déjeuners ou de dîners dans lesquels un frère fait un exposé ouvrant un débat. C’est vrai, la dérive peut être rapide vers la constitution d’un lobby motivé uniquement par des perspectives professionnelles ou privées, avec de dangereuses conséquences affairistes.
À la fin du XXe siècle, de nombreux scandales ont impliqués des adhérents de plusieurs obédiences françaises via des fraternelles. Je te rassure, cher Lecteur, la plupart des grandes obédiences ont pris des mesures destinées à assainir ce domaine, même si les tentatives de contrôle ou les condamnations n’altèrent pas la vigueur des fraternelles qui semblent correspondre à un vrai besoin des frères et soeurs. En réalité, personne ne peut garantir que la procédure de recrutement et l’enseignement moral diffusé en Loge empêchent des aigrefins de s’infiltrer.
Un frère qui cherche à se constituer un carnet d’adresses et un réseau de relations se trouve assez rapidement en contradiction avec l’esprit maçonnique, sauf exception il est rare que l’atmosphère de la Loge l’y encourage. La proportion d’escrocs est infime mais le scandale public est toujours dévastateur ; les obédiences prennent des mesures de suspension et d’exclusion pour remédier à la situation.

LE LECTEUR.– As-tu d’autres aspects désagréables à m’indiquer aussi franchement ?

LE NARRATEUR.– Oui, cher Lecteur, il existe également au moins deux autres sources d’inquiétude. D’abord les risques d’un “symbolisme symbolâtre” et ensuite ceux de l’élitisme.

LE LECTEUR.– Qu’entends-tu par ce redoublement barbare : “symbolisme
symbolâtre” ?

LE NARRATEUR.– C’est une invention de mon cru ! Certains auteurs ont popularisé le terme unique de “symbolâtrie.” Comme j’aime le symbolisme dans une version modérée, je préfère accoler un adjectif disqualifiant pour montrer qu’il s’agit d’une dérive ; dérive qui, hélas, prend de plus en plus d’importance… Le symbolisme dispose de deux facultés : celle de transformer un objet en signe pour exprimer un fait ou une opinion ; et celle de créer, pour appréhender ce signe, une chaîne indéfinie de correspondances qui sont autant de significations pouvant tout à la fois se conforter ou s’opposer. C’est une magnifique manifestation de l’intelligence humaine qui a été reprise par la franc-maçonnerie et dont elle est de venue la substance de la vie initiatique.
Tant qu’il s’agit de considérer le symbolisme comme un moyen, il n’y a rien à dire, mais quand il devient une fin, une fin absolue, il présente plusieurs risques que les maçons ne veulent pas prendre en compte, aveuglés qu’ils sont par ce finalisme. D’une part, le symbolisme est amené à minimiser, sinon dans certains cas, à nier la raison ; pour ce courant de pensée, le symbole dépasse en lui-même les mesures de la raison car celle-ci fragmente la richesse du symbole. Or, la franc-maçonnerie telle qu’elle est issue des Lumières est fondée sur la raison. D’autre part, quelles que soient les formules utilisées, le symbolisme recherche en réalité une transcendance, de nombreux auteurs l’admettent sans fard ; affranchi des contraintes de la raison, le symbole s’élève au-dessus de l’ordre intelligible des choses. Or, la franc-maçonnerie adogmatique accepte l’athéisme.
Enfin, se considérant comme une voie d’exploration des profondeurs de l’Être, le symbolisme promeut l’inconscient, or, l’initiation est, de l’avis de tous, une démarche d’accès à la conscience.
Pour finir ce registre délicat pour les maçons il faut évoquer la double tentation de l’élitisme et du conservatisme, souvent associés. Les francs-maçons aiment à se donner de l’importance ! Depuis qu’Anderson a décidé qu’Adam était le premier maçon ils s’imaginent bien volontiers qu’ils sont sortis de la cuisse de Jupiter… Plus sérieusement, ils sont saisis par l’idée qu’ils sont supérieurs au profane du simple fait de la pratique réflexive en Loge : celle-ci crée une distance par rapport à la vie quotidienne ou à l’événementiel et donc une certaine lucidité éclairante. C’est aussi l’une des grandes idées véhiculées par l’ésotérisme : il existe une élite spirituelle seule capable de l’approfondissement intellectuel susceptible de comprendre les vérités éternelles. Cet élitisme a également des origines historiques l’aristocratisme des Hauts Grades qui se retrouve dans le caractère monarchique de certains Rites.
Tu dois me trouver bien sévère ? Mais j’ai oublié la tentation conservatrice ! Elle est très liée à la précédente. Les raisons sont multiples : l’application d’un rituel immuable qui répète une gestuelle formelle, la mentalité née du secret protecteur vis-à-vis du monde profane, la prise en compte des opinions de chacun au nom de la tolérance, qui obère tout questionnement critique, le thème de la Tradition dans son acception la plus simple (saint Paul aux Corinthiens : transmettre ce qui a été reçu), le tribalisme obédientiel, le ronronnement dans l’environnement convenu de la Loge, voilà autant d’éléments qui confortent un traditionalisme insidieux qui s’empare du maçon à son insu. Le risque conservateur est en fait consubstantiel à la franc-maçonnerie ! Dans le monde postmoderne, le narcissisme et le repli identitaire ont touché les maçons qui y trouvent confort et conventionnalisme…

LE LECTEUR.– C’est accablant !

LE NARRATEUR.– Non ! C’est la vie de toute société humaine ! Rien de dramatique ni d’anormal. La nature humaine est ce qu’elle est ! D’autant que la franc-maçonnerie, dont j’ai d’entrée souligné l’exceptionnalité, dispose aussi d’une culture et d’une méthode qui en font une voie d’avenir indéniable.  Les maçons passent leur temps à se poser des questions, la pratique du doute étant l’une de leurs méthodes essentielles. Ils s’interrogent ainsi régulièrement sur la signification de leur propre histoire et sur celle de leur devenir.
Pour eux, la question qui s’est posée assez rapidement a été celle de la relation entre la Tradition et la Modernité. Le traditionalisme maçonnique, dans sa version courante, se veut une volonté explicite de retour aux sources, notamment chrétiennes, et des valeurs qui s’y rattachent. La tradition est ainsi un dépôt dont les attributs sont l’ancienneté et la continuité, dépôt capitalisé avant d’être transmis par chaque génération à la suivante. Pour certains, plus catégoriques encore, il existe une Tradition primordiale dont toutes les religions et les courants ésotéristes sont des manifestations dégradées ; le traditionalisme exprime ainsi un refus définitif de la Modernité. La Tradition, par nature, est élitiste : je te l’ai déjà fait entrevoir. Elle serait réservée à des esprits supérieurs capables de différencier l’éphémère, qui est factice, du sérieux plus proche de la Vérité ; cette capacité est fondée sur l’ésotérisme comme moyen et fin de la Vérité.
Avec Anderson, on est dans la Modernité : les notions maçonniques de base sont la tolérance et l’universalisme, complétées ensuite par celles de liberté, d’égalité et de fraternité, et couronnées par le concept de laïcité.
Cette franc-maçonnerie permet de séparer la sphère des convictions religieuses d’ordre individuel de la sphère des convictions sociales d’ordre collectif. Elle accepte ainsi toute la gamme des opinions intermédiaires ou partielles dans une pratique équilibrée de la maçonnerie : mixité, adaptation des rituels, etc.
Le mécanisme de l’élection aux fonctions maçonniques est un point qui focalise ce débat. Les traditionalistes soutiennent que la Tradition s’accompagne d’un fonctionnement hiérarchique et symbolique absolument contraire à la démocratie. Dès lors, l’idéologie démocratique serait une fausse séduction car la franc-maçonnerie reste malgré tout fondamentalement hiérarchique, un Apprenti et un Compagnon n’ayant pas, par exemple, les mêmes droits qu’un Maître. Inversement, les modernes trouvent dans ce dispositif électoral le soubassement d’un Ordre démocratique.
Dans la continuation de cette perspective moderniste, la philosophie maçonnique de l’Histoire trouve à s’épanouir dans deux utopies : le progrès et l’idée d’un gouvernement mondial.

LE LECTEUR.– Ce ne sont pas des idées proprement maçonniques ? Les philosophes, déjà…

LE NARRATEUR.– Pas complètement, en effet. j’en conviens bien volontiers  ! Mais la franc-maçonnerie les a érigées en idéal pour créer de l’harmonie entre les hommes. L’idée de progrès apparaît avec force en franc-maçonnerie avec la Révolution française : le progrès philosophique place l’Homme au centre de la réflexion et de la connaissance et le progrès politique établit le peuple souverain.
Ces idées correspondent aux attentes et aux pratiques maçonniques d’éducation par la raison, d’égalité des hommes, d’espoir dans un avenir meilleur libéré des contraintes naturelles par la science et les techniques. La participation des francs-maçons à la vie de la Cité – ils furent actifs dans la rédaction des cahiers de doléances mais se répartirent ensuite dans tous les camps politiques – montre leur attachement à une transformation à la fois individuelle et collective de l’Homme et de la société.
Quant à l’idée d’un gouvernement mondial, elle est liée au pacifisme profond de la franc-maçonnerie : cette institution n’a jamais en tant que telle commandité un crime par exemple ; peut-on en dire autant de l’Église ? Ce pacifisme traduit la volonté de l’Ordre d’étendre la fraternité à toute l’humanité. Fort en vogue au XVIIIème siècle, l’idée d’un gouvernement mondial, qui a inspiré la création de la Société des Nations (7929), puis de l’ONU (7948), est plus que jamais présente au Grand Orient de France, très attaché à l’idée d’une république planétaire : constitution d’une entité politique universelle fondée sur la laïcité, reconstruction d’un État-providence, création d’une gouvernance mondiale et d’une citoyenneté planétaire avec un parlement universel.
Bien sûr, ce sont là de belles idées, mais, regarde combien la question environnementale conduit à un embryon de coopération entre tous les pays : l’accord de Paris de 2015 sur le climat est le premier accord universel de ce type. Il faut avoir espoir en l’Homme ! D’autant que les maçons, avec leurs nombreuses légendes proposées dans leurs différents rituels, détiennent toute une série d’instruments de réflexion philosophique.
Pour faire face à l’avenir, la franc-maçonnerie dispose de deux grandes potentialités philosophiques : la construction de soi et l’élaboration d’une conscience critique sociale. La construction de soi repose d’abord sur la recherche de la perfection. Non ! Non ! Ce n’est ni la perfection divine, ni la sainteté religieuse ! C’est la capacité à apprendre à se connaître de même que c’est le travail de l’Apprenti ; on appelle cela “polir sa pierre.” Ce travail se continue au grade de Compagnon car il faut que cette pierre, une fois polie, puisse s’intégrer parfaitement dans l’édifice commun que représente la Loge. Je l’ai déjà évoqué plus haut : cette démarche n’est pas sans adversité. Eh bien ! la maçonnerie suggère la structuration du moi dans l’adversité.
Elle n’est pas un simple club, rien n’est facile. Mais quel plaisir de travailler sur soi avec l’aide des autres ! La construction de soi résulte aussi de la maîtrise du Temps. Qu’est-ce à dire ? Notre société contemporaine considère le présent comme le référent principal, déconnecté du passé comme du futur ; les nouvelles formes d’expression de notre rapport au temps, ce sont l’urgence, l’immédiateté, l’instantanéité, la vitesse. Nous avons perdu la notion de profondeur. Cette réalité rend bien difficile l’introspection qui requiert un temps intérieur et une réappropriation de soi. Accepte ce diagnostic : l’image éphémère ne facilite pas la pensée construite. Or, la maçonnerie apprend à prendre en compte le temps ! Il faut du temps pour se développer et mûrir, il faut du temps avant de gravir les échelons rituels de la démarche maçonnique, il faut du temps pour être reconnu par ses frères et soeurs. Le temps est une nécessité absolue. Certains n’hésitent pas à dire aux jeunes Apprentis qu’en franc-maçonnerie, le temps n’existe pas ! Je ne vais pas jusque-là car s’il faut tenter de maîtriser le temps, je ne pense pas qu’on puisse l’abolir.
La seconde potentialité philosophique de la franc-maçonnerie c’est, à mon avis, la capacité à élaborer une conscience sociale critique. Elle s’établit par la recherche d’un idéal de justice. La problématique de la justice est essentielle : le développement des inégalités et de la précarité, la concentration des richesses chez un nombre de plus en plus restreint de personnes sont des marqueurs contemporains de cette absence de justice qui nourrit, du moins en partie, les populismes.
La franc-maçonnerie traite sans cesse de ce problème dans ses rituels, dans ses travaux et dans ses actions de solidarité. Cette recherche s’accompagne d’une autre. plus âpre peut-être, c’est la quête de la Vérité. Je l’ai déjà évoquée précédemment. La recherche de la Vérité est le but ultime de la philosophie. C’est un thème permanent en franc-maçonnerie et il est peu de textes, quels que soient les degrés, qui ne la mentionnent. Le franc-maçon essaie d’être un chercheur consciencieux et désintéressé de la Vérité. Dès sa demande d’adhésion il accepte une remise en cause de ses certitudes. Des questions apparaissent très vite dans son cheminement : la recherche de la Vérité est-elle un besoin naturel de l’homme ? La vérité est-elle objective? Quelle place donner à l’expérience personnelle ? Une vieille formule hermétique, plus connue sous la forme V.I.T.R.I.O.L., l’oriente dans cette voie : Visita interiora terrae, rectificandoque invenies occuftum lapidem que l’on traduit par “Visite l’intérieur de la Terre et en rectifiant tu trouveras la pierre cachée”, c’est-à-dire la vérité intérieure. Ainsi, la vérité maçonnique n’est-elle pas institutionnelle ou dogmatique ; elle concerne le for intérieur de chaque maçon. Or, elle est d’autant plus importante que nous sommes entrés dans l’ère de la post-vérité, où plus rien n’est considéré comme vrai, où tu peux affirmer le contraire de ce que tu fais sans risquer l’erreur ou le mensonge ! Ici, la maçonnerie est vraiment à la pointe de l’actualité et de la philosophie.
Cher Lecteur, je t’ai dit tout ce que je pouvais pour t’éclairer à ce stade. À toi de jouer à présent ! Puisse ce jeu de cartes t’aider à saisir les diverses facettes de la franc-maçonnerie : historiques, humaines, institutionnelles, rituéliques, etc. Mais je ne voudrais pas te décourager : il est difficile de tout comprendre de l’extérieur. Les Anciens l’affirmaient déjà sans complexe. Pour preuve, un quatrain attribué au compositeur de musique Jacques Naudot, qui a vécu au XVIIIème siècle, et qui est très répandu parmi les maçons.

Pour le public, un franc-maçon
Sera toujours un vrai problème,
Qu’il ne saurait résoudre à fond
Qu’en devenant maçon lui-même.

Bon jeu !

François Cavaignac


[CEPADUES.COM] François Cavaignac, né en 1948, est cadre supérieur de la fonction publique (administrateur civil) à la retraite. Après un début de carrière au Ministère de l’Éducation nationale il a notamment été Directeur des services administratifs et financiers de l’Etablissement Public du Musée d’Orsay (Ministère de la Culture), Adjoint au secrétaire général du CNRS (Ministère de la Recherche), et Secrétaire général de la Commission Interministérielle du Château de Vincennes (Ministère de la Défense). Titulaire de deux maîtrises (Droit public et Lettres-Histoire) il est également docteur en histoire avec une thèse soutenue en 2001 à Paris I Panthéon-Sorbonne sur Eugène Labiche. Franc-maçon depuis 1979 il a participé à la création de plusieurs loges, exerçant à différentes reprises les fonctions de vénérable de loges symboliques et de président d’ateliers de la Juridiction écossaise. Ses principaux thèmes de recherche concernent l’histoire de la franc-maçonnerie, la perception de la franc-maçonnerie par le monde profane à travers certaines institutions (le théâtre et la littérature) et l’herméneutique des rituels et des mythes maçonniques. Il a ainsi publié régulièrement depuis 2004 plusieurs articles et ouvrages sur ces sujets. Il est membre du comité de rédaction des Chroniques d’histoire maçonnique (GODF).

Ouvrages du même auteur (hors articles de revues)
      • La Franc-maçonnerie, 300e anniversaire, 1777-2017 (Levallois-Perret, Bréal, 2017),
      • Les Mythes maçonniques revisités (Paris, Dervy, 2016),
      • Balades maçonniques en littérature (Bruxelles, EME, 2014),
      • Second Surveillant. Comment faire avec les Apprentis ? (Paris, Dervy, 2013),
      • 50 fiches pour comprendre la franc-maçonnerie (Paris, Bréal, 2012),
      • Les Francs-maçons au théâtre de la Révolution à la Belle Époque (Paris,
        Véga, 2011),
      • La Culture théâtrale à Étampes au XIXe siècle (Paris, L’Harmattan, 2007),
      • Eugène Labiche ou La gaieté critique (Paris, L’Harmattan, 2003).

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : dervy-almora.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Le Lombard.


Plus de symboles en Wallonie…

LAÏCITE : Des experts de l’ONU s’obstinent à cibler la France laïque (communiqué, 2024)

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[UNITELAIQUE.ORG, 4 novembre 2024, communiqué de presse] Le 28 octobre 2024, des experts nommés par le Conseil des droits de l’homme de l’ONU ont accusé la France de ne pas lutter contre les discriminations dont seraient victimes les femmes et filles choisissant de porter le hijab sur les terrains de sport. Ils mettent notamment en cause la décision du Conseil d’État d’autoriser la Fédération Française de Football d’édicter des règles prohibant le port d’insignes religieux pendant les matchs. Cet avis semblerait, selon eux, “sous-tendre que tout port du hijab dans l’espace public – expression légitime d’une identité et d’une croyance – est assimilable à une atteinte à l’ordre public.” “Toute limitation à ces libertés doit être proportionnée, nécessaire pour atteindre l’un des objectifs énoncés en droit international (sécurité, ordre et santé publique, droits d’autrui), et justifiée par des faits qui peuvent être démontrés, et non par des présomptions, des hypothèses ou des préjugés.” Fermez le ban.

Les experts signataires de cette déclaration dont la liste est disponible sur le site de l’une de ces très nombreuses agences que l’ONU finance et promeut avec zèle, se font les porte-paroles d’ONG et associations dont l’obsession semble être la laïcité et l’universalisme porteurs d’émancipation.

Non, l’interdiction de porter des signes religieux ostensibles sur les terrains de sport français, n’est pas une atteinte à la liberté d’expression ni à la liberté de manifester une “identité” que les “experts” onusiens seraient bien en peine de préciser. Ce n’est pas non plus un frein empêchant les femmes de “prendre part à tous les aspects de la société française dont elles font partie.” C’est tout le contraire. C’est l’occasion pour elles de s’insérer sans affichage communautaire dans des équipes mues par l’objectif de partager le goût du jeu et de la victoire sous les seules couleurs d’un club ou d’une sélection nationale.

D’autres pays, qui honnissent la laïcité dont s’honore la France et qui n’ont de cesse de solliciter la complicité d’instances internationales et d’associations pour mener cette guérilla, n’ont pas envers leurs propres ressortissantes les mêmes attentions en matière d’égalité et de liberté d’expression. On pourrait par exemple citer le sort réservé aux femmes afghanes ou aux Iraniennes.

Zar Amir & Guy Nattiv, Tatami (2023) © Mtropolitan FilmExport

À cet égard, en mettant en scène le geste libérateur d’une judokate arrachant sur le dojo son austère hijab pour enfin respirer librement et combattre son adversaire qui personnifie la société patriarcale et totalitaire du régime des mollahs, Zar Amir Ebrahimi, la réalisatrice du magnifique film iranien Tatami propose une réplique cinglante aux palinodies auxquelles nous ont désormais habitués l’ONU et ses “experts.”

unitelaique.org


En France, le site officiel VIE-PUBLIQUE.FR définit “La laïcité est un principe inscrit dans la Constitution. Elle garantit la liberté de conscience, l’égalité de tous les citoyens quelle que soit leur croyance, la neutralité de l’État à l’égard des religions et le libre exercice des cultes. La laïcité est un des principes définissant la République qui est “indivisible, laïque, démocratique et sociale” (art. 1 de la Constitution). Inscrite dans la Constitution de 1946 et reprise par la Constitution de 1958, la laïcité figure parmi les droits et libertés fondamentaux garantis par celle-ci, au même titre que l’égalité ou la liberté. Selon le Conseil constitutionnel (décision du 21 février 2013), résultent du principe de laïcité :

      • le respect de toutes les croyances et l’égalité de tous les citoyens devant la loi sans distinction de religion ;
      • la garantie du libre exercice des cultes ;
      • la neutralité de l’État ;
      • l’absence de culte officiel et de salariat du clergé.

La loi de 1905 de séparation des Églises et de l’État est la clé de voûte de la laïcité en France.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : unitelaique.org ; vie-publique.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © .


Plus de prise de parole mais en Wallonie…

HEUSCHEN : Waterloo, morne plaine ? (CHiCC, 2001)

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“Waterloo, morne plaine ?” Il est tentant d’emprunter ce titre à Victor Hugo, chantre inégalé d’une des batailles les plus ancrées dans l’imaginaire collectif, notamment en Wallonie. En réalité, le champ de bataille de Waterloo n’est pas une plaine, mais l’essentiel n’est pas là. D’entrée de jeu, il me paraît plus important de souligner ma préoccupation de ne pas faire de la stratégie en chambre, mon manque de goût pour l’uniformologie et mon pacifisme, que l’étude de l’époque napoléoniennne ne cesse de renforcer.

Quelle est la situation de notre région, au moment où l’Armée française du Nord va y pénétrer, en juin 1815 ? Nous sommes, par la volonté de l’Angleterre, finalement devenus hollandais, bien que la rive droite de la Meuse ait failli tomber dans l’escarcelle de la Prusse. A la nouvelle du retour de Napoléon en France, une armée prussienne de 120.000 hommes stationne entre Charleroi et Liège. Liège, où, quelques jours avant Waterloo, le vieux Maréchal Blücher échappe de peu à un massacre par les troupes saxonnes, en principe alliées des prussiens ! Entre la mer du Nord et Mons, se trouve une armée hétéroclite de 90.000 hommes, anglo-écossais, mercenaires allemands combattants pour l’Angleterre, Hanovriens, Nassauviens, Brunswickois et Hollandais. La dénomination “Hollandais-belges” est évidemment trompeuse. Qu’on le veuille ou non, nous sommes hollandais, et les anciens grognards engagés dans l’armée des Pays-Bas le savent bien, eux qui ont été rétrogradés, et qui comprennent tout à coup qu’ils vont devoir tirer sur leurs anciens compagnons d’armes. Durant les cent-jours, beaucoup d’entre eux désertent et vont retrouver leurs anciens régiments dans l’armée impériale, refusant la curieuse proposition de Napoléon qui voulait que les belges s’engagent dans un “régiment étranger”.

La France sait qu’elle est lancée dans une course de vitesse. En principe, le temps travaille contre elle. En quelques semaines , Davout et Carnot, qui ont tous deux des adjoints liégeois, rééquipent une armée efficace, dont 125.000 hommes vont se porter en Belgique, en se regroupant discrètement vers Beaumont et Philippeville, alors françaises. La troupe a retrouvé l’état d’esprit des armées de la République, et est animée d’un désir de vengeance, surtout chez ceux qui ont fréquenté les prisons prussiennes ou les pontons anglais. Le plan de bataille est admirablement conçu, mais le nouveau chef d’Etat-major, le détesté et détestable Maréchal Soult, oublie de convoquer la cavalerie, ce qui épuise cette arme en marches forcées dès avant la campagne. Où sont les grosses épaulettes ? En fuite à Gand, avec Louis XVIII, terrées dans leurs châteaux, ou, choix étrange de Napoléon, reléguées dans des rôles secondaires, comme le très intelligent Suchet ou comme Jourdan, le vainqueur de Fleurus et d’Esneux-Sprimont en 1794. Passons sur la trahison du général de Bourmont, qui n’eut aucune conséquence pratique mais a permis à des générations d’historiens bonapartistes de trouver une cause à la défaite qui n’impliquait pas “l’Idole” .

Le 15 juin 1815, l’année du Nord passe la Sambre à Charleroi et se porte principalement vers l’armée prussienne. Le choc, brutal, a lieu à Ligny le lendemain. 78.000 Français affrontent 83.000 Prussiens. Le corps d’armée stationné à Liège n’a pas eu le temps de rallier. Les pertes sont sévères : 10.000 Français et 20.000 Prussiens. Tous seront soignés par les services de l’admirable Percy, chirurgien de la ligne, tandis que son confrère Larrey, le chirurgien de la Garde, sera à Waterloo. Cette “dernière victoire” de Ligny n’est pas complète. Vingt mille Français exécutent une navette inutile entre Ligny et les Quatre-Bras, à l’Ouest, où le maréchal Ney, à qui, la veille de la campagne, Napoléon a confié l’aile droite, tergiverse. Hésitation qui permet aux alliés de renforcer leur position à ce carrefour, bien que Wellington ne prenne pas conscience du danger. Celui qui deviendra beaucoup plus tard, et pour d’autres raisons, “The Iron Duke”, assiste à un bal et pense que Napoléon, qu’il craint cependant, est encore loin. Après le massacre réciproque des Quatre-Bras, 5.000 morts dans chaque camp, l’Empereur, le 17 juin, avec les deux tiers de l’armée, se lance dans une poursuite frénétique des anglo-germano-hollandais. Hasard ou pas, la course s’achève juste avant le village de Waterloo. Un an auparavant, Wellington avait repéré l’endroit pour y attendre “Bony” au cas où celui-ci s’échapperait de l’Ile d’Elbe. La cuvette de Waterloo offrait à Wellington la possibilité d’user de la tactique, éprouvée en Espagne, de la contrepente, à savoir placer ses troupes à l’abri d’une crête et y attendre l’offensive adverse pour la fusiller à bout portant. En même temps, Napoléon confie 33.000 hommes, beaucoup trop ou beaucoup trop peu, au dernier promu des Maréchaux, Grouchy, afin de poursuivre les Prussiens supposés en déroute.

Le 18 juin 1815, entre Mont-Saint-Jean et Belle Alliance, au matin, 75.000 alliés font face à 75.000 Français. Parmi ces derniers, autant de Wallons que dans le camp d’en face, ce qui met à mal la fiction d’une armée hollando-belge soudée face à un envahisseur venu du sud. Les phases de la bataille sont terribles dans leur simplicité : une attaque de diversion par l’aile gauche, menée par un frère de Napoléon, et, qui va s’épuiser à essayer de prendre une ferme brabançonne à la baïonnette, une avancée de la droite en colonnes serrées, magnifiques cibles pour les artilleurs alliés, de sanglants combats de cavalerie, où l’on s’étripe pour un drapeau, une dizaine de charges de la cavalerie française, menée par l’imprudent Ney, contre des carrés anglais qui plient mais ne rompent point, et pour terminer, une offensive désespérée d’une partie de la Garde. Depuis plusieurs heures, les autres bataillons de la Garde tentent de contenir les Prussiens, qui depuis le début de l’après-midi se répandent de plus en plus nombreux sur le flanc français. Lorsque, pour la première fois, le cri “La Garde recule !” retentit, c’est la panique. Il ne reste aux carrés de vielle et moyenne garde qu’à écrire la dernière page de l’épopée, et au Général Cambronne à, peut-être, prononcer un certain mot.

Waterloo est une des batailles les plus meurtrières de l’époque. Environ 50.000 hommes, dont 30.000 Français restent sur le terrain, morts ou blessés. Certains blessés français ne seront pris en charge que quatre jours après la bataille. On dit qu’à la moisson suivante, les blés de Waterloo étaient particulièrement beaux. L’armée Grouchy, qui n’a pas marché au canon, mais elle n’a fait qu’appliquer les ordres plus ou moins clairs de Napoléon et de Soult, prend Wavre, puis fait retraite avec ses blessés par Namur, avec la complicité de la population, pas fâchée de jouer un tour aux Prussiens.

Une autre issue à Waterloo était-elle possible ? Il est à peu près certain que, sans l’arrivée des hommes de Blücher , le front allié aurait fini par céder. Le 19 juin 1815, l’armée française aurait bivouaqué à Bruxelles. L’espoir de Napoléon était de forcer ses adversaires à signer un traité de paix, qui lui aurait conservé nos régions. Espoir fou, même à supposer que les Anglais reprennent le bateau à Ostende, ce que manifestement Wellington avait préparé, et que les Prussiens fuient vers la Rhénanie. Espoir vain, car plus de 400.000 Russes et Autrichiens se préparaient à entrer en Alsace, où ils n’auraient rencontré qu’un rideau de troupes. 1814 recommençait, en plus terrible sans doute.

Qui a gagné le 18 juin 1815 ? L’Angleterre, qui gagne enfin la guerre séculaire avec la France, les familles Wellington et Rothschild, la Prusse, qui s’installe sur le Rhin, la Hollande, qui trouve une légitimité qu’elle va matérialiser par l’orgueilleux “Lion”, et, provisoirement, l’Ancien régime. Quinze ans plus tard, la Révolution gronde à nouveau partout en Europe, et notamment en Belgique. Paradoxalement, c’est une armée française qui, en 1831-32, interviendra au nom des Puissances pour sauver le jeune Royaume de Belgique.

Qui a perdu à Waterloo ? la France, qui rentre dans le rang, paye une lourde contribution de guerre, perd la Savoie, la Sarre, le Sud de l’Entre-Sambre-et-Meuse et Bouillon. Napoléon, mais il veillera à écrire sa propre légende à Sainte-Hélène. Les généraux français déchus, parfois fusillés, et les grognards, notamment liégeois, qui cultiveront leur nostalgie, comme l’exprime si bien la chanson Li Pantalon trawé.

Les visiteurs du champ de bataille ne s’arrêtent pas toujours à la Colonne Hugo, le seul monument local consacré à une personne qui n’a pas participé au combat. La colonne reproduit quelques mots que Victor Hugo, pionnier de l’idée européenne, devait prononcer en 1849, au Congrès de la Paix : “Un jour viendra où il n’y aura plus d’autres champs de bataille que les marchés s’ouvrant au commerce et les esprits s’ouvrant aux idées”.

Patrick HEUSCHEN

  • image en tête de l’article : Clément-Auguste Andrieux, “La Bataille de Waterloo, 18 juin 1815” © RMN-Grand Palais

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Patrick HEUSCHEN, organisée en janvier 2001 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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BASCOUL : Matin (2024, Artothèque, Lg)

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BASCOUL Hélène, Matin

(eau-forte et aquatinte, n.c., 2024)

Née à Nancy en 1969, Hélène BASCOUL a grandi à Paris et vit aujourd’hui à Brest. Elle a obtenu une licence d’Arts-Plastiques à l’Université Paris-1 Panthéon-Sorbonne en 1993. En 2006, elle passe le BAFA (encadrements enfants/ados) avec une spécialisation Arts-Plastiques.

En 2013, elle crée l’association La Pince : animations d’ateliers de Gravure, Arts-plastiques et d’Art-Thérapie appliqué pour tout public. Formée en Art-Thérapie appliquée en 2017, elle anime des ateliers pour publics fragilisés. Elle reste 10 ans au sein de cette association, puis anime aujourd’hui des ateliers de gravure en taille douce à l’Atelier papier. Elle participe à de nombreuses expositions collectives.

L’aquatinte est la technique de prédilection de l’artiste et ses œuvres font la part belle aux jeux d’ombres et de lumières, du visible et de l’invisible…

“Mes gravures parlent d’expériences personnelles et de la vie quotidienne. J’y montre des lieux habités, des visages, portraits, la fragilité du présent. Parler du quotidien signifie également que je vis proche des rêves ou de l’espace de l’inconscient, avec ce que cela a à voir avec l’intimité, le ressenti, les émotions. La vie inconsciente, les temps mêlés et emmêlés, font figure de poésie. Les jeux de mots aussi ou les jeux d’enfant, du passé et du présent. Ainsi j’aime trouver de la poésie dans le quotidien […] “

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque B3 | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Hélène Bascoul ; actu.fr | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

ROY, Kourtney (née en 1981)

Temps de lecture : 8 minutes >

[PHOTOTREND.FR, juin 2022] “Dégénérée, débauchée, photographe, réalisatrice” : vaste programme que celui annoncé par Kourtney Roy en guise d’introduction biographique sur son profil Instagram. Il faut dire que les autofictions de la photographe canadienne ne laissent personne de marbre. Affranchi de tout repère temporel, son travail étrange et hautement esthétique suscite l’interrogation. Plongée en eaux troubles dans l’univers singulier de Kourtney Roy.

La pellicule, miroir d’un étrange théâtre intérieur

Le riche portfolio de la photographe canadienne établie à Paris dévoile mises en scène et autofictions – y devenant photographe, metteuse en scène et actrice. Kourtney Roy ne laisse aucune place au hasard. Perruques, costumes, maquillage : la photographe ne s’interdit rien pour libérer la galerie de personnages qui sommeillent en elle. Grain de folie ou de génie ? Quête identitaire ? Après tout, tout autoportrait est-il autre chose qu’une autofiction consciemment mise en scène ?

D’où lui viennent donc ces idées fantasques ? C’est peut-être du côté du cinéma qu’il faut rechercher des repères de comparaison. C’est en tout cas tout un scénario qui se monte dans l’esprit du spectateur face à ces scènes paraissant précéder ou suivre une histoire rocambolesque. Entre burlesque et noirceur, certaines scènes semblent planter le décor de films noirs. Hitchcock n’est pas loin.

La tension et le doute sont toujours présents dans les photographies de Kourtney Roy. Ses images flirtent entre légèreté et tragique ; dans la veine de Cindy Sherman ou de Guy Bourdin. Comme lui, la photographe signe d’ailleurs régulièrement des séries mode.

Apparences trompeuses

Pop, un brin rétro, son monde est surtout étrange. Jamais lisses, les mises en scène léchées de Kourtney Roy touchent au comique, au trash et parfois au saugrenu.

Barbie Girl semble la bande-son idéale à la série The Tourist, qui n’est pas sans rappeler un roman-photo. Plus qu’un univers ou qu’un temps parallèle, ces images semblent témoigner de la vie de personnages ovnis, toy boys et material girls. Sous couvert de déguisements, de couleurs trop vibrantes, d’ongles trop vernis, de bronzages trop caramélisés et de brushing trop parfait, des bribes de vérité se font une place. Dans ce monde digne d’une publicité Mattel, où le terme de cliché revêt tout son sens, des détails sonnent faux, ou plutôt vrais : nuages, bateau croisant au loin, nageurs…

À première vue, le doute affleure. Mais rapidement le trop-plein, de couleurs, de matérialité, de fausse perfection, nous détourne de la certitude d’être aux côtés de réels alter ego. La raison d’être de ces images ne peut être que critique. Ces doux dingues étant bien fictifs nous voilà rassurés. Pourtant, la gêne persiste, faut-il voir dans ces autoportraits le miroir de nos propres travers ?

La fiction peut en effet se faire le plus cruel reflet de notre vérité. Dans le monde en technicolor de Kourtney Roy tout n’est pas rose bonbon. Tristesse et solitude s’abattent sur ses personnages fantasques perdus dans une réalité moins lisse et plastique qu’en apparence. L’utopie se brise, un voile d’ennui passe dans leur regard, qu’ils soient sur une gondole vénitienne ou livrés à eux même dans une Nouvelle-Orléans désertée. Entre film noir et roman de Bukowski, I Drink — New Orleans se fait le reflet de nos heures sombres.

L’autofiction, construction intime et sociétale

En plongeant dans les archives de Kourtney Roy, on perçoit l’évolution de son écriture photographique. De 2005 à aujourd’hui, ses couleurs franches et vives se sont affirmées. D’abord seule face à la caméra, Kourtney Roy convoque désormais des accessoires de plus en plus fantasques et invite d’autres modèles à jouer les seconds rôles.

Le décor, originellement plus intime, évoquant un studio photo dans ses premières séries d’autoportraits, s’est lui aussi étendu. Ayant passé une grande partie de son enfance dans les vastes espaces entre l’Ontario et la Colombie Britannique aux côtés d’un père cow-boy, cette envie d’élargir ses horizons semble assouvie. Il ne s’agit pas uniquement d’une quête personnelle. Inclure l’architecture des villes américaines nouvelles dans ses images est également pour Kourtney Roy une manière de traiter ces structures récentes comme des décors de cinéma. Ces éléments étant eux aussi voués à être utilisés puis détruits, une autre vision de l’American Dream à mille lieues de notre conception européenne du patrimoine.

Ce qui ne se voit pas sur l’image c’est aussi la réaction des passants devant les attitudes de la photographe grimée. On les imagine facilement bouche bée devant une Kourtney Roy occupée à ramasser des billets de loterie au sol (carte blanche réalisée pour le PMU) ou à laisser fondre une glace sur ses ongles vernis, griffes acérées d’une croqueuse de diamants d’un jour…

Lauréate de nombreux prix photographiques, Kourtney Roy a, à 40 ans, déjà signé plusieurs monographies dont l’évocateur Ils Pensent Déjà Que Je Suis Folle (2014). Parfaitement saine d’esprit, la photographe perçoit probablement ce qui nous échappe, pose avec justesse le doigt sur le déclencheur pour saisir gênes et non-dits.

Si familière, notre propre image peut tout à coup nous devenir à la fois étrange et étrangère. C’est tout le message de la série Hope réalisée en 2014 pour le prix Élysée. En se photographiant elle-même dans des décors urbains et suburbains familiers, l’artiste en détourne la perception, les déforme. L’artificialité de la mise en scène rend ces lieux différents, dérangeants, voire inquiétants.

Quand l’actualité dépasse la fiction

Si l’esprit de Kourtney Roy fourmille à n’en pas douter d’idées de personnages invraisemblables et de scénarios délurés, la réalité semble parfois rattraper la fiction. Loin d’arrêter la photographe, pandémie comme faits divers ont le pouvoir de décupler son imagination.

Confinée en Normandie durant la pandémie, Kourtney Roy en a profité pour mettre au point un guide du survivalisme avec la verve créative qui la caractérise. Habituée des décors hauts en couleur, comme les rivages de Cancún (théâtre de The Tourist), la photographe compose à merveille en jouant à domicile. Survivalist Failures témoigne de cette période presque irréelle avec gravité et ridicule. Masquée mais maquillée, voilà notre modèle-photographe se mettant en chasse pour capturer une poule dans une absurde tentative de retour à l’état sauvage.

Exposée à Vichy à l’occasion de la dixième édition du festival Portrait(s) du 24 juin au 4 septembre [2022], Kourtney Roy y présentera sa dernière série, The Other End of the Rainbow, traitant de la disparition de femmes et jeunes filles au Canada. Pour planter le décor de cette narration dramatique l’ayant occupée durant deux années, Kourtney Roy a choisi la route des larmes (Highway of Tears) ; une portion de route de plusieurs centaines de kilomètres en Colombie-Britannique et scène de mystérieuses disparitions et assassinats touchant majoritairement les femmes autochtones.

Bizarre, fantasque, fantaisiste… finalement, en se plaçant au centre de son viseur Kourtney Roy tire en plein dans le mille et épingle nos travers en plein cœur.

Justine Grosset


[CENTREPOMPIDOU.FR, 2 février 2021] Storyboards, recherches pour développer vos personnages ou encore repérages de lieux, votre long processus de travail, à la manière d’un cinéaste, relève-t-il de l’écologie des images, thème de cette 16e édition du festival Hors Pistes ?

Kourtney Roy — Je le pense. En tous les cas, privilégier la créativité à la quantité, oui. Sans ce chemin que l’on prend le temps de parcourir entre une idée et son résultat, souvent à des lieues, pas d’inventivité. C’est lorsque vous creusez, lorsque vous vous interrogez – pourquoi ai-je envie de parler de ça ? –, lorsque vous croisez de nouvelles inspirations et de nouvelles références que les personnages apparaissent, commencent à développer leurs propres activités et à prendre vie. C’est comme de la sculpture. Parfois, alors que le set technique est installé, tout ce qu’on avait imaginé laisse place à l’improvisation et le mystère de l’image se crée en direct.

Comme dans votre série Survival Failures, réalisée en Normandie lors du confinement de mars 2020 ?

KR — Oui. Moi qui utilise la plupart du temps des structures architecturales et des objets préexistants dans mon travail, je me suis lancée dans un exercice plus rude encore. Comment réaliser des images avec ce qu’on a sous la main ? Dans mon cas : deux poulets, un chat, un jardin, des bottes, des gants de jardinage, un masque et tout un bric à brac d’outils ! Cela m’a ouverte un peu plus encore à l’idée que rationaliser les moyens de pré-production n’est pas incompatible avec la réalisation d’images cohabitant parfaitement avec mes thèmes et modes de travail. Je n’ai pas besoin d’aller à Cancun pour bien travailler, la géographie locale offre bien souvent de quoi faire.

Ces voyages lointains sont monnaie courante dans l’univers de la mode où vous évoluez également…

KR — Ils le sont moins aujourd’hui, budget oblige ! Aussi parce que les mentalités changent doucement. De nombreuses productions sont désormais éco-responsables. Les couverts sont en bambou et un verre nominatif par jour remplace par exemple des dizaines de bouteilles d’eau. Ce sont des détails, mais ils sont importants.

Votre façon de caster est quant à elle définitivement raisonnée, puisque vous êtes le plus souvent le sujet de vos travaux… Pourquoi cela ?

KR — Tout a commencé au Canada, à l’université, où nous parlions beaucoup de la représentation, de l’appropriation et de l’exploitation de l’image des autres. Y a-t-il un rapport problématique, une lutte de pouvoir, entre le photographe et son sujet, entre celui qui transforme en objet et celui qui est transformé ? Comme je n’étais pas sûre, à l’époque, de ce que j’avais envie de dire sur le monde, je ne voulais offenser ou utiliser personne. J’ai donc commencé à me photographier moi-même. Et je continue à le faire encore aujourd’hui. Cela est devenu un plaisir. Je donne vie à mon monde imaginaire, je crée des univers et vis dedans. C’est peut-être une thérapie, je ne sais pas. En tous les cas, cela me permet d’exprimer différentes facettes de ma personnalité, nous avons tous des personnalités et des sensibilités différentes en nous.

L’univers d’un autre artiste vous donne t-il également envie d’y séjourner ?

KR — Oui, j’adorerais vivre chez Charles Bukowski ! J’aime l’ambiance de ses bars louches, du trash et les histoires au sujet de ces gens, souvent issus de la classe ouvrière, prêts à sombrer. Je lui ressemble un peu, j’ai un vieil homme vaguement dégoûtant qui vit en moi ! Ma série I drink – New Orleans représente une femme qui boit et pourrait être assez proche de l’esprit de son travail. Parmi les autres artistes que j’apprécie, il y a David Lynch, bien sûr, mais aussi Jean-Pierre Melville ou la réalisatrice Debra Granik. Je lis Cormac McCarthy et Carson McCullers, et l’un de mes films préférés est Donnie Darko. J’aime aussi les films noirs américains comme Assurance sur la vie de Billy Wilder ou Règlement de comptes de Fritz Lang. Tout y est exagéré et, justement, tout noir ou tout blanc. Il y a le mauvais, le gentil et les femmes y sont soit de bonnes épouses, soit des pècheresses ! Il n’y a pas de place pour la nuance. C’est assez offensant et cliché, cela me fait rire.

Plus on s’approche de mes images, moins elles paraissent familières. Elles sont un peu étranges, voire bizarres.

Kourtney Roy

Ne retrouve-t-on pas ces films noirs au travers de vos couleurs éclatantes ?

KR — Oui, il y a toujours un peu de noirceur derrière les couleurs très lumineuses. La couleur et la chaleur m’aident aussi à rendre mes images atemporelles. Choix esthétiques, vêtements, lieux, certains pensent que nous sommes dans les années 1950, d’autres dans les années 1970, mais je laisse planer volontairement le doute. Plus on s’approche de mes images, moins elles paraissent familières. Elles sont un peu étranges, voire bizarres. Elles ressemblent à l’album photo ou à une VHS de grands-parents américains, mais il n’en est rien.

Et vous, comment votre enfance canadienne a-t-elle pu influencer votre art ?

KR — Mes parents se sont séparés quand j’étais très jeune, j’ai grandi la moitié du temps avec ma mère en ville et l’autre avec mon père, cowboy. Nous vivions dans des cabanes rudimentaires, parfois sans électricité, avec rien d’autre, à l’extérieur, que les arbres, la nature et les animaux sauvages. On entendait sans cesse les chouettes. C’était beau et paisible, mais aussi mystérieux et funeste. Un peu comme dans Twin Peaks. Ça a façonné mon imagination. De l’autre côté, celui du “Nouveau monde”, j’ai toujours été fascinée par l’architecture usuelle, les autoroutes, stations d’essence, motels et autres parkings. Ce n’est pas comme en Europe, où chaque bâtiment, même utilitaire, inclut des siècles d’histoire. En Amérique du Nord, tout est pragmatique, fait pour être monté et démonté, puis reconstruit, du jour au lendemain. Souvent décors ou sujets de mes photos, le destin de ces structures vouées à l’oubli sonne pour moi comme une poésie.

Propos recueillis par Anne-Laure Griveau


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Kourtney Roy  | visiter le site de Kourtney Roy


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

DEMOULIN : Les relations diplomatiques entre la Principauté de Liège et le Roi de France (CHiCC, 2002)

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Dès 1581 se sont installés dans l’évêché de Liège les Wittelsbach qui ont cumulé sur leur tête, dans le prolongement du concile de Trente, différents évêchés de l’Empire. Cette “dynastie” s’est perpétuée par des neveux ou des parents. Un des premiers protagonistes fut Ernest de Bavière dont un portrait se trouve dans le remarquable château de Brühl, au sud de Bonn. Il tenta de préserver son électorat de Cologne des avancées du protestantisme et des armées du roi de Suède. C’est lui qui a cédé à la Ville l’hôpital qui portait son nom. Cette dynastie s’est terminée en 1763 lorsque son lointain descendant Jean-Théodore est mort. Il fut le principal restaurateur des appartements intérieurs du Palais des Princes-Évêques. Le prince recevait les ambassadeurs de France. Ceux-ci étaient en possession d’instructions décrivant les relations entre les deux états. La vision que les Français avaient des Liégeois à la fin du 17e siècle ne manque pas de piquant : “Les Liégeois sont donc spirituels, civils, accostables et hospitaliers. Ils ont le jugement  subtil, ils sont propres pour toutes sortes d’affaires, braves dans la guerre et dans les combats. Ils sont néanmoins fainéants et paresseux, ils sont opiniâtres, mutins, et plus portés à la discorde qu’au travail, à cause de leur témérité et de leur audace naturelle. Ils parlent un roman ou français fort grossier et corrompu qu’ils tâchent le plus qu’ils peuvent de tourner en bon français et de rendre poli, particulièrement les personnes de condition, la noblesse et les honnêtes gens. Ils ont beaucoup de piété et ils sont fort zélés pour la défense de la religion catholique.”

La principauté était très morcelée. Elle comprenait trois parties : le comté de Looz, actuelle province de Limbourg, qui se prolonge sur Liège et vers le Condroz ; l’Entre Sambre et Meuse, qui est profondément détaché ; et le marquisat de Franchimont. Comment cet état a-t-il survécu pendant mille ans ? Il a existé bien avant la date symbolique de 980 et a disparu officiellement le 1er octobre 1795 lorsqu’il a été rattaché par la Convention à la France, ainsi que les Pays-Bas autrichiens. Principauté d’empire qui comprenait trois états : l’état primaire, l’état noble, l’état tiers. À sa tête, l’évêque et prince reçoit théoriquement la souveraineté. Il est élu à partir des temps modernes par le chapitre de Saint-Lambert et est assisté dans sa mission par deux conseils : le conseil privé et la chambre des comptes. Le conseil privé a notamment pour mission de correspondre avec les cours étrangères, il doit préparer et négocier les alliances. Les déclarations de guerre devaient cependant être votées par les états. L’état primaire était en fait constitué exclusivement par les chanoines de la cathédrale Saint-Lambert, qui étaient à la fois les électeurs du prince-évêque et les représentants de tout le clergé de la principauté. L’état noble a été progressivement limité à 16 quartiers de noblesse ce qui réduisait le nombre de ses représentants. L’état tiers ne comprenait pas de représentants de la population des campagnes.

À partir du traité de Westphalie en 1648, un nouvel équilibre entre les puissances s’est établi qui durera jusqu’à la période impériale de Napoléon. La politique française a évolué en fonction des intérêts politiques, économiques et stratégiques de Versailles. La principauté était un lieu de passage idéal entre la France et la Hollande, alliée privilégiée de la France contre les Habsbourg d’Espagne et d’Autriche. Elle se trouvait aussi sur le trajet vers l’Allemagne. Il y avait une série de forts : Dinant, Huy, Liège, puis de la ville de Maastricht, en co-souveraineté commune entre la principauté et le duché de Brabant. Bouillon sera le verrou de la défense des terres liégeoises jusqu’en 1678 où Louis XIV s’en empare. Après le désastre de 1468, les Liégeois se sont rendu compte que la neutralité était le meilleur parti à prendre pour leur sauvegarde. Le passage de troupes ennemies, particulièrement au 18e siècle, fut négocié avec les belligérants : fourniture de munitions, de fourrage et, comme conséquence positive, la liberté de commerce.

Henri IV va témoigner, à la fin de sa vie, d’un intérêt un peu suspect pour nos régions puisqu’il était sensible à la présence proche de Charlotte de Montmorency. Cette dernière avait fui ses avances à Bruxelles. En 1635, Richelieu fait alliance avec les Provinces Unies pour dépecer les Pays-Bas autrichiens et se les partager ; il est vraisemblable que son intention était de faire subir le même sort à l’évêché de Liège. Sébastien Laruelle fut assassiné parce qu’il aurait eu pour objectif d’appeler au secours les troupes françaises au moment où le prince Ferdinand de Bavière était, lui, allié de l’Espagne. L’histoire de Liège a été ponctuée d’assassinats politiques et le problème est de savoir qui en est le commanditaire. On connaît mieux le commanditaire de l’assassinat de saint Lambert au début du 8e siècle, on a des hésitations au sujet de Laruelle en 1637. Nous sommes mal informés sur ce qui s’est passé plus récemment ! Richelieu avait l’idée que la rive gauche du Rhin devienne la frontière naturelle de la France. Le prince-évêque reprit par la force la ville qui était en rébellion et fit construire la citadelle, non pour se protéger d’un éventuel ennemi, mais pour mater la population.

En 1714, les Autrichiens reçoivent les Pays-Bas et veulent y développer les activités économiques, avec une volonté de couper les liens entre la principauté et la France. Un réseau de routes fut créé pour faciliter les liaisons des villes entre elles et aussi avec les autres régions, pour devenir un lieu d’entrepôt. Encore actuellement, Liège est le deuxième port fluvial européen. Louis XV adopta une politique de protectorat courtois : faire de ce petit état liégeois une plaque tournante sur le plan économique. En 1722, un ministre plénipotentiaire écrivait : “Le gouvernement de Liège est libre et les Liégeois veulent l’être dans leurs choix” ; il avait bien compris le caractère de ses voisins.

d’après Bruno DEMOULIN

  • image en tête de l’article : “La résidence du Prince Evêque” par Johann Georg Bergmuller © chokier.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Bruno DEMOULIN, organisée en février 2002 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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OHANIAN, Melik (né en 1969)

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[I-AC.EU] Diplômé des Écoles des Beaux-Arts de Lyon et de Montpellier, Melik OHANIAN représente la France lors de la 26e Biennale de São Paulo en 2004, aux Biennales de Moscou et de Lyon en 2005, aux Biennales de Gwangju et de Séville en 2006, et à la 52e Biennale de Venise en 2007. Il expose à travers le monde, et notamment à la Galerie Chantal Crousel et au Palais de Tokyo à Paris, à la South London Gallery à Londres, De Appel à Amsterdam, à l’Institut d’art contemporain à Villeurbanne, chez Yvon Lambert à New York, au Museum in Progress à Vienne ou encore pour Matucana 100 à Santiago du Chili. En 2015, Melik Ohanian est lauréat du Prix Marcel Duchamp et présente l’exposition Under Shadows au Centre Pompidou. Il participe à la 14e Biennale de Lyon, “Mondes flottants”, en 2017. En 2019, il est lauréat du Prix Visarte 2019 pour son œuvre Les Réverbères de la Mémoire (2010-2018) présentée dans le parc Trembley à Genève, Suisse. Depuis septembre 2021, Melik Ohanian est le huitième invité du programme de résidence d’artistes de la Collection Pinault à Lens.

Melik Ohanian a un background de documentariste et un père photographe, Rajak Ohanian, qui l’initie très jeune à la chambre noire. Melik Ohanian répète régulièrement que “[son] médium, c’est l’image”, un médium qu’il passe son temps à triturer. Arrêtée ou en mouvement, elle lui permet d’explorer différents territoires, spatiaux mais aussi temporels, afin d’ouvrir sur des questionnements tels que l’identité, l’ailleurs, la frontière, la mémoire, la disparition ou l’Autre, notions intimement liées. Parmi une œuvre large et parfaitement cohérente, on peut noter The Hand (2002) qui synthétisait déjà ces différents “espaces” dans un assemblage de neuf moniteurs posés au sol, à envisager comme une sculpture dans l’espace, et où l’on pouvait observer neuf paires de mains de travailleurs arméniens filmées en gros plan, abîmées, usées et salies par le travail. Elles viennent se heurter l’une contre l’autre, à tour de rôle, dans une ritournelle sans parole, en écho au désœuvrement dont est victime chacun des neuf prolétaires qui ne possèdent rien d’autre que leur propre force de travail. Dans Welcome To Hanksville, il partait suivre dans le désert de l’Utah la “Mars Society”, association américaine d’amateurs qui a fondé une station de simulation de la vie sur Mars à… Hanksville et qui se réunit ce jour pour observer Mars, en opposition maximale avec la Terre (phénomène inédit depuis 72 000 ans).

Dans la plupart de ses œuvres, Melik Ohanian analyse la représentation et pointe la duplicité, le camouflage ou l’effet de l’image. Cela peut prendre la forme d’images encodées, de formes filmiques qui produisent une déconstruction optique, transposent les formats ou spatialisent le temps. À travers ces dispositifs, deux grandes problématiques intéressent Melik Ohanian : les questions d’identité et de communauté, qui insufflent à son travail une dimension sociopolitique, et l’intérêt pour d’autres espaces, de vastes territoires inhabités ou des lieux difficilement identifiables, qui orientent son travail vers une approche plus cosmologique.


[RADIOFRANCE.FR, 20 avril 2019] Melik Ohanian, un atelier entre New York et Paris, prix Duchamp 2015, grand arpenteur de biennales (celles de Sao Paulo, Moscou, Venise où il a obtenu le Lion d’or)… Il a le goût des espaces parallèles, des temps élastiques, des comptes à rebours, des migrations du cinéma vers les cimaises, et de la collusion des langages, ceux du cinéma et de la science (l’astrophysique), de la philosophie et de la littérature.

Riche d’une grande culture de l’image, ancien monteur-cadreur, Melik Ohanian s’inspire des différentes procédures propres au cinéma et aux techniques de projections contemporaines pour travailler autour du statut de l’image et du concept de temps. Pour la Biennale de Lyon, il présentait un projet mêlant film, chorégraphie et architecture, intitulé “Borderland — I Walked a Far Piece” :  quatre écrans disposés en carré au centre duquel circule le spectateur, comme une sorte d’explorateur. Un carré calé sur le périmètre du toit de son appartement new-yorkais, avec quatre caméras et autant de mouvements en travelling, qui filment les bords du toit sur lequel se joue une adaptation du roman Planet de Rudolf Wurlitzer, que Melick Ohanian souhaitait depuis longtemps intégrer à une installation.

Ce qui m’a toujours fasciné dans ce roman que j’ai découvert assez jeune, c’est que ce groupe de personnages étaient composé de vagabonds qui se rassemblaient pour une nuit dans un no man’s land, se nommaient avec des noms de villes, comme une espèce de cartographie humaine. Et puis ce rapport entre l’identité et le territoire m’intéressait, dans cette Amérique-là du début des années 20, avec ces “hobos” qui partaient indifférents comme ça, trouver du travail dans d’autres villes, lâchant tous liens d’origine.

Dans cette pièce, il y a l’idée d’un impossible cadrage.

Ces va-et-vient et rebonds du temps, avec ces rappels au passé, ces projections dans le futur, ou ce rappel au présent, forment la permanence de ce que chacun d’entre nous vit intimement. Parfois dans mon travail, le passé prend le dessus, parfois c’est l’anticipation. Une exposition c’est peut-être ça, trouver une stabilité du temps…

Cette idée de cadrage spatio-temporel impossible irrigue une partie de son œuvre, comme dans la pièce Seven Minutes Before présentée à la Biennale de Sao Paulo en 2004, dans laquelle sept écrans montraient simultanément différents points de vue des minutes précédant l’explosion d’un camping-car dans le Vercors. La bande-son de chacun des sept plan-séquences nous emmenait en Arménie avec un joueur de kamantcha, au Japon avec une joueuse de koto, en Angola auprès d’une enfant jouant au bord de la rivière Kwanza.

Melick Ohanian donne à voir, tout en complexifiant les conditions de perception de la monstration, comme dans sa pièce de 2005 Invisible Film, qui consistait en une projection du film de Peter Watkins, Punishment Park, dans le désert, mais sans écran, sans support pour le rattraper ou le refléter. Les images surgissaient, pour in fine, se dissoudre dans le paysage. Dans cette masterclass, l’artiste nous parle de son processus de création, du point de départ… :

Un perpétuel questionnement. J’ai toujours considéré une œuvre comme un point de réflexion, c’est le lieu d’une expérience tout d’abord. Je considère le spectateur comme un élément très important de cette expérience. Je me pose la question de sa position, de sa possibilité de perception, et donc je le considère aussi comme un dispositif propre de projection, c’est-à-dire que si l’on vient pratiquer une œuvre et que l’on n’y projette rien, on ne recevra rien ! 

… au point d’achèvement de l’œuvre :

Le moment du vernissage est le moment où l’œuvre qu’on aura fabriquée, protégée, qui aura été le lieu de plein de choses, va changer de monde, va être délivrée, sans parler du moment d’une dépossession, car pour moi ça ne ressemble pas du tout à ça. Au contraire, c’est le point d’une rencontre avec le monde. 


[LEQUOTIDIENDELART.COM, 21 juin 2023] Au cœur de la crypte du Mémorial de la Shoah tombe, du puits de lumière circulaire, une pluie de larmes en béton, très exactement 3451. Ce nombre renvoie aux kilomètres qui séparent Paris d’Erevan, soit à ceux qu’ont parcouru les Arméniens qui ont pu échapper au génocide orchestré par l’Empire ottoman en 1915 et 1916, pendant que d’autres empruntaient le chemin de la mort vers le désert syrien.

Au cœur de cette pluie hypnotique, seules sept larmes se détachent car elles sont translucides. Convoquer cette mémoire a un goût amer aujourd’hui, alors que le drame se rejoue dans le Haut-Karabakh, avec un nouvel agresseur, l’Azerbaïdjan. Dans cette exposition, l’artiste réunit d’autres œuvres mémorielles comme les Réverbères de la Mémoire, une commande de la ville de Genève en 2010 dont l’installation a été contestée et qui avait été présentée sous une forme “démantelée” dans le pavillon de la République d’Arménie à Biennale de Venise en 2015 (Lion d’or du meilleur pavillon national) et Pulp off. Pour cette dernière, l’artiste a récupéré en 2014 des exemplaires du livre de Janine Altounian, Mémoires du génocide arménien – Héritage traumatique et travail analytique qui devait partir au pilon. Si l’original est entré au département des Manuscrits de la BnF en 2022, Melik Ohanian lui donne ici une seconde vie […]. [Sur le montage de l’œuvre, cliquez ici]


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : “The Hand” (2002) © André Morin ; “Concrete Tears” © lequotidiendelart.com


Plus d’arts des médias en Wallonie et à Bruxelles…

Intolérance, violence : il n’y a pas d’équivalence entre extrême droite et extrême gauche

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[THECONVERSATION.COM, 30 juin 2024] La recherche en psychologie sociale et en génétique comportementale montre que les individus ont une position idéologique stable, c’est-à-dire une position sur le continuum politique allant de l’extrême gauche à l’extrême droite qui varie peu au cours du temps. Cette position peut être objectivée notamment avec l’échelle de conservatisme Wilson-Patterson ou une échelle simple allant de “très à gauche” à “très à droite”.

Plusieurs décennies de recherche en psychologie sociale montrent invariablement que plus les personnes sont de droite, plus elles sont intolérantes (par exemple, racisme, sexisme, homophobie, antisémitisme). À l’inverse, plus les personnes sont de gauche, plus elles sont tolérantes.

Cette différence entre les personnes de gauche et de droite s’observe jusqu’au phénomène de déshumanisation, un mécanisme psychologique par lequel des personnes sont perçues comme moins “humaines” et, par conséquent, ne sont pas pleinement prises en compte sur le plan moral.

Déshumanisation flagrante

Nour Kteily (chercheur en psychologie sociale à l’université Northwestern) et ses collègues ont développé une mesure de la déshumanisation basée sur la représentation populaire de l’évolution humaine (c.-à-d., un primate courbé qui avance vers la droite et se redresse progressivement pour “finir” en Homo sapiens redressé). Les participantes et participants doivent placer différents groupes sur cette représentation.

Les résultats des premières études menées aux États-Unis (2 293 participantes et participants), en Angleterre et en Hongrie (1 181 participantes et participants) montrent que les personnes tendent à juger les groupes dominants comme “pleinement évolués” (Étasuniens, Français, Australiens, notamment) et les groupes subordonnés comme “moins évolués” (personnes arabes, musulmanes, migrantes, notamment). Ces résultats ont été répliqués dans plus d’une dizaine de pays auprès de plusieurs dizaines de milliers de personnes.

Cette différenciation hiérarchique entre groupes est non seulement réfutée par la recherche scientifique, mais elle explique un large ensemble d’attitudes hostiles, notamment les préjugés racistes, le rejet du soutien aux personnes migrantes, la justification des injustices, le militarisme, le soutien à la torture, le soutien à des représailles violentes après une attaque, un moindre souci pour les victimes civiles d’un conflit quand elles appartiennent à un groupe de faible statut.

Les attitudes autoritaires, plus précisément l’autoritarisme de droite et l’orientation à la dominance sociale, sont les prédicteurs les plus robustes de la déshumanisation : plus les personnes ont des scores élevés aux échelles de mesure de ces attitudes, plus elles présentent une propension à la déshumanisation, une préférence pour la droite politique, et une inclination à la violence intergroupe.

Hypothèse de la symétrie idéologique

Le consensus scientifique voulant que l’autoritarisme, l’intolérance soient plus répandus à droite qu’à gauche semble s’éroder depuis les années 2010. Des chercheurs ont récemment soutenu que les personnes de gauche sont aussi autoritaires et intolérantes envers les individus qui ne partagent pas leurs valeurs que les personnes de droite. Cette “hypothèse de la symétrie idéologique” a depuis été réfutée notamment par Vivienne Badaan et John T. Jost.

Asymétrie dans les préjugés

Vivienne Badaan (chercheuse en psychologie sociale à l’université américaine de Beyrouth) et John T. Jost (chercheur en psychologie sociale à l’université de New York) ont pointé deux problèmes. Premièrement, des asymétries dans la force des préjugés sont fréquemment observées même dans les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie. Une récente étude montre que l’hostilité des personnes de droite envers les personnes de gauche est plus importante que l’hostilité des personnes de gauche envers les personnes de droite. L’hostilité la plus forte est observée chez les personnes d’extrême droite.

Deuxièmement, les études qui prétendent fournir des preuves de symétrie reposent sur une procédure qui consiste à demander aux personnes de rapporter sur un thermomètre symbolique le degré de “froideur” ou de “chaleur” ressentie à l’égard de certains groupes. Les personnes de gauche expriment généralement des attitudes “tièdes” envers les personnes de droite, rarement “froides”. Or le fait d’avoir des attitudes “tièdes” à l’égard de certains groupes de personnes, de ne pas être enthousiaste à l’égard de leurs activités politiques est loin d’exprimer des préjugés, du moins si l’on se réfère à la définition de la notion de préjugé qui prévaut en psychologie sociale.

En 1954, Gordon Allport a défini les préjugés comme une hostilité injustifiée qui se manifeste par la discrimination, l’exploitation, et des crimes de haine. Il n’y a pas de préjugés “inoffensifs”, les préjugés sont des réponses viscérales émotionnelles négatives provoquant des comportements hostiles.

Vivienne Badaan et John T. Jost rappellent que, dans cette tradition de la psychologie sociale, “les préjugés sont un problème social sérieux qu’il convient d’analyser et de traiter – avec de vraies victimes, telles que les victimes de crimes de haine – et ce n’est pas une notion à utiliser à la légère ni un phénomène à banaliser […] Il ne s’agit pas d’une notion qui peut être assimilée, par exemple, à des attitudes tièdes ou à un discernement critique.

Ces chercheurs estiment qu’il est important de ramener l’étude des préjugés à ses racines en psychologie sociale, en tant que tentative de comprendre et d’atténuer les problèmes sociaux associés à l’hostilité, l’agression, la violence dirigées contre les membres d’un groupe. Cela implique que toute étude sérieuse des préjugés prenne en compte leurs conséquences dans le monde réel, notamment les crimes de haine.

Asymétrie dans les crimes de haine

Les crimes de haine sont des actes violents commis contre des personnes en raison de leur appartenance (réelle ou supposée) à un certain groupe social. Si l’intensité des préjugés est équivalente à gauche et à droite du continuum politique, les crimes de haine commis contre les minorités ethniques, religieuses et sexuelles (qui sont détestées de manière disproportionnée par les personnes de droite) devraient être aussi fréquents que les crimes de haine commis contre les groupes avantagés (que les personnes de gauche sont supposées détester de manière disproportionnée). Vivienne Badaan et John T. Jost ont analysé les statistiques sur les crimes de haine commis aux États-Unis sur la période 1996-2018 :

© theconversation.com

Or, les données montrent que les crimes de haine contre les minorités sont beaucoup plus fréquents que les crimes de haine contre les groupes favorisés. Si l’on part du principe que les crimes de haine sont la conséquence directe de préjugés extrêmes, il apparaît que les individus de droite sont beaucoup plus enclins à des formes extrêmes de préjugés (infra-humanisation, déshumanisation animalistique, déshumanisation flagrante notamment) que les personnes de gauche.

Empathie, autoritarisme, intolérance

Martin Bäckström et Fredrik Björklund (chercheurs en psychologie sociale à l’université de Lund) ont examiné la relation entre l’empathie, l’autoritarisme de droite, l’orientation à la dominance sociale, et le préjugé généralisé.

L’empathie désigne la capacité à ressentir et comprendre les émotions des autres individus. Cette compétence est centrale pour le souci pour autrui, la prise de perspective, les émotions morales (comme la compassion, la culpabilité), le comportement d’aide, l’altruisme, la coopération. Le préjugé généralisé désigne la tendance à avoir une attitude défavorable à l’encontre des personnes perçues comme dissimilaires à soi (racisme, sexisme, homophobie, etc.)

Les participants ont complété un questionnaire comprenant l’indice de réactivité interpersonnelle, une échelle souvent utilisée pour évaluer la tendance spontanée des personnes à l’empathie, ainsi que l’échelle d’autoritarisme de droite, l’échelle d’orientation à la dominance sociale, et plusieurs échelles de préjugés (par exemple, racisme, sexisme, validisme).

Les résultats montrent que moins les personnes sont dotées d’empathie, plus elles ont un niveau élevé d’autoritarisme, et plus leur niveau de préjugé généralisé est élevé.

Modèle proposant qu’un déficit d’empathie favorise l’autoritarisme, qui détermine ensuite le niveau de préjugé généralisé. Les signes – et + précisent la relation entre les variables : relation négative entre l’empathie et l’autoritarisme, relation positive entre l’autoritarisme et le préjugé généralisé. L’étude de Martin Bäckström et Fredrik Björklund est corrélationnelle, les relations entre variables ont été testées par la modélisation d’équations structurelles © theconversation.com

De manière cohérente, la recherche en neurosciences montre que les réponses neurophysiologiques d’empathie sont plus faibles chez les personnes de droite par rapport aux personnes de gauche.

D’autres travaux soutiennent l’idée que l’empathie exerce une influence causale sur les attitudes autoritaires, le conservatisme et les préjugés intergroupes. Notamment, des chercheurs ont observé que des lésions cérébrales dans des zones importantes pour l’empathie provoquent une augmentation du niveau d’autoritarisme chez les personnes. Attention, ce résultat ne signifie pas que l’autoritarisme soit la conséquence de lésions cérébrales : les études lésionnelles permettent de compléter les données disponibles, de clarifier les relations de causalité entre variables.

Aucune équivalence entre “les extrêmes”

La recherche en psychologie sociale sur les relations intergroupes (préjugés, stéréotypes, discrimination) a débuté dans les années 1930. Les études ont souvent porté sur les pays occidentaux, cependant la recherche montre que les phénomènes présentés ici (orientation à la dominance sociale, autoritarisme de droite, conservatisme, préjugés, déshumanisation) sont universels.

Dans leur ensemble, les travaux présentés dans cet article montrent qu’il n’y a aucune équivalence entre “les extrêmes”. Plus les personnes présentent un déficit d’empathie, un niveau élevé d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à droite ; plus les personnes présentent un souci empathique, un niveau faible d’autoritarisme, de préjugés, de déshumanisation, de violence intergroupe, plus elles se situent à gauche. “Les extrêmes” s’opposent dans leur conception de la justice sociale, leur souci pour autrui, les non-humains, et l’environnement.

Ces traits s’objectivent dans la surreprésentation de l’extrême droite dans les crimes de haine et le terrorisme (des années de plomb à aujourd’hui) ; et dans la surreprésentation de l’extrême gauche dans les initiatives de lutte pour la justice sociale, de solidarité envers les personnes les plus vulnérables (comme les personnes migrantes), les initiatives de défense des droits, des libertés, de l’environnement.

Une critique consiste à pointer les exactions commises au XXe siècle au nom de certaines idéologies de gauche. Toutefois la recherche en psychologie sociale suggère que cette violence soit le fait de personnes “de droite”. Par exemple, une série d’études menée en Union soviétique montre que plus les personnes ont un score élevé à l’échelle d’autoritarisme de droite, plus elles soutiennent le régime soviétique, rejettent les dissidents politiques, et sont intolérantes (sexisme, racisme, antisémitisme notamment). Les résultats montrent également que les membres du parti communiste russe ont des scores plus élevés à l’échelle d’autoritarisme de droite que les membres des autres organisations politiques.

Selon Bob Altemeyer (chercheur en psychologie sociale à l’université du Manitoba), l’alliance entre des leaders à forte orientation à la dominance sociale et des subordonnés autoritaires de droite représente une “union létale” car elle augmente fortement le risque de violence politique, les premiers appelant à l’action violente, les seconds passant à l’acte. La montée du RN nous confronte directement à cette menace, en sus d’une augmentation des inégalités sociales et d’une intensification de la crise environnementale.

Les travaux présentés dans cet article ont été menés par des chercheuses et chercheurs en psychologie sociale, mais aussi en sciences politiques, en neurosciences, en génétique comportementale, en primatologie. Toutes et tous partagent la conviction que le comportement politique ne saurait être expliqué par une seule discipline de recherche.

Johan Lepage, Université Grenoble-Alpes


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © recuerdos de pandora (CC).


Plus de discours (entre autres, politiques) en Wallonie…

DAGUIN, Clara (née en 1987)

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[FR.FASHIONNETWORK.COM, 29 octobre 2023] Cette créatrice franco-américaine, âgée de 36 ans, est née à Levallois-Perret en région parisienne puis a grandi dans la Silicon Valley californienne, qui est considérée comme le berceau de l’innovation technologique. Avec un père ingénieur en électronique, la digitalisation et la dématérialisation deviennent rapidement ses sujets de prédilection.

Diplômée en design graphique du California College of the Arts en 2009, Clara Daguin passe six mois en Inde puis rentre en France, où elle laisse libre cours à sa passion pour la mode. Son master de “Fashion design” de l’École nationale supérieure des arts décoratifs (Ensad) de Paris en poche, elle enchaîne avec un stage chez Margiela.

La styliste en herbe participe ensuite au 31e Festival international de mode et photographie de Hyères, en avril 2016. Avec sa collection de vêtements hybrides à l’allure futuriste, qui s’illuminent en fonction des battements du cœur de la mannequin, elle se hisse parmi les finalistes. Et crée sa marque éponyme dans la foulée.

En utilisant la mode comme un medium, Clara Daguin explore la relation (parfois ambiguë) entre les corps et les nouvelles technologies. Dans son travail artistique, la créatrice de mode basée dans le nord-est de Paris, à deux pas du Centquatre (XIXe arrondissement), crée des tenues poétiques, interactives et résolument expérimentales, sur lesquelles elle attache des circuits électroniques intégrés, des microprocesseurs, des piles, de fins câbles, des LED, des fibres optiques ou encore des capteurs de lumière et de température.

“Depuis 2016, je constate que beaucoup de gens qui se sont lancés dans la fashion tech en sont partis, car c’est vraiment compliqué d’intégrer la technologie dans une collection commerciale, qui puisse se vendre, admet Clara Daguin. Il me faut parfois plusieurs mois pour créer certaines tenues sur-mesure”, ajoute l’entrepreneure qui pilote une équipe de trois personnes et qui recherche “un binôme orienté business”.

​”Certes il y a eu un engouement pour la fashion tech ces dernières années mais c’est difficile d’en vivre. Je prête souvent mes pièces pour des éditos presse et des shootings et je fais également du consulting pour des marques plus établies”, confie la créatrice qui jongle au quotidien entre une créativité sans limite et la réalité commerciale du secteur de la mode.

Dans son “modèle économique pluridisciplinaire”, Clara Daguin propose “la location de pièces couture, plébiscitée par des VIP, qui négocient souvent à la baisse les tarifs” ainsi qu’une petite offre de prêt-à-porter sur son site web (avec notamment des foulards en coton à 45 euros et des bombers oversize aux détails réfléchissants proposés à 750 euros).

Elle compte dans sa clientèle des célébrités internationales comme la musicienne islandaise Björk (pour sa performance à Coachella en avril, elle portait la veste bleu nuit “Sun” brodée de 1.430 ampoules LED réagissant au son), le chanteur nigérian Burna Boy (pour son concert à Paris en mai dernier) ou encore l’artiste monténégrine Vladana Vučinić qui, ​pour la demi-finale de l’Eurovision 2022, avait enfilé une somptueuse robe bardée de LED s’illuminant et rayonnant selon les fluctuations de la musique.

Cette dernière est issue de la flamboyante collection Cosmic Dance, présentée en janvier dernier pendant la semaine de la haute couture à Paris à la maison Baccarat, spécialiste du cristal avec qui elle collabore sur un plan créatif depuis deux ans. Clara Daguin fait rayonner ses pièces combinant broderies artisanales et technologies pointues avec des collaborations cosmiques.

En 2021, la créatrice geek a imaginé cinq robes époustouflantes conçues avec l’incubateur Advanced Technology and Projects (ATAP) de Google et sa technologie “Jacquard” (un tissu intelligent et tactile). Cette collection baptisée “Oracle” a été présentée au musée Grévin à Paris, et elle a ensuite été déclinée numériquement. Ces NFT sont commercialisés au prix de 111,87 euros sur le site de mode virtuelle DressX.

Avec ses collaborations audacieuses, la styliste s’essaie au mass-market. “Je vais dévoiler au printemps une capsule imaginée avec La Redoute”, sourit-elle. Les pièces, commercialisées en édition limitée par l’enseigne nordiste dès le mois de mars prochain, arborent “un côté sportif avec des matières réfléchissantes”. Au programme: une robe, un pantalon et une veste bomber.

Egalement passionnée par la décoration et l’architecture d’intérieur, Clara Daguin travaille sur des œuvres murales et des tapisseries géantes (de 9 mètres sur 5) réagissant aux sons, qui seront exposées à partir de début décembre dans l’église Saint-Eustache à Paris, près du Forum des Halles.


© Clara Daguin

[FRANCETVINFO.FR, 4 mai 2023] En utilisant la lumière tel un matériau, Clara Daguin confronte haute couture et haute technologie pour une mode qui s’inscrit entre le monde physique et le digital. Etonnant.

Clara Daguin, qui est née en France, mais a grandi dans la Silicon Valley en Californie, s’empare de ces deux cultures pour son travail où s’entrelacent savoir-faire et technologie, broderie et électronique, naturel et artificiel. Elle se sert de la mode pour explorer comment la technologie accompagne nos corps – digitalisation, dématérialisation, surveillance – et utilise la lumière tel un matériau. La créatrice, qui a créé sa marque en 2017 à l’issue de sa participation au Festival International de mode, de photographies et d’accessoires d’Hyères, collabore également avec des artistes, des chercheurs et des institutions. En janvier 2023, elle a présenté une robe confectionnée avec 400 pampilles de cristal Baccarat, une collaboration entamée en 2021 lors de l’exposition Harcourt Show.

Rencontre et explications avec la créatrice Clara Daguin.

Franceinfo Culture : pourquoi s’intéresser à la technologie ?

Clara Daguin : J’ai toujours fait de la couture depuis que je suis petite mais je ne la voyais pas comme un moyen d’expression artistique : c’était juste quelque chose que j’aimais faire. Aux Etats-Unis, où j’ai grandi, j’ai suivi un Bachelor de graphisme. J’ai choisi ce domaine car je trouvais intéressant de pouvoir utiliser plein de techniques différentes. Là-bas, la première année, on peut tout expérimenter : j’ai testé la peinture, la photographie, la gravure… J’aimais faire des logos, de l’identité visuelle, des sites internet, des choses interactives et des vidéos.

En 2010, j’ai vécu six mois en Inde : j’ai vu des artisans de mode, des matières incroyables, de la broderie, cela m’a donné envie d’acheter des matériaux et de recommencer un peu à réaliser des choses. Là-bas, j’étais embauchée par une entreprise française d’urbanisme pour créer leur site internet. Quand je suis rentrée vivre à Paris, j’ai continué avec eux mais l’artisanat et ses matériaux m’étaient restés en tête. Je me suis inscrite à un cours de stylisme de mode de la mairie de Paris et j’ai envisagé cela comme un projet artistique, créatif. J’ai, alors, fait des dessins puis une collection.

Vous avez créé votre marque à l’issue de votre participation au Festival international de mode d’Hyères.

Après les cours à la mairie de Paris, j’ai postulé à l’Ecole nationale supérieure des arts décoratifs où j’ai fait un master de design/vêtements. J’avais comme professeur Elisabeth de Senneville qui était une des premières créatrices à utiliser des matières techniques, de la fibre optique… J’adorais son cours. Certains d’entre nous ont ainsi participé à un workshop avec le MIT (Massachusetts Institute of Technology) : il s’agissait de hacker des chaises Ikea avec un microprocesseur et des capteurs pour leur donner une nouvelle utilité. Là, j’ai compris que tout ce que je faisais en graphisme – le côté interactif – pouvait être appliqué à un objet. Cela m’a alors obsédée. Ma collection de diplôme était axée sur les recherches matières avec des tubes en textile pour représenter l’idée de data [données numériques], d’informatique, de technologie. J’avais commencé à intégrer de la vraie fibre optique mais cela ne marchait pas bien, c’était un premier test.

Pour le Festival de Hyères, j’ai retravaillé ma collection en intégrant une fibre optique plus souple et un peu moins de broderie. L’idée de ma collection Body Electric était que la technologie uniformise : sur mes vêtements j’ai réalisé des découpes à différents endroits. Cela permettait de voir ce qui était caché, de révéler une partie lumineuse du corps, de dévoiler un peu le côté cyborg de l’humain.

En 2016, il y avait un foisonnement autour de la Fashion Tech, les gens étaient super intéressés et ils faisaient des choses avec des leds ou des trucs interactifs. J’ai été invitée à voyager pour présenter ma collection et à faire des conférences sur cette technologie. Je me suis dit alors qu’il y avait un réel intérêt pour ce travail et qu’il fallait continuer. En parallèle, je travaillais en free-lance en broderie dans un atelier et pendant les Fashion Weeks pour Alexander McQueen. L’année suivante, j’ai fait une deuxième collection pour le Festival de Hyères ce qui m’a permis de travailler de nouvelles pièces.

Vous êtes un peu touche-à-tout : au salon Première Vision, vous avez réalisé une installation interactive

En 2018, j’ai travaillé avec le salon Première Vision qui m’a proposé de créer une pièce pour le Wearable Lab dans le cadre d’une exposition où des entreprises présentaient des solutions techniques innovantes. J’avais un espace d’exposition de 100 m2 pour présenter Aura Inside, ma pièce sur mesure. En fait, c’était une robe ouverte en deux parties, le devant et le dos, à l’intérieur desquelles le visiteur pouvait se glisser. Un motif s’illuminait quand les gens rentraient dedans. L’exposition s’intitulait Reveal The Invisible.

Ensuite, j’ai participé pendant deux saisons à Designers Appartement [‘incubateur-showroom’ organisé par la Fédération de la Couture et de la mode où la créatrice a présenté une collection de prêt-à-porter féminin, dans laquelle on retrouve les codes de la pièce expérimentale Aura Inside. Après j’ai eu envie d’explorer, de pousser plus loin la technologie et de me recentrer sur l’expérimentation.

Une de vos pièces a demandé 3 000 heures de travail !

En 2019, pendant la semaine de la haute couture, à la Chapelle Expiatoire à Paris, j’ai présenté Atom. Cette seule pièce avait demandé 3 000 heures de travail, en effet. Elle était accompagnée d’une bande-son car elle réagissait aux différents sons. L’idée était que visuellement tout évoque les ondes sonores, avec de la broderie et des perles. Lors du Festival de Hyères, j’avais réalisé des petites broderies tandis que là le vêtement était entièrement brodé. Avec le temps, on évolue tant dans le choix des matériaux utilisés que dans la programmation. De fin 2019 à l’été 2022, j’étais salariée du concept-store de Dover Street Parfums Market et j’ai fait aussi du consulting, après j’ai réalisé une robe pour l’Eurovision.

C’était pour la chanteuse représentant le Montenegro en 2022. Comment est née cette collaboration ?

J’ai fait une robe lumineuse sur mesure. Vladana Vučinić m’a contacté sur Instagram. Elle m’a dit “je veux être la chose la plus lumineuse sur scène.” J’ai alors réalisé des dessins pour cette robe qui s’illumine au niveau du thorax puis derrière le corps en une sorte de halo. Ma robe réagissait aux fluctuations de la mu­sique. La pièce avait été pensée par rapport à la scénographie qui représentait un soleil cinétique.

Certaines de vos robes sont le fruit d’un partenariat avec Google ATAP

En 2021, j’ai mis en scène cinq robes lumineuses interactives en partenariat avec les ingénieurs de Google ATAP (Advanced Technology and Projects). J’avais une carte blanche artistique pour intégrer la connectivité dans mes vêtements grâce à la technologie Jacquard by Google, un fil très fin et conducteur. Leur ingénieur s’occupait de la programmation et m’indiquait pour chaque modèle à quel endroit il fallait connecter le microprocesseur à la broderie.

La performance s’articulait autour d’Oracle : l’histoire d’une diseuse de bonne aventure – interprétée par la mannequin et muse Axelle Doué – qui lisait les lignes de la paume de la main de son interlocutrice de façon numérique. La technologie était brodée sous forme de fil dans les gants portés par Axelle les transformant en capteurs. Ces derniers renvoyaient les informations pour éclairer avec plus ou moins d’intensité l’une des quatre robes – inspirées des élements : eau, feu, terre et eau – de cette performance.

Elles ont même été disponibles dans l’univers virtuel grâce à la plateforme DressX

Quand j’ai fait cette collaboration avec Google, DressX [entreprise qui créée des vêtements digitaux pouvant être portés en filtre grâce à la réalité augmentée] s’est greffée sur cette collaboration et a digitalisé certaines de mes pièces pour sa plateforme. Je trouve cela super intéressant de pouvoir acheter des pièces virtuelles, digitales, adaptées à la morphologie de la personne.

Vous avez débuté en 2021 une collaboration avec Baccarat qui s’est poursuivie cette saison. 

En 2021, j’avais été invitée par Laurence Benaïm à l’exposition Hartcourt Show, une exposition de onze jeunes créateurs de mode réinterprétant l’iconique verre Harcourt. En janvier 2023, pendant la semaine de la haute couture, j’ai présenté Cosmic Dance, ma nouvelle collaboration. Là, j’ai confectionné une robe avec 400 pampilles de cristal Baccarat, lumineuses. Une toute petite Led – glissée de chaque côté de chaque pampille en cristal – illuminait la robe. C’était très upcycling !

Quels sont vos projets ? 

J’ai un projet avec la danseuse Véronika Akopova. Cette chorégraphe fait partie des sélectionnés de la bourse Mondes nouveaux du Ministère de la Culture. Sa pièce  Murmurations sera jouée au château d’Azay-Le-Rideau, en juin prochain avec cinq danseurs ainsi que des drônes-oiseaux, puisque la danseuse évoque leur disparition. Je réalise les costumes avec des matières réfléchissantes dont les motifs reprennent des photos d’oiseaux en mouvement.

Sinon, je prête mes robes pour les shootings photo à des magazines, ce qui fait de la visibilité. Je loue aussi certaines de mes pièces – j’ai une vingtaine de modèles – pour des concerts ou des clips vidéos. Et pour 2024, on va faire une collaboration avec La Redoute.

Vous considérez-vous comme créatrice, artiste ou ingénieure ?

Je me pose la question tous les jours. C’est un peu un mélange, artiste, créatrice et ingénieure mais j’ai toujours besoin d’un ingénieur extérieur pour écrire le code. Je fais aussi un peu de prêt-à-porter, des pièces très basiques comme des casquettes phosphorescentes et des foulards dont les motifs évoquent la lumière… disponibles sur mon site internet. Je suis créatrice de mode avec mes vêtements couture mais je peux aussi faire des objets, des collaborations et des partenariats avec d’autres maisons, me diversifier et dans cet esprit, je me sens alors plus artiste. La led évolue en devenant de plus en plus petite et forte donc cela permet d’explorer plein de choses.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : fr.fashionetwork.com ; francetvinfo.fr | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Clara Daguin | visiter le site de Clara Daguin


Plus de scène en Wallonie-Bruxelles…

SEMPE : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

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SEMPE, Sans titre

(sérigraphie, 35 x 30 cm, s.d.)

Jean-Jacques SEMPÉ (1932-2022) est un dessinateur humoriste français. Il est notamment l’illustrateur des aventures du Petit Nicolas dont l’auteur est René Goscinny. Dans les années cinquante, il connait le succès grâce à ses collaborations régulières avec Paris Match. De 1965 à 1975, Françoise Giroud l’invite à L’Express auquel il donne chaque semaine ses dessins et dont il est durant une quinzaine de jours l’envoyé spécial aux États-Unis en 1969. En 1978 Sempé réalise sa première couverture pour le New Yorker, célèbre magazine culturel américain. Il en créera plus d’une centaine par la suite. Après le succès du Petit Nicolas, à partir de 1962 (“Rien n’est simple”), Sempé publie presque chaque année un album de dessins chez Denoël, quarante jusqu’en 2010 (source Wikipedia).

Cette lithographie est tirée d’un dessin à l’aquarelle d’une grande délicatesse. Un enfant suivi de son chien, se promène en banlieue au coucher du soleil. L’échelle entre le décor et les personnages, la qualité du trait et le rendu de l’expression de l’enfant : cela semble tout droit sorti de l’univers du Petit Nicolas.

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement à l’Artothèque de la Province de Liège ? N’attendez plus, foncez au 3ème étage du B3, le centre de ressources et de créativité situé place des Arts à B-4000 Liège…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sempé  | remerciements à Bénédicte Dochain, Frédéric Paques et Pascale Bastin

MEHADJI, Najia (née en 1950)

Temps de lecture : 5 minutes >

[NAJIAMEHADJICOM] Najia MEHADJI, née en 1950 à Paris d’un père marocain et d’une mère française, est une artiste franco-marocaine. Elle vit et travaille entre Paris et Lamssasa (près d’Essaouira). Sa double origine l’amène à créer très tôt dans ses œuvres une synthèse entre cultures occidentale et orientale et à s’ouvrir à d’autres expressions comme la performance et la musique dans un processus expérimental.

Le travail de Najia Mehadji peut se diviser en plusieurs grandes périodes de création. Après des peintures d’empreintes (1980-1990) influencées par la musique contemporaine, puis des peintures/dessins, monochromes sur tissu de lin, aux formes symboliques universelles (1990-2010). Elle développe depuis 2010 des œuvres centrées sur le geste en s’inspirant de la calligraphie orientale, du soufisme et de la danse. Elle crée ainsi sa propre écriture tout en lignes continues et dynamiques, dans une performance physique et mentale. Elle réalise parallèlement des œuvres numériques engagées contre la barbarie de la guerre (notamment sur le sort des femmes) et contre la peine de mort dans le monde .

Ses principales expositions personnelles ont eu lieu, en France, aux musées des beaux-arts de Poitiers, de Caen et d’Épinal ; à la galerie Montenay (Paris) ; à la salle Saint-Jean (Mairie de Paris) ; à la galerie La Navire (Brest). Au Maroc, à la Galerie Nationale Bab Rouah (Rabat) ; à l’espace Actua de l’Attijariwafabank (Casablanca) ; à la galerie Delacroix (Tanger) ; à la galerie Shart et la galerie d’art l’Atelier 21 (Casablanca). Au Qatar, à l’Anima Gallery à Doha. Elle a également exposé à Amman (Fondation Shoman), à la foire de Bâle , à l’Arco de Madrid, au FI:AF (French Institut:Alliance Française) à New York et dans de nombreuses institutions dans le monde.


Najia Mehadji © animagallery.com

[AEMAGAZINE.MA, 10 avril 2024] L’artiste plasticienne Najia Mehadji réinvestit la galerie d’art L’Atelier 21 à Casablanca, du 23 avril au 24 mai 2024, pour une quatrième exposition individuelle intitulée Rosebud.

Dans le texte du catalogue d’exposition, l’auteur et historien de l’art Brahim Alaoui fait la lumière sur le travail récent de l’artiste en ces termes : “Najia revient sur la série War Flower qu’elle réinterprète en 2023 dans une version qu’elle dénomme Rosebud (bouton de rose), en référence au mot murmuré par le richissime héros mourant dans le film mythique d’Orson Welles, Citizen Kane, et dont on comprend à la fin que Rosebud est l’incarnation de l’amour qui surpasse le pouvoir et la réussite matérielle. Dans cette série Rosebud, Najia remet à l’honneur la rose, “symbole d’offrande, d’amour, de beauté, d’éphémère, en contrepoint à la mort”, pour manifester sa compassion pour la tragédie humaine en cours en Palestine et ailleurs. Elle métamorphose la rose en une gestuelle tout en rondeur qu’elle déploie énergiquement par l’entremise d’une peinture fluide, et d’un large pinceau sur ses toiles monochromes, afin de la faire surgir dans l’intensité de l’instant.” Et de poursuivre : “Dans ces œuvres conjuguant la dextérité, l’impulsion, la liberté, où le corps s’implique et se lie en un geste continu porté par l’élan de la main et de l’esprit, Najia Mehadji nous livre la quintessence de son expérience et de sa réflexion à travers l’invention de sa propre calligraphie unissant le sensuel et le spirituel qui célèbre la lumière de la vie.”

Dès les années 80, l’œuvre de Najia Mehadji effectue une synthèse entre un art contemporain qui renouvelle la peinture et des éléments de l’art islamique tels que la coupole, le polygone, le floral, l’arabesque ou la calligraphie, au bénéfice de nouveaux concepts et de nouvelles formes au sein desquels l’artiste invente son propre style. Considérée comme l’une des artistes majeures de la scène africaine, Najia Mehadji ne cesse de renouveler son art en lui ouvrant à chaque fois de nouvelles possibilités d’expression. Une constante demeure toutefois dans les œuvres de l’artiste : un geste reconnaissable entre tous et qui permet d’identifier immédiatement l’auteur des peintures et des dessins. Cette gestuelle à la fois libre et parfaitement maîtrisée s’impose dans les œuvres de Najia Mehadji comme une tentative de percer le mystère même de la peinture.

Les œuvres de Najia Mehadji font partie de nombreuses collections dont celle de l’Institut du monde arabe (France), du Fonds National d’art contemporain de Paris (France), du Musée d’art moderne et contemporain du Centre Georges Pompidou (France), du Musée d’art moderne de Céret[ (France), du Musée des Beaux-Arts d’Amman (Jordanie) et du Musée Mohammed VI d’art moderne et contemporain (Maroc). L’artiste vit et travaille entre Paris et Essaouira.


Najia Mehadji, “Gwana Soul” © Najia Mehadji

[OFFICIEL-GALERIES-MUSEES.FR, 20 octobre 2023] Le pinceau en mouvement. Cela pourrait sans doute être le mantra de cette artiste reconnue. Dans ses toiles se déploient des dégradés de couleurs expressives qui suggèrent l’ondulation ou l’expansion. Najia Mehadji peint le geste et réussit à saisir chaque moment éphémère et particulier où le pinceau s’exprime pour montrer toute sa beauté. Dans son art, l’espace pictural est sublimé par une esthétique sobre et subtile. Franco-marocaine, l’artiste partage sa vie entre son atelier parisien et son atelier marocain près d’Essaouira. Elle utilise sa double culture pour produire un art qui floute les frontières, fusionnant les influences occidentales et orientales. Diplômée de l’Ecole des Beaux-arts de Paris, elle s’intéresse très tôt au théâtre nô japonais et aux performances de musique contemporaine. La craie sanguine, le fusain ou encore l’encre font partie de ses matériaux de prédilection.

Cette exposition [à la Galerie 110 à Paris] sera l’occasion de (re)découvrir “Ligne de vie”. Cette œuvre énergique créée en mars 2020, lors de la pandémie de COVID-19. Ses tons intenses turquoise nous invitent à la l’évasion et à l’espoir. La Galerie 110 Véronique Rieffel expose également la série W&W (women & war) qui combine peinture et sérigraphie et fait référence au sort des femmes ukrainiennes et iraniennes.

Najia Mehadji privilégie l’usage du noir et du blanc, couleurs phares du soufisme dont elle s’inspire et se nourrit. La bichromie confère à son travail une réelle profondeur. Lorsque nos yeux se posent sur ses créations, ils sont frappés par le contraste de ces lignes qui se croisent et se percutent. Dans ses peintures ou ses dessins, sa calligraphie semble surgir des entrailles d’un océan caché. De cet océan, l’on aperçoit des fleurs qui brillent d’une lumière majestueuse et douce. Najia Mehadji construit des rubans de pétales qui dansent librement sur ses toiles.

La liberté, très chère à cette artiste engagée, se retrouve dans l’ensemble de son travail artistique. Elle s’inspire des danses mystiques du soufisme ainsi que de son expérience personnelle des arts vivants. La Valse de Camille Claudel constitue également une de ses inspirations principales. Son œuvre, à la croisée des arts tire toute sa singularité de la poésie qui émane de sa calligraphie, véritable hymne à la spiritualité. Najia Mehadji réalise des pièces irriguées par la vie qui propagent une énergie pure, un vent puissant et rafraîchissant. Avec son langage artistique, elle nous montre tout aussi bien l’élégance d’une mer tranquille que la tempête d’une pensée en mouvement.


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : Série “W & W” © Najia Mehadji 


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

HUME : Dans le vif de l’expérience

Temps de lecture : 10 minutes >

[d’après PHILOMAG.COM, 25 octobre 2007] David Hume fait valoir la supériorité des sensations et des affects sur les idées qui n’en sont plus que de pâles copies. Il démonte nos habitudes de pensée et en tire le principe de sa philosophie.

L’écossais David HUME (1711-1776) sous-titre son Traité de la nature humaine, “Essai pour introduire la méthode expérimentale dans les sujets moraux“. Référence explicite à Isaac Newton, la méthode empiriste donne la priorité à l’expérience. La “science de la nature humaine” que le philosophe entend constituer ne pourra jamais que remonter aux principes les plus généraux, sans prétendre atteindre les qualités ultimes de la nature humaine. Empiriste et phénoméniste, celui qui a réveillé Emmanuel Kant de son “sommeil dogmatique” rejette toute idée et tout concept philosophique qui ne renvoient pas à une origine expérimentale.

[…] Il n’est pas besoin de posséder un savoir bien approfondi pour découvrir l’état imparfait qui est actuellement celui des sciences : même la multitude, au-dehors des portes, peut juger, au bruit et à la clameur qu’elle entend, que tout ne va pas bien au-dedans. Il n’est rien qui ne soit un sujet de débat et à propos de quoi les savants ne soient pas d’opinions contraires. La question la plus insignifiante n’échappe pas à nos controverses, et nous sommes incapables de décider avec certitude des questions les plus importantes. Les discussions se multiplient, comme si tout était incertain, et ces discussions, on les tient avec le plus grand enthousiasme, comme si tout était certain. Au milieu de tout ce remue-ménage, ce n’est pas la raison qui l’emporte, mais l’éloquence ; et nul ne doit jamais désespérer de gagner des prosélytes à l’hypothèse la plus extravagante, s’il possède assez d’art pour la représenter sous des couleurs favorables. La victoire n’est pas remportée par des hommes en armes, qui manient la pique et l’épée, elle l’est par les trompettes, les tambours et les musiciens de l’armée. […] Dès lors, voici le seul moyen dont nous puissions attendre le succès de nos recherches philosophiques : délaisser la méthode lente et ennuyeuse que nous avons suivie jusqu’ici et, au lieu de prendre de temps à autre un château ou un village à la frontière, marcher directement sur la capitale, sur le centre de ces sciences, sur la nature humaine elle-même ; une fois que nous en serons maîtres, nous pourrons espérer partout ailleurs une victoire facile.

Traité de la nature humaine, Livre I, Introduction (1739)

Croyance

© Gary Brown – Science Photo Library

Comment savons-nous que la table existe indépendamment de nous ? qu’elle reste la même quand nous ne la voyons plus ? que le feu brûle toujours et que la glace toujours nous rafraîchit ? Beaucoup de nos prétendus “savoirs” ne sont en fait que des croyances. Si nous pouvons avoir une certitude démonstrative des relations entre nos idées (les mathématiques en donnent l’exemple), la certitude que nous avons quant aux “choses de fait” n’est pas telle. Elle existe pourtant bien comme phénomène de certitude “subjective“ : c’est la croyance. On a qualifié à juste titre la philosophie de Hume d’”enquête sur la croyance” tant cet objet traverse les domaines de sa recherche. Le lecteur rencontre tout d’abord cette notion au cœur de l’explication sceptique de la connaissance des causes : pourquoi attendons-nous que tel phénomène surgisse à la suite de tel autre, alors que rien dans les idées de ces phénomènes ne permet une telle inférence, alors que l’expérience passée ne peut stricto sensu “faire règle pour l’avenir“ ? Hume répond qu’il s’agit d’un cas de croyance, qu’il explique par le transfert de la “vivacité” du phénomène actuel à son corrélat habituel. Dès lors, en amont de cette analyse, nous pouvons reconnaître une “croyance sensible” dans la vivacité de l’impression : avoir une impression sensible, c’est croire indubitablement à l’existence de l’objet. L’homme est un animal qui croit bien plus qu’il ne sait, qui ne peut que croire. Ce qui d’ailleurs suffit à la tâche principale, celle de conduire son existence. Encore faut-il faire la part entre croyances recevables, ou connaissances expérimentales probables, et croyances superstitieuses, ou délires de notre imagination.

Causalité

En mettant en question l’évidence de la relation de cause à effet, David Hume porte atteinte à l’un des principaux présupposés du rapport de l’homme au monde et à lui-même. Cette relation est d’abord une tendance de l’esprit humain : nous associons nos idées selon leur ressemblance, selon les circonstances de leur apparition (contiguïté spatiale ou temporelle) et selon la relation de cause à effet. Les deux premières associations dépendent d’un donné, intellectuel ou empirique, que la troisième dépasse toujours : affirmer qu’un fait est la cause d’un autre revient à établir entre eux un lien d’implication, une “connexion nécessaire“. Que vaut, philosophiquement, cette opération ? C’est une outrance, si l’on remarque que rien dans les idées et rien dans l’expérience n’autorise le passage d’une conjonction constante – le soleil s’est toujours levé – à une connexion nécessaire – le soleil se lèvera demain. Comment en venons-nous à penser par causes et effets ? Et quelle est la valeur de telles inférences ? Hume propose de donner à ses doutes une solution sceptique, rapportant la croyance causale à l’effet d’habitude produit par la répétition des conjonctions. Il suggère que notre croyance aux causes a elle-même sa cause, ce qui n’est pas sans faire problème, mais signifie surtout qu’il ne rejette pas notre façon ordinaire de comprendre le monde. Elle constitue un savoir moins certain que la connaissance démonstrative, mais doté du degré de probabilité le plus élevé quand toute l’expérience passée plaide pour ce que nous en inférons. Scepticisme “mitigé“, c’est-à-dire s’appliquant aussi au scepticisme lui-même : les questions que posent notre connaissance empirique n’empêchent pas la constitution d’une “science sceptique” à visée pragmatique.

Idées et impressions

Les impressions et les idées sont, pour David Hume, les seuls contenus mentaux (ou, dans son vocabulaire, “perceptions de l’esprit“). Selon cet empiriste radical, nous n’avons jamais affaire qu’à nos perceptions, qui ne sont pas sur le même pied : les idées n’ont que le rang de “copies” ou de “traces” (mnésiques) des impressions, qui sont incomparablement plus “vives” que les idées. Le rapport sensible-intelligible de Platon se trouve ici inversé, et cette notion de “vivacité” pose question. Une perception “vive” manifeste une force de conviction sans pareille, de sorte que nous sommes “sans distance” à son égard  : impressions des sens (“de sensation“), émotions et passions (“impressions de réflexion“, c’est-à-dire subséquentes) ont une “force” caractéristique. Dans la lecture, par exemple, les sensations de voir, de toucher, de prendre plaisir au livre se distinguent, sous cet aspect, des représentations que le texte lu suggère. La pensée, au sens le plus large, consiste en associations d’idées, sachant que l’esprit, libre de relier les idées selon sa fantaisie, a néanmoins tendance à certaines liaisons régulières, les associations par ressemblance, contiguïté dans le temps ou l’espace et causalité. Trois principes qui suffisent, pour le philosophe écossais, à rendre compte de notre fonctionnement mental. Mais la théorie des impressions et des idées lui fournit aussi le principe de sa pensée de la croyance avec la notion (problématique) d’”idée vive“.

Passion

Les passions appartiennent, pour le philosophe écossais, à l’ensemble des impressions, événements mentaux dotés d’une “vivacité” incomparable. Tous les états affectifs, de la simple propension à l’obsession prédominante, se rangent dans cette catégorie d’impressions à laquelle il consacre le livre II du Traité. D’une part, il dit que les passions sont des impressions “de réflexion“, ce qui signifie qu’elles constituent des réactions aux sensations qui les précèdent (désir, crainte, aversion, etc.). D’autre part, Hume les décrit comme des “modifications originelles de l’existence“, ce qui met en valeur leur puissance de détermination (le mode de leur vivacité). Quand les passions directes entretiennent un rapport simple au plaisir et à la douleur (désir, aversion, joie, tristesse, espoir et crainte), les passions indirectes, plus complexes, associent la qualité d’une cause, l’idée de l’objet relié à cette cause, la sensation pour cette qualité et la passion correspondante. Autrement dit, l’amour, la haine, l’orgueil et l’humilité “produisent” leur objet : le moi ou autrui. Enfin, l’analyse humienne fait apparaître la catégorie des “passions calmes“, préférences déterminant des jugements plutôt que des agissements, parmi lesquelles le sens moral, le goût ou même… la raison.

Vertu

Dans sa morale, Hume refuse de définir le bien et le mal in abstracto. Ce sont les dispositions généralement approuvées, ou vertus, qui décrivent le bien (et inversement pour le mal), à partir des intentions manifestées par les agents (et interprétées par les spectateurs). Les vertus “naturelles” sont des passions approuvées (la bienveillance, la magnanimité) ; les vertus “artificielles” sont conformes à un système conventionnel d’intérêt commun (la justice, la fidélité politique ou conjugale). L’obligation à la pratique vertueuse est toujours “naturelle“, produite par une passion, y compris l’intérêt personnel.

Dans le cas des vertus artificielles, l’obligation est “morale“ : elle provient de l’approbation générale de la conformité aux règles. Héritier de la grande tradition “sentimentaliste” anglo-écossaise, David Hume rend possibles plusieurs développements importants en philosophie morale : l’expressivisme, l’utilitarisme ou, plus proche de lui, le travail d’Adam Smith sur la figure du “spectateur moral“.

Convention

Deux rameurs qui tirent au même rythme leur aviron accordent leur mouvement de façon spontanée, sans avoir besoin de se mettre d’accord sous la forme d’un contrat, ni même de se lier par aucune promesse. L’accord de mouvement synchronisé est né sans qu’ils y prêtent attention, par “convention” note Hume. Cette notion apparaît dans le troisième livre du Traité de la nature humaine, qui porte comme titre La Morale. Elle répond à une question, celle de “la manière dont les règles de justice sont établies par l’artifice des hommes“ ; question qui fait écho à un problème, celui d’une nature humaine caractérisée par des “besoins et nécessités innombrables” et, en même temps, par “des moyens insuffisants pour y parvenir“. La solution du problème, c’est la vie en société, et Hume propose l’idée d’une mise en place progressive. Car tout contrat social supposé à l’origine des états civils est, pour lui, une fiction théorique. Les hommes ont déjà fait l’expérience de la vie sociale dans la vie familiale : aussi trouvent-ils spontanément le mode d’accord (sur la propriété, sur son transfert) qui leur permet de dépasser les conflits d’intérêt.

© Marion Brosse

S’il faut penser l’origine des sociétés en termes d’intérêt personnel à la coopération, on peut substituer à cette “illusion rétrospective” l’idée d’une conjonction des intérêts. Une convention est la découverte commune d’un terrain d’entente, d’un mode de relation profitable aux partenaires, d’un artifice utile. Au fond, Hume met l’accent sur l’accord et non sur l’échange d’engagements. Un accord qui ne nécessite aucun plan préalablement négocié puis conclu (ainsi les rameurs), aucune verbalisation (le langage ne peut se précéder lui-même), ni même un équilibre dans l’échange (comme la pièce de monnaie “vaut pour” quelque chose d’une plus grande valeur). Promesses et contrats ne sont jamais que des sortes de conventions, “expresses” et destinées à pallier l’incertitude de l’avenir. Plus fondamentale, la notion de convention sert de “clef” pour comprendre la coopération sociale et la constitution commune de croyances, d’attentes et de valeurs partagées.

Goût

Comme beaucoup de ses contemporains, Hume rapproche le jugement esthétique (ou jugement de goût) et le jugement moral : tous deux sont prononcés par un plaisir (ou un déplaisir) d’un genre particulier. Dans l’un de ses essais les plus subtils (De la norme du goût), il repousse l’idée que la beauté puisse être une qualité des choses. Mais tout n’est pas pour autant “de bon goût” pourvu que cela corresponde au goût de quelqu’un. Il y a tout de même “certains principes généraux d’approbation et de blâme” au milieu de la variété des goûts possibles. Mais de tels principes ne reconstituent-ils pas des “canons de la beauté“ ? L’une des originalités de l’essai se trouve dans la proposition, en guise de réponse, d’un portrait : celui de l’homme de goût, de l’esthète. Il y a des experts, au jugement plus sûr, parce qu’ils ont accumulé une expérience, savent comparer et se déprendre de la “mode“. La délicatesse du goût est aussi une perfection de grande valeur pour l’existence, puisqu’elle nous protège des malheurs de la “délicatesse de passion“. L’une comme l’autre augmentent l’intensité de nos plaisirs et de nos peines, mais la première nous oriente vers l’inépuisable fonds d’expériences esthétiques possibles, quand la seconde nous livre à la contingence des rencontres heureuses ou malencontreuses…

Religion naturelle

Est appelée “religion naturelle” la thèse philosophique qui prétend justifier rationnellement quelques vérités religieuses, au premier rang desquelles l’existence de Dieu. Ainsi appuyé sur la seule autorité de la raison, ou “lumière naturelle“, le théisme pourrait se passer de la tutelle d’interprètes autorisés et se distinguer des formes “faibles” de croyance. Hume oppose souvent la philosophie, la méthode philosophique et les conclusions qui sont les siennes, à la superstition. Il n’en conteste pas moins la “religion des savants“, en particulier dans les Dialogues sur la religion naturelle. Ce livre donne un très bon exemple de ce type d’écriture philosophique qui oppose des thèses par l’intermédiaire de protagonistes fictionnels. Deux théismes s’y opposent : l’un est nourri d’arguments a priori, l’autre de la considération du monde (argumentation a posteriori). Dans cette audacieuse mise en scène, l’analyse critique des thèses de la religion naturelle conclut à la faiblesse de toute pensée des “causes finales” et à l’accointance de la “religion des savants” avec celle des ignorants.

Philippe SALTEL, philomag.com

Pour aller plus loin

© Vrin
Les œuvres de David Hume
      • Traité de la nature humaine : premier ouvrage du philosophe, en trois volumes, le Traité a d’abord reçu un accueil discret avant d’être reconnu comme l’une des contributions majeures à l’histoire des idées.
        • L’Entendement, livre I et appendice ;
        • Les Passions, livre II ;
        • La Morale, livre III.
      • Enquête sur l’entendement humain : cette reprise condensée du premier livre du Traité est l’ouvrage le plus lu de Hume, souvent considéré comme renfermant la quintessence de sa pensée.
      • Dialogues sur la religion naturelle : œuvre posthume dans laquelle le philosophe attaque aussi bien les fondements de la religion que la croyance en la toute-puissance de la raison, que développaient les encyclopédistes et les tenants de la religion naturelle.
      • Essais moraux, politiques et littéraires : où l’on découvre la verve de l’amateur de salons, qui affûte son esprit sur le mariage, le suicide, la liberté de la presse ou les partis politiques.
      • Essais esthétiques : des textes subtils, consacrés à l’éloquence, à la norme du goût ou au raffinement, qui témoignent d’une esthétique expérimentale.
L’œuvre commentée
      • Le Vocabulaire de Hume, de Philippe Saltel : pour se familiariser avec les notions clés de sa pensée empirique.
      • Empirisme et Subjectivité. Essai sur la nature humaine selon David Hume, de Gilles Deleuze : dans cet ouvrage exigeant, le philosophe montre comment, avec Hume, l’empirisme ne se définit plus seulement par l’origine sensible des idées, mais par la substitution plus radicale de la croyance au savoir.
      • David Hume. Une philosophie des contradictions, de Jean-Pierre Cléro : pour une étude approfondie de la philosophie humienne.
      • Hume et la fin de la philosophie, d’Yves Michaud : pour prendre la mesure de la rupture introduite par le penseur écossais dans l’histoire de la philosophie.
      • La Philosophie empiriste de David Hume, de Michel Malherbe : cette étude pointue est la plus complète de la pensée du philosophe.
      • Hume et la naissance du libéralisme économique, de Didier Deleule : pour comprendre les fondements philosophiques d’une doctrine économique.

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : RAMSAY Allan, Portrait de David Hume (1766) © DP ; © Gary Brown/Science Photo Library ; © Marion Brosse ; © Editions Vrin.


Plus de discours en Wallonie…

CONDILLAC : L’éveil de la statue

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[d’après PHILOMAG.COM, 31 août 2012] En imaginant l’éveil d’une statue de marbre, le philosophe sensualiste Étienne Bonnot de CONDILLAC explore le problème de la connaissance de soi.

C’est une statue de marbre, mais elle est “organisée intérieurement comme nous.” Elle est inerte, froide, sans vie. Soudain, elle s’anime et nous suivons les modifications dont elle devient le théâtre. Que se passe-t-il ? En s’éveillant, la statue découvre d’abord la sensation. Elle est envahie par des odeurs, des sons, des images. Elle sent, elle entend, elle voit. Mais, absorbée par ces sensations nouvelles, la statue se fond avec tout ce qui l’entoure : sentant une rose, elle “sera cette odeur de rose“, nous dit Étienne Bonnot de Condillac, philosophe sensualiste du XVIIIe siècle. La statue fraîchement éveillée ne connaît alors ni son corps ni les corps extérieurs, incapable de les démêler dans ces sensations confuses.

Sensation

Première selon Condillac, la sensation permet d’engendrer la connaissance de soi et des autres corps, ainsi que les facultés humaines. L’exemple de la statue illustre cette hypothèse en plaçant le lecteur dans la situation propre au dénuement de la naissance.

Condillac (1714-1780)

Cependant, la statue jusqu’alors immobile commence à se mouvoir. Elle bouge sa main, la pose sur le corps qu’elle ignore être le sien : elle se touche. Elle sent la “solidité” de sa peau contre sa main, et découvre qu’il existe quelque chose hors d’elle-même puisque “le propre de cette sensation est de représenter à la fois deux choses qui s’excluent l’une hors de l’autre“. En se touchant, la statue découvre d’abord l’extériorité, car le contact de sa peau lui fait en même temps sentir l’écart, la séparation. Mais elle sent en même temps autre chose, d’intime et de confus : ce qu’elle touche, c’est elle, sa peau, son corps. En se touchant, elle se sent à la fois touchant et touchée, car “en distinguant la poitrine de sa main, la statue retrouvera son moi dans l’une et dans l’autre, parce qu’elle se sent également dans toutes deux.” La statue vient de découvrir qu’elle avait un corps, mais ne pourrait jamais en reconnaître l’unité si, “sous sa main“, “une continuité de moi” ne remplaçait la contiguïté des membres touchés.

Solidité

C’est une sensation donnée par le toucher qui nous permet de distinguer les corps, parce que nous sentons, à travers elle, la résistance que se font deux corps qui s’excluent mutuellement. Avec elle commencent pour la statue “son corps, les objets et l’espace.

En mettant en scène l’éveil progressif d’une statue à la sensibilité, Condillac introduit dans le Traité des sensations une expérience de pensée insolite où le philosophe rejoint Pygmalion. Pourquoi la statue ? pourquoi ce détour par ce qui ne sent ni ne connaît pour explorer la lente émergence de la conscience de soi et de la connaissance du monde ? Parce que la statue permet au penseur de faire cette table rase dont le sujet sentant et pensant est incapable, parce qu’il faut remonter en deçà de la conscience et de la sensibilité pour trancher la question délicate de l’origine : origine du sentiment, origine des facultés et encore origine des idées.

Avec sa statue, Condillac expose une idée novatrice et audacieuse : contre ceux qui, comme Descartes, postulent l’existence des facultés et des idées innées (créées avec nous par Dieu), il démontre que c’est la sensation qui découvre au sujet son identité, et engendre toutes les facultés humaines comme la mémoire, l’entendement ou bien la volonté. Au faux commencement imaginé en Dieu, Condillac oppose la véritable origine ancrée en chacun : la sensation.

Cécilia Bognon-Küss, philomag.com


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : philomag.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : statue du Camposanto de Pise © Patrick Thonart.


Plus de discours en Wallonie…

RODIN : Où l’on découvre que les Belges (dont Raoul Warocqué) ont un petit faible pour son œuvre…

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[d’après ARTIPS.FR, 15 avril 2024] 1889, Bruxelles. Lors d’une exposition dans la ville, le sculpteur Rodin dévoile en grande pompe Les Bourgeois de Calais. Si l’œuvre a déplu aux Français, les Bruxellois, eux, sont époustouflés par sa modernité ! Il faut absolument la présenter en Belgique de manière permanente…

Nadar, Portrait de Rodin (1891) © DR

En effet, le Français Rodin est une célébrité dans le pays. C’est là qu’il a passé ses années de formation : “les plus belles de sa vie“, selon lui. L’artiste a d’ailleurs participé à plusieurs projets remarquables, comme les travaux de décoration de la Bourse de Bruxelles. Et s’il est reparti mener carrière en France, chacun de ses passages est un événement.

Rien d’étonnant, donc, à ce que Les Bourgeois de Calais fassent fureur à Bruxelles. Cette œuvre qui représente le sacrifice collectif au Moyen Âge de six hommes face aux Anglais est particulièrement percutante. Rodin parvient à faire ressentir le désespoir qui marque le visage de ces figures drapées.

© Patrick Thonart

Certes, la première version de la sculpture est destinée à une ville française. Mais pourquoi ne pas en obtenir une copie de la main du maître lui-même ? Très vite, les amis de Rodin lancent une pétition pour que l’État belge se porte acquéreur. De nombreuses lettres sont échangées pendant des années, mais en vain. Le projet semble tomber à l’eau… jusqu’à ce que l’homme d’affaires Raoul Warocqué entre en scène. Le mécène est, lui aussi, sous le charme de l’œuvre, et propose alors de passer commande pour l’exposer dans son domaine de Mariemont. Rodin, qui souhaite que la sculpture soit présentée au public, est d’abord réticent, mais Warocqué parvient à le convaincre. Il lui explique que tout sera légué à la Belgique au moment de son décès.

Un art qui a de la vie ne reproduit pas le passé ; il le continue.

Auguste Rodin

Plus rien ne peut donc empêcher la fonte en bronze de l’œuvre qui est installée à Mariemont, sous la supervision de Rodin en personne. Aujourd’hui, elle est toujours visible au sein du domaine légué à l’État et accessible au public, conformément au vœu de Raoul Warocqué. La statue demeure ainsi le témoignage exceptionnel du soutien de tout un pays à l’artiste et à sa modernité !

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Cliquez sur l’affiche pour en savoir plus…

© Musée royal de Mariemont

[CONNAITRELAWALLONIE.WALLONIE.BE] Warocqué, Raoul (Morlanwelz 04/02/1870, Bruxelles 28/05/1917) – Le nom de Warocqué évoque immanquablement, au XIXe siècle, une dynastie d’entrepreneurs qui a fait fortune dans le charbon. Au XXIe siècle, il renvoie à un musée, celui de Mariemont, dont les riches collections ont été réunies et léguées par Raoul, dernier des Warocqué. […] Patron philanthrope et paternaliste, franc-maçon affichant un anticléricalisme radical, patriote et royaliste, Raoul Warocqué se lance en politique. À l’Université libre de Bruxelles où il étudie le Droit pendant quatre ans, il fait partie de la Jeune Garde libérale. Dans le Hainaut, il encourage la création de sections libérales et, en 1896, il se fait élire conseiller provincial du Hainaut (1896-1900). En 1900, il est tour à tour élu député de l’arrondissement de Thuin (1900-1917) et conseiller communal de Morlanwelz. D’emblée, il devient le bourgmestre de l’entité (1901-1917). Il s’appuie également sur un journal, Les Nouvelles, qu’il a créé. Réduit à l’opposition durant toutes les années passées à Bruxelles, il est un parlementaire discret qui dépose quelques propositions de lois à caractère social tout en s’opposant au droit de grève ; ses interventions les plus remarquées concernent la reprise du Congo, le service militaire, l’instruction obligatoire et… les charbonnages. Inscrivant sa philanthropie et son mécénat dans une même perspective politique, il fait ouvrir des ‘chauffoirs’ à Bruxelles (1891) avec distribution de soupe et de pain, il accorde des dons à l’Université libre de Bruxelles (pour la construction de l’Institut d’anatomie), soutient l’École des Mines et fonde l’Institut commercial des Industries du Hainaut (qui deviendra la Faculté Warocqué de Sciences économiques au sein de l’Université) à Mons, ainsi que l’Athénée du Centre (à Morlanwelz), un orphelinat, une crèche, une maternité… Il apporte encore sa quote-part généreuse dans l’organisation des expositions universelles de Bruxelles (1897 et 1910) et de Charleroi (1911). […]

Paul Delforge, Institut Jules Destrée

L’article complet est disponible sur le site de CONNAÎTRE LA WALLONIE…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : artips.fr ; connaitrelawallonie.wallonie.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, RODIN Auguste, Les Bourgeois de Calais (1895, ici copie de 1905-1906) © Domaine & Musée royal de Mariemont.


Plus de sculpture en Wallonie…

ARAM : Lycée Maurice-Ravel – Fausses pudeurs

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[LEPARISIEN.FR, 31 mars 2024] La chroniqueuse et humoriste Sophia Aram salue la fermeté des pouvoirs publics face aux accusations en “islamophobie” à l’encontre du proviseur, qui ont vite tourné aux menaces.

Convenance personnelle’ : ce sont les mots du rectorat pour annoncer la décision de départ en retraite anticipée du proviseur du lycée Maurice-Ravel, à Paris. Pourtant, derrière l’euphémisme qui annonce le choix d’un homme sous les menaces de mort, c’est tout un système qui a pris la mesure du problème. De la ministre au préfet en passant par les policiers qui assurent la protection du lycée, on peut saluer la réaction des pouvoirs publics. Reste la démission d’un proviseur et la pression de l’islam politique sur l’école.

Qu’en 2024, en France, une gamine choisisse de se soumettre à l’un des marqueurs emblématiques de l’islam rigoriste, certains peuvent trouver ca formidable ; moi, j’ai le droit de trouver ça consternant, surtout à l’heure où d’autres jeunesses, dans d’autres contrées, se soulèvent au risque de leur vie pour en finir avec ce patriarcat religieux. Nous pourrions, d’ailleurs, être plus nombreux à défendre cette opinion sans que cela retire à cette gamine son droit d’exhiber sa ‘pudeur religieuse‘ en dehors de l’école, ni celui de tous ceux qui lui présentent cet archaïsme comme un marqueur identitaire et culturel. C’est du reste ce qui nous différencie des pays où l’islam politique a réussi à s’imposer.

Le problème tient dans le fait qu’une élève ait eu la possibilité de se retourner contre l’autorité d’un proviseur par un simple mensonge avec le soutien de la petite coterie de lycéens et de militants venus scander devant le lycée: “Elève frappée, lycée bloqué !” Ce qui éveille en moi l’envie de les priver de TikTok ou de distribuer quelques baffes. Envie que le tweet irresponsable de la députée Insoumise Danielle Simonnet, renvoyant le proviseur et l’élève dos à dos tout en diffusant les bobards de cette dernière n’a fait qu’accroître.

La suite, vous la connaissez : le procès en islamophobie laisse rapidement la place aux menaces et à l’incertitude qu’une crevure de passage décide ou non de les mettre à exécution. Une incertitude à laquelle nous ne pouvons nous habituer.

La bonne nouvelle, dans cette séquence de fermeté des pouvoirs publics, c’est le constat que l’élève a fini par reconnaître avoir menti, comme avait menti l’élève de Samuel Paty lorsqu’elle se disait blessée par un cours auquel elle n’avait pas assisté, comme a menti l’ayatollah Khomeyni se disant blessé par la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, et comme mentent la plupart de ceux qui se disent blessés par un dessin.

Reste à s’en souvenir et à lutter résolument contre le misérabilisme et la condescendance avec lesquels une partie de la société accueille ces “croyants” soudainement “blessés” dans leur foi.

Parce qu’au fond ce qui protégerait notre modèle laïc [français] tout en rendant la tâche plus difficile aux promoteurs de l’islam politique en France, ce serait que chaque élève, chaque croyant, chaque individu ait la conviction que personne ne peut remettre en cause la loi, menacer une institution ou condamner à mort un individu, simplement en racontant partout qu’il est offensé, choqué, blessé, ou meurtri par un dessin, un tableau du XVIIe siècle, l’interdiction de porter un foulard, une abaya ou n’importe quel autre signe religieux ostentatoire dans l’enceinte scolaire. Et que ces fausses pudeurs soient traitées par le mépris et l’indifférence qu’elles méritent dans une société ne reconnaissant pas le blasphème.

Mais, pour cela, il faudrait encore que les laïcs qui se taisent se remettent à parler et luttent contre le misérabilisme ambiant à l’égard de ces fausses pudeurs.

Sophia Aram, humoriste et chroniqueuse


Des élèves devant le lycée Maurice-Ravel à Paris, le 31 août 2015 © FLORIAN DAVID / AFP

CONTEXTE : [extrait de LEMONDE.FR, 26 mars 2024]Le proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel à Paris (20e arrondissement), menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève pour qu’elle enlève son voile, a quitté ses fonctions, a déclaré mardi 26 mars le rectorat de Paris à l’Agence France-Presse. Selon un message adressé mardi aux parents, aux élèves, aux enseignants et aux membres du conseil d’administration, le proviseur “a quitté ses fonctions pour des raisons de sécurité“, ce que n’a toutefois pas confirmé le rectorat, qui invoque des “convenances personnelles.”

Le 28 février, le proviseur du lycée Maurice-Ravel avait demandé à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS*, avait ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation. Des menaces de mort à l’encontre du proviseur avaient ensuite été proférées en ligne. L’enquête du pôle national de lutte contre la haine en ligne, division spécialisée du parquet de Paris, avait abouti à l’interpellation d’un suspect mi-mars. Ce jeune homme de 26 ans a été place sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès, prévu le 23 avril…

[* Le BTS (Brevet Technique Supérieur) et le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) sont tous les deux des diplômes de niveau III, qui s’acquièrent en deux ans après le bac. Suivis en formation initiale ou en alternance, ils dispensent un savoir technique]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction, édition et iconographie | sources : leparisien.fr ; lemonde.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © 20minutes ; © Florian David / AFP.


Plus de parole libérée en Wallonie…

BADINTER : retour sur les plus grands combats (et colères) d’un homme épris de justice

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[RTBF.BE, 9 février 2024] Il existe des figures dont l’image demeure attachée profondément à des combats. Et qui font changer profondément les choses, les mentalités, l’histoire. Robert Badinter [1928-2024] était de celles-là. Il était une des personnalités françaises du monde juridique et politique les plus importantes depuis l’après-guerre.

Humaniste, brillant juriste, figure emblématique de la lutte contre la peine de mort, l’ancien ministre de la Justice français et président du Conseil constitutionnel Robert Badinter est décédé ce vendredi à l’âge de 95 ans. Revenons sur la carrière ébouriffante en cinq grandes étapes et aspects de sa vie…

Indignations et premiers combats

Nous sommes en 1972. Robert Badinter, brillant avocat et professeur de droit privé – aux universités de Dijon, Besançon, Amiens et bientôt à Paris-la Sorbonne – est déjà bien connu dans l’élite juridique française. Il travaille alors sur une affaire bien difficile. Il défend un dénommé Roger Bontems. Condamné auparavant à 20 ans de prison pour vol, ce dernier était alors jugé pour une prise d’otage à l’infirmerie de la prison où il était incarcéré. L’opération commise avec son compagnon de cellule, Claude Buffet. Les forces de l’ordre donnent l’assaut, et découvrent, stupéfaits, deux corps sans vie. Une infirmière et un gardien ont été égorgés. Bontems est considéré comme complice. Mais n’a pas tué. Robert Badinter tente de lui éviter la peine de mort. En vain. Bontems n’aura pas de circonstances atténuantes, et sera guillotiné tout comme Buffet le 28 novembre 72 à la prison de la Santé. Badinter en fait est touché. Il ne comprend pas le verdict. L’année suivante, il sortira un livre : l’Exécution. Débute alors un combat de toute une vie pour le jeune juriste.

Lors du procès Bontems-Buffet, un homme, présent dans la foule devant le Palais de justice, appelait à la peine de mort pour Bontems. Cet homme, c’est Patrick Henry. En 1976, il assassinera un jeune enfant. Il avait beau crier à la peine capitale pour un autre, cela ne l’empêcha pas de tuer lui-même froidement un innocent. Badinter le sait. Cette affaire Henry va, début 76, défrayer la chronique. Elle marquera aussi les Français. Notamment avec une phrase passée à la postérité : Roger Gicquel, le présentateur vedette du JT de TF1 ouvre son journal de 20 heures, d’un air grave. “La France a peur !” Les mots sont lourds. Pesants. Etouffants.

Patrick Henry malmené par la foule © Daniel Houpline – SIPA

Un enfant est mort“, poursuit-il, glaçant. Cet enfant, c’est Philippe Bertrand, 7 ans. Enlevé à la sortie de l’école, il est séquestré contre une demande de rançon. La police parvient à coincer Patrick Henry et le met en garde à vue. Celui-ci nie tout en bloc. Remis en liberté, il se déclare innocent à la presse et stipule que le “véritable criminel” mérite la peine de mort pour s’être pris à un enfant. Il s’avérera être coupable du meurtre du jeune garçon, étouffé puis enroulé dans un tapis et mis sous un lit. Patrick Henry était un ami de la famille Bertrand. Un paisible notable de Troyes de 23 ans.

La France a peur“, de Roger Gicquel marque les esprits. Mais il faut l’écouter un peu plus attentivement. Il s’agit en fait d’une mise en garde sur la tentation de justice expéditive. Car en France, on guillotine encore à cette période. L’affaire Henry, et l’apparente désinvolture de l’accusé (ses déclarations, mais aussi le fait qu’il soit parti skier 4 jours pendant l’enquête ou encore son passé criminel) ne semblent pas d’actualité pour faire changer l’opinion publique… En ce moment, Michel Sardou chante d’ailleurs “Je suis pour“. Pourtant, Robert Badinter va entrer en scène. Il prend en charge comme co-avocat, la défense de Patrick Henry – nombre d’avocats s’étant auparavant désistés.

Badinter va faire de ce procès celui de… la peine de mort. “Guillotiner ce n’est rien d’autre que prendre un homme et le couper, vivant, en deux morceaux.” Il s’inspira de cette phrase pour dérouler son argumentaire. Même si la culpabilité de Patrick Henry ne fait pas l’ombre d’un doute et aussi odieux que soit son crime, Badinter va mettre les jurés devant leurs responsabilités. “Si vous décidez de tuer Patrick Henry, c’est chacun de vous que je verrai au petit matin, à l’aube. Et je me dirai que c’est vous, et vous seuls, qui avez décidé” s’exclamera l’avocat. Avec 7 voix pour contre 5 (il en fallait 8 pour qu’un accusé soit condamné à la peine capitale), Patrick Henry sauve sa tête. Ce sera la prison à perpétuité. “Vous n’aurez pas à le regretter !“, lancera le tueur d’enfant aux jurés.

Force de persuasion

EAN 9782253011224

A la suite de cette affaire Henry, la guillotine ne sera pas pour autant rangée au placard de l’histoire dans l’Hexagone. La justice se montrera – peut-être sciemment ? – moins clémente avec deux autres accusés. Deux personnes furent encore guillotinées avant l’avènement de Mitterrand au pouvoir (Jérôme Carrein et Hamifa Djandoubi). Ça aurait pu être plus. Robert Badinter, sûr de son combat, empêchera la peine de mort pour cinq prévenus entre 78 et 80. Pendant cette période, il s’illustrera dans d’autres affaires. Il défend Jimmy Connors, le joueur de tennis, contre la Fédération française de tennis en 74, intervient dans l’affaire du talc Morhange, et surtout dans le procès du négationniste Robert Faurisson. Le professeur d’université et écrivain sera durement mis en cause par Badinter. Ce dernier dira : “[…] Avec des faussaires, on ne débat pas, on saisit la justice et on les fait condamner“. Ce qui sera fait.

Action politique

Robert Badinter avait déjà participé à la campagne de François Mitterrand de 1974. En 1981, c’est la consécration pour l’homme de Jarnac. Le socialiste est élu à la tête de l’Etat français. Dans les 110 propositions qu’il fit lors de la campagne, l’abolition de la peine de mort était déjà présente. Une conviction profonde qu’avait le candidat de gauche alors que les sondages eux, montraient qu’une majorité de Français et de Françaises était toujours favorable à la guillotine.

Robert Badinter va être nommé Garde des Sceaux (ministre de la Justice) le 23 juin 1981. Le 17 septembre, il est déjà devant l’Assemblée nationale, son projet de loi pour l’abolissement de la peine de mort sous le bras. Il le portera avec passion devant les députés. Tribun magnifique, ses mots feront mouche. Et c’est avec 369 voix contre 113 que les élus vont se prononcer pour la suppression de la peine capitale. La France était la dernière contrée de l’Europe des dix à encore l’appliquer – la Belgique l’abolira formellement en 1996, mais ne la mettait plus en pratique. Des députés, pourtant dans l’opposition, comme Jacques Chirac ou Philippe Seguin, se rallieront à la proposition du nouveau Garde des Sceaux.

Droits des homosexuels, indemnisation des victimes de la route…

L’orateur sera ministre de la Justice jusqu’en 1986. Un ministre des plus décisifs de la Ve République. Car il n’en restera pas là, et d’autres mesures phares seront à mettre à son actif. Citons le fait de permettre à tout un chacun de saisir la Cour européenne des droits de l’homme, la suppression de juridictions d’exception (comme la Cour de sûreté de l’Etat), la création d’un régime d’indemnisation des victimes d’accidents de la route, l’instauration de peine de travaux d’intérêt général pour les petits délits… Il relance la révision du Code pénal et œuvre pour les droits des homosexuels. Dans ce dernier cas, il fera en sorte que l’âge de la majorité sexuelle pour les rapports avec des personnes du même sexe soit ramené à celle des hétérosexuels. En mars 1986, sa carrière se tournera vers le Conseil constitutionnel, où il sera président jusqu’en 1995 (soit la fin du deuxième mandat de François Mitterrand). En 1992, le président hésitera à le nommer Premier ministre. Ce sera Edith Cresson qui prendra Matignon finalement.

L’engagé

Seul sénateur socialiste des Hauts-de-Seine de 1995 à 2011, Robert Badinter ne quittera jamais le débat public. Et continuera inlassablement à prendre position sur les thèmes qui lui tiennent à cœur. Admirateur du Dalaï-Lama, il soutiendra la résistance non-violente du peuple tibétain. Au début des années 2000, il défendra la libération pour raison de santé de Maurice Papon (homme politique responsable de complicité de crimes contre l’humanité, pour l’organisation de la déportation de 1600 Juifs de Bordeaux vers Drancy). Condamné à 10 ans de réclusion en 1998, il sortira de la prison de la Santé, à Paris, en 2002. En cause, un rapport médical, qui le déclarait “impotent et grabataire”. Un vaste débat s’empare alors de la société française. “Il y a un moment où l’humanité doit prévaloir sur le crime” déclare Robert Badinter, qui approuve sa libération. Sur d’autres sujets, il se montrera aussi indigné quant au traitement policier et médiatique lors de l’arrestation de Dominique Strauss-Kahn en 2011, sceptique dans le débat sur l’euthanasie et sur une entrée de la Turquie dans l’Union européenne.

Elisabeth, compagne philosophe

© Kasia WANDYCZ – PARISMATCH – SCOOP

Il formera un couple uni avec sa deuxième épouse, Elisabeth. De seize ans sa cadette, “Madame Elisabeth Badinter“, comme elle se fera appeler – et non pas “Madame robert Badinter“, selon les conventions bourgeoises, comme le souligne ce beau portrait de Paris Match, il l’a connu alors qu’elle était encore petite. Fille de Marcel Bleustein-Blanchet, fondateur de l’agence Publicis (Publicité et sondages) et de Sophie Vaillant, la maison de ses parents était alors le lieu de passage de toute une kyrielle d’intellectuels et d’homme politiques. De Mendès France à Raymond Aron, de Françoise Giroud aux Bolloré, en passant par Robert Badinter, l’avocat de son père. Depuis ses douze ans, ce dernier lui offrait chaque année pour son anniversaire un petit éléphant de bois. Nos confrères de Paris-Match expliquent que leur appartement de la rive-gauche de Paris en comptait 58, en 2014… La jeune fille s’est mariée avec le brillant avocat à l’âge de 22 ans, en 1966, après que celui-ci se soit séparé de sa première épouse, Anne Vernon. Il avait été uni à cette dernière, actrice de profession, de 1957 à 1965. Elisabeth, elle, en plus d’avoir repris Publicis, est devenue une célèbre historienne et philosophe.

A deux, ils eurent trois enfants. Judith, Simon et Benjamin. Un amour fort liait les deux personnalités. La spécialiste du XVIIIe siècle, féministe et engagée, était de tous les combats avec son époux, fringuant juriste au verbe haut. Ils écrivaient de concert, et apparaissaient souvent dans les médias ensemble, inséparables. Elisabeth, bien que devenue une farouche laïque avec un père qui fit rentrer la réclame dans l’ère de la publicité, est d’origine juive de Russie. Tout comme celui de Robert, Samuel (dit Simon). Celui-ci était originaire de Bessarabie (ancienne Moldavie). Il est arrivé en France en 1919, et épousa Charlotte Rosenberg, native de la même région orientale. Le commerçant, naturalisé français en 1928, fut arrêté par la Gestapo, parqué à Drancy puis déporté à Sobibor en 1943. Il n’en reviendra pas. Robert, son frère Claude et sa mère parviendront à s’échapper de Paris et trouveront refuge près de Chambéry. Ils auront de faux papiers. Cette histoire tragique marquera fortement Robert Badinter.

La colère du “Vel d’Hiv”

Robert Badinter, répondant aux invectives contre François Mitterrand, lors de la commémoration du 50ème anniversaire de la rafle du Vel D’Hiv, le 16 Juillet 1992. © AFP – Gérard Fouet

Et quand vint le jour où François Mitterrand fut le premier président à assister aux commémorations de la rafle du Vel d’Hiv, en 1992, Badinter ne supporta pas que le président se fasse huer par une partie du public. Cette dernière désirait que l’Elysée reconnaisse le rôle actif de l’Etat français dans celle-ci. La chose n’avait pas encore été avouée, comme le fera quelques années plus tard Jacques Chirac. Mais pour le président du Conseil constitutionnel, s’en est trop. On ne hue pas quelqu’un dans une telle occasion. Sa colère fut foudroyante. Son indignation, bien visible. “Vous m’avez fait honte ! […] Les morts vous écoutent ! Croyez-vous qu’ils écoutent, là ?” Il fut dit qu’en privé, Robert Badinter eut une franche discussion et “réglé ses comptes” avec François Mitterrand, son ami, qui, sur la question, s’était montré plutôt ambigu à l’époque.

Passeur et créateur

En 2013, Robert Badinter s’immisça dans le monde de l’opéra. Il écrira le livret de Claude, œuvre inspirée du Claude Gueux de Victor Hugo. Il écrivit aussi des pièces de théâtres et des essais. Dans l’abolition, paru en 2000, il revient sur son combat contre la peine de mort. Concerné par les questions juridiques jusqu’à la fin de sa vie, il créera un cabinet de consultations juridiques pour des juristes en 2011, il se verra confier la rédaction d’un nouveau “Code du travail” par le Premier ministre Manuel Valls en 2015. Outre cela, Badinter a aussi contribué à l’écriture de la constitution de la Roumanie (après Ceausescu), il a présidé la “Commission d’arbitrage pour la paix en Yougoslavie”. Cette dernière, sous l’égide de l’Europe, devait pouvoir répondre aux problèmes juridiques concernant la dislocation de l’ex-Yougoslavie. Elle sera appelée Commission Badinter. Plusieurs écoles et promotions portent son nom dans l’Hexagone (parfois accolé à celui de sa deuxième épouse). Et celles-ci ne sont sûrement que les premières.

Car les hommages à ce grand humaniste de la fin de ces 60 dernières années, formant un couple fusionnel avec sa compagne, tous deux attachés à la justice, à la liberté, au mieux vivre-ensemble et à la compréhension entre les peuples et les individus, ne feront sans doute, que débuter.

Kevin DERO, rtbf.be


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, partage, édition et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  Pierre Guillaud ; © Daniel Houpline – SIPA ; © AFP – Gérard Fouet ; © Kasia WANDYCZ – PARISMATCH – SCOOP.


Plus d’engagement en Wallonie et à Bruxelles…

ANGUERA, Jean (né en 1953)

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[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 12 décembre 2023] Petit-fils du sculpteur espagnol Pablo Gargallo et fils de la sculptrice Pierrette Gargallo, Jean Anguera (né en 1953 à Paris) expose jusqu’au 11 février [2024] au musée de la Carte à jouer d’Issy-les-Moulineaux, la ville où il est arrivé à l’âge de dix ans. C’est dire les liens qui relient le sculpteur académicien et cette banlieue du Sud de Paris qu’il a arpentée, adolescent, du quartier arménien au fort militaire de l’enceinte de Thiers. Vivant aujourd’hui dans le Loiret avec sa femme, la sculptrice Laure de Ribier, il continue d’entretenir des liens avec “ces lieux qui me sont très chers”, comme il aime à le rappeler. C’est pourquoi le fait d’exposer au milieu des collections historiques de la ville d’Issy-les-Moulineaux a du sens car ses œuvres répondent volontiers à Rodin et Dubuffet. Ses figures et ses bustes surprennent par leur monumentalité et leur travail de la matière.

Au gré du parcours dans le musée, on peut imaginer des correspondances entre les grandes figures dans l’espace de Jean Anguera et les tableaux d’Henri Matisse décrivant le volume de son atelier d’Issy-les-Moulineaux, où l’artiste a vécu de 1909 à 1917. On peut également recréer des liens entre les plâtres de Rodin, placés dans une vitrine du musée pour rappeler son séjour à la Villa des Brillants à Meudon, et les bustes de Jean Anguera représentant son ami le poète Salah Stétié. Sans parler de la verticalité de certaines de ses sculptures qui rappellent celle de la Tour aux figures de Jean Dubuffet, érigée sur l’île Saint-Germain voisine.

Est-ce grâce à ses études d’architecture, menées à Paris jusqu’en 1978, à sa proximité avec le sculpteur César aux Beaux-Arts ou aux cours du scénographe Jacques Bosson que Jean Anguera a un tel sens de la monumentalité ? Parti du bloc, qui est ici malaxé, trituré, laminé, cet homme drapé dresse sa petite tête vers le ciel. Il marche comme celui de Giacometti, son aîné, mais pèse de tout son poids sur la terre avec laquelle il fait corps. Les sculptures de Jean Anguera sont modelées d’abord dans l’argile, puis reproduites dans la résine de polyester, avant d’être fondues en bronze.

Lauréat du Prix Simone et Cino del Duca en 2012, Jean Anguera a été élu en 2013 membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil du sculpteur François Stahly. Comme celui-ci, il aime les silhouettes-totems, le noir de la gravure et la patine des bronzes. Parfois, Jean Anguera joue sur la masse comme ici, avec cette Femme assise, qui semble émerger du magma.

Pensée… pesée d’un perpétuel inachèvement, d’où la permanence de la plénitude”, écrit René Quinon. «“Il y a dans l’écriture de Jean Anguera ce qui nomme l’essentiel : l’exigence de la respiration, de l’apesanteur, de la stase”. Ainsi de cette deuxième version du Corps retrouvé qui, pareil à une crête de montagne, s’étire et deviendra, sept ans plus tard, le corps d’une femme étendue. L’horizontalité, les traces de la main et le rythme des plis donnent tout son sens à ces variations d’odalisques et de paysages anthropomorphes.

Le poète libanais Salah Stétié, maître des mots et de la calligraphie, a qualifié Jean Anguera de “sculpteur de l’impalpable”. À propos du sujet de ses sculptures, il parle d’un homme “brisé de traits à l’avancée du jour” et “enfanté par la complexité des lignes”. En réponse, le sculpteur a créé une série de bustes où les traits du visage sont encore présents mais où des scarifications plus ou moins profondes viennent altérer leur lisibilité. On ne peut s’empêcher de penser aux œuvres en trois dimensions de Jean Fautrier.

Dessins et livres illustrés (depuis 1999, Jean Anguera collabore à la collection Mémoires et réalise des manuscrits avec Joël Bastard, Michel Butor, Serge Meschonnic…) complètent la vingtaine de sculptures, corps ou paysages, présentées aux quatre coins du musée. Chaque pièce devient le signal d’une relation humaine à la création, écrit Jean-Paul Gavard-Perret. Bref, d’une étrange intimité. Dans la fabrication de cette tension à ceindre le vide et dans tous ses états, le corps est le vaisseau-fantôme“. Ici, ce n’est plus l’homme qui marche dans la plaine mais La Plaine traversée, métonymie sculpturale transformant le corps en lieu du déplacement.

Guy Boyer


© academiedesbeauxarts.fr

[CANALACADEMIES.COM] Issu d’une famille d’artiste, petit-fils du sculpteur Pablo Gargallo, Jean Anguera naît à Paris en 1953. Passionné par le modelage depuis son plus jeune âge, il suit les cours de l’atelier César en parallèle à ses études d’Architecture à l’École nationale supérieure des beaux-arts ; choisissant à partir de 1978 de se consacrer entièrement à la sculpture et au dessin, il retiendra de l’enseignement de l’architecture l’apprentissage d’un langage rigoureux et les rapports entre intériorité et extériorité qu’il transposera dans l’imaginaire de sa sculpture. Jacques Bosson, architecte-scénographe, ainsi que le comédien Jacques Lecoq et le sculpteur Gérard Koch influenceront les recherches formelles de sa sculpture.

À partir de 1981, il choisit d’utiliser un matériau auquel il restera fidèle, la résine de polyester, qui lui permet de reproduire avec précision les modelages qu’il effectue dans l’argile. Ayant épousé en 1977 Laure de Ribier, une jeune femme sculpteur rencontrée à l’atelier de César, il part s’établir avec elle en Auvergne ; la variété des paysages et des reliefs lui procure un vocabulaire formel qui alimente ses premières «images doubles» où se mêlent le corps humain et la représentation du paysage (série des Géographies sentimentales).

Il se rapproche de Paris en 1983 et installe son atelier dans un village au cœur de la plaine entre Beauce et Gâtinais. Il découvre un paysage réduit à l’essentiel – où tout se joue entre l’étendue de la terre et l’immensité du ciel induit par la séparation virtuelle de l’horizon – un paysage qui rencontre peu à peu sa sculpture en y inscrivant la relation intime de l’homme avec l’espace. “Il y a avant tout l’horizontalité absolue, et puis cette rupture, cet accident inouï qu’est la verticalité de la silhouette.” (Pierre Edouard in Jean Anguera – Trinité de la sculpture,2017).

Pour Jean Anguera, le modelage constitue l’essentiel d’une démarche artistique qui tente d’unir dans une même forme la présence et le lieu. “L’art ne saurait éluder le périmètre où il se forge, et à fortiori la sculpture, qui participe d’un environnement donné, tant il s’avère consubstantiel de sa viabilité.” (Gérard Xuriguera in Jean Anguera, terre d’appui, catalogue galerie Marwan Hoss, 2006).

Jean Anguera a exposé régulièrement à la galerie Marwan Hoss et avec elle à la FIAC ou à ARCO à Madrid et avec la galerie Michèle Broutta à partir de 1999. En témoignage d’amitié le poète et essayiste Salah Stétié lui consacre en 2011 une monographie illustrée de photographies de l’artiste Jean Anguera, sculpteur de l’impalpable. La même année, le musée Goya de Castres consacre à son travail une première rétrospective (L’argile est éternelle, commissariat Jean-Louis Augé). Suivront deux expositions importantes en 2012 au musée du COMPA à Chartres et en 2013 à la Propriété Caillebotte à Yerres . En 2015 il expose à la Fondation Elsa Triolet-Aragon et début 2016 le Palacio de la Lonja de Saragosse présente les quinze dernières années de sa sculpture (Camino de la escultura – commissariat Rafael Ordonez). Une partie significative des œuvres constituera l’exposition à l’abbaye de Flaran la même année. En 2017 le Musée Espace d’Art de la Ville de Pithiviers présente son travail sous le titre Un désir de présence (commissariat Jean-Marc Providence). Et en 2018 c’est au tour de la Ville de Tarbes d’accueillir au Carmel un ensemble représentatif de son travail.

Depuis 1999, il collabore à la Collection Mémoires dirigée par Eric Coisel et travaille à la réalisation de livres peints manuscrits avec de nombreux poètes, dont Jacques Ancet, Joël Bastard, Michel Butor, Jean-Paul Gavard-Perret, Serge Gavronsky, Robert Marteau, Henri Meschonnic et Salah Stétié. En 2012, l’Académie des beaux-arts lui décerne le Prix de Sculpture de la Fondation Cino del Duca pour l’ensemble de son œuvre. L’année suivante il est élu membre de l’Académie des Beaux-Arts au fauteuil de François Stahly. Les titres de ses expositions personnelles tels que De la présence et du lieu (1997), Pensée du paysage (1999), L’intime dehors (2004), Terre d’appui (2006), Le paysage à travers l’homme (2008), L’homme jusqu’à la plaine (2011), Le paysage sculpture (2012), témoignent de la thématique centrale dans son œuvre : celle du paysage qu’il unit de manière indissociable à l’image de l’homme. Depuis 1997 son épouse Laure de Ribier l’assiste dans son travail. La plupart des œuvres seront signées de leur deux noms. Jean Anguera est Chevalier des Arts et Lettres. Il a été élu membre de l’Académie des beaux-arts le 27 février 2013.


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Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

COMTE-SPONVILLE (né en 1952) : textes

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D’après Kant, la philosophie est la doctrine et l’exercice de la sagesse, et non la simple science…

“Philosopher, c’est penser par soi-même ; mais nul n’y parvient valablement qu’en s’appuyant d’abord sur la pensée des autres, et spécialement des grands philosophes du passé. La philosophie n’est pas seulement une aventure ; elle est aussi un travail, qui ne va pas sans efforts, sans lectures, sans outils. Les premiers pas sont souvent rébarbatifs, qui en découragèrent plus d’un. C’est ce qui m’a poussé, ces dernières années, à publier des « Carnets de philosophie ». De quoi s’agissait-il ? D’une collection d’initiation à la philosophie: douze petits volumes, chacun constitué d’une quarantaine de textes choisis, souvent très brefs, et s’ouvrant par une Présentation de quelques feuillets, dans laquelle j’essayais de dire, sur telle ou telle notion, ce qui me semblait l’essentiel… Ce sont ces douze Présentations, revues et sensiblement augmentées, qui constituent le présent volume. La modestie du propos reste la même : il s’agit toujours d’une initiation, disons d’une porte d’entrée, parmi cent autres possibles, dans la philosophie. Mais qui laisse au lecteur le soin, une fois ce livre lu, de partir lui-même à la découverte des œuvres, comme il faut le faire tôt ou tard, et de se constituer, s’il le veut, sa propre anthologie… Vingt-cinq siècles de philosophie font un trésor inépuisable. Si ce petit livre peut donner l’envie, à tel ou tel, d’aller y voir de plus près, s’il peut l’aider à y trouver du plaisir et des lumières, il n’aura pas été écrit en vain. […]

EAN13 : 9782226117366

Qu’est-ce que la philosophie ? Je m’en suis expliqué bien souvent, et encore dans le dernier de ces douze chapitres. La philosophie n’est pas une science, ni même une connaissance; ce n’est pas un savoir de plus : c’est une réflexion sur les savoirs disponibles. C’est pourquoi on ne peut apprendre la philosophie, disait Kant : on ne peut qu’apprendre à philosopher. Comment ? En philosophant soi-même : en s’interrogeant sur sa propre pensée, sur la pensée des autres, sur le monde, sur la société, sur ce que l’expérience nous apprend, sur ce qu’elle nous laisse ignorer… Qu’on rencontre en chemin les œuvres de tel ou tel philosophe professionnel, c’est ce qu’il faut souhaiter. On pensera mieux, plus fort, plus profond. On ira plus loin et plus vite. Encore cet auteur, ajoutait Kant, “doit-il être considéré non pas comme le modèle du jugement, mais simplement comme une occasion de porter soi-même un jugement sur lui, voire contre lui”. Personne ne peut philosopher à notre place. Que la philosophie ait ses spécialistes, ses professionnels, ses enseignants, c’est entendu. Mais elle n’est pas d’abord une spécialité, ni un métier, ni une discipline universitaire : elle est une dimension constitutive de l’existence humaine. Dès lors que nous sommes doués et de vie et de raison, la question se pose pour nous tous, inévitablement, d’articuler l’une à l’autre ces deux facultés. Et certes on peut raisonner sans philosopher (par exemple, dans les sciences), vivre sans philosopher (par exemple, dans la bêtise ou la passion). Mais point, sans philosopher, penser sa vie et vivre sa pensée : puisque c’est la philosophie même. […]

La morale

[…] On se trompe sur la morale. Elle n’est pas là d’abord pour punir, pour réprimer, pour condamner. Il y a des tribunaux pour ça, des policiers pour ça, des prisons pour ça, et nul n’y verrait une morale. Socrate est mort en prison, et plus libre pourtant que ses juges. C’est où la philosophie commence, peut-être. C’est où la morale commence, pour chacun, et toujours recommence : là où aucune punition n’est possible, là où aucune répression n’est efficace, là où aucune condamnation, en tout cas extérieure, n’est nécessaire. La morale commence où nous sommes libres : elle est cette liberté même, quand elle se juge et se commande. Tu voudrais bien voler ce disque ou ce vêtement dans le magasin… Mais un vigile te regarde, ou bien il y a un système de surveillance électronique, ou bien tu as peur, simplement, d’être pris, d’être puni, d’être condamné…Ce n’est pas honnêteté ; c’est calcul. Ce n’est pas morale ; c’est précaution. La peur du gendarme est le contraire de la vertu, ou ce n’est vertu que de prudence. Imagine, à l’inverse, que tu aies cet anneau qu’évoque Platon, le fameux anneau de Gygès, qui te rendrait à volonté invisible… C’est une bague magique, qu’un berger trouve par hasard. Il suffit de tourner le chaton de la bague vers l’intérieur de la paume pour devenir totalement invisible, de le tourner vers l’extérieur pour redevenir visible… Gygès, qui passait auparavant pour honnête homme, ne sut pas résister aux tentations auxquelles cet anneau le soumettait : il profita de ses pouvoirs magiques pour entrer au Palais, séduire la reine, assassiner le roi, prendre lui-même le pouvoir, l’exercer à son bénéfice exclusif…

Candaule roi de Lydie montrant sa femme à Gygès (William ETTY, 1830) © Tate Gallery, London (UK)

Celui qui raconte la chose, dans La République, en conclut que le bon et le méchant, ou supposés tels, ne se distinguent que par la prudence ou l’hypocrisie, autrement dit que par l’importance inégale qu’ils accordent au regard d’autrui, ou par leur habileté plus ou moins grande à se cacher… Posséderaient-ils l’un et l’autre l’anneau de Gygès, plus rien ne les distinguerait: “ils tendraient tous les deux vers le même but“. C’est suggérer que la morale n’est qu’une illusion, qu’un mensonge, qu’une peur maquillée en vertu. Il suffirait de pouvoir se rendre invisible pour que tout interdit disparaisse, et qu’il n’y ait plus que la poursuite, par chacun, de son plaisir ou de son intérêt égoïstes. Est·ce vrai ? Platon, bien sûr, est convaincu du contraire. Mais nul n’est tenu d’être platonicien… La seule réponse qui vaille, pour ce qui te concerne, est en toi. Imagine, c’est une expérience de pensée, que tu aies cet anneau. Que ferais-tu ? Que ne ferais-tu pas ? Continuerais-tu, par exemple, à respecter la propriété d’autrui, son intimité, ses secrets, sa liberté, sa dignité, sa vie ? Nul ne peut répondre à ta place: cette question ne concerne que toi, mais te concerne tout entier. […]

Qu’est-ce que la morale ? C’est l’ensemble de ce qu’un individu s’impose ou s’interdit à lui-même, non d’abord pour augmenter son bonheur ou son bien-être, ce qui ne serait qu’égoïsme, mais pour tenir compte des intérêts ou des droits de l’autre, mais pour n’être pas un salaud, mais pour rester fidèle à une certaine idée de l’humanité, et de soi. La morale répond à la question “Que dois-je faire ?”  –c’est l’ensemble de mes devoirs, autrement dit des impératifs que je reconnais légitimes- quand bien même il m’arrive, comme tout un chacun, de les violer. C’est la loi que je m’impose à moi-même, ou que je devrais m’imposer, indépendamment du regard d’autrui et de toute sanction ou récompense attendues […]”

La politique

Il faut penser à la politique; si nous n’y pensons pas assez, nous serons cruellement punis. (Alain)

L’homme est un animal sociable : il ne peut vivre et s’épanouir qu’au milieu de ses semblables. Mais il est aussi un animal égoïste. Son “insociable sociabilité”, comme dit Kant, fait qu’il ne peut ni se passer des autres ni renoncer, pour eux, à la satisfaction de ses propres désirs. C’est pourquoi nous avons besoin de politique. Pour que les conflits d’intérêts se règlent autrement que par la violence. Pour que nos forces s’ajoutent plutôt que de s’opposer. Pour échapper à la guerre, à la peur, à la barbarie. C’est pourquoi nous avons besoin d’un État. Non parce que les hommes sont bons ou justes, mais parce qu’ils ne le sont pas. Non parce qu’ils sont solidaires, mais pour qu’ils aient une chance, peut-être, de le devenir. Non “par nature”, malgré Aristote, mais par culture, mais par histoire, et c’est la politique même : l’histoire en train de se faire, de se défaire, de se refaire, de se continuer, l’histoire au présent, et c’est la nôtre, et c’est la seule. Comment ne pas s’intéresser à la politique ? Il faudrait ne s’intéresser à rien, puisque tout en dépend.

Qu’est-ce que la politique ? C’est la gestion non guerrière des conflits, des alliances et des rapports de force – non entre individus seulement (comme on peut le voir dans la famille ou un groupe quelconque) mais à l’échelle de toute une société. C’est donc l’art de vivre ensemble, dans un même État ou une même Cité (Polis, en grec), avec des gens que l’on n’a pas choisis, pour lesquels on n’a aucun sentiment particulier, et qui sont des rivaux, à bien des égards, autant ou davantage que des alliés. Cela suppose un pouvoir commun, et une lutte pour le pouvoir. Cela suppose un gouvernement, et des changements de gouvernements. Cela suppose des affrontements, mais réglés, des compromis, mais provisoires, enfin un accord sur la façon de trancher les désaccords. Il n’y aurait autrement que la violence, et c’est ce que la politique, pour exister, doit d’abord empêcher. Elle commence où la guerre s’arrête […]

L’amour

[…] L’unicité du mot, pour tant d’amours différents, est source de confusions, voire parce que le désir inévitablement s’en mêle d’illusions. Savons-nous de quoi nous parlons, lorsque nous parlons d’amour ? Ne profitons-nous pas, bien souvent, de l’équivoque du mot pour cacher ou enjoliver des amours équivoques, je veux dire égoïstes ou narcissiques, pour nous raconter des histoires, pour faire semblant d’aimer autre chose que nous-mêmes, pour masquer – plutôt que pour corriger – nos erreurs ou nos errements ? L’amour plaît à tous. Cela, qui n’est que trop compréhensible, devrait nous pousser à la vigilance. L’amour de la vérité doit accompagner l’amour de l’amour, l’éclairer, le guider, quitte à en modérer, peut-être, l’enthousiasme. Qu’il faille s’aimer soi, par exemple, c’est une évidence comment pourrait-on nous demander, sinon, d’aimer notre prochain comme nous-même ? Mais qu’on n’aime souvent que soi, ou que pour soi, c’est une expérience et c’est un danger. Pourquoi nous demanderait-on, autrement, d’aimer aussi notre prochain ? Il faudrait des mots différents, pour des amours différents. En français, ce ne sont pas les mots qui manquent : amitié, tendresse, passion, affection, attachement, inclination, sympathie, penchant, dilection, adoration, charité, concupiscence… On n’a que l’embarras du choix, et cela, en effet, est bien embarrassant. Les Grecs, plus lucides que nous peut-être, ou plus synthétiques, se servaient principalement de trois mots, pour désigner trois amours différents. Ce sont les trois noms grecs de l’amour, et les plus éclairants, à ma connaissance, dans toutes les langues:
éros, philia, agapè. J’en ai parlé longuement dans mon Petit Traité des grandes vertus. Je ne peux ici qu’indiquer brièvement quelques pistes.

Qu’est-ce qu’éros ?
C’est le manque, et c’est la passion amoureuse. C’est l’amour selon Platon : “Ce qu’on n’a pas, ce qu’on n’est pas, ce dont on manque, voilà les objets du désir et de l’amour.”

[…] L’amitié ? C’est ainsi qu’on traduit ordinairement philia en français, ce qui n’est pas sans en réduire quelque peu le champ ou la portée. Car cette amitié-là n’est exclusive ni du désir (qui n’est plus manque alors mais puissance), ni de la passion (éros et  philia peuvent se mêler, et se mêlent souvent), ni de la famille (Aristote désigne par philia aussi bien l’amour entre les parents et les enfants que l’amour entre les époux: un peu comme Montaigne, plus tard, parlera de l’amitié maritale), ni de la si troublante et si précieuse intimité des amants… Ce n’est plus, ou plus seulement, ce que saint Thomas appelait l’amour de concupiscence (aimer l’autre pour son bien à soi) ; c’est l’amour de bienveillance (aimer l’autre pour son bien à lui) et le secret des couples heureux. Car on se doute que cette bienveillance n’exclut pas la concupiscence : entre amants, elle s’en nourrit au contraire, et l’éclaire. Comment ne pas se réjouir du plaisir qu’on donne ou qu’on reçoit ? Comment ne pas vouloir du bien à celui ou celle qui nous en fait ? Cette bienveillance joyeuse, cette joie bienveillante, que les Grecs appelaient philia, c’est l’amour selon Aristote, disais-je : aimer, c’est se réjouir et vouloir le bien de celui qu’on aime. Mais c’est aussi l’amour selon Spinoza : « une joie, lit-on dans l’Éthique, qu’accompagne l’idée d’une cause extérieure» […]

Agapè ?  C’est encore un mot grec, mais très tardif. Ni Platon, ni Aristote, ni Épicure, d’un tel mot, n’eurent jamais l’usage. Éros et philia leur suffisaient, ils ne connaissaient que la passion ou l’amitié, que la souffrance du manque ou la joie du partage. Mais il se trouve qu’un petit juif, bien après la mort de ces trois-là, s’est mis soudain, dans une lointaine colonie romaine, dans un improbable dialecte sémitique, à dire des choses étonnantes: “Dieu est amour…Aimez votre prochain… Aimez vos ennemis…” Ces phrases, sans doute étranges dans toutes les langues, semblaient, en grec, à peu près intraduisibles. De quel amour pouvait-il s’agir ? Éros ? Philia ? Cela nous vouerait à l’absurdité. Comment Dieu pourrait-il manquer de quoi que ce soit ? Être l’ami de qui que ce soit ? « Il y a quelque ridicule, disait déjà Aristote, à se prétendre l’ami de Dieu. […]

La biologie ne dira jamais à un biologiste comment il faut vivre, ni s’il le faut, ni même s’il faut faire de la biologie. Les sciences humaines ne diront jamais ce que vaut l’humanité, ni ce qu’elles valent. C’est pourquoi il faut philosopher : parce qu’il faut réfléchir sur ce que nous savons, sur ce que nous vivons, sur ce que nous voulons, et qu’aucun savoir n’y suffit ou n’en dispense. L’art ? La religion ? La politique ? Ce sont de grandes choses, mais qui doivent elles aussi être interrogées. Or dès qu’on les interroge, ou dès qu’on s’interroge sur elles un peu profondément, on en sort, au moins en partie : on fait un pas, déjà, dans la philosophie. Que celle-ci doive à son tour être interrogée, aucun philosophe ne le contestera. Mais interroger la philosophie, ce n’est pas en sortir, c’est y entrer. […]

Présentations de la philosophie (2000)


Il ne faut pas rêver les couples, mais il ne faut pas rêver la passion non plus ; la vivre, oui, quand elle est là, mais ne pas lui demander de durer, ne pas lui demander de suffire, ne pas lui demander de remplir ou guider une existence ! Ce n’est qu’un leurre de l’ego. La vraie question est de savoir s’il faut cesser d’aimer quand on cesse d’être amoureux (auquel cas on ne peut guère qu’aller de passion en passion, avec de longs déserts d’ennui entre deux), ou bien s’il faut aimer autrement, et mieux.

L’amour, la solitude (1992)


[INFOS QUALITE] statut : mis à jour | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : Le livre de poche | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR ; © Tate Gallery | Plus d’information est disponible sur le site consacré à la philosophie d’André Comte-Sponville ANDRECOMTESPONVILLE.FR ou sur le site personnel de l’auteur : ANDRECOMTE-SPONVILLE-MONSITE-ORANGE.FR.


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GIONO (1895-1970) : textes

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Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […] J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.

Le Hussard sur le toit (1951)


ISBN 2070368726

GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934)
Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]

Amaury NAUROY

Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”

Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”

C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”

Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.

“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”

Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”

Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : gallimard.fr ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Giono assis à son bureau. Vogue, 1955) © Getty – Erwin Blumenfeld.


Savoir-lire encore…

NIELSEN, Eva (née en 1983)

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“Le fait de parler des lieux, c’est parler de l’humain” explique Eva NIELSEN (née en 1983). L’artiste franco-danoise brouille depuis plusieurs années les repères du paysage et de la peinture. Depuis 2010, elle met en scène des lieux à la fois familiers et étranges : une zone périurbaine désertée, une ferme abandonnée… Architectures de béton, stores, mobiliers urbains, tramés par la sérigraphie, structurent le territoire de la nature, comme celui de la toile. Malgré leur architecture marquée par la modernité, ces lieux semblent n’appartenir à aucun espace-temps déterminé. Eva Nielsen donne là une forme possible aux espaces anonymes, aux “non-lieux”, dont Marc Augé a souligné dans sa recherche d’une “anthropologie de la surmodernité” combien ils sont aujourd’hui les lieux de passage obligés d’un paysage mondialisé. Semblant être de nulle part, sans présence humaine, les paysages dépeints par Eva Nielsen pourraient être cet entourage immédiat que nous ne voyons plus. S’attachant à représenter une utopie moderne abandonnée, ses peintures résonnent comme un futur dans le passé, un retour de demain sur le présent.

Cette “surmodernité” est aussi celle de la peinture aujourd’hui. Eva Nielsen explore les frontières entre photographie et peinture, entre peinture et impression mécanique, un enjeu qu’elle sait être devenu une quête au long cours de l’histoire de l’art depuis Andy Warhol et Gerhard Richter. Les tableaux sont réalisés à partir de photographies, documentés par des marches et des explorations, aussi bien européennes qu’américaines. Pour accentuer le contraste entre le noir et blanc de l’impression photographique et cette tonalité sourde et lumineuse héritée du paysage scandinave, Eva Nielsen travaille chaque œuvre en deux temps, celui de la sérigraphie et celui des aquarelles, des encres, des acryliques. Elle fait, cependant, de la sérigraphie un usage unique, à rebours de ses capacités de reproduction. Elle n’en conserve que l’effet esthétique de la trame mécanique, tout comme elle a parfois expérimenté l’imprimante pour ses dessins préparatoires.

Peindre aujourd’hui pose la question du temps long dans une époque de l’instantané et du tout-image. Tout voir, est-ce ne rien voir ? À ses paysages architecturés, l’artiste a ajouté récemment la maladie du “voir”. Sa dernière série Lucite (2015-…) tient son nom d’une allergie à la lumière. L’horizon de ses peintures s’est ostensiblement voilé. Le statut du regardeur est redoublé : nous sommes en position de voyeur, à la fois du tableau, et de la maison de l’autre, que l’on tente d’apercevoir à travers le treillage qui recouvre la surface de la toile. Le voilage rejoint également un motif emblématique de l’histoire de l’art, le pli, théorisée par Gilles Deleuze, thème baroque par excellence, mais devenu ici le pli d’un grillage bon marché.

d’après AWAREWOMENARTISTS.COM


Eva Nielsen “Dondal II” (detail) © Eva Nielsen
Les sublimes mondes en trompe-l’œil d’Eva Nielsen

Au moyen de la sérigraphie, Eva Nielsen trompe l’œil avec des effets qui subliment la nature et le bâti. Ce panorama zéro semblait contenir des ruines à l’envers”, note Robert Smithson à propos de Passaic, ville sans histoire du New Jersey dont les monuments ordinaires (ponts, parkings ou bacs à sable) lui inspirent en 1967 un texte fondateur sur le chaos des cités à l’épreuve du temps. Eva Nielsen l’a lu et approuvé, tout comme Manhattan Transfer de Dos Passos. Élevée dans le 91, elle qui transite entre Paris et Yerres connaît par cœur ces zones intermédiaires peuplées d’architectures précaires.

Des perspectives de non-lieux

Ses odyssées suburbaines” forment par sédimentation des spectrogéographies”. Autrement dit, des perspectives furtives de non-lieux. Sa méthode vandale” varie et si, à l’origine, la sérigraphie masquée par des bandes de ruban adhésif précédait la peinture, l’inverse est devenu vrai. Personnelle ou d’emprunt, l’image source imprimée à même la toile, sur des chutes d’organza ou de cuir, est maculée d’huile, d’acrylique, d’aquarelle ou d’encre de Chine.Si bien que le regard ne sait plus où se poser, fouillant la surface et le fond en quête d’indices, perdant sur tous les plans, faute de mise au point.

Eva Nielsen ne lui facilite pas la tâche. Ses effets de textures ajoutent des filtres, sortes de vitres embuées ou de moustiquaires à trous qui, tels des souvenirs-écrans, cachent plus qu’ils ne montrent la scène : un paysage désolé hanté par des machines du futur déjà hors d’usage, des cabanes sinistres ou, depuis peu, des humains.Ses mondes hallucinés portent des noms savants, tels Thalweg, Zoled ou Polhodie…

Insolare est à l’avenant. Mené avec la commissaire Marianne Derrien dans le cadre du programme BMW Art Makers (programme qui permet aux artistes et curateurs de montrer et produire une création expérimentale à travers le prisme de l’image contemporaine), ce projet tâte le terrain hostile” des marais de Camargue. Ce site naturel où la vie stagne et grouille se mue en collages humides pleins de sel, de coups de soleil. Désireuse de montrer une réalité tant rurale qu’industrielle”, les créations de l’artiste offre une visibilité sur la qualité vitale” des marais de Camargue.

d’après CONNAISSANCEDESARTS.COM


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article : “Insolare II” (recadrée) © Eva Nielsen | visiter le site d’Eva Nielsen


Plus d’arts visuels en Wallonie et à Bruxelles…

DESPROGES : textes

Temps de lecture : 5 minutes >

[RTBF.BE, 18 avril 2023] Dès qu’il est question de Pierre Desproges, la réplique revient : “On peut rire de tout mais pas avec tout le monde.” Parfois mal interprétée, souvent par des personnes que l’humoriste aurait méprisées, elle cristallise néanmoins assez bien la pensée et l’humour de ce chroniqueur irrévérencieux, qui s’attaquait savamment et sans tabou à toutes les cibles possibles et imaginables.

Né à Pantin en 1939, est décédé d’un cancer à Paris le 18 avril 1988, Pierre Desproges s’est taillé au cours de sa courte vie une réputation d’humoriste cinglant aux répliques corrosives. D’abord à la télévision, avec l’émission de Jacques Martin Le Petit Rapporteur, qu’il a fini par abandonner, ses chroniques étant de plus en plus coupées au montage, puis sur les ondes radio. On se souvient notamment de son personnage de procureur fantasque dans le Tribunal des flagrants délires sur France Inter, débutant chacune de ses interventions par “Public chéri, mon amour !” et “Françaises, Français, Belges, Belges…

Revenant de manière régulière à la télévision, il s’est notamment illustré dans des sketches autour des élections présidentielles, mais aussi l’inoubliable émission La Minute nécessaire de monsieur Cyclopède. Parodiant la forme des leçons éducatives et de savoir-vivre, il invitait le public à “rendre hommage à Victor Hugo sans bouger les oreilles“, à “plonger dans la généalogie pontificale” ou à “retrouver le fils caché de Tintin“. Etonnant, non ?

Au-delà de ses interventions radiophoniques et télévisuelles, il s’est également produit sur scène, d’abord accompagné, par Thierry Le Luron ou Évelyne Grandjean, puis en solo à partir de 1984, où il laissait libre cours à son humour noir, absurde mais aussi érudit. Son goût pour les bons mots s’est également épanoui sur le papier : de son vivant, il a publié une dizaine de livres, certains reprenant ses interventions radiophoniques, d’autres des textes inédits, comme son roman Des femmes qui tombent.

Celui qui déclarait “plus cancéreux que moi, tumeur” a finalement été emporté par un cancer du poumon il y a très exactement 35 ans, mais ses traits d’esprit continuent encore aujourd’hui d’alimenter le monde de l’humour francophone.

Adrien Corbeel, rtbf.be


Ce n’est pas parce que l’homme a soif d’amour qu’il doit se jeter sur la première gourde venue.

Je ne bois jamais à outrance, je ne sais même pas où c’est.

L’ouverture d’esprit n’est pas une fracture du crâne.

Je n’ai jamais abusé de l’alcool, il a toujours été consentant.

Si vous parlez à Dieu, vous êtes croyant… S’il vous répond, vous êtes schizophrène.

5 fruits et légumes par jour, ils me font marrer… Moi, à la troisième pastèque, je cale.

Un jour j’irai vivre en Théorie, car en Théorie tout se passe bien.

L’alcool tue, mais combien sont nés grâce à lui ?

La médecine du travail est la preuve que le travail est bien une maladie !

Le lundi, je suis comme Robinson Crusoé, j’attends Vendredi.

IKEA est le meilleur prénom pour une femme suédoise, bon marché, à emmener aussitôt chez soi et facile à monter.

Dieu a donné un cerveau et un sexe à l’homme mais pas assez de sang pour irriguer les deux à la fois.

La lampe torche. Le PQ aussi.

La pression, il vaut mieux la boire que la subir.

Jésus changeait l’eau en vin, et tu t’étonnes que 12 mecs le suivaient partout !

Si la violence ne résout pas ton problème, c’est que tu ne frappes pas assez fort.

Savez-vous seulement quelle différence il y a entre un psychotique et un névrosé ? Un psychotique, c’est quelqu’un qui croit dur comme fer que 2 et 2 font 5, et qui en est pleinement satisfait. Un névrosé, c’est quelqu’un qui sait pertinemment que 2 et 2 font 4, et ça le rend malade.

Le voisin est un animal nuisible assez proche de l’homme.

On reconnaît le rouquin aux cheveux du père et le requin aux dents de la mère.

Pour lutter contre l’insomnie, faites un quart d’heure de yoga, mangez une pomme crue, avalez une infusion de passiflore (Passiflora incarnata), prenez un bain chaud à l’essence de serpolet (Thymus serpyllum), frictionnez-vous à l’huile essentielle de jasmin (Jasminus officinale) et orientez votre lit au nord. Quand vous aurez fini tout ça, il ne sera pas loin de 8 heures du matin.

Endive n.f. Sorte de chicorée domestique que l’on élève à l’ombre pour la forcer à blanchir. La caractéristique de l’endive est sa fadeur : l’endive est fade jusqu’à l’exubérance. (…)
L’endive, en tant que vivante apologie herbacée de la fadeur, est l’ennemie de l’homme qu’elle maintient au rang du quelconque, avec des frénésies mitigées, des rêves éteints sitôt rêvés, et même des pinces à vélo.

Tout dans la vie est une affaire de choix, ça commence par la tétine ou le téton, ça se termine par le chêne ou le sapin.

Un gentleman, c’est quelqu’un qui sait jouer de la cornemuse et qui n’en joue pas.

Travailler n’a jamais tué personne mais pourquoi prendre le risque ?


Noël : nom donné par les chrétiens à l’ensemble des festivités commémoratives de l’anniversaire de la naissance de Jésus-Christ, dit le Nazaréen, célèbre illusionniste palestinien de la première année du premier siècle pendant lui-même.

Chez le chrétien moyen, les festivités de Noël s’étalent du 24 décembre au soir au 25 décembre au crépuscule. Ces festivités sont : le dîner, la messe de minuit (facultative), le réveillon, le vomi du réveillon, la remise des cadeaux, le déjeuner de Noël, le vomi du déjeuner de Noël et la bise à la tante qui pique.

Le dîner : généralement frugal ; rillettes, pâté, coup de rouge, poulet froid, coup de rouge, coup de rouge. Il n’a d’autre fonction que de « caler » l’estomac chrétien afin de lui permettre d’attendre l’heure tardive du réveillon sans souffrir de la faim.

La messe de minuit : c’est une messe comme les autres, sauf qu’elle a lieu à vingt-deux heures, et que la nature exceptionnellement joviale de l’événement fêté apporte à la liturgie traditionnelle un je-ne-sais-quoi de guilleret qu’on ne retrouve pas dans la messe des morts.

Au cours de ce rituel, le prêtre, de son ample voix ponctuée de grands gestes vides de cormoran timide, exalte en d’eunuquiens aigus à faire vibrer le temple, la liesse béate et parfumée des bergers cruciphiles descendus des hauteurs du Golan pour s’éclater le surmoi dans la contemplation agricole d’un improbable dieu de paille vagissant dans le foin entre une viande rouge sur pied et un porte-misère borné, pour le rachat à long terme des âmes des employés de bureau adultères, des notaires luxurieux, des filles de ferme fouille-tiroir, des chefs de cabinet pédophiles, des collecteurs d’impôts impies, des tourneurs-fraiseurs parjures, des O.S. orgueilleux, des putains colériques, des éboueurs avares, des équarrisseurs grossiers, des préfets fourbes, des militaires indélicats, des manipulateurs-vérificateurs méchants, des informaticiens louches, j’en passe et de plus humains.

A la fin de l’office, il n’est pas rare que le prêtre larmoie sur la misère du monde, le non-respect des cessez-le-feu et la détresse des enfants affamés, singulièrement intolérable en cette nuit de l’Enfant.

Le réveillon : c’est le moment familial où la fête de Noël prend tout son sens. Il s’agit de saluer l’événement du Christ en ingurgitant, à dose limite avant éclatement, suffisamment de victuailles hypercaloriques pour épuiser en un soir le budget mensuel d’un ménage moyen.

D’après les chiffres de l’UNICEF, l’équivalent en riz complet de l’ensemble foie gras-pâté en croûte-bûche au beurre englouti par chaque chrétien au cours du réveillon permettrait de sauver de la faim pendant un an un enfant du Tiers Monde sur le point de crever le ventre caverneux, le squelette à fleur de peau, et le regard innommable de ses yeux brûlants levé vers rien sans que Dieu s’en émeuve, occupé qu’Il est à compter les siens éructant dans la graisse de Noël et flatulant dans la soie floue de leurs caleçons communs, sans que leur cœur jamais ne s’ouvre que pour roter.

La remise des cadeaux : après avoir vomi son réveillon, le chrétien s’endort l’âme en paix. Au matin, il mange du bicarbonate de soude et rote épanoui tandis que ses enfants gras cueillent sur un sapin mort des tanks et des poupées molles à tête revêche comme on fait maintenant.

Le déjeuner du réveillon : la panse ulcérée et le foie sur les genoux, le chrétien néanmoins se rempiffre à plein groin, se revautre en couinant de plaisir dans les saindoux compacts, les tripailles sculptées de son cousin cochon et les pâtisseries immondes, indécemment ouvragées en bois mort bouffi. Ô bûches de Noël, indécents mandrins innervés de pistache infamante et cloqués de multicolores gluances hyperglycémiques, plus douillettement couchées dans la crème que Jésus sur la paille, vous êtes le vrai symbole de Noël.

Dictionnaire superflu à l’usage de l’élite et des bien nantis


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : éditions Points | crédits illustrations : © rtbf.be.


Citez-en d’autres en Wallonie-Bruxelles :

BRILLAT-SAVARIN : textes

Temps de lecture : 3 minutes >

[LEPOINT.FR, 3 décembre 2020] On connaît le fromage et le gâteau qui portent son nom, mais qui était vraiment Jean Anthelme Brillat-­Savarin (1755-1826), considéré comme l’un des fondateurs de la gastronomie française ? Issu d’une famille bourgeoise originaire de l’Ain, grand lettré et excellent violoniste, il poursuit une brillante carrière de magistrat, qui ne sera interrompue que par ses trois années d’exil – il séjourne en Suisse, à Londres et aux États-Unis – pendant la Révolution française. Aussi talentueux soit-il, ce n’est pas tant l’homme de loi qui passera à la postérité que l’épicurien, le jouisseur et le gourmet…

© Jean Paris succ.

APHORISMES DU PROFESSEUR POUR SERVIR DE PROLÉGOMÈNES A SON OUVRAGE ET DE BASE ÉTERNELLE A LA SCIENCE

    1. L’Univers n’est rien que par la vie, et tout ce qui vit se nourrit.
    2. Les animaux se repaissent ; l’homme mange ; l’homme d’esprit seul sait manger.
    3. La destinée des nations dépend de la manière dont elles se nourrissent.
    4. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai ce que tu es.
    5. Le Créateur, en obligeant l’homme à manger pour vivre, l’y invite par l’appétit, et l’en récompense par le plaisir.
    6. Le plaisir de la table est de tous les âges, de toutes les conditions , de tous les pays et de tous les jours ; il peut s’associer à tous les autres plaisirs, et reste le dernier pour nous consoler de leur perte.
    7. La table est le seul endroit où l’on ne s’ennuie jamais pendant la première heure.
    8. La découverte d’un mets nouveau fait plus pour le bonheur du genre humain que la découverte d’une étoile.
    9. Ceux qui s’indigèrent ou qui s’enivrent ne savent ni boire ni manger.
    10. L’ordre des comestibles est des plus substantiels aux plus légers.
    11. L’ordre des boissons est des plus tempérées aux plus fumeuses et aux plus parfumées.
    12. Prétendre qu’il ne faut pas changer de vins est une hérésie ; la langue se sature, et après le troisième verre le meilleur vin n’éveille plus qu’une sensation obtuse.
    13. Un dessert sans fromage est une belle à qui il manque un œil.
    14. On devient cuisinier, mais on naît rôtisseur.
    15. La qualité la plus indispensable d’un cuisinier est l’exactitude : elle doit être aussi celle du convié.
    16. Attendre trop longtemps un convive retardataire est un manque d’égards pour tous ceux qui sont présents.
    17. Celui qui reçoit ses amis et ne donne aucun soin personnel au repas qui leur est préparé n’est pas digne d’avoir des amis.
    18. La maîtresse de la maison doit toujours s’assurer que le café est excellent ; et le maître , que les liqueurs sont de premier choix.
    19. Convier quelqu’un, c’est se charger de son bonheur pendant tout le temps qu’il est sous notre toit.
© Jean Paris succ.

Extraits de BRILLAT-SAVARIN Jean Anthelme, Physiologie du goût (Paris : Garnier Frères, 1867)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition et iconographie | sources : collection privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Gustave Doré © BnF ; © succ. Jean Paris.


Manger encore en Wallonie-Bruxelles…

MONTAIGNE M. de-, Essais (2002)

Nous devons à André Lanly, éminent philologue et professeur émérite à l’université de Nancy, d’avoir servi l’un des monuments les plus difficiles à déchiffrer de la littérature française en osant lui donner sa forme moderne. C’en est fini des obstacles de l’orthographe, du doute sur le sens des mots, de l’égarement suscité par la ponctuation. Lire ce chef-d’oeuvre devient ici un pur bonheur. «Ce ne sont pas mes actes que je décris, c’est moi, c’est mon essence. J’estime qu’il faut être prudent pour juger de soi et tout aussi scrupuleux pour en porter un témoignage soit bas, soit haut, indifféremment. S’il me semblait que je suis bon et sage, ou près de cela, je l’entonnerais à tue-tête. Dire moins de soi que la vérité, c’est de la sottise, non de la modestie. Se payer moins qu’on ne vaut, c’est de la faiblesse et de la pusillanimité, selon Aristote. Aucune vertu ne se fait valoir par le faux, et la vérité n’est jamais matière d’erreur. Dire de soi plus que la vérité, ce n’est pas toujours de la présomption, c’est encore souvent de la sottise. Être satisfait de ce que l’on est et s’y complaire outre mesure, tomber de là dans un amour de soi immodéré est, à mon avis, la substance de ce vice [de la présomption]. Le suprême remède pour le guérir, c’est de faire tout le contraire de ce que prescrivent ceux qui, en défendant de parler de soi, défendent par conséquent d’appliquer sa pensée à soi. L’orgueil réside dans la pensée. La langue ne peut y avoir qu’une bien légère part.» Les Essais, Livre II, chapitre VI.

LIBREL.BE

On en parle dans wallonica.org…

DOR : textes

Temps de lecture : 2 minutes >

Jacques DOR (France, né en 1953) se définit comme auteur en scène. Il est à la fois écrivain, poète, plasticien, vidéaste et comédien. Il conjugue ces talents dans des spectacles où vibre la poésie en clair-obscur du quotidien. Il vit à Paris. De 1973 à 1988, il fut surtout peintre et plasticien puis de 1988 à 1995, il a été photographe et affichiste pour le spectacle, compagnie Nordey.

À partir de 1995 et de sa rencontre avec Claire Le Michel, metteur en scène de la Compagnie de Théâtre “Un soir ailleurs”, il écrit surtout pour le théâtre tout en composant son dictionnaire poétique intitulé Le Dico de ma langue à moi. “Monter sur scène, interpréter mes propres textes, est une façon de prolonger l’écriture, d’éprouver physiquement les mots. J’aime la littérature “bonne à dire”, mon envie de théâtre vient de là : l’écriture qui passe par le corps… Je tente avant tout d’être présent, de travailler sur cette idée de présence…

d’après theatre-contemporain.net


Sans le corps de l’autre occupant l’espace de son parfum et de son rire d’étoile filante, sans le corps de l’autre emplissant nos yeux et la paume de nos mains, nous restons sur la rive de nos supposées pensées. Depuis cet endroit nous tentons de le rendre “existant”, ce corps fait d’absence, ce corps que nous effleurons abstraitement, en rêves ; pétales de nuit et de sentiments en verre soufflé dans le vide de l’espace. Sans corps nous sommes orphelins de l’autre. Orphelins du plus proche et du plus intime de son existence, du plus proche et du plus intime de la danse singulière que sculpte son corps au beau milieu des choses. Sans ce corps resté au loin, nous ne portons dans le cœur qu’une simple photo de l’autre. Et c’est depuis cet arrêt sur image qu’il nous regarde comme on aime, qu’il nous sourit comme on aime, qu’il nous attend quelque part comme on aime. Bras ouverts. De tout son corps.

Jacques DOR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation et iconographie | sources : theatre-contemporain.net ; jacquesdor-poesie.tumblr.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Frederic Iovino.


Aimer encore en Wallonie et à Bruxelles…

MOOLINEX : Le modèle (2016, Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

MOOLINEX, Le modèle
(sérigraphie, 70 x 50 cm, 2016)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

Moolinex © le7.info

Né en 1966, Moolinex est un artiste pluriel. Il est illustrateur, peintre, dessinateur, sculpteur, tapissier, brodeur, designer… et cela donne un détonnant et questionnant mélange d’arts plastiques, d’arts appliqués, d’arts contemporains, de bandes dessinées, de cultures populaires, bref, quelque chose de vivant… mais c’est peut-être cela que l’on appelle “de l’art” ?

(d’après LESREQUINSMARTEAUX.COM)

En ombres chinoises, un homme coiffé d’un haut-de-forme tient d’une main une usine en miniature et de l’autre un sabre. A ses pieds gît le corps d’une femme. Ce “capitaine d’industrie” pourrait également être un “chevalier d’industrie”, terme utilisé anciennement pour désigner les escrocs, ce que confirmerait son long nez, signe d’une excellente capacité perceptive, mais aussi symbole du mensonge. La charge anticapitaliste est donc patente, jusqu’à ce clou menaçant glissé sous le pied du trouble personnage.

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Moolinex ; le7.info | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

KOKELBERG : Rabelais, moine truculent et médecin voyageur (CHiCC, 2022)

Temps de lecture : 4 minutes >

Quatrième enfant d’un avocat, François RABELAIS naît à La Devinière, propriété familiale située non loin de Chinon, berceau de la famille. Sa date de naissance fait l’objet de controverses : 1483, 1489 ou 1494. Des indices divers peuvent accréditer chacun de ces millésimes. Quoi qu’il en soit, il a vécu à l’époque de Colomb, de Luther, d’Érasme, de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Un bouillon d’Humanisme en pleine Renaissance.

Après une instruction à Seuilly (à 1,5 km de La Devinière), Rabelais devient novice puis moine chez les Cordeliers (“de cordes liés” !) à Angers (1509-1519) puis à Fontenay-le-Comte (1520-1525). Mais ces années passées chez les Franciscains (appelés “cordeliers” en France) l’étouffent. La Sorbonne conservatrice lui interdit même de lire les Évangiles à partir du texte grec. Pour se libérer de ce joug, il passe chez les Bénédictins, plus ouverts au travail intellectuel : le voilà à Maillezais, protégé par Geoffroy d’Estissac (les ruines de l’ancienne abbaye, face au marais poitevin, incitent à visiter la Vendée).

En 1530 cependant, après avoir fréquenté plusieurs universités françaises, il s’inscrit à la réputée Faculté de Médecine de Montpellier. Grâce à son immense savoir et à sa mémoire prodigieuse, il est reçu bachelier en moins de deux mois. Il lui reste à exercer pratiquement le métier pour être certifié médecin. Il va soigner 200 malades à l’Hôtel-Dieu de Lyon ; pendant son passage, la mortalité baisse de 3 %. Dans la foulée, il est engagé comme médecin et secrétaire particulier de Jean du Bellay, évêque de Paris – l’occasion de voyager en Italie.

Ce n’est qu’en 1532 – la quarantaine bien sonnée ! – qu’il publie son premier ouvrage Pantagruel, suivi, vu le succès, de la Pantagruéline Prognostication (satire des faiseurs d’horoscopes) et de Gargantua (père de Pantagruel) en 1534.

A travers Pantagruel et Gargantua, il a l’occasion de préciser ses idées en matière d’instruction et d’éducation. Idéalement, l’élève doit devenir “un abysme de science” et s’intéresser à tout : les langues, les maths, le droit, les sciences naturelles et la diététique – préoccupation très avant-gardiste mais qui s’explique par ses connaissances médicales.

Comme piliers, deux préceptes latins : “Mens sana in corpore sano” et “Utile dulci” : si on joint l’utile à l’agréable, la leçon se retient mieux (ex. le jeu de cartes à finalité mathématique).

Les ouvrages rabelaisiens précités sont enrobés dans des récits plaisants où le gigantisme et la bouffonnerie constituent l’enveloppe… mais comme il l’écrit : “L’habit ne fait point le moine.” Il faut dépasser la forme pour s’attacher au contenu.

A côté de ses leçons pédagogiques, Rabelais ne se prive pas de railler la justice, la Sorbonne et le bas-clergé.

Après un silence de 12 ans, il publie le Tiers Livre, opus dans lequel Panurge, compagnon de Pantagruel, consulte 16 spécialistes pour savoir s’il doit ou non se marier, car le risque d’être cocu semble réel dans le mariage.

Si l’on veut bien se laisser porter par le ton et le rythme de son oeuvre, Rabelais apparaît comme un promoteur de la joie de vivre, laquelle se décline en 4 mots : rire, boire, manger…et desbraguetter. Ce sera l’occasion pour Rabelais de faire exploser sa créativité : des rythmes de phrase très puissants et un vocabulaire richissime.

Ses personnages respirent la Gourmandise : Grandgousier et Gargantua (“car grand tu as”… le gosier) et ses cuisiniers sont affublés de jolis noms : “Saulpicquet”, “Paimperdu”, “Carbonnade” et “Hoschepot”.  Notre époque s’en sert encore !

François Rabelais © causeur.fr

Il convient enfin de souligner avec force cette vérité : Rabelais est le plus grand créateur de mots de notre langue française.

Il a popularisé des expressions toujours en vogue… après 5 siècles : “tirait les vers du nez”, “qui trop embrasse peu estrainct”, “saultoyt du coq a l’asne”. Dans le seul Pantagruel, on recense pas moins de 800 néologismes, entièrement imaginés par Rabelais. C’est à lui que l’on doit des mots comme écrabouiller, excrément, frugal, imposteur, intempéries et quinconce. Et quand il soigne les blessés dans son grand nosocome, on comprend mieux l’adjectif dérivé de ce substantif.

Il a aussi parlé de “la sepmaine des troys jeudis”, des “calendes grecques” et de “l’année des couilles molles”. En façonnant ce curieux “calendrier”, il a pu observer qu’il ne fallait pas confondre une femme “folle à la messe”… avec une femme “molle à la fesse”. L’inventeur de la contrepèterie, c’est encore lui, le père François !

Jean KOKELBERG

  • illustration en tête de l’article : Pantagruel par Gustrave Doré © BnF.

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean KOKELBERG  a fait l’objet d’une conférence organisée en septembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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DJURIC, Miodrag dit DADO (1933-2010)

Temps de lecture : 5 minutes >

Miodrag Djuric, connu sous le pseudonyme Dado, est né en 1933 au Monténégro, en Yougoslavie. Très jeune, il assiste aux violences et à la famine liées à la Seconde Guerre mondiale. En 1947, il intègre l’Ecole des Beaux-Arts de Herceg Novi. Ensuite, il étudie à celle de Belgrade. En 1956, ayant terminé ses études, il déménage à Paris. D’abord, il travaille en tant que peintre de bâtiments de chantiers. Toutefois, il continue à peindre et dessiner dans son temps libre. Il peint par exemple en 1957 l’huile sur toile Tête. Ensuite, il trouve son premier emploi artistique en tant qu’assistant dans l’atelier de lithographie de Gérard Patris. Ce travail lui permet d’acquérir des compétences en estampes, mais aussi de faire la connaissance de Jean Dubuffet, le premier théoricien de l’art brut.  Ce dernier le présente au marchand et galeriste Daniel Cordier, qui aide au développement de son art. En 1958, Cordier organise la première exposition personnelle de Dado, regroupant peintures et dessins.

Ses œuvres sont de style surréaliste, fantastique, ou encore peuvent appartenir à l’art brut. Ses peintures, souvent des huiles sur toile de très grandes tailles, sont très marquées par les horreurs du second conflit mondial. Il abandonne rapidement la recherche du détail pour laisser place à la démonstration de ces calamités. Ainsi, il conçoit des figures monstrueuses, macabres, et angoissées. Leurs âmes torturées dépeignent une forte violence, comme il est visible dans l’huile sur toile La Rebellion de Pancraisse de 1968. De plus, dans le but d’accentuer ce mal, il laisse entrevoir l’anatomie de certains personnages et les peint avec des couleurs vives. C’est le cas de l’huile sur toile Guerre civile au Monténégro de 1968. Le fond, aux tons neutres et aux couleurs paisibles, leur fait contraste. De fait, ceci donne lieu à des compositions dynamiques, puissantes, et aux nombreuses explosions de couleurs. Ses dessins, quant à eux, sont très détaillés. Il privilégie en premier lieu l’usage d’une technique unique, généralement en mine de plomb ou encre de Chine. Le Champ de Bataille dessiné en 1956 en est un exemple. En second lieu, il privilégie la conception de techniques mixtes regroupant la peinture, le dessin, et le collage. En effet, Dado aime découper ses dessins pour les coller sur ses peintures dans le but de leur donner plus de sens et de force. Tel est le cas de Boukoko, une encre de chine et un collage sur toile réalisé en 1975.

Détestant vivre en ville, Dado déménage près d’un vieux moulin à Hérouval au début des années 1960. En 1962, il commence à sculpter. Le style de ses sculptures est inédit : restant dans le registre des horreurs de la guerre, il réalise souvent des montages à l’aide d’ossements d’animaux. Toutefois, il continue de peindre. En 1964, il expose pour la dernière fois chez Cordier. Néanmoins, il n’arrête pas d’exposer ses œuvres. Au contraire, il fait la rencontre de nombreux artistes et galeristes lui permettant de présenter ses œuvres à l’international. Ensuite, à la recherche de nouvelles expressions artistiques, il explore les différentes techniques de l’estampe. En 1966, il conçoit sa première gravure. L’année suivante, il réalise de nombreuses lithographies, taille-douce, et eau-forte. Il travaille même dans plusieurs ateliers de gravures.

Durant les années 1970 et 1980, les œuvres de Dado continuent à être exposées dans le monde entier. Toujours à la recherche de nouvelles formes d’art, il se lance dans l’illustration de livres à partir du début des années 1980. Il illustre par exemple en 1985 Le Terrier de Franz Kafka.

Dans les années 1990, Dado découvre les peintures murales. Les plus célèbres sont celles peintes dans l’ambassade de la IVe Internationale à Montjavoult. De plus, il explore la céramique. Pour cet art, il s’inspire principalement d’études d’oiseaux. En outre, il réalise le décor de deux spectacles, en 1993 et en 1996. A partir de cette dernière année, il se plonge également dans les collages numériques. Toutes ces formes d’art sont aussi marquées par les horreurs de la Seconde Guerre.

Lors de la décennie suivante, il se concentre principalement sur la sculpture. Ainsi, il conçoit la plupart de ses volumes durant cette période. Ils connaissent un grand succès, comme en témoigne sa participation à la Biennale de Venise en 2009. Sa sculpture la plus connue reste Souliko, réalisée en 2008. Par ailleurs, il continue modestement l’illustration d’ouvrages tels que les Viscères polychromes de la peste brune de Jean-Marc Rouillan. De plus, il continue les collages numériques. En 2007, il fonde même un site internet, un “anti-musée virtuel”, dans lequel ils figurent. En 2010, il participe à l’Exposition universelle de Shanghai. La même année, Dado s’éteint à l’âge de 77 ans.

Aujourd’hui ses œuvres sont conservées dans de grands musées du monde entier, tels que le Centre Pompidou à Paris, le Stedelijk Museum à Amsterdam, ou encore le Musée Guggenheim à New York.

d’après EXPERTISEZ.COM


Dado © expertisez.com

Le peintre et sculpteur Dado est mort, le 27 novembre [2010], à l’âge de 77 ans, à Montjavoult (Oise), dans son moulin sis dans le hameau d’Hérouval. Dado était l’un des derniers artistes vivants dont l’oeuvre est marquée par le surréalisme.

Né le 4 octobre 1933 à Cetinje (Monténégro) dans ce qui est alors la Yougoslavie, Miodrag Djuric, dit Dado, est recueilli en 1944, après la mort de sa mère, par un oncle peintre qui habite Ljubljana (Slovénie). Après des études à l’Ecole des beaux-arts de Herceg Novi (Monténégro), puis à l’Académie des beaux-arts de Belgrade, le jeune artiste cède en 1956 à l’appel de Paris. Il y rencontre Jean Dubuffet et Roberto Matta. Sa peinture attire vite l’attention de tous ceux qui, dans la mouvance du surréalisme, espèrent de l’art visions et sensations troublantes. Elle joue alors de l’ambiguïté entre l’organique et le minéral, la chair et la terre, le corps et le paysage. Des êtres hybrides paraissent surgir de l’écorce des pierres. En 1958, une première exposition la fait connaître dans la galerie de Daniel Cordier, qui accueille l’année suivante l’ultime Exposition internationale du surréalisme à Paris. Grâce à elle, Dado achète le moulin d’Hérouval.

Son plus proche ami est alors Bernard Réquichot, autre artiste des métamorphoses corporelles. Un peu plus tard, il se lie avec Hans Bellmer et sa compagne Unica Zürn, figures majeures du surréalisme. Et c’est un autre proche du mouvement, le poète Georges Limbour, qui définit sa peinture en 1960 :

Tout ce qui compose le monde de Dado, les bébés précoces, les vieillards prématurés et les pierres, tout se fendille. S’il y a des murs ou des monuments, ils s’effritent, tombent en ruines. D’ailleurs, maintes créatures roses ou rougeâtres, parfois blanchâtres, paraissent faites de terre cuite ou d’argile sèche, donc susceptibles de se fendiller ou d’éclater. Elles souffrent d’une soif mortelle dans un pays déserté par l’eau, ravagé par la dessiccation.

d’après LEMONDE.FR


COUPRA, Ivan dit VANO (1947-2018)

Temps de lecture : 3 minutes >

Né en 1947, Ivan Coupra grandit à Sinnamary. Il se forme à la photographie à l’École Louis Lumière, à Paris. À son retour au pays, il prend le nom de Vano.

En 1976, Vano ouvre un studio à Cayenne. Il y voit défiler tous les habitants du département qui viennent se faire tirer le portrait. Il se déplace pour photographier les mariages et les communions. Alliant l’œil photographique qui capte un regard à un véritable doigté d’artisan qui peaufine ses tirages lors du développement, la collection de portraits de Vano est exceptionnelle et intense.

En 1989, Vano ferme son studio à Cayenne et devient le photographe officiel du Conseil régional. Il suivra son cousin Élie Castor lors de tous ses déplacements sur le territoire et dans l’Hexagone. Le photographe découvre la Guyane des communes isolées, accessibles uniquement en pirogue. La création de dispensaires dans ces villages éloignés le marque fortement. En arpentant ainsi le territoire, Vano devient également le témoin d’une Guyane en pleine métamorphose.

Vano abandonne la photo avec l’arrivée du numérique. Il quitte ce monde en juin 2018. Plus de 13 000 négatifs reflètent sa prolifique carrière et constituent un patrimoine précieux pour la Guyane.

d’après LA1ERE.FRANCETVINFO.FR


S’il a passé sa vie à mettre les autres en lumière, Vano, lui, préfère rester dans l’ombre. Car Ivan Coupra de son vrai nom est un grand timide qui ne se montre plus guère et déteste (faire) parler de lui. “On m’a demandé d’apparaître à la télévision, souffle-t-il au moment de nous recevoir chez lui, dans le quartier de la Madeleine à Cayenne. Mais ça, jamais ! Je me suis toujours caché derrière un appareil photo. Je faisais ce que je voulais de mes modèles. Je me sentais fort…

Avant notre entretien, il prévient aussi Muriel Guaveïa, la co-directrice des Rencontres photographiques de Guyane : “Jeudi (lors du vernissage, ndlr), je ne ferai pas de discours. Sinon, je ne viendrai pas. Mes photos parlent pour moi.” Tout est dit ? Pas vraiment. Car lorsqu’il se sent en confiance, Vano devient bavard. Intarissable même.

Né à Cayenne en 1947, le jeune Ivan est un artiste né. “On ne devient pas photographe, confie-t-il. On naît photographe. C’est un don je crois.” Le jeune homme refuse de reprendre la bijouterie de son père mais, devant l’insistance de son oncle, part suivre des études d’optique dans le Jura. Quand il revient en Guyane, il est embauché chez le seul opticien de Cayenne, Robez Masson. “Je montais les verres dans l’arrière-boutique, se souvient-il. Et puis un jour, on m’a demandé si je voulais faire les photos d’identité.”

Le déclic est immédiat. Car depuis qu’il a vu le film Z, avec Yves Montand, Vano a un rêve secret. “Il utilisait un Nikon à moteur et je me suis dit qu’un jour, j’en aurai un aussi. J’adorais ce bruit clac clac clac clac” (il tente de reproduire le son émis par le moteur). Le photographe restera d’ailleurs toujours fidèle à cette marque d’appareil.

Portraitiste, le Cayennais immortalise la société guyanaise dans ce qu’elle a de vrai, de simple, de beau. Quand son cousin Elie Castor accède à la présidence du conseil général, Ivan en devient le photographe officiel. Et se rend régulièrement à l’Assemblée nationale ou accompagne François Mitterrand au sommet de Rio. Personne n’échappe alors à son objectif. Dans ses rêves les plus fous, Vano est toujours photographe. Mais aujourd’hui, ses anciens appareils sont exposés chez lui, comme dans un musée (une collection impressionnante comprenant même un appareil en bois datant du XIXe siècle). On y trouve aussi ses portraits fétiches et une vitrine abritant de vieux films ainsi que sa carte de presse. “J’ai arrêté, dit-il. Je déteste le numérique, c’est trop facile. Avant, la photographie était une véritable science. Mais je ne regrette rien, j’ai eu beaucoup de chance. “

d’après FRANCEGUYANE.FR


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Vano 


Plus d’arts des médias…


SEMPE : Sans titre (s.d., Artothèque, Lg)

Temps de lecture : 2 minutes >

SEMPÉ Jean-Jacques, Sans titre
(sérigraphie, 35 x 30 cm, s.d.)

Et pourquoi pas emprunter cette oeuvre gratuitement
à l’Artothèque Chiroux de la Province de Liège ?

© RTBF.be

Jean-Jacques SEMPÉ (1932-2022) est un dessinateur humoriste français. Il est notamment l’illustrateur des aventures du Petit Nicolas dont l’auteur est René Goscinny. Dans les années cinquante, il connait le succès grâce à ses collaborations régulières avec Paris Match. De 1965 à 1975, Françoise Giroud l’invite à L’Express auquel il donne chaque semaine ses dessins et dont il est durant une quinzaine de jours l'”envoyé spécial” aux États-Unis en 1969. En 1978 Sempé réalise sa première couverture pour le New Yorker, célèbre magazine culturel américain. Il en créera plus d’une centaine par la suite. Après le succès du Petit Nicolas, à partir de 1962 (“Rien n’est simple”), Sempé publie presque chaque année un album de dessins chez Denoël, quarante jusqu’en 2010 (source Wikipedia).

Ce dessin aux délicates nuances d’aquarelles semble témoigner d’un instant idyllique, quelque part dans le passé. Un enfant en maillot de bain bronze, étendu sur une couverture, plongé dans un livre. A côté de lui se trouve une petite radio. A l’arrière-plan, une femme le regarde, le tablier rempli de poires…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org  | source : Artothèque Chiroux | commanditaire : Province de Liège – Culture | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Sempé ; rtbf.be | remerciements à Bénédicte Dochain et Frédéric Paques

PHILOMAG.COM : Victor HUGO, Proses philosophiques des années 1860-1865 (extraits)

Temps de lecture : 24 minutes >

Il est rare que l’œuvre comme les engagements d’un auteur suscitent l’admiration : c’est le cas de Victor HUGO (1806-1885). À la fois poète, écrivain, dramaturge, dessinateur et homme politique, il a fait rimer idéaux esthétiques et sociaux. Ouvrir Les Misérables ou Les Contemplations, c’est comprendre le sens du mot « génie ».

Savoir admirer est une haute puissance.

Victor Hugo


[RTBF.BE, 31 juillet 2021] Si je vous dis Notre Dame de Paris, Les Misérables ou encore L’Homme qui rit, vous me répondez sans aucune hésitation : Victor Hugo ! Parmi les nombreuses histoires qui accompagnent l’un des écrivains les plus célèbres de la littérature française, saviez-vous seulement que la Belgique était devenue sa terre d’asile pendant plus de 500 jours ?

Derrière l’auteur, le politique engagé

Celui qui est considéré comme le père du romantisme français met sa plume au service de son engagement politique. Plusieurs sources situent ses débuts en politique après le décès tragique de sa fille, Léopoldine, en 1843. Quel qu’en ait été l’élément déclencheur, Victor Hugo est nommé “Pair de France” par le roi Louis-Philippe en 1845 et rejoint le camp des Républicains. Membre de l’Académie française depuis 1841, le poète se dresse contre la peine de mort et l’injustice sociale, à la Chambre, et est élu maire du 8e arrondissement de Paris et député en 1848. Sous la IIe République, Hugo juge les lois trop réactionnaires, et dénonce la réduction du droit de vote et de la liberté de la presse. Il s’insurge également face à la terrible répression menée par l’armée suite aux 4 journées d’insurrection ouvrière à Paris, en juin 1848. Initialement allié au régime du roi, le romantique se détache finalement de la droite, pour soutenir la candidature de Louis Napoléon Bonaparte. Élu Président de la République le 10 décembre 1848, mais politiquement isolé, ce dernier échoue à s’attirer les bonnes grâces de l’Assemblée, majoritairement conservatrice. A ses yeux, le futur Napoléon III représente le chef de la famille Bonaparte, l’héritier de l’Empereur, son oncle, et son continuateur présomptif. Il y a là un problème : sa fonction présidentielle est limitée à un seul mandat de 4 ans. Impossible, donc, pour Louis-Napoléon de rallonger sa présidence pour la transformer en monarchie, à moins d’imposer la révision par la force.

Belgique, terre d’accueil

“Moi, je les aime fort ces bons Belges” © lesoir.be

Pour contrer le coup d’Etat du 2 décembre 1851, visant à rétablir l’Empire, Victor Hugo signe un appel à la résistance armée – “charger son fusil et se tenir prêt” peut-on lire dans le magazine Geo –, sans succès. Pour éviter le bannissement, le poète décide alors de fuir la France qu’il dit tyrannisée par “le petit“. Le 11 décembre 1851 au soir, il monte à bord d’un train en direction de Bruxelles depuis la gare du Nord. Dissimulé sous une fausse identité, Jacques-Firmin Lanvin, ouvrier imprimeur, Hugo arrive en Belgique par Quiévrain. Le plat pays ne lui est pas étranger, puisqu’il s’y était rendu pour la première fois en vacances aux côtés de Juliette Drouet, en 1837. Victor Hugo s’installe pour 7 mois sur la Grand-Place de Bruxelles, dans la Maison du Moulin à vent puis la Maison du pigeon. Il gagne ensuite l’île anglo-normande de Jersey pour les 10 prochaines années.

La célébrité littéraire française, dont la véritable identité ne resta pas longtemps secrète à Bruxelles, ne semble pas pouvoir se séparer de notre pays si facilement. “En 1861, il est venu faire un voyage en Belgique. Il a résidé à Bruxelles et à Spa pendant quelques mois ; depuis lors il est venu passer chaque année une partie de la belle saison dans le royaume, parcourant les champs de bataille ou les parties curieuses du pays. Il n’a jamais été mis obstacle à son séjour.” [Source : document du 30 mai 1871, extrait du dossier conservé aux Archives générales du Royaume]

C’est lors de son retour en 1862 qu’il peaufine Les Misérables. Véritable manifeste contre la pauvreté, trop délicat pour lui de le publier en France. C’est ainsi qu’il se tourne vers Lacroix & Verboeckhoven, une maison d’édition bruxelloise située rue des Colonies. En mars 1871, le romancier français regagne une nouvelle fois le sol belge et s’installe place des Barricades n°4 à Bruxelles au moment de l’éclatement de la guerre civile en France. Chez nous, ses prises de position provoquent le désarroi de quelques citoyens qui réclament alors son expulsion. Hugo quitte la Belgique et débarque au Grand-Duché du Luxembourg le 1er juin 1871. Il décédera à Paris le 22 mai 1885, âgé de 83 ans.

Romane Carmon, rtbf.be


Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 137 de mars 2020 était consacré à notre besoin d’admirer : “L’admiration, c’est ce qui vient briser notre rapport instrumental au monde. Quand nous la ressentons, nous oscillons entre émancipation et aliénation. Comment ne pas nous perdre en elle ?”

En savoir plus sur PHILOMAG.COM


Introduction

Quand on s’appelle Victor Hugo et qu’on a déjà une bonne partie de son œuvre et de sa carrière politique derrière soi, admirer n’a pas exactement la même signification que pour le commun des mortels. Face à une œuvre d’art, une symphonie de Beethoven ou À la recherche du temps perdu de Proust, il y a fort à parier que nous nous sentions tous petits. Déjà que le moindre rhume suffit à nous faire manquer l’heure du réveil, pas sûr que nous survivions à une surdité incurable ou à de sévères difficultés respiratoires chroniques. Alors pour ce qui est de composer ou d’écrire…

L’admiration suppose a priori une hiérarchie, un piédestal sur lequel repose l’objet que l’on ne peut que regarder d’en bas. Hugo perçoit une autre dynamique loin de marquer la distance, l’objet d’admiration laisse entre- voir la possibilité d’un monde – “Vous avez vu les étoiles.” Une vision qui ne laisse pas indemne, avec un avant et un après. La faute à ce pouvoir étrange qu’ont les œuvres de nous transformer: “Toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui.” D’autres parleront d’ouvrir les portes de la perception, mais c’est une autre histoire.

Qu’est-ce qui attire dans telle ou telle œuvre, chez tel ou tel auteur? “Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu“, répond Hugo. L’objet d’admiration est touché par la grâce, dispose d’un accès direct au divin. Mais loin de concevoir le génie de façon aristocratique, comme quelque chose qui distingue différentes espèce d’êtres humains mais aussi les époques, Hugo veut croire qu’il montre la voie, tend la main, bâtit un pont – façon d’accorder opinions politiques, son
républicanisme, et pensée esthétique. Certes, dans un premier temps, ceux qui portent la marque du génie “laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela.” Mais, en définitive, “ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.”

C’est pourquoi l’échange, la circulation sont possibles. “Il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi“, s’enthousiasme Hugo. Voilà de quoi créer une véritable “République
des lettres”. L’ennui, c’est que “malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique“. Pourquoi ? La faute à une certaine critique, plus occupée à opérer des distinctions, à étaler sa propre érudition, qu’à transmettre un souffle, un élan. Hugo, modeste, se place plutôt du côté du critique ‘grand philosophe’ que du génie – encore qu’on ne peut s’empêcher de noter que la liste des auteurs cités forme une lignée unie sous la plume de
celui qui les loue. “Les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance” ; admiration rime donc (potentiellement) avec création. Il n’y a plus qu’à…

L’auteur

Je veux être Chateaubriand ou rien” : c’est en admirant que Victor Hugo est devenu le monument que l’on sait. Né le 26 février 1806 à Besançon d’un père général d’Empire et d’une mère issue de la bourgeoisie, il n’a pas 10 ans quand il commence à écrire des vers. En créant avec ses frères la revue Le Conservateur littéraire, il affiche une première préférence royaliste.

Stratégie judicieuse : la pension que lui verse le roi Louis XVIII après la parution de son premier recueil de poèmes Odes, en 1821, lui permet de vivre de sa plume, de devenir Victor Hugo. Il brise les codes du théâtre classique en 1827 avec sa pièce Cromwell – finies les unités de temps et de lieu -, puis déclenche une bataille aussi physique que littéraire lors de la première représentation d’Hernani en 1830.

Hauteville House à Guernesey : le cabinet de travail de Hugo © DP

Dans le même temps, ses idées politiques évoluent : s’il soutient dans un premier temps la répression des révoltes de 1848, il désapprouve les lois anti-liberté de la presse. Son Discours sur la misère de 1849, alors qu’il est député, marque un tournant. De plus en plus ouvertement opposé au pouvoir, il est finalement contraint à l’exil à partir de 1851, d’abord à Bruxelles, puis à Jersey et à Guernesey. Là-bas naissent Les Châtiments (1853), Les Contemplations (1856), La Légende des siècles (1859), Les Misérables (1862), Les Travailleurs de la mer (1866). Le poète y déploie son génie en même temps que ses inquiétudes sociales et sa sympathie pour tous les Gavroche.

Ce n’est qu’à la chute du Second Empire, en 1870, qu’il peut enfin rentrer en France. Devenu une figure populaire, il est accueilli triomphalement. Plusieurs centaines de milliers de personnes assistent à ses funérailles en 1885, couronnant son statut d’écrivain le plus admiré de son vivant.

Le texte

Écrites lors de sa période d’exil à Guernesey mais parues après sa mort, les Proses philosophiques sont des réflexions très libres, lyriques et poétiques sur les thèmes du goût, du beau et de l’art. Elles commencent par une célébration de l’incommensurable beauté du cosmos et se poursuivent par la description de l’élan créateur humain. Hugo s’y place en modeste spectateur et admirateur de merveilles qui le subjuguent et le dépassent.

Du génie

BOCH Anna, Femme lisant dans un massif de rhododendrons © Wikimédia Commons

Vous êtes à la campagne, il pleut, il faut tuer le temps, vous prenez un livre, le premier livre venu, vous vous mettez à lire ce livre comme vous liriez le journal officiel de la préfecture ou la feuille d’affiches du chef-lieu, pensant à autre chose, distrait, un peu bâillant. Tout à coup vous vous sentez saisi, votre pensée semble ne plus être à vous, votre distraction s’est dissipée, une sorte d’absorption, presque une sujétion, lui succède, -vous n’êtes plus maître de vous lever et de vous en aller. Quelqu’un vous tient. Qui donc ? ce livre.

Un livre est quelqu’un. Ne vous y fiez pas.

Un livre est un engrenage. Prenez garde à ces lignes noires sur du papier blanc ; ce sont des forces ; elles se combinent, se composent, se décomposent, entrent l’une dans l’autre, pivotent l’une sur l’autre, se dévident, se nouent, s’accouplent, travaillent. Telle ligne mord, telle ligne serre et presse, telle ligne entraîne, telle ligne subjugue. Les idées sont un rouage. Vous vous sentez tiré par le livre. Il ne vous lâchera qu’après avoir donné une façon à votre esprit. Quelquefois les lecteurs sortent du livre tout à fait transformés.

Homère et la Bible font de ces miracles. Les plus fiers esprits, et les plus fins et les plus délicats, et les plus simples, et les plus grands, subissent ce charme. Shakespeare était grisé par Belleforest. La Fontaine allait partout criant : Avez-vous lu Baruch ? Corneille, plus grand que Lucain, est fasciné par Lucain. Dante est ébloui de Virgile, moindre que lui.

Entre tous, les grands livres sont irrésistibles. On peut ne pas se laisser faire par eux, on peut lire le Coran sans devenir musulman, on peut lire les Védas sans devenir fakir, on peut lire Zadig sans devenir voltairien, mais on ne peut point ne pas les admirer. Là est leur force. Je te salue et je te combats, parce que tu es roi, disait un Grec à Xerxès.

On admire près de soi. L’admiration des médiocres caractérise les envieux. L’admiration des grands poètes est le signe des grands critiques. Pour découvrir au-delà de tous les horizons les hauteurs absolues, il faut être soi-même sur une hauteur.

Ce que nous disons là est tellement vrai qu’il est impossible d’admirer un chef-d’œuvre sans éprouver en même temps une certaine estime de soi. On se sait gré de comprendre cela. Il y a dans l’admiration on ne sait quoi de fortifiant qui dignifie et grandit l’intelligence. L’enthousiasme est un cordial. Comprendre c’est approcher. Ouvrir un beau livre, s’y plaire, s’y plonger, s’y perdre, y croire, quelle fête ! On a toutes les surprises de l’inattendu dans le vrai. Des révélations d’idéal se succèdent coup sur coup.

Mais qu’est-ce donc que le beau ?

Ne définissez pas, ne discutez pas, ne raisonnez pas, ne coupez pas un fil en quatre, ne cherchez pas midi à quatorze heures, ne soyez pas votre propre ennemi à force d’hésitation, de raideur et de scrupule. Quoi de plus bête qu’un pédant ? Allez devant vous, oubliez votre professeur de rhétorique, dites-vous que Dieu est inépuisable, dites-vous que l’art est illimité, dites-vous que la poésie ne tient dans aucun art poétique, pas plus que la mer dans aucun vase, cruche ou amphore ; soyez tout bonnement un honnête homme ayant la grandeur d’admirer, laissez-vous prendre par le poète, ne chicanez pas la coupe sur l’ivresse, buvez, acceptez, sentez, comprenez, voyez, vivez, croissez !

L’éclair de l’immense, quelque chose qui resplendit, et qui est brusquement surhumain, voilà le génie. De certains coups d’aile suprêmes. Vous tenez le livre, vous l’avez sous les yeux, tout à coup il semble que la page se déchire du haut en bas comme le voile du temple. Par ce trou, l’infini apparaît. Une strophe suffit, un vers suffit, un mot suffit. Le sommet est atteint. Tout est dit. Lisez Ugolin, Françoise dans le tourbillon, Achille insultant Agamemnon, Prométhée enchaîné, les Sept chefs devant Thèbes, Hamlet dans le cimetière, Job sur son fumier. Fermez le livre maintenant. Songez. Vous avez vu les étoiles.

Il y a de certains hommes mystérieux qui ne peuvent faire autrement que  d’être grands. Les bons badauds qui composent la grosse foule et le petit public et qu’il faut se garder de confondre avec le peuple, leur en veulent presque à cause de cela. Les nains blâment le colosse. Sa grandeur, c’est sa faute. Qu’est-ce qu’il a donc, celui-là, à être grand ? S’appeler Miguel de Cervantès, François Rabelais ou Pierre Corneille, ne pas être le premier grimaud venu, exister à part, jeter toute cette ombre et tenir toute cette place ; que tel mandarin, que tel sorbonniste, que tel doctrinaire fameux, grand personnage pourtant, ne vous vienne pas à la hanche, qu’est-ce que cela veut dire ? Cela ne se fait pas. C’est insupportable.

COURBET Gustave, Le désespéré (autoportrait, 1844-45) © Collection privée

Pourquoi ces hommes sont-ils grands en effet ? ils ne le savent point eux-mêmes. Celui-là le sait qui les a envoyés. Leur stature fait partie de leur fonction.

Ils ont dans la prunelle quelque vision redoutable qu’ils emportent sous leur sourcil. Ils ont vu l’océan comme Homère, le Caucase comme Eschyle, la douleur comme Job, Babylone comme Jérémie, Rome comme Juvénal, l’enfer comme Dante, le paradis comme Milton, l’homme comme Shakespeare, Pan comme Lucrèce, Jéhovah comme Isaïe. Ils ont, ivres de rêve et d’intuition, dans leur marche presque inconsciente sur les eaux de l’abîme, traversé le rayon étrange de l’idéal, et ils en sont à jamais pénétrés. Cette lueur se dégage de leurs visages, sombres pourtant, comme tout ce qui est plein d’inconnu. Ils ont sur la face une pâle sueur de lumière. L’âme leur sort par les pores. Quelle âme ? Dieu.

Remplis qu’ils sont de ce jour divin, par moments missionnaires de civilisation, prophètes de progrès, ils entr’ouvrent leur cœur, et ils répandent une vaste clarté humaine ; cette clarté est de la parole, car le Verbe, c’est le jour. – ô Dieu, criait Jérôme dans le désert, je vous écoute autant des yeux que des oreilles – Un enseignement, un conseil, un point d’appui moral, une espérance, voilà leur don ; puis leur flanc béant et saignant se referme, cette plaie qui s’est faite bouche et qui a parlé rapproche ses lèvres et rentre dans le silence, et ce qui s’ouvre maintenant, c’est leur aile. Plus de pitié, plus de larmes. Éblouissement. Ils laissent l’humanité derrière eux. Voir les autres horizons, approfondir cette aventure qu’on appelle l’espace, faire une excursion dans l’inconnu, aller à la découverte du côté de l’idéal, il leur faut cela. Ils partent. Que leur fait l’azur ? que leur importe les ténèbres ? Ils s’en vont, ils tournent aux choses terrestres leur dos formidable, ils développent brusquement leur envergure démesurée, ils deviennent on ne sait quels monstres, spectres peut-être, peut-être archanges, et ils s’enfoncent dans l’infini terrible, avec un immense bruit d’aigles envolés.

Puis tout à coup ils reparaissent. Les voici. Ils consolent et sourient. Ce sont des hommes.

Ces apparitions et ces disparitions, ces départs et ces retours, ces occultations brusques et ces subites présences éblouissantes, le lecteur, absorbé, illuminé et aveuglé par le livre, les sent plus qu’il ne les voit. Il est au pouvoir d’un poète, possession troublante, fréquentation presque magique et démoniaque, il a vaguement conscience du va-et-vient énorme de ce génie ; il le sent tantôt loin, tantôt près de lui ; et ces alternatives, qui font successivement pour lui lecteur l’obscurité et la lumière, se marquent dans son esprit par ces mots : – Je ne comprends plus. – Je comprends.

Quand Dante, quittant l’enfer, entre et monte dans le paradis, le refroidissement qu’éprouvent les lecteurs n’est pas autre chose que l’augmentation de distance entre Dante et eux. C’est la comète qui s’éloigne. La chaleur diminue. Dante est plus haut, plus avant, plus au fond, plus loin de l’homme, plus près de l’absolu.

Schlegel un jour, considérant tous ces génies, a posé cette question qui chez lui n’est qu’un élan d’enthousiasme et qui, chez Fourier ou Saint-Simon, serait le cri d’un système : – Sont-ce vraiment des hommes, ces hommes-ci ?

Oui, ce sont des hommes ; c’est leur misère et c’est leur gloire. Ils ont faim et soif ; ils sont sujets du sang, du climat, du tempérament, de la fièvre, de la femme, de la souffrance, du plaisir ; ils ont, comme tous les hommes, des penchants, des pentes, des entraînements, des chutes, des assouvissements, des passions, des pièges, ils ont, comme tous les hommes, la chair avec ses maladies, et avec ses attraits, qui sont aussi des maladies. Ils ont leur bête.

La matière pèse sur eux, et eux aussi ils gravitent. Pendant que leur esprit tourne autour de l’absolu, leur corps tourne autour du besoin, de l’appétit, de la faute. La chair a ses volontés, ses instincts, ses convoitises, ses prétentions au bien-être ; c’est une sorte de personne inférieure qui tire de son côté, fait ses affaires dans son coin, a son moi à part dans la maison, pourvoit à ses caprices ou à ses nécessités, parfois comme une voleuse, et à la grande confusion de l’esprit auquel elle dérobe ce qui est à lui. L’âme de Corneille fait Cinna ; la bête de Corneille dédie Cinna au financier Montaron.

PRETI Mattia, Homère aveugle (détail, ca. 1635) © Academia Venezia

Chez certains, sans rien leur ôter de leur grandeur, l’humanité s’affirme par l’infirmité. Le rayon archangélesque est dans le cerveau ; la nuit brutale est dans la prunelle. Homère est aveugle ; Milton est aveugle. Camoes borgne semble une insulte. Beethoven sourd est une ironie. Ésope bossu a l’air d’un
Voltaire dont Dieu a fait l’esprit en laissant Fréron faire le corps. L’infirmité ou la difformité infligée à ces bien-aimés augustes de la pensée fait l’effet d’un contrepoids sinistre, d’une compensation peu avouable là-haut, d’une concession faite aux jalousies dont il semble que le créateur doit avoir honte. C’est peut-être avec on ne sait quel triomphe envieux que, du fond de ces ténèbres, la matière regarde Tyrtée et Byron planer comme génies et boiter comme hommes.

Ces infirmités vénérables n’inspirent aucun effroi à ceux que l’enthousiasme fait pensifs. Loin de là. Elles semblent un signe d’élection. Être foudroyé, c’est être prouvé titan. C’est déjà quelque chose de partager avec ceux d’en haut le privilège d’un coup de tonnerre. À ce point de vue, les catastrophes ne sont plus catastrophes, les souffrances ne sont plus souffrances, les misères ne sont plus misères, les diminutions sont augmentations. Être infirme ainsi que les forts, cela tenterait volontiers. Je me rappelle qu’en 1828, tout jeune, au temps où ••• me faisait l’effet d’un ami, j’avais des taches obscures dans les yeux. Ces taches allaient s’élargissant et noircissant. Elles semblaient envahir lentement la rétine. Un soir,chez Charles Nodier, je contai mes taches noires, que j’appelais mes papillons, à •••, qui, étudiant en médecine et fils d’un pharmacien, était censé s’y connaître et s’y connaissait en effet. Il regarda mes yeux, et me dit doucement: – C’est une amaurose commençante. Le nerf optique se paralyse. Dans quelques années la cécité sera complète. Une pensée illumina subitement mon esprit. – Eh bien, lui répondis-je en souriant, ce sera toujours ça. Et voilà que je me mis à espérer que je serais peut-être un jour aveugle comme Homère et comme Milton. La jeunesse ne doute de rien.

Le goût

[ … ] Certaines œuvres sont ce qu’on pourrait appeler les excès du beau. Elles font plus qu’éclairer ; elles foudroient. Étant données les paresses et les lâchetés de l’esprit humain, cette foudre est bonne.

Allons au fait, parquer la pensée de l’homme dans ce qu’on appelle “un grand siècle” est puéril. La poésie suivant la cour a fait son temps. L’humanité ne peut se contenter à jamais d’une tragédie qui plafonne au-dessus de la tête-soleil de Louis XIV. Il est inouï de penser que tout notre enseignement universitaire en est encore là et qu’à la fin du dix-neuvième siècle les pédants et les cuistres tiennent bon sur toute la ligne. L’enseignement littéraire est tout monarchique. Malgré 89, malgré 1830, le peuple n’existe pas encore en rhétorique.

Pourtant, ô ignorance des professeurs officiels ! la littérature antique  proteste contre la littérature classique et, pour pratiquer le grand art libre, les anciens sont d’accord avec les nouveaux.

Un jour Béranger, ce Français coupé de Gaulois, ne sachant ni le latin ni le grec, le plus littéraire des illettrés, vit un Homère sur la table de Jouffroy. C’était au plus fort du mouvement de 1830, mouvement compliqué de résistance. Béranger, rencontrant Homère, fut curieux de faire cette connaissance. Un chansonnier, qui voit passer un colosse, n’est pas fâché de lui taper sur l’épaule. –Lisez-moi donc un peu de ça, dit Béranger à Jouffroy. Jouffroy contait qu’alors il ouvrit l’Iliade au hasard, et se mit à lire à voix haute, traduisant littéralement du grec en français. Béranger écoutait. Tout à coup, il interrompit Jouffroy et s’écria: –Mais il n’y a pas ça !Si fait, répondit Jouffroy. Je traduis à la lettre. – Jouffroy était précisément tombé sur ces insultes d’Achille à Agamemnon que nous citions tout à l’heure. Quand le passage fut fini, Béranger, avec son sourire à deux tranchants dont la moquerie restait indécise, dit : Homère est romantique.

Béranger croyait faire une niche ; une niche à tout le monde, et particulièrement à Homère. Il disait une vérité. Romantique, traduisez primitif Ce que Béranger disait d’Homère, on peut le dire d’Ézéchiel, on peut le dire de Plaute, onpeut le dire de Tertullien, on peut le dire du Romancero, on peut le dire des Niebelungen. On a vu qu’un professeur de l’école normale le disait de Juvénal. Ajoutons ceci : un génie primitif, ce n’est pas nécessairement un esprit de ce que nous appelons à tort les temps primitifs.
C’est un esprit qui, en quelque siècle que ce soit et à quelque civilisation qu’il appartienne, jaillit directement de la nature et de l’humanité.

Quiconque boit à la grande source est primitif ; quiconque vous y fait boire est primitif. Quiconque a l’âme et la donne est primitif. Beaumarchais est primitif autant qu’Aristophane ; Diderot est primitif autant qu’Hésiode. Figaro et le Neveu de Rameau sortent tout de suite et sans transition du vaste fond humain. Il n’y a là aucun reflet ; ce sont des créations immédiates ; c’est de la vie prise dans la vie. Cet aspect de la nature qu’on nomme société inspire tout aussi bien les créations primitives que cet autre aspect de la nature appelé barbarie. Don Quichotte est aussi primitif qu’Ajax. L’un défie les dieux, l’autre les moulins ; tous deux sont hommes. Nature, humanité, voilà les eaux vives. L’époque n’y fait rien. On peut être un esprit primitif à une époque secondaire comme le seizième siècle, témoin Rabelais, et à une époque tertiaire comme le dix-septième, témoin Molière. Primitif a la même portée qu’original avec une nuance de plus. Le poète primitif, en communication intime avec l’homme et la nature, ne relève de personne. À quoi bon copier des livres, à quoi bon copier des poètes, à quoi bon copier des choses faites, quand on est riche de l’énorme richesse du possible, quand tout l’imaginable vous est livré, quand on a devant soi et à soi tout le sombre chaos des types, et qu’on se sent dans la poitrine la voix qui peut crier “Fiat Lux”. Le poète primitif a des devanciers, mais pas de guides. Ne vous laissez pas prendre aux illusions d’optique, Virgile n’est point le guide de Dante ; c’est Dante qui entraîne Virgile ; et où le mène-t-il ? chez Satan. C’est à peine si Virgile tout seul est capable d’aller chez Pluton.

Le poète original est distinct du poète primitif, en ce qu’il peut avoir, lui, des guides et des modèles. Le poète original imite quelquefois ; le poète primitif jamais. La Fontaine est original, Cervantès est primitif. À l’originalité, de certaines qualités de style suffisent ; c’est l’idée-mère qui fait l’écrivain primitif. Hamilton est original, Apulée est primitif. Tous les esprits primitifs sont originaux ; les  esprits originaux ne sont pas tous primitifs. Selon l’occasion, le même poète peut être tantôt original, tantôt primitif. Molière, primitif dans Le Misanthrope, n’est qu’original dans Amphitryon.

L’originalité a d’ailleurs, elle aussi, tous les droits ; même le droit à une certaine politesse, même le droit à une certaine fausseté. Marivaux existe.

Il ne s’agit que de s’entendre, et nous n’excluons, certes, aucun possible. La draperie est un goût, le chiffon en est un autre. Ce dernier goût, le chiffon, peut-il faire partie de l’art ? Non, dans les vaudevilles de Scribe. Oui, dans les figurines de Clodion. Où la langue manque, Boileau a raison, tout manque. Or la langue de l’art, que Scribe ignore, Clodion la sait. Le bonnet de Mimi Rosette peut avoir du style. Quand Coustou chiffonne une faille sur la tête d’un sphinx qui est une marquise, ce taffetas de marbre fait partie de la chimère et vaut la tunique aux mille plis de la Cythérée Anadyomène. En vérité, il n’y a point de règles. Rien étant donné, pétrissez-y l’art, et voici une ode d’Horace ou d’Anacréon. Une mode de la rue Vivienne, touchée par Coysevox ou Pradier, devient éternelle.

Une manière d’écrire qu’on a tout seul, un certain pli magistralement imprimé à tout le style, un air de fête de la muse, une façon à soi de toucher et de manier une idée, il n’en faut pas plus pour faire des artistes souverains ; témoin Horace. Cependant, insistons-y, le poète qui voit dans l’art plus que l’art, le poète qui dans la poésie voit l’homme, le poète qui civilise à bon escient, le poète, maître parce qu’il est serviteur, c’est celui-là que nous saluons. Qu’un Goethe est petit à côté d’un Dante ! En toute chose, nous préférons celui qui peut s’écrier: j’ai voulu !

Ceci soit dit sans méconnaître, certes, la toute-puissance virtuelle et intrinsèque de la beauté, même indifférente.

Si d’aussi chétifs détails valaient la peine d’être notés, ce serait peut-être ici le lieu de rappeler, chemin faisant, les aberrations et les puérilités malsaines d’une école de critique contemporaine, morte aujourd’hui, et dont il ne reste plus un seul représentant, le propre du faux étant de ne se point recruter. Ce fut la mode dans cette école, qui a fleuri un moment, d’attaquer ce que, dans un argot bizarre, elle nommait ‘la forme’. La forme forma, la beauté. Quel étrange mot d’ordre ! Plus tard, ce fut l’attaque à la grandeur. ‘Faire grand’ devint un défaut. Quand le beau est un tort, c’est le signe des époques bourgeoises ; quand le grand est un crime, c’est le signe des règnes petits.

La logomachie était curieuse. Cette école avait rendu ce décret : la forme est incompatible avec le fond. Le style exclut la pensée. L’image tue l’idée. Le beau est stérile. L’organe de la conception et de la fécondation lui manque. Vénus ne peut faire d’enfants.

Or c’est le contraire qui est vrai. La beauté, étant l’harmonie, est par cela même la fécondité. La forme et le fond sont aussi indivisibles que la chair et le sang. Le sang, c’est de la chair coulante ; la forme, c’est le fond fluide entrant dans tous les mots et les empourprant. Pas de fond, pas de forme. La forme est la résultante. S’il n’y a point de fond, de quoi la forme est-elle la forme ?

Nous objectera-t-on que nous avons dit tout à l’heure : Rien étant donné, etc. ; mais Rien n’avait là qu’un sens relatif, “nescio quid meditans nugarum” [“Je ne sais quelles bagatelles“, tiré de Satire d’Horace, 65-8 ACN], et une bagatelle d’Horace, c’est quelquefois le fond même de la vie humaine.

Le beau est l’épanouissement du vrai (la splendeur, a dit Platon). Fouillez les étymologies, arrivez à la racine des vocables, image et idée sont le même mot. Il y a entre ce que vous nommez forme et ce que vous nommez fond identité absolue, l’une étant l’extérieur de l’autre, la forme étant le fond, rendu visible.

Si cette école du passé avait raison, si l’image excluait l’idée, Homère, Eschyle, Dante, Shakespeare, qui ne parlent que par images, seraient vides. La Bible qui, comme Bossuet le constate, est toute figures, serait creuse. Ces
chefs-d’œuvre de l’esprit humain seraient ‘de la forme’. De pensée point. Voilà où mène un faux point de départ. Cette école de critique, un instant en crédit, a disparu et est maintenant oubliée. C’est comme cas singulier que nous la mentionnons ici dans notre clinique ; car, comme l’art lui-même, la critique a ses maladies, et la philosophie de l’art est tenue de les enregistrer. Cela est mort, peu importe ; de certains spécimens veulent être conservés. Ce qui n’est pas né viable a droit au bocal des fœtus. Nous y mettons cette critique.

REPIN Ilia, Quelle liberté ! (1903) © Musée russe, Saint-Petersbourg

De loi en loi, de déduction en déduction, nous arrivons à ceci : carte blanche, coudées franches, câbles coupés, portes toutes grandes ouvertes, allez. Qu’est-ce que l’océan? C’est une permission.

Permission redoutable, sans nul doute. Permission de se noyer, mais permission de découvrir un monde.

Aucun rhumb de vent [En navigation, le rhumb est la quantité angulaire comprise entre deux des trente-deux aires de vent de la boussole], aucune puissance, aucune souveraineté, aucune latitude, aucune aventure, aucune réussite, ne sont refusés au génie. La mer donne permission à la nage, à la rame, à la voile, à la vapeur, à l’aube, à l’hélice. L’atmosphère donne permission aux ailes et aux aéroscaphes, aux condors et aux hippogriffes. Le génie, c’est l’omnifaculté.

En poésie, il procède par une continuité prodigieuse de l’Iliade, sans qu’on puisse imaginer où s’arrêtera cette série d’Homère dont Rabelais et Shakespeare font partie. En architecture, tantôt il lui plaît de sublimer la cabane, et il fait le temple; tantôt il lui plaît d’humaniser  la montagne, et, s’il la veut simple, il fait la pyramide, et, s’il la veut touffue, il fait la cathédrale ; aussi riche avec la ligne droite qu’avec les mille angles brisés de la forêt, également maître de la symétrie à laquelle il ajoute l’immensité, et du chaos auquel il impose l’équilibre. Quant au mystère, il en dispose. À un certain moment sacré de l’année, prolongez vers le zénith la ligne de Khéops, et vous arriverez, stupéfait, à l’étoile du Dragon ; regardez les flèches de Chartres, d’Angers, de Strasbourg, les portails d’Amiens et de Reims, la nef de Cologne, et vous sentirez l’abîme. Sa science est prodigieuse. Les initiés seuls, et les forts,savent quelle algèbre il y a sous la musique ; il sait tout, et ce qu’il ne sait pas, il le devine, et ce qu’il ne devine pas, il l’invente, et ce qu’il n’invente pas, il le crée ; et il invente vrai, et il crée viable. Il possède à fond la mathématique de l’art ; il est à l’aise dans des confusions d’astres et de ciels ; le nombre n’a rien à lui enseigner; il en extrait, avec la même facilité, le binôme pour le calcul et le rythme pour l’imagination ; il a, dans sa boîte d’outils, employant le fer où les autres n’ont que le plomb, et l’acier où les autres n’ont que le fer, et le diamant où les autres n’ont que l’acier, et l’étoile où les autres n’ont que le diamant, il a la grande correction, la grande régularité, la grande syntaxe, la grande méthode, et nul comme lui n’a la manière de s’en servir. Et il complique toute cette sagesse d’on ne sait quelle folie divine, et c’est là le génie.

C’est une chose profonde que la critique, et défendue aux médiocres. Le grand critique est un grand philosophe ; les enthousiasmes de l’art étudié ne sont donnés qu’aux intelligences supérieures ; savoir admirer est une haute puissance. [ … ]

L’antagonisme supposé du goût et du génie est une des niaiseries de l’école. Pas d’invention plus grotesque que cette prise aux cheveux de la muse par la muse. Uranie et Galliope en viennent aux coiffes.

Non, rien de tel dans l’art. Tout y harmonie, même la dissonance.

Le goût, comme le génie, est essentiellement divin. Le génie, c’est la conquête ; le goût, c’est le choix. La griffe toute-puissante commence par tout prendre, puis l’œil flamboyant fait le triage. Ce triage dans la proie, c’est le goût. Chaque génie le fait à sa guise. Les épiques mêmes diffèrent entre eux d’humeur. Le triage d’Homère n’est pas le triage de Rabelais. Quelquefois, ce que l’un rejette, l’autre le garde. Ils savent tous les deux ce qu’ils font, mais ils ne peuvent jurer de rien ni l’un ni l’autre, l’idéal, qui est l’infini, est au-dessus d’eux, et il pourra fort bien arriver un jour, si l’éclair héroïque et la foudre cynique se mêlent, qu’un mot de Rabelais devienne un mot d’Homère, et alors ce sera Cambronne qui le prononcera.

L’art a, comme la flamme, une puissance de sublimation. Jetez dans l’art, comme dans la flamme, les poisons, les ordures, les rouilles, les oxydes, l’arsenic, le vert-de-gris, faites passer ces incandescences à travers le prisme ou à travers la poésie, vous aurez des spectres splendides, et le laid deviendra le grand, et le mal deviendra le beau.

Chose surprenante et ravissante à affirmer, le mal entrera dans le beau et s’y transfigurera. Car le beau n’est autre chose que la sainte lumière du bon.

Dans le goût, comme dans le génie, il y a de l’infini. Le goût, ce pourquoi mystérieux, cette raison de chaque mot employé, cette préférence obscure et souveraine qui, au fond du cerveau, rend des lois propres à chaque esprit, cette seconde conscience donnée aux seuls poètes, et aussi lumineuse que l’autre, cette intuition impérieuse de la limite invisible, fait partie, comme l’inspiration même, de la redoutable puissance inconnue. Tous les souffles viennent de la bouche unique. Le génie et le goût ont une unité qui est l’absolu, et une rencontre qui est la beauté.

Utilité du Beau

ANTO-CARTE, Le Jardinier (1941, photo Jacques Vandenberg) © SABAM Belgium 2022

Un homme a, par don de nature ou par développement d’éducation, le sentiment du Beau. Supposez-le en présence d’un chef-d’œuvre, même d’un de ces chefs-d’œuvre qui semblent inutiles, c’est-a-dire qui sont créés sans souci direct de l’humain, du juste et de l’honnête, dégagés de toute préoccupation de conscience et faits sans autre but que le Beau ; c’est une statue, c’est un tableau, c’est une symphonie, c’est un édifice, c’est un poème. En apparence, cela ne sert à rien, à quoi bon une Vénus ? à quoi bon une flèche d’église ? à quoi bon une ode sur le printemps ou l’aurore, etc., avec ses rimes ? Mettez cet homme devant cette œuvre. Que se passe-t-il en lui ? le Beau est là. L’homme regarde, l’homme écoute ; peu à peu, il fait plus que regarder, il voit ; il fait plus qu’écouter, il entend. Le mystère de l’art commence à opérer ; toute œuvre d’art est une bouche de chaleur vitale ; l’homme se sent dilaté. La lueur de l’absolu, si prodigieusement lointaine, rayonne à travers cette chose, lueur sacrée et presque formidable à force d’être pure. L’homme s’absorbe de plus en plus dans cette œuvre ; il la trouve belle ; il la sent s’introduire en lui. Le Beau est vrai de droit. L’homme, soumis à l’action du chef-d’œuvre, palpite, et son cœur ressemble à l’oiseau qui, sous la fascination, augmente son battement d’ailes. Qui dit belle œuvre dit œuvre profonde ; il a le vertige de cette merveille entr’ouverte. Les doubles-fonds du Beau sont innombrables. Sans que cet homme, soumis à l’épreuve de l’admiration, s’en rende bien clairement compte peut-être, cette religion qui sort de toute perfection, la quantité de révélation qui est dans le Beau, l’éternel affirmé par l’immortel, la constatation ravissante du triomphe de l’homme dans l’art, le  magnifique spectacle, en face de la création divine, d’une création humaine, émulation inouïe avec la nature, l’audace qu’a cette chose d’être un chef-d’œuvre à côté du soleil, l’ineffable fusion de tous les éléments de l’art, la ligne, le son, la couleur, l’idée, en une sorte de rythme sacré, d’accord avec le mystère musical du ciel, tous ces phénomènes le pressent obscurément et accomplissent, à son insu même, on ne sait quelle perturbation en lui. Perturbation féconde. Une inexprimable pénétration du Beau lui entre par tous les pores. Il creuse et sonde de plus en plus l’œuvre étudiée ; il se déclare que c’est une victoire pour une intelligence de comprendre cela, et que tous peut-être n’en sont pas capables ni dignes; il y a de l’exception dans l’admiration, une espèce de fierté améliorante le gagne ; il se sent élu, il lui semble que ce poème l’a choisi. Il est possédé du chef-d’œuvre. Par degrés, lentement, à mesure qu’il contemple ou à mesure qu’il lit, d’échelon en échelon, montant toujours, il assiste, stupéfait, à sa croissance intérieure ; il voit, il comprend, il accepte, il songe, il pense, il s’attendrit, il veut ; les sept marches de l’initiation ; les sept noces de la lyre auguste qui est nous-mêmes. Il ferme les yeux pour mieux voir, il médite ce qu’il a contemplé, il s’absorbe dans l’intuition, et tout à coup, net, clair, incontestable, triomphant, sans trouble, sans brume, sans nuage, au fond de son cerveau, chambre noire, l’éblouissant spectre solaire de l’idéal apparaît ; et voilà cet homme qui a un autre cœur. [ … ]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Philosophie Magazine n°137 ; rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Victor Hugo par  Edmond Bacot (1862) © WIKIMEDIA COMMONS | Victor Hugo dans wallonica.org : Textes


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SAMAIN : textes

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Albert SAMAIN nait à Lille le 3 avril 1858. A l’âge de 14 ans, à la suite de la mort de son père, il doit interrompre ses études pour subvenir aux besoins de la famille. Il commence alors à travailler comme employé dans une entreprise. En 1880, il est envoyé à Paris. Samain décide d’y rester. Après plusieurs emplois successifs, il devient expéditionnaire à la préfecture de la Seine. Le modeste fonctionnaire commence à écrire des poèmes et à fréquenter les cercles mondains et littéraires parisiens. Il participe à la création du Mercure de France. Il fait partie du cercle des poètes symbolistes. Il est publié pour la première fois en 1893. Au jardin de l’infante, son recueil de poèmes, à la forme parfaite, au ton mélancolique et à la grande sensibilité, lui apporte le succès. François Coppée lui consacre un article très élogieux, le décrivant comme “le poète d’automne et de crépuscule“. Son œuvre poétique est très influencé par Baudelaire et Verlaine. C’est le premier à écrire des sonnets de quinze vers. Les textes de ses poèmes inspireront de nombreux musiciens qui les mettront en musique (dont Albert BERTELIN qui a mis Il est d’étranges soirs en musique [Paris : E. Demets, 1907], pour voix de mezzo-soprano ou de baryton). De santé fragile, Albert Samain meurt de tuberculose à Magny-les-Hameaux le 18 août 1900 à l’âge de 42 ans. Samain lui-même à propos de sa vie déclare : “Ma vie n’a pas d’histoire et ne comporte pas d’éléments dont se puisse alimenter le côté anecdotes d’une biographie.

d’après poetica.fr


Il est d’étranges soirs…

Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Où dans l’air énervé flotte du repentir,
Où sur la vague lente et lourde d’un soupir
Le cœur le plus secret aux lèvres vient mourir.
Il est d’étranges soirs, où les fleurs ont une âme,
Et, ces soirs-là, je vais tendre comme une femme.

Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Où l’âme a des gaietés d’eaux vives dans les roches,
Où le cœur est un ciel de Pâques plein de cloches,
Où la chair est sans tache et l’esprit sans reproches.
Il est de clairs matins, de roses se coiffant,
Ces matins-là, je vais joyeux comme un enfant.

Il est de mornes jours, où las de se connaître,
Le cœur, vieux de mille ans, s’assied sur son butin,
Où le plus cher passé semble un décor déteint
Où s’agite un minable et vague cabotin.
Il est de mornes jours las du poids de connaître,
Et, ces jours-là, je vais courbé comme un ancêtre.

Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Où l’âme, au bout de la spirale descendue,
Pâle et sur l’infini terrible suspendue,
Sent le vent de l’abîme, et recule éperdue !
Il est des nuits de doute, où l’angoisse vous tord,
Et, ces nuits-là, je suis dans l’ombre comme un mort.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


Viole

Mon cœur, tremblant des lendemains,
Est comme un oiseau dans tes mains
Qui s’effarouche et qui frissonne.

Il est si timide qu’il faut
Ne lui parler que pas trop haut
Pour que sans crainte il s’abandonne.

Un mot suffit à le navrer,
Un regard en lui fait vibrer
Une inexprimable amertume.

Et ton haleine seulement,
Quand tu lui parles doucement,
Le fait trembler comme une plume.

Il t’environne ; il est partout.
Il voltige autour de ton cou,
Il palpite autour de ta robe,

Mais si furtif, si passager,
Et si subtil et si léger,
Qu’à toute atteinte il se dérobe.

Et quand tu le ferais souffrir
Jusqu’à saigner, jusqu’à mourir,
Tu pourrais en garder le doute,

Et de sa peine ne savoir
Qu’une larme tombée un soir
Sur ton gant taché d’une goutte.

in Au jardin de l’infante (Paris : Éditions de l’Art, 1893)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Domaine public | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Fernand Khnopff © Munich Neue Pinakothek.


Dire en lisant…

Les femmes dans le monde viticole

Temps de lecture : 9 minutes >

Vigneronne, sommelière, maîtresse de chai ou encore négociante…Surpris(e) par ces formulations ? C’est normal, nos oreilles ont moins l’habitude des versions féminines de ces métiers. Et pour cause : le monde du vin a longtemps été un univers d’hommes. Vous avez d’ailleurs peut-être déjà entendu “Le vin est une affaire d’homme“. Il y a moins de vingt-ans, on pouvait encore trouver à l’entrée de la cuverie de l’illustre Romanée-Conti, un encart annonçant “Interdit aux dames“.

La place des femmes en viticulture est sans aucun doute un “vide historiographique” : les femmes sont les grandes oubliées de ce monde si particulier. Et c’est une grande injustice car elles en ont toujours été parties prenantes. Joséphine de Lur-Saluces ou encore Barbe Nicole Clicquot : certaines d’entre elles ont marqué le monde du vin à jamais. Bien plus, elles ont été encore plus nombreuses à servir de petites mains essentielles à l’élaboration du vin. Aujourd’hui elles sont aussi de grandes consommatrices. En France, elles sont même à l’origine de 65% des bouteilles achetées. Au delà de la consommation, elles deviennent des actrices (re)connues du monde viticole. Une révolution est en marche et les femmes n’ont pas dit leur dernier mot. On vous en dit plus dans cet article.

Une forte disparité de genre dans le monde du vin, héritage d’inégalités ancestrales

Historiquement, les femmes ont toujours joué un rôle dans le monde du vin mais celui-ci s’est longtemps cantonné aux travaux dans les vignes : les tâches des femmes se limitant souvent à la cueillette des raisins ou au ramassage des sarments. Les hommes, eux, participaient aux tâches plus “stratégiques” de l’élaboration du vin : vinification, assemblage, etc. Cette division des tâches a contribué à la méconnaissance des compétences des femmes dans le processus d’élaboration du vin. D’ailleurs, pendant longtemps, leur statut a été particulièrement flou : épouses, mères et filles n’étant souvent ni propriétaires, ni salariées, ni associées. Bien sûr, cette situation ne caractérisait pas seulement le monde du vin : au XIXème siècle, le non-salariat ou le demi-salariat des femmes est chose courante. Spécifiquement dans le monde du vin, le père transmet son domaine au fils aîné et ainsi de suite. Pas d’héritage familial donc, ni guère plus d’acquisition puisque les femmes ont pendant longtemps été tenues à l’écart des formations viticoles, les éloignant logiquement des fonctions d’exploitation. À ce sujet, lire l’excellent rapport de Jean-Louis Escudier (La résistible accession des femmes à l’acquisition des savoirs viticoles 1950-2010). À l’heure de la mécanisation des travaux de la vigne dans les années 1950, les femmes sont à nouveau mises à l’écart, considérées comme incompétentes dans la gestion de ces nouvelles technologies. Jusqu’aux années 1970, les femmes dans le milieu viticole sont donc présentes mais cantonnées dans des positions subalternes.

Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que la situation tend à évoluer : les femmes chefs d’exploitation font leur apparition. Pourtant, aujourd’hui encore les chiffres restent évocateurs d’inégalités persistantes. En France, seuls 31% des exploitants ou co-exploitants viticoles sont des femmes. C’est toujours plus que la moyenne dans le secteur agricole au global : 25%. Les femmes pénètrent le monde viticole mais restent souvent limitées à des emplois très spécifiques : promotion, commercialisation, oenotourisme. Les activités de production restent majoritairement l’histoire des hommes. En cause ? Les formations viticoles restent encore (trop) souvent l’apanage des hommes même si les statistiques de genre récentes montrent une forte progression des femmes dans ces formations. La minorité féminine s’illustre également au niveau des organisations professionnelles qui régissent le monde du vin. À titre d’exemple, si l’on prend les grandes organisations françaises suivantes, l’Institut National des Appellations d’Origine (INAO) est présidé par Jean-Louis Piton et l’association Vigneron Indépendant est présidée par Jean-Marie Fabre, succédant à Thomas Montagne. L’Institut Français du Vin et de la Vigne est, lui, présidé par Bernard Angelras, viticulteur dans les Costières de Nîmes (Gard) et président de la Commission Environnement de l’INAO. […] Vous remarquerez assez aisément qu’il n’y a aucune femme.

Des femmes influentes dans le monde du vin hier et aujourd’hui

Pourtant, certaines femmes notoires ont participé à forger l’histoire viticole inspirant sans aucun doute les nombreuses femmes qui, aujourd’hui, (re)dessinent l’univers du vin. Si certaines fresques égyptiennes antiques montrent déjà des femmes impliquées dans l’élaboration du vin, il faut attendre le XVIIIe siècle pour que l’Histoire retienne des noms féminins.

Ce sont, pour la plupart, des veuves dont le décès prématuré de leur mari a précipité l’entrée dans le patrimoine viticole. À commencer par la veuve Joséphine de Lur-Saluces qui en 1788, reprend la tête du Château d’Yquem et lui offre alors le prestige international qu’on lui connaît encore aujourd’hui.

Dans cette lignée, on ne saurait oublier les deux veuves les plus connues de Champagne, Jeanne Alexandrine Pommery et Barbe Nicole Clicquot, qui ont également pris la direction de l’exploitation familiale pour en faire de véritables empires. Ces deux femmes illustres ont notamment mis au point des innovations qui ont marqué le monde champenois pour toujours. Madame Pommery a développé le Champagne “brut” en diminuant le dosage de liqueur pour satisfaire sa clientèle anglaise provoquant une véritable mutation de la production et des goûts en matière de champagne. De son côté, Madame Clicquot est, elle, à l’origine du dégorgement des bouteilles par le procédé de la “table de remuage”.

Barbe Nicole Clicquot © veuveclicquot.com
Une révolution est en cours : l’essor des femmes dans le vin depuis la fin du XXème siècle !

Bien qu’encore imparfaite, la diversité de genre est en nette progression depuis ces vingt dernières années. Comme on l’a vu plus haut, un tiers des exploitants viticoles français sont des exploitantes. C’est encore insuffisant mais cela témoigne de la féminisation de la filière viticole. Et pas seulement à la tête des exploitations : dans les caves, les salons ou les vignes, les femmes sont partout.

Parmi les personnalités les plus influentes du monde du vin, les femmes sont de plus en plus nombreuses. Pionnière dans le genre, Francine Grill a fait ses preuves dès 1970. Mariée à l’héritier du Château de l’Engarran dans le Languedoc, cette ancienne hôtesse de l’air a su s’imposer dans cette région viticole particulièrement masculine. Un peu plus tard, on peut évoquer Philippine de Rothschild, la reine du Médoc. Alors comédienne, la jeune femme s’est lancée dans le vin en 1988 suite au décès de son père, pour reprendre la direction du célèbre Château Mouton Rothschild. Avec succès puisque le chiffre d’affaires de l’empire a été multiplié par 2,5 durant ses 26 années de direction.

De nombreuses autres femmes aussi talentueuses que passionnées, continuent à s’illustrer dans le monde viticole. En Argentine, Susana Balbo, originaire de Mendoza, l’épicentre du vignoble argentin, fut la première femme argentine diplômée d’oenologie. D’abord consultante pour des domaines aux quatre coins du monde, elle reprend finalement le domaine familial et construit un véritable empire. De même, Sophie Conte en Italie, qui produit des Chiantis d’anthologie. Pour revenir en France, Ludivine Griveau, armée d’un double diplôme d’ingénieur agronome et d’oenologue est devenue en 2015 la première régisseuse de l’iconique Domaine des Hospices de Beaune, en Bourgogne, région même dans laquelle, vingt ans auparavant, des pancartes “Interdit aux dames” siégeaient dans certains chais. On peut également évoquer Caroline Frey, qui a été classée 28ème des 200 personnalités du monde du vin de la Revue des Vins de France. À la tête de trois propriétés familiales, à Bordeaux (Château La Lagune), en Bourgogne (Château Corton C) et dans la Vallée du Rhône (Paul Jaboulet Aîné), elle oeuvre pour une viticulture raisonnée, plus à l’écoute de la terre […].

Les femmes pénètrent également le monde de la prescription, celui des critiques et désormais des influenceurs.  La Britannique, Jancis Robinson est une pionnière de ce mouvement. Elle débute sa carrière de critique en vin en 1975 à l’âge de 25 ans au sein du magazine Wine & Spirit. Plus tard, elle deviendra chroniqueuse pour le Financial Times et écrira le fameux Atlas mondial du vin. Aujourd’hui, son compte Twitter est suivi par plus de 260.000 amateurs de vin, faisant d’elle la critique la plus suivie du monde.

Dans le monde de la sommellerie, où l’immense majorité des figures de renom sont des hommes, les femmes commencent également à briser le plafond de verre. On peut ainsi parler d’Estelle Touzet, qui a fait ses gammes dans les plus grands palaces parisiens dont le Bristol, le Crillon ou encore le Meurice pour finalement officier au Ritz depuis sa réouverture en 2016.  Aujourd’hui, un quart des sommeliers sont des femmes et cette proportion monte à un tiers chez les oenologues. L’ouverture des formations oenologiques et viticoles à la gent féminine y est bien sûr pour quelque chose. Ce mouvement a démarré dans les années 80 et s’est intensifié dans les années 2000. Les femmes représentent désormais 50 à 60% des nouvelles promues en œnologie.

Même au sein des instances de décisions et des principales institutions du monde viticole, les femmes prennent peu à peu leur place : l’élection de Miren de Lorgeril, en 2018, à la présidence du CIVL (Conseil interprofessionnel des vins du Languedoc) en est un exemple parlant. À une toute autre échelle, l’Organisation Internationale de la vigne et du vin (OIV) est aujourd’hui présidée par la Brésilienne Regina Vanderlinde.

Ces femmes servent de modèles à toute une nouvelle génération d’amatrices de vin. Encore exceptions au XXe siècle, on ne compte plus aujourd’hui les femmes vigneronnes, oenologues, maîtres de chai ou encore sommelières.

Les initiatives se multiplient pour mettre en avant la place des femmes dans le monde viticole

Depuis quelques années, des réseaux féminins se créent et s’organisent pour faire entendre la voix des femmes dans le milieu viticole. Les initiatives sont nombreuses pour faire rayonner la gent féminine dans ce milieu traditionnellement masculin. Nous ne pouvons malheureusement pas vous en livrer une liste exhaustive mais souhaitions vous parler de certains d’entre elles.

Le premier collectif français de femmes en viticulture naît en 1994. Il s’agit des “Aliénor du vin de Bordeaux” qui a pour objectif de mettre en avant le travail des femmes dans la gestion de crus Bordelais. Dans cette lignée, de nombreux groupes de femmes vigneronnes se sont créés avec un ancrage local :  Les Dames du Layon, Des Elles pour le Chinon, les Médocaines, Gaillac au féminin, Vinifilles, Femmes Vignes Rhône, les Eléonores de Provence, les Étoiles en Beaujolais, Femmes et Vins de Bourgogne, les DiVINes d’Alsace. Ces associations organisent des formations à destination des adhérentes et favorisent les moments d’échanges sur des problématiques partagées par toutes. Elles permettent également de s’associer pour la participation à des salons mutuels pour mutualiser les coûts. L’union fait la force !

Des labels et des prix ont également été créés avec l’objectif de représenter les voix féminines au sein des jurys et in fine des consommateurs. Le label suisse “Le Vin des Femmes” met en scène un jury composé à 100% de femmes non-expertes mais grandes amatrices. Dans la même veine, le magazine “Elle à table” a lancé en 2014 un label de confiance qui vise les consommatrices de vins mais qui se démarque évidemment de la notion de “vins de femmes”. Le jury est paritaire et la présidente d’honneur, Virginie Morvan est également Chef Sommelière du caviste Lavinia.

Plus récemment, nous pouvons parler de “Women Do Wine“. Cette association, lancée en avril 2017, est l’oeuvre d’un groupe de professionnelles du monde du vin. Jugeant les femmes “insuffisamment mise en lumière” dans l’univers viticole, elle vise à défendre la cause et l’intérêt des femmes dans ce milieu fermé. Aujourd’hui, l’association est dirigée par un bureau composé de 10 femmes issues du milieu viticole et venant de plusieurs pays dont la France, la Belgique, la Suisse et le Canada.

d’après CUVEE-PRIVEE.COM


© Isabel Cardoso-Fonquerle

Isabel, la seule vigneronne africaine de France

Isabel Cardoso-Fonquerle est née en Guinée-Bissau, et est arrivée en France à ses dix-sept ans. Si aujourd’hui elle considère la France comme sa mère d’adoption”, ses premiers pas à Paris n’ont pas été faciles. Son CV est refusé dans plusieurs grands magasins, au point qu’elle décide de ne plus y faire figurer sa photo. “J’avais entendu à la télé un débat : ils disaient que parfois on jugeait les gens par rapport à leur couleur de peau. Et ça m’avait choquée.”

Elle envoie un CV sans photo, et finit par être embauchée aux Galeries Lafayette Gourmet, où elle s’entend bien avec l’équipe comme avec les clients. A tel point que quelques mois plus tard, son directeur lui propose de rejoindre l’équipe des sommeliers de la cave à vin des Galeries Lafayette. “Je me suis sentie privilégiée. C’était quand même incroyable qu’on pense à moi !

Isabel découvre le vocabulaire du vin et plonge dans un univers qui la passionne immédiatement. En 2002, elle décide de passer un diplôme pour devenir vigneronne, et acquiert son propre domaine dans le Languedoc. “Le vin est super complexe, on en apprend chaque année. C’est très dur, surtout quand on est seule presque à 80% à la vinification, à l’élevage, aux échantillons, à la préparation des commandes, à l’administratif, au commercial… Je suis partout à la fois.”

D’autant plus qu’en tant qu’unique femme noire parmi ses collègues, elle a dû faire face à une hostilité certaine. Vignes brûlées, dégradations, remarques racistes, regards insistants… Isabel ne cède pas : Je sais remettre les gens à leur place”, affirme-t-elle, préférant à l’agressivité une attitude diplomatique, mais ferme”“Pour moi, le plus important, c’est mon travail, pas ma couleur de peau. Je n’accepte pas que les gens me manquent de respect ou m’agressent sur mon lieu de travail, soit parce que je suis noire, soit parce que je suis une femme. J’ai ce double problème.”

Aujourd’hui, Isabel est fière de perpétuer “le savoir-faire français” sur son domaine de huit hectares, le domaine de l’Oustal Blanc, où elle pratique une agriculture bio et naturelle.

d’après RADIOFRANCE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, compilation, correction et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : l’entête de l’article montre des vendanges dans le Médoc en 1951 © terredevins.com ; © veuveclicquot.com ; © Isabel Cardoso-Fonquerle


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