RASKIN, Marcel (1900-?)

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Marcel Raskin est né à Liège en 1900. Un des pionniers du jazz en région liégeoise. Il débute au début des années 20 dans les White Rabbit Jazz d’Oscar Thisse. Il demeure aux côtés de Thisse dans ses formations successives, en Belgique (Liège, Charler0i…), puis en France (Etretat, Paris,…). En 1926, il joue pour la première fois, à Etretat, aux côtés du saxophoniste Jean Bauer, en remplacement du pianiste français Bergeret.

A Paris, il joue et enregistre au sein du Jacobs Jazz, l’orchestre du trompettiste belge Léon Jacob, qui va devenir pendant plusieurs mois la formation régulière de Joséphine Baker. Il entre ensuite dans le Rector’s Club Orchestra première formule, aux côtés de Loulou Gasté, Sacha Graumarm, Charly Schaaf, etc. et se produit avec cette formation jusqu’en Egypte (Le Caire, Le Perroquet, 1927). A l’extrême fin des années 20, il retrouve Oscar Thisse et Jean Bauer et se joint à leur équipe, travaillant dans toutes les grandes villes d’Europe.

Lorsque Jean Bauer reprend la direction de l’orchestre, à Liège en 1932, Raskin reste fidèle au poste et il sera un des piliers de ce Rector’s Club deuxième formule pendant toutes les années 30 (tournées en Suisse, en Hollande, contrats à la Côte Belge, à Liège, etc.), pendant la guerre (Grand Jeu) et l’après-guerre. Au départ de Bauer pour la France (1947), il reprend l’orchestre en main mais ne peut le maintenir très longtemps en activité. Il disparaît alors de la scène. On le retrouvera bien des années plus tard comme organiste dans un bar anglais, à Ostende.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Liège, Exposition du Centenaire 1930 © chokier.com


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RENAULT, Jean-Christophe (né en 1960)

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Jean-Christophe Renault est né à Liège, en 1960. Après des études de piano classique, dès 1976, il s’initie au jazz avec le pianiste américian Ron Wilson. Il forme le groupe Solaire (avec Pierre Vaiana, André Klenes et Michel Debrulle) qui joue une musique avant-gardiste tendant vers le free (1976-1978). Il poursuit sa formation à Paris (I.A.C.P.), continue de travailler le jazz et la musique classique, en particulier la composition avec Frédéric Rzewsky au Conservatoire de Liège, et participe à des stages avec Alan Silva et Steve Lacy. Il étudie également au Conservatoire de Maastricht.

En 1979, il se produit en duo avec Pierre Vaiana, puis entre dans l’Open Sky Unit de Jacques Pelzer (1980-1982). A partir de ce moment, il ne se produit pour ainsi dire plus en sideman et se consacre à ses orchestres et ses compositions. Il enregistre son premier album en 1981 (avec Pelzer et Houben). En 1982, il forme le groupe Ganga (duo avec le percussionniste Chris Joris, puis en quintette). Il se produit également en piano solo. D’abord inspiré par Dollar Brand et Randy Weston entre autres, il se crée petit à petit un langage personnel, à mi-chemin entre le jazz et la musique classique enrichi de certains accents empruntés aux musiques latino-américaines. Jazz de Chambre en 1985 avec Steve Houben et Véronique Gillet. L’année suivante, il monte un ensemble de dix musiciens, Charmant de Sable. Il a donné lui-même des concerts au Brésil (avec Véronique Gillet) et au Venezuela (1987), ainsi que sur les scènes d’Allemagne, de France et d’Italie.

Jean-Pol SCHROEDER


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OUWERX, Jean dit John (1903-1983)

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Jean (dit John) Ouwerx est né à Nivelles, en 1903, et décédé à Bruxelles en 1983. Il est élevé dans un climat baigné de musique classique. Pendant ses humanités dans un collège de Jésuites à Bruges, il apprend la musique. Au Conservatoire de Gand, il étudiera l’harmonie, le contrepoint et la fugue et se verra décerner un premier prix de piano. En 1918 (il n’a donc que quinze ans !) il compose un premier Concerto pour piano et orchestre en ré mineur. Mais son père ne veut pas entendre parler d’une carrière de musicien et il lui faut provisoirement y renoncer.

Il travaille comme journaliste, comme représentant en chapeaux (!), ouvre une laiterie… Entretemps, avec les soldats américains, les rythmes nouveaux ont fait leur apparition en Belgique et Ouwerx n’y est pas insensible. Ses préférences vont pourtant à l’époque à Debussy, Ravel, Stravinsky, Milhaud. A défaut de faire le métier de musicien, il tient la rubrique musicale dans la Flandre Littéraire. Puis, un jour, stimulé par un ami, il décide de laisser tomber chapeaux et fromages et de se consacrer enfin à sa seule vraie passion : la musique.

En 1923, il s’embarque à bord d’un paquebot de la fameuse Red Star Line, destination New York. Engagé comme pianiste, il est cloué au lit par le mal de mer, et ne pourra guère jouer pendant la traversée. Qu’importe, l’Amérique est au bout du chemin.. Mais il ne suffit pas de débarquer à New York pour trouver du travail comme musicien. Il trouve néanmoins un emploi d’organiste au Strand Palace. C’est là qu’il découvrira pour la première fois le spectacle à l’américaine. John Ouwerx restera quatre mois à New York, quatre mois pendant lesquels la musique de Gershwin et de Paul Whiteman, exercent sur lui une forte impression. De retour en Belgique, il commence à se produire dans différents contextes musicaux : chef d’orchestre au Théâtre du Marais, membre des concerts Pro Arte, etc. C’est à cette époque qu’il expérimente l’étrange orphéal, cet instrument inventé par l’acousticien Georges Cloetens, et qu’il révèle au public.

Ouwerx fréquente les concerts avant-gardistes de la Lanterne sourde tandis qu’il accompagne des cantatrices comme Clara Clairbert, dirige la revue No NO Nanette à l’Hippodrome d’Anvers, joue pour les ballets russes de la compagnie Doline-Nemchinova, trouvant encore le temps de composer pour le cinéma (par exemple pour René Clair, Marc Allégret, Léon Poirier, etc.). Un des épisodes marquants de cette période est évidemment l’exécution le 18 novembre 1927 pour la première fois en Europe, de la Rhapsody in Blue de Gershwin.

Entretemps, il a fait ses premiers pas dans le jazz, au sein d’orchestres amateurs, comme le Bistrouille Amateur Orchestra où jouent David Bee et Peter Packay ; le jazz le passionne à un tel point qu’il est un des premiers à donner des conférences sur le sujet. De 1928 à 1936, il voyage beaucoup (Hollande, Suisse, Italie, Espagne, Egypte) au sein d’orchestres aussi connus que ceux de G. Sykes ou du hongrois Marek Weber. Il se spécialise dans le style, en vogue depuis pas mal de temps aux Etats-Unis mais encore peu connu chez nous. Il commence aussi à fréquenter les studios : c’est ainsi qu’en 1931 déjà, il enregistre aux côtés de Gus Deloof.

Il est tout doucement en train de devenir un pianiste jazz dont on parle et que tous les orchestres se disputent. John Ouwerx travaille, notamment, avec René Compère, Jean Robert, Robert de Kers, et il monte sa propre formation, John Ouwerx and his Hot Music. En 1934, se déroule un épisode tout à fait significatif : Ouwerx est non seulement un excellent pianiste mais aussi un propagateur efficace du jazz. Il parvient à faire accepter au Conservatoire de Bruxelles un Concert de musique noire ! Il s’agit d’un duo de pianos dont les protagonistes sont Ouwerx lui-même et Constant Brenders ; ils commencent sagement leur concert par la Sonatine Transatlantique de Tansman puis, sans crier gare, les voilà qui se lancent dans un Tiger Rag particulièrement musclé. Scandale, indignation, déshonneur pour le Conservatoire. Les “Maîtres du Savoir Musical” sont outrés et bien décidés à empêcher de tels excès de se reproduire !

A partir de 1936, l’ère des grands voyages se termine : John est engagé dans l’orchestre de Stan Brenders. Il y restera jusqu’en 1944, enregistrant un grand nombre de disques sur lesquels il a souvent le loisir de montrer de quoi il est capable. A partir de 1937, il grave plusieurs disques à son nom, en petite formation ou en “piano-duo” (avec le pianiste Johnny Jack notamment). Pour le plaisir, il participe à différents concerts ou jam-sessions ; c’est ainsi qu’on le retrouve aux côtés de Fud Candrix au Sweet and Hot. En 1939, Ouwerx est mobilisé et se retrouve “adjudant de DCA”.

En 1940, à l’issue de la campagne des 18 jours, il refait surface, d’abord chez Jean Omer au Boeuf sur le Toit, puis à nouveau chez Brenders. Et les radios et les enregistrements reprennent. En 1942, il participe à la rencontre entre I’orchestre de Brenders et Django Reinhardt et grave quelques disques avec Hubert Rostaing et Alex Combelle. En 1944, I’orchestre de Brenders est dissous ; John Ouwerx rejoint alors Fud Candrix et participe à différentes petites formations. Mais le jazz est à l’aube d’une vie nouvelle : Ouwerx ne se joindra pas au camp des modernistes et comme beaucoup d’autres professionnels, le voilà confiné dans de fades thés dansants où la musique douce est de rigueur. Son nom s’efface tout doucement de l’histoire du jazz belge. Déçu et quelque peu aigri, Ouwerx à la question “Où va le jazz belge ?“, réponse mi-figue, mi-raisin : “A Steenockerzeel, en brouette !

Pendant les années 50, John Ouwerx fera de fréquents séjours au Congo, d’abord comme participant aux tournées Sabena, ensuite en qualité de directeur artistique d’une maison d’enregistrement. On possède quelques échos discographiques amusants qui témoignent de la rencontre entre la musique africaine et des solistes belges de passage (Candrix, Leclère, et même Jacques Pelzer). De retour en Belgique, il lui arrivera encore de remonter sur une scène aux côtés de Fud Candrix et en 1962, fugitif retour sous les feux de l’actualité, il jouera au festival de Comblain-la-Tour au sein d’un orchestre de “vieilles gloires” réuni pour la circonstance (Candrix, Bobby Naret, etc.). Parenthèse sans lendemain, la mode “rétro” n’ayant pas encore cours à cette époque.

En 1973, pourtant, John qui vient d’atteindre la septantaine, refait surface une dernière fois, en enregistrant avec Roger Van Haverbeke et Robert Pemet un album-souvenir sur lequel, de medley en medley, il fait revivre ces airs qui restent pour lui associés aux plus belles années de sa vie. Reste à espérer qu’un jour les disques enregistrés par John Ouwerx à sa grande époque seront réunis, dans leur forme originale, sur un album qui rendra justice à un de ces fougueux qui ont fait le jazz belge des années “avant le bop”.

Jean-Pol SCHROEDER


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LECLERE, Jean (1917- ?)

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Jean Leclère est né à Mons en 1917. Il prend des leçons particulières de piano à partir de cinq ans. Dès sa petite enfance, il a l’attention attirée par les orchestres de danse que diffusent les radios anglaises. Il écoute de plus en plus de disques et, dès 1933, il se passionne pour le jazz : grâce à l’association Hot and Swing qui a mis sur pied un système de prêts de disques, il découvre un grand nombre d’orchestres et de solistes américains ou européens. Il monte sa propre collection.

Admirateur de Fats Waller, Earl Hines et Art Tatum, il forme un premier orchestre amateur en 1937. En 1941, Leclère met sur pied les fameux Dixie Stompers. Formation au répertoire middle-jazz dans un premier temps, les Dixie seront – à partir des années 50 surtout, lorsque Albert Langue en aura repris la direction – un des premiers groupes belges à incarner le Revival, à essayer de retrouver le répertoire et l’esprit des pionniers néo-orléanais (improvisation collective, etc.). Leclère remporte avec les Dixie Stompers les tournois de Bruxelles (1941), Scheveningen, Liège (1946 et 1947) et enregistre en leur compagnie quelques acétates (sur le premier d’entre eux, on trouve un batteur du nom de… Willy Staquet ! future star belge de l’accordéon musette).

En 1948, Leclère est chargé de constituer un orchestre qui représentera la Belgique au Premier Festival International de Nice : il renforce quelques pupitres de son propre orchestre avec des solistes des Bob-Shots (la seule formation be-bop du pays), constituant ainsi un ensemble hétérogène, d’autant plus bigarré que, sur la scène de Nice, Toots Thielemans et le saxophoniste américain Lucky Thompson se joindront au groupe. A défaut d’un groupe soudé, le public niçois eut droit à une jam au top niveau ! Attiré par le be-bop en tant qu’auditeur, intéressé par le jeu de Bud Powell et de Jimmy Jones, Jean Leclère ne sera pourtant jamais un bopper à part entière.

En 1949, il entre comme vibraphoniste dans le Jump College et enregistre quelques titres avec cet orchestre en 1951, puis, pendant les années 50, il dirige différentes formations, tantôt à tendance jazz affirmée, tantôt plus proches de la variété. Il travaille et enregistre à l’occasion avec Freddy Sunder et Charlie Knegtel, notamment en 1953. En 1960, au Festival d’Ostende, il se produit d’abord au piano dans une formation de jeunes (Rousselet, Sirntaine, … ) présentant un répertoire inspiré du bop ; puis à la tête d’un septette middle-jazz où il joue du vibraphone. Puis, petit à petit, Leclère disparaît de la scène jazz.

Jean-Pol SCHROEDER


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LOOS, Charles (né en 1951)

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Dans le puzzle jazzique des années 80, le pianiste occupe une place tout à fait particulière. Relativement isolé du “milieu” proprement dit, de plus en plus souvent leader, de moins en moins souvent sideman, il défend une musique qui est d’abord et surtout la musique de Charles Loos.

Né à Bruxelles en 1951, Charles Loos suivra, de 1958 à 1961, des cours de piano classique (avec un professeur privé). Adolescent, sans se désintéresser pour autant de la musique classique, il se passionne pour les Beatles et pour la Bossa Nova. Converti petit à petit aux sonorités et aux harmonies du jazz, il décide de parfaire sa connaissance théorique de la musique en allant, un des premiers, suivre les cours de la fameuse école de Berklee, à Boston (1972) et plus particulièrement les cours de composition et d’orchestration.

De retour au pays, porteur d’un solide bagage – qui impressionne d’autant plus à une époque où l’enseignement du jazz ne s’est pas encore généralisé – il lui reste à se faire connaître du milieu et du public jazz belge. C’est dans l’univers scintillant du jazz-rock que le public belge découvre pour la première fois le nom de Charles Loos. C’est lui, en effet, qui tient les claviers dans le groupe Cos, une des formations belges les plus significatives en matière de jazz-rock. Loos fera ses premiers pas en studio et testera pour la première fois ses propres compositions. L’expérience se prolonge jusqu’en 1976, après quoi commence pour lui l’aventure d’un autre groupe de jazz belge, Abraxis (avec notamment le guitariste Paul Elias et le flûtiste Dirk Bogaert). Cette fois, Charles Loos est aux commandes et il signe la majeure partie des compositions, trouvant ainsi un premier créneau qui lui permette, mieux que dans le cadre plus éclectique de Cos, d’exposer sa vision personnelle de l’écriture musicale, une vision déjà empreinte d’un lyrisme généreux et inventif.

Pendant toute cette période d’initiation, il jouera dans le groupe Julverne, pratiquant une des musiques les plus éclectiques qui se soit jamais entendue en Belgique et il accompagnera des chanteurs (André Bialek, Paul Louka, Claude Semal, etc.). Avec le saxophoniste Michel Dickenscheid et le contrebassiste Jean-Louis Rassinfosse, il travaillera cette Bossa Nova qui continue à le fasciner. Comme son collègue instrumental Michel Herr, il jouera dans le groupe allemand Jazz-Track. Et comme Michel Herr, il se confrontera aussi, désormais, au milieu jazz proprement dit et au répertoire qui lui est attaché, celui des standards. A l’occasion, il accompagne des musiciens comme Jacques Pelzer ou Etienne Verschueren, puis petit à petit se frotte aux visiteurs étrangers : Griffin, Bill Coleman, Chet Baker

Entretemps, ayant découvert la musique de Keith Jarrett, de Chick Corea, de Bill Evans, Charles Loos s’est attaqué au projet décisif : se forger un style. Et c’est dans un esprit éminemment “romantique” qu’est enregistré en 1978 son premier album, au nom significatif: Egotriste. Album de piano solo qui inaugure de manière symbolique un parcours somme toute plutôt solitaire (Daniel de Bruycker soulignera d’ailleurs le troublant anagramme “Loos-solo”). Des années plus tard, interrogé sur ce caractère post-Jarretien qui définirait sa musique, il dira avec l’esprit d’à propos qu’on lui connaît : “Je n’aime pas tellement que l’on me compare à Keith Jarrett ou que l’on dise qu’il m’influence. Je réponds toujours que lorsqu’on apprend une langue, c’est d’abord par ses auteurs, non ?”. De Jarrett, Charles Loos retiendra également, outre certaines inflexions strictement musicales, une approche extrêmement consciencieuse de la musique qui demande à être écoutée avec un minimum de recueillement : “Ce que j’aime beaucoup, c’est l’improvisation, mais ne vous imaginez pas que c’est facile. Improviser ne s’improvise pas. C’est une forme musicale qui demande une grande concentration et un silence total…”

C’est au début des années 80 seulement qu’a lieu, pour Charles Loos, le tournant au-delà duquel son nom sera définitivement associé à ceux des grands du jazz belge. Membre des Lundis d’Hortense de la grande époque héroïque, il va en quelques années se retrouver mêlé à un nombre étonnant d’aventures musicales au sein desquelles il occupera en général une place importante et qui se concrétiseront le plus souvent par un ou plusieurs disques. Au centre de cette seconde période, un quintette international qui lui vaudra une reconnaissance au-delà des frontières belges. Avec les saxophonistes américains Greg Badolato (arrivé de Berklee en Belgique avec Steve Houben) puis John Ruocco, le guitariste français Serge Lazarevitch, Jean-Louis Rassinfosse ou l’italien Ricardo del Fra à la basse, et Félix Simtaine ou le hollandais Eric Ineke à la batterie, Charles Loos a constitué un groupe comme il en existe fort peu en Belgique à l’époque, un groupe dont l’esthétique se rapproche de celle qu’a rendue célèbre le label ECM (sur lequel enregistre d’ailleurs également Jarrett).

Musique volontiers “planante” (mais non alanguie), rythmiques éclatées et impressionnistes, lyrisme contenu, mélodies aux colorations “européennes” non déguisées, enracinement jazzique réel mais constamment converti, transmué au gré de recherches multidirectionnelles incessantes. En 1981, ce groupe enregistre sous le titre Sava le premier album du label LDH, puis fait le tour des festivals belges et étrangers (Pays-Bas, France, Allemagne…). A plusieurs reprises, il est invité par Claude Carrère et Jean Delmas à jouer en direct pour l’émission de France Musique Jazz Club. L’expérience durera en fait de nombreuses années (1981-1986) pendant lesquelles ce quintette sera un des principaux atouts de Loos.

Un des principaux mais pas le seul. En effet, entretemps, il développe des formules instrumentales complémentaires. Avec Steve Houben, il bâtit un répertoire de duo qui va connaître un succès considérable et se soldera par l’enregistrement d’un disque (Comptines) et par une multitude de concerts dont l’intimisme n’est certes pas synonyme de monotonie ; tristes ou amusées, les comptines du tandem font mouche. Comme fera mouche le trio que constituent bientôt les mêmes Loos et Houben avec une jeune chanteuse dont le succès n’est encore que régional à l’époque : Claude Maurane (qui se débarrassera de son prénom peu de temps après pour devenir la vedette que l’on sait). Baptisé H.L.M. d’après les initiales des protagonistes, ce trio peu commun devient rapidement une des institutions du jazz belge et attire plus d’un quidam étranger au jazz. Cependant, malgré le succès rencontré par le disque HLM et par les différentes prestations publiques, trois personnalités aussi fortes que Loos, Houben et Maurane, ne sauraient se cantonner bien longtemps dans une formule de ce type.

A la même époque approximativement, Charles Loos enregistre divers albums pour LDH ou Igloo (avec Paolo Radoni, Ricardo de Fra… ) et dans un contexte plus traditionnel, un disque Jazz Cats, comme sideman d’Etienne Verschueren. Il produit un nouvel album solo, et il approfondit l’expérience du duo avec les guitaristes Pierre Van Dormael ou Serge Lazarevitch, le bassiste Ricardo del Fra, le percussionniste Chris Joris ou le claviériste Arnould Massart avec qui il enregistrera un CD accueilli avec un peu moins d’enthousiasme que ses autres productions.

Mais il faut encore dire un mot d’un disque passé plutôt inaperçu lors de sa sortie et qui était pourtant le fruit d’une démarche tout à fait intéressante : intitulé Compositeurs Belges, ce disque (il faut entreprendre une lecture approfondie du texte de la pochette avant de comprendre qu’il s’agit d’un disque de Charles Loos) se présente comme un panorama des compositeurs belges de la jeune génération : entouré chaque fois de musiciens différents (Philip Catherine, Steve Houben, Bert Joris, etc.), Loos y rend ainsi un hommage coloré à quelques uns de ses collègues : Jean-Marie Rens, Arnould Massart, Jean-Luc Manderlier, Pirly Zurstrassen, Guy Raiff et Pierre Van Dormael. Nous voilà bien loin de l’entreprise solitaire ! “Je ne range pas souvent la pièce où je travaille, mais c’est comme ça qu’un jour, en triant les papiers, je me suis aperçu que j’interprétais régulièrement quelques-uns de mes jeunes collègues-compositeurs, des gens qui, comme on dit, gagneraient à être connus mais qui n’avaient pas encore eu la chance, à l’époque, d’enregistrer leur ·musique. Mon sang de justicier n’a fait qu’un tour, et voilà. Non, ça ce n’est pas vrai non plus : ce disque, je l’ai fait aussi et surtout par plaisir, ça m’excitait de pouvoir pour une fois jouer une autre musique que la mienne, moi Loos qu’on invite trop rarement comme co-interprète à cause de mon fichu caractère…”

J’ai gardé pour la fin de ce palmarès les activités de Charles Loos en trio de type “classique” (p, b, dm). Avec Ricardo del Fra et Félix Simtaine, il monte en effet en 1983 un trio plus proche de l’esthétique strictement jazz : standards et compositions y alternent pour le plus grand plaisir des musiciens et pour celui des auditeurs que les expériences plus “froides” du quintette ou trop intimistes des duos et solos indisposent. Bénéficiant du soutien incomparable de ce bassiste des profondeurs qu’est Ricardo del Fra, et du punch de Simtaine, Charles Loos peut, au sein de ce trio, développer son jeu pianistique proprement dit (alors que dans d’autres groupes, il est d’abord et surtout compositeur, arrangeur et concepteur). En 1983, le trio enregistre un superbe album pour le label, défunt aujourd’hui, Jazz Cats. Sentant que ce type de formule lui est indispensable, il le maintiendra au fil des années. Ainsi, en 1989, un compact paraît sous le label Igloo, avec cette fois Philippe Aerts à la contrebasse : la musique y est d’un bout à l’autre vivante et sensible et semble confirmer que ce format reste le véhicule parfait du piano-jazz pour lui comme pour beaucoup d’autres.

Entretemps, Charles Loos s’applique à transmettre aux jeunes musiciens ce savoir qui l’a fait apprécier aux quatre coins d’Europe : instructeur au Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, aux Lundis d’Hortense, dans divers stages d’été, au Jazz Workshop d’Aix-la-Chapelle, il travaillera aussi comme animateur pour les Jeunesses Musicales. “J’aimais beaucoup les séances des Jeunesses Musicales dans les écoles. Surtout celles qui s’adressaient aux enfants de 12 ans. Ils sont spontanés, émotifs et enthousiastes; faire improviser par ces jeunes, c’est une découverte pour eux comme pour moi. C’est un travail mutuellement enrichissant…” Mais quelles que soient ses qualités d’enseignant, c’est bien évidemment le musicien (le pianiste, le compositeur) qui garde le dernier mot.

Parmi les expériences musicales entreprises récemment par Charles Loos, et indépendamment du trio cité plus haut, il est une association qui s’est révélée particulièrement durable et riche. Parti en tournée aux Etats-Unis avec Félix Simtaine, Loos fait la connaissance de la jeune flûtiste américaine Ali Ryerson. Ils ne se quitteront plus (sur scène en tout cas). “…l’engagement de Charles et la joie de trouver un compositeur avec qui on puisse faire un orchestre, c’était un rêve devenu réalité ; la musique de Charles est très sensuelle, elle est très romantique et elle a à la fois des éléments de jazz, certainement, et de classique – de plus en plus de classique, c’est peut-être ma faute. (Cette musique) n’est pas facile, c’est un peu un défi. J’apprends beaucoup de cette musique et peut-être qu’elle a même un petit côté féminin, (Charles) ne se soucierait pas du tout que je le dise.” (Ali Ryerson, Jazz Time, 4 juin 1989).

Le tandem Loos-Ryerson est devenu, en quelques mois, une véritable “institution” dans le monde du jazz belge. Un disque est né, d’autres suivront sans doute, qui viendront s’ajouter au palmarès discographique de Charles Loos ; un Charles Loos qu’on pu voir et entendre à de nombreuses reprises en 1989 dans l’émission télévisée française Musique, Musiques, généralement réservée aux artistes classiques. Pour conclure ce bilan provisoire d’une des carrières les plus singulières du jazz belge contemporain : “Charles Loos me fait penser à une grenade. Non pas le fruit mais l’arme. La comparaison peut paraître aberrante, alors qu’elle s’applique à un être doux et réfléchi. Son style dénote une énergie concentrée. Seul le filigrane la rend probante. Jamais il ne se livre à des explosions dévastatrices relevant de l’exhibitionnisme. De sa prodigieuse intensité, il se fait le dompteur. Ses éclatements n’en ont que plus de densité. Là réside l’authenticité du phénomène du swing, sans lequel le jazz devient illusoire. Il en est l’axe solide, semblable à ces tiges d’acier que les sculpteurs plantent dans la glaise. Elle soutient, c’est une force. Un magistral équilibre, une inspiration souveraine président à l’élaboration de chaque note. La part la plus secrète de ses vibrations internes se libère sereinement. Le langage de Charles Loos agit comme un peintre fou de ses tonalités, conscient de leur pouvoir magique…” (Wallonie-Bruxelles, 27 octobre 1989).

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Roger Vantilt ; rideaurouge.be


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LAMBERTY, Joseph dit José (1899-1954)

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Joseph LAMBERTY est né à Liège en 1899, il y est décédé en 1954. C’est un des pionniers du jazz en région liégeoise. Il étudie le piano et commence très jeune – au début des années 20 – à travailler dans les bars. Il forme avec le trompettiste Léon Jacobs un tandem qui connaît un succès important jusqu’au départ de Jacobs pour Paris en 1925. Lamberty continue à travailler en Belgique, puis, en 1926, va rejoindre Jacobs à Paris et commence à voyager énormément, remplaçant Marcel Raskin au sein du Jacobs Jazz et travaillant avec Loulou Gasté et Joséphine Baker.

Lors de ses retours à Liège, il est désormais accueilli en vedette. En 1929, c’est le retour définitif en Belgique. Il entre dans les orchestres de Keyseler, Dieudonné Prenten, etc. Lamberty pratique également la formule “piano duo” en vogue depuis Wiener-Doucet, avec pour partenaire Robert Frenay. Dès le début des années 30, il devient un des piliers de l’orchestre de Lucien Hirsch, un de ses rares improvisateurs et son directeur musical attitré, tandis que son épouse, Loulou Lamberty, en est l’animatrice vedette.

Pendant la guerre, il reste présent lors des diverses avatars de l’orchestre Hirsch, rejoint l’orchestre de Pol Baud avec qui il terminera sa carrière, non sans avoir joué également, à la Libération, dans la formation de Tony Gillis. Comme presque tous les professionnels de sa génération, musicien jazzy plutôt que strictement jazz, Lamberty disparaît de la scène dès l’arrivée du jazz moderne.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : détail d’une affiche de Joséphine Baker aux Folies Bergères, en 1926 © Getty – LMPC.


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FLECHET, Léo (1928-2004)

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Léo FLECHET découvre le jazz vers 1945-1946 par l’intermédiaire des V-Discs, après avoir suivi une formation classique. Attiré par Johnny Guamieri, il se met au piano-jazz, rencontre René Thomas, entre dans son trio dès 1947 et devient rapidement un des pianistes les plus actifs du jazz moderne.

(de-G-a-DR) René Thomas, Félix Simtaine, Robert Jeanne, Léo Flechet, Fredd © jazzhot.net

Entre 1948 et 1951, il participe à de nombreuses expériences musicales aux côtés des chefs de file liégeois (Jaspar, Pelzer, Thomas, Boland), notamment lors des fameuses jams de la Laiterie d’Embourg.

Pianiste dans différentes formations amateurs, Léo Fléchet forme en 1957 son propre trio avec le guitariste Jo Verthé et le bassiste Jean-Lou Baudoin. Il découvre Bill Evans qui devient un de ses principaux modèles.

En 1960, il entre dans le quartette de Robert Jeanne (qui se maintiendra jusqu’en 1985 !) et continue à se produire en trio (avec cette fois Jean Lerusse et Félix Simtaine) ; ce trio sera engagé comme “rythmique-maison” aux différentes éditions du Festival de Comblain-la-Tour.

Parallèlement, Fléchet travaille en tant que sideman occasionnel et accompagne ainsi des musiciens comme Dave Pike, Bill Coleman, Dizzy Reece, J. R. Montrose, Don Byas, Anita O’Day, Slide Hampton tant en Belgique qu’à l’étranger. Il se produit aux festivals de Vienne, Zurich, Viersen et Montreux. En 1966, il reçoit la palme du meilleur pianiste amateur européen à Mönchengladbach.

Vers 1975, il s’essaye au piano Fender dans le cadre d’un jazz plus binaire et plus électrique (Karma, A. Hankart Investigation), pour revenir ensuite définitivement à la formule acoustique. A titre expérimental, il joue à deux pianos au Travers (Bruxelles) avec Pirly Zurstrassen. Pendant toute sa carrière, il a travaillé en semi-professionnel.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Léo Fléchet au piano avec, e.a., René Thomas et Robert Jeanne © jazzhot.net ; V-Discs © DP.


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FANIS, Jean (1924-2012)

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Jean FANIS commence une formation classique au piano puis, après avoir entendu Duke Ellington à la radio, il s’intéresse de plus en plus au jazz. Il apprend d’oreille quelques standards en piano solo, puis, à la Libération, se joint au Sadi’s Hot Five à Namur. Entretemps, il a découvert Teddy Wilson qui sera sa première influence majeure. Après une tournée avec le groupe de Sadi, il commence à navetter entre les trois centres névralgiques du jazz en Belgique : Bruxelles, Anvers (où il fait la rencontre, décisive, de Roger Asselberghs et de Jack Sels) et Liège (où il joue avec Raoul Faisant, avant de se joindre au noyau des “modernes”, à l’occasion de l’un ou l’autre remplacement au sein des Bob-Shots).

Il découvre Bud Powell et Al Haig et devient rapidement un des seuls pianistes belges à oser se mesurer au phrasé be-bop et à s’exprimer de façon cohérente dans ce nouveau langage. Pendant les années 50, Fanis joue d’abord à Anvers, à l’Exiclub (où il accompagne notamment Roy Eldridge). Puis, de 1953 à 1957, il est le pianiste-maison de la Rose Noire à Bruxelles où il se frotte aux nombreux solistes de passage, et notamment à Dizzy Gillespie et Clifford Brown. Parallèlement, il travaille régulièrement avec le quintette ThomasPelzer, et avec Jack Sels.

Dès 1955, nombreux enregistrements, en particulier pour la série légendaire “Innovation“. En 1958, il accompagne Lucky Thompson en Allemagne. Pendant les années 60, il est amené, comme tant d’autres, à réduire ses activités, cessant même à plusieurs reprises de jouer (pour replonger peu après). En 1964, il joue dans le trio d’Al Jones alors installé en Belgique et qui se produit fréquemment au Blue Note. Il entre alors dans le quartette de Sadi avec lequel il travaillera et enregistrera pendant de nombreuses années. A l’extrême fin des années 60, Fanis décroche à nouveau pour une période de dix ans, avant de réapparaître au début des années 80 aux côtés de Sadi, ainsi qu’en free-lance dans différentes formations. Il se produit alors régulièrement dans la région de Bruxelles.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © rtbf.be


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04. SCHROEDER : Le jazz perdu et retrouvé (1960-1990)

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La crise…

A partir de 1960, le jazz déjà marginalisé pendant les années 50, entre dans une période de déclin qui l’amènera bien souvent, et ses musiciens avec lui, à toucher le fond. Ce naufrage, généralisé, aura des conséquences particulièrement brutales sur les jazzmen européens qui n’ont même pas “l’excuse” d’être américains !

La crise est mondiale : nos grands exilés eux-mêmes ont bien du mal à garder le cap. La plupart d’entre eux rentrent au pays, fatigués, espérant peut-être, naïvement, un quelconque merci “pour services rendus à la culture” : Sadi en 1960, René Thomas et Bobby Jaspar en 1961. Ils se rendront vite compte de la triste réalité : le fait d’avoir joué aux côtés des plus grands (Rollins, Miles, Coltrane… ) n’impressionne nullement un public partagé entre l’apathie et l’adhésion aux modes successives. Bobby Jaspar retournera à New York pour y finir en janvier 1963 sa courte vie ; René Thomas, après quelque temps passé encore entre Liège et Paris, retombera bientôt dans un semi-anonymat, colportant son génie de jams en jams, même si périodiquement les revues françaises ou américaines se souviennent de son existence le temps d’un entrefilet ; il ne reviendra à l’avant-scène que lorsqu’il sera engagé par Stan Getz, des années plus tard. Sadi, contre mauvaise fortune bon cœur, essayera – en vain d’ailleurs – de faire “passer” le jazz en l’enrobant d’un show à l’américaine. Une exception : Toots Thielemans, qui a accepté dès le départ de ne pas jouer que du jazz, survit plutôt bien, de musique de film en travail de studio, de Bluesette en Bluesette ; mais pour lui également, cette période sera pauvre. Seul exil encore envisageable, celui de la musique alimentaire : jouer caché à l’intérieur d’un grand orchestre allemand, encore vaguement jazzy si tout va bien (Kurt Edelhagen), parcourir le monde dans le créneau des paillettes, c’est le choix des Kellens, Busnello, Warland, Merciny, Van Spauwen…

C’est paradoxalement au sein d’un big band co-dirigé par un Belge hors de Belgique que quelques-uns de ces nomades connaîtront leurs plus grandes satisfactions musicales et jazziques : en 1962, Francy Boland, après un séjour chez Edelhagen, monte avec Kenny Clarke un des plus prestigieux big bands euraméricains de toute l’histoire du jazz : le Clarke-Boland Big Band est comme une première et lumineuse consolation dans ce grand vide du jazz des années soixante.

En Belgique, le seul big band “officiel” disposant en théorie de quelques chances de survie, celui de la RTB, dirigé par Henri Segers, cessera d’exister après trois ans d’existence en 1965. De 1967 à 1986, la BRT maintiendra par contre un orchestre de très bon niveau où atterriront sous la houlette d’Etienne Verschueren la plupart des professionnels belges, toutes appartenances linguistiques confondues.

Plus généralement, indépendamment des styles, le métier de musicien se porte de plus en plus mal : les juke-box et les “orchestres de guitares” [N.B. 28] qui font autant de bruit à quatre qu’un big band de dix-huit musiciens, sont désormais les maîtres absolus. Twist, Yé-yé, Idoles, Salut les Copains… Adieu les Notes Bleues !

N.B. 28 : Nom donné par les musiciens professionnels – non sans quelque mépris – aux jeunes formations rock à l’instrumentation stéréotypée : une guitare basse, deux guitares et une batterie.

Les années 60 ne laissent que peu de place à une musique qui, comme le jazz, n’est pas précisément commerciale. A l’exception de quelques émissions spécialisées (voir plus bas), le jazz est partout enfoui sous des montagnes de variétés insipides : Jazz Pour Tous ne fait pas le poids à côté d’Age tendre et tête de Bois, pas plus que les revues Sweet and Hot ou R’nB Panorama à côté de Mademoiselle Age Tendre… Bientôt, le jazz disparaît complètement de la carte médiatique : un regard superficiel sur la période donnerait à penser que le jazz a tout bonnement été rayé du dictionnaire et que, comme on l’avait annoncé tant de fois, il est désormais bel et bien mort !

Le comble : si le public jeune a largué le jazz au cours de la période précédente, c’est maintenant au tour des jeunes musiciens de le déserter. Des centaines d’orchestres de Twisters de l’Enfer puis de groupes “pop” se créent un peu partout dans le pays où, en 1962, les seules guitares couvrent 80% des ventes d’instruments ! On a vite fait le tour par contre des jeunes musiciens qui choisissent le jazz pendant cette triste période d’abondance : tandis que Comblain confirme les jeunes talents de l’époque précédente – en particulier le guitariste Robert Grahame et le trompettiste Milou Struvay, pour un temps, meilleur trompettiste de Belgique – quelques nouveaux noms apparaissent : Richard Rousselet (tp montois), Philip Catherine (g), Jack Van Poli (p), Marc Moulin (p), Babs Robert (sax), Robert Pemet (dm) et quelques autres encore, guère plus d’une poignée qui émergent comme les rescapés d’une crise “démographique” sans précédent dans l’histoire du jazz belge. Entretemps, parmi les aînés, Jacques Pelzer, René Thomas, Sadi, Etienne Verschueren, l’Ostendais Roger Vanhaverbeke, Jack Sels, sont toujours aux postes de commande du navire en péril…

De la cave au grand-pré

Si le jazz présente alors les symptômes d’un phénomène en voie de disparition, il ne cessera cependant de survivre, de manière souterraine. A Bruxelles, après la Rose Noire, c’est au Blue Note, ouvert par Benoît Quersin en 1958, que se concentre l’activité jazzique au début des années 60. C’est au Blue Note que Jaspar et Thomas, revenus des Etats-Unis, roderont ce superbe quartette qui fera les beaux soirs du Ronnie Scott’s à Londres et des clubs et studios italiens (Jaspar, Thomas, Quersin, Humair). En fin de période, un personnage haut en couleur, ouvrira à Bruxelles un autre club qui, pendant des années, assurera, seul ou presque, la relève du Blue Note et la traversée du désert : le Pol’s Jazz Club (qui, coutumier ou non du jazz, n’a entendu au moins une fois dans sa vie, prononcer ces mots jubilatoires : “Pol du Pol’s Jazz Club” ?) A Liège, c’est au Candide et surtout au minuscule Jazz Inn des frères Darmoise que les choses se passent, notamment les “retours” de Comblain, ces fins de nuit presque aussi historiques que le Festival lui-même !

Le Hnita Jazz Club dirigé à Heist-op-den-berg par Juul Anthonissen, le Ringside d’Anvers et quelques autres chapelles de moindre importance, tant à Bruxelles qu’en Flandre ou en Wallonie, complètent le maigre – mais bouillonnant – paysage jazzique d’alors. Maigre comme le cachet que reçoivent les musiciens belges quand ils ont enfin trouvé un “gig” : l’ère de la “jam” est à son apogée, ce qui n’arrange évidemment pas les finances des musiciens : combien de fans payeront-ils leur entrée à un concert d’un René Thomas qu’ils pourront voir gratuitement le lendemain en jam ?

Dans ce tableau, les festivals qui apparaissent dès 1958, semblent de criants – et coûteux – paradoxes. En réalité, ils ne font que boucler la boucle : plus encore peut-être que les clubs, théoriquement ouverts aux quidams qui déambulent dans les grands centres, les “grands prés” puis les chapiteaux des festivals fonctionnent un peu comme des “parcs” où l’on entasserait ces peaux-rouges de la musique que sont les jazzmen… Ce qui n’empêche pas ces mêmes festivals d’être à chaque fois l’aubaine pour l’amateur de jazz, et le lieu de culte où va se maintenir la flamme en attendant les jours meilleurs (ou, pour reprendre l’image des “parcs”, la réserve où sont protégés quelques exemplaires remarquables d’une espèce dont les jours sont comptés : le jazzman !).

Le doyen de ces cérémonies estivales est bien évidemment le Festival de Comblain-la-Tour qui se déroule de 1959 à 1966, en suivant une courbe ascendante jusqu’en 1963. Malgré l’inextricable série de paradoxes et de contradictions qui tissent la toile de fond du festival des bords de l’Ourthe [N.B. 29], il reste que, Newport-U.S.A. excepté, jamais encore on n’a vu rassemblés autant de monstres américains sur un si petit espace et dans un laps de temps aussi court : Coltrane, Cannonball Adderley, Bill Evans, Ray Charles, Bud Powell, Benny Goodman, Chet Baker bien sûr (le plus “belge” des jazzmen américains [N.B. 30] et bien d’autres, Kenny Clarke par exemple qui, en 1960 déjà, déclarait : “J’ai vu pas mal de festivals, j’ai vu Chicago, j’ ai vu Newport, mais ceci dépasse tout !

N.B. 29 : Histoire du Jazz à Liège, Labor, 1985 , pp. 165-189.

N.B. 30 : Ayant joué et enregistré avec Bobby Jaspar, René Thomas, Jacques Pelzer, Francy Boland, etc. et plus récemment avec Steve Houben, Chet Baker résidera de manière régulière en Belgique pendant de nombreuses années.

En 1960, un modeste festival est organisé pour la première fois à Ostende ; l’année suivante démarre le Golden City Jazz Festival de Courtrai, qui reste un cas à part : avec une programmation évidemment bien moins ambitieuse que Comblain, et une orientation essentiellement “vieux-style” (New Orleans/Dixie) – malgré Solal et Dollar Brand en 1964, Griffin en 1980 et quelques autres entorses à la Loi revivaliste – le Festival de Courtrai tiendra l’improbable gageure de se maintenir jusqu’au renouveau des années 1980, soit plus de 25 ans ! On ne saurait cependant parler ici d’un phénomène qui concerne l’ensemble du jazz, mais bien plutôt d’une preuve de la vitalité parallèle du créneau revivaliste. Il faut attendre 1965 pour qu’une réelle alternative à Comblain apparaisse en Belgique, dans un petit village limbourgeois appelé Bilzen ! Quoiqu’une irrémédiable “évolution” ait à la longue chassé le jazz de la programmation de Jazz Bilzen au profit du rock et de ses avatars, on peut estimer qu’en ayant invité Mingus, Rollins, Corea, Cecil Taylor, Shepp et des dizaines d’autres “pointures”, Bilzen figure dans le quarté de tête des festivals de jazz en Belgique, avec Comblain, le Middelheim d’Anvers – qui démarre en 1969 – et, bien plus tard, Gouvy (dès 1978). Pour en revenir à la période qui nous intéresse, il faudrait encore signaler les festivals de Dinant, Liberchies, Yvoir, Namur, Deume, Bruxelles, etc.

La réputation de nos vedettes est à l’origine de la présence fréquente de visiteurs de prestige, même en dehors des festivals ; certains s’installent en Belgique, Al Jones par exemple, qui sera des années durant le batteur du quartette de Sadi, ou J.R. Monterose qui habitera chez René Thomas… Mais c’est peut-être la maison de Jacques Pelzer qui verra défiler le plus régulièrement le gratin des jazzmen américains : Chet Baker – qui aimait à se glisser, incognito, lunettes noires et chapeau, derrière la batterie du Jazz Inn, les soirs de jams -, Bill Evans, Lee Konitz, Stan Getz… courtisés par les musiciens locaux qui auraient payé – et on les comprend – pour jammer ne fût-ce qu’un soir avec un de ces géants…

Que cette profusion de festivals et cette présence américaine ne masquent pas la réalité : les années 60 et le début des années 70 sont bien des années de “trou” et Chet Baker, s’il mettait des lunettes noires au Jazz Inn, pouvait cependant se promener dans les rues de Liège ou de Bruxelles à visage découvert, sans courir beaucoup de risque d’être reconnu… Les “vedettes” du jazz ne sont “vedettes” que pour une poignée d’initiés. Seules exceptions, peut-être, Ella Fitzgerald, Ray Charles ou Louis Armstrong, invités dans les grandes salles de spectacle parce que débordant quelque peu de la marginalité qui est le lot du monde du jazz.

Cette marginalisation sera encore aggravée par la mutation stylistique qui caractérise le jazz de cette époque. Au mainstream bop et au créneau revivaliste s’ajoute dès le milieu des années 60 le free jazz ou New Thing, musique libertaire née aux Etats-Unis à l’extrême fin des années 50. Le free aura moins d’adhérents chez nous que chez nos voisins français, allemands, hollandais ou anglais qui développeront, par ce biais, les premiers particularismes européens en matière de jazz, les premières démarcations importantes vis-à-vis du modèle américain [N.B. 31 : Notamment sous l’action de la tradition classique ou des substrats techniques]. La Belgique ne connaîtra pas de réel mouvement free, mais seulement des individus qui, séduits par Ornette Coleman ou Cecil Taylor, se frotteront à la nouvelle musique, tant à Liège qu’à Bruxelles ou à Anvers. Si des musiciens confirmés comme Jacques Pelzer – qui se met au sax en plastique – ou Milou Struvay – qui forme le Jazz Crapuleux, orchestre dont il est le seul musicien ! – pratiquent l’idiome free sur base de leur large expérience jazzique, d’autres, sincères ou opportunistes, foncent tête baissée dans ce créneau où
ils imaginent pouvoir jouer n’importe quoi…

Parmi les jazzmen belges convertis pour un temps ou définitivement au free, on retient les noms de José Bedeur (b), John Van Rymenant (sax), Babs Robert (sax), Johnny Brouwer (p), Ronald Lecourt (vb) ; mais le seul véritable maître es free en Belgique est le pianiste anversois Fred Van Hove (qui déclara un jour : “Si j’ai subi une influence, c’est moins Cecil Taylor que le carillon d’Anvers !”). Van Hove occupera une place de choix dans l’élite du free européen jouant et enregistrant pour F.M.P. avec Peter Brotzmann, Han Bennink, Albert Mangelsdorf, etc. Il sera l’instigateur du Free Music Festival d’Anvers dès 1973.

John Tchicai © passiveaggressive.dk

Au chapitre de la New Thing, il faut mentionner aussi le First International Jazz Event qui se déroule à Liège Sart-Tilman en 1969 ; avec Miles Davis (période Live Evil !) en tête d’affiche, ce “first” qui n’aura jamais de “second” propose une affiche à 80 % free. De même, quelque temps plus tard, la partie “jazz” du fameux festival organisé à Amougies dans la lignée des grands rassemblements pop (Woodstock, Wight…). Il reste que, marge dans la marge, le free, s’il apporte à certains musiciensun sens plus aigu des ouvertures restant à exploiter en jazz, achèvera de faire fuir le public pour de bon, privé qu’il est des repères qui lui restaient (harmonies, rythme, mélodie… ). Déjà, lors des dernières éditions du festival de Comblain, en 1965 et 1966, des musiciens free s’étaient fait huer par un public nullement préparé à ce genre d’excès ; ainsi John Tchicai qui était arrivé sur scène, le visage peinturluré comme c’était alors la coutume dans la sphère free, et qui avait asséné au public une musique particulièrement stridente, âpre et sans concessions, laissant interloqués juqu’aux présentateurs de la retransmission radiophonique, ne sachant trop que dire, visiblement partagés entre la crainte de “passer à côté de quelque chose” et celle de se laisser piéger par d’éventuels imposteurs !

Ondes et sillons des sixties

La diffusion du jazz par la radio subit à cette époque une mutation qui illustre de manière parfaite les rapports subtils entre marginalisation et reconnaissance artistique. Pendant les années 60, le jazz était resté aux mains de quelques aînés (de Radzitsky, Bettonville, Nicolas Dor… ) rejoints par deux musiciens partiellement reconvertis : Léo Souris et Benoît Quersin, décidément incontournable à cette époque et qui deviendra chef de la section Jazz de la RTB. En 1967, le jazz passe soudain du premier au troisième programme, traditionnellement réservé à la musique classique. Mieux mais moins écouté, le jazz rejoint ainsi sa digne aînée au rang des musiques sérieuses, mais s’éloigne d’autant de cette rue où il est né, perdant de plus en plus de chances de regagner la faveur populaire… Le processus entamé dans l’après-guerre atteint ici un point qu’on pourrait penser de non-retour.

Jacques Mercier et Marc moulin © Jacques Mercier

Pourtant en fin de période, un nouveau venu, Marc Moulin va s’associer à Benoît Quersin pour former un duo de choc qui, parallèlement aux émissions “classiques” perpétuées par Dor et Souris, va mettre sur pied deux émissions d’un type nouveau, appelées à marquer le paysage audio belge de la fin des années 60 et du début des années 70 : Cap de Nuit et Now préfigurent en quelque sorte la relève qui caractérisera la période suivante. Dynamiques, décontractées – mais sérieuses – et surtout ouvertes à d’autres formes de musique (le blues, le free, la soul, et surtout le rock, à la recherche d’une reconnaissance lui aussi : c’est l’époque du rock “de tête” à laquelle le mouvement punk mettra un terme en 1973-1974), ces émissions sont les premières traces probantes de ce décloisonnement culturel qui, en un sens, aidera le jazz à reconquérir une audience un peu plus large. Elles ne diffusent en fait que peu de jazz belge. Mettons à part l’imposante discographie du Clarke-Boland Big Band qui n’a de belge que son leader et quelques-uns de ses membres : Sadi, Warland… et qui, de toute manière, n’enregistre rien en Belgique. Quelques sessions sont réalisées dans les studios belges autour de Sadi et de Jack Sels (ce dernier sur le petit label Vogel créé par Mon de Vogelhaere). René Thomas, après l’enregistrement de Meeting avec Jacques Pelzer, n’enregistrera plus rien à son nom avant 1974 ! Entre jazz et variétés, on trouve également quelques albums de Johnny Dover, du Jump College, des frères Mertens ou d’Henri Segers : rien de bien consistant ; on préférera se référer aux deux albums témoins des deux grands festivals : Jazz à Comblain et Jazz Bilzen [N.B. 32 : RCA (lt) LPM 10094 et Fama 12005].

Et pourtant, le jazz belge se maintiendra, le flambeau passant de main en main, les quelques “passeurs” de cette sombre époque faisant aujourd’hui presque figure de héros tant leur lutte était improbable et tellement forte était leur impression de prêcher dans le désert. Ils témoignent en tout cas de l’existence d’un réel champ du jazz en Belgique, solide quoique limité, réputé à l’étranger dans ce qu’il a de plus évident (Comblain, Jaspar, Toots…), anonyme en Belgique même sauf pour un public de fans. Sans doute ceux-ci auront-ils lu, lors de sa sortie en 1967, le remarquable ouvrage de Robert Pernet Jazz in Little Belgium qui est à lui seul le symbole de cette permanence tenace du jazz belge et de cet établissement progressif d’un champ qui, enfin, produira dès 1975, les conditions de sa propre relève.

Du pop au jazz et retour : la relève électrique

La charnière des années 60-70 est historique à plus d’un titre (politique, économique, culturel…). Si la prise de conscience politique consécutive aux événements de mai 68 n’a guère de conséquences sur le jazz belge (en Allemagne et en France en revanche, le soulèvement, plus important il est vrai, va de pair avec le surgissement d’une musique libertaire), l’état d’esprit nouveau apparu avec le mouvement hippie et la radicalisation de la jeunesse, va marquer profondément la vie musicale belge et notamment la vie jazzique ; cet impact, malgré les apparences, participe même au relèvement du jazz.

Le ton, au début des années 70 est en effet au “décloisonnement” et à la découverte tous azimuts. Le jazz en bénéficiera même si l’hégémonie revient incontestablement, à l’époque, au rock/pop, à son apogée (la vente du pop en 1970 couvre 45 % de l’ensemble des ventes contre 5 % pour le jazz !). Déjà, lors des festivals d’Amougies et de Bilzen, jazz et pop sont associés vaille que vaille ; un certain type de jazz est en tout cas bien accepté dans la sphère pop à cette époque : en fait, une nouvelle rupture se prépare. A sa source, on trouve un double mouvement : tandis que le rock, en quête de sophistication, se colore volontiers d’éléments jazzy (Soft Machine, Blood, Sweat and Tears, etc.), le jazz en mal de popularité, flirte avec les rythmes binaires et adopte l’électricité indissociable du rock. C’est dans l’orchestre de Miles Davis que se trouvent alors ceux qui vont devenir les gourous de cette nouvelle musique de “fusion” (John Mc Laughlin, Stanley Clarke, Chick Corea, Joe Zawinul…) que les critiques en manque d’étiquette appelleront d’abord pop-jazz, puis jazz-rock.

En Belgique, l’influence des disques du Mahavishnu Orchestra, de Retum to Forever et de Weather Report, sera déterminante à divers niveaux :

      • on voit réapparaître des groupes fixes, porteurs d’un nom “collectif”, contrairement à la tendance – individualiste celle-là – à désigner un orchestre de jazz par le nom de son leader : X quartet, Y quintet, etc. ;
      • ces groupes, dans lesquels les jeunes musiciens sont souvent rejoints par des aînés pressentant d’où vient le vent, jouent en général un répertoire de compositions originales : l’ère des jams où réapparaissaient sempiternellement les mêmes standards touche à sa fin ;
      • cette musique mixte plaît à une partie du public rock qui, peu à peu, se sensibilise ainsi au feeling jazz ;
      • l’instrumentation type de l’orchestre de jazz connaît une mutation radicale : les instruments-rois sont désormais les guitares électriques, claviers électriques, basses électriques et batterie ; quand des cuivres subsistent, il arrive qu’ils soient eux aussi électrifiés.

Parmi les nombreux groupes de jazz-rock qui se forment en Belgique au début des années 70, on retiendra d’abord Placebo (1970-1975), dirigé par  Marc Moulin et composé pour moitié de jazzmen déjà confirmés (Fissette, Scorier, Dover, Rottier…) et pour moitié de jeunes qui donnent aux compositions et aux arrangements de Marc Moulin une couleur en prise sur l’air du temps (Richard Rousselet – qui en 1971 fera au sein de Placebo une prestation fort remarquée au Festival de Montreux – , Garcia Morales, Marc Moulin lui-même, etc.). Dans un esprit plus “puncheur”, moins “léché” vient alors Cosa Nostra (1971-1973) fondé par Jack Van Poli avec le trompettiste noir Charlie Green, Robert Jeanne, Freddie Deronde et Félix Simtaine ; Open Sky Unit (1973-1974) réunissant autour de Jacques Pelzer un noyau de jeunes musiciens – qui sont pratiquement les seuls à émerger en région liégeoise à cette époque – (Steve Houben, le pianiste américain Ron Wilson, Janot Buchem (b) et Micheline Pelzer (dm)) ; Solis Lacus (1973-1975), premier groupe important monté par Michel Herr (avec Richard Rousselet, Robert Jeanne, Nicolas Kletchovsky et Bruno Castellucci ou Félix Simtaine); Cosa et Abraxis, les premiers groupes où apparaît Charles Loos ; et enfin, quoiqu’ils sortent déjà chronologiquement du cadre de ce paragraphe, Solstice et Mauve Traffic, montés par Steve Houben à l’occasion de ses retours de Berklee avec notamment le saxophoniste américain Greg Badolato et le guitariste Bill Frisell.

C’est aussi à cette époque qu’émerge un musicien qui va devenir un des ambassadeurs du jazz belge ; le guitariste Philip Catherine (déjà présent sur la scène de Comblain alors qu ‘il n’était encore qu’un adolescent), se produit avec de nombreux jazzmen de renom (Sonny Stitt, Nathan Davis, Lou Bennett, Jack Sels…) avant de plonger à son tour dans le jazz-rock, que ce soit dans ses propres disques (le premier date de 1970) ou dans des formations qui, avec le recul, apparaissent comme de véritables “ail-stars” : Pork Pie (avec Charlie Mariano, Jasper Van’t Hof, etc.), Jean-Luc Ponty Experience (avec Joachim Kühn), Chris Hinze Combination, John Lee/Gerry Brown, Focus, etc. On retrouvera le nom de Philip Catherine sur des dizaines d’enregistrements. Dès cette époque, il est devenu un des deux ou trois noms-clés du jazz belge; entre-temps, il est vrai, plusieurs géants des périodes précédentes ont disparu : Jaspar en 1963, Sels en 1970, René Thomas en janvier 1975… Quant à Sadi, il est attaché au Big Band de la BRT et n’a plus une grande activité de leader (de toute manière, sa fidélité au jazz-jazz n’est pas faite pour le rendre populaire auprès du nouveau public friand de jazz-rock) ; de l’ancienne génération, ne restent donc plus dans la course que les seuls Jacques Pelzer (dont l’adaptabilité stylistique lui vaut de rester à l’avant-plan) et, bien sûr, Toots Thielemans, plus international que jamais. Il rencontrera d’ailleurs Philip Catherine à de nombreuses occasions, et en 1974, ils enregistrent ensemble un album pour le label Keytone.

La nouvelle physionomie du peloton de tête du jazz belge, toutes générations et tous styles confondus, se présente donc comme suit :

tp Richard Rousselet, Nicolas Pissette, Jean Linsman, Milou Struvay (ce dernier de façon marginale) ;
tb aucun soliste marquant (Kellens est en Argentine et Merciny travaille dans le commercial surtout) ;
sax Jacques Pelzer, Robert Jeanne, Steve Houben (à partir de 1974), Jean-Pierre Gebler, Babs Robert, Michel Dickenscheid, Etienne Verschueren ;
p Jack Van Poli, Michel Herr, Léo Flechet, Marc Moulin, puis un peu plus tard, Charles Loos ;
g René Thomas (jusqu’en 1975), Philip Catherine, Robert Grahame ;
b Freddie Deronde, Nicolas Kletchovsky, Roger Van Haverbeke, puis plus tard Jean-Louis Rassinfosse ;
dm Félix Sirntaine, Bruno Castellucci, Freddy Rottier, Micheline Pelzer, Robert Pernet ;
divers Toots, Sadi.

A ces noms il convient d’ajouter divers hôtes américains qui s’installent en Belgique, le plus important étant sans doute le batteur Art Taylor (mais aussi le trompettiste Charlie Green, le pianiste Ron Wilson, et quelques autres, leur présence faisant office d’aimant pour bon nombre de leurs collègues américains en tournée en Europe).

Effet bénéfique de cette relance liée au succès du jazz-rock, on se remet à enregistrer du jazz en Belgique ! Si le grand “boom” en ce domaine a lieu pendant la période suivante, il faut cependant noter, en plus des disques gravés à l’étranger par Toots, René Thomas ou Philip Catherine, un nombre appréciable de disques enregistrés et produits en Belgique même, soit pour des labels majeurs (Sadi et Toots pour Polydor, Catherine pour Atlantic, Marc Moulin et Placebo pour CBS et EMI) soit pour de petites maisons qui se consacrent partiellement ou totalement au jazz : Vogel enregistre T.P.L. (Thomas-Pelzer Limited), Fred Van Hove, puis plus tard les Bop Friends ; Alpha a son catalogue le Belgian Big Band, Babs Robert, etc. ; Duchesne produit deux albums de Jacques Pelzer ; Solis Lacus est sur B. Sharp, etc. A ce démarrage s’associent par ailleurs les tenants du vieux style (Dixieland Gamblers, Jeggpap New Orleans Jazz Band, Scorier Dixieland Band, etc. ; pour la petite histoire, même Pol’s Jazz Club enregistre en 1971 un disque avec les Dixieland Gamblers !).

Côté médias, j’ai déjà évoqué les émissions-phares de Marc Moulin : Cap de Nuit, Now… Quant à la grande presse – il n’existe plus à l’époque de revue de jazz – elle souligne les coups d’éclat des vedettes du jazz-rock et la mort des légendes du jazz (Armstrong, Ellington, etc.) ; pour le reste c’est presque le désert. Une mention spéciale cependant à une revue qui n’est même pas une revue musicale, mais qui dans chaque numéro consacre plusieurs pages extrêmement pertinentes au jazz et au blues : Les Amis du Film et de la Télévision ; les rédacteurs en sont, pour le blues, Serge Tonneau, et pour le jazz et le rock, un jeune homme qui s’appelle… Michel Herr !

Grands noirs et petits Belges

Si le jazz-rock, à la longue, amène une frange de son public à s’intéresser au jazz tout simplement, il reste qu’avant 1977-1978, le mainstream bop et le nouveau jazz acoustique demeurent des musiques hyper-marginales et souterraines. Ayant acquis depuis longtemps une reconnaissance artistique théorique (en tout cas, dans une frange de la sphère culturelle), le jazz prédestine ses adeptes à un certain élitisme qui, à l’époque qui nous intéresse, va prendre une forme particulière. La pratique jazzique belge, à l’exception des quelques orchestres de jazz-rock cités plus haut, est en fait plus anarchique que jamais, vouée presque entièrement aux éternelles jams d’où finit par disparaître, à force de redites et de manque de motivation, toute créativité. Le public désireux de rester fidèle au jazz acoustique (par conservatisme ou par perception des limites du jazz-rock) va donc se détourner des jams et réclamer presque exclusivement des valeurs sûres, à savoir des solistes américains, noirs de préférence. Hors de cette caution – qui en un sens est une victoire pour le jazz mais qui scelle par ailleurs une nouvelle fermeture – pas de salut pour les jazzmen… Et pour un temps, clubs et festivals trient sur le volet les musiciens qu’ils programment, éliminant bien souvent d’emblée les formations européennes et surtout belges dans lesquelles ne figure pas au moins un Américain à la peau foncée ! Cette démarche deviendra d’autant plus fréquente que·de très nombreux jazzmen sont à l’époque sur les routes, celles d’Europe en particulier, prêts à accepter un engagement pour un cachet relativement modique : pour eux aussi, la vie est dure et le dollar est bas. Ainsi, des géants comme Dexter Gordon, Art Farrner, Mal Waldron, Cedar Walton, Archie Shepp, et bien d’autres vont-ils devenir chez nous les vedettes qu’ils ne peuvent être dans leur pays ; le phénomène n’est pas nouveau, mais les circonstances lui donnent un impact surmultiplié. Du Pol’s bruxellois au Chapati spadois en passant par le Hnita de Heist ou le Jazzland ouvert à Liège par Jean-Marie Hacquier, la présence presque courante de ces géants crée l’illusion d’une luxuriance du jazz en Belgique, illusion qu’un coup d’œil sur le public souvent clairsemé qui vient les applaudir, dissipe rapidement. Pendant ce temps, les jazzmen belges vivent des heures toujours sombres, victimes paradoxales d’un étrange racisme inversé qui fait pour un temps du jazz une musique de concert bien plus qu’une musique vivante. Les bouleversements qui vont apparaître à la fin de la décennie n’en prendront que plus de relief.

“Organisaction”

Si les premiers signes perceptibles de la “relève” apparaissent au moment de l’émergence du jazz-rock, il faut attendre les années 1976-1977 pour que soient mises en place les réelles conditions de cette relance. Le signe majeur de l’évolution en cours est la réapparition, 30 ou 40 ans après le Hot Club de Belgique ou le Jazz Club de Belgique, d’infrastructures spécifiquement vouées au jazz, qui vont consacrer la reconnaissance jusque là purement formelle que celui-ci a fini par obtenir.

La première et la plus durable de ces associations date de 1976 et porte un nom pour le moins insolite : les Lundis d’Hortense, réunion de musiciens ouverte au départ à divers styles musicaux va en effet concentrer assez rapidement ses efforts sur le jazz. Ce type de structure comble le vide dont a toujours souffert le jazz belge en matière de management et de promotion. La même année (1976), Jean-Marie Hacquier reprend en mains l’A.S.B.L. Jazz Festival Liège, fondée quelques années auparavant mais jusque-là peu active.

De nombreuses autres associations, durables ou éphémères, verront le jour à cette époque et certaines d’entre elles, plutôt que de viser une action à grande échelle, se concentreront sur un seul secteur d’activités : ainsi, l’A.S.B.L. Rythmes et Idées (Spa) n’existe qu’en fonction du Chapati (un des principaux clubs de jazz belge pendant de nombreuses années) ; Jazz Action Gouvy ne se conçoit qu’en liaison avec le festival du même nom ; etc. On retiendra d’abord de cette floraison d’A.S.B.L. que le jazz va pouvoir à son tour bénéficier du mécénat et de la sponsorisation.

Mais la fin des années 70 amène une autre innovation d’importance : le jazz, jusque-là musique d’instinct, s’apprenait sur le tas, à la manière d’une tradition orale transmise de génération en génération ; il fait maintenant son entrée dans les écoles de musique, quand il ne génère pas les siennes propres ! L’idée est en fait dans l’air depuis quelques temps. Ici encore l’exemple vient d’outre-Atlantique : dans le genre, l’école-modèle, celle qui fait rêver tous les jeunes jazzmen européens, c’est le fameux Berklee College of Music à Boston. Plusieurs musiciens belges – surtout des guitaristes et des pianistes, plus directement confrontés aux problèmes harmoniques théoriques – vont faire le “voyage à Berklee” : Philip Catherine, Pierre Van Dormael, Michel Herr, Charles Loos, Steve Houben, Diederick Wissels, dont le séjour à Boston apparaît à ceux qui restent comme une espèce de voyage initiatique d’où l’on revient “différent”. Tout naturellement éclot l’idée de créer une infrastructure semblable en Belgique ! Lors de son séjour à Boston, Steve Houben – connu surtout jusque-là comme “le cousin de Jacques Pelzer” – entretient une correspondance suivie avec Henri Pousseur, alors directeur du Conservatoire de Liège. L’idée fait son chemin et
en 1979 est inauguré le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège, dont les enseignants seront exclusivement des musiciens ; les Américains que Steve ramène des Etats-Unis sont enrôlés d’office (c’est ainsi qu’un certain nombre de jeunes guitaristes belges s’initieront au jazz avec un musicien qui deviendra par la suite un des chefs de file du jazz des années 80 : Bill Frisell).

Cette expérience qu ‘on aurait pu croire suicidaire se prolongera pendant au moins six ans avant de s’interrompre, faute de moyens. Mais le Séminaire liégeois, entre-temps, aura “fait des petits” ! Plusieurs écoles de ce type existent aujourd’hui en Belgique (Bruxelles, Anvers… ), que ce soit dans le cadre d’un conservatoire ou d’une académie, que l’enseignement qu’on y pratique soit louangé ou vilipendé par les commentateurs.

Par ailleurs, l’organisation de “stages” se généralise bientôt dans le cadre de ces infrastructures ou de manière spontanée. Qu’ils soient ponctuels et dirigés par de prestigieux étrangers – souvent issus de l’avant-garde (Michel Portal, Steve Lacy, Alan Silva, Karl Bergen, etc.) – ou réguliers et confiés, l’été surtout, aux meilleurs solistes belges, ces moments pédagogiques sont autant de rites de passage institutionnalisés, qui perpétuent la tradition de manière moins aléatoire qu’autrefois (avec les risques de rigueur excessive et d’uniformisation que suppose un “enseignement du jazz”).

© LDH

Autre créneau d’organisation, le monde du disque. Dès la fin des années 70, on s’est remis à enregistrer du jazz, mais bientôt, ici encore, les choses vont se préciser et se systématiser : tournant le dos aux grosses maisons hostiles au jazz, les nouveaux “bâtisseurs” – musiciens et non pratiquants confondus – créent leurs propres labels, ouvrent leurs propres studios, organisent leur propres distribution ! Le précurseur de cet âge nouveau est un personnage singulier, maître d’œuvre d’un studio tout aussi singulier où vont être enregistrées (et bien enregistrées) quelques unes des premières œuvres majeures de la nouvelle ère discographique. Michel Dickenscheid, par ailleurs saxophoniste étonnant, enregistre, mixe (et souvent produit) le trio de Michel Herr (Ouverture Eclair), le quartette du saxophoniste Lou Mc Connell, les premiers disques de Guy Cabay, l’album de Saxo 1000, les premiers disques de Steve Houben, etc. A Bruxelles, entre-temps, les Lundis d’Hortense ont lancé les disques LDH sur lesquels apparaissent les noms de Charles Loos, Paolo Radoni, Steve Houben, Jean-Pierre Gebler, John Ruocco, Act Big Band, etc., le best-seller de cette série étant le disque Rassinfosse/Baker/Catherine qui sera le premier à être réédité en CD.

Aux côtés d’LDH, il faut signaler la série Jazz Cats qui s’ouvre à un jazz plus classique et même au dixieland (Jeggrap, Retro Jazz Group… ) ou au ragtime (Lesire) : on y trouve les noms de Robert Jeanne (premier album en trente ans de carrière !), Etienne Verschueren, Tony Bauwens, Richard Rousselet mais aussi ceux de Steve Houben, Michel Herr, Bert Joris, Charles Loos, etc. Des dizaines de petits studios poussent comme des champignons un peu partout en Belgique : beaucoup fermeront rapidement leurs portes, d’autres (le studio de Waimes par exemple) acquerront une solide réputation, et certains ingénieurs du son deviennent des semi-vedettes (ainsi, Daniel Léon, notre Rudy Van Gelder à nous… ). Pour en revenir aux labels, il faut bien avouer qu’ils ne pourront pas toujours tenir leur pari ; après quelques années, seul Igloo restera actif, devenant par excellence LE label du Jazz belge, expérimental dans une première période, tous azimuts par la suite.

Un jazz belge qui, toujours sous l’action de certaines de ces infrastructures nouvelles, se voit bientôt revalorisé et retrouve sa place sur les scènes – où les grands solistes U.S. vont, pendant quelques années, corollairement, se faire plus rares. La période de transition correspond à la résurgence de festivals où apparaîtront à la fois de grosses têtes d’affiche U.S. et des solistes belges ; l’archétype en est le festival de Gouvy (en tout cas de 1978 à 1981) où renaît pour un temps la grande époque de Comblain : Dizzy Gillespie, Old and New Dreams, Bill Evans, Georges Adams/Don Pullen, Archie Shepp, Dexter Gordon, Mc Coy Tyner seront ainsi les invités de Claude Lentz et beaucoup d’autres avec eux, dont les Belges Herr, Catherine, Act, Pelzer, Loos, etc.

Des concours pour jeunes orchestres de jazz refleurissent comme à la grande époque des “tournois” du Hot Club : Jean-Marie Hacquier en organise quelques-uns lors des Jazz Pic-Nics de Mortroux ; mais le modèle du genre, est organisé depuis une dizaine d’années à Hoeilaart par Albert Michiels ; au fil des ans, ce tournoi – un des plus importants d’Europe – draine des candidats des quatre coins du monde et révèle quelques talents qui se confirmeront par la suite (parmi les Belges, on note par exemple les frères Vandendriessche, Diederick Wissels, Dré Pallemaerts, etc.).

Les jeunes musiciens belges ont l’occasion de s’essayer à la scène bien plus fréquemment qu’auparavant : les mercredis dits de rythmique du Lion à Liège et la programmation boulimique du Travers à Bruxelles ont permis l’éclosion sur le terrain d’un grand nombre de musiciens de la nouvelle génération.

Nouveaux maîtres et élèves surdoués

Les “générations” justement, se succèdent entre 1975 et 1985 à un rythme serré (le mot “succéder” ne signifiant évidemment pas que l’apparition de musiciens plus jeunes suppose la disparition de ceux qui les ont précédés : aujourd’hui quatre générations au moins se côtoient sur les scènes belges). Les premiers artisans de la relève vont devenir, sur un terrain préparé déjà par Catherine, Van Poll, Rousselet, Bedeur et quelques autres, les Nouveaux Maîtres à Jouer : Michel Herr, Steve Houben, Paolo Radoni, Jean-Louis Rassinfosse, Charles Loos, Guy Cabay (impliqués pour la plupart dans les infrastructures citées plus haut) auxquels on peut ajouter les Américains John Ruocco, Greg Badolato, Denis Luxion, Garrett List, etc. Évoluant d’après les saisons entre un mainstream bop revitalisé, une “fusion” modérée et des tendances “européennes-E.C.M.istes” [N.B. 33 : Si prégnante et originale fut l’esthétique développée par le label munichois ECM (Manfred Eicher) qu’on utilise parfois son nom pour désigner un style apparenté à ses productions], ces musiciens seront le plus souvent les instructeurs des jeunes écoles, stages, etc., et c’est donc à travers eux que les générations suivantes vont s’initier au jazz. Des musiciens qui vont être cités maintenant – et qui, plus encore que leurs prédécesseurs directs, forment le ferment de la relève massive – plusieurs ont commencé dans le rock et sont entrés dans le jazz “à l’envers”, remontant progressivement le temps de Coltrane à Parker (rarement au-delà). Apparaissent ainsi au tournant des années 70 et 80 les jeunes jazzmen suivants : les trompettistes Bert Joris et Gino Lattucca, les trombones-tubas Jean-Pol Danhier et Marc Godfroid, les saxophonistes Pierre Vaiana, Peter et Johan Vandendriessche, Robert Woolf, les guitaristes Pierre Van Dormael, Jacques Pirotton et Stéphane Martini, les pianistes Jean-Luc Manderlier, Arnould Massart, Eric Vermeulen, Pirly Zurstrassen, Diederick Wissels, Johan Clement, Michael Bloos et Denis Pousseur, les bassistes André Klenes, Michel Hatzigeorgiou et Hein Van de Geyn, les batteurs Antoine Cirri, Michel Debrulle, Jan de Haas, Mimi Verderame, Dré Pallemaerts.

Michel Massot © Jos L. Knaepen

La plupart de ces musiciens sont bons lecteurs, ont une formation classique; ils abordent le jazz d’une manière fort différente de ce qui s’était fait en général jusque-là. Ce sera plus vrai encore, à quelques exceptions près, de la génération suivante qui apparaît au milieu des années 80, souvent constituée de “forts en thèmes” non dépourvus pour autant du feeling jazz indispensable ; il s’agit du trombone-tuba Michel Massot, des saxophonistes Erwin Yann, Fabrizio Cassol, Kurt Van Herck, Vincent Penasse, du flûtiste Pierre Bernard (un des premiers – et talentueux – jazzmen belges à s’être spécialisé dans la seule flûte, la plupart des flûtistes étant jusque là d’abord saxophonistes), du trombone Phil Abraham, des guitaristes Raphaël Schillebeeckx et Jean-François Prins, des pianistes Kris Defoort puis Yvan Paduart et Eric Legnini, des bassistes Philippe Aerts, Benoît Vanderstraeten, Bart Denolf et Sal La Rocca, des batteurs André Charlier, Fernand Jacqmain puis Stéphane Galland. Certains (Massot, Cassol) travaillent parallèlement dans la musique contemporaine ; tous n’ont pas (pas encore) la capacité de reproduire un phrasé jazz vraiment swinguant : au contraire, des musiciens comme Pierre Bernard, Kurt Van Herck, Philip Abraham ou Sal La Rocca sont littéralement pétris de tradition – et se produisent d’ailleurs régulièrement aux côtés des musiciens les plus âgés – comme dans les rangs plus avant-gardistes où excellent un Erwin Yann, messager coltranien de première force, ou le tandem Legnini-Galland (à peine 40 ans à eux deux et toute la puissance créatrice des nouveaux maîtres U.S. Mulgrew Miller ou Kenny Kirkland pour l’un, Marvin Smith ou T.-L. Carrington pour le second).

A ces trois générations de “jeunes” s’ajoutent pour compléter le puzzle jazzique belge d’aujourd’hui, les quelques aînés encore en activité : Pelzer, Verschueren, Jeanne ou Gebler, Bedeur ou Van Haverbeke, Pissette, Rousselet ou Linsman, Bauwens ou Flechet, Simtaine ou Rottier et bien d’autres encore, qui continuent à distiller une musique intemporelle avec laquelle renoue également plus que jamais un Toots qui a signé ces dernières années ses meilleurs albums, de l’Affinity avec Bill Evans à ses propres disques pour Concord en passant par quelques disques live européens de très bon niveau.

Structurellement, après le chaleureux désordre des jams des sixties, après la rigueur des formations jazz-rock des années 70, le paysage jazzique belge de la décennie suivante mélange solistes free-lance associés plus ou moins régulièrement à telle ou telle rythmique, et groupes fixes approfondissant un répertoire original : ici encore, impossible de citer tous les groupes fixes jouant chez nous depuis 1980. On épinglera l’Act Big Band de Félix Simtaine (dix ans d’âge, trois albums et la participation de presque tous les grands solistes belges) et le Trio Bravo (autant d’albums sur seulement cinq ans d’âge, une réputation qui dépasse largement les frontières de la Belgique, et un répertoire foncièrement original et novateur… ). Mériteraient également d’être mentionnés les groupes Trinacle, Metarythmes de l’air, H, Bop Friends, Milk Shake Banana, Two J-P’s, Engstfeld-Herr Quartet, etc.

Éclectisme ou uniformité ?

Comment se définit, stylistiquement, cette palette impressionnante de solistes ?

L’apparition des écoles de jazz, l’utilisation intensive du Real Book [N.B. 34 : Recueil semi-officiel de standards jazz présentés sous la forme habituelle ligne mélodique/grille d’accords. La Bible des apprentis jazzmen.] et les théories harmoniques issues de Berklee suscitent des réserves inspirées par la crainte d’une uniformisation stylistique qui viendrait enlever au jazz sa spontanéité individuelle fondamentale et altérer le rapport essentiel entre individu et groupe que génère le jazz – et qui est généré par lui [N.B. 35 :  35 Cf. Open System Projekt n° Zero]. Cette crainte ne se limite évidemment pas à la Belgique, elle peut se justifier si l’on considère un certain type de production qui apparaît après 1980 dans le cadre de la “fusion” version eighties, une production dont la sophistication technologique et le niveau de technique instrumentale ne dissimulent pas la désespérante pauvreté musicale et le caractère stéréotypé.

Fort heureusement, tandis que prolifère cette “soupe” tape-à-l’œil, de véritables talents jazziques s’appliquent à utiliser les connaissances techniques et musicales acquises dans les écoles de jazz pour créer des formes nouvelles, souvent complexes mais ancrées dans la tradition, et qui constituent la vraie renaissance du jazz aujourd’hui, le véritable souffle jazzique contemporain.

En Belgique, cette renaissance reste limitée – au niveau du jazz vécu – à une échelle assez réduite. Pourtant, dans la toute dernière génération apparue sur nos scènes, quelques jeunes musiciens semblent décidés à emboîter le pas aux nouveaux géants, qu’ils côtoient d’ailleurs périodiquement à New York même. Pour le reste, le champ jazzique belge reste partagé en quatre ou cinq grandes zones stylistiques générales :

      1. la zone “revivaliste” (New Orleans, Dixie…) qui garde ses adeptes en dépit des modes, mais qui fonctionne le plus souvent en circuits fermés (clubs et festivals propres) ou se crée une place lors de grandes manifestations populaires. On connaît peu de solistes de cette catégorie dans laquelle le groupe l’emporte sur la prouesse individuelle ; Dixie Stompers, New Dixie, College Band, Ready Jazz Band, Jeggpap N-O Band, etc. ;
      2. la zone “libertaire” dont le seul point commun avec la précédente est une relative marginalité par rapport au champ jazzique central : le free et ses succédanés ont toujours trouvé plus d’adeptes du côté flamand que du côté francophone; les Free Festivals d’Anvers et de Gand demeureront comme d’importants épisodes de la saga free. Lors des stages donnés à Liège et Bruxelles par Lacy, Centazzo, Morris, prolongés par la classe d’improvisation régulière de Garrett List, se sont néanmoins révélés certains tempéraments libertaires particulièrement créatifs parmi lesquels on notera le percussionniste Pierre Berthet, capable du délire sonore le plus éclaté comme d’un travail polyrythmique complexe ;
      3. la zone “bop” (au sens large du terme : mainstream moderne, c’est-à-dire englobant be-bop, cool, hard-bop, néo-bop, etc.) où se mêlent les vétérans (Pelzer) et les jeunes musiciens, ceux-ci s’efforçant selon les cas de réinvestir une tradition (Houben jouant en quartette avec Wissels, Van de Geyn, Pallemaerts ; Peter Vandendriessche jouant Parker et Adderley ; Johan Clement, etc.) ou de l’enrichir d’éléments empruntés à d’autres courants plus “modernes” (Vaiana, Legnini, Erwin Yann…) ;
      4. la zone “fusion” heureusement peu représentée dans sa frange commerciale et où rivalisent de punch et de virtuosité surtout des bassistes et des guitaristes : Hatzigeorgiou, Vanderstraeten, Pirotton, Lognay… , qui jouent également dans la sphère “bop”, avec aux marges de cette zone et de la zone “libertaire” le travail déjà cité d’ un Trio Bravo (sans guitare et sans contrebasse !) ;
      5. la zone “middle-jazz” représentée par quelques grandes formations (Brussels Glenn Miller Orchestre, Jazz de Liège, Jazz Club de Wégimont, West Music Club, etc.) et par un franc-tireur perpétuant la tradition du swing en petite formation, Michel Dickenscheid, élève de Raoul Faisant.

Cette division en cinq zones ne doit pas masquer la prédominance, chez nous, de la zone bop, contrairement à d’autres pays d’Europe favorisant prioritairement d’autres types de jazz.

Le “Jazz-Mode” : tremplin ou cul de sac ?

Tout ne va pas bien pour le jazz belge d’aujourd’hui, c’est entendu ; il reste que les années noires, les années de trou sont incontestablement “derrière”. Au désert jazzique des années 1960-1975 a succédé une situation sinon brillante, du moins riche en tentatives et en réussites diverses. S’il reste très difficile pour un jazzman de vivre de sa musique – quoique la nouvelle réalité de l’enseignement du jazz ait d’ores et déjà débloqué quelques situations – le jazz occupe aujourd’hui une place plus importante dans la sphère culturelle.

Dexter Gordon dans le Round Midnight de Bertrand Tavernier (1986) © Little Bear

On assiste même depuis un an ou deux à l’éclosion d’une curieuse mode “jazzy” dont on ne sait trop s’il faut s’en réjouir ou s’en inquiéter. Le succès considérable de Round Midnight et de Bird [N.B. 36 : Films dus respectivement à Bertrand Tavernier et à Clint Eastwood], l’engouement “accidentel” pour Nina Simone (après qu’une de ses vieilles chansons eut été utilisée dans un spot publicitaire), le triomphe de Bobby Mc Ferrin, dont le Don’t worry, be happy a grimpé jusqu’aux sommets des Charts, la présence fréquente de saxophones (l’instrument jazzy par excellence) dans les publicités, l’utilisation par quelques vedettes de variété ou de rock de grands solistes de jazz (Brandford Marsalis et Kenny Kirkland chez Sting, ou… Steve Houben derrière Victor Lazlo), la coloration jazzy du répertoire de quelques autres de ces vedettes (Sade, etc.), et jusqu’à une grande marque de parfums (Yves St Laurent) qui choisit pour un nouveau produit, lancé à grands renforts de publicité le nom de Jazz… Autant de faits troublants dont il ne faudrait pas trop vite déduire un bénéfice immédiat pour le jazz : si Round Midnight ou Bird ont pu faire découvrir un monde nouveau à plus d’un auditeur-spectateur, les diverses couleurs jazz actuelles n’ont pas accru considérablement la vente des disques de jazz ni la
fréquentation des clubs…

Il semblerait même qu’aujourd’hui, comme pour le dixieland ou le free, on assiste à une marginalisation (façon de parler !) des amateurs de “fusion” par rapport au champ jazzique général : les adorateurs de Kenny G et autres demi-dieux de la paillette – par ailleurs très bons instrumentistes – n’ont bien souvent qu’indifférence voire – comble d’ironie – mépris pour Coltrane ou Parker ; même Michael Brecker (sans qui tous ces faiseurs de musiquette n’existeraient tout simplement pas) n’a plus la cote pour cette nouvelle classe de pseudo-jazz fans.

Si l’on est en droit de rester sceptique quant aux effets bénéfiques de la mode jazzy, ne peut-on pas aller jusqu’à se poser la question inverse : cette mode ne risque-t-elle pas de donner du jazz une image superficielle et une connotation de variété dont il n’a eu que trop de difficultés à se défaire dans le passé ? Et par ricochet de donner du jazz (le “vrai” dans le sens le plus large du terme, de King Oliver à Wallace Roney, de John Scofield à Charlie Christian, Django Reinhardt, René Thomas ou Bill Frisell) l’image d’une musique du passé, presque désuète aujourd’hui ? Ces questions n’ont évidemment pas de réponse toute faite : seul le recul permettra sans doute de mesurer les conséquences, positives ou négatives, de cette mode “jazzy” qui touche le jazz belge comme le jazz international.

Dix ans avant l’an 2000, le champ du jazz en Belgique

On se souvient que Bruxelles fut jadis avec Paris et Londres une des trois premières capitales “hot”. Bien d’autres pays d’Europe ou d’Asie (Japon) ont aujourd’hui rejoint et dépassé la Belgique en ce qui concerne l’intérêt consacré au jazz. Néanmoins, la Belgique garde une place considérable dans l’échiquier jazzique, place dont le relief est un peu étonnant si l’on s’en tient aux dimensions de notre pays. Auréolée d’un passé au bout du compte prestigieux (les disques de Jaspar et Thomas se vendent à prix d’or au Japon), la Belgique propose aujourd’hui, on l’a vu, une sérieuse brochette de solistes de classe internationale. Ses infrastructures, encore insuffisantes certes – surtout du côté francophone – ont commencé à se mettre en place. Quels sont les éléments marquants qui ont enrichi le champ jazzique belge ces dernières années ? Sur le plan des festivals, l’apparition du Belga Jazz festival d’automne est l’événement majeur ; son affiche prestigieuse, souvent comparable à celle des grands festivals voisins, permet une reconnection périodique avec les géants et leur musique. Le Middelheim anversois le suit en importance, et les festivals de Gouvy, Ostende, etc., ont repris du poil de la bête tandis qu’au sud du pays, un nouveau venu, le Gaume Jazz Festival perpétuait la tradition des festivals “au vert”.

Si le Séminaire de Jazz du Conservatoire de Liège n’a pas survécu, c’est aujourd’hui dans les programmes mêmes du Conservatoire de Bruxelles que s’inscrit le jazz… Il est clair qu ‘il aura sa place demain dans toutes les écoles de musique du pays dignes de ce nom.

Sur le plan discographique, Igloo reste le label principal du jazz belge ; mais il est rejoint aujourd’hui par B. Sharp (sous lequel sont sortis notamment des albums et des CD de Guy Cabay, Jacques Pirotton, Steve Houben, etc.), Jazzclub (dynamiquement mené par Véronique Bizet), ou September (Deborah Brown, Jack Van Poll, Philip Catherine, etc., mais aussi Jean Toussaint par exemple).

Le problème de la distribution reste crucial [N.B. 37 : Cf. à ce sujet le dossier paru dans le numéro 4 de la revue Jazz Time] ; malgré un regain d’intérêt pour le jazz lors de l’arrivée du compact-disc, les grandes firmes ne font guère d’efforts pour promouvoir le jazz, la grosse majorité des labels jazz étant laissée aux soins de petites firmes (exemplaires et méritoires mais aux moyens limités) comme Baltic, Dureco ou Doremi. Neuf fois sur dix, mal informés ou indifférents, les disquaires ne se risquent guère à encombrer leurs bacs de disques de jazz. Reste le travail efficace des médiathèques (nationales ou provinciales) qui assurent certes une part importante de la diffusion mais qui ne peuvent suffire à combler LA carence majeure : dans un monde hypermédiatisé, le jazz n’est pas encore arrivé à s’imposer dans l’audiovisuel, sinon à des heures d’écoute minimale. L’improviste ou Nocturne Jazz gardent le flambeau, fort heureusement mais il reste que le public n’a guère d ‘occasions d’entendre du jazz, donc n’y est que peu ou pas sensible, donc etc. Le rôle des “propagateurs” reste aujourd’hui plus que jamais de briser ce mur du silence et de vaincre ce cercle vicieux. Les chroniques régulières rédigées pour des périodiques de grande audience par des spécialistes comme Marc Danval, André Drossart, Guy Masy, etc., sont à cet égard exemplaires. En télé, s’il n’y a toujours sur aucune chaîne francophone une émission régulière de jazz qui soit un peu plus qu ‘une retransmission de concert, on peut estimer qu’un premier pas a été fait avec la diffusion sur Télé 21 en 1988-1989 de plusieurs programmes achetés aux télés étrangères ou enregistrés par la RTBF (Toots, Chet…) et avec la reprise par la BRT de So What. A quand une vraie émission de jazz, avec des séquences en direct, des retransmissions, des infos, des documents d’archives – qui pourrissent en ce moment par centaines dans les caves ertébéennes – bref une émission qui rende au jazz son statut de musique vivante ? Lors de l’apparition des radios libres il y a une petite dizaine d’années, on a vu naître des dizaines d’émissions de jazz, dont certaines extrêmement bien conçues… Mais dès que lesdites radios ont pris de l’extension et ont fait prévaloir les problèmes de rendement et de taux d’écoute sur leurs objectifs de diffusion culturelle, ces émissions ont été supprimées les unes après les autres !

De plus en plus, il apparaît que les défenseurs du jazz doivent se prendre en charge eux-mêmes et assurer leurs arrières en créant leurs propres institutions. Ce phénomène a pris une ampleur particulière ces derniers temps : un nombre impressionnant d’A.S.B.L. font aujourd’hui swinguer le Moniteur. Qu’elles recouvrent des activités de grande envergure (comme Jazztronaut qui, sous l’égide de Jean-Michel de Bie, organise le Belga et la plupart des grands concerts de Bruxelles) ou qu’elles assurent un suivi dans l’activité jazz d’une région, elles sont la preuve de la vitalité de la sphère jazz en Belgique en 1990. Jusqu’au vieux Hot Club de Belgique qui a refait surface…

Au sein de ces associations, les successeurs des Bettonville, de Radzitsky, etc., s’affairent pour que le jazz gagne en organisation._ Quelques pièces maîtresses du puzzle manquent encore mais les choses bougent : ainsi, parallèlement aux organes des associations Jazz Streets, Journal des Lundis d’Hortense, etc., vient d’apparaître pour la première fois depuis très longtemps une revue de jazz en Belgique, Jazz in Time. Et l’on se met à espérer qu’à l’instar de la Communauté flamande, la Communauté française de Belgique puisse disposer, au plus haut niveau de son Exécutif d’un “Homme du Jazz” qui coordonnerait et… subsidierait ces différents foyers d’activité !

CODA : le jazz et la question de Jalard

Au terme de ce survol de l’histoire du jazz en Belgique, s’il apparaît clairement qu’il existe une dynamique jazzique solide dans notre pays, il est tout aussi évident qu’on ne saurait parler vraiment d’un “Jazz Belge” autonome et spécifique, même si dans la dynamique même et dans une certaine approche globale du phénomène jazz, il est possible de discerner certaines particularités. Contrairement à certains pays qui semblent s’être spécialisés dans un créneau stylistique particulier, la Belgique semble bien être un pays de tous les jazz, centré toutefois, on l’a vu, sur le “mainstream bop”. Nos meilleurs représentants s’expriment dans l’idiome parkerien et post-parkerien, mais leurs voix n’en sont pas moins personnelles : c’est là le miracle du jazz qui du même coup crée l’Unique : la sonorité de René Thomas, le phrasé de Bobby Jaspar, sont à jamais inégalables.

© Parenthèses / Epistrophy

Et demain ? Toute interrogation sur le jazz de demain semble devoir passer par un positionnement face à ce qui restera sans doute comme “la question de Jalard”. Il y a quelques années sortait en effet un ouvrage [N.B. 38 : Michel-Claude Jalard, Le Jazz est-il encore possible ?, Parenthèses / Epistrophy] qui résumait à lui seul une espèce d’angoisse latente qui nous rendait parfois sceptiques quant à l’avenir du jazz. La profonde intelligence de l’auteur devait lui valoir l’approbation et l’adhésion de bon nombre de commentateurs et de musiciens. La thèse de Jalard (en un mot, l’ère des grands créateurs est terminée : le jazz est devenu, comme la musique classique, une musique “de répertoire” que l’on “rejoue” en y apportant certes un peu de soi, et dans laquelle il reste encore beaucoup à approfondir, mais plus rien à créer vraiment), semble pourtant contredite aujourd’hui par cette nouvelle génération de jazzmen américains et européens apparue au milieu des années 80, et qui façonne petit à petit, sous nos yeux, un “nouveau” jazz, profondément ancré dans la tradition mais constituant néanmoins une émergence irréductible et imprédictible [N.B. 39 : Au sens où l’entend Edgar Morin dans sa prodigieuse Méthode, Seuil], bref une “création” !

Il en a été ainsi à toutes les époques, à tous les tournants : à relire les vieux Jazz-Hot des années 40 (avant ce numéro historique dans lequel André Hodeir “révèle” le be-bop aux Français), on a l’impression de lire – en moins argumenté – la thèse jalardienne du classicisme et de la maturité indépassables ! Plus profondément encore, on peut se demander si la thèse de Jalard, si intéressante soit-elle (et elle l’est) n’est pas structurellement “boiteuse”, le jazz étant par essence lié à l’instant et perpétuellement neuf, comme un langage permettant une infinité de créations.

Eh non, l’histoire du jazz n’est pas finie : il est aujourd’hui presque évident que dans la jeune génération, se pointent déjà ceux que les historiens de demain décriront comme les “nouveaux créateurs” de la fin du XXe siècle : Mulgrew Miller, Gary Thomas, Herb Robertson ne sont pas que des “post-choses” ou des “néo-machins” (à moins qu’on n’autonomise ces termes comme on l’a fait pour le hard-bop… ). Si le jazz peut ainsi renaître en phœnix aux différentes périodes de son histoire, c’est que, devenu langage universel, il travaille la prodigieuse matière négro-américaine de base, par métaphores successives, qui sont autant d’émergences successives, donc de Créations. Et rien n’indique que, tant que dure l’Histoire, ce processus doive s’arrêter. Bien sûr, le jazz est encore possible !

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Coltrane à Comblain-la-tour en 1965 © sonuma ; © Anciens de Comblain ; © passiveagressive.dk © Les lundis d’Hortense ; © Jos L. Knaepen ; © Little Bear ; © Parenthèses / Epistrophy ; © Pierre Mardaga | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz en Wallonie et à Bruxelles…

03. SCHROEDER : Les années-lumière (1940-1960)

Temps de lecture : 33 minutes >

Les paradoxes de l’Occupation (1940-1944)

Dès le mois de mai 1940, la Belgique est occupée ; l’idéologie du Reich  semble prête à phagocyter tout ce qui se trouve sur son passage et le jazz peut s’attendre au pire : musique américaine par excellence (si les Etats-Unis n’entrent en guerre qu’en 1941, ils représentent déjà bien avant cette date la “décadence” contre laquelle Hitler et les siens veulent protéger la race aryenne), musique sauvage dont les danses qu’elle déchaîne sont interdites depuis longtemps en Allemagne, le jazz a tout pour se mettre à dos fascistes et assimilés.

Et pourtant… Paradoxalement, pour le jazz, les années d’Occupation se révéleront décisives : au terme de cette période, par ailleurs maudite, les musiciens belges seront entrés de plain-pied dans l’improvisation, une série d’infrastructures se seront affermies et les premières revendications sérieuses d’autonomie pour le jazz seront apparues (autonomie par rapport au monde du show et de la danse auquel il était jusqu’alors inféodé).

Cette contradiction, qui peut paraître choquante, mérite qu’on s’y arrête. Plusieurs éléments peuvent expliquer les étranges mutations que connaît la représentation du jazz pendant l’Occupation.

Symbole des valeurs américaines, pendant quatre ans le jazz sera naturellement celui d’une liberté momentanément perdue ; le symbole de l’espoir aussi (la Libération, on le sent, ne peut venir que d’outre-Atlantique ; inaccessible, l’Amérique n’en devient que plus mythique). Sans pousser les choses à l’extrême, on peut dire qu’entre 1940 et 1944, jouer du jazz (en tout cas en jouer d’une certaine manière – voir ci-dessous) sera presque assimilé à un acte de “résistance”, et ceci davantage encore pour les jeunes musiciens qui ne manqueront pas une occasion de “provoquer” l’occupant (avec plus ou moins de prudence) à l’aide de leur musique [N.B. 17].

N.B. 17 : Une forme de “provocation” qui permet de nuancer les accusations – souvent délirantes et non fondées – portées contre les musiciens confrontés à ce problème et qui n’ont pas réagi de la même manière.

Certaines “Caves” bruxelloises semblent avoir été le repère semi-clandestin de musiciens et de fans venus célébrer le jazz comme on célèbre une messe noire ! A l’inverse, certaines formations professionnelles se verront confrontées au problème crucial du “travail obligatoire” : on a bien trop vite parlé par la suite de collaboration à leur sujet ; il est clair que les orchestres ont joué “pour les Allemands” (dont certains, il faut le préciser, adoraient le jazz !) tout comme les boulangers ont cuit le pain qu’ont mangé ces mêmes Allemands… Ils n’ont fait que reprendre leur travail tout simplement, comme la plupart des autres corps de métier.

Place Flagey, concert à Radio Bruxelles – Zender Brussel, les radios contrôlées par les Nazis en Belgique pendant la Seconde Guerre mondiale. À droite, le chef de l’orchestre Paul Douliez en uniforme de la Waffen SS © Sonuma

Quant au travail obligatoire, s’il y eut effectivement des réquisitions, on ne saurait prétendre que les mouvements et la liberté de déplacement de nos jazzmen appelés à se produire en Allemagne, et particulièrement à Berlin pendant les années noires, aient fait l’objet des normes coercitives appliquées en général aux travailleurs astreints au S.T.O. ! On laissera donc à des voix plus autorisées la responsabilité de trancher entre l’invitation et la contrainte [N.B. 18].

N.B. 18 : Face aux sollicitations allemandes, certains musiciens tergiversent puis, quand il n’y a plus d’autre solution, prennent le maquis ; d’autres finassent à coup de faux papiers ; d’autres encore acceptent, ne pouvant faire autrement, mais jouent un double jeu : ainsi, Stan Brenders, si souvent accusé de collaboration, avait, semble-t-il, une activité régulière au sein de la Résistance. Comment expliquer la politique d’ouverture des nazis ? Certes le jazz, musique “décadente” issue d’un peuple “inférieur”, était considéré par les nazis comme une denrée de rebut. Mais réalistes et astucieux, les hommes de Goebbels avaient imaginé de “réquisitionner” dans les pays occupés les jazzmen belges, hollandais, français, etc. et de les faire jouer à Berlin, essentiellement pour la radio. L’enregistrement de ces prestations jazz, dûment enrobé de messages de propagande, était diffusé en ondes courtes vers l’Angleterre, émissions qui touchaient, paraît-il, un public important…

S’agissant des amateurs de jazz (et de ceux qui le deviennent) qui vivent dans une espèce de vase clos, coupés qu’ils sont du monde extérieur (et notamment des États-Unis, source d’approvisionnement par excellence en matière de disques de jazz), ils ne peuvent que s’en remettre aux musiciens belges (ou français ou hollandais) qui n’ont jamais tant enregistré que pendant ces quatre ans (et qui ne le feront plus avec une fréquence comparable avant une trentaine d’années !) ; certains orchestres belges cotés ont accès aux labels majeurs (Decca, Olympia…) ; d’autres enregistrent pour les petites firmes belges qui apparaissent alors (Rythme, Hot…) ; tous, enfin, ont la possibilité de fréquenter les petits studios où se gravent les acétates, disques en verre et autres équivalents de nos bandes ‘démos’ d’aujourd’hui : ces disques gravés à quelques exemplaires, permettent évidemment aux musiciens de jouer sans la moindre contrainte et c’est sur certains de ces acétates miraculeusement parvenus jusqu’à nous que nous pouvons entendre la musique la plus “osée”.

La danse étant théoriquement interdite [N.B. 19], les spectateurs ont tout loisir de s’intéresser de plus près à la musique pour elle-même et plus comme simple véhicule; le concert de jazz, rarissime pendant les années 30, entre dès lors dans les mœurs 20. De surcroît, l’établissement du couvre-feu oblige parfois les spectateurs de telle ou telle soirée musicale à attendre le matin pour rentrer chez eux (il y eut ainsi des marathons jazziques mémorables).

N.B. 19 : Théoriquement : en réalité, il existe bon nombre de moyens de contourner l’interdit : sans parler des nombreuses dérogations (officielles – pour les asbl par exemple – ou officieuses – lorsqu’’un officier allemand manifeste lui aussi 1’envie de se défouler !). Le plus simple consiste à munir le portier d’une sonnette qu’il agitera lorsque s’approchera un individu suspect : avec une rapidité exemplaire, les danseurs se retrouvent alors assis sur leur siège, écoutant avec un sérieux confondant une musique soudain étrangement radoucie ! Mais le détour le plus courant et le plus efficace est peut-être l’instauration des fameux ‘cours de danse’ sous couvert desquels ont lieu des après-midi ou des soirées dansantes. Pour être juste, il faut bien dire que parfois, les conséquences de cet interdit jeté sur la danse ont eu des effets ‘pernicieux’ : privés du support ‘danse’, certains orchestres augmentèrent d’autant le côté ‘show’ de leurs prestations, à grand renfort de sketches et de bouffonneries…

Autour du “jazz pur”

L’expression “jazz pur” ne date pas des années 40 ; mais c’est à cette époque qu’elle prend tout son sens et que son emploi se généralise avec le souci de bien distinguer le jazz en tant que tel de ses avatars et de ses “ersatz”. Le jazz devient en réalité l’enjeu de passions désormais particulièrement agissantes. Le pianiste allemand de variété Peter Kreuder se produisant en concert en Belgique au début de l’Occupation, se fera siffler et huer par une bande de jeunes “zazous” réclamant à corps et à cris : “Du jazz ! Du jazz ! Du jazz !”.

Prises en charge par ces nouveaux passionnés, les infrastructures jazz vont prendre un essor important : ainsi le Jazz Club de Belgique et le Hot Club de Belgique ouvrent sections sur sections, tandis que d’autres petits cercles se constituent surtout dans les grandes villes : certains d’entre eux (Rythme Futur à Liège par exemple) publient déjà un bulletin de liaison qui prépare la parution, dès 1945, de revues de jazz proprement dites. Et pour rester dans le domaine des écrits, il faut signaler la sortie, en plein milieu de l’Occupation, de plusieurs livres belges consacrés au jazz : Notions élémentaires sur le jazz (1940) du Verviétois Paul Edward (Paul Pirard), Essai sur le jazz (1942) de l’écrivain Léon Thoorens, Apologie du jazz (1944) de Bernhardt et De Vergnies, et quelques autres…

Ces ouvrages se situent en général dans l’optique d’une valorisation esthétique du jazz ; sur base des méthodes musicologiques classiques, on définit vaille que vaille les composantes du jazz, achoppant à tous les coups sur la notion de swing dont seules des définitions métaphoriques peuvent rendre compte. Parfois, on peut lire entre les lignes, ou de manière quasi explicite, des allusions “politiques” relativement hardies : ainsi, lorsque Thoorens déclare que “l’esprit du jazz ne pourra jamais se plier à la tournure d’esprit germanique“, c’est bien de “résistance” qu’il s’agit (le jazz ne se pliera pas, sous-entendu nous non plus !). La diffusion et la défense du jazz ont maintenant leurs leaders attitrés ; même si leurs noms n’apparaissent avec régularité qu’à la Libération, Carlos de Radzitsky, Albert Bettonville, Jean de Trazegnies, Julien Packbiers, Nicolas Dor, etc. sont déjà sur la brèche pendant l’Occupation ; des conférences sont organisées, les tournois se multiplient, les disques rares se vendent au marché noir…

N.B. 20 : Concerts dont, ici encore, les musiciens “locaux” partagent la vedette avec les orchestres français (Helian, Ventura…) ou hollandais (Ramblers), le point d’orgue de ces échanges étant la venue de Django Reinhardt en Belgique en 1942.

Vous avez un beau chapeau, madame !

Parmi les musiciens, il s’en trouve plus d’un qui s’activent dans le même ordre d’idées à produire une musique aussi proche que possible de l’original. Les chefs d’orchestre les plus “jazz” (les moins “show”) ont à cœur d’avoir au sein de leur formation un “copiste” de première force : celui-ci, l’oreille rivée au poste de radio, guette sur Radio Londres l’air ou l’arrangement nouveau qu’il va ensuite s’échiner à retranscrire, d’oreille. C’est ainsi qu’en pleine Occupation, certains thèmes américains récents (Take the A Train d’Ellington par exemple) apparaissent au répertoire des big bands… Afin d’échapper à la censure allemande – qui , dès 1941 , touche tout ce qui est de près ou de loin américain – les musiciens s’ingénient à trouver de nouveaux titres qui sont, soit la traduction du titre anglais, soit le plus souvent, une francisation loufoque proche phonétiquement du titre original : ainsi, et parmi bien d’autres, Beguine the Beguine devient La Divine Béguine, Honeysuckle Rose devient Rose Chèvrefeuille, St Louis Blues devient La Tristesse de St Louis, Hi-de-Ho devient Vous avez un beau chapeau madame, Blue Moon devient Lune Bleue, Peanuts Vendon devient Le marchand de cacahuètes, voire Limehouse Blues qui, à Liège, pour les jeunes zazous de la Session d’une heure deviendra La Blouse de la Maison des Limes !

Tous ces airs apparaissent également au répertoire de trios ou quartettes vocaux, formules qui connaissent alors un succès considérable : en Belgique, on en dénombre une petite dizaine au centre desquels se distinguent le trio de Bob Jacqmain et celui de Gaston Houssa. Invitées à Paris lors d’une Semaine du music-hall belge en France, ces deux formations se réuniront bientôt pour former un ensemble de plus grande envergure : Les Voix du Rythme. Souvent, ces formations vocales se joignent lors de galas ou de séances d’enregistrement à l’un ou l’autre grand orchestre au sein duquel ils font figure d’attraction.

Mais la figure marquante de cette nouvelle génération est un saxophoniste et, pour la première fois, c’est hors de la capitale que les jeux seront joués : peu connu à Bruxelles avant qu’il ne vienne s’y installer en 1945, le saxophoniste en question sera le prince des nuits liégeoises dès 1941-1942. Et quelles nuits ! Raoul Faisant – c’est de lui qu’il s’agit – est un personnage hors du commun dont l’amour de la musique conjugué à un talent peu banal font un type nouveau de musicien : Faisant, quoique professionnel, ne se pliera jamais à la discipline des grands orchestres ; l’important pour lui est de jouer, d’improviser… Et c’est ce qu’il fait ! Il devient bientôt le roi des temples liégeois d’alors (le Mondial, l’Observatoire…), tandis qu’autour de lui gravite un noyau swing particulièrement efficace (le guitariste Roger Vrancken, le trompettiste Jean Evrard, etc.), sa démarche et sa conception de la musique vont lui attirer la sympathie, puis l’admiration inconditionnelle de jeunes gens hors du commun eux aussi. Ces jeunes gens vont tout apprendre de celui qu’ils appelleront plus tard “le Père” : et cette filiation à elle seule devrait valoir à Faisant d’occuper une place de choix au panthéon jazzique.

René Thomas © Free Sound

Parmi ses jeunes disciples, on trouve d’abord le pianiste Maurice Simon, technicien hors pair, et un jeune guitariste, fou de Django, qui s’appelle René Thomas ! Simon et Thomas, qui choisissent le professionnalisme dès les premières années de l’Occupation, entreront dans l’équipe de Faisant, avec lequel ils se produiront notamment aux Pays-Bas où ils feront forte impression.

Mais bientôt, issus d’un tout autre milieu, quelques étudiants passionnés de jazz – un jazz qu’ils écoutent à longueur de nuit via disques et radio – subissent eux aussi le “choc Faisant” : à travers portes et fenêtres de ces night-clubs dont leur jeune âge leur interdit l’accès, ils ne perdent pas une note de la musique généreuse du Maître. Leurs noms : Jacques Pelzer, Bobby Jaspar !

Si l’on ajoute que, quelques années plus tard, Sadi et Francy Boland seront eux aussi les disciples de Faisant, on mesure l’importance du personnage : Toots Thielemans et Benoit Quersin exceptés, tous les futurs maîtres du jazz moderne en Belgique sont d’abord passés par l’école Faisant.

En fait, le champ du jazz s’élargit considérablement à cette époque : ainsi, à l’opposé de l’hypercommercialisme de certains orchestres tablant de plus en plus sur le show, on trouve désormais de petites formations de “jazz pur”. Entre les deux, l’immense majorité des orchestres voyagent toujours du jazz à la variété. Les grands orchestres, en vogue pendant les années 30, sont dissous au début de la guerre puis se reconstituent petit à petit et occupent à nouveau le devant de la scène (même si – voir ci-dessous – ils doivent le partager maintenant avec certaines petites formations). Brenders, Candrix et Omer restent les “trois grands” (les deux premiers auront d’ailleurs en 1942 le privilège d’enregistrer avec Django Reinhardt) mais sur leurs talons, on trouve désormais d’autres phalanges de valeur. Les big bands de Bobby Naret, Jack Kluger (Jay Clever), Eddie Tower (Bruxelles) et Gene Dersin (Liège) ont en effet leurs adeptes : tous ces orchestres nous ont laissé une abondante discographie. Profitant de l’intérêt croissant pour le “jazz pur”, les solistes de ces orchestres s’en donnent à cœur joie.

Ces mêmes solistes ont l’occasion de se mettre davantage en valeur en se produisant en petite formation : soit lors des “cours de danse”, soit lors de galas, soit même en studio! Ainsi, Jean Robert, qui continue à travailler pour Jean Omer, est surtout à son affaire au sein de son Hot Trio (avec le pianiste Rudy Bruder et le batteur Jeff de Boeck), Jacques Kriekels, soliste principal de l’orchestre Dersin, aime à swinguer dans les cours de danse, soutenu par la guitare de Fernand Lovinfosse et l’un ou l’autre membre de la rythmique du big band, Albert Brinckhuyzen et Victor Ingeveld sont régulièrement invités à se joindre en “vedette” à certains galas, à certaines jams ; à Liège en 1941-1942, un établissement, dans lequel se produit une petite formation swing, invite chaque semaine un “ambassadeur du jazz” ! La notion de soliste, on le voit, prend consistance, et bon nombre de musiciens travaillent maintenant dans le sens de l’improvisation et de l’expressivité pure.

Aux côtés des musiciens qui viennent d’être cités, viennent désormais s’ajouter des nouveaux venus : des pianistes notamment (Yvon de Bie, Gus Clark, Gus Decock, etc.) dont les admirateurs considèrent un John Ouwerx comme déjà légèrement dépassé.

Nids de swing  !

Quelle que soit leur importance, le noyau Faisant et le Hot Trio Jean Robert ne sont pas les seuls “nids de swing” de la Belgique occupée. Bon nombre d’autres formations – bien plus connues que les combos du saxophoniste liégeois – produisent désormais un jazz “de chambre” de qualité : ainsi, le Metro Band du batteur Jeff de Boeck (dans lequel se produiront Janot Moralès, Bobby Naret, Vic Ingeveld, Yvon De Bie, Frank Engelen et le tandem rythmique Mersch/Kempf) est sans doute un des orchestres les plus swinguants du pays (le Metro Band, qui a enregistré de nombreux 78 tours, est d’ailleurs le noyau d’où sortira un des trois principaux orchestres de l’après-guerre, les Internationals !).

C’est également aux premiers rangs qu’’il faut situer les petites formations dirigées par Gus Clark (avec notamment Harry Turf (cl, as), Albert Brinckhuyzen (tb), Vic Ingeveld (ts, vin), Jo Van Welter (g) et Gaston Bogaerts (dm) – le futur fondateur des Chakachas !) ; le septette dirigé par le pianiste Rudy Bruder (avec Jean Robert, Jean Omer, Frank Engelen, Jean Delahaut, etc.) ; les petits orchestres de Robert De Kers (Vibraswingers, etc.) dans lesquels apparaissent de futures célébrités comme les pianistes Henri Segers et Léo Souris, ainsi que les saxophonistes Ingeveld, Naret, Rahier et Bayens, les guitaristes Jean Douchamps et Chas Dolne, les batteurs Lucien Poliet et Jackie Tunis, etc. ; plus mondain, le Swingtette de Chas Dolne (David Bee, Bobby Naret, Lou Logist, etc.) qui propose une instrumentation pour le moins originale puisqu’aux saxos et aux instruments rythmiques habituels sont ajoutés une harpe, un célesta, un accordéon et une flûte ; et, last but not least, le Rector’s Club liégeois déjà cité et les formations ayant pour chef le trompettiste Gus Deloof (d’abord avec Naret, Robert, Bruder, De Boeck, etc. puis d’innombrables enregistrements auxquels est associé le nom du Victory Club, avec Harry Turf, Bruder, Léon Demol, etc. et deux vocalistes : l’Américaine Dorothy Carless et l’Anglais Georges Elrick).

Retour aux sources : les premiers signes du Revival

Certains de ces orchestres vont, pendant la guerre, ajouter au répertoire swing habituel, des thèmes et des arrangements empruntés à l’univers néo-orléanais. Ces premières traces du Revival sont plus affirmées encore dans le travail de quelques formations provinciales et tout particulièrement dans celui des Dixie Stompers. En 1941 apparaît en effet sur la scène belge un orchestre originaire, une fois n’est pas coutume, de la région montoise : le nom de cet orchestre sera associé par la suite à celui du trompettiste Albert Langue, mais au départ, c’est le pianiste Jean Leclère qui fait office de leader. Lauréats du 9e Tournoi de Jazz (Bruxelles) l’année de leur formation, les Dixie Stompers seront parmi les premiers à baser l’essentiel de leur répertoire sur la matière orléanaise. Ils deviendront dans les années 50 l’orchestre Dixieland par excellence en Belgique.

© rtbf.be

Le “New Orleans Revival” bat déjà son plein aux Etats-Unis : et c’est à qui retrouvera le plus vieux et le plus édenté des musiciens de l’époque héroïque de la Nouvelle-Orléans. Du même coup, sous l’influence de critiques comme le Français Panassié déjà cité, on réédite les disques les plus anciens et la formule originelle d’improvisation collective (tb-tp-cl : les trois voix orléanaises) devient la règle obligée des puristes. Pendant la guerre, les disques de Johnny Dodds ou de Kid Ory, d’Eddie Condon ou de Bob Crosby s’infiltrent clandestinement en Belgique où des orchestres comme les Dixie Stompers justement – mais aussi à l’occasion, Robert De Kers, Gus Deloof et d’autres formations pros – s’appliquent à en reproduire l’esprit.

La musique orléanaise apparaît également dans le répertoire d’une petite formation liégeoise composée d’amateurs, des étudiants en majorité, qui vont bientôt occuper une place centrale dans le champ jazzique wallon.

Les années d’apprentissage

Issus pour la plupart de familles aisées, ces étudiants, pour qui la musique n’est pas un gagne-pain, peuvent se permettre de jouer très exactement le jazz qui leur plaît, au-delà de toutes considérations commerciales. Boulimiques dévoreurs de disques, ils s’imprègnent de l’esprit des grands solistes américains, tandis que, sur le terrain, ils prennent, on l’a vu, Raoul Faisant et son clan pour maîtres à jouer. Formée vers 1939 déjà, la Session d’une Heure (One a.m. Session) compte en son sein des musiciens de qualité (comme le clarinettiste Roger Classen) fortement sensibilisés par le Revival et qui cherchent à orienter l’orchestre dans ce sens : au répertoire de la session (dont la composition orchestrale est celle des orchestres dixie-N.O.) on trouve ainsi quelques standards orléanais (When the saints, etc.) et de nombreux blues. Mais, faisant pendant à cette volonté revivaliste, s’imposent aussi et surtout des compositions de Django Reinhardt, d’Ellington, et d’une manière générale, les thèmes joués par les petites formations swing américaines (Teddy Wilson, Goodman, etc.). C’est dans ce créneau que se sent le plus à l’aise le saxophoniste du groupe, un certain Jacques Pelzer. Influencé par Johnny Hodges et Benny Carter, Pelzer a assimilé, à force d’écoutes, le style et le son de ses maîtres, comme en témoignent les quelques acétates enregistrés par la Session et fort heureusement préservés.

C’est en entendant la Session d’une Heure, dit la légende, qu’un autre étudiant liégeois, Bobby Jaspar, décide de se consacrer au jazz. Avec Pierre Robert et André Putsage, ils montent dès 1944 un combo auquel ils donneront bientôt le nom de Bob-Shots et qui sera le premier groupe belge de la période suivante.

Jean Thielemans quand il n’était pas encore Toots… © KBR

A la même époque, à Liège et en tournée, René Thomas travaille déjà aux côtés de Raoul Faisant ; à Namur, Sadi fait ses premiers pas au xylophone puis au vibraphone, Christian Kellens joue de l’harmonica dans de petites formations amateurs, et Jean Fanis s’y familiarise avec le phrasé pianistique jazz ; à Bruxelles, un jeune guitariste nommé Jean Thielemans enregistre ses premiers acétates (en 1943) tandis que Benoit Quersin découvre Art Tatum ; à Anvers enfin, un débutant, Jack Sels se mêle à la fin de la guerre au milieu jazz. Bref, presque tous les futurs géants du jazz belge connaissent alors leurs années d’apprentissage et se préparent à une “prise de pouvoir” qui aura pour cadre la Libération et les années américaines.

Au cœur même de leur démarche figure déjà la grande thématique qui préludera, quelques années plus tard, à la prise d’autonomie du jazz en tant que forme artistique indépendante de la danse et du show, celle de l’authenticité. Qu’elle désigne le retour aux sources ou la conquête de l’expression, individuelle par l’improvisation et collective par le swing, c’est cette authenticité qui motive la passion naissante des musiciens et celles des propagateurs ; c’est cette authenticité qui fera bientôt chavirer l’Histoire du jazz.

L’Heure américaine

A l’issue de la première guerre mondiale, le jazz, qui avait fait irruption en Belgique en même temps que les troupes américaines, était rapidement devenu la musique à la mode. Le phénomène se reproduit quelques 25 ans plus tard : en septembre 1944, les Américains débarquent sur le sol belge, après quatre années d’occupation allemande pendant lesquelles le drapeau étoilé a été pour beaucoup un objet de fantasme libérateur et d’attente proprement mythique. Lorsque le mythe se fait réalité, la Belgique (en tout cas la Belgique urbaine) entre sans transition dans l’ère américaine. Entre le chewing-gum, les bas-nylon et les Lucky-Strike, le jazz est bien entendu de la fête, même si ce succès soudain se révélera, en réalité, comme tout phénomène de mode, superficiel et éphémère.

“This record is the property of the War Department of the United States and use for radio or commercial purposes is prohibited” © Dominique Sijs

Une impression de profusion se dégage de ces années d’après-guerre : profusion de disques (notamment les fameux V-Discs, que les Américains sortent par dizaines de leurs valises, témoins privilégiés d’une ère discographique désertique) ; profusion de partitions (les vraies, non plus ces transcriptions approximatives notées au vol lors des retransmissions radiophoniques par les “copistes” des orchestres belges) ; profusion d’accessoires pour instruments, anches, cordes, embouchures, etc. ; profusion surtout d’engagements pour les orchestres et les musiciens !

La plupart des villes belges de quelque importance sont atteintes par le virus, même si déjà se (re)dessine la prédominance de Bruxelles, Liège et Anvers et pour la “saison”, celle des villes de la côte, Blankenberge en tête. Mais l’originalité de cette période, en ce qui concerne les engagements, tient en un mot : Welfare ! Les tournées Welfare font le tour des cantonnements américains, y compris au front (car à l’Est, la guerre n’est pas finie… ).

De “restcamps” en “officer’s clubs”, des contingents entiers de musiciens belges, revêtus de l’uniforme U.S. et porteurs du badge “Special Service” vont jouer pour les G.I.’s la musique de leur propre pays (quand ceux-ci ne réclament pas à cor et à cri La Vie en Rose ou La Valse brune, ce qui arrive fréquemment).

Les camps portent des noms de villes américaines : Détroit, Memphis, Baltimore… et nos jazzmen, quelque peu euphorisés, ont un peu l’impression de traverser les Etats-Unis de part en part. Ces tournées emmèneront certains orchestres jusqu’aux extrêmes limites de la zone U.S. ; ainsi, à Plsen, en Tchécoslovaquie, Léo Souris, Roger Classen, Jacques Pelzer, “Bodache” et quelques autres se retrouvent dans le no man’s land qui sépare les Américains des Soviétiques!

Si nos jazzmen ont pour mission de distraire les soldats américains, ceux-ci comptent des musiciens dans leurs rangs. Pas de grands noms certes, mais n’importe quel guitariste un peu doué et américain fait aussitôt figure de vedette. Quelques noms sont parvenus jusqu’à nous : Tommy Luca (g), le plus marquant, Vic Butler (b), Bernie Hillman (vo), George Porum (cl), Jimmy Eider (ts), Scat Powell (vo), Tony Pacheco (g), James R. Wilson (vin), célèbres pour quelques jours, quelques semaines, quelques mois tout au plus… Dès la Libération, des orchestres militaires américains se sont produits à Bruxelles et à Liège, et bientôt se créent des formations mixtes (belgo-américaines). Les Américains découvrent avec surprise chez leurs partenaires des solistes de grande classe. Les rencontres musicales entre Belges et Américains sont stimulantes et elles se déroulent de manière optimale lors de jam-sessions, presque inexistantes avant-guerre. Appelées plus pompeusement “galas de jazz”, ces réunions marquent un pas supplémentaire vers l’autonomie du jazz, jusqu’alors immanquablement associé à la danse ou au show : à une jam-session, on vient écouter les musiciens ! Et du coup, on commence à s’intéresser davantage aux solistes qu’au chef d’orchestre (par définition, absent des jams) sur lequel se focalisait l’attention avant-guerre. Les grands orchestres sont en perte de vitesse et le jazz deviendra surtout l’affaire de petites formations constituées d’un ou deux solistes accompagnés d’une rythmique.

Les big bands, s’ils participent au début à la fébrilité ambiante (en 1944 surtout), vivent en fait leurs dernières années. La “carte” des grandes formations belges a subi de sérieuses modifications par le seul fait de la Libération : les trois orchestres-vedettes qui tenaient le devant de la scène pendant l’Occupation (Stan Brenders, Fud Candrix, Jean Omer) sont momentanément rayés du paysage (seul Candrix réapparaît en 1945 mais à la tête de petites ou moyennes formations). Les principaux big bands en activité entre 1944 et 1946 sont ceux de Gene Dersin (“monté” à Bruxelles et devenu professionnel), Yvon de Bie, Eddie de Latte, Ernst Van’t Hof et Eddie Tower, auxquels il faut ajouter quelques orchestres de la région liégeoise (Oscar Thisse, Henri Spadin…), et l’orchestre hollandais The Ramblers qui séjourne longuement à Bruxelles en 1945 avec dans ses rangs quelques musiciens belges : Victor Ingeveld, Albert Brinckhuyzen… La plupart de ces orchestres se produisent avec un chanteur ou une chanteuse en vedette (les vocalistes les plus demandés sont Nick Power et Bill Alexandre, et chez les femmes Martha Love, Luce Barcy, Tohama et Malou Honay). Portées davantage, au départ, sur Glenn Miller que sur Count Basie, ces formations joueront un répertoire de moins en moins jazz au fil du temps et, après 1947, on peut estimer qu’il n’y a plus un seul grand orchestre de jazz en Belgique. Les solistes – qui en 1944 pouvaient encore placer quelques chorus au sein des big bands – se retrouvent au centre de petites formations !

Quelques combos dominent la scène entre 1944 et 1949. Les Internationals de Jeff de Boeck (Victor Ingeveld, Albert Brinckhuyzen, Janot Moralès…), les petites formations de Gus Deloof (avec Harry Turf, Rudy Bruder, etc., puis plus tard Raoul Faisant, Sadi, Toots Thielemans… ) et de Robert de Kers (Toots Thielemans, Jean Robert, Fernand Fonteyn…) et les quartettes de Raoul Faisant (avec Sadi, Jean Fanis, etc.) tiennent le haut du pavé. Composées des meilleurs solistes belges de l’époque, ces formations s’inscrivent dans la lignée “swing”, avec de fréquentes incursions dans le boogie-woogie, spécialement prisé par les pianistes (Rudy Bruder, John Ouwerx, Gus Decock, Raoul Spitaels, etc.). Parfois l’influence du courant “revivaliste” (retour aux sources du jazz, le style New-Orléans) passe chez les mêmes musiciens ; certains “All-Stars” (comprenant Ingeveld, Ouwerx, etc.) enregistrent des thèmes orléanais (Tin Roof blues, Dippermouth blues…) avec ce souci d’authenticité propre aux adeptes du Revival. (Pour rappel à Mons, un orchestre, né en 1941, va connaître une longévité tout à fait étonnante en milieu jazz en se consacrant à cette musique New Orleans/Dixieland : les Dixie Stompers).

Ce “retour aux sources” est significatif du bouleversement profond que traverse le jazz à cette époque, alors que bon nombre d’orchestres s’enlisent dans le commercialisme. Ceux pour qui le jazz est autre chose qu’un divertissement comme un autre, un support pour la danse ou, pire, une erreur de jeunesse, expriment dans le Revival une double revendication d’autonomie et de reconnaissance artistique. C’est le cas de la majeure partie des jeunes musiciens qui terminent, au milieu des années 40, leur apprentissage au côté des aînés. Ainsi, Bobby Jaspar, Jean Thielemans (il ne s’appellera Toots que bien plus tard), René Thomas, Jacques Pelzer, Sadi, n’ont que mépris pour la musique alimentaire. Quand l’heure du choix aura sonné, ils opteront tous, quoi qu’il leur en coûte, pour un jazz sans concessions.

En attendant, ces jeunes, déjà porteurs d’un important bagage musical, entretenu par une écoute intensive de disques américains, se retrouvent en Belgique au centre des trois noyaux qui vont déterminer l’avenir du jazz, Bruxelles, Liège, Anvers. A Bruxelles, Toots, Herman Sandy (tp), et quelques autres sont réunis dans un petit orchestre qu’ils appellent le Jazz Hot ; à Anvers, le saxophoniste Jack Sels travaille avec des musiciens comme Roger Asselberghs, tandis qu’à Liège, Bobby Jaspar, Jacques Pelzer, Sadi, André Putsage, Pierre Robert et leur “clan” se lancent dans l’aventure des Bob-Shots. Dès le départ, des échanges existent entre ces trois cercles dont l’ensemble forme la relève.

Mais les musiciens ne sont pas seuls à défendre le jazz : le Jazz Club de Belgique, le Hot Club de Belgique (dans une moindre mesure l’Onyx Club, association corporatiste surtout préoccupée de la défense du métier de musicien) et quelques autres infrastructures de ce type revendiquent (pour le jazz) autonomie et reconnaissance artistique. Des revues de jazz apparaissent : Jazz (13 numéros, de mars à novembre 1945) ; Hot Club Magazine, organe du Hot Club de Belgique, qui prend la relève de Jazz et se maintient de janvier 1946 à août 1948 (29 numéros) avant d’être absorbée par le Jazz Hot français (deux ou trois pages dans chaque numéro) de novembre 1948 à octobre 1956 ; en province également, d’éphémères périodiques voient le jour : Jazz News à Liège (dès avril 1945), Rythme Futur qui existait déjà à Liège en 1944 ; puis plus tard, Swingtime à Verviers, etc. Incroyable mais vrai, dès 1948, on envisage d’ouvrir une classe de Jazz au Conservatoire de Bruxelles [N.B. 22] ! Des pétitions circulent, réclamant plus de jazz sur les ondes nationales ! De cette marée revendicatrice émergent quelques noms : ceux des “propagandistes”, des “prophètes”, sans qui le jazz ne serait peut-être encore qu’un folklore. D’articles en conférences ou en émissions de radio, ils répandent la “bonne nouvelle” : Carlos de Radzitsky, Jean de Trazegnies, Yannick Bruynoghe, Albert Bettonville à Bruxelles, Nicolas Dor, Jacques Linze, Jacques Meuris, Cyril Robert à Liège, tous poursuivent l’œuvre entreprise vingt ans plus tôt par un autre belge, Robert Goffin, le grand découvreur. Sous leur impulsion le petit monde du jazz s’organise, mais en même temps, il se referme sur lui-même. On pourrait dire que la rupture avec le grand public génère un élitisme qui à son tour accentue le phénomène de marginalisation du jazz.

N.B. 22 : Il faudra pourtant attendre la fin des années 70 pour qu’une structure d’enseignement du jazz se mette en place.

L’âge d’or – ou soi-disant tel – n’aura duré que deux ou trois ans, pendant lesquels il a été possible de gagner sa vie en jouant du jazz, pendant lesquels le jazz a été en mesure d’assumer ses ambiguïtés structurelles : art et divertissement, musique de danse et d’écoute, expression populaire et langage élitiste !

Be-Bop

La rupture entre le jazz et le grand public devient irrémédiable lorsqu’apparaît un nouveau style de jazz, le be-bop, moins accessible, plus corrosif que le bon vieux swing. Le cercle des aficionados va se restreindre d’autant, mais en contrepartie, le champ du jazz devient plus consistant : avec le bop, le jazz gagne en autonomie et en personnalité ce qu’il perd en audience.

Thelonious Monk, au Minton’s, avec Howard McGhee, Roy Eldridge et Teddy Hill © Library of Congress

Le bop est né à New York, au début des années 40, des recherches conjointes de quelques musiciens (Charlie Parker, Dizzy Gillespie, Thelonious Monk, Kenny Clarke…) qui poursuivent le travail entrepris par les solistes de l’ère précédente (Charlie Christian, Lester Young, Roy Eldridge, etc.) ; cette filiation n’a pourtant pas été reconnue sur le moment et, comme c’est souvent le cas, une “querelle des anciens et des modernes” a divisé les amateurs de jazz. Cette querelle aura quelques répercussions chez nous, rien de commun cependant avec la virulence de l’affrontement Panassié/Delaunay en France. Le français André Hodeir est un des premiers à comprendre la portée révolutionnaire du nouveau style (cf. Jazz Hot, n° 7, mai-juin 1946) ; mais c’est à un orchestre belge qu’on doit les premières tentatives européennes de domestication du bop : en février 1947, les Bob-Shots (Bobby Jaspar, Jacques Pelzer, Pierre Robert, etc.) enregistrent Oop-bop-sh’-barn de Dizzy Gillespie ! Si ce premier pas demeure hésitant, dès l’année suivante, les Bob-Shots sont devenus les premiers boppers du continent ; Jacques Pelzer (as) et le batteur André Putsage sont les premiers Européens à traduire avec justesse le message de Parker et de Kenny Clarke.

Pour comprendre en quoi l’arrivée du bop donne le coup de grâce à la “popularité” du jazz, il faut se souvenir que la nouvelle musique est en tous points dérangeante : rythmiquement, l’indépendance de la basse et surtout de la batterie enlève au profane les repères indispensables à une consommation distraite du jazz ; harmoniquement et mélodiquement, les accords de passage, substitutions et autres chromatismes, demandent à l’oreille une véritable rééducation et en tout cas un dépassement des automatismes ; psychologiquement, le bop, musique speedée et tortueuse, perturbe davantage qu’elle ne repose ; socialement et idéologiquement, le mouvement bop s’accompagne d’une éthique particulière, revendicatrice et provocante (vêtements, langage, drogue…). On comprend dès lors que les prestations des Bob-Shots aient enthousiasmé Boris Vian autant qu’elles ont fait fuir les danseurs et la majeure partie des auditeurs. Sur quoi va se greffer le boycott des médias (à l’exception de certaines émissions spécialisées ; ainsi, Carlos de Radzitsky est un des premiers programmateurs européens à passer du bop sur les ondes).

En réalité, s’il est vrai historiquement que tout le jazz d’après 1950 remonte en définitive au be-bop, c’est surtout aux mouvements directement enfantés par le bop (cool, west-coast, hard-bop … ) que vont “s’accrocher” les musiciens et une part un peu plus large du public dans les années 50 : le be-bop restera comme une parenthèse fulgurante et comptera très peu d’adeptes en Europe. En Belgique, outre Pelzer et Putsage déjà cités, seuls Sadi, Toots, Jean Fanis et peut-être Jack Sels et quelques autres, ont été à une période de leur vie, des “boppers”. Beaucoup de musiciens, dès 1948, ont beau affubler leur musique du titre de “bebop”; il ne s’agit là que d’un abus de langage. Le mot “be-bop” (qui à l’époque de St-Germain-des-Prés sera même assimilé à une danse n’ayant que très peu de rapport avec Monk ou Parker) est de ceux qui furent- et sont encore aujourd’hui – abusivement galvaudés et aseptisés [N.B. 23] !

N.B. 23 : Pour le grand public, il désignera surtout une danse acrobatique.

Fin d’une illusion

Dès 1948, la mécanique qui avait valu au jazz une certaine popularité dans l’immédiat après-guerre, est bel et bien enrayée. Les Américains se font plus rares (et ceux qui restent sont bien souvent des officiers aux goûts plutôt “corny”). Le public, lui, ne jure plus que par la rumba, et les musiciens professionnels que ne tentent ni la bohème ni l’exil vont se soumettre à cette nouvelle mode ; on voit ainsi des musiciens qui deux ans plus tôt “chauffaient” dans les jams, se mettre à agiter des maracas, affublés de grands chapeaux et de surnoms mexicains dans ces haciendas de banlieue que sont devenus les anciens clubs de jazz ! Contraste d’autant plus frappant que de leur côté, ceux qui restent fidèles au jazz ont presque tous choisi le nouveau jazz, musique d’écoute et de concert, aux antipodes de la variété. C’est ainsi qu’à quelques exceptions près, le style “swing” disparaît purement et simplement de la pratique musicale belge ; pourtant parfois, entre deux cha-cha-cha (dix ans plus tard, ce sera entre deux twists !) on entend monter quelques notes nostalgiques, échos d’une époque révolue.

Qu’on ne se méprenne pas sur le succès de foule que connaissent en Belgique pendant les années 50 les monstres sacrés du Revival, Sidney Bechet en tête : la plupart des jeunes “zazous” ou prétendus tels qui acclamaient Bechet et cassaient les sièges des théâtres, à Bruxelles ou à Paris, allaient devenir, quelques années plus tard, des adeptes de Bill Halley ou d’Elvis Presley et non de John Coltrane ou de Charlie Mingus !

Ce jazz, dès la fin des années 40, est bien devenu une musique d’initiés sinon de “hipsters”, et ses interprètes sont soit des voyageurs aux conditions de vie précaires, soit des semi-professionnels ou des amateurs, qui font du jazz pour le plaisir… après leur journée de bureau !

La condition du musicien, après quelques années d’opulence, d’ailleurs toute relative, devient peu avant 1950 fort aléatoire surtout pour les musiciens de jazz, même si la menace de ces juke-box qui envahissent les lieux traditionnellement employeurs de musiciens est ressentie par l’ensemble de la profession.

Cette situation détermine un premier type d’exil en direction des grandes villes ; et d’abord vers Bruxelles, bientôt le seul refuge en Belgique où l’on puisse encore espérer glaner l’un ou l’autre engagement. Liège, Anvers, Namur, Charleroi, Ostende gardent bien quelques orchestres – neuf fois sur dix, ils n’ont plus rien à voir avec le jazz – mais pas en nombre suffisant pour employer tous les musiciens locaux. C’est donc à Bruxelles que vont se retrouver la majeure partie des musiciens professionnels belges.

Quant aux jazzmen, c’est plus loin encore qu’ils devront chercher du travail : musicien de jazz est une profession qui n’existe plus en Belgique pendant les années 50 ni nulle part en Europe, sauf peut-être à Paris, incontestablement la capitale européenne du jazz à cette époque. Reste évidemment l’Amérique, New York, le mythe… Mais il est clair qu’à chaque étape, un filtrage draconien s’opère : de la dizaine de jazzmen belges qui débarquent à Paris au début de la décennie, seuls Jaspar, Thomas et Boland se feront un nom à New York. Et Toots bien sûr, mais il a sauté l’étape parisienne : en 1948, il est allé une première fois à New York, il a eu l’occasion de jammer aux Three Deuces, un des plus fameux temples new-yorkais. Sans doute le fait d’être sans rival dans sa catégorie (l’harmonica) a-t-il aidé Toots à brûler les étapes ; ses collègues en sont encore à ramer à Paris qu’il est engagé par Benny Goodman, aux côtés de Roy Eldridge, Zoot Sims et bien d’autres.

En contraste à cet itinéraire solitaire de l’homme à l’harmonica, nos autres jazzmen restent proches les uns des autres, formant bientôt à Paris une espèce de “colonie belge” qui suscitera plusieurs articles dans les revues spécialisées françaises.

En prélude à leur exil, Bobby Jaspar, Francy Boland, Jacques Pelzer (au sein des Bob-Shots) et Toots Thielemans (à la tête de son trio) se produisent en 1949 au prestigieux Festival de Paris, au même programme que Charlie Parker et Miles Davis ! Remarquable “rite de passage” en fait, même si leur intervention ne laissa pas un souvenir impérissable… Peu de temps après, les dés seront jetés. En 1949, Toots, Sadi, René Thomas sont déjà professionnels depuis un certain temps ; Jaspar et Pelzer, au contraire, viennent à peine de terminer leurs études et se retrouvent avec un encombrant diplôme sur les bras, l’un d’ingénieur chimiste, l’autre de pharmacien, un parchemin dont ils ne savent pas encore très bien ce qu’ils vont faire. Au pied du mur, après une période de flottement (Pelzer ouvre une pharmacie, Jaspar se lance dans les produits de beauté !), ils choisiront le jazz, quoi qu’il en coûte. Jaspar, après quelques tournées sordides en Allemagne, sera le premier, en fait, à s’installer à Paris, en 1950. Débarqueront ensuite Sadi, René Thomas, Benoît Quersin, Francy Boland, Christian Kellens… A partir de ce moment, et pendant de nombreuses années, les plus belles pages du jazz belge s’écriront hors de Belgique !

Tout ce petit monde loge à l’Hôtel du Grand Balcon, entassés à trois ou quatre par chambre s’il le faut. Aux abords de cet hôtel grouille une faune jazzique tout à fait passionnante : musiciens français, suisses, italiens, allemands, désargentés la plupart du temps, et auxquels se mêlent fréquemment des Américains de passage…

Très vite, les membres de la “colonie belge” sont projetés au premier plan de la scène jazz : le big band que Sadi monte pour la Rose Rouge, le quintette de Bobby Jaspar avec Sacha Distel au club St-Germain, la solidité de Benoît Quersin qui devient avec Pierre Michelot un des deux bassistes les plus demandés de la capitale, les performances de Jaspar dans l’orchestre avant-gardiste d’André Hodeir, Pelzer et Thomas faisant les beaux soirs de ces caves où l’on recréait le monde, le talent de Francy Boland pour l’arrangement, ces quelques jalons suffisent à baliser l’itinéraire des musiciens belges au cœur du jazz parisien. Des disques paraissent, aux titres révélateurs eux aussi : New Sounds from Belgium, Bobby Jaspar New Jazz, René Thomas Modem Group, et ce Fats Sadi Cambo qui sera édité aux Etats-Unis sous le label Blue Note !

Mais ce palmarès ne doit pas masquer un autre aspect, beaucoup moins brillant celui-là, de l’exil auquel se sont condamnés les jazzmen belges : même à Paris, vivre du jazz n’est pas le moyen le plus sûr de gagner sa vie! L’époque des vaches maigres a commencé pour les jazzmen qui ont souvent bien du mal à nouer les deux bouts. Et le fait d’appartenir à l’élite ne change rien à l’affaire, ou si peu.

Bobby Jaspar en 1957 © Henri Selmer

C’est pourtant dans une aventure encore plus incertaine que vont se lancer au milieu des années 50 quelques-uns de nos exilés : en avril 1956, Bobby Jaspar, reconnu unanimement par les spécialistes comme l’un des meilleurs sinon le meilleur ténor européen, part pour New York ; c’est aussi à New York que débarque bientôt René Thomas, après un séjour au Canada. Toots Thielemans, membre à l’époque du quintette de Georges Shearing, n’est plus le seul Belge au-delà des mers : un soir, Toots dit avoir découvert dans les toilettes du Birdland un graffiti crayonné à son intention par Jaspar, en plein New York, une ville dont la population approchait celle de la Belgique entière ! Anecdote particulièrement symbolique que Toots ne raconte jamais sans émotion. Francy Boland, après une tournée dans le quartette de Chet Baker, se retrouve lui aussi aux portes de la “Grosse Pomme” (“Big Apple”, surnom donné à la ville de New York) : Benny Goodman, Mary-Lou Williams et bien d’autres auront recours à son talent d’arrangeur. Bref, quatre Belges sur une poignée d’Européens présents à New York dans ces années 50 : un palmarès assez saisissant… On pourrait allonger la liste des exilés des années 50 et 60 en citant les nombreux jazzmen belges qui travaillèrent en Allemagne.

Autonomie et marginalité

En Belgique même, le jazz ne touche plus qu’un public très limité (mais souvent passionné) ; il se voit boudé par le grand public et par les jeunes qui, après un superficiel engouement pour le Revival, ne jurent plus que par le Rock’n Roll : par son accessibilité, le rock, dérivé systématisé du vieux boogie-woogie, contraste tout particulièrement avec le jazz moderne qui, entre-temps, est en train de gagner la “bataille du jazz”. Dans un premier temps, les partisans du Vieux Style, se feront défenseurs patentés du Rock dont la simplicité et la parenté au blues paraissent mille fois préférables au jazz moderne, considéré par eux comme une ennuyeuse élucubration intellectuelle. S’ensuit une confusion cocasse, Robert Latour publiant un article intitulé : Le Rock’n Roll : le Vrai Jazz Moderne, Hampton étant présenté comme “Le Roi du Rock”, les termes “blues” et “slows” étant définitivement amalgamés. Seuls les jeunes fans de rock ne sont pas dupes de cette embrouille : à Herstal, en 1956, les images de Lester Young et du Duke sont huées par un public venu applaudir un film sur Bill Halley !

On assiste en même temps à une mouvance des lieux de diffusion du jazz : les salles de bal, night-clubs, bistrots et autres refuges ouatés du “jazz d’avant” n’acceptent plus guère que l’une ou l’autre mélodie sirupeuse et “saxophonistique”. Le jazz, le vrai, se pratique désormais en trois lieux déterminés :

    1. les locaux les plus insolites qui accueillent pour un soir une jam-session ;
    2. les salles de concerts : mais on ne daigne encore y recevoir que les vedettes américaines établies (jazz classique surtout) : ainsi Lionel Hampton, Sidney Bechet, Ella Fitzgerald, Coleman Hawkins, Louis Armstrong, Benny Goodman, Duke Ellington, font-ils, lors de leurs tournées européennes, de fréquentes escales dans les grandes salles de Bruxelles, Liège et Anvers. Côté moderne, Sarah Vaughan, Miles ou Art Blakey feront de timides apparitions à la fin de la décennie, à Bruxelles surtout. Mais pour les musiciens belges, à de très rares exceptions près, pas question de se produire sur une de ces scènes de prestige !
    3. les clubs de jazz et autres chapelles spécialisées : c’est là que vont pouvoir s’exprimer, devant un public d’initiés, nos musiciens, le plus souvent non en concert mais en jam-session, c’est-à-dire sans autre paiement que quelques consommations, un hypothétique repas et la satisfaction de se faire entendre de gens qui peuvent apprécier leur travail. Des petits clubs de ce genre, répliques des temples jazziques new-yorkais ou parisiens, vont naître un peu partout en Belgique, pour une existence le plus souvent éphémère : l’Exi-Club anversois, le Grenier Hutois, le Seigneur d’Amay ou le Birdland liégeois, etc., et de loin le plus important, la fameuse Rose Noire qu’ouvrent à Bruxelles les frères Laydu : tous les jazzmen belges s’y produiront et souvent, ils pourront y parfaire leur écolage aux côtés de grands maîtres américains, de passage à Bruxelles et qui viennent finir leurs nuits à la Rose Noire : Johnny Griffin, Sonny Stitt, Dizzy, Art Blakey et même Clifford Brown [N.B. 25]  feront ainsi vibrer l’air bruxellois le temps d’une jam d’enfer…

N.B. 25 : De passage avec l’orchestre de Lionel Hampton, Clifford Brown débarqua à la Rose Noire alors que son nom n’était pas encore connu en Europe : sa prestation laissa tout le monde pantois.

Il reste que le jazz ne peut plus constituer un métier stable. La scène jazz se modifie du tout au tout en Belgique : tandis que Toots Thielemans, Bobby Jaspar et les autres connaissent l’ivresse et les revers de la “vie d’artiste”, Victor Ingeveld, le grand ténor des Internationals, joue dans les “chakachas”, les anciens “petits maîtres” du swing produisent boogie sur boogie au sein des formations de Willy Rockin’, les grandes formations (celle de Francis Bay par exemple) pratiquent un style plus commercial, David Bee ou Albert Brinckhuyzen jouent le jeu du Revival “after hours”; et surtout, une nouvelle race de musiciens prend le jazz moderne à bras-le-corps, ne lui consacrant toutefois, la plupart du temps, qu’une partie de leur vie, l’autre moitié étant occupée par une activité plus lucrative et souvent sans rapports avec la musique : le semi-professionnalisme devient presque une règle, il est en tout cas la seule alternative à l’exil et à la bohème.

Le jazz des “Fifties”

Le devant de la scène belge est tenu par une poignée de musiciens de haut niveau, secondés d’un nombre important de bons musiciens et d’une nuée de faire-valoir méritants. Malgré de fréquents séjours à l’étranger, Jacques Pelzer ne s’exilera jamais vraiment : c’est tout naturellement autour de lui que va se concentrer pour une grande part l’activité jazzique. Stylistiquement, Pelzer est à l’époque sous le charme de Lee Konitz et de ce jazz cool/westcoast, moins dérangeant que le bop et auquel vont donc s’attaquer la plupart des jeunes musiciens. Le nouveau style, “porté” dès 1956-1957 par l’arrivée du hard-bop, deviendra le nouveau mainstream, l’étalon jazzique par excellence pour le connaisseur. Le middle jazz, en chute libre, reste cependant pratiqué “after hours” par quelques “pros” qui se consolent ainsi des vicissitudes du métier ; quant au style traditionnel (New Orleans-Dixie), il gardera ses adeptes jusqu’à aujourd’hui, mais dans un créneau parallèle : on y trouve pendant les années 50 aussi bien des pros en mal de défoulement que des jeunes amateurs touchés par le virus panasséen N.B. 26].

N.B. 26 : Hugues Panassié, chef de file européen du purisme lié au Revival : il n’accepta jamais de reconnaître que le be-bop était du jazz!

Les principaux solistes qui émergent de cette période, évinçant bientôt en popularité les “anciens” encore en activité (Faisant, Ingeveld, Brinckhuyzen … ), s’appellent :

    • Nicolas Pissette, Milou Struvay, Herman Sandy et Henri Carels (trompettistes) ;
    • Christian Kellens (grand voyageur dont on retrouve la trace jusqu’à Tripoli) et Marc Merciny (trombones) ;
    • Jacques Pelzer, Jack Sels, Eddie Busnello, Etienne Verschueren (le quarté de tête), Alex Scorier, Roger Asselberghs, Jean-Pierre Gebler (un des seuls spécialistes belges du baryton), Robert Jeanne, Benny Courvoyeur (saxophone) ;
    • Jean Fanis, Joel Vandrogenbroeck, Léo Flechet, Léo Souris, Francis Coppieters, Johnny Hot, Tony Bauwens (piano) ;
    • René Thomas (jusqu’en 1955), Jean Blaton, Jo Van Wetter (guitaristes) ;
    • Roger Van Haverbeke (qui se fait appeler à l’époque Ed Rogers), Jean Warland, Benoît Quersin, Paul Dubois, Georges Leclercq, Nick Kletchkowsky, Jean Lerusse, Freddie Deronde, Jean-Lou Baudouin, José Bedeur (bassistes) ;
    • Vivi Mardens, Félix Simtaine, Rudy Frankel, Freddy Rottier, José Bourguignon (batteurs).

Ces musiciens ont rarement un orchestre stable et les associations se font et se défont le temps d’un ou deux engagements, le plus souvent sur la base du free-lancing [N.B. 27]. On retiendra toutefois les formations suivantes, marquantes à plus d’un titre : l’orchestre de la Laiterie d’Embourg, prolongement des Bob-Shots (Thomas, Pelzer, Jaspar, Asselberghs, Fissette, Flechet, Boland, Leclercq…) ; les Belgian Blue Birds (Verschueren, Albirnoor, Jowat, Frankel, Van Haverbeke) ; le New-Jazz Quintet (Jeanne, Struvay, Lerusse, Flechet, Simtaine), le Jack Sels Chamber Music (Sels, Scorier, Quersin, Fanis, Asselberghs, Kellens, etc.), les Bop Jazzmen (Scorier, Sandy, Quersin…), les Jazz Preachers (Babs Robert, Gebler, Mardens, Vandrogenbroeck…) ; le Jumps College (June, Peiffer, Asselberghs, Hot…) ; les Dixie Stompers déjà cités.

N.B. 27 : Free-lance, musicien se produisant non au sein d’une formation fixe, mais au fil d’engagements ponctuels.

De ces orchestres et de ces musiciens, on ne possède malheureusement que très peu de témoignages enregistrés : en effet, et c’est une autre caractéristique de cette période, le disque de jazz, florissant dans les années 40, disparaît pratiquement de l’industrie discographique belge, une industrie en mutation radicale : c’est à cette époque que le vieux 78 tours cède la place au microsillon 33 tours (25 puis 30 cm) et 45 tours, simple ou Extended Play (E.P.).

Passé de mode, le jazz ne trouve plus sa place dans ce nouveau relais médiatique. Une fois de plus, le meilleur de la production belge, c’est à l’étranger (en France, en Allemagne, en Italie, aux Etats-Unis) qu’on le retrouvera. Seules exceptions notoires à cette règle, la mythique série Innovation en Jazz (quelques 25 cm présentant les principaux jazzmen belges : Thomas, Pelzer, Fanis, Sandy, Carels), un disque paru en 1958 sur Decca et intitulé Jazz in Little Belgium (panorama des orchestres belges avec Pelzer/Struvay, Jack Sels, Sandy, Albimoor…), et quelques 25 cm sur le label Fiesta (tout particulièrement le Jazz for Moderns de Pelzer/Sandy). Pour le reste, des acétates, confidentiels mais heureusement préservés par les collectionneurs et qu’on peut donc espérer voir resurgir un jour ou l’autre : un disque consacré à la rencontre entre Buck Clayton, Taps Miller et Kansas Field avec Asselberghs, Scorier, etc. sur le label Ronnex (spécialisé dans le Boogie belge) et quelques enregistrements de Toots en 1951, les disques enregistrés par Léo Souris sous le pseudonyme de Paul Norman. Maigre bilan en regard de l’activité réelle des jazzmen belges…

Côté médias, la situation, à défaut d’être brillante, n’est pas aussi catastrophique : quelques-uns des “maîtres-propagateurs” cités plus haut, ont réussi à s’infiltrer sur les ondes de l’I.N.R. : Albert Bettonville et Carlos de Radzitsky à Bruxelles, Nicolas Dor et Jean-Marie Peterken à Liège, les auditeurs doivent à ces deux tandems de choc des  Émissions comme Jazz Vivant (1950 à 1956 : 105 émissions), Jazz à bâtons rompus (1957-1960), Jazz pour Tous (1956-1969, et dès 1959, Jazz Pour Tous devient aussi une émission de télévision !), etc. Si la grande presse ne souligne que les grands événements, quelques petites revues survivent : en 1950 démarre Swingtime, revue essentiellement “revivaliste” à laquelle participe Panassié lui-même : lorsque Julien Packbiers, ancien revivaliste lui aussi reconnaît l’existence et le génie de Charlie Parker, la guerre éclate entre lui et Yannick Bruynoghe au sein de Swingtime qui disparaîtra presque aussitôt. C’est de Verviers que démarrera l’un des prolongements de Swingtime, le bulletin du Cercle du Jazz Hot (qui connaîtra des hauts et des bas, de longues périodes d’interruption, mais qui existe encore aujourd’hui, vaille que vaille), tandis qu’à Bruxelles, Bruynoghe et son beau-frère, Fred Van Besien, éditeur, lancent Jazz 57. Plus tard, dès 1959, le cercle bruxellois Sweet and Hot publie un intéressant bulletin, davantage pluraliste, dont le rédacteur en chef est Jacques Lefebvre.

Mais aucune de ces publications ne deviendra une revue nationale semblable à celles des pays voisins de la Belgique ; la plupart du temps, on en restera au stade de l’artisanat et ces bulletins ne toucheront, comme les séances de “cinéma-jazz” tournant confidentiellement dans les grandes villes, comme les conférences sur le jazz ou comme… les concerts! qu’un public très limité et très circonscrit, le plus souvent un public de cercle…

Le même que celui qui se procurera les quelques livres ou plaquettes éditées à tirage évidemment limité : du lot ressort un livre qui figure, comme ceux de Goffin, en bonne place dans la bibliographie jazz : De la Bamboula au Be-Bop de Bernard Heuvelmans

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, des membres de l’Orchestre Stan Brenders (Saguet, Demany, Billen et Jo Magist) © Cegesoma ; © Pierre Mardaga | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz en Wallonie et à Bruxelles…

BRENDERS, Constant dit Stan (1904-1969)

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Tous les styles ont leurs particularités, leurs bons et mauvais côtés. J’ai toujours éprouvé une préférence marquée pour les orchestres en grande formation de jazz pur, ainsi que pour certains orchestres de jazz symphonique exempts de commercialisme. La belle musique classique retient également mon attention…

Stan Brenders

Avec Fud Candrix et Jean Omer, Stan BRENDERS est sans conteste une des trois figures marquantes du jazz belge d’avant-guerre. Pianiste chevronné, concertiste classique, précurseur notoire, Brenders doit en effet surtout sa réputation à l’orchestre de jazz de l’INR qu’il dirigea pendant de longues années. Une fois cet orchestre dissous, son chef disparaîtra d’ailleurs purement et simplement de la scène jazz.

Né en 1904 à Bruxelles et y décédé en 1969, Constant “Stan” Brenders ne connaîtra jamais d’autres préoccupations que musicales. Adolescent, il entreprend des études au Conservatoire de Bruxelles, d’où il sortira couvert de lauriers (premiers prix de piano, de musique de chambre, d’harmonie, de contrepoint, 2e prix de fugue, etc.). Tout le prédestine à mener une carrière brillante de concertiste classique. Pourtant, dès 1925, après quelques concerts classiques, il “change de camp” et rejoint ces aventuriers suspects qui s’adonnent à la “musique de nègres” importée des Etats-Unis et dont la réputation dans les milieux classiques n’est en général guère flatteuse. C’est avec l’orchestre monté par son futur “rival” Fud Candrix et son frère, que Brenders fait ses premiers pas dans l’univers de la syncope.

Il découvre avec enthousiasme les rares disques de jazz que l’on peut se procurer en Belgique à cette époque : il écoute avec un plaisir tout particulier le pianiste Arthur Schutt, compagnon de voyage des Bix Beiderbecke, Joe Venuti, Red Nichols, etc. C’est aux côtés d’un autre grand pionnier du jazz belge, Chas Remue, qu’on retrouve le futur chef à l’Abbaye, un des lieux saints de la nouvelle musique. Petit à petit, Stan s’applique à conformer son approche du piano aux exigences du jazz (ou, pour être plus précis, à la musique jazzy que pratiquent alors neuf orchestres belges sur dix même s’ils se targuent du nom de “jazz- band”). Il s’introduit dans le jeune “milieu” jazz où dominent alors les figures de Félix-Robert Faecq et des étudiants Peter Paquet (Peter Packay) et Ernest Craps (David Bee), etc.

Lors de la première manifestation jazz quelque peu ambitieuse organisée à Bruxelles à l’Union Coloniale en 1926 – le premier “festival de jazz” belge peut-on dire -, Stan Brenders se produit comme soliste au même programme que le légendaire Bistrouille A.D.O. Mais le début de la grande aventure est pour l’année suivante : le 27 juin 1927, Brenders participe à l’historique session londonienne au cours de laquelle sont enregistrés les disques de New Stompers et de Chas Remue… C’est Faecq qui a conclu l’affaire avec la firme anglaise Edison Bell dont les studios sont ce jour-là envahis par sept musiciens belges… Une quinzaine de titres sont gravés parmi lesquels plusieurs compositions belges qui, souligne Robert Pemet, font bon ménage avec des thèmes signés King Olivier.

Au fil des années qui suivent, le nom de Stan Brenders commence à être connu des initiés et des producteurs et lorsque, en 1932, Franz André recrute un pianiste pour l’orchestre de l’INR, c’est à lui qu’il est fait appel. Dans le contexte de cet orchestre (classique) de 92 musiciens, il aura le privilège d’exécuter, pour la première fois sur le continent, le fameux Concerto en fa de Gershwin. Son goût pour le jazz symphonique ne l’empêche pas de savourer encore et toujours les créations des grands solistes américains. Art Tatum, par exemple, qui exerce sur lui une véritable fascination.

En 1936, quand il est question de constituer, toujours pour l’INR, un nouvel orchestre de jazz modelé sur les formations équivalentes existant déjà depuis des années aux Pays-Bas et en Angleterre, c’est à lui que l’on en confie la direction. Pour former son orchestre, Stan prend les meilleurs : le pianiste John Ouwerx, le batteur Josse Aerts, le saxophoniste Jack Demany, et encore Chas Dolne, Eddie Tower, David Bee, son ancien employeur Chas Remue… L’entrée officielle du jazz à la radio est un événement d’importance. Le jour de la première retransmission (19 janvier 1936), Félix-Robert Faecq écrit ces lignes révélatrices : “(… ) Je suis certain qu’en ce moment Brenders et Remue, en vivant une nouvelle minute historique du jazz belge, songent exactement comme moi à ces moments pathétiques de 1927 (enregistrements à Londres) car ils savent, eux aussi, ce qu’il a fallu d’efforts patients pour arriver à pouvoir réaliser ces deux premiers épisodes de l’histoire du jazz belge et ce que chacune de ces minutes poignantes a contenu et contient d’espoirs…”

L’orchestre devient bientôt une des premières formations du pays et à partir de 1938, les studios d’enregistrement (HMV, Telefunken…) lui ouvrent leurs portes fréquemment. Outre ses prestations régulières sur les ondes nationales, l’orchestre joue pour des radios étrangères (Hilversum, BBC, etc.) et participe à de nombreux galas. Le répertoire se compose de reprises d’airs américains en vogue (I got rhythm, Margie, Solitude, etc.) sur des arrangements qui sont soit les originaux (que l’on pouvait se procurer sous forme d’imprimés), soit l’œuvre des quelques talentueux arrangeurs belges d’alors : Demany, Packay et consorts. Brenders lui-même est un compositeur prolifique : parmi ses œuvres, on retiendra I envy (que Nat King Cole enregistra avec l’orchestre de Nelson Riddle !), Optimisme, Trucky Trumps, etc.

© hotclubdebelgique.wordpress.com

La période de l’Occupation (1940-1944) est marquée par une intense activité tant sur le plan des émissions de radio que sur celui des enregistrements. L’orchestre est à ce moment renforcé par d’importants solistes comme Janot Moralès ou Albert Brinckhuyzen. Attiré, comme on l’a vu par la formule “jazz symphonique”, Brenders ajoute régulièrement au big band “traditionnel” une section de cordes. En 1942, l’orchestre va vivre une de ses plus glorieuses aventures : en effet, comme Fud Candrix, Stan Brenders est sollicité pour accompagner le grand Django Reinhardt, de passage en Belgique. Quelques disques Rythme, distribués au-delà des frontières, ont consacré cet événement. Comme la plupart des artistes qui se sont produits pendant la guerre (et plus encore peut-être parce qu’il travaillait pour l’INR, devenue sous le contrôle allemand Radio-Bruxelles) Stan Brenders est accusé à la Libération de collaboration avec l’ennemi et son orchestre est dissous.

Il est apparu plus tard que, sous couvert de ses activités, Stan Brenders était en rapport étroit avec la Résistance… Après la guerre, on le rencontrera encore quelques temps, se produisant seul au piano, comme à ses débuts – mais dans un contexte moins glorieux – ou à la tête d’une petite formation davantage apparentée à la musique douce qu’au jazz… Il continue à se tenir au courant des mutations que connaît alors la grande formation jazz aux Etats-Unis (et si le travail de Gillespie le laisse évidemment perplexe, les arrangements de Boyd Raeburn ou de Kenton lui font dresser l’oreille). De Bruxelles à Knokke, il se maintient ainsi dans le courant, vaille que vaille, jusqu’à la fin des années 50 à l’Archiduc (Bruxelles) surtout, qui devient son quartier général et un des derniers “piano-bars traditionnels”.

Mais d’autres noms occupent désormais le devant de la scène. Pendant les années 60, Stan Brenders refera surface, mais de l’autre côté de la “barrière” : pour la BRT, il animera en effet une nostalgique émission axée sur les orchestres d’avant-guerre : De Keuze van Brenders. Lorsqu’il s’éteint le 1er juin 1969, il n’y a cependant plus grand monde qui se souvienne de celui qui fut un des trois grands noms du jazz belge façon big band des années 30 et 40.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © rtbf.be ; hotclubdebelgique.wordpress.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz…

VANDEN EYNDEN, Jean-Claude (né en 1947)

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[JEANCLAUDEVANDENEYNDEN.COM] Jean-Claude Vanden Eynden n’a que 16 ans lorsqu’il est proclamé lauréat au Concours Musical international Reine Elisabeth de 1964. C’est l’un des plus jeunes lauréats jamais élu. Cette précieuse distinction marque le coup d’envoi d’une brillante carrière qui le mène dans les plus belles salles du monde et les festivals les plus réputés.

Depuis son plus jeune âge, Jean-Claude est un artiste dont nous sommes fiers. Pianiste soliste extraordinaire, il est aussi un accompagnateur hors du commun et les récitals qui nous avons fait ensemble furent de réels moments de bonheur musical. J’aime sa façon de mener sa carrière, sans forfanterie, mais avec cette humilité qui est la marque des grands.

José Van Dam

La force tranquille de Jean-Claude Vanden Eynden
Vaden Eynden en 1964 © Concours Reine Elisabeth

Soliste hors pair, il est acclamé de New York à Tokyo. Nombreux sont les orchestres symphoniques et les orchestres de chambres qui l’invitent. Ainsi, très vite, Jean-Claude Vanden Eynden collabore avec des chefs prestigieux.

Il est également un merveilleux chambriste, admiré par ses pairs, qui joue avec des partenaires belges et internationaux de tout premier plan. Sensible, attentif et toujours à l’écoute des autres, ses concerts en musique de chambre sont un régal pour l’oreille et la vue.

Près d’un demi-siècle de carrière internationale a conforté ce pianiste d’exception dans son art et sa maîtrise. Son répertoire, vaste et impressionnant, comprend presque tous les grands concertos, un large éventail de pièces de musique de chambre et surtout, l’intégrale des œuvres pour piano seul de Maurice Ravel.

Presse et public sont unanimes : “(l’oeuvre)… trouve, sous les doigts colorés du pianiste, les plus subtiles variations qui fascinent par la richesse de son détail. (…) véritable leçon de style du maître et virtuose Vanden Eynden.” [La Libre Belgique, 22 octobre 2001]

Pédagogue

Entièrement formé par Eduardo Del Pueyo, dès son entrée au Conservatoire royal de Bruxelles en 1959, jusqu’à la fin de ses études à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth en 1965, Jean-Claude Vanden Eynden a particulièrement à cœur de poursuivre l’oeuvre de son maître.

Actuellement, il est professeur au Conservatoire royal de Bruxelles et à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. En 2004, il remanie l’école fondée en 1977 par son maître en Centre Musical Eduardo Del Pueyo, et en devient le directeur artistique, afin de combler le vide laissé par l’éducation et rassembler des jeunes de talent.

Alors que nous avons l’un des concours musicaux les plus importants et les plus prestigieux au monde, il est étonnant de constater à quel point la musique reste le parent pauvre de l’enseignement dans notre pays. Je prône, pour la musique, un enseignement élitiste dans le bon sens du terme. Comme il en existe pour le sport. Lorsqu’on discerne des éléments doués, il n’existe aucune structure prête à l’accueillir. Une vocation musicale d’excellence se décide au plus tard entre 12 et 18 ans. Depuis quelques années, la filière “jeune talent” du Conservatoire est certes très positive mais ne résout pas l’équilibre entre les formations artistiques et scolaires. En outre, pour déceler de jeunes talents, il faut un enseignement musical sérieux dès l’école primaire. Chez les Grecs anciens et au Moyen-âge, la musique était une matière prépondérante. Sans pour autant restaurer la musique comme matière fondamentale, il faut absolument lui rendre la place qui est la sienne dans l’éducation nationale. Avec des professeurs formés à cet effet. Mais, pour cela, il faut surtout une réelle volonté du pouvoir en place. Car il ne s’agit pas d’instaurer un petit cours de musique «qui ne compte pas pour des points» mais un véritable cours que les élèves prennent au sérieux. Non seulement ce cours permettra de mettre en lumière de nouveaux talents, mais surtout c’est, à mon avis, la seule réponse à long terme aux problèmes de société que nous connaissons. La formation des jeunes esprits à la culture, et surtout à la musique, est un investissement bien plus solide et plus durable contre la violence et le désœuvrement que l’économie et la répression. La musique forge l’esprit par l’universalité de sa pensée et la philosophie que l’on retrouve chez tous les grands compositeurs.

Jean-Claude Vanden Eynden est régulièrement appelé comme membre du jury du Concours Musical International Reine Elisabeth, ainsi qu’à d’autres concours internationaux et est président d’Honneur de la Fondation Chopin.

d’après jeanclaudevandeneynden.com


[RTBF.BE, 20 mai 2016] Les souvenirs du Concours Reine Elisabeth piano : 1964, Jean-Claude Vanden Eynden. Un Belge enfin dans le trio de tête !

La Reine Elisabeth en 1964 © CMIREB

C’est la dernière session à laquelle assiste la Reine Elisabeth. Elle décède en effet le 23 novembre 1965. Cette session reste aussi marquée par l’accession à la troisième place de Jean-Claude Vanden Eynden (Belgique), une reconnaissance envers son professeur, Eduardo del Pueyo, qui l’avait préparé et poussé à se présenter au concours.

C’est Eugène Moguilevsky (U.R.S.S) qui emporta la palme. En demi-finale, il avait déjà soulevé l’enthousiasme avec l’implacable precipitato de la sonate n° 7 de Prokofiev. En finale il a sauvé le concerto n° 3 de Rachmaninov de la boursouflure tout en lui gardant tout son lyrisme. Ce jour-là, Moguilevsky avait les mains d’un génie.

Il s’en fallait de peu que Nikolaï Petrov (U.R.S.S.) ne lui souffle la première place à défaut d’être ex-aequo. Il avait subjugué le public et la critique avec le concerto n° 2 de Bartok dont le mouvement le plus spectaculaire est la cadence du premier mouvement traversée 120 à la noire, ce qui en fait une des cadences les plus redoutables qui soient. Petrov atteignit la perfection dans l’adagio sublimé vers l’immatériel et se fit sauvage à souhait dans le final.

Jean-Claude Vanden Eynden (Belgique) accéda donc à la troisième marche du podium et reste à ce jour le musicien belge le mieux classé de toutes les sessions de piano. Il s’est montré particulièrement convaincant dans le concerto n° 1 de Liszt et fut applaudi deux mesures avant la fin de la partition et de la partie.

Philippe Dewolf, rtbf.be


Réf. MEW1161

Musique en Wallonie consacre à César Franck (Liège, 1822 – Paris, 1890) un coffret entièrement dédié à sa musique pour piano. Le coffret est composé de rééditions d’œuvres de jeunesse et de maturité, exécutées par différents interprètes de talent : Jean-Claude Vanden Eynden, Dominique Cornil, Uriel Tsachor, Daniel Blumenthal, Jacob Bogart, etc.
“Cette compilation nous livre une œuvre et un créateur sincère, intimement lié aux paradoxes de son époque : on y découvre que Franck ne fut pas toujours vieux, ni inconnu du public, qu’il fit dans sa jeunesse, comme tant d’autres, de la musique de salons et des variations brillantes sur des airs connus, mais aussi qu’il fut l’un des rares à tenter de réhabiliter la musique de chambre française en cette première partie du XIXe siècle. On y entend surtout qu’il fut dès son plus jeune âge et sa vie durant un tenant de l’école française pour qui l’équilibre entre la belle mélodie et la charpente musicale est primordiale. La présente compilation brosse ainsi un magnifique portrait d’artiste avec ses temps forts et ses moments plus faibles, avec surtout un nombre impressionnant d’œuvres qui comptent parmi les plus importantes du XIXe siècle.” [MUSIWALL.ULIEGE.BE]


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : jeanclaudevandeneynden.com ; concoursreineelisabeth.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Luc de Decker ; © cmireb ; © musiwall.uliege.be.


Tous en scène…

02. PERNET & SCHROEDER : Le temps des pionniers (1917-1939)

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Jazz-band partout : Carnaval ou musique ?

Davantage que celle qui lui succédera vingt ans plus tard, la Grande Guerre est une période de creux pour le monde du spectacle, notamment parce que les civils y sont davantage impliqués ; en 1940, après quelques mois d’Occupation, la vie reprendra, presque normalement ; en 1914, par contre, commence dans notre pays une sorte de longue hibernation à l’intérieur de laquelle la vie nocturne est mise entre parenthèses.

Ce qui est commun aux deux conflits, c’est l’arrivée, en fin de période, des soldats américains, avec dans leurs bagages des airs et des chansons qui vont changer le cours de l’histoire musicale. Parmi les soldats américains qui débarquent en Belgique en 1917-1918, on peut noter la présence du pianiste de blues Bill Kingfhish Tomlin qui, paraît-il, fait bientôt sensation dans les cantines de la YMCA.

Si l’industrie musicale européenne a réservé jusqu’ici une place relativement importante à une certaine musique américaine (minstrels, rags, etc.), elle n’a rien laissé filtrer des vingt ou vingt-cinq premières années d’existence du jazz proprement dit [N.B. 8].

N.B. 8 : On objectera qu’entre les formes primitives du jazz, la frontière est des plus ténues ; et qu’entre Jim Europe et certains des premiers jazz-bands qui débarquent en Europe après la guerre, il y a plus d’un point commun. Il reste que dans tout l’amalgame musical qu’eurent à entendre les Européens jusqu’en 1918, rien ne paraît ressembler vraiment à la musique jouée aux Etats-Unis par King Olivier ou Freddie Keppard depuis bien longtemps. En réalité, aux Etats-Unis même, le jazz reste jusqu’alors une manifestation essentiellement “folklorique” et “localisée”, qui ne connaît de réelle diffusion que dans les années 20.

N.B. 9 : Rien à voir, faut-il le dire, avec le sobriquet jass dont étaient affublés les soldats belges pendant cette guerre : ce jass-là ne se réfère qu’au patois bruxellois qui l’utilise pour désigner une veste (jas).

Le mot jazz, d’abord orthographié jass [N.B. 9], n’est utilisé chez nous qu’à partir de 1919 (mais comment pourrait-il en être autrement alors que, même aux Etats-Unis, il n’apparaît qu’en 1917 ?). Quoi qu’il en soit, ce monosyllabe – sur l’origine duquel on n’a pas fini d’ergoter [N.B. 10] – sera bientôt sur toutes les bouches, de part et d’autre de l’Atlantique.

Avec les Sammies, c’est d’abord une nouvelle conception de la danse qui débarque. Du débordement aussi, de l’exultation. Quadrilles, mazurkas et scottisches feront bientôt sourire les jeunes, initiés aux secrets scabreux du two-step puis du fox-trot… Ces danses nouvelles ont pour support une musique nouvelle qui finira par attirer l’attention de quelques visionnaires éclairés.

C’est le début de ce qu’on a coutume d’appeler l’Ère du Jazz (Fitzgerald) ; une ère du jazz qui est par divers aspects une “ère du malentendu” surtout. En effet, notamment parce que ce qui a filtré de pré-jazz (rags, etc.) n’est qu’un des aspects de ces musiques préparatoires – nous ne connaissons rien en 1916 de l’esprit du blues ou des spirituals – le mot jazz à peine apparu va se voir déformé à souhait. Que ce même mot jazz désigne d’abord la batterie, ce nouvel instrument iconoclaste que charrient les premiers orchestres américains, en dit long sur les connotations qu’il va endosser dès le départ. “Jazz = Bruit” est non seulement au début des années 20 le slogan des détracteurs de la nouvelle musique, mais aussi celui de ses «défenseurs» ! Tout à l’enthousiasme fiévreux de l’après-guerre, bon nombre d’adeptes du jazz – devenu entre-temps une mode -, ne sont en fait que des adeptes du défoulement… Et lorsqu’ils se mettent eux-mêmes à monter leurs propres orchestres, on imagine le désastre… Sera baptisé Jazz-band tout orchestre capable de produire un vacarme suffisant… Ainsi, dans un quotidien belge des années 20, on peut lire un appel hilarant aux supporters des clubs de football afin qu’ils constituent chacun leur jazz-band qui remplacerait avantageusement les sifflets en vogue sur les stades ; en conclusion, cette phrase particulièrement éclairante : “Quelques répétitions et en avant, le jazz est propre à faire son chemin. A faire du bruit en tout cas, on ne lui en demande pas davantage… !”

Heureusement, certains lui en demanderont davantage, pressentant sans doute la profondeur et la puissance sous-jacentes à ces exhibitions carnavalesques, voire leurs fondements proprement subversifs ; ceux-là ne pourront qu’être attentifs aux quelques manifestations plus authentiques qui donnent à cette période sa vraie dimension.

Parmi les propagateurs américains de la nouvelle musique, et ses défenseurs autochtones, on trouve en effet quelques individus et quelques formations qui, sans supporter la comparaison avec leurs équivalents outre Atlantique, fournissent aux rares aficionados de la première heure une musique de qualité, diffusée principalement dans des établissements comme l’Alhambra, la Gaîté, le Moulin Rouge ou le Savoy de Bruxelles, mais aussi dans les principales salles de spectacle ou de danse de province… Comme ce sera le cas tout au long de l’histoire, les trois villes clés en matière de jazz commencent à s’imposer : c’est à Bruxelles, Liège et Anvers, que se concentrent quelques 90% de l’activité jazzique belge.

N.B. 10 : Il semble bien en définitive que l’origine véritable du mot jass soit un terme argotique particulièrement peu relevé et appliqué à l’accouplement sexuel. Le jass – quoi d’étonnant à cela, vu que son enfance se déroule en partie dans les bordels – aurait été au départ considéré comme une musique de “baise” !

On sait que le premier orchestre américain important qui visite l’Europe à l’issue de la guerre est le Southern Syncopated Orchestra de Will Marion Cook qui se produit à Londres en 1919, avec dans ses rangs le jeune Sidney Bechet et dans l’assemblée le chef d’orchestre suisse Ernest Ansermet qui signera à cette occasion la première “chronique de jazz” au monde [N.B. 11] ! On sait que la dissolution sur le sol européen de cet orchestre colossal est à l’origine de l’éclosion de nombreux petits jazz-bands dirigés par des ex-membres du Southern, petits jazz-bands disséminés à travers toute l’Europe. En Belgique, le principal rescapé de l’orchestre de Cook est le trompettiste noir Arthur Briggs qui va sillonner le pays à la tête de petites formations aux noms variables : Briggs, véritable semeur de hot, colportera la bonne nouvelle jusqu’à Constantinople ; mais auparavant, il aura suscité bon nombre de vocations chez les jeunes jazz fans belges et familiarisé leur oreille à un jazz sans doute assez proche de l’original – dans les premiers temps en tout cas (on ne peut – sur ce point – que recommander la lecture de l’œuvre de Robert Goffin [N.B. 12], seul chroniqueur sérieux de cette époque, et véritable précurseur de toute une génération de “propagateurs”, Panassié y compris).

Briggs constitue avec un autre musicien américain, batteur celui-là, Louis Mitchell, le tandem initiateur du jazz en Belgique. Mitchell amènera à l’Alhambra de Bruxelles ses fameux Mitchell’s Jazz Kings, ceux-là mêmes qui seront les vedettes incontestées du Casino de Paris et symboliseront l’intronisation du jazz dans la vie nocturne parisienne.

Parmi les autres hérauts jazziques à s’être produits en Belgique à cette époque, on notera encore les noms de Franck Guarente, Harry Pollard, etc. ainsi que l’orchestre Lido Venice, et on signalera la présence occasionnelle à Bruxelles de Sidney Bechet, encore inconnu à l’époque et qui se livra à quelques jam-sessions avec ses amis du Mitchell’s Jazz Kings.

Le Bistrouille Amateur Dance Orchestra (A.D.O.) © Jazz in Brussels

Du côté des Belges, il convient de distinguer d’une part les musiciens professionnels déjà en activité, qui adoptent le jazz comme une mode musicale – qu’il est en partie – dont les accents seront la plupart du temps plus jazzy que jazz ; et d’autre part les formations amateurs où se dévoileront neuf fois sur dix les vrais tempéraments jazziques. Ainsi le premier orchestre belge important semble bien être le légendaire Bistrouille Amateur Dance Orchestra [N.B. 13] des frères Vinche, admirateurs des Mitchell’s Jazz Kings. Le Bistrouille est important surtout en ce qu’il a servi de tremplin à pas mal de futurs “grands” du jazz belge : ainsi au fil du temps (le Bistrouille, fondé en 1920, est toujours en activité au début des années 30) défilent dans cette formation des musiciens comme David Bee, Peter Packay, John Ouwerx, Fernand Coppieters, Sylvain Hamy, etc.

N.B. 11 : Article prophétique publié dans la Revue Romande. Ansermet y fait non seulement les louanges de Sidney Bechet, mais il voit dans le jazz comme une percée menant peut-être à la musique de demain… Hélas, quelques années plus tard, dans un autre article, Ansermet, pour différentes raisons, reviendra partiellement sur cette profession de foi enthousiaste.

N.B. 12:  Aux frontières du jazz, éditions du Sagittaire, 1932.

N.B. 13 Amateur Dance Orchestra (A.D.O.), locution typiquement belge désignant pendant les années 20 et 30 les formations de jazz (c’est-à-dire de danse, les deux étant intimement liés à l’époque) amateur ; au sein de ces A.D.O. se révélèrent de nombreuses vocations professionnelles.

A sa suite, on trouve une multitude de jazz-bands professionnels ou amateurs dans lesquels se côtoient le meilleur comme le pire : à titre d’exemple, citons les Bing Boys, le Mohawk’s Jazz Band, les Waikiki’s, les Doctor Mysterious Six (featuring Robert Goffin !), les White Diamonds, les Collegians A.D.O., The Hot and Swing A.D.O., The Red Mill’s Jazz, The Diabolic Jazz, The Versatile Six, The Lackawanna Blue Birds, The Five Merry Kids, The Harmony Six, etc. Au chapitre des précurseurs, épinglons les noms de Chas Remue, Egide Van Gits, Henri Vandenbossche et René Compère, ceux de David Bee et Peter Packay, celui de la formation belgo-hollandaise Excellas Five, etc.

Entre-temps, quelques musiciens belges, professionnels ceux-là, sont en train de se faire un nom hors de nos frontières. Ainsi, au milieu des années 20, il existe à Paris une véritable colonie de jazzmen belges (comme ce sera le cas dans les années 50) : le trompettiste Léon Jacob en réunira la plupart au sein du fameux Jacob’s Jazz qui sera pendant quelques temps le band de Joséphine Baker, et enregistrera avec elle quelques plages aujourd’hui familières : on y trouve notamment le saxophoniste Oscar Thisse, les pianistes Marcel Raskin et José Lamberty, le violoniste / saxophoniste / trombone Charles Lovinfosse, etc. Jean Paques voyagera énormément lui aussi, travaillant de manière régulière à Londres pour la firme de disques Edison Bell, tournant avec l’orchestre “russe” de Grégoire Nakchounian, etc. Autre pianiste plus “novelty” que jazz, Clément Doucet qui formera à Paris avec Jean Wiener un tandem qu’il n’est pas besoin de présenter plus avant… Et on pourrait multiplier les exemples de musiciens belges s’étant alors illustrés en Allemagne, en France ou en Italie (sans parler de ces orchestres qui assuraient la partie musicale des voyages Anvers-New York et partaient donc à la rencontre directe des sources du jazz).

Cette profusion d’orchestres – dont on n’a pu donner ici qu’une idée approximative – ne doit pas faire illusion quant au statut culturel du jazz à cette époque. Danse ou divertissement, défoulement ou erreur de jeunesse, le jazz n’est en général nullement pris au sérieux par l’intelligentsia musicale ni par qui que ce soit d’ailleurs, à l’exception d’une poignée de convertis qui à eux seuls vont le porter à bout de bras jusqu’aux jours meilleurs.

Robert Goffin est évidemment le plus illustre d’entre eux. Homme de loi et poète, Goffin nous a laissé quelques superbes pages qui témoignent de son amour brûlant pour le jazz. Son rôle est déterminant dans le processus de gestation d’un statut du jazz – statut qui ne sera acquis que bien des années plus tard.

Robert Goffin © rtbf.be

L’autre grand défenseur du jazz des années 20 est incontestablement Félix-Robert Faecq. Homme d’affaires et passionné, Faecq est dès le début des années 20 en contact avec la firme anglaise Edison Bell déjà citée, et on lui doit très probablement la diffusion en Belgique des trésors discographiques américains inscrits aux catalogues Gennett, Paramount, etc. Dès 1924, au départ de son Universal Music Store, Faecq publie une revue, Musique-Magazine (devenu Music peu de temps après), qui restera )’un des premiers magazines au monde – sinon le premier – à avoir consacré une partie importante de ses pages au jazz. Un peu plus tard, Faecq édite les compositions d’Ernest Craps et Pierre Paquet (alias David Bee et Peter Packay !). Enfin, en 1927, c’est encore lui qui met sur pied la légendaire session d’enregistrement londonienne des News Stompers dirigée par Chas Remue.

A ce propos, il faut bien dire que la Belgique n’a guère enregistré de jazz avant 1930. A l’exception d’une partie – énigmatique – du catalogue Chantal mentionné plus haut, tous les enregistrements impliquant des jazzmen belges sont effectués à l’étranger : à Londres (Jean Paques, Jean Lensen, New Stompers, etc.), à Paris (Jacob’s Jazz, Wiener et Doucet…), à Berlin (Excellas Five… ), etc. Quant aux disques à écouter, la Belgique est, comme les autres pays d’Europe, victime les premiers temps d’un malentendu tenace, un de plus : privés des disques les plus importants (ceux de King Oliver, de Louis Armstrong, de Jelly-Roll Morton, de Duke Ellington, etc.), les Belges que le jazz intéresse doivent se contenter de copies voire de copies de copies, en l’occurrence les disques des orchestres anglais (Ambrose, Jack Hylton, etc.) ou, au mieux, des orchestres blancs américains (Paul Whiteman, Red Nichols, Tommy Dorsey, Joe Venuti, etc., et, Bix Beiderbecke). Non seulement ils sont sous-informés, ils sont aussi mésinformés et prennent bien souvent vessies pour lanternes et fade variété sortie en droite ligne de Tin Pan Alley pour œuvre de jazz.

Considéré comme prétexte à bruit et représenté par des dérivés seulement, le jazz, on le comprend aisément, n’a pas de quoi inspirer confiance aux instances musicales officielles et aux médias spécialisés qui le méprisent neuf fois sur dix. La radio, quant à elle, encore tâtonnante, reste très discrète quant à la nouvelle musique : alors que les ondes anglaises, françaises, suisses, italiennes, tchèques, etc. s’ouvrent de manière régulière aux jazz-bands, ce n’est qu’à titre exceptionnel qu’est diffusé de temps à autre un programme dû, par exemple, au Jazz Andrini ou au Jazz Aerts… Dans ce domaine également, il faudra attendre les périodes suivantes pour franchir quelques étapes essentielles.

Les années 30 : Swing et paillettes

Les premières années de la décennie sont bien tristes : le jazz qui a révolté, irrité, amusé ou passionné la génération précédente, est maintenant intégré aux mœurs et on le dit mourant, prêt à disparaître comme il était venu… “L’apparition du jazz symphonique”, écrit un journaliste belge, “n’aura été qu’un embaumement avant la mort…” Aux Etats-Unis même, suite à la grande dépression de 1929, les orchestres ont été décimés et l’enthousiasme est moribond… Mais, avec le recul, nous savons que ce n’est là qu’une parenthèse que le réveil de 1934 va refermer. Chez nous, alors que déjà l’après-guerre se mue en avant-guerre, les transitions sont moins marquées et la banalisation ne devra son enrayement qu’au côté paillettes et show que développent bientôt les grands orchestres de danse ; et aussi – quand même – à la ténacité des défenseurs invétérés du jazz qui vont remporter leurs premières batailles et ériger à la fois tout (pour les passionnés), rien (pour les musicologues classiques) et n’importe quoi (pour le grand public).

Certains écumeurs de dancing des années 20 avaient certes eu le coup de foudre pour le jazz ; quelques textes – très peu – témoignent de la compréhension profonde qui était, dès cette époque, celle des rares initiés de la nouvelle musique.

Il reste que c’est surtout pendant les années 30 (et plus encore pendant les années 40) que l’on commence à s’acheminer vers une reconnaissance du jazz et que seront jetées les bases de prestigieuses collections, témoins de la passion que le jazz engendre désormais. L’année 1932 est à plus d’un titre une année-pivot. C’est en effet cette année-là que paraît le livre de Robert Goffin, Aux Frontières du Jazz, premier ouvrage au monde consacré de manière documentée [N.B. 14] au jazz. C’est cette année-là que Félix Robert Faecq, encore lui, fonde le Jazz-Club de Belgique, une des premières associations de ce genre (le président en est… Louis Armstrong !) et qu’est organisé le premier Tournoi National pour Orchestres Jazz Amateurs qui sera remis sur pied chaque année jusqu’à la guerre.

Le disque devient à cette époque objet de collection et c’est parmi les collectionneurs, à qui obtiendra – en import évidemment – le plus rarissime des arrangements du Duke, le plus novateur des discours paresseux de Lester Young, le plus fougueux des soli de Louis Armstrong.

Il est clair qu’un des événements majeurs de la décennie est la venue du Roi lui-même en Belgique (à Bruxelles et à Liège) ; les réactions face aux concerts d’Armstrong sont à l’image même de la représentation du jazz pendant cette époque de transition : enthousiasme sans bornes pour les passionnés qui regrettent simplement le goût du maître pour le show ; mépris et délire verbal ordurier ou condescendance pour les critiques “bien-pensants” qui ne voient en Armstrong qu’un “pithécanthrope en smoking” (Journal de Liège), “incapable de faire une gamme proprement” (Wallonie) !

Très importante également pour la diffusion en direct d’un jazz authentique, est la présence régulière en Belgique pendant cette période du grand saxophoniste Coleman Hawkins qui donnera différents concerts dans les grandes salles (Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1937), jouera pour la danse ou en attraction dans différents cabarets (séjour au Bœuf sur le Toit, en 1939 : saison en petite formation au Casino de Namur, etc.), et animera à plusieurs reprises la saison d’été dans les casinos de la Côte (Blankenberge tout particulièrement).

Par ailleurs, en 1939, le grand orchestre de Jimmy Lunceford, très apprécié des jeunes jazz fans belges, est inscrit au programme de l’Exposition de l’Eau, à Liège ; malheureusement, l’Histoire en décide autrement et au vu des événements comme disent pudiquement les journalistes – la tournée est annulée.

N.B. 14 : Un ouvrage intitulé Le Jazz avait bien été édité auparavant par les français Coeuroy et Schaeffer, mais il s’agissait davantage d’ un traité d’ anthropologie africaine que d’un livre sur le jazz – dont les auteurs ne citent en tout et pour tout qu’ un nom : Paul Whiteman ! Quant au livre de Panassié, Le Jazz Hot, il ne paraîtra qu’en 1934.

Un cran en dessous, on notera encore que Willie Lewis and his Entertainers feront eux aussi danser la Bonne Société Belge (Knokke, Chaudfontaine… ) du milieu des années 30 au son d’une musique jazzy dans laquelle se glissent régulièrement les arrangements sublimes de Benny Carter et les soli de piano d’Herman Chittison.

Dans tous ces lieux où passent géants et artisans, il y a toujours quelques hommes, quelques femmes, venus non pour la danse mais pour la musique… Ceux-là vendraient leur âme au diable pour pouvoir arrêter le temps lors de ces moments d’indicible bonheur que leur dispensent les musiciens, pas toujours très conscients quant à eux de l’importance déterminante que revêtent leurs apparitions publiques. Si Armstrong donne trois concerts, les vrais convertis y seront les trois soirs ; s’ils n’ont pas assez d’argent pour entrer dans les casinos où se produit Hawkins, ils trouveront bien la fenêtre à travers laquelle des bribes de son seront audibles… Encore très rare en 1930, cette race nouvelle aura doublé en nombre ou triplé à la fin de la décennie et elle aura décuplé cinq ans plus tard !

Par le biais du cinéma nouvellement converti au parlant – et donc à la musique – le grand public, loin de cette passion ravageuse, assiste sans rechigner aux exhibitions romancées de quelques monstres sacrés de la musique de danse américaine (Benny Goodman, Duke Ellington, etc.). Les airs popularisés par ces films musicaux constitueront une part importante du répertoire des grandes formations qui vont bientôt être monnaie courante un peu partout dans le pays, faisant pour un temps du jazz (ou de la musique jazzy) la musique de danse et de divertissement par excellence.

L’ère des big bands

A l’image des machines dirigées par les dieux américains de la «swing craze» (Benny Goodman, propulsé King of Jazz après Paul Whiteman, Glenn Miller, Tommy Dorsey, Artie Shaw, etc.), vont en effet se constituer en Belgique un certain nombre de grandes formations, professionnelles ou – le plus souvent – amateurs, bientôt attraction indispensable des grandes salles de danse. A partir de 1935-1936, ces orchestres commenceront à fréquenter les studios d’enregistrement, inaugurant un processus qui connaîtra son apogée pendant la Seconde Guerre mondiale lorsque, privés des “originaux” américains, les amateurs de jazz se rueront sur les productions nationales.

Parmi les innombrables big bands – de qualité variable – qui poussent comme des champignons aux quatre coins du pays, quelques-uns émergent dont la réputation va leur assurer un succès considérable en Belgique, et un large crédit à l’étranger. Mieux, à l’occasion, et sous les auspices des jeunes infrastructures qui se mettent en place, des concerts-galas seront organisés dans les salles les plus prestigieuses, concerts dont ces formations seront les vedettes! Prennent leur envol au milieu de la décennie (sur base de formations antérieures moins structurées), ceux qui vont s’imposer comme les grandes vedettes : notamment le pianiste Stan Brenders, déjà en activité depuis pas mal de temps aux côtés des pionniers et qui dirige depuis 1932 l’orchestre symphonique de l’I.N .R. ; lorsqu’en 1936, la décision est prise de monter, à l’image de ce qui se passe en Angleterre et aux Pays-Bas, un orchestre de danse affecté à cette même institution, c’est à Brenders que l’on en confie la création et la direction. Sont engagés dans cet orchestre une sélection de jeunes musiciens attirés par le jazz – et qui en constitueront bientôt l’élite : John Ouwerx (p), Jack Demany (ts), Josse Aerts (dm), etc. Le 19 janvier 1936, le jazz entre donc officiellement à la radio belge : une nouvelle ère de diffusion commence. La même année, un saxophoniste originaire de Tongres, acquis à la cause du jazz depuis longtemps, Fud Candrix – un des meilleurs solistes belges d’alors – monte lui aussi une grande formation, destinée à écumer les salles de bal et les galas ; une des vedettes en est le trompettiste Gus Deloof qui a fait un séjour dans l’orchestre de Ray Ventura. Enfin, un Nivellois, Jean Omer, instrumentiste brillant et chef accompli, complète le triumvirat qui va dominer la scène belge pendant une dizaine d’années : à partir de 1938, son orchestre sera pour l’essentiel attaché au Bœuf sur le Toit, un des principaux établissements bruxellois où il n’est pas rare de voir débouler l’un ou l’autre jazzman américain de passage (ainsi, peu avant la guerre, Coleman Hawkins, sera un habitué du Bœuf ; et Benny Carter écrira plus d’un arrangement pour l’orchestre d’Omer). La formation de Brenders, fonction oblige, s’ouvrira parfois au jazz symphonique en s’adjoignant une section de cordes ; Candrix, lui, suit une trajectoire plus strictement jazz et fréquente de manière plus assidue les studios d’enregistrement ; Jean Omer, enfin, peut se vanter d’avoir dans ses rangs des improvisateurs hors pair, tel le saxophoniste Jean Robert, un des premiers grands solistes belges qui se livrera avec Hawkins, lors de son séjour dans l’orchestre, à des joutes mémorables…

Fud Candrix & His Orchestra © dragonjazz.com

Dans la foulée des «trois grands», on trouve alors les formations de Jack Kluger, Eddie Tower, etc. En province, on retiendra l’orchestre de Lucien Hirsch, omniprésent dans les soirées de prestige dès 1930 (et un des premiers big bands à graver un disque cette même année), et dès 1935-1936, celui, nettement plus «jazz», de Gene Dersin qui connaîtra son apogée à Liège pendant l’Occupation et à Bruxelles dans l’immédiat après-guerre. De la même manière que les orchestres de Brenders, Candrix et Omer se présentent avec le recul comme d’authentiques “all-stars”, ces deux orchestres liégeois voient défiler les principaux musiciens locaux (Vic Ingeveld, Jack Kriekels, Bobby Naret, etc.), lesquels “monteront” pour la plupart à Bruxelles à un moment ou à un autre et s’en iront grossir les orchestres de la capitale.

Tous ces orchestres proposent dans l’ensemble un répertoire copié des orchestres américains ; pourtant, il existe une proportion importante d’œuvres et d’arrangements dus à des musiciens belges (Jack Demany, Peter Packay, Jean Delahaut, etc.).

Combos et jam-sessions

Il existe aussi en Belgique de nombreuses petites formations mais peu d’entre elles se maintiennent de manière stable à cette époque où la grande formation est la norme. On notera toutefois les combos gorgés de swing que dirigent des solistes comme l’Anversois Robert De Kers (Cabarets Kings) ou le Bruxellois Gus Deloof ; et on soulignera le cas du Rector’s Club, fixé à Liège, mais se produisant un peu partout en Belgique et en Europe et qui se maintiendra pendant douze ans environ avec un personnel presque inchangé, au centre duquel on trouve, sous les “ordres” du Lorrain Jean Bauer, un des principaux solistes belges d’alors, le trombone Albert Brinckhuyzen.

Pourtant, le cadre rigide de la grande formation ne manque pas de se révéler frustrant pour les musiciens suffisamment imprégnés de jazz pour désirer suivre les traces des grands solistes américains sur la voie de l’improvisation. A de rares exceptions près, pas davantage que les big bands, les combos se produisant en cabaret n’ont l’occasion de se défouler dans ce sens (il faut bien jouer pour le public qui n’a que faire de ces improvisations, pour lui le plus souvent indéchiffrables). Reste la jam-session. Aux Etats-Unis à la même époque, les solistes des grandes formations se retrouvent après leur travail (after hours) dans de petits clubs spécialisés – ou au domicile privé de l’un ou l’autre initié [N.B. 15] – et se lancent à corps perdu dans une musique débridée et expressive, très différente de celle qu’ils sont obligés de jouer pour gagner leur vie. Chez nous, cette pratique reste peu répandue – et il n’y a pas beaucoup de bons solistes avant 1940. Toutefois, quelques jam-sessions seront organisées à Bruxelles comme en province, notamment par les sections du Jazz Club de Belgique. Dommage que le walk-man n’ait pas encore été inventé à l’époque : faute de témoignages sonores consistants, nous en sommes en effet réduits aux conjectures quant à la densité de ces premières jams.

Parmi les solistes belges, on trouve encore, aux côtés de Jean Robert, Gus Deloof, Robert De Kers et Albert Brinckhuyzen, déjà cités, les quelques musiciens suivants : John Ouwerx, Omer de Cock et Coco Collignon (p), Jack Kriekels, Jack Lauwens, Jean Omer, Victor Ingeveld, Bobby Naret et Jack Demany (sax), Josse Breyre (tb qui joua longtemps dans les rangs de l’orchestre Ray Ventura), Arthur Peeters (b), Josse Aerts (dm) et Gus Viseur (ace), un des maîtres de l’accordéon-jazz, qui travailla à de nombreuses reprises aux côtés de Django Reinhardt [N.B. 16]. La plupart d’entre eux, rapidement rejoints par une nuée de jeunes musiciens, verront leurs talents de solistes paradoxalement reconnus pendant la période de l’Occupation.

N.B. 15 : Les fameuses «rent parties» par exemple, organisées par certains particuliers à leur domicile afin de payer leur loyer !

N.B. 16 : Lequel Django étant né à Liberchies.

Robert PERNET & Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Jazz in Brussels ; ©rtbf.be ; © dragonjazz.com ; © Pierre Mardaga | remerciements à Jean-Pol Schroeder


More Jazz en Wallonie et à Bruxelles…

01. PERNET & SCHROEDER : La préhistoire du jazz belge (1867-1917)

Temps de lecture : 9 minutes >

Minstrels

Géographiquement, le minuscule pays qu’est la Belgique occupe une position clé qui lui a valu, au fil de l’Histoire, bonheurs et malheurs divers. Sans doute cette situation a-t-elle favorisé la richesse culturelle qui caractérise ce bout d’Europe ouvert sur l’Océan.

C’est ainsi que la Belgique fut, avec l’Angleterre et la France, un des premiers pays à accueillir la nouvelle musique née aux Etats-Unis à la fin du siècle précédent, musique qui allait révolutionner littéralement la façon de voir, de penser et “d’agir” la Chose Musicale : le jazz !

Peut-être la réalité coloniale d’alors prédisposa-t-elle les Belges à accueillir une musique dont les racines profondes remontent en définitive à l’Afrique. Il n’était pas rare en effet que des “spectacles” directement importés du Congo Belge soient proposés à un public partagé entre la fascination et la condescendance. (On peut imaginer que l’intérêt pour la musique “cuivrée” : fanfares, etc. procédait du même sentiment complexe – n’oublions jamais que l’instrument-roi du jazz, le saxophone – fut inventé, en 1846, par le Dinantais Adolphe Sax !). Cependant, c’est sans doute d’abord et surtout grâce aux contacts privilégiés entretenus avec les Etats-Unis à la charnière des deux siècles que le nouveau “son” s’est imposé chez nous de manière particulièrement marquante (avec, dans les premiers temps, le même mélange ambigu de fascination et de mépris condescendant).

En réalité, la fin de la première guerre ne fera qu’accentuer et porter à son comble la vogue dont jouissaient depuis les premières années du XXe siècle les produits importés du Nouveau Monde. Quoique certains chroniqueurs s’attachent dès cette époque à de prémonitoires mises en garde contre les excès de ce phénomène, les journaux d’alors abondent en américanismes de tous genres : tout ce qui est marqué du label “made in U.S.A.” se pare d ‘un prestige particulier. L’imagerie populaire emprunte elle aussi avec régularité – et ce bien avant 1900 – certains clichés à l’univers référentiel d’outre-Atlantique… Avivée encore par la diffusion du célébrissime roman d’Harriet Beecher-Stowe (Uncle Tom’s CabinLa Case de l’Oncle Tom, 1852) [N.B. 1] : une des “modes américaines” les plus prolifiques sur le sol européen est sans doute celle du “gay negro Boy”, ce petit noir rieur que l’on trouve dans les publicités, les programmes, etc. Et ceci nous amène très précisément au début de “l’ère préhistorique” de l’Histoire du Jazz en Belgique, en plein milieu du XIXe siècle.

N.B. 1 : En Belgique, l’influence de l'”oncle-tomisme” se retrouve dans le titre donné à différentes pièces musicales l’année même de la traduction du roman: Le Père Tom (quadrille pour piano de H. Marx), Plus d’esclavage : Tom’s Galop (de L. F. Revius), L’oncle Tom (Lefevre/Montelle), etc.

C’est bien avant 1900 qu’il faut remonter pour trouver les premières traces de “pré-jazz” [N.B. 2] en Belgique.

N.B. 2 : On entend par pré-jazz les différentes formes musicales ayant préparé l’avènement du jazz (minstrels, ragtime, mais aussi blues, spirituals, worksongs, etc.).

En 1851, en effet, une troupe américaine de “Minstrels” [N.B. 3], les Hooley’s [N.B. 4], effectue une tournée en Europe, visite Bruxelles, entre autres capitales, et offre à ses habitants le spectacle, nouveau pour eux, de ces personnages au visage passé au cirage, qui chantent le plus souvent en s’accompagnant d’instruments rythmiques (le banjo, par exemple) utilisés de manière tout à fait personnelle, avec de fréquents recours au rythme syncopé. Premier d’une longue série de spectacles – de qualité variable – qui auront à moyen terme le mérite de familiariser l’oreille du public belge à ce nouvel univers sonore qui va se trouver transcendé par le jazz quelques années plus tard.

N.B. 3 : Né aux Etats-Unis en 1842 (formation par Dan Emmen des Virginia Serenaders), le spectacle dit “Minstrel” a pour prétexte et pour axe la parodie de la vie des noirs par des comédiens blancs grimés ; ce qui fait l’importance du Minstrel, c’est que dans cette parodie entre en ligne de compte la “musique” des noirs !
N.B. 4 : Au sein desquels – pour la petite histoire – se retrouvera bien malgré lui embrigadé un certain professeur E. J. Cornu, chef d’orchestre belge sérieux en diable, qui accepta trop hâtivement un contrat pour le Hooley ‘s Opera House de New York ; rien n’a pu le consoler, dit-on, du déshonneur de s’être barbouillé le visage de cirage !

En 1878, lorsque l’on fonde à Bruxelles le Conservatoire Africain, l’uniforme et le maquillage type du Minstrel sont utilisés par les respectables membres de cette institution quand ils vont quêter “pour les pauvres” – et qu’ils préfèrent ne pas être reconnus ! – L’image est donc bel et bien entrée dans les mœurs… Il faut dire qu’elle est constamment réactivée par l’apparition, sur les scènes des music-halls des grandes villes (Bruxelles, Liège, Charleroi, Gand…) et au programme des cirques itinérants (Barnum, par exemple), de comédiens dont le numéro relève de près ou de loin du genre “Minstrel”.

Impossible de citer tous les “Minstrels Shows” (et assimilés) qui écument la Belgique entre 1851 et 1914. On retiendra à titre indicatif les noms colorés de “Monsieur Berleur” (1878), “Small and Long” (1893), “Monsieur Nowil’s” (1901), “John Tom” (1900), “Les Freeze Brothers” (1900), etc. Afin de bien préciser à qui l’on avait affaire, ces noms sont généralement suivis de mentions-types du genre : “Nègres burlesques”, “Nègres musicaux”, “Negro Musical Excentric”, “Minstrel Nègre”, etc., voire “Bric-à-brac musical “(Tom Hill, 1901) ! Parmi les troupes complètes ayant tourné en Belgique, on notera aussi le “American Negro Comic Scene”, le “Charlie Phoits Pinaud Troupe”, le “Ballet Noir : la Civilisation”, “Bum and Evans”, “The Elks”, “Les 17 Zouaves Américains” ainsi que le fameux “Buffalo Bill’s Wild West Show” qui en 1891 fait un tour de Belgique (Bruxelles, Liège, Charleroi, Mons, Namur) fort remarqué. A l’intérieur de ces troupes ou de ces tandems se trouvent à coup sûr d’excellents musiciens qui seront les premiers à apporter la bonne nouvelle au public belge : ainsi, au sein du “John Smith’s Piston Trio” œuvrent des instrumentistes dont la presse relèvera en 1901 “l’étonnante virtuosité” ; de même, le trombone du “Quartett Musica, virtuose Vinda Bona” en remontrerait, paraît-il, à “maints solistes de nos orchestres… sérieux !”

Le succès de ces “Minstrels” va déterminer de nombreuses vocations parmi les gens du spectacle en Belgique. Ainsi, pour le prix d’une boîte de cirage, de quelques syncopes, et d’un pseudonyme – en général assez banal – un Bruxellois, un Liégeois ou un Gantois se muent du jour au lendemain en “nègre rigoleur”, origine garantie. Les plus doués de ces apprentis-préjazzmen ne nous ont laissé que des noms de scène et – au mieux – leur photographie : on se souviendra ainsi de “John Tom”, nègre burlesque d’origine gantoise, dont la réputation s’étend jusqu’en Allemagne pendant les dernières années du XIXe siècle ; de “Bi-Bo” (parfois appelé également Bi-Bo-Bi!), surnommé “le roi des cloches” – à cause d’un numéro musical réalisé à l’aide d’un jeu de clochettes ; de “O’Sems”, qui, avec un maquillage imité de celui de la Star du Minstrel, Eugène Stretton, se produira un peu partout en Europe; de “Liette Dolis”, spécialiste – non grimée – du cake-walk [N.B. 5], qui jouera dans “Bruxelles Cake-Walk” et travaillera à plusieurs reprises en compagnie de Louis Frémaux, le plus célèbre ragtimer belge ; et de “George & Charlie”, un duo dont l’un des protagonistes n’est autre que le futur “as de la batterie”, Jos Aerts [N.B. 6]. Toutefois, si les “nègres rigoleurs” solitaires ou les tandems foisonnent, aucune troupe importante de spectacle Minstrel ne sera montée par des artistes belges.

N.B. 5 : Danse ombilicalement liée à la naissance du jazz, le cake-walk était une des scènes quasi obligées du spectacle de Minstrels. Autonomisé musicalement, il apparut ensuite au répertoire des fanfares…
N.B. 6 : Qui se commettra également au sein des “Original Tady’s Musicaux Excentriques”. Pour mémoire, citons encore parmi les Minstrels Belges Mister Bobo, Ni No Ni, Billy & Georges, Les Tady’s, The Marcots, etc.

Ragtimes et fanfares…

Le message musical que véhiculent – parfois maladroitement – les Minstrels Shows, va s’exprimer de manière plus explicite dès le tournant du siècle, à travers partitions, cylindres et fanfares : même si le mot “ragtime” [N.B. 7] n’est que rarement mentionné tel quel, les accents de la nouvelle musique syncopée apparaissent à tous les tournants de la sphère musicale de l’époque.

N.B. 7 : “Ragged Time”, temps déchiré, locution utilisée aux U.S.A. pour désigner la nouvelle musique syncopée.

Gramophone Chantal (détail, 1915) © DR

En 1878, le phonographe d’Edison est en démonstration au Panopticum de Monsieur Castan à Bruxelles. Un quart de siècle plus tard, toutes les grandes villes du pays auront leurs “disquaires”. Très vite, des cylindres puis des disques, sont pressés en Belgique même, mais il n’y aura pas de véritable studio d’enregistrement avant de nombreuses années… La principale firme belge d’alors, Chantal, se trouve à Gand ; elle fait connaître notamment sous couvert de dénominations passe-partout – orchestre de danse Chantal, jazz-band Chantal, etc. – des orchestres américains de qualité. Pour le reste, la diffusion de la nouvelle musique passe naturellement par l’importation et certains magasins spécialisés proposent à leur clientèle les catalogues Columbia, Zon-o-phone, Odéon, etc. spécifiant dans leurs publicités qu’ils mettent à disposition les “dernières nouveautés américaines”. En 1902 s’ouvre à Liège un Comptoir américain des phonographes, graphophones et gramophones Edison qui propose quelques 10.000 cylindres différents !

Sur les catalogues discographiques comme sur les nombreuses partitions qui circulent, on trouve assez régulièrement les mentions “danse américaine”, “two-steps”, “fantaisie américaine”, voire “ragtime”, le plus souvent rehaussées par une iconographie proche de celle de l’univers Minstrel. Aux éditions Schott (fondées en 1923), on vend une bonne partie de l’œuvre de Louis-Moreau Gottschalk, compositeur qui influença Scott Joplin.

Parmi les Minstrels “tournant” en Belgique, certains se révèlent de manière plus affirmée des “ragtimers” ; ainsi, en 1896, le banjoïste Edgar Allen Cantrell et le mandoliniste Richard Williams sillonnent l’Europe au son d’un ragtime caractérisé. Des fanfares américaines prestigieuses font bientôt leur apparition sur les scènes belges : ainsi, en 1878, le fameux Orchestre Gilmore (22e régiment d’infanterie de New York, 65 exécutants, “le seul rival de Sousa”) se produit à l’Alhambra de Bruxelles. Et John-Philip Sousa lui-même développe les fastes de son éléphantesque orchestre à Liège et à Bruxelles en 1900 ; dans son répertoire sont inclus des pièces syncopées (cake-walk, etc.) et des “featuring” permettant aux solistes (trompettistes, trombones…) de s’exprimer avec une puissance et une virtuosité qui laissent pantois les spectateurs. Sousa reviendra à Bruxelles en 1903 pour proposer cette fois une pièce sans équivoque : Piece of Ragtime ! En 1910, à l’Exposition de Bruxelles, les “Alabama Minstrels” jouent très vraisemblablement une musique spécifiquement “rag” (au sein de cette formation figure probablement le ragtimer Joe Jordan, ancien compagnon du fameux “Jim Europe”). La même année, les Bruxellois peuvent suivre les cours de danses américaines donnés par le “Professeur Mc Claim”, personnage haut en couleur, jadis associé aux Georgia Minstrels et créateur dès 1895 d’un spectacle “grandiose” intitulé “Black America” ! Pour mémoire, il existe aussi à Bruxelles dès le début du siècle un parc d’attractions américaines, le Kiralfy’s American Park ; et en 1900 a été inauguré, toujours à Bruxelles, le Café de Paris où, au sein de l’orchestre dirigé par le pianiste belge André “Andrini Gerebos”, on trouve le banjoïste américain Seth Weeks.

Comme on pouvait s’y attendre, la nouvelle musique ne tarde pas à faire des émules parmi les musiciens belges. Certains d’entre eux n’ont d’ailleurs pas attendu la vogue de la nouvelle musique pour émigrer aux Etats-Unis et s’y faire un nom (les musiciens belges sont alors réputés) dans les plus grands orchestres : ainsi, Jean Moeremans entre-t-il dès avant 1900 dans l’U.S. Marine Band et a-t-il le privilège de graver les premiers soli de saxophone jamais parus sur disque plat. Dans le catalogue Victor, on pouvait lire cet édifiant éloge du saxophoniste belge : “Mr Moeremans is considered the best saxophone player in America if not in the world !“. Et lorsque le Sousa’s Band vient en Europe, il compte parmi ses membres plusieurs musiciens belges !

En 1905, Geo Deltal compose le premier ragtime belge en date : We also Baby Cake Walk, de nombreux autres suivront, signés J.W. Paans, François Simon, Robert Guillemijn dont la réputation dépassera bientôt les frontières de la Belgique ; et encore Jules Delhaxhe, Emile Siroux, Jacques Bruske, etc. Mais le plus célèbre d’entre eux est assurément Louis Frémaux (1876-1937) qui, dès 1903, compose la musique de la revue Bruxelles Cake-Walk et publie en 1907 le fameux Toboggan qui fera le tour d’Europe et sera enregistré à plus de vingt reprises ; en 1909, un journal allemand écrivait : “… Toboggan est un scottische : son origine est nettement plus américaine qu’écossaise parce que le rythme rappelle beaucoup plus le cake-walk…

Au chapitre “ragtime belge”, on pourrait encore inclure le nom d’Harry Fragson, originaire d’Anvers, superstar des scènes londoniennes et parisiennes d’alors ; il nous laissera une œuvre, malheureusement perdue, intitulée : Songs and operas in Ragtime. Et citer quelques instrumentistes typés comme ce “Jakson” (un pseudonyme évidemment) qui se livrait à “20 imitations augmentées de banjo et de xylophone” ; ou ce Harry Watson, xylophoniste virtuose de l’Olympia de Bruxelles – qui était en réalité un Liégeois nommé Eugène Billiard. Enfin le pianiste Jean Paques, quoiqu’il sorte du cadre chronologique de ce chapitre, est à mentionner ici : “condamné” à ne jamais vraiment franchir la barrière qui sépare la “Novelty Music” du jazz, il sera, pendant les années 20, un des plus brillants ragtimers européens.

La place manque pour esquisser un panorama complet de la scène syncopée belge du début du siècle ; la Belgique compte alors de très nombreux orchestres (en activité dans les dancings, dans les Casino-Kursaal et autres “Rinkings” (pistes de patinage) comme, à Bruxelles, le fameux Palais de Glace St-Sauveur et dans le répertoire de ces orchestres se glisse régulièrement l’une ou l’autre pièce syncopée. A l’aube de la Première Guerre mondiale, le monde du divertissement – il ne sera question de “culture” que bien plus tard – a donc pu s’imprégner, dans les grandes villes belges en tout cas, d’une musique qui, sans être du jazz, présente néanmoins certains caractères qui en préfigurent la fulgurance.

Robert PERNET & Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés), correction et actualisation par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol et al., Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DR ; © Pierre Mardaga | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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JONGEN, Joseph (1873-1953)

Temps de lecture : 13 minutes >

JONGEN, Marie, Alphonse, Nicolas, Joseph, organiste, pianiste, compositeur, chef d’orchestre et pédagogue, né à Liège le 14 décembre 1873 et décédé à Sart-lez-Spa (Jalhay) le 12 juillet 1953.

Deuxième des onze enfants nés du mariage d’Alphonse Jongen et de Marie Marguerite Beterman, le petit Joseph fait preuve, dès son plus jeune âge, d’un don très vif pour la musique. Après avoir reçu ses premières leçons de musique de son père, il est inscrit au Conservatoire royal de sa ville natale le 10 octobre 1881, par dérogation spéciale (il n’avait pas encore atteint l’âge de huit ans !), en même temps que son frère aîné Alphonse ; il y fera des études exceptionnellement brillantes, sanctionnées par un premier prix de fugue par acclamation en 1891 et, pour la formation instrumentale, par une médaille de vermeil (diplôme supérieur) pour le piano (1892) et pour l’orgue (1896).

Jongen a commencé à composer de la musique dès l’âge de treize ans, vivement encouragé par son père, et il ne s’arrêtera que deux ans avant sa mort… Notons également que son père a noté tous les titres de ses premières compositions dans un petit carnet, avec les dates et les éditeurs éventuels ; par la suite, Joseph Jongen prendra la relève et notera tout lui-même, ce qui nous permet, aujourd’hui, de disposer d’une source d’information sûre sur ses œuvres, ce qui est sans aucun doute un cas unique dans l’histoire de la musique. En été 1893, alors qu’il n’a pas encore vingt ans accomplis, il commence à écrire un quatuor à cordes, qu’il terminera (une première tentative l’année précédente n’avait pas abouti) et présentera l’année suivante au concours annuel de la classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique et qui remportera le prix : ce coup d’essai fut, en réalité un coup de maître, et les membres du jury ne se sont pas trompés en couronnant l’œuvre d’un très jeune compositeur qui faisait déjà preuve d’une maîtrise étonnante. En octobre de la même année, il commence précocement et modestement sa carrière d’enseignant en devenant répétiteur (c’est-à-dire assistant) de la classe d’harmonie au Conservatoire royal de Liège et il restera en fonction jusqu’au 19 février 1898, date à laquelle il sera nommé professeur adjoint de la même classe.

Encouragé par ces succès, il se prépare au Grand Concours national de composition (appelé familièrement “Prix de Rome belge”), sous la férule de Jean-Théodore Radoux, directeur du Conservatoire royal de Liège. Il se présente au concours de 1895 et remporte le Second Prix, avec sa cantate dramatique Callirhoé ; deux ans plus tard, il se représente et remporte cette fois le Premier Grand Prix, avec sa cantate dramatique Comala : c’est la consécration pour un jeune compositeur de vingt-quatre ans, qui a déjà écrit une soixantaine d’œuvres, surtout vocales, mais aussi quelques pièces d’orgue qui ont déjà fait l’objet d’une publication  par la Veuve Muraille, à Liège. La récompense de sa victoire est l’attribution d’une bourse de voyage de quatre annuités de 4.000 francs-or chacune pour lui permettre de séjourner à l’étranger en vue de parfaire sa formation et sa culture, en Allemagne, en France et en Italie.

En octobre 1898, Jongen quitte donc Liège pour Berlin, qu’il considère alors comme le principal centre musical en Europe. Il y rencontrera le violoniste Eugène Ysaÿe, qui lui commandera un concerto pour violon, que ce dernier ne jouera jamais…  Il y rencontrera également les chefs d’orchestre Nikisch et Weingartner, de même que les compositeurs Gustav Mahler et Richard Strauss. Il découvre alors le concerto pour violon de Brahms, joué par Joachim, alors l’un des plus célèbres violonistes européens. Il assistera à la première des poèmes symphoniques Ein Heldenleben et Don Juan, sous la direction du compositeur Richard Strauss. Il compose une symphonie qu’il jugera lui-même “affreusement longue” (sous l’influence de Mahler ?) et séjournera quelques semaines à Bayreuth, pour faire le traditionnel “pèlerinage” wagnérien. De là, il passera ensuite à Munich, où il restera pendant quatre mois et où il composera son concerto pour violon à l’intention de son ami Émile Chaumont. Fin février 1899, il retourne à Berlin, où le violoncelliste liégeois Jean Gérardy, soliste favori de Nikisch, lui commande un concerto pour violoncelle.

Après quelques semaines, il rentre à Liège. La prochaine étape sera Paris, incontournable en cette année de  l’Exposition universelle 1900. Il y fréquentera Vincent d’Indy et le milieu de la Schola Cantorum, mais aussi l’organiste Louis Vierne et le compositeur et organiste Gabriel Fauré. L’année suivante, il part pour Rome, où il se liera d’amitié avec Florent Schmitt, alors pensionnaire à la Villa Médicis. Il y écrira l’un de ses chefs-d’œuvres : le Quatuor avec Piano, opus 23, alors qu’il n’avait même pas de piano à sa disposition… En rentrant en Belgique, il fit un crochet par Paris et fit entendre sa nouvelle œuvre à Vincent d’Indy qui, très enthousiaste, l’invita à la présenter à la Société nationale de musique l’hiver suivant. C’est l’une de ses œuvres les plus jouées : pendant les années d’exil (1914-1919) en Angleterre, elle a été jouée plus de cent fois, toujours avec le plus grand succès. Une autre de ses œuvres les plus jouées et les plus populaires a été écrite la même année, en dix jours, pour se reposer de l’écriture de son quatuor avec piano : il s’agit de la Fantaisie sur deux noëls wallons, pour orchestre.

“Comala” (1897) © joseph-jongen.org

Rentré au pays, il reprend ses activités d’enseignant : son cours d’harmonie au Conservatoire royal de Liège, où il sera titularisé à la date du 30 mai 1911, mais aussi, à partir de 1905, des cours d’orgue, d’harmonie, de contrepoint et de fugue à la Scola Musicae de Schaerbeek, une école fondée par le Liégeois Théo Carlier, laquelle ambitionnait d’être au Conservatoire royal de Bruxelles ce que la Schola Cantorum était au Conservatoire national de Paris, mais qui n’eut qu’une existence éphémère. Quelques années plus tard, il enseignera les mêmes matières à l’Académie de musique d’Ixelles, fondée et dirigée par Théo Ysaÿe, le frère du célèbre violoniste. Au début de l’année 1907, il termine une œuvre originale : un trio pour violon, alto et piano, intitulé Prélude, Variations et Final, un titre qui rappelle une œuvre pour piano de César Franck. C’est l’une de ses œuvres les plus accomplies. à beaucoup d’égards. En 1908, il publie son Quatuor avec Piano, opus 23, à Paris, chez Durand et Fils, l’éditeur de Debussy, de Ravel et plus tard de Fauré. Désormais, sa musique sera beaucoup mieux diffusée et davantage jouée en France.

L’année 1909 est une année faste pour Jongen : il épouse, le 26 janvier, à l’hôtel communal de Saint-Gilles (Bruxelles), Valentine Ziane, une pianiste qu’il avait rencontrée chez Octave Maus, l’avocat et animateur de la vie musicale bruxelloise, fondateur du Cercle des XX et de La Libre Esthétique. Jongen lui avait déclaré sa flamme en musique avec une mélodie, Quand ton sourire me surprit et avait composé, pour célébrer leurs fiançailles, Soleil à Midi, une superbe pièce pour piano. Le jeune couple s’installa au n°3 de la place Loix, à Saint-Gilles (Bruxelles). De ce mariage naîtront trois enfants : Christiane, Josette et Jacques. Mais les parents de sa jeune épouse possédaient un jolie maison de campagne à Cockaifagne, un hameau de Sart-lez-Spa (aujourd’hui dans l’entité de Jalhay). Jongen y passera tous les étés (sauf pendant les années d’exil en Angleterre) et c’est dans un petit pavillon annexe qu’il composera désormais, pendant les congés scolaires, dans un environnement sain et particulièrement reposant.

Au début de l’année 1913, on crée, à La Libre Esthétique, deux de ses œuvres : la Sonate pour violoncelle et piano, dédiée à Pablo Casals, et les Deux Rondes wallonnes, pour piano. Quelques mois plus tard, il termine Impressions d’Ardenne, pour orchestre. En juillet, son concerto de violon est créé par Charles Herman à Scheveningen, avec un succès triomphal. En cette fin d’année, Jongen a maintenant 40 ans : il entre dans sa période de maturité et commence, sans s’en douter, la seconde moitié de son existence.

Mais le 4 août de l’année suivante, les armées allemandes envahissent la Belgique, dont l’Allemagne avait pourtant été, avec l’Angleterre, l’un des garants les plus sûrs de sa neutralité… Après quelques jours de flottement, et surtout après les massacres de civils, notamment à Dinant, les Jongen décident de quitter Bruxelles pour Westende, où les Ziane avaient une villa de vacances, puis, devant l’avancée des troupes ennemies, il partent pour Dunkerque, afin de gagner l’Angleterre. Une des sœurs de son épouse y était installée avec son mari à West Didsbury, près de Manchester. Plus tard, ils s’installeront à Londres, dans la commune de Saint Marylebone. Ils passeront presque tous les étés à Bornemouth, dans un petit cottage qui remplira le même rôle que celui de Cockaifagne, en offrant au compositeur la quiétude nécessaire à son travail de création. À Londres, Jongen rencontrera plusieurs  musiciens belges émigrés comme lui en Angleterre. Devant la nécessité de gagner sa vie, il donne un grand nombre de récitals d’orgue et fonde, très rapidement, un groupe de musique de chambre dans lequel il joue la partie de piano : d’abord le Belgian Trio, avec le violoniste Désiré Defauw et le violoncelliste Léon Reuland, ensuite le Belgian Quartet, avec Désiré Defauw, le célèbre altiste anglais Lionel Tertis et le violoncelliste Émile Doehaerd. Ensemble, ils joueront plus de cent fois son Quatuor avec Piano, opus 23, avec un succès qui ne se démentira jamais. À propos de cette œuvre, il écrira : “J’ai connu là les plus vibrants succès de ma carrière. Après la première exécution de mon Quatuor avec Piano, c’était du délire : quatre, cinq, six rappels !!! “

En été 1915, il se remet à la composition et écrit une Suite pour alto et orchestre, à l’intention de son partenaire, l’altiste Lionel Tertis, qui ne la jouera pas ; c’est Maurice Vieux, le professeur d’alto du Conservatoire national supérieur de Paris qui la fera connaître au public après la Grande Guerre. En 1917, Jongen rencontre l’éditeur suisse Kling, qui venait de racheter la maison d’édition Chester ; ce dernier est très impressionné par ses œuvres récentes et lui propose de les éditer : après Paris, c’est Londres et tout le monde musical anglo-saxon qui s’ouvre maintenant à lui.

L’année suivante, il écrit deux superbes sérénades pour quatuor à cordes ; en octobre, il a la surprise et la grande joie de revoir son frère Léon, qui vient passer une semaine avec lui. Léon, qui vivait alors à Paris, se fera l’ambassadeur de son frère auprès des chefs d’orchestre parisiens, avec beaucoup d’efficacité et de succès, ce qui explique que beaucoup de ses œuvres orchestrales y furent jouées dans les meilleures conditions. Au même moment, Jongen écrit une autre de ses œuvres majeures : la Suite pour Piano en forme de Sonate, qui sera publiée par Chester deux ans plus tard. C’est une œuvre en quatre parties, dont chacune peut être jouée séparément. La deuxième partie, La neige sur la Fagne, est un rappel douloureux du bonheur perdu de Cockaifagne ; elle a ceci de particulier qu’elle est écrite sur trois portées au lieu de deux, comme c’est le cas de quelques œuvres pour piano de Debussy et de Ravel, deux compositeurs que Jongen appréciait de plus en plus.

La maison de Cockaifagne © joseph-jongen.org

Rentré en Belgique fin janvier 1919, Jongen ne peut pas réintégrer tout de suite la maison de la place Loix, qui avait été réquisitionnée par l’occupant et attribuée à d’autres locataires. Il passe quelques semaines dans la maison familiale du Mont-Saint-Martin à Liège, puis rue du Portugal à Saint-Gilles (Bruxelles), chez sa sœur Anna. Il apprend que son vieil ami le violoniste Émile Chaumont a pu sauver quelques meubles et surtout l’ensemble de ses manuscrits, qu’il n’avait pas pu emporter lors de sa fuite. Pour le remercier de cet acte de dévouement et de courage, il écrit à son intention un Poème héroïque pour Violon et Orchestre, opus 62. Chaumont avait également pris contact avec Léon Frings, le fondateur des Éditions Musicales de l’Art Belge, dès 1915 et lui avait suggéré de publier des œuvres de Jongen.

Le 11 août 1919, ce dernier signait ses premiers contrats de cession pour huit mélodies avec piano, ainsi que pour le Poème pour Violoncelle et Orchestre, dans sa version pour violoncelle et piano. Frings allait devenir son éditeur le plus important en Belgique ; comme il avait établi un excellent réseau de correspondants en Europe et au Canada, les œuvres de Jongen allaient connaître dorénavant une diffusion encore plus large.

Le 27 août 1920, Jongen était nommé professeur de fugue au Conservatoire royal de Bruxelles. Désormais, toutes ses activités pédagogiques auront lieu à Bruxelles et ses visites à Liège seront beaucoup moins fréquentes. Il enseignera la fugue pendant treize années scolaires, durant lesquelles  trente-deux premiers prix furent attribués à ses élèves, dont deux avec grande distinction (l’un d’eux au  violoniste Carlo Van Neste), et douze avec distinction, notamment aux compositeurs Léon Stekke et Sylvain Vouillemin, aux pianistes Rosane Van Neste (sœur du violoniste) et Suzanne Hennebert. En 1921, il était invité, pour la première fois, à faire partie du jury du Grand Concours de composition (Prix de Rome belge).

En ce qui concerne ses activités d’interprète, Jongen continue à jouer de l’orgue, notamment lors de l’inauguration de nouveaux instruments (ce sera le cas en 1930 pour l’orgue du Palais des Beaux-Arts et pour l’orgue de l’Exposition universelle de Liège, en 1940 pour l’orgue de l’I.N.R.-N.I.R.), mais en 1920, il est invité à diriger les concerts des Concerts Spirituels, une association de choristes et de musiciens amateurs fondée l’année précédente par un musicien médiocre et placée sous le patronage du cardinal Mercier. Très rapidement, il s’imposera comme chef d’orchestre et  programmera des œuvres nouvelles, dont certaines seront exécutées pour la première fois en Belgique, sous sa direction : le Psaume XLVII de Florent Schmitt, le Cantique des créatures d’Inghelbrecht, Le Roi David d’Arthur Honegger, le San Francesco d’Assisi de Gian Francesco Malipiero ainsi que Le cantique des cantiques d’Enrico Bossi. Il cessera cette activité lorsqu’il sera nommé directeur du Conservatoire royal de Bruxelles en 1925, mais gardera un excellent souvenir du travail réalisé : “bien qu’avec un chœur d’amateurs et un orchestre à cette époque très médiocre, nous avons fait de la bonne besogne (…) et je puis affirmer que jamais nous n’avons eu d’exécution médiocre tant nous avons eu d’enthousiasme autour de nous.”

Les années vingt sont pour Jongen compositeur des années fastes et les chefs-d’œuvre se succèdent : le Troisième Quatuor, terminé en 1921, est créé le jeudi 15 février 1923 par le Quatuor Pro Arte dans la grande salle du Conservatoire royal de Bruxelles, de même que les Treize Préludes pour Piano, écrits en 1922, joués pour la première fois en public le même soir le dédicataire Émile Bosquet, et enfin, toujours le même soir, la Rhapsodie pour Piano et Instruments à vent, une œuvre d’un modernisme étonnant, dont certains passages font penser à Ravel et même à Stravinsky. L’année 1923 voit naître l’une de ses œuvres les plus réussies et les plus populaires, le Concert à cinq, pour harpe, flûte, violon, alto et violoncelle, opus 71, écrit pour le harpiste Marcel Grandjany, qui lui écrira : “Je tiens à vous dire (…) combien je suis heureux de jouer votre Concert à cinq en première audition à notre concert. Je suis absolument dans la joie d’avoir une œuvre de cette valeur au répertoire de mon instrument – la partie de harpe « sonne » merveilleusement bien”.

Jongen devait noter, dans ses Quelques réflexions au sujet de mes œuvres : “peut-être la plus jouée de toutes mes œuvres. Près de 800 fois par le seul groupe Le Roy”. Dans la notice consacrée à son frère Joseph, Léon Jongen complète en affirmant que l’œuvre a été jouée en outre 400 fois rien qu’aux États Unis… Cette même année, deux articles lui sont consacrés, l’un par Charles Van den Borren, dans Arts et Lettres d’aujourd’hui (n° 6, du 16 février 1923) et par Auguste Getteman dans la très influente Revue Musicale de Paris (1er juillet 1923). Dans les deux cas, la notice biographique est complétée par le catalogue des œuvres. L’année suivante, Jongen allait écrire une Sonate pour flûte et piano, pour le flûtiste français René Le Roy, qui avait donné avec Grandjany et d’autres la  première audition publique de son Concert à cinq.

En août 1927, Jongen termina, à Cockaifagne, son dernier chef-d’œuvre : sa Symphonie concertante pour orchestre et orgue principal, opus 81, dédiée à son frère Léon et jouée pour la première fois en public le 11 février 1928 par lui-même à l’orgue, sous la direction de Désiré Defauw. Le vieil Eugène Ysaÿe, qui assistait à la première, lui écrivit trois jours plus tard pour lui dire son admiration et son enthousiasme : “Laissez-moi vous dire combien mon vieux cœur de musicien et de Wallon fut réjoui, ému, conquis par votre nouvelle symphonie (…) c’est un chef-d’œuvre, un monument qui fait honneur au pays tout entier et à la Wallonie en particulier (…) C’est attachant, varié, très personnel, riche en couleurs, plein d’harmonies curieuses (…) c’est nouveau mais en restant distingué, sans heurts violents (j’ai perçu un petit coin bitonal qui m’a fort diverti). La forme est claire, le plan bien dessiné et c’est tout le temps de la musique, de la bonne et saine musique qui parle, exprime, chante, intéresse constamment, suscite l’enthousiasme (…). Merci du tréfonds de mon cœur pour les fortes émotions que j’ai éprouvées (…)”.

Eugène Ysaÿe, son fils Gabriel et Joseph Jongen © joseph-jongen.org

Aujourd’hui encore, cette œuvre est jouée environ 300 fois par an rien qu’aux États-Unis, où elle jouit d’une incroyable popularité. En 1930, il écrivit sa meilleure œuvre pour orgue solo, sa Sonata Eroïca, pour l’inauguration des orgues monumentales de la grande salle (aujourd’hui Salle Henry Le Boeuf) du Palais des Beaux-Arts.

En 1934, à l’occasion de son soixantième anniversaire, mais aussi de la composition de son opus 100, Jongen fut fêté au Conservatoire par un concert de ses œuvres de musique de chambre et le lendemain par un concert de ses œuvres symphonique au Palais des Beaux-Arts, sous la direction du chef d’orchestre Erich Kleiber. Il reçut à cette occasion son portrait peint par l’artiste français Paul Charavel, médaille d’or au Salon des artistes français en 1927.

Parmi ses dernières œuvres, on notera trois morceaux de concours pour alto et piano, écrits à la demande de Maurice Vieux pour le concours public du Conservatoire national supérieur de Paris : Allegro appassionato, opus 79 (1925) ; Introduction et Danse, opus 102 (1935), et le Concertino, opus 111 (1940). On se souviendra que Jongen éprouvait pour Vieux un vif sentiment d’admiration et de reconnaissance, puisque c’était lui qui avait révélé au public sa Suite pour alto et orchestre, opus 48, après la défection de Lionel Tertis.

Le 10 mai 1940, les armées allemandes envahissaient, pour la seconde fois, la Belgique. Fuyant les bombes, les Jongen prirent, comme tant d’autres Belges, la route de l’exil et arrivèrent, après un voyage chaotique de dix-sept jours, à Mazères, dans l’Ariège, où ils trouvèrent un logement. C’est là que Jongen eut l’idée, pour tromper l’ennui et à la suggestion d’une amie fidèle, de commencer à écrire ses Souvenirs d’Enfance et de Jeunesse.

Après son retour à Bruxelles, Jongen s’efforça de reprendre la plume et de composer. Il écrivit alors quelques œuvres (chœurs et pièces pour piano, à destination de ses petits-enfants) qui connurent un grand succès. Il écrivit également quelques morceaux inédits pour différents instruments, pour les concours publics du Conservatoire royal de Bruxelles, à la demande de son frère Léon, qui lui avait succédé à la tête de l’institution. En 1943, il rencontra le pianiste Eduardo del Pueyo, qui lui demanda de lui écrire un concerto pour piano ; après des débuts très difficiles (Jongen était à l’époque très déprimé), il réussit à le terminer et il fut créé au Palais des Beaux-Arts le 6 janvier 1944, avec un succès triomphal. Il fut souvent joué par la suite par le dédicataire puis par d’autres pianistes. Quelques mois plus tard, ce fut au tour de la harpiste Mireille Flour de lui demander un concerto pour son instrument.

Depuis l’arrestation de son fils Jacques et de sa belle-fille France, tous deux actifs dans la Résistance et déportés vers Buchenwald, Jongen était dans un état de désespoir et de prostration inquiétant ; par bonheur, il reçut quelques mois plus tard des nouvelles de son fils, qui avait été libéré par les Américains et se trouvait à Weimar en bonne santé.

Sa joie fut indescriptible et lui donna des ailes pour achever le concerto commencé et abandonné, qu’il termina en quelques semaines. Après la Libération, la Société Libre d’Émulation de Liège lui rendit un hommage solennel à l’occasion de son septantième anniversaire (1943), qui n’avait pu être célébré pendant la guerre. Jongen écrivit encore un Trio à cordes pour le célèbre Trio Pasquier de Paris puis, pour célébrer le vingt-cinquième anniversaire de la création de la Société philharmonique de Bruxelles, une œuvre pour grand orchestre, Trois Mouvements symphoniques, opus 137, qui connut un incroyable succès lors de la première.

Après un été 1952 particulièrement heureux passé à Cockaifagne, Madame Jongen tomba malade et son état empira assez rapidement, ce qui perturba grandement la vie familiale. À son tour, Jongen commença  souffrir d’une maladie intestinale (probablement un cancer) et il décéda à Sart-lez-Spa le 12 juillet 1953, quelques mois avant son quatre-vingtième anniversaire. Avec lui disparaissait l’un des compositeurs les plus doués de sa génération. En réalité, parti de l’héritage allemand et français, Jongen a trouvé très rapidement un langage musical personnel qu’il n’a pas cessé de développer en toute liberté, à l’écart des grands courants novateurs et des coteries, et c’est précisément cette liberté et cette indépendance que nous apprécions aujourd’hui dans son œuvre, qui compte plus de 140 numéros, où l’on trouve presque tous les genres (sauf l’opéra), avec une prédilection pour l’orgue, le piano et la musique de chambre. […]

d’après JOSEPH-JONGEN.ORG


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica | sources : joseph-jongen.org | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  Joseph Jongen dans son appartement de Londres, durant la Première guerre mondiale © Bibliothèque Conservatoire royal de Bruxelles ; © joseph-jongen.org


HERR, Michel (né en 1949)

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Michel HERR est né à Bruxelles, en 1949. Directeur musical de lAct Big Band depuis sa formation, arrangeur et compositeur prolixe, sideman dont le curriculum ferait pâlir plus d’une pseudo-star du clavier, Michel Herr est aussi et peut-être surtout un soliste bouillonnant et imaginatif, un des artisans de la relève singulière qua connu le jazz à la fin des années 70 et un des grands pianistes européens des années 80. 

Rien ne destine au départ Michel Herr à la carrière de musicien de jazz. Pourtant, la musique nest pas absente de la maison il grandit ; on y trouve même un piano qui, très tôt, attire les regards et les doigts de l’enfant. Ses parents lui font alors suivre des leçons de piano, des cours particuliers donnés par un professeur avec lequel Michel ne se trouve, hélas, guère datomes crochus. Laventure tourne court. Michel Herr continue à pratiquer le piano, doreille surtout. Le premier tournant se situe au tout début des années 60. Il a alors douze ans et il découvre la musique classique qui lui inspire bientôt une véritable passion. Mais, vers les quinze ans, après avoir entendu un disque du trompettiste New Orleans Teddy Buckner, il va se passionner pour le jazz. Il découvre un univers musical aux dimensions insoupçonnées.

Très vite, Michel Herr passe du Traditionnel au Moderne, subissant, comme tout amateur de jazz débutant, le choc Parker, le choc Monk, le choc Coltrane. Bien entendu, il tente de reproduire sur son instrument cette musique qui le fascine, mais il se heurte à de sérieux problèmes en face desquels il se sent désarmé. Il voudrait prendre des cours de jazz. Mais de tels cours n’existent pas en Belgique à cette époque et cest donc en parfait autodidacte quil continue sa formation, écoutant un maximum de disques, transcrivant note après note les chorus qui l‘intéressent, prenant ainsi la voie suivie avant lui par les jazzmen des nérations précédentes qui navaient pas eux non plus de formation musicale académique. Il sait quil aurait bon nombre de choses à apprendre dun Léo Flechet, dun Jean Fanis ou d’un Tony Bauwens ; mais sa sensibilité musicale l’entraîne plutôt vers la musique de Bill Evans et surtout vers celle des Chick Corea, Herbie Hancock, etc.

Entretemps, Michel Herr – qui ne pense pas encore au professionnalisme – est entré à l’Université, où il va disposer de beaucoup plus de temps libre qu’à l’époque des horaires fixes du secondaire. Il le met à profit pour parfaire sa formation en jazz et fait ses premiers pas, non comme musicien, mais comme critique ! Il devient titulaire de la chronique musicale de la revue Amis du Film et de la Télévision. En ces sombres années, les médias ont tourné radicalement le dos au jazz et, ironie du sort, Amis du Film – que rien ne destinait au départ à ce statut – devient un des périodiques les mieux documentés en matière de jazz ! Un coup d’œil sur les chroniques de Michel Herr permet de mieux cerner les orientations que prend sa passion pour le jazz, de mesurer l’ouverture desprit qui était la sienne – ouverture desprit qui est en fait dans l’air du temps : la musique dite “pop” atteint alors son degré maximal de sophistication et parmi les musiciens de jazz il en est plus d’un qui, déçus par le free-jazz, envisagent de s’orienter vers une musique de “fusion” dont Miles Davis est en train de fixer les règles.

© Jacky Lepage

Au menu des articles du critique Michel Herr, on trouve aussi bien les disques de Frank Zappa que ceux de Mingus, et les noms de Chris Mc Gregor, Keith Jarrett ou Phil Woods voisinent sans heurts avec ceux de Traffic, Emerson Lake and Palmer ou Jeff Beck, le tout dessinant un mouvement centripète au cœur duquel cohabitent – fusionnent – jazz, rock et blues, jazz-rock et rock-jazz, Mahavishnu et Blood Sweat and Tears, Weather Report et Chicago, Larry Coryell et Nucleus, Jean-Luc Ponty et Matching Mole ! Ouvert à ce nouveau courant, Michel Herr n’en reste pas moins attaché à une tradition plus strictement jazz, plus acoustique aussi.

Entre les études et la musique, entre l’Université et les clubs de jazz, son choix est désormais fixé. Envisageant dès lors la musique avec un tout autre regard, il se met en quête à travers l’Europe de ces “jazz clinics”, ces stages d’été qui manquent en Belgique et qui pourraient lui donner le petit coup de pouce nécessaire. En Suisse (où il travaille notamment avec Fritz Pauer), en Allemagne et partout où le pousse le vent jazz, il parfait ainsi son écolage et fait du même coup la connaissance de nombreux musiciens européens de sa génération qui cherchent dans la même direction que lui. En 1971, il participe au Festival de jazz de Loosdrecht (Pays-Bas) et en revient porteur de la palme du meilleur soliste ! Dès lors, les dés sont jetés : adieu l’Université.

En 1972, Michel Herr passe le cap du professionnalisme à une époque où tout le monde s’accorde à trouver cette orientation suicidaire ! Pour compenser la rareté des contrats disponibles en Belgique, il décide dès le départ de jouer sur plusieurs tableaux à la fois, quitte à s’astreindre à la règle des jazzmen des générations antérieures : la Route ! En Allemagne, il se retrouve au sein d’un groupe composé de jeunes musiciens rencontrés lors des clinics : parmi eux, un saxophoniste qui deviendra un de ses compagnons de route les plus réguliers, Wolfgang Engstfeld. Le groupe s’appelle Jazz Tracks et tourne de manière assez régulière en Allemagne et en Hollande. C’est avec Jazz Tracks que Michel Herr gravera son premier disque important.

Dans le même temps, en Belgique, où il s’est entretemps introduit dans le milieu des jazzmen, il forme un groupe pour lequel il compose une bonne partie du répertoire : Solis Lacus. A ses côtés un presque vétéran, le saxophoniste liégeois Robert Jeanne, un musicien qui s’est révélé au sein du groupe de Marc Moulin, Placebo, le trompettiste montois Richard Rousselet, et encore les bassistes Freddy Deronde puis Nicolas Kletchkowsky et les batteurs Félix Simtaine puis Bruno Castellucci. La musique de Solis Lacus, quoiqu’assez nettement teintée de binaire et utilisant largement l’éventail offert aux musiciens par l’électricité (piano Fender, basse électrique, etc.) n’est pas limitée aux poncifs habituels du genre (Solis Lacus aura une longévité exceptionnelle pour l’époque : trois ans environ). Davantage que le disque sorti en 1975, ce sont les échos de concerts conservés sur bande qui permettent de se faire une idée de ce qu’était la musique de ce groupe et du degré d’énergie et d’inventivité qui animait ses musiciens. Michel Herr au piano acoustique ou au Fender y démontre déjà des qualités mélodiques et harmoniques incontestables et un solide sens du phrasé jazz. Quant aux compositions, elles affectionnent les changements de rythmes, les climats incertains d’où s’échappent soudain de torrides chorus, les arrangements précis et incisifs. Solis Lacus est un des quelques groupes-clés qui marquent les premiers jalons de la relève.

Entretemps, Michel Herr continue à entretenir des contacts avec les musiciens européens de sa génération : en 1975, il passe quelques mois au sein du Chris Hinze Combination. Le flûtiste hollandais Chris Hinze est à l’époque au sommet de sa popularité et l’expérience (“ma première expérience vraiment pro” dira Michel Herr) se révèle fructueuse . Mais il sait qu’il lui reste beaucoup à apprendre : en 1976, il décide de faire lui aussi le voyage vers la mythique école de Berklee (Boston). Seuls Philip Catherine, Charles Loos et Pierre Vandormael y ont jusqu’alors représenté la Belgique. Il y restera peu de temps : Je ne suis pas un produit de Berklee contrairement au bruit qui a déjà couru : jai à peine passé quelques semaines à Berklee, à un moment j’étais déjà professionnel… Je ne suis donc pas, loin de là, fabriqué par Berklee. Je me suis fabriqué par mon travail personnel et dans la meilleure école qui soit, celle de la scène, avec des musiciens de haute tenue… “

Cette précision est révélatrice de l’état desprit avec lequel Michel Herr aborde la musique et le métier de musicien. Des musiciens de haute tenue, il va en effet en côtoyer plus d’un. En 1976, il participe au groupe Solstice de Steve Houben. En 1977, on peut l’entendre dans son propre trio, trio acoustique au sein duquel son piano, la contrebasse de Freddy Deronde et la batterie de Félix Simtaine produisent les musiques les plus authentiques et les plus nouvelles du moment sur notre territoire. Le disque Ouverture Eclair (1977) est une excellente illustration de ce travail décisif pour la carrière de Michel Herr : évoquant à certains moments dans les compositions le trio (acoustique) de Chick Corea. Construit uniquement sur base de compositions signées Michel Herr (certaines sont d’ailleurs encore à son répertoire aujourdhui), ce disque est sa première grande réalisation. Il marque aussi le premier jalon important du renouveau du disque de jazz en Belgique. Cette Ouverture éclair ouvre toutes grandes les portes du jazz à un nouveau maître du clavier.

A partir de ce moment, Herr se voit proposer avec régularité des engagements comme sideman. Tous les solistes belges auront recours à ses services à une occasion au moins. Et les visiteurs de prestige notent désormais son nom dans leur agenda. Il participe régulièrement aux concerts de Mauve Traffic, le nouveau groupe de Steve Houben et il enregistre avec eux l’album Oh Boy qui ne rend malheureusement pas vraiment compte du punch réel de l’orchestre. Il s’agit ici de jazz électrique. Depuis le départ, Michel Herr mène sa carrière sur deux fronts différents. Ainsi, parallèlement au trio dOuverture Eclair et à certaines expériences en sideman auprès de géants de la bop, il participe à des orchestres électriques comme Mauve Traffic ou comme High Energy dont il est co-leader avec le guitariste John Thomas. Ce groupe est en réalité pour lui l’occasion de mettre en valeur plusieurs facettes de son talent : les compositions jouées par le groupe donnent aussi libre cours à des improvisations musclées balisées par le travail pianistique de Mc Coy TynerInterrogé sur ses influences jazziques, Michel Herr cite en général les pianistes de Miles (Hancock, Corea, etc., et les groupes constitués par ces derniers) et le quartette de Coltrane avec Mc Coy Tyner.

En 1978 se situe la création d’un quartette dont Michel Herr sera co-leader avec le saxophoniste allemand Wolfgang Engstfeld, et qui va définitivement assurer sa réputation à travers lEurope jazz. Le Michel Herr-Wolfgang Engstfeld Quartet s’avérera par ailleurs une des formations européennes les plus stables, les plus solides et les plus originales qui soient : formé en 1978, le quartette existe toujours dix ans plus tard et a à son actif une nuée de concerts, de participations à des festivals importants, ainsi que trois albums qui peuvent à divers égards être considérés comme des pièces majeures de la discographie jazz européenne. Pour Perspective (1978), enregistré sous le label belge B. Sharp, les deux leaders sont entourés du bassiste allemand Wim Essed et du batteur belge Bruno Castellucci. Sur Continuous Flow (1980), paru sous le label allemand Mood, les sidemen ne sont autres que le bassiste suédois Palle Danielsson et le batteur américain Leroy Lowe dont la subtilité s’accordera tellement bien à la sensibilité musicale de Michel Herr qu’en 1989, ce sera encore lui qu’il choisira pour reformer un trio. Enfin, Short Stories (Nabel 82) est enregistré par Engstfeld, Michel Herr, Leroy Lowe et deux bassistes jouant chacun sur la moitié de l’album, Deltev Beier et Isla Eckinger. La musique du quartette oscille entre la tradition post-bop (influences coltraniennes, etc.) et une approche plus “européenne” (romantisme éthéré, climat “planant”). Cette oscillation est la principale richesse de ce groupe-phare, à lécoute duquel plusieurs types de publics se reconnaissent. Et contrairement à certaines des productions “européennes“, les réalisations d’Engstfeld et Herr prouvent que leurs concepteurs savent ce que swinguer veut dire !

Ce quartette n’occupe pas Michel à plein temps : très demandé comme sideman et comme arrangeur, il va vivre en quelques années un nombre impressionnant d’aventures musicales. Tandis qu’à l’occasion il écrit pour des orchestres de renom comme le BRT Jazz-Orkest, les formations de l’Eurojazz, le MOR de Hamburg, etc., il se retrouve au centre de plusieurs formations majeures de la scène belge. Ainsi, en 1980, il est un des arrangeurs et un des solistes de Saxo 1000, le groupe-événement monté à l’occasion du Millénaire de la ville de Liège en l’honneur de René Thomas et de Bobby Jaspar. C’est plus ou moins à la même époque que commence l’épopée du Big Band belge de la relance : Act Big Band (appelé d’abord Act 12), l’enfant de Félix Simtaine. Dix ans plus tard, Michel Herr est plus que jamais le directeur artistique de cet orchestre modèle au sein duquel ont travaillé et travaillent un nombre impressionnant de solistes (voir Félix Simtaine), des vétérans comme Nicolas Pissette ou Jacques Pelzer aux jeunes prodiges qui envahissent la scène belge de la seconde moitié des années 80 ; Simtaine ne manque jamais d’ailleurs de rappeler au cours des concerts de l’Act, la place centrale qu’y occupe Michel Herr en tant que compositeur, arrangeur et soliste.

Michel Herr apparaît également au sein de quelques unes des principales formations belges de petite ou moyenne importance, créées après 1980 : Steve Houben Plus Strings, Richard Rousselet Quintet, Bert Joris Quartet, etc. Et tous les Américains en séjour plus ou moins prolongé en Belgique ont recours à ses services (Lou Mc Connell, John Ruocco, Joe Lovano, etc.). Il est impossible de citer tous les musiciens belges aux côtés desquels il s’est produit. On soulignera néanmoins son intégration au quartette européen de Toots Thielemans depuis 1984, ce qui lui vaudra une ouverture sur la scène internationale (festivals, concerts, etc.), et sa collaboration au groupe acoustique de Philip Catherine en 1986.

Au sein des rythmiques, Michel Herr sera associé successivement (liste non limitative) aux nombreux tandems Deronde/Simtaine, Rassinfosse/Simtaine, Yan de Geyn/Simtaine, Yan de Geyn/Pallemaerts, etc. Sur le plan international, on retiendra une tournée aux côtés du trombone Slide Hampton et des prestations avec des artistes comme Johnny Griffin, Joe Lovano, Joe Henderson, Archie Shepp, Jimmy Gourley etc. Cette hyper-activité laisse des traces discographiques importantes, quoique sans commune mesure avec sa réelle intensité et son étonnant foisonnement. Ainsi on s’étonne de trouver au crédit de Michel Herr aussi peu de disques enregistrés en tant que leader. Si on excepte les trois réalisations du quartette Herr-Engstfeld, on ne compte à ce jour que trois disques signés Michel Herr : Ouverture Eclair (1977), Good Buddies (1979) et Intuitions (1989). Même si l’on ajoute à ces disques l’enregistrement réalisé en co-leader avec Steve Houben (Houben/Herr meets Curtis Lundy/Kenny Washington) on n’arrive qu’à un nombre étonnamment réduit de productions. Une “modestie” qui surprend en comparaison avec l’orgueilleuse prolifération discographique qui caractérise certains musiciens de seconde ou de troisième zone ! Discret, pudique et peu porté sur l’exhibitionnisme médiatique, Michel Herr est resté jusqu’à présent aussi peu explicite sur sa conception personnelle de la musique (mais quel talent pour s’exprimer aussi puissamment à travers l’univers de ses compagnons/employeurs) que sur son itinéraire biographique.

Une évolution importante se fait pourtant au début de l’année 90. Si jusqu’ici Michel Herr s’est surtout consacré à servir la musique des autres, il semble bien décidé désormais à mettre également en lumière l’autre aspect de sa personnalité : celui, précisément, de “créateur” d’un univers sonore personnel. C’est dans ce sens que vont et sa dernière production (Intuitions) et ses déclarations récentes : “Je regrette parfois que, lorsque je joue en trio, les critiques restent au bar en se disant : «Michel Herr, on le connaît depuis quinze ans». En réalité, je crois qu’il y a toute une face de ma personnalité musicale qui n’apparaît que dans mon travail en tant que leader, au sein des groupes que je forme moi-même. C’est ça que je voudrais mettre davantage en évidence dans le futur. Je ne veux pas être qu’un accompagnateur demandé : je crois que j’ai plus à dire que ce qu’il m’est possible de dire en accompagnant les gens. J’ai cette dimension supplémentaire à sortir» (Jazz in Time, n° 8).

Pour l’aider dans cette nouvelle direction Michel Herr s’est jusqu’à présent adjoint les services de quelques musiciens parmi les plus subtils de la jeune génération, en particulier deux bassistes, le Hollandais Hein Van de Geyn, prodigieux instrumentiste révélé il y a quelques années et devenu un des piliers de la scène européenne et l’Italien Ricardo Del Fra, compagnon de route du Chet Baker des dernières années. En duo ou en trio, Michel a trouvé en eux les interlocuteurs qu’il cherchait, ceux qui pourraient l’aider vraiment à faire émerger cette “dimension supplémentaire” qui attendait patiemment son heure. Au-delà des influences (d’Evans à Jarrett, de Kelly à Tyner, de Miles à Coltrane) au-delà d’une première maturité atteinte depuis longtemps déjà, est en train d’émerger le Michel Herr des années 90. Un des rendez-vous décisifs du jazz de demain.

Jean-Pol SCHROEDER


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SIMON, Maurice (1922-1969)

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Né dans une famille de musiciens, Maurice SIMON commence l’étude du piano dès l’âge de trois ans. Doté d’une oreille étonnante, il fait une forte impression, dès 1936, au sein de petites formations amateurs. Au début de la guerre, ce sont ses débuts professionnels à Liège au sein du “noyau swing” d’alors (Raoul Faisant, Jean Evrard, etc.). En 1943, il donne des concerts aux Pays-Bas aux côtés de Faisant et du jeune René Thomas. Sa réputation est croissante à Liège où il est bientôt le meilleur pianiste, puis en Belgique dès la Libération, notamment grâce à une remarquable technique.

Il fonde le Rythmic Club Liégeois, trio rythmique à la Nat King Cole, très actif en 1946. Maurice Simon travaille également avec Henri Solbach. En 1947, il est considéré dans certains magazines comme un des meilleurs pianistes européens. Il commence à cette époque à “faire le nègre” (enregistrer incognito des passages difficiles à la place du musicien dont le nom figure sur le disque). En 1948, il entre dans les Bob-Shots (Jaspar, Pelzer, etc.), premier en date des orchestres bop européens. Il ne s’adaptera pourtant pas au be-bop et restera toujours un pianiste middle jazz.

Il continue en professionnel au moment où le jazz passe de mode ; tournée au Liban avec Larry Peeters, nombreuses prestations pour la danse, en Allemagne, radios etc. et surtout travail en cabaret ou en piano-bar à Liège (comme “pianiste de fantaisie” !). Pendant les années 60, quelques “descentes du Rhin” avec le trompettiste Jean Linsman, et des engagements au Club Méditerranée. Entre ces prestations alimentaires, Maurice Simon garde un contact avec le jazz, notamment grâce aux nombreuses jams de l’époque (Jazz Inn, etc.), avec Pelzer surtout. Dès 1964, il s’installe à demeure au Seigneur d’Amay liégeois où, seul ou avec son complice Georges Leclercq, il se confine dans le piano-bar. Miné par l’alcool, il termine sa carrière et sa vie en 1969, tristement méconnu, et sans avoir mené la carrière internationale à laquelle il aurait pu prétendre.

Jean-Pol SCHROEDER


Le Seigneur d’Amay © Connaître la Wallonie

Témoignage d’un de nos lecteur : “…à propos du pianiste liégeois Maurice Simon, il […] arrivait que Pelzer et Chet Baker y fassent irruption vers minuit et entament une jam de derrière les fagots. J’ai travaillé, étudiant, les fins de semaine au Seigneur, d’où il m’arrivait de reconduire Maurice chez lui à l’aube dans ma vieille 2CV, et de le mettre au lit, handicapé qu’il était par l’absorption de nombreux verres de genièvre. Those were the days


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ABSIL, Jean (1893-1974)

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Jean Nicolas Joseph ABSIL est né à Bon-Secours (Péruwelz), rue Crespelle (rue Émile Baijot) le 23 octobre 1893, et décédé à Uccle le 2 février 1974, puis inhumé le 20 avril au cimetière de Bon-Secours, où sa seconde épouse le rejoindra en juillet 1992.
Jean Absil étudie au Conservatoire de Bruxelles à partir de 1913. Il y suit studieusement tous les cours concernant les formes techniques de l’écriture musicale. Tenté d’abord par une carrière d’organiste, il s’oriente vers la composition avec Paul Gilson après la Première Guerre mondiale. Profondément marqué par les créations bruxelloises du Sacre du Printemps et du Pierrot lunaire, il s’intéresse aux différents courants de la musique contemporaine.
Prix de Rome en 1922, Absil se forge un langage très personnel, d’une modernité tempérée par une formation classique. Son besoin créateur est tel que son œuvre totalisera plus de 160 numéros d’opus comprenant des concertos, des symphonies, des ballets, des opéras, de la musique de chambre et de la musique instrumentale.
Il séjourne quelque temps à Paris, où il gagne le Prix Rubens en 1934, et fonde la Revue internationale de musique (1938). Chef du groupe La Sirène, il fait connaître la musique contemporaine. Son concerto imposé pour piano lors du premier Concours Ysaÿe de 1938 (ancêtre du Concours Reine Elisabeth) lui confère une renommée internationale.
Directeur, pendant 40 ans, de l’Académie de musique d’Etterbeek à laquelle il donna son nom en 1963, ce pédagogue incontesté a formé des générations de compositeurs ; il fut en effet également nommé professeur de fugue au Conservatoire Royal de Bruxelles et à la Chapelle Musicale Reine Elisabeth. Il fut élu à l’Académie Royale de Belgique en 1955, et reçut le Prix Quinquennal du Gouvernement belge en 1964.
d’après BONSECOURS.BE

Compositeur, pédagogue et critique, Jean Absil était membre de l’Académie royale de Belgique. Son premier contact avec la musique se fait par l’apprentissage du bugle. Plus tard, il se hisse sur le banc de l’orgue à la basilique de Bonsecours, dont son père, François, est sacristain, et où il devient l’élève d’Alphonse Oeyen, lui-même élève d’Edgar Tinel. Il entre ensuite à l’Ecole Saint-Grégoire à Tournai. En 1913, on le retrouve au Conservatoire de Bruxelles où, malgré la recommandation de Louis De Looze, directeur de la Société de Musique de Tournai, mais vu qu’il a presque vingt ans, il est d’abord refusé par le directeur Léon Du Bois. C’est grâce à l’intervention de Mgr Ladeuze, recteur de l’Université catholique de Louvain, qu’il est accepté dans la classe d’orgue d’Alphonse Desmet et suit les leçons d’harmonie pratique d’Edouard Samuel.

Malgré la difficile période de la guerre, pendant laquelle il se voit forcé de subvenir à ses besoins, Jean Absil obtient en 1916 des premiers prix d’orgue et d’harmonie écrite (dans la classe de Martin Lunssen), suivis un an plus tard des prix de contrepoint et fugue avec Léon Du Bois. Ce brillant prix de fugue remporté d’emblée après quelques mois d’études ne le satisfait pas, mais Du Bois refuse de laisser le jeune homme se perfectionner dans ce domaine. Se tournant délibérément vers la composition, Jean Absil rencontre Paul Gilson en 1920 et suit avec ce dernier des cours de composition et d’orchestration. Sa première symphonie, d’allure encore quelque peu scolaire, est couronnée par le Prix Agniez tandis que sa cantate La guerre lui vaut un second Prix de Rome (1921), ce qui lui ouvre les portes du professionnalisme et subsidiairement celles de la direction de l’Académie de Musique d’Etterbeek qui aujourd’hui porte son nom.

En 1930, Jean Absil est appelé à enseigner l’harmonie au Conservatoire royal de Bruxelles, puis en 1939 la fugue. Il a ainsi l’occasion de former l’élite musicale du lendemain : parmi ses étudiants, on remarque entre autres de futurs directeurs de conservatoires, des compositeurs, des concertistes et des pédagogues comme Sylvain Vouillemin, Camille Schmit, Marcel Quinet, Henri Pousseur, Jacques Leduc, Arthur Grumiaux, Carlo Van Neste, Jenny Solheid, Jean-Claude Baertsoen, Max Vandermaesbrugge. Il espérait à juste titre une fin de carrière comme directeur du Conservatoire et sa déception fut grande lorsque, pour des raisons probables d’alternance linguistique, Marcel Poot fut nommé à la tête de l’établissement. Il ne deviendrait donc pas professeur “officiel” de composition, mais nombre de jeunes compositeurs le prirent comme mentor en allant le consulter dans son studio du 22, avenue du 11 Novembre à Etterbeek. On retrouve donc sous sa houlette privée des compositeurs, dont certains avaient déjà pu se forger une opinion de ses capacités d’enseignant au Conservatoire. Citons Marcel Quinet, Jacques Leduc, Paul-Baudouin Michel, Victor Legley, Jan Decadt ou Richard de Guide qui rédigera en 1965 une monographie consacrée au compositeur. Celle-ci le définit en tant que professeur : Absil ne correspond aucunement à la figure romantique d’artiste sentimental, mais laisse transparaître une sensibilité raffinée, une intransigeance absolue vis-à-vis des prérequis théoriques de l’écriture et une “redoutable intégrité”.

Parallèlement à l’enseignement, Jean Absil suit de près l’évolution de la musique contemporaine : il côtoie Paul Collaer et le Quatuor Pro Arte. Après l’obtention du Prix Rubens en 1934, il fait un séjour à Paris où il rencontre ses homologues français, notamment Florent Schmitt, et surtout le compositeur Pierre Octave Ferroud qui le pousse à fonder, à l’image du groupe parisien Le Titron, une société de jeunes compositeurs. Nouvel avatar aquatique, La Sirène, regroupe ainsi outre Absil de jeunes compositeurs comme Pierre Chevreuille, Marcel Poot ou André Souris.

Les préoccupations du compositeur sont également d’ordre critique et esthétique. Il rédige et publie en 1937 une brochure intitulée Les postulats de la musique contemporaine, que Darius Milhaud honore d’une préface. (…)

En 1938 il obtient le prix de composition pour le premier Concours Ysaÿe de piano, où son concerto, soutenu par l’interprétation d’Emil Guilels, remporte un véritable triomphe. Cette même année, il fonde, avec Stanislas Dotremont et Charles Leirens, La revue internationale de musique (RIM). Les contacts internationaux de ses collaborateurs et sa réputation grandissante à l’étranger font de cette initiative une entreprise appuyée par des personnalités internationales tels Daniel-Rops, Le Corbusier, André Maurois ou Marcel Dupré. Jean Absil y ouvre une section de “Documentation critique” dans laquelle on trouve l’analyse des œuvres nouvelles, une revue des livres et une revue des revues. (…)

La plume critique d’Absil ressuscite dès 1955, dans le Bulletin de la Classe des Beaux-Arts de l’Académie royale de Belgique qui l’accueille en tant que correspondant. Il y dénonce les anachronismes du Prix de Rome (1959), écrit les éloges d’académiciens disparus (1962, Raymond Moulaert; 1965, Joseph Ryelandt) et un article particulièrement intéressant sur Paul Hindemith (1964), qui avait été élu membre associé de l’Académie en 1956. La personne d’Hindemith est mise en valeur tant sur le plan théorique qu’esthétique et Jean Absil souligne les qualités du compositeur de Gebrauchsmusik qui met la musique savante dans les mains des amateurs, rôle qu’il endossera avec ses chœurs pour enfants ou ses pièces dédiées à la pratique en académies de musique. Entre-temps, il est devenu membre de l’Académie (1962). Il en devient président tout en dirigeant la Classe des Beaux-Arts (1968), ce qui traditionnellement lui permet d’écrire un discours qu’il consacre à l’humour en musique.

Au plan compositionnel, Jean Absil lit et analyse la musique de ses contemporains et tout en tenant compte des différents courants, mais sans en adopter aucun de manière systématique, se crée petit à petit un style personnel.

Dans son poème symphonique La mort de Tintagiles (op. 3, 1923-1926), d’après Maeterlinck, Absil utilise à la fois la polytonalité et l’atonalité, et fait usage du leitmotiv, technique qu’il abandonne par la suite. Sa Rhapsodie flamande (op. 4, 1928) fait hommage à l’enseignement de Gilson. Son Quatuor à cordes n° 1 (op. 5, 1929) marque un tournant dans son œuvre. Au contact de la musique de Schoenberg (particulièrement de son Pierrot lunaire), de Stravinsky, de Milhaud ou d’Hindemith, pour n’en citer que quelques-uns, l’écriture d’Absil se libère du joug de la scolastique et sa production devient plus originale. Il se met à élaguer le superflu, se libère du foisonnement orchestral – héritage de l’enseignement slavophile de Gilson – pour se soumettre à l’écriture exigeante de la musique de chambre. Ainsi, de 1929 à 1937, il n’écrit que peu d’œuvres orchestrales. Citons cependant son Concerto pour violon et orchestre n° 1 (op. 11, 1933) et sa Symphonie n° 2 (op. 26, 1936). Son écriture favorise l’autonomie des différentes voix, en leur donnant des cellules à déployer, tournant autour de quelques notes “polaires” qui ponctuent ce que l’on peut appeler le mode mélodique, tenant compte plus de l’aspect horizontal qu’harmonique. Ces cellules bourgeonnent spontanément dans une écriture contrapuntique. (…)

Sur le plan rythmique, le goût objectif, positiviste d’Absil ne l’autorise pas à écrire “flou”. Sa musique révèle une grande invention rythmique déjà présente dans son Trio à cordes. Les changements métriques ne manquent pas, mais il faut remarquer que les mesures à sept ou onze temps ne donnent pas une impression d’arythmie car elles s’adaptent parfaitement aux contours du phrasé. Cette métrique particulière est présente dans certaines musiques populaires dont il s’inspire. Pensons aux diverses pièces relevant des traditions roumaines, bulgares, brésiliennes ou chinoises. Notons au passage que le folklore lui fait souvent adopter la forme rhapsodique : Rhapsodie flamande (op. 4, 1928), Rhapsodie roumaine (op. 56, 1943), Rhapsodie brésilienne (op. 81, 1953), Rhapsodie bulgare (op. 104, 1960). La diversité rythmique est obtenue entre autres en juxtaposant des cellules paires et impaires qui impriment d’intéressants contrastes à sa musique.

Sur le plan structurel, Jean Absil reste classique, mais il se tourne fréquemment vers les formes qui ont précédé la sonate, celle-ci convenant moins bien au style contrapuntique et aux motifs mélodiques qu’il affectionne. Il s’oriente volontiers vers l’aria, la gigue, la chaconne, la passacaille, la suite ou encore les variations. L’esprit de la variation imprègne toute la facture de son second quatuor à cordes. On retrouve ce monothématisme dans la pratique de l’ostinato dans sa mélodie L’infidèle sur texte de Maeterlinck (op. 12, 1933). (…)

Signalons encore la Fantaisie concertante pour violon, op. 99, qui, proposée en 1959 au concours de composition du Concours Reine Elisabeth, remporte le prix à l’unanimité.

© Editions Berbèn

Pour terminer, dans un domaine allant des œuvres pédagogiques au répertoire de concert, Jean Absil se tourne vers les nouveaux instruments enseignés dans les établissements belges. C’est le cas de la guitare. On trouve son intérêt pour la guitare dans le choix des textes de ses premières mélodies : Guitare (Paul Brohée) et Autre Guitare (Victor Hugo). Pour aborder la technique complexe de cet instrument, il se fait conseiller par Nicolas Alfonso qui enseigne dès la fin des années cinquante, d’abord en Académies puis au Conservatoire royal de Bruxelles. Dans les nombreuses œuvres qu’Absil consacre à la guitare, on retrouve les caractéristiques formelles qui sont les siennes, mais avec un langage moins novateur qu’auparavant : Suite (op. 114, 1963), Pièces caractéristiques (op. 123, 1964), Sur un paravent chinois (op. 147, 1970), Petit bestiaire (op. 151, 1970)…

De l’œuvre d’Absil se dégage une impression de sobriété, un intellectualisme sans cérébralité, une rigueur de l’écriture, une parfaite connaissance des courants modernistes et l’emploi du matériau dodécaphonique, mais son écriture relève plus, comme il aimait à le revendiquer, d’un classicisme libertaire.

d’après CONCOURSREINEELISABETH.BE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, correction et décommercialisation par wallonica | sources : bonsecours.be ; concoursreineelisabeth.be | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © C. Höweler, “Sommets de la Musique”.


BOLAND, Francy (1929-2005)

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Francy BOLAND est né à Namur en 1929 et décédé à Genève en 2005. Il étudie le piano dès l’âge de 8 ans et vient se fixer à Liège dans l’immédiat après-guerre pour y poursuivre ses études musicales au Conservatoire. Il découvre le jazz et se met à l’étude de la trompette, fait la connaissance des “modernes” liégeois (Pelzer, Thomas, Jaspar … ) et commence à jammer avec eux, se familiarisant rapidement avec le langage be-bop.

En 1949, il remplace Maurice Simon au sein des Bob-Shots (dernière mouture) qui se produit au Festival de Paris et enregistre quelques 78 tours dans la tonalité bop. En 1950, il participe aux jams de la Laiterie (Liège), à la trompette surtout. Passé professionnel, il travaille en piano-bar, à Liège, et fréquente régulièrement l’Exi-Club d’Anvers et les clubs bruxellois. Francy Boland part pour Paris et s’y fait bientôt un nom, surtout comme arrangeur pour les formations d’Henri Renaud, Sadi, etc. En 1954, il entre chez Aimé Barelli ; l’année suivante, il rencontre Chet Baker qui l’engage pour une tournée et quelques enregistrements. Commence ainsi une carrière internationale de pianiste et d’arrangeur.

Sa réputation grandissant, il se rend aux Etats-Unis, écrivant pour les orchestres de Count Basie, Benny Goodman et Mary-Lou Williams. De retour en Europe, il devient le pianiste/arrangeur de l’orchestre de Kurt Edelhagen en Allemagne. En 1962, il monte avec le batteur américain Kenny Clarke un des big bands les plus fameux de toute l’histoire du jazz : le Clarke Boland Big band. Nombreux seront les concerts et les enregistrements avec cet orchestre euraméricain au sein duquel sont périodiquement invités des vedettes comme Phil Woods, Johnny Griffin, Zoot Sims, etc. Cette formation durera onze ans.

En 1969, Boland est nommé lauréat européen du Down Beat Poll et enregistre un album avec les autres lauréats de ce référendum : Albert Mangelsdorff, John Surman, Karin Krog, Niels-Henning Orsted Pedersen et Daniel Humair. A la dissolution du Clark Boland Big Band, il se fixe en Suisse où il travaille notamment pour la radio dans le domaine du jazz et surtout de la variété ;  il retrouve de temps à autre ses anciens compagnons Sadi ou Kenny Clarke pour un enregistrement. Au début des années 80, il travaille comme arrangeur pour Sarah Vaughan et met en musique les poèmes du pape !

Discographie sélective : Avec les Bob-Shots (1949) pour la marque Pacific à Paris. De 1952 à 1956 (Paris) avec Henri Renaud, Sadi, Bobby Jaspar, Chet Baker.
A partir de 1960 en Allemagne avec Don Byas. De 1961 à 1971 , sous le nom de CBBB (Clarke-Boland Big-band), 26 albums chez Atlantic (U.S.A.), Sabam, Polydor, etc. Participation aux enregistrements : Toots Thielemans, Johnny Griffin, Sahib Shihab.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et mise à jour par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  © cover jazz ; © musicstack.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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SOURIS, Léo (1911-1990)

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Léo SOURIS est né à Marchienne-au-Pont (Charleroi) en 1911 et décédé à Liège en 1990. Tous ceux de ma génération qui ont touché au jazz, fût-ce d’une manière épisodique, ont entendu au moins une fois dans leur vie la voix de Léo Souris détailler le personnel d’un disque, mettre en garde contre la surprise qui attend l’auditeur à la 39e mesure et rappeler que le thème est une composition tirée d’une célèbre comédie musicale écrite en mars 1926 par… Léo Souris, c’était pour nous l’érudition, la précision, le classicisme, par opposition aux émotions fortes que nous réservait dans d’autres tranches horaires un Marc Moulin, par exemple, grâce auquel nous étions sûrs de rester aussi sur la crête de la vague.

Ce que nous ignorions à l’époque, c’est que cet homme qui personnifiait pour nous le classicisme, avait été en son temps un grand “révolutionnaire”, pire, nous ignorions tout de son passé musical pourtant prestigieux. Léo Souris est né en 1911 à Marchienne-au-Pont. Une région qui a produit peu de grands jazzmen en comparaison avec des centres urbains comme Bruxelles ou Liège. La musique occupait une place importante dans la famille Souris ; le père de Léo, marchand de charbon de profession, dirigeait à ses moments de loisirs des chorales ouvrières et on sait que son frère André Souris est devenu une sommité de l’univers musical classique.

On raconte qu’un jour, le père de Léo l’appela dans son bureau et lui dit : “Mon garçon, tu seras musicien ou marchand de charbon. Essaye la musique. Je te donne un an pour me fournir des preuves”. Léo Souris remplit évidemment son contrat et entreprend de sérieuses études musicales qui le mèneront aux Conservatoires de Charleroi puis de Bruxelles : prix de piano, d’harmonie et de contrepoint, il travaillera également la fugue et l’orchestration avec son frère. C’est donc porteur d’un solide bagage qu’il abordera la vie professionnelle. Mais, entretemps, une musique autre que la musique dite classique a attiré son attention pour finir par le subjuguer.

Tandis qu’il étudie au Collège de Thuin, il a l’occasion d’entendre quelques hurluberlus s’acharnant à tirer d’instruments qu’ils dominent mal, une musique qui, il l’ignore encore, va prendre dans sa vie une place prépondérante. Ce ne sont pas tant ces prétendus “jazzbands” qui le fascinent que la musique que ces amateurs essaient de reproduire. Une musique qu’il retrouve bientôt sur les ondes et sur les disques qui commencent à arriver timidement dans les bacs des disquaires. Léo Souris s’intéresse aux compositions de Peter Packay et aux arrangements qui caractérisent les orchestres anglais, attiré moins par la véhémence de l’improvisation que par la composante orchestrale et harmonique que sous-tendent le jazz et la musique jazzy.

En 1928 – il a alors dix-sept ans – il monte son premier orchestre. Tuba, trombone, clarinette, cornet, saxophone, piano, banjo, batterie, tous les ingrédients sont là. C’est à l’ occasion d’une soirée qui était à la fois une “Fête d’Anciens” et une soirée d’hommage à Beethoven que l’orchestre donne sa première représentation. Ce qu’il vise, c’est avant tout le jazz dit “sweet”, les combinaisons de sonorité, les ambiances. C’est en octobre 1929 qu’a lieu le second épisode, déterminant celui-là, de l’orientation prise par le jeune pianiste. Lors d’un concert organisé au Cercle de Musique de Chambre de Charleroi, concert précédé d’une conférence, Léo Souris va pour la première fois étonner ses confrères. Au programme en effet la Rhapsody in Blue de Gershwin (que très peu de pianistes européens ont jouée jusque là), deux Blues instrumentaux (Arlem et Blues) et un blues chanté, tous trois signés Jean Wiener – une de ses premières idoles – ; une adaptation du Bœuf sur le Toit de Milhaud; quelques “classiques” de Packay et Bee (Vladivostok, etc.). Bref, une soirée aux climats variés mais ayant en commun cette volonté de faire se rejoindre la tradition classique et cette nouvelle musique que les “académiques” considèrent toujours avec un royal mépris.

Une fois ses études terminées, il passe le jury d’Etat et peut ainsi enseigner la musique. Il commence à fréquenter les milieux musicaux et rencontre John Ouwerx, un des premiers noms importants du jazz belge. John l’écoute jouer et lui confie l’orchestration de deux de ses compositions :  Jazz in the Rain et surtout Workin Hard, une composition qui porte bien son nom et qui rebutera plus d’un instrumentiste de talent : “Y’en a qu’un qui sait jouer Workin Hard, répétera à loisir Ouwerx, c’est Souris”. En réalité, Léo Souris a travaillé dur à cette orchestration, mettant en relief les passages de piano et dotant l’œuvre d’un final “à la Stravinsky”…

La reconnaissance d’un géant comme Ouwerx est certes une étape importante de franchie. Désormais, il donnera aux formations qu’il dirige le nom de Souris Swing School (SSS). Dans la région de Charleroi, son seul concurrent, notamment lors des Tournois organisés par Félix-Robert Faecq, est un certain Jules Pilette, un trompettiste qui n’a guère laissé de traces. Lors d’ un de ces tournois régionaux organisés par le Jazz Club de Belgique, on peut lire dans la presse locale ce compte-rendu de la prestation de l’orchestre présenté par Léo Souris (Atlantique ADU) : “Une grande fantaisie marque l’arrangement de Dinah. Le Swing paraît régner avec une intensité plus marquée, aussi le public est-il littéralement emballé, tant par les fantaisies harmoniques de l’arrangement que par la mimique s’inspirant de la manière des Jazz étrangers les plus renommés venus en déplacement dans notre ville. Le pianiste Léo Souris, auteur des arrangements a eu le soin de réserver des soli très à découvert, faisant ressortir un talent qui n’est plus de l’amateurisme” (Gazette de Charleroi).

Entretemps, en 1932-1933, Souris fait son service militaire, au Premier Régiment de Carabiniers, à Bruxelles, où il a tôt fait d’être engagé dans l’harmonie, attiré davantage par la musique que par les fusils. L’année 1934 est une année décisive pour plus d’un jazzman débutant : c’est en effet cette année-là que la Belgique reçoit la visite du King en personne, Louis Armstrong ! Léo Souris est subjugué par Satchmo bien sûr, mais aussi par son pianiste, Herman Chittison (que la critique académique par contre démolira sans appel). Jusqu’à la guerre, il continue à diriger de petites et moyennes formations et à s’initier au langage du jazz. Mieux, il se sent des dons de prosélyte et il commence à donner à l’occasion des séances “éducatives” ou des conférences (ainsi en 1939, au Grand Café de la Bourse de Charleroi, une conférence intitulée “Connaissance du Jazz-Hot”).

Sa réputation a désormais franchi les frontières du Pays de Charleroi. Il participe non seulement aux Tournois régionaux mais aux Grands Tournois Nationaux au Palais des Beaux-Arts, où il obtiendra notamment à l’unanimité du jury dirigé par Stan Brenders le prix du meilleur pianiste. Et la guerre éclate. Léo Souris, au retour de l’évacuation, reprend quelque temps le travail peu emballant de musicien “de brasserie”, ainsi que ses cours de musique ; un jour, il reçoit un coup de téléphone de Willy de Corte, alors Président du Hot Club de Belgique qui lui propose de se produire à Anvers en première partie d’un gala dont la vedette est Charles Trenet. L’orchestre de Fud Candrix est aussi de la partie. Il se met au travail : il propose un programme intitulé “Léo Souris plays Peter Packay et David Bee“, qu’il termine par quelques thèmes à la Peter Kreuder, et notamment Only Forever, joué “à deux doigts” et que subitement la salle se met à reprendre en chœur. Souris faillit même avoir quelques ennuis avec les autorités allemandes pour cet air trop souvent joué à la BBC, cet air paradoxalement popularisé par un musicien allemand ! Nous sommes en 1941.

Désormais, il est introduit dans le “milieu”. Le 24 avril 1942, il participe à l’Ancienne Belgique à une soirée de gala au cours de laquelle se produisent également Robert de Kers, Django Reinhardt et le Quintette du Hot Club de France. Il effectue une tournée avec Gus Deloof, puis est contacté par Louis Bilien qui l’engage dans ses “mélodistes” pour un contrat Porte de Namur à Bruxelles. Musique chic pour public chic. Même topo au Train Bleu – où Souris a fait venir ses musiciens de Charleroi. Bien plus importants sont les deux engagements qui l’attendent. Il fait en effet dans l’orchestre fameux de Robert de Kers le tour des “Anciennes Belgiques” ; l’orchestre compte dix-sept musiciens et de temps à autre, De Kers réduit sa formation à un septette pour quelques séances d’enregistrement. Après De Kers, c’est Chas Daine qui fait appel à lui pour son orchestre de jazz symphonique (avec David Bee à la harpe).

Tout semble tourner plutôt bien. C’est pourtant à ce moment que les choses se gâtent. Léo Souris est réquisitionné comme tant d’autres pour le “travail obligatoire” ; il se retrouve enrôlé dans l’orchestre allemand de Robert Garden avec lequel il effectuera plus d’une tournée en Allemagne, bénéficiant d’un salaire tout à fait appréciable. 1944, les Américains débarquent. Léo Souris rentre à Bruxelles et commence à jouer, comme tous les musiciens belges, pour les troupes américaines et canadiennes. Après un séjour au Bœuf sur le Toit (Bruxelles) il part pour Spa où va se tourner une page importante de sa carrière. A Spa, en effet, il rencontre les membres de la Session d’une Heure, la principale formation amateur liégeoise sous l’Occupation, dont c’est le dernier engagement en tant que tel ; il y a là Roger Classen (clarinette), André Vroonen (trombone), Armand Bilak (trompette), Georges Leclercq (contrebasse), Bill Alexandre (guitare), Bodache (batterie) et un jeune altiste qui va devenir un de ses grands compagnons de route et un des géants du jazz européen, Jacques Pelzer, encore tout empreint à l’époque de la musique de Benny Carter et de Johnny Hodges.

Avec cette joyeuse équipe, Léo Souris part pour une tournée rocambolesque à travers l’Europe : Autriche, Hongrie, Tchécoslovaquie. La bonne humeur n’exclut pas le travail : l’orchestre – qui se fait parfois modestement appeler “The Best Band of the Continent” – répète le matin et joue tous les soirs. Le public marche à fond et les “signatures” de l’orchestre déclenchent le délire. De retour en Belgique, autres rencontres décisives : Léo Souris joue au Cosmopolite avec René Thomas et Toots Thielemans, puis au Corso, en trio avec le bassiste Cam Marchand et Bobby Jaspar et ailleurs encore avec Herman Sandy et tous les solistes belges alors en activité. Entretemps, il est passé à un jazz bien plus authentique que la musique “soft” que proposaient ses premiers orchestres.

Léo Souris au piano (à gauche) avec l’orchestre de Jack Say à l’Ancienne Belgique (1952) © DP

Bientôt c’est encore de tout autre chose qu’il va être question : en 1948, il reçoit en pleine figure cette musique que les jeunes Bob-Shots se sont déjà mis à jouer à Liège, le be-bop. Sur scène, Dizzy Gillespie et son big band explosif. Ne pouvant plus contenir son enthousiasme, il se lève sur son siège et crie “Je donne tout Beethoven pour ça !”. C’est pourtant dans l’esthétique qui suit chronologiquement le be-bop pur et dur que Léo Souris va surtout se révéler un étonnant orchestrateur/arrangeur/compositeur. La musique de Mulligan, du Nonet de Miles, les conceptions de Gil Evans, la symbiose Mulligan-Baker. Toute cette musique correspond mieux à son tempérament raffiné que l’hystérie géniale du be-bop.

La grande époque de Léo Souris commence. A la tête du “New Jazz Group”, il réunira à maintes reprises la crème des musiciens belges et des Américains de passage pour les intégrer à l’alchimie sonore qu’il est en train de créer. Outre de nombreux concerts et de fréquentes retransmissions radiophoniques, les années 50 seront marquées pour Léo Souris par des événements comme la création de l’Ebony Concerto écrit par Stravinsky pour Woody Herman, la création avec Sidney Bechet de La nuit est une sorcière, ballet jazz, etc. Il écrit souvent des arrangements aventureux qui l’ont parfois fait comparer à Stan Kenton. A l’Emulation, à Liège en 1952, il présente un étonnant Belgian All Star Bands (et dire que le film existe) avec Alex Scorier, Jacques Pelzer, Sadi, etc. Il s’agit en fait d’une soirée à géométrie variable, une espèce de mega-jam orchestrée et structurée de main de maître par Léo Souris. Un grand moment, et des formules instrumentales inédites chez nous.

Il commence aussi à cette époque à fréquenter les sphères radiophoniques belges, comme musicien d’abord (son New Jazz Group jouera régulièrement pour l’INR), comme programmateur plus tard. Il effectue pour la Sabena plusieurs tournées en Afrique, souvent avec Jacques Pelzer; il y cumule conférences d’initiation et concerts de démonstration pour un public africain étonné et souvent conquis mais qui en retour, une fois le spectacle terminé, étonne et conquiert les musiciens belges par sa propre musique. Lorsque sonne l’heure de Comblain, le jazz se meurt en Belgique. Pendant les années 60, Comblain sera l’exception lumineuse au centre d’un vide jazzique désolant. Suivant la courbe même du Festival, Souris sera actif surtout lors des premières éditions de cet événement ; en 1959 il reconstitue le New Jazz Group et en fait un somptueux Big Band dans les rangs duquel se trouvent de nombreuses vedettes. Il a écrit pour l’occasion un Comblain Concerto tout à fait original. En 1960, il amène plus modestement sur le Grand Pré les Five Cats (mais quels Cats : Pelzer, Sandy, Lennart Jonsson, Quersin … ) et en fin de soirée, il accompagne une série de films muets prêtés par la MGM. Enfin en 1963 son orchestre se réduira à un trio jugé trop intimiste pour Comblain par la plupart des critiques. Léo Souris accompagnera aussi sur les bords de l’Ourthe diverses vedettes comme la chanteuse Donna Hightower.

En octobre 1964, au Festival Adolphe Sax à Dinant, il dirige pendant la deuxième partie de la soirée une formation dont les invités sont les solistes leaders de la première partie : le saxophoniste flûtiste français Michel Roques, le trompettiste Roger Guérin, Jacques Pelzer, le saxophoniste suédois Lennart Jonsson et le jeune Jean-Luc Ponty, encore inconnu à l’époque. Mais pendant ces tristes années 60 – tristes pour le jazz en tout cas, Comblain excepté – il entre lui aussi de plain-pied dans le monde de la variété, écrivant notamment de nombreux arrangements pour les émissions télévisées, dirigeant des opérettes (notamment ce Na-No Nanette à travers lequel, pendant son enfance, il avait entendu ses premières notes de musique syncopée). Il continue pourtant son œuvre de diffusion du jazz (conférences, séminaires, etc.) et surtout devient un des piliers du jazz radiophonique, au même titre que Nicolas Dor. Ses émissions, fouillées et documentées, explorant tous les styles vont devenir célèbres. Parmi les plus importantes, on retiendra All that Jazz, et surtout Jazz en Chaud et Froid (RTB) à la longévité proprement sidérante (de 1962 à 1984) et Jazz Nocturne (RTB). C’est ce Léo Souris là que découvriront les jeunes amateurs de jazz. Reste à espérer que des archives de la RTB et de la BRT ressortiront bientôt des documents susceptibles de leur rappeler également que Souris fut un pianiste important et un des principaux arrangeurs du jazz belge.

Jean-Pol SCHROEDER


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) par wallonica.org | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1990) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : jazzinbelgium.com ; sweetandhotbrussels.blog4ever.com | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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CAFFONNETTE, Joachim (né en 1989)

Temps de lecture : 6 minutes >

Joachim Caffonnette naît en juillet 1989 de parents comédiens et passe les premières années de sa vie en tournée dans les festivals de théâtre à travers le monde. Après une éducation culturelle très éclectique, mélangeant arts graphiques et plastiques, écriture et des heures passées dans des salles de théâtre et derrière les consoles de son père, régisseur, il décide de s’engager dans l’étude du piano.

Dans l’optique de faire de la musique son activité principale, il choisit de finir son cursus scolaire en humanités artistiques au Conservatoire Arthur Grumiaux de Charleroi. C’est avec une grande distinction en piano, musique de chambre, harmonie et histoire de la musique qu’il en sort diplômé en 2008. Dans la foulée, il entre au Conservatoire Royal de Bruxelles dans la classe d’Eric Legnini. Lors des stages des Lundis d’Hortense et au contact de pianistes tels que Erik Vermeulen, Ron Van Rossum et Ivan Paduart, il choisit définitivement le jazz comme moyen d’expression.

Il monte un premier trio et un quartet avec lequel il est finaliste du concours Jazz Cat Rally en 2008. L’année suivante, il se produit à la tête de son trio dans les clubs bruxellois, wallons et dans certains festivals. Il monte un quintet en 2011 afin de pouvoir y jouer ses compositions. Le groupe est résident au Sounds Jazz Club et sort un EP au printemps 2014. Pour le festival Jazz Au Broukay 2013, il monte un nouveau trio. Très inspiré par la musique de Herbie Hancock, Joachim dirige le groupe d’hommage à cette légende du jazz, “Speak Low” dans une formule assez inattendue avec un trombone et un sax ténor en plus de la section rythmique.

Il se fait les griffes sur les scènes des clubs bruxellois, le Sounds Jazz Club en particulier qui lui offre 3 ans de résidence lui permettant de jouer, tester et d’apprendre le métier comme aucun conservatoire ne pourrait jamais le faire. Pratiquant toujours le périlleux exercice des standards, composant, jouant et arrangeant pour des ensembles de toutes tailles dans divers contextes, enseignant et perpétuel étudiant, engagé dans le milieu associatif et ardent défenseur de la culture et de ceux qui la font avec leur cœur, Joachim Caffonnette se forme à la composition durant 2 ans aux côtés de Kris Defoort, qui lui ouvre les yeux et les oreilles sur la musique contemporaine et sur l’attention aux détails qui peuvent transcender une composition. Il sort son premier disque en 2015, Simplexity et continue de mener sa barque dans le flot tumultueux qu’est la vie de tout artiste au XXIème siècle…

d’après JAZZ4YOU.BE


Qui est… Joachim Caffonnette ?

Ce jeune pianiste d’à peine vingt-six ans a grandi dans une famille à la fibre incontestablement artistique. Son père et sa mère sont tous deux comédiens et la musique était omniprésente au domicile des Caffonnette.

Ses parents estimaient qu’il était important qu’il apprenne à jouer d’un instrument et vu qu’un piano trônait au milieu du salon, le choix fut vite fait. Toutefois, peu de temps après, ce sont surtout les arts graphiques et plastiques qui attirent Joachim.

Pourtant, son intérêt pour la musique ne met pas longtemps à prendre le dessus. Ainsi, après un cursus scolaire en humanités artistiques au Conservatoire Arthur Grumiaux de Charleroi pour y étudier la musique classique (piano), il poursuit ses études au Conservatoire Royal de Bruxelles.

À l’instar de beaucoup de jeunes musiciens, il découvre l’endroit par excellence où apprendre la plupart des ficelles du métier, à savoir, les jam sessions du Sounds. Pendant de nombreuses années, il s’affiche immanquablement sur la scène tous les lundis soir. Ensuite, le club bruxellois The Music Village lui propose de gérer ses jam sessions.

En 2014, un premier mini-CD voit le jour avec le soutien de “Ça Balance“, une initiative culturelle émanant de la Province de Liège.

Lors de la première édition du Brussels Jazz Festival à Flagey (janvier 2015), il lui revient l’honneur d’organiser les jam sessions. Début 2015, il présente le premier CD officiel de son quintet, au titre révélateur : Simplexity. Par ailleurs, Joachim joue régulièrement en trio et en nonet, il se produit avec le Marco Llano Quintet et compose pour le cinéma et le théâtre.

© Joachim Caffonnette

“Quel(le) est…

… votre lieu préféré à Bruxelles ?

Outre les clubs de jazz incontournables que sont le Sounds et le Bravo, mon lieu préféré est la librairie Tropismes. Je peux y flâner des heures durant à la recherche du bouquin qui me comblera pendant quelques semaines. Il m’arrive même régulièrement de lire à la hâte le premier chapitre pour voir si l’histoire et le style me séduisent ou non. Le plus difficile pour moi est de me restreindre à un seul livre. Je préfère lire des romans policiers. J’ai bien entendu mes auteurs favoris mais j’aime faire de nouvelles découvertes. J’ai certes un faible pour les auteurs scandinaves et irlandais. C’est surtout l’aspect social dans leurs récits qui m’attire. Et comme il se doit, j’essaie de lire le plus d’auteurs belges possible.

… le dernier CD ou album que vous vous êtes offert ?

Je n’en achète pas tellement car j’aime réécouter souvent les mêmes albums pour en extraire la quintessence. Et croyez-moi, j’ai de quoi faire entre Bill Evans et Keith Jarrett. Je ne suis pas du genre à aller spontanément à la recherche de nouvelles choses. À cet égard, j’ai plutôt tendance à compter sur les conseils avisés de mes amis. Ce que je fais par contre, c’est d’assister régulièrement à des concerts. Ainsi, je me tiens informé de ce qui se passe sur la scène musicale à l’heure actuelle. Il y a de cela quelques années, j’ai par exemple pu voir à l’œuvre Gerald Clayton. Le lendemain, je me suis acheté “Two-Shade”. Mais le CD le plus récent que je me suis offert est “Space Time Continuum” du pianiste Aaron Diehl. Je l’ai découvert lors du concert de Cécile McLorin Salvant à Flagey début 2015. Ensuite, il nous a rejoints pour une petite séance d’improvisation. Cet artiste a non seulement une technique inouïe mais aussi une connaissance approfondie de la tradition. Personnellement, j’accorde d’ailleurs une énorme importance aux grands classiques.

… votre plus beau souvenir d’un concert récent ?

Comme concert dans son ensemble, je choisis un spectacle en duo de mes pianistes belges préférés, Bram De Looze et Pascal Mohy, solides sur toute la ligne. La prestation qui m’a toutefois le plus impressionné est le solo de Mark Turner lors d’un concert récent au Bravo avec le quartet de Jochen Rueckert. À vous couper le souffle – c’est dans ce cas tout à fait l’expression appropriée. Solidement structuré, extrêmement subtil et néanmoins porté par une énorme vague d’énergie.

… votre expression favorite du moment ?

Il s’agit d’une citation de Jean Cocteau : “L’art est un mensonge qui dit la vérité”. Tout artiste quel qu’il soit connaît ce sentiment. Il ne faut bien entendu pas interpréter cette citation dans son sens le plus explicite mais d’une certaine manière, c’est exact.

d’après JAZZ.BRUSSELS


Outre la sortie de son nouvel album, ”Bittersweet Times”, le pianiste Joachim Caffonnette redonne vie au Sounds, légendaire club de jazz de Bruxelles.

Joachim Caffonnette naît en juillet 1989 de parents comédiens et passe les premières années de sa vie en tournée dans les festivals de théâtre à travers le monde. Dans l’optique de faire de la musique l’activité principale de son existence, il choisit de finir son cursus scolaire en humanités artistiques au conservatoire de Charleroi dont il sortira en 2008 avec une grande distinction en piano, musique de chambre, harmonie et histoire de la musique. Dans la foulée, il entre au Conservatoire Royal de Bruxelles où il étudiera avec Eric Legnini et ensuite la composition avec Kris Defoort. Après son entrée au conservatoire, il monte un premier Trio avec lequel il commence à se produire dans les clubs de jazz et dans certains festivals.

Troisième album en tant que leader

Sur son troisième album “Bittersweet Times“, troisième album, Joachim multiplie les textures autour d’une musique épurée qui met en exergue l’ambivalence entre les influences impressionnistes et l’héritage be-bop qui le caractérisent. Il s’entoure ici de musiciens de premier plan avec le contrebassiste de La Nouvelle-Orléans Jasen Weaver, le batteur israélien Noam Israeli, installé à New York depuis plusieurs années, et en invité, le trompettiste virtuose Hermon Mehari, originaire de Kansas City. Sur trois morceaux explorant un spectre sonore presque orchestral, se joignent au groupe Édouard Wallyn au trombone et Quentin Manfroy aux flûtes alto et basse. L’expression musicale de cet album est une recherche d’intensité, d’interaction perpétuelle et un plaisir communicatif à travers une écriture mélodique et contrastée naviguant entre swing et harmonies volantes.

Le Sounds résonne à nouveau

Pendant plus de 35 ans le Sounds à vibrer au rythme du jazz en voyant défiler la crème du jazz belge et international. Après sa fermeture, c’est un collectif, Buen Vivir, qui fait l’acquisition du 28 rue de la Tulipe, dans le but de le mettre au service de ses activités de résistance et de résilience en matière de droits humains. Mais la poursuite du jazz était essentielle aux yeux des nouveaux propriétaires et ils contactent le pianiste Joachim Caffonnette,

Le collectif se lance alors avec détermination dans son projet, redécore le club, transforme la carte, prépare l’avenir, lance un crowdfunding dont le succès fulgurant montre l’enthousiasme de la communauté et ré-ouvre en grande pompe ce 18 novembre 2021, pour écrire le second chapitre de ce club historique…

d’après RTBF.BE


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : compilation par wallonica | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustration en tête de l’article : © jazz9-mazy.org ; illustration © Joachim Caffonnette | En savoir plus sur le site de JOACHIM CAFFONNETTE


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BEACH, Amy (1867-1944)

Temps de lecture : 3 minutes >

Amy Beach est une compositrice née à la fin du XIXe siècle qui participera à la création d’un véritable style classique américain. Première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée, elle tentera toute sa vie de donner conseils aux autres femmes désireuses de vivre de leur musique et participera à la création de la Société des Femmes Compositrices Américaines en 1925.

Première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée

Née dans le New Hampshire aux Etats-Unis en 1867, Amy BEACH montre dès la plus tendre enfance un certain talent pour la musique, qu’elle découvre avec sa mère, pianiste et chanteuse amateur. C’est auprès de cette dernière qu’elle est initiée au piano avant de donner ses premiers récitals à sept ans. La famille s’installe à Boston en 1875 où Amy continue sa formation auprès des compositeurs Ernst Perabo ainsi que Carl Baermann tout en démarrant sa carrière de musicienne professionnelle. Elle épouse le docteur Harris Aubrey Beach en 1885 et ne se consacrera plus à la composition jusqu’au décès de son mari en 1910. Elle entamera alors une tournée européenne qui ne s’achèvera qu’à son retour dans le Nouveau Monde au début de la Première Guerre Mondiale.

Amy Beach est la première compositrice américaine à avoir une symphonie publiée. Sa Gaelic Symphony en mi mineur opus 32écrite en 1894, sera jouée et applaudie pour la première fois devant une audience en 1896, à Boston. Très certainement inspirée par les écrits d’Antonín Dvořák, alors directeur du Conservatoire national de New York, sur la musique américaine ainsi que son avenir qui résiderait dans la diversité de ses cultures populaires, Amy Beach s’inspire de vieilles musiques anglaises, écossaises ou encore irlandaises qui font écho à ses origines. C’est au fil des années qu’elle deviendra de plus en plus sensible et ouverte à la culture amérindienne et afro-américaine, incorporant certains chants traditionnels dans sa propre musique.

“One of the boys”

Le succès de cette symphonie est tel que le compositeur George Whitefield Chadwick lui écrit : “Je ressens toujours un frisson de fierté lorsque j’entends une belle nouvelle œuvre d’un d’entre nous, et en tant que tel, vous devrez être comptée, que vous le vouliez ou non, comme l’un des garçons.” Amy Beach fait partie de l’Ecole de Boston, un groupe de six compositeurs qui aurait contribué à la création d’un style musical classique proprement américain.

Parmi plus de 300 compositions publiées, de nombreuses chansons, du chant choral, un opéra en un acte, des œuvres pour piano, du répertoire de chambre mais aussi orchestral dans un style rempli de chromatismes, d’appoggiatures, des sixtes augmentées et d’évitements de la dominante empreint d’un romantisme tardif qui évoluera vers un style plus expérimental, s’éloignant de la tonalité pour jouer, par exemple, avec des gammes par tons.

A côté de son répertoire musical, Amy Beach écrira également pour des journaux et donnera conseil à de nombreux jeunes musiciens et compositeurs, particulièrement aux femmes. En 1925, elle participe à la création de la Société des Femmes Compositrices Américaines dont elle deviendra la présidente. Suite à des problèmes de santé, Amy Beach se retire de la vie musicale en 1940 et décédera quatre années plus tard.

[d’après RTBF.BE]


Descendante des premiers colons de la Nouvelle-Angleterre, Amy CHENEY, de son nom de jeune fille, étudie dans une école privée de Boston le piano et l’harmonie. Elle fait ses débuts comme pianiste professionnelle en 1883 dans un concerto d’Ignaz Moschele. En 1885, à l’âge de dix-huit ans, elle épouse un chirurgien de Boston, le docteur Henry Harris Aubrey BEACH, de vingt-cinq ans son aîné. Mettant de côté sa carrière de concertiste, elle se consacre à la composition sous le nom d’Amy Beach. Après des œuvres principalement dédiées au piano, elle se lance bientôt dans un projet ambitieux, une Messe, qui sera créée par la Haendel and Haydn Society of Boston en 1892. Amy Beach sera la première femme compositeur à être jouée par cet organisme. Après la mort de son mari en 1910, elle reprend activement sa carrière de concertiste et effectue une grande tournée en Europe qui s’achèvera en 1914, année où elle regagne les Etats-Unis et s’installe à New York.

Amy Beach a composé pour des genres aussi variés que la musique de chambre, le concerto, la sonate, la symphonie  ou encore l’opéra. On lui doit également de nombreuses mélodies pour voix et piano dans le style romantique.

Amy Beach en 5 dates :
      • 1883 :  Fait ses débuts de pianiste-concertiste à Boston ;
      • 1885 :  Epouse le docteur H.H.A. Beach ;
      • 1892 :  Première femme compositeur jouée par la Haendel and Haydn Society of Boston ;
      • 1896 :  Création de la Gaelic Symphony  sur des airs populaires irlandais par l’Orchestre Symphonique de Boston ;
      • 1914 :  S’installe définitivement à New York après une tournée en Europe.
Amy Beach en 6 œuvres :
      • 1890 : Grande Messe pour chœurs et orchestre, op. 5
      • 1897 : Symphonie gaélique  en mi mineur op. 32
      • 1907 : Quintette avec piano  en fa dièse mineur op. 67
      • 1923 : Peter Pan, pour chœur de femmes et piano op. 101
      • 1926 : Valse-fantaisie tyrolienne  op. 116
      • 1932 : Cabildo, opéra de chambre en un acte pour solistes, chœurs, récitant, violon, violoncelle et piano op. 149

[d’après FRANCEMUSIQUE.FR]

  • image en tête de l’article : Amy Beach © Library of Congress

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : compilation par wallonica.org  | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  Library of Congress |


LEGNINI, Eric (né en 1970)

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Eric Legnini est né en Belgique, le 20 février 1970, à Huy, près de Liège, dans une famille d’émigrés italiens. Un père guitariste amateur, une mère cantatrice, professeur de chant au Conservatoire municipal : le petit Eric est au piano dès l’âge de six ans et passe son enfance entre Bach et Puccini — l’architecture musicale portée à son plus haut degré d’abstraction incandescente et l’âme mise à nu dans la voix humaine transfigurée par le chant… Il lui faudra attendre le début des années 80 et la découverte d’un disque d’Erroll Garner pour entr’apercevoir d’autres horizons musicaux, notamment dans l’art du clavier…

Doué d’une excellente oreille, il réinvente au piano ces harmonies étranges saisies au vol et très vite se laisse prendre aux sortilèges du jazz — Eric a trouvé là son langage. Débute alors une intense période d’apprentissage. Avec la complicité d’un camarade de conservatoire, le batteur Stéphane Galland, puis bientôt de Fabrizio Cassol (deux musiciens qui bien des années plus tard seront à l’origine du groupe expérimental Aka Moon) Eric Legnini, embrassant dans une même soif de découverte toute l’histoire du jazz moderne et traditionnel, se fait rapidement son petit panthéon personnel : McCoy Tyner pour l’intensité dramatique, Chick Corea pour la lisibilité et la technique infaillible, et Keith Jarrett pour ses conceptions révolutionnaires en matière de relecture des standards. Toujours en compagnie de Stéphane Galland, il monte ses premiers groupes de jazz et de fusion, et dés le milieu des années 80 écume tous les clubs de la scène belge en quête de jam sessions où s’aguerrir, tous genres confondus…

C’est là qu’il rencontre, en 1987, l’une des grandes figures du jazz belge et européen, le saxophoniste Jacques Pelzer qui l’invite à jouer avec lui en duo puis à rejoindre sa formation. Une étape décisive et fondatrice qui oblige le jeune pianiste à approfondir sa connaissance du répertoire des standards et le propulse d’un coup au rang des sidemen les plus prometteurs de la jeune scène belge. Il enregistre alors son premier disque en leader pour le label Igloo, “Essentiels” et décide dans la foulée de partir étudier aux Etats-Unis.

On est en 1988, Eric a à peine 18 ans. Il restera deux ans à New York — le temps de prendre le pouls très funky de la mégapole (c’est l’avènement du rap de Public Enemy et Ice-T — l’autre grande passion de Legnini), de grappiller quelques cours à la Long Island University auprès de Richie Beirach, mais surtout de “faire le métier”, sur le tas, en participant chaque soir à des jam sessions homériques en compagnie de la fine fleur du jeune jazz de l’époque (Vincent Herring, Branford Marsalis, Kenny Garrett…). Très impressionné par le style précis et volubile de Kenny Kirkland, Legnini comprend par son truchement l’importance décisive d’Herbie Hancock dans l’histoire du piano jazz, et dès cet instant oriente de façon radicale son jeu dans le sens de ce free hard bop moderniste propre à l’esthétique Blue Note des années 60.

C’est sous la double influence de Kirkland et d’Hancock qu’Eric Legnini fait son retour en Belgique en 1990. Aussitôt nommé professeur de piano dans la section jazz du Conservatoire Royal de Bruxelles, il retrouve Jacques Pelzer avec qui il enregistre pour Igloo un nouveau disque, “Never Let Me Go”, et dans la foulée intègre l’orchestre de Toots Thielemans, accumulant à ses côtés, pendant presque deux ans, concerts et tournées dans le monde entier. Multipliant les projets tous azimuts (il commence dès cette période à travailler énormément en studio pour des séances de funk, de rap et de musiques électronique…), pilier incontournable désormais de la scène jazz belge, Eric Legnini voit sa vie basculer en 1992 lorsqu’il rencontre dans un club bruxellois, deux musiciens italiens, membres alors de l’ONJ de Laurent Cugny, le trompettiste Flavio Boltro et le saxophoniste Stefano Di Battista. L’entente est immédiate entre les trois hommes qui décident illico de travailler ensemble. Pourquoi ne pas monter un groupe et aller tenter sa chance à Paris ?

Fin 1993, c’est le grand saut. Di Battista et son orchestre partent à la conquête de la Capitale. Un répertoire séduisant, résolument hard bop ; une fougue, un talent et une joie de jouer particulièrement communicatifs : il ne leur faut que quelques mois pour enflammer les esprits et gagner leur pari. Aldo Romano les remarque, les prend sous son aile : le succès est fulgurant. Un premier disque “Volare” en 1997 pour Label Bleu, unanimement salué par la critique, finit d’établir ce tout jeune quintet comme “le nouveau groupe dont on parle”

C’est un nouveau départ pour Eric Legnini. Pianiste indispensable à l’équilibre du quintet (il demeurera jusqu’à l’album “Round About Roma”, paru en 2003, le fidèle compagnon du saxophoniste italien), Legnini voit rapidement sa réputation grandir auprès des autres musiciens.

Sollicité de toute part il débute des collaborations de longue haleine avec les frères Belmondo, Eric Lelann (“Today I Fell In Love”) ou encore Paco Sery (“Voyages”). Très souvent associé au batteur André Ceccarelli, il devient par ailleurs l’un des sidemen les plus recherché de la place de Paris, accompagnant un grand nombre de musiciens tels que: Joe Lovano, Mark Turner, Serge Reggiani, Aldo Romano, Enrico Rava, Philippe Catherine, Didier Lockwood, Henri Salvador, Christophe, Dj Cam, Sanseverino, John McLaughlin, Yvan Lins, Mike Stern, Bunky Green, Zigaboo Modeliste, Yusef Lateef, Raphaël Sadiq, Manu Katché, Pino Palladino, Eric Harland, Kyle Eastwood, Joss Stone, Natalie Merchant, Raoul Midon, Kurt Elling, Vince Mendoza, Michaël Brecker, Dianne Reeves, Milton Nascimento, etc. Eric Legnini ne négligera pas les sessions de studio non plus, en accumulant les enregistrements, pas loin d’une centaine à ce jour !

Apprécié en studio pour sa musicalité et son savoir-faire, Legnini commence également dès cette époque à travailler comme directeur artistique sur un certain nombre de disques de variété — activité qui trouvera son apothéose en 2004 avec non seulement la co-réalisation de l’ultime opus du grand Claude Nougaro, “La note bleue” (Blue Note), mais la production sous le pseudonyme de Moogoo au sein du collectif Anakroniq, du premier disque de la jeune révélation r’n’b “made in  France”, Kayna Samet, “Entre deux Je” (Barclay), travail très raffiné concrétisant à la fois son amour des voix et de la musique noire (soul, hip hop).

Très remarqué pour sa participation active au disque “Wonderland” (B Flat) des frères Belmondo (primé “meilleur album jazz français” aux Victoires de la musique 2005), ainsi que pour son travail de réalisation sur le disque de Daniel Mille “Après la pluie” (Universal Jazz), Eric Legnini est aujourd’hui non seulement l’une des valeurs sûres du jazz européen, mais l’un des artistes les plus actif, productif et éclectique du petit monde musical parisien.

A 35 ans, Legnini, en pleine maturité stylistique, décide enfin de sortir de l’ombre et signe, avec “Miss Soul”, son premier disque en leader sur un label français. L’occasion de révéler au plus grand nombre un univers musical personnel riche, séduisant et parfaitement original dans sa façon de multiplier les connexions entre tradition et modernité, art savant et expression populaire. L’occasion de (re)découvrir un grand musicien.

C’est riche de toute son expérience de sideman et de producteur que Legnini fait retour à l’épure toute classique du trio en compagnie du contrebassiste Rosario Bonaccorso et du batteur Franck Agulhon. A partir d’un répertoire choisi, mêlant habilement compositions originales, standards (plus ou moins célèbres !) et chanson pop re-songée (Björk), Legnini plonge résolument au plus intime d’une tradition proprement afro-américaine du piano jazz portée à son plus haut degré de perfection par des musiciens comme Junior Mance, Ray Bryant, Les McCann ou encore Phineas Newborn auquel ce disque rend continuellement hommage. Une musique directe, chaleureuse, gorgée de swing et de gospel, qui sans passéisme ni nostalgie, célèbre la modernité intemporelle du jazz.

Eric Legnini ©Olivier Lestoquoit

En 2008, il achève avec Trippin’, le dernier volet du triptyque (Miss Soul, Big Boogaloo) qui l’impose comme l’un des maîtres de l’art du trio à la française, où sa science des standards se double d’une connaissance des classiques soul. Puis ce sera The Vox (2011), un disque qui redit jusque dans son titre son désir de lendemains enchantés (il invite la chanteuse Krystle Warren). “Avec la voix, tout devient plus clair, plus lisible. Au premier degré.”, confiait- il alors… Eric Legnini se verra décerner pour cet album une victoire du Jazz. En 2013, il signe l’album Sing Twice! : Tout est dit dans le titre. Ce jeu de mot raisonne fort à propos sur la carrière d’Eric Legnini. Chante à deux fois, donc ! Cela fait doublement sens chez celui qui, depuis Miss Soul en 2005, a pris sept ans de réflexions avant d’en arriver là. Entendez un album qui flirte bien souvent avec la pop. Tout son parcours plaide pour l’ubiquité du quadragénaire, qui s’est fait la main auprès des plus fameux improvisateurs de sa Belgique natale.

Sing Twice ! est nominé aux Victoires du Jazz la même année. Dix doigts majeurs – trente si l’on ajoute le batteur Franck Agulhon et le contrebassiste Thomas Bramerie – et trois voix majuscules, voilà la formule alchimique (relevée ça et là d’une section de cuivres, d’une guitare funky, de quelques percussions de l’Afro Jazz Beat) qui le compose. Les voix c’est d’abord celle d’Hugh Coltman, croisé lors de l’émission “One Shot Not” sur Arte. C’est ainsi qu’Eric convie le chanteur anglais lors d’un premier concert à l’automne 2011. “Il apportait une tournure plus blues, plus soul, plus Stevie.” Tant et si bien que désormais Hugh devient un membre à part entière du groupe, comme le confirment les trois thèmes superlatifs où son timbre singulier, un brin dandy pouvant prendre les accents d’un falseto blues, fournit la couleur principale de cet album aux reflets multiples : soul pop. Deux autres chanteuses mettent d’ailleurs leur grain de soul sur cette galette, lui donnent des couleurs complémentaires : la malienne Mamani Keita, dans une veine plus clairement afro funk, et l’américano-japonaise Emy Meyer dans un registre nettement plus folk. “Avec Mamani, j’ai réussi à achever ce que j’avais entamé sur The Vox. L’Afrique très présente est cette fois incarnée par cette griotte qui habite avec une intense énergie les deux titres que je lui ai proposés. Quant à Emy, elle offre un autre point de vue, plus clairement folk pop.”

Depuis, Eric Legnini poursuit son travail de compositeur, réalisateur d’albums (Kellylee Evans…), joue au sein de groupes all star comme le quartet avec Manu Katché, Richard Bona et Stefano di Battista ; il crée également à Jazz à la Villette en septembre 2014 un programme autour du mythique album de Ray Charles “What’d I say” (avec les voix de Sandra Nkaké, Alice Russell, Elena Pinderhughes), dirige le projet “Jazz à la Philharmonie” en février 2015 avec un groupe composé de 10 musiciens parmi lesquels Joe Lovano, Jeff Ballard, Ambrose Akinmusire, Stefano di Battista…

2015 est une année où on le voit continuer à multiplier les projets : tournée avec le projet “What’d I say”, enregistrement pour le label Impulse! de l’album “Red & Black Light” avec Ibrahim Maalouf, qui le conduira pour des concerts sold out partout en France et en Europe jusqu’à l’apothéose à l’AccorHôtelArena de Bercy le 14 décembre 2016 !

2017 marque le grand retour d’Eric Legnini sur disque en leader : Waxx Up sort au printemps et sera le troisième volet du triptyque consacré à la voix et initié avec l’album “The Vox” en 2011. Il convie son trio (Franck Agulhon à la batterie et Daniel Romeo à la basse électrique) ainsi que des cuivres et des voix : Yael Naïm, Charles X, Mathieu Boogaerts, Michelle Willis, Hugh Coltman ou encore Natalie Williams.

D’emblée, le premier titre donne le cap. “I Want You Back”, plus qu’une introduction, mieux qu’une mise en bouche, une voie à suivre. Trois minutes trente, tous d’un bloc, au service d’une chanson. Pourvu que ça groove. Direct, Eric Legnini change de casquette, et du coup de braquet, avec cette nouvelle galette : le pianiste émérite mute en producteur, attentif à la puissance d’une mélodie, à la classe d’une rythmique. Waxx Up : une bonne baffle en pleine tête, à l’image du visuel qui orne la pochette ! Parce que de toutes les manières, c’est la cire noire qui a toujours été sa matière première. Tel est le diapason d’un album qui sonne comme une somme de 45-tours, des titres taillés pour des voix au pluriel des suggestifs du maître de céans : Eric Legnini. [d’après CONSERVATOIRE.BE]


ZURSTRASSEN, Pirly (né en 1958)

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Pirly Zurstrassen (PiWiZ Trio) © P.Zurstrassen

Né à Verviers en 1958, Pirly Zurstrassen débute le piano en autodidacte. Il parfait sa formation au Conservatoire de Liège en suivant les cours du Séminaire de Jazz et de la Classe d’Improvisation. En 1983, il crée son premier groupe, le PZ Quintet ; suivront “H” Septet, Les Visiteurs du Soir, Chromo Sonore, Musicazur

Il aime le travail interdisciplinaire ce qui l’amène à composer pour le théâtre, la danse, la télévision (“Quick et Flupke”). La musique l’a emmené dans différentes régions du monde et il a sorti une vingtaine d’enregistrements à son nom. Depuis quelques années l’accordéon a pris une place de plus en plus importante dans sa carrière de musicien. Son dernier projet, “le Chant des Artisans”, réunit “Tric Trac Trio” et le chroniqueur Paul Hermant. En outre, il enseigne le solfège jazz, l’harmonie pratique et la lecture dans la section jazz du Conservatoire Royal de Bruxelles.  [Lire plus sur CONSERVATOIRE.BE…]


De 1979 à 1981, Pirly Zurstrassen est élève du Séminaire de Jazz et de la Classe d’improvisation du Conservatoire de Liège (avec comme professeurs Karl Berger, Butch Morris, Garrett List, Steve Lacy). Parallèlement il forme son premier quartette (Debrulle, Danloy, Vaiana, Zurstrassen) et joue dans des formations occasionnelles. Il commence bientôt à jouer ses propres compositions, d’abord en trio avec J.-P. Danhier (tb, tu) et Pierre Vaiana (sax), puis en quintette (les mêmes avec Antoine Cirri (dms) et Michel Hatzigeorghiu (b) en plus) ou en sextette (avec en supplément le trompettiste Richard Rousselet).

En 1984, enregistrement d’un LP avec le quintette (Hein Van de Geyn et Jan de Haas remplaçant désormais Hatzigeorgiou et Cirri). En 1984 et 1986, travail intense pour la télévision : peu d’activités en tant que leader; néanmoins de nombreux concerts en «sideman» aux côtés de musiciens comme John Ruocco, Serge Lazarevitch, Steve Houben, Jacques Pelzer, etc.). En 1987, il monte avec les saxophonistes Steve Houben, Erwin Yann et Philippe Leblanc, le trombone J.-P. Danhier, le bassiste Benoît Vanderstraeten et le batteur Jan de Haas un nouveau septette, H dont la musique originale se situe dans le style du jazz européen moderne. Pirly Zurstrassen travaille comme arrangeur et compositeur, aussi bien pour des big bands (BRT, Act, Mimi Verderame) que pour des chanteurs de variété. Il compose régulièrement pour des films d’animation (Casterman et Studio Graphoui : Quick et Flupke, Nouba Nouba, etc.).

d’après Jean-Pol Schroeder

En savoir plus sur le site officiel de Pirly Zurstrassen :


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) et réécriture | source : SCHROEDER Jean-Pol, Dictionnaire du jazz à Bruxelles et en Wallonie (Conseil de la musique de la Communauté française de Belgique, Pierre Mardaga, 1991) | commanditaire : Jean-Pol Schroeder | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : Pirly Zurstrassen | remerciements à Jean-Pol Schroeder


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MOZART (arr. Arcadi Volodos) : Marche turque

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© Yuja Wang

“Yuja WANG (née en 1987) est une pianiste chinoise reconnue mondialement pour sa virtuosité technique et son jeu spontané et audacieux. Au-delà de sa technique, elle est également appréciée pour son répertoire éclectique de piano solo et de musique de chambre qui s’étend du 18ème siècle jusqu’au 20ème siècle.

Fille de musicien, Yuja Wang est initiée à la musique très jeune. Elle commence à apprendre le piano à l’âge de six ans avec Luo Zhengmin. Elle étudie ensuite auprès des professeurs Ling Yuan et Zhou Guangren au Conservatoire central de musique de Pékin, des professeurs Hung KuanChen et TemaBlackstone au MountRoyal College Conservatory à Calgary au Canada, et de Gary Graffman au Curtis Institute of Music de Philadelphie.

Elle donne ses premiers concerts en 2003 et se produit en concert ensuite avec de nombreux grands orchestres tels que les orchestres symphoniques de NewYork, de Chicago, de San Francisco, de Houston, et notamment l’Orchestre Philharmonique de Chine. En 2009, elle est parmi les rares musiciens invités pour le concert du YouTube Symphony Orchestra au Carnegie Hall, initiative musicale mondiale et prestigieuse. Elle signe la même année un contrat avec Deutsche Grammophon et produit son premier disque, lequel est très bien reçu. Depuis, la carrière de Yuja Wang s’étend mondialement, et elle est programmée dans les plus grandes salles de concerts européennes, américaines et orientales. Elle se produit aux côtés des plus grands chefs d’orchestre, tels que Claudio Abbado, Daniel Barenboim, Gustavo Dudamel, Daniele Gatti, Charles Dutoit, Valery Gergiev, Mikko Franck, Manfred Honeck, Pietari Inkinen, Lorin Maazel, Zubin Mehta, Kurt Masur, Antonio Pappano, Yuri Temirkanov et Michael Tilson Thomas.”

En savoir plus sur FRANCEMUSIQUE.FR ou sur le site de l’artiste sino-américaine YUJAWANG.COM


MOZART W.A., Sonate pour piano n° 11 en La, K. 331/300 (3e mvmt “Alla Turca”), arrangée par Arcadi VOLODOS (né en 1972) et interprétée par Yuja WANG dont des admirateurs ont également compilé quelques finales “musclés” :


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Tout savoir sur les Concertos pour piano de Beethoven

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Parmi les concertos pour piano de Beethoven, on retient surtout l’Empereur. Triomphant, belliqueux et subtil, il est le plus abouti des cinq. Mais il n’en demeure pas moins que les quatre qui l’ont précédé ont chacun leur intérêt et montrent une évolution progressive du classicisme vers le romantisme.

C’est dans les années 1790, peu après son arrivée à Vienne, que Ludwig van Beethoven se fait un nom. Mais avant d’être connu comme compositeur, il l’est surtout comme pianiste virtuose. Il écrit d’ailleurs ses premiers concertos dans l’idée de mettre en lumière son aisance et son talent. “Il s’impose comme le premier pianiste de son temps, même aux oreilles de ceux qui ont entendu Mozart”, expliquent Jean & Brigitte Massin dans leur Histoire de la Musique Occidentale (Paris, Fayard, 1987).

Ce n’est donc pas un hasard si parmi ses sept concertos, cinq sont destinés au piano. Et à chaque création, c’est Beethoven lui-même qui se tient derrière le clavier. Seule exception, il ne peut exécuter son dernier concerto en public ; atteint d’une surdité de plus en plus prononcée, il craint les erreurs et les fausses notes. C’est donc son élève Carl Czerny qui prend le relais. Mais attention, Beethoven souhaite qu’on applique sa musique à la lettre ! Il note ses propres cadences dans la partition au cas où d’autres pianistes s’aventureraient à imposer les leurs…”

Lire la suite de l’article de Charlotte LANDRU-CHANDES et écouter les extraits sonores sur FRANCEMUSIQUE.FR (8 février 2018)


Plus de musique…

MONSAINGEON : Richter l’insoumis (1998)

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MONSAINGEON Bruno, Richter l’insoumis (documentaire, 1998)

Faire un film sans images, telle est l’impasse a priori sans issue à laquelle je me suis longtemps heurté pendant l’intense période de gestation de ce “Richter, l’insoumis”, le dernier en date des grands fauves de la musique auxquels j’ai passionnément désiré consacrer les ressources émotionnelles que je me sentais capable de communiquer sous une forme cinématographique. Lorsque Richter et moi avons commencé à travailler à ce projet, dans son esprit il ne pouvait être question de caméra, et ce n’est qu’après près de deux ans d’un contact presque quotidien avec lui que je suis enfin parvenu à élaborer une structure de tournage qui lui soit acceptable. Je me suis largement exprimé par ailleurs à ce sujet […] et n’y reviendrai pas ici. Cependant, quelles étaient les alternatives possibles? Utiliser les entretiens que j’enregistrais au magnétophone avec Richter comme narration d’un film exclusivement constitué d’archives de concerts, et au cours duquel pas une fois sa voix ne pourrait être identifiée avec un visage? Oui, j’aurais pu sans doute tirer de cette méthode un joli petit film documentaire traditionnel, mais qui n’aurait rien eu à voir avec la grande fresque que j’avais l’ambition de réaliser. Sinon, avoir recours à des témoignages? C’était là la méthode facile qui, à partir d’une thèse suffisamment vigoureuse, aurait permis de révéler les tensions et contradictions présentes dans la vie de tout artiste, de ficeler en réalité un gentil programme de “télévision” bien objectif, avec tout l’assortiment conventionnel des jugements critiques “pour” et “contre”, du débat, et débouchant, comme presque toujours, sur l’hagiographie. Je résistais à cette idée de toutes mes fibres. Je faisais un film sur un personnage hors-normes qui était le contraire de la convention, qui n’avait rien de “gentil”, et si “tensions et contradictions” il y avait, elles apparaîtraient bien d’elles-mêmes dans les propos que je lui ferais tenir, dans sa manière toute personnelle, pleine d’humour et d’amertume de raconter sa propre histoire. Il n’y aurait ni apport extérieur au sujet, ni même commentaires, à l’exception d’un texte que j’écrirais et que je placerais en tête du film, accompagné du mouvement lent de l’ultime sonate de Schubert qui conclurait également une œuvre que je voulais passionnément subjective, ou bien alors qui ne serait pas. Je crois que si Richter s’est finalement prêté au tournage avec une caméra, c’est que, consciemment ou non, il avait saisi en moi cette volonté farouche d’échapper aux conventions du portrait…

Lire la suite sur le site de Bruno MONSAINGEON

Lire le livre Richter – Ecrits et conversations (Van de Velde / Arte Editions / Actes Sud, 1998)

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GLASS : Metamorphosis

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GLASS, Philip (né en 1937)


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SCARLATTI : Sonate en La majeur (K. 208) – Adagio e cantabile

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SCARLATTI, Domenico (1685-1757) Sonate en La majeur : Adagio e cantabile (K. 208) par Alexandre THARAUD
Scarlatti | Tharaud

SCARLATTI, Domenico (1685-1757)

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GRIEG : Mélodie (Op. 47 n°3)

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GRIEG, Edvard (1843-1907) Mélodie (Op. 47 n°3) par Emil GILELS
Grieg | Gilels

GRIEG, Edvard (1843-1907), Mélodie (Op. 47 n°3) par Emil GILELS (p.)


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SCHNEIDER : Glenn Gould, piano solo (GALLIMARD, Folio, 1994)

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SCHNEIDER M, Glenn Gould, piano solo (GALLIMARD, Folio, 1994)

Mais ce jour-là, lors de son dernier concert donné à Chicago le dimanche 28 mars 1964, quelque chose s’était effondré dans le troisième mouvement de la Sonate opus 110 de Beethoven, quand se déplore le Klagender Gesang, le chant de douleur. Il n’avait pu faire le crescendo qui sous-tend la plainte. Il ne pouvait faire cela. Pas devant eux, les deux mille qui regardaient, attendaient la fin. C’était comme se dévêtir, ou mourir. Il fallait se cacher. Il savait que la fugue allait venir très vite, où il pourrait se masquer de sérénité. Mais il reviendrait aussi, encore, voilé, perdendo le forze, l’Arioso de douleur, et alors, la pédale una corda ne suffirait pas à teinter d’absence la phrase qui s’efface. Il faudrait encore moins de son…

Lire la (psycho)biographie de Glenn GOULD par Michel SCHNEIDER
(ISBN : 2070742423)

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