[TEXTYLES, n°53, 2018, extraits] Qu’est-ce qu’un poète maudit ? Y a-t-il une spécificité du poète maudit, par rapport à l’écrivain ? Le genre poétique, quand il fait de la part de l’intéressé l’objet d’un choix quasi exclusif, se prête-t-il davantage que le roman à la maudicité (pour reprendre le terme proposé par Laurent Demoulin de ce même volume de la revue Textyles) ?
La maudicité d’un auteur peut se concevoir, s’évaluer et, autant que possible, s’objectiver, selon deux voies différentes : soit en partant de faits avérés (biographiques, littéraires, sociaux), indicateurs d’un déclassement social, soit en partant du point de vue de l’auteur lui-même, en se fondant sur ses postures et ses discours, à travers lesquels elle est suggérée, affirmée ou revendiquée, que cette posture soit corroborée par les faits ou non.
Quand la caractérisation de “poète maudit” n’est pas le fait du poète lui-même, elle a pour source ses contemporains (à travers discours critiques ou amicaux, soutiens, déplorations) ou la postérité, y compris critique et universitaire. […]
Joseph Orban, ou le perdant maudit
Quand le tout jeune Joseph Orban commence à écrire au début des années 1970, la figure du poète maudit est largement installée dans l’imaginaire et dans l’arsenal de catégories du monde littéraire du xxe siècle. C’est d’ailleurs en 1972 que paraît l’anthologie Poètes maudits d’aujourd’hui (1946–1970) organisée par Pierre Seghers. Plusieurs faits d’ordre biographique et sociologique s’y prêtant, il est intéressant de confronter le parcours et le profil d’Orban à cette catégorie. Ces faits sont assez riches et surtout relèvent de plans multiples.
Penchons-nous tout d’abord sur les débuts du poète. Il les a résumés lui-même dans une notice biographique placée en tête du texte Le Singe de croix, publié en 1983, soit dix ans après les débuts revendiqués :
Joseph Orban naîtra le 8 juillet 1957. Premiers textes écrits dès octobre 1973, il publiera en auto-édition, L’Attente (75), L’Eurasienne ou la marée montante (77). Elle, ailes frêles (La Soif Étanche, 1976) et Le Sexe tachycarde (Atelier de l’Agneau, 1979). Depuis lors, textes en attente : Entre le blue et le jeans (Atelier de l’Agneau, 198?), Le Singe de croix (????, 19??).
Il collaborera aux revues 25, Aménophis, La Belgique malgré tout, Anthologie 80. Il lira ses textes dans les jungles et les déserts de Liège, Bruxelles, Louvain, Mont Saint Guibert, Nantes et Lausanne. Il retournera en 82 à l’auto-édition avec Des aigles bleus, des loups agiles. Il préparera un nouveau livre provisoirement intitulé Le Parfums de contrebande. Il écrira encore de nombreux mots, de nombreux silences… (dans Revue et corrigée, n°13, automne 1983, p. 59).
La précocité (seize ans), l’auto-édition, les textes en attente, le provisoire, le silence : plusieurs éléments induisent en filigrane l’idée d’une position proche de la malédiction. Ces motifs semblent soutenus par l’emploi du futur simple, en une sorte d’analepse renvoyant au moment de la naissance l’énonciation d’événements vécus, parmi lesquels sont soulignés “textes en attente”, retour à l’auto-édition et “nombreux silences”. Or le lieu de cette naissance, Jadotville au Congo belge, reste tu dans cette notice biographique : le jeune Orban ne dit rien de ces origines coloniales, ni des difficultés familiales liée à un retour précoce au pays, deux ans avant l’indépendance, et au handicap d’un père devenu aveugle — autant de facteurs propres à susciter ne serait-ce que le sentiment d’une précarité, d’une incertitude que trahissent peut-être, obliquement, les points d’interrogation qui frappent d’hypothèque la publication des inédits énumérés.
Si l’on cherche à cerner l’éventuelle maudicité d’Orban, il paraît utile, plutôt que de situer ses débuts dans l’absolu, ou dans un contexte large (le champ littéraire et poétique francophone de Belgique au milieu des années 1970), ou même local (Liège, mais nous y viendrons forcément), de confronter son cas et celui d’un exact contemporain en la personne d’Eugène Savitzkaya, lequel fait figure de “concurrent”. Le parallélisme peut s’avérer contrastif et éclairant.
Orban est plus jeune que Savitzkaya, qui est né en 1955. Tous deux sont précoces : Savitzkaya écrit depuis le même âge qu’Orban (donc deux ans plus tôt). Leur première démarche diverge : Savitzkaya s’inscrit au concours Jeune poésie de la ville de Liège en 1972 — il le remporte grâce au vif intérêt que porte à son écriture le juré Jacques Izoard —, tandis qu’Orban attend 1975 pour publier ses premiers textes en auto-édition. Si sa deuxième publication indique un certain degré d’implication dans le champ liégeois, il faut attendre quelques années pour observer une véritable intégration. Dans le même temps, Les Lieux de la douleur de Savitzkaya sont publiés dès 1972, suivis par quelques textes déterminants (L’Empire, Mongolie plaine sale, Un Attila. Vomiques) écrits dans la foulée (1973 – 1974) et directement publiés en France (1976, Seghers, Minuit), en attendant la série des romans entamée dès 1977 (Minuit), signant une réelle reconnaissance critique. Savitzkaya bénéficie d’emblée, dès 1972, du soutien actif de Izoard, qui l’intègre immédiatement au réseau de l’Atelier de l’Agneau et de la revue Odradek. Il figurera au sommaire du premier numéro de la revue Mensuel 25 en janvier 1977.
Orban, quant à lui, malgré ses antécédents, n’entre dans le Groupe de Liège (fondé en 1975) qu’en 1978 ; il figure dans la Petite anthologie de la poésie française de Belgique du Mensuel 25 d’avril 1978, puis dans l’Anthologie 80 (1981) puis dans le numéro 50 écrivains de la province. Spécial Liège du Mensuel 25 en novembre 1983. En 1979, Le Sexe tachycarde, paraît à L’Atelier de l’Agneau. D’emblée, le succès extérieur de Savitzkaya (dès la publication d’Un Attila. Vomiques, dans la revue Minuit en septembre 1974) contraste avec le confinement liégeois d’Orban : il ne publie que dans le réseau local, quand il n’est pas ramené à l’auto-édition, notamment avec l’artiste Charles Nihoul, à l’enseigne des éditions Axe9. La publication suivante d’Orban à L’Atelier de l’Agneau ne date que de 1984. Jamais il ne sera édité en France, ni même en Belgique ailleurs qu’à Liège (à l’exception de son dernier ouvrage important, Les gens disaient l’étable, publié à Bruxelles, au Grand miroir en 2007).
D’autres faits prolongent le parallélisme, autorisant la comparaison des faits opposables : tous deux restent durablement intégrés au cercle d’Izoard ; ainsi l’un et l’autre accompagnent-ils celui-ci à plusieurs reprises à l’étranger pour représenter la poésie liégeoise et le groupe de Liège12. Tous deux ont fait une tentative d’études universitaires, en Philologie romane, qui échoua pour l’un comme pour l’autre. Tous deux ont vécu durant plusieurs décennies sans exercer aucune profession stable. Enfin tous deux ont développé une activité d’artiste plasticien, diversifiant ainsi leurs moyens d’expression. Mais, dans le cas d’Orban, la tendance à l’auto-occultation s’affirme dans le choix d’un pseudonyme, Lukas Kramer, dont la consonance germanique peut faire fonction de masque, en éloignant cet artiste inconnu de toute assignation régionale ou nationale.
On ne schématise pas trop les faits en observant que c’est le succès échu à Savitzkaya qui fut refusé à Orban. Pour le reste, s’il est vrai que, pour être un candidat à la maudicité, il faut posséder un minimum de visibilité, c’est-à-dire d’existence littéraire, sociale et institutionnelle, on constate qu’Orban en disposait.
Les facteurs de sa marginalisation mériteraient d’être explorés de plus près. Son infortune constante dans le champ littéraire procède-t-elle de facteurs internes (une tendance volontaire ou inconsciente) ou externes ? À l’appui de la première hypothèse, du côté du comportement postural, on relève dans un texte à la fois autobiographique et fantasmatique tel que Le Sexe tachycarde (1979), une allégation sans ambiguïté : “JE SUIS LE MAUDIT. Perdu dans le Larousse Médical et interdit (si tu lis tu deviens malade. Et je lisais la nuit. Blotti dans l’horreur. Je suis l’enfant dégénéré […])” — relayée plus loin par un “JE SUIS UN TROU BÉANT“. Si la malédiction revendiquée par le narrateur peut paraître être davantage d’ordre moral et héréditaire que sociale, le terme est bien là : Orban le maudit — c’est lui qui le dit.
Quant aux facteurs externes, la radicalité et la modernité pour lesquelles son écriture a d’emblée opté — prose dense et brute, matérialité, sexualité, misanthropie, misogynie, cynisme, rejet et critique de la société, (auto)portraits sans concession — pouvaient certes lui assurer une place reconnue dans un contexte tel que le Groupe de Liège et l’Atelier de l’Agneau, mais elles étaient sans doute trop peu propres à lui ouvrir les portes de plus grandes maisons, a fortiori parisiennes, comme ce fut le cas pour Savitzkaya ; mais surtout, celui-ci constituait, à proximité immédiate, un précédent et une référence difficilement concurrençable. Les mêmes ingrédients se retrouvent dans les textes contemporains de Savitzkaya, avec, en outre un souci de la cohérence stylistique qui le signalait autant aux lecteurs qu’aux éditeurs. L’écriture (de prose) d’Orban ne s’est sans doute pas suffisamment démarquée de celle de son aîné (sinon par l’outrance accrue et la démarche plus ouvertement autobiographique) pour, littéralement, pouvoir “exister” à un même niveau que lui.
Quant à Izoard, il n’est sans doute pas totalement étranger à la construction d’une image d’Orban en maudit. Toujours, dans les quelques textes critiques qu’il a consacrés à son cadet, il a souligné les aspects les plus saillants d’une posture thématique nettement orientée vers la déréliction : dans un texte de 1981 resté inédit, il parle de “dérive lyrique insensée” ; dans l’Anthologie 80, d’”autobiographie larguée” ; dans un article paru dans la revue Prologue de l’Opéra de Liège (n°160, 1983), il souligne “toutes les difficultés, tous les aléas d’une vie quotidienne âpre, sans concessions”, les “rencontres furtives, coups de solitude, errances amères”, une “Enfance triste des faubourgs sacrifiés”. Dans Le Journal des poètes, en 1984, rendant compte d’Entre le blue et le jeans, il pointe “un poète d’une très grande sincérité qui ose les aveux les plus pénibles, qui ne farde pas la réalité de couleurs trompeuses. Livre qui charrie, dans un lyrisme déchiqueté, les morceaux d’un miroir que l’on brise tous les jours. Orban traduit très justement une certaine difficulté d’être”. En 1998 encore, sur la quatrième de couverture de Des amours grises, des ombres bleues, il nomme les “trajets parfois désespérés”, des “bassesses irréversibles”, une “autobiographie en morceaux, émouvante, voire atroce”.
En dernier geste de l’aîné pour le jeune maudit, c’est Izoard qui œuvrera en 2006 pour que Joseph Orban obtienne la bourse Poésie de la fondation Spes, qui a pour vocation le soutien aux projets d’”artistes belges prometteurs” — Joseph Orban a alors près de cinquante ans. Il est décédé le 2 juillet 2014, dans une situation de vie matérielle et de santé qui traduit à elle seule la persistance de la malédiction. […]
Gérald Purnelle
[RTBF.BE, 7 juin 2014] Décès de l’écrivain liégeois Joseph Orban. Homme aux multiples talents, et critique d’art, il était également calligraphe, sous le pseudonyme de Lukas Kramer. Il avait purement et simplement inventé ce personnage d’un jeune peintre expressionniste allemand atteint d’une maladie incurable, et monté une exposition avec ses dessins. Joseph Orban avait réussi l’exploit de vendre l’une de ses œuvres au ministère de la culture, pour les collections d’État. Ce qui avait suscité, à l’époque, hilarité et jalousie….
Auteur discret et exigeant, il s’est toujours efforcé de produire une littérature libre, qui échappe à l’économie marchande et aux modes de consommation les plus immédiats.
Colette Jaspers
Joseph ORBAN éditait deux blogs, toujours actifs (merci probable aux “Amis de Joseph”) : Liège, hélas (“Bric-à-brac du quotidien dans la plus laide ville du monde et de sa banlieue s’étendant jusqu’aux pôles : Liège, hélas.“) et Nyota, où il écrit : “Carnet de bord et impressions d’un voyage en cargo depuis Anvers jusqu’à Cape Town. Puis, par la route, de Cape Town à Tschwane (anciennement Pretoria). Et puis retour à Liège, hélas. La plus laide ville du monde.“
Ce sont les derniers trains,
ce sont les dernières pluies.
Déjà tout disparaît.
Une dernière fois,
je ferme la fenêtre.
La chambre n’a plus d’odeur et
j’ai éteint le feu.
Je deviens l’invisible,
le bleu sur fond de ciel.
Rester.
Partir.
Ni s’incruster.
Ni fuir.
L’invisible, le bleu (1989)
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction et iconographie | source : rtbf.be ; Textyles, revue des Belges de langue française ; collection privée | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Max Carnevale – emulation-liege.be ; © Liège, hélas ; © rtbf.be ; © Babelio | Merci à Thierry et Simone…
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