Les systèmes d’IA ne savent pas expliquer leurs décisions. Voici les pistes de recherche vers ‘l’explicabilité’

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 5 décembre 2024] L’utilisation d’intelligences artificielles, dans certains cas, génère des risques de discriminations accrues ou encore de perte de confidentialité ; à tel point que l’Union européenne tente de réguler les usages de l’IA à travers différents niveaux de risques. Ceci pose d’autant plus question que la plupart des systèmes d’IA aujourd’hui ne sont pas en mesure de fournir des explications étayant leurs conclusions. Le domaine de l’IA explicable est en plein essor.

À l’hôpital, des systèmes d’intelligence artificielle (IA) peuvent aider les médecins en analysant les images médicales ou en prédisant les résultats pour les patients sur la base de données historiques. Lors d’un recrutement, des algorithmes peuvent être utilisés pour trier les CV, classer les candidats et même mener les premiers entretiens. Sur Netflix, un algorithme de recommandation prédit les films que vous êtes susceptible d’apprécier en fonction de vos habitudes de visionnage. Même lorsque vous conduisez, des algorithmes prédictifs sont à l’œuvre dans des applications de navigation telles que Waze et Google Maps pour optimiser les itinéraires et prédire les schémas de circulation qui devraient assurer un déplacement plus rapide.

Au bureau, ChatGPT, GitHub Copilot et d’autres outils alimentés par l’IA permettent de rédiger des courriels, d’écrire des codes et d’automatiser des tâches répétitives ; des études suggèrent que jusqu’à 30 % des heures travaillées pourraient être automatisées par l’IA d’ici à 2030.

Ces systèmes d’IA sont très variés, mais ils ont un point commun : leur fonctionnement interne et leurs résultats sont difficiles à expliquer… pas seulement pour le grand public, mais aussi pour les experts. Ce manque d’explicabilité limite le déploiement des systèmes d’IA en pratique. Pour résoudre ce problème et s’aligner sur les exigences réglementaires croissantes, un domaine de recherche connu sous le nom d’IA explicable (ou explicabilité) a vu le jour.

IA, apprentissage automatique… des noms qui recouvrent des systèmes variés

Avec la médiatisation généralisée de l’intelligence artificielle et son déploiement rapide, il est facile de se perdre. En particulier, de nombreux termes circulent pour désigner différentes techniques d’IA, sans que l’on sache forcément bien ce que chacun recouvre, par exemple “apprentissage automatique”, “apprentissage profond” et “grands modèles de langage”, pour n’en citer que quelques-uns.

En termes simples, l’IA fait référence au développement de systèmes informatiques qui effectuent des tâches nécessitant une intelligence humaine, telles que la résolution de problèmes, la prise de décision et la compréhension du langage. Elle englobe divers sous-domaines tels que la robotique, la vision par ordinateur et la compréhension du langage naturel.

Un sous-ensemble important de l’IA est l’apprentissage automatique, qui permet aux ordinateurs d’apprendre à partir de données au lieu d’être explicitement programmés pour chaque tâche. Pour simplifier, la machine observe des schémas dans les données et les utilise pour faire des prédictions ou prendre des décisions. Dans le cas d’un filtre antispam par exemple, le système est entraîné à partir de milliers d’exemples de courriers électroniques indésirables et non indésirables. Au fil du temps, il apprend des éléments – des mots, des phrases ou des détails sur l’expéditeur – qui sont courants dans les spams.

Différentes expressions sont utilisées pour désigner un large éventail de systèmes d’IA © Elsa Couderc, CC BY

L’apprentissage profond est lui-même un sous-ensemble de l’apprentissage automatique et utilise des réseaux de neurones complexes composés de plusieurs couches afin de repérer et d’apprendre des motifs récurrents encore plus sophistiqués. L’apprentissage profond s’avère d’une valeur exceptionnelle pour travailler avec des données textuelles ou des images, et constitue la technologie de base de divers outils de reconnaissance d’images ou de grands modèles de langage tels que ChatGPT.

Réglementer l’IA

Les exemples du début de cet article montrent la grande variété d’applications possibles de l’IA dans différents secteurs. Plusieurs de ces applications, par exemple la suggestion de films sur Netflix, semblent relativement peu risquées, tandis que d’autres, comme le recrutement, l’évaluation d’éligibilité à un crédit bancaire ou le diagnostic médical, peuvent avoir un impact important sur la vie d’une personne. Il est donc essentiel que ces applications soient conformes à des critères éthiques partagés.

C’est à cause de ce besoin d’encadrement que l’Union européenne a proposé son AI Act. Ce cadre réglementaire classe les applications de l’IA en quatre niveaux de risque différents en fonction de leur impact potentiel sur la société et les individus : inacceptable, élevé, limité, et minimal. Chaque niveau mène à différents degrés de réglementation et d’exigences.

Ainsi, les systèmes d’IA à “risque inacceptable”, tels que les systèmes utilisés pour le score social ou la police prédictive, sont interdits en Union européenne, car ils représentent des menaces importantes pour les droits de l’homme.

Les systèmes d’IA à “haut risque” sont autorisés, mais ils sont soumis à la réglementation la plus stricte, car ils sont susceptibles de causer des dommages importants en cas d’échec ou d’utilisation abusive, par exemple dans les secteurs sensibles que sont l’application de la loi et le maintien de l’ordre, le recrutement et l’éducation.

Les systèmes d’IA à “risque limité” comportent un certain risque de manipulation ou de tromperie, par exemple les chatbots ou les systèmes de reconnaissance des émotions, dans lesquels il est primordial que les humains soient informés de leur interaction avec le système d’IA.

Les systèmes d’IA à “risque minimal” contiennent tous les autres systèmes d’IA, tels que les filtres antispam, qui peuvent être déployés sans restrictions supplémentaires.

Le besoin d’explications, ou comment sortir l’IA de la “boîte noire”

De nombreux consommateurs ne sont plus disposés à accepter que les entreprises imputent leurs décisions à des algorithmes à boîte noire. Prenons l’exemple de l’incident Apple Card, où un homme s’est vu accorder une limite de crédit nettement plus élevée que celle de sa femme, en dépit du fait qu’ils partageaient les mêmes biens. Cet incident a suscité l’indignation du public, car Apple n’a pas été en mesure d’expliquer le raisonnement qui sous-tend la décision de son algorithme. Cet exemple met en évidence le besoin croissant d’expliquer les décisions prises par l’IA, non seulement pour garantir la satisfaction des clients et utilisateurs, mais aussi pour éviter une perception négative de la part du public.

De plus, pour les systèmes d’IA à haut risque, l’article 86 de la loi sur l’IA établit le droit de demander une explication des décisions prises par les systèmes d’IA, ce qui constitue une étape importante pour garantir la transparence des algorithmes.

Au-delà de la conformité légale, les systèmes d’IA “transparents” présentent plusieurs avantages, tant pour les propriétaires de modèles que pour les personnes concernées par les décisions.

Une IA transparente

Tout d’abord, la transparence renforce la confiance (comme dans l’affaire de l’Apple Card) : lorsque les utilisateurs comprennent le fonctionnement d’un système d’IA, ils sont plus susceptibles de l’utiliser.

Deuxièmement, la transparence contribue à éviter les résultats biaisés, en permettant aux régulateurs de vérifier si un modèle favorise injustement des groupes spécifiques.

Enfin, la transparence permet l’amélioration continue des systèmes d’IA en révélant les erreurs ou les effets récurrents inattendus.

Globalement, il existe deux approches pour rendre les systèmes d’IA plus transparents.

Tout d’abord, on peut utiliser des modèles d’IA simples, comme les arbres de décision ou les modèles linéaires pour faire des prédictions. Ces modèles sont faciles à comprendre car leur processus de décision est simple.

Par exemple, un modèle de régression linéaire peut être utilisé pour prédire les prix des maisons en fonction de caractéristiques telles que le nombre de chambres, la superficie et l’emplacement. La simplicité réside dans le fait que chaque caractéristique est affectée d’un poids et que la prédiction est simplement la somme de ces caractéristiques pondérées : on distingue clairement comment chaque caractéristique contribue à la prédiction finale du prix du logement.

Cependant, à mesure que les données deviennent plus complexes, ces modèles simples peuvent ne plus être suffisamment performants.

C’est pourquoi les développeurs se tournent souvent vers des “systèmes boîte noire” plus avancés, comme les réseaux de neurones profonds, qui peuvent traiter des données plus importantes et plus complexes, mais qui sont difficiles à interpréter. Par exemple, un réseau de neurones profond comportant des millions de paramètres peut atteindre des performances très élevées, mais la manière dont il prend ses décisions n’est pas compréhensible pour l’homme, car son processus de prise de décision est trop vaste et trop complexe.

L’IA explicable

Une autre option consiste à utiliser ces puissants modèles malgré leur effet de “boîte noire” en conjonction avec un algorithme d’explication distinct. Cette approche, connue sous le nom d’”IA explicable”, permet de bénéficier de la puissance des modèles complexes tout en offrant un certain niveau de transparence.

Une méthode bien connue pour cela est l’explication contre-factuelle, qui consiste à expliquer la décision atteinte par un modèle en identifiant les changements minimaux des caractéristiques d’entrée qui conduiraient à une décision différente.

Par exemple, si un système d’IA refuse un prêt à quelqu’un, une explication contre-factuel pourrait informer le demandeur : “Si votre revenu annuel avait été supérieur de 5 000 euros, votre prêt aurait été approuvé“. Cela rend la décision plus compréhensible, tout en conservant un modèle d’apprentissage automatique complexe et performant. L’inconvénient est que ces explications sont des approximations, ce qui signifie qu’il peut y avoir plusieurs façons d’expliquer la même décision.

Vers des usages positifs et équitables

À mesure que les systèmes d’IA deviennent de plus en plus complexes, leur potentiel de transformer la société s’accroît, tout comme leur capacité à commettre des erreurs. Pour que les systèmes d’IA soient réellement efficaces et fiables, les utilisateurs doivent pouvoir comprendre comment ces modèles prennent leurs décisions.

La transparence n’est pas seulement une question de confiance, elle est aussi cruciale pour détecter les erreurs et garantir l’équité. Par exemple, dans le cas des voitures autonomes, une IA explicable peut aider les ingénieurs à comprendre pourquoi la voiture a mal interprété un panneau d’arrêt ou n’a pas reconnu un piéton. De même, en matière d’embauche, comprendre comment un système d’IA classe les candidats peut aider les employeurs à éviter les sélections biaisées et à promouvoir la diversité.

En nous concentrant sur des systèmes d’IA transparents et éthiques, nous pouvons faire en sorte que la technologie serve les individus et la société de manière positive et équitable.

David Martens & Sofie Goethals, Université d’Anvers


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © la.blogs.nvidia.com ; © Elsa Couderc, CC BY.


Plus de dispositifs en Wallonie…

NAN MADOL, la cité mystérieuse

Temps de lecture : 9 minutes >

[LIBERATION.FR, 30 décembre 2003] Il fallait attendre. Que la mer revienne, que la marée monte vers la terre, s’infiltre entre les racines des palétuviers et gonfle les canaux où les pirogues pourraient naviguer sans racler leur coque sur la vase. Au loin, la cité de Nan Madol n’était qu’un trait d’encre, une promesse diluée entre le vert de la mangrove et l’ondulation des vagues. Une histoire oubliée.

Une histoire pourtant racontée jusqu’à plus soif dans les années 1830 par James O’Connell mais personne alors ne l’avait cru. Son navire avait fait naufrage en Micronésie et, sur l’île de Pohnpei, le marin avait épousé la fille du chef. A son retour aux Etats-Unis, il écrivit un livre et se produisit dans les cirques où il exhibait ­ ce qui faisait forte impression les tatouages infligés par les autochtones. Mais quand il en venait à décrire Nan Madol, les spectateurs secouaient la tête d’incrédulité. Comment ? Une cité de pierre désertée par ses habitants, posée sur les flots comme un bouchon sur la rivière, aux murs aussi noirs que les entrailles de l’enfer, aussi hauts que les élégantes demeures de Boston ? O’Connell n’était décidément qu’un menteur d’Irlandais !

L’existence de Nan Madol reste inconnue de la plupart des gens. A défaut d’avoir visité les statues de l’île de Pâques, les geysers bouillonnants de Nouvelle-Zélande ou l’immense roche rouge d’Uluru plantée au coeur de l’Australie, chacun, dans le Pacifique, connaît l’existence de ces sites étranges. Mais la cité lacustre de Nan Madol semble se soustraire aux regards.

À se tordre les chevilles

Non, la femme n’avait pas de cartes postales de Nan Madol. Dans sa boutique de planches et de tôles, où les poissons pêchés le matin pendaient en grappe ruisselante, elle offrait des tortues de bois sculpté, des friandises japonaises et des bouquets de noix de bétel. Elle pouvait même, pour quelques billets américains, vous emmener chez son frère qui recouvrait les incisives de ses clients d’une couche d’or. Ça fait joli sourire, disait-elle, en montrant ses dents qui brillaient d’une lumière de pépite. Descendre la rue principale de Kolonia, capitale de Pohnpei, prend quelques minutes avant d’arriver à la mer. Bredouille. Pas une seule carte postale, pas un seul dessin de la cité lacustre. “Pourquoi faire ? Il y a des endroits qu’il faut laisser dormir. Nan Madol est tabou…” A l’ombre du manguier où il prenait le frais, le chauffeur de taxi avait refusé la course. Lui-même, comme beaucoup à Pohnpei, ne s’était jamais rendu sur place mais, jurait-il, la route était mauvaise, s’effondrait en ornières et il fallait achever le chemin à pied dans une caillasse à se tordre les chevilles. Restait la voie des mers. A condition que la marée soit haute.

Assis sur le moteur de son bateau, où il trônait dans les vapeurs d’essence, l’homme attendait le retour des vagues. Nan Madol ne l’effrayait pas et il avait pour métier d’emmener les voyageurs d’île en île. Il avait ancré son embarcation dans le courant qui traverse le lagon d’une eau rapide à laquelle les particules de plancton accrochent d’infimes étoiles. Originaire de Pohnpei dont il connaissait chaque récif, il était capable, dans le miroitement aveuglant, de discerner une tête de tortue à plus de cent mètres. Le premier, il vit les flaques sombres qui avançaient sous la surface. Comme des fragments de nuit tombés à la mer, les raies mantas déployaient leurs ailes noires et naviguaient, impassibles vaisseaux de velours.

Marée haute. A nouveau, la mer court dans les veines de Nan Madol et le canot glisse sur une eau brune qui se fragmente en un labyrinthe silencieux bordé de murailles et de jungle, ancien royaume de la dynastie des Saudeleurs. Au XIe siècle, ils avaient déjà commencé la construction de leur cité lacustre sur le lagon situé au large de l’île de Temwen, et de celle de Pohnpei, comme s’il fallait sans jamais la perdre de vue s’écarter au plus loin de la terre ferme. Des milliers de vies et plusieurs siècles expirèrent avant que Nan Madol, le lieu qui se trouve entre les lieux, surgisse de l’eau, citadelle entre mer et terre. Les fondations furent de cailloux et de corail, maintenus par des barres de basalte. Sur ces plateformes émergèrent 92 îles artificielles où la vie s’organisa avec la régularité des marées, cloisonnée selon les castes et les fonctions de chacun. Une île pour les soldats, une autre pour les serviteurs. Des hangars pour les pirogues et une piscine pour les tortues qui, l’heure venue, seraient offertes en sacrifice à la grande anguille de mer, messagère entre les dieux et les hommes. Le tunnel qui s’enfonçait dans les entrailles de Nan Madol où les prêtres emportaient les ossements des disparus pour méditer dans l’obscurité. Le gros rocher contre lequel les femmes enceintes frottaient leur ventre pour que l’enfant vienne sans peine et la fenêtre magique, le bassin où les Saudeleurs se penchaient pour surveiller Pohnpei.

Encastrés dans le corail

Le canot s’égare dans le dédale des canaux où les lianes ont tissé leur toile sur les temples effondrés dont les colonnes gisent sur la rive. La plupart des bâtiments se sont désarticulés au fil du temps, mais demeure l’île fortifiée de Nan Douwas où furent enterrés les maîtres de la cité à l’abri des murailles qui dépassent la cime des cocotiers. La pierre a des reflets si métalliques que l’on s’étonne presque de ne pas l’entendre résonner quand on la frappe. La rouille de la mousse s’y accroche comme les algues sur les flancs des navires naufragés mais toujours debout, à jamais encastrés dans le corail des récifs, condamnés à une course immobile. Beaux et désespérés comme la carcasse de Nan Douwas qui, bien longtemps après que les hommes l’ont abandonnée, résiste encore à la furie des typhons et à la morsure du sel.

Magistrale leçon d’architecture pour les colonisateurs qui se succédèrent à une rapide cadence dès 1886 sur Pohnpei et dont les vestiges de la présence se résument à peu de chose. Un pan de mur espagnol contre lequel les gamins jettent leurs sacs avant d’aller courir dans le parc de Kolonia, une tour allemande et branlante près du port, quelques bunkers japonais en bord de mer. Les bâtiments ne résistèrent ni au temps ni aux bombardements de la guerre du Pacifique qui permit aux Américains de prendre possession de l’île avant que les Etats fédérés de Micronésie n’accèdent à l’indépendance en 1978. Les administrations coloniales ouvrirent les entrailles de Nan Madol. En 1907, le gouverneur allemand mourut subitement après avoir excavé une tombe à Nan Douwas et bien que la version officielle fît état d’une violente insolation, la population y vit la confirmation que la cité lacustre était maudite.

Brutale disparition

Mais comment les archéologues auraient-ils pu résister au mystère de Nan Madol ? A cette parenthèse de pierre qui s’étire sur un kilomètre et demi de long et couvre 80 hectares, construite avec des aiguilles de basalte dont la première carrière se trouve à des kilomètres de là, sur l’autre versant de Pohnpei ? Les bâtisseurs certes n’eurent pas à tailler la roche. En se refroidissant, la lave se fissure avec une rigueur géométrique pour former des colonnes à pans coupés, mais il fallut les extraire de la montagne, transporter ces poutrelles de pierre dont certaines pèsent jusqu’à 50 tonnes et qui furent soigneusement ajustées les unes aux autres, un peu comme les rondins de bois que l’on empile pour se prémunir des rigueurs de l’hiver. Si les hommes de science rejetèrent toute intervention divine, qui reste l’évidence pour beaucoup d’habitants de Pohnpei, ils ignorent par quels moyens fut construite la cité lacustre. Mais ils ne purent qu’admettre que tous les détails de la vie quotidienne sur Nan Madol, récités de génération en génération, furent confirmés par les résultats des fouilles archéologiques. La mémoire a traversé les siècles et les gens de l’île ont conservé intacte l’histoire des Saudeleurs bien que leur savoir-faire n’ait pas été transmis. Pas un édifice à Pohnpei pour évoquer l’architecture d’une civilisation qui a brutalement disparu. Nan Madol fut désertée sans que l’on sache pourquoi. Est-ce que la maladie, la famine ou l’inexorable montée des eaux, qui aujourd’hui a balayé les îles les plus basses, avait poussé les habitants à s’enfuir ?

Quand James O’Connell s’aventure à Nan Madol, la cité lacustre avait été abandonnée depuis plus d’un siècle et, déjà, avait la réputation d’un lieu où il ne fallait pas s’aventurer. Y résonne toujours l’écho d’une civilisation dont l’ampleur échappa aux grands navigateurs qui explorèrent le Pacifique. De la femme lascive au cruel cannibale, les images qu’ils ramenèrent en Europe furent celles d’une culture primitive sans suspecter que les îles océaniques avaient abrité des civilisations magistrales. Pourtant, toute la Micronésie porte la marque de ces peuples disparus.

A Kosrae, sur la petite île de Lelu, derrière les jardins du village reposent les ruines basaltiques d’une autre cité abandonnée. A Babeldoab, dans la république de Palau, où les flancs des collines portent encore la trace d’un entrelacs de terrasses et d’escaliers construits au XIe siècle, sont alignées 37 immenses pierres qui pèsent chacune plus de cinq tonnes et dont on ignore toujours l’origine et la fonction. Peut-être les piliers d’une maison assez vaste pour accueillir plusieurs milliers d’habitants. Nombreux sont les indices de ces cultures mégalithiques qui ont élevé des monuments de pierre sur les îles de Micronésie puis, sans que l’on sache pourquoi, se sont évanouies dans l’océan.

La légende raconte que Nan Madol ne serait que le reflet d’une autre cité qui repose au fond du lagon. Intacte alors que Nan Madol se désagrège sans que les habitants de l’île s’en émeuvent, comme s’il était inutile de retenir à flot ces radeaux de pierre. Trop étranges pour y trouver de quoi s’enorgueillir. Trop différents de leur propre culture pour ne pas s’effrayer de cette dépouille abandonnée par d’autres. C’est peut-être pour cette raison que Nan Madol s’effacera sans avoir été révélée. Personne ne l’a reçue en héritage.

Florence Decamp


Ruines de Nan Madol © Shutterstock

[DAILYGEEKSHOW.COM, 15 octobre 2024] À l’ère moderne, les défis climatiques que nous affrontons sont sans précédent. L’élévation des températures, l’intensification des phénomènes météorologiques extrêmes et la montée des océans menacent les sociétés contemporaines. Cependant, l’histoire offre un exemple frappant d’une civilisation autrefois prospère qui a été terrassée par des bouleversements climatiques. Il s’agit de la dynastie Saudeleur sur l’île Pohnpei, dans l’océan Pacifique, qui régna depuis la capitale de Nan Madol. L’étude est publiée dans la revue PNAS Nexus.

Pohnpei et la gloire de Nan Madol

Pohnpei, une île située entre Honolulu et Manille, fait partie des États fédérés de Micronésie. Avec une superficie comparable à celle de la ville de Philadelphie, elle est aujourd’hui principalement dépendante de l’agriculture et des aides financières des États-Unis. Pourtant, il y a environ un millénaire, cette île abritait une société florissante. Vers le Xe siècle, la dynastie Saudeleur établit la ville de Nan Madol, un complexe monumental composé de structures mégalithiques qui servaient de centre politique et religieux pour la dynastie.

Cette capitale se distinguait par son architecture impressionnante, avec plus de 100 îlots artificiels construits à partir de blocs de basalte et de débris coralliens, séparés par des canaux navigables et entourés de digues. À son apogée, Nan Madol était un vibrant centre de pouvoir, reflétant la prospérité de la dynastie. Cependant, au début du XVe siècle, cette dynamique s’est soudainement interrompue. La construction dans la ville a cessé brusquement, et Nan Madol a été progressivement abandonnée.

La chute de Nan Madol

L’abandon de Nan Madol coïncide avec une période de bouleversements climatiques appelée le Petit Âge glaciaire, qui s’est installé vers 1300. Ce changement climatique a profondément modifié le climat du Pacifique tropical, rendant la région plus froide et plus sèche. Ces transformations ont provoqué des tempêtes plus fréquentes, ainsi qu’une baisse significative du niveau de la mer. Selon les chercheurs, cela a gravement perturbé les sociétés insulaires de la région, réduisant les ressources disponibles, notamment alimentaires.

Le professeur Patrick Nunn, géographe à l’université de Sunshine Coast en Australie, explique que cet événement a marqué un tournant pour les sociétés insulaires du Pacifique. Une baisse du niveau de la mer de 70 à 80 centimètres aurait réduit les ressources côtières vitales pour la subsistance des habitants, les forçant à repenser leur organisation sociale et économique.

En plus du refroidissement global, les événements climatiques extrêmes liés à l’oscillation australe El Niño (ENSO) ont probablement joué un rôle crucial dans la déstabilisation de la société de Pohnpei. L’ENSO est un phénomène climatique qui provoque des variations spectaculaires du niveau de la mer, des sécheresses, des tempêtes violentes et une baisse des récoltes, avec des conséquences sociales dévastatrices. Ces événements, encore mal compris aujourd’hui, ont sans doute eu un impact similaire sur les habitants de Nan Madol, compliquant encore la gestion des ressources locales.

L’équipe de chercheurs a daté les matériaux retrouvés sur le site de Nan Madol en utilisant des techniques avancées, comme la datation à l’uranium-thorium et au carbone. Ils ont découvert que la population locale investissait beaucoup d’efforts dans la réparation des infrastructures endommagées par les catastrophes naturelles et dans la protection contre les futures inondations. Cependant, ces efforts constants n’ont pas suffi à empêcher la chute de la société. Les phénomènes climatiques imprévisibles et les pressions environnementales ont conduit à l’effondrement de la dynastie Saudeleur et à l’abandon progressif de la capitale.

Une leçon pour notre avenir

À une époque où les effets du réchauffement climatique se font de plus en plus sentir, l’histoire de cette cité perdue nous offre un miroir inquiétant de notre propre avenir. Alors que le niveau des mers continue de monter et que les événements climatiques extrêmes se multiplient, les îles du Pacifique, tout comme d’autres régions côtières à travers le monde, sont confrontées à des défis similaires à ceux auxquels les habitants de Pohnpei ont dû faire face il y a des siècles.

Les décennies à venir devraient voir davantage d’îles inondées et une augmentation du nombre de réfugiés climatiques en raison de l’intensification actuelle de la variabilité ENSO dans l’océan Pacifique et de son pendant, le dipôle de l’océan Indien, dans l’océan Indien, ainsi que de l’élévation du niveau de la mer supérieure à 3 mm/an “, écrit l’équipe.

La résilience des sociétés humaines face aux bouleversements climatiques a toujours été mise à l’épreuve, mais comme le montre l’exemple de Nan Madol, cette résilience a ses limites. Aujourd’hui, les communautés insulaires doivent choisir entre investir massivement dans des infrastructures pour se protéger contre les marées montantes, ou bien abandonner leurs terres ancestrales. Les chercheurs soulignent que la montée des réfugiés climatiques, les inondations massives et la disparition de villages entiers sont des réalités auxquelles nous serons confrontés dans un avenir proche.

Eric Rafidiarimanana


GODEAUX : Le tram et le trolleybus de Cointe (CHiCC, 2003)

Temps de lecture : 4 minutes >

À la fin du 19e siècle, Liège possède quatre compagnies de tramways : le Chemin de Fer Américain créé en 1871, Frédéric Nyst et Cie qui exploite l’Est-Ouest en 1880, les RELSE (Liège-Seraing) en 1891 et les Chemins de Fer Vicinaux. Les transports publics se composent encore de diligences et de malles-postes. Cointe, bien qu’entourée de charbonnages, est une oasis de verdure et un lieu de divertissement grâce à ses guinguettes et au pèlerinage célèbre à Saint-Maur. Vu la création du parc de Cointe, pour accéder à ces terrains nouveaux, il s’avère nécessaire de disposer d’un moyen d’accès. Frédéric Nyst propose une liaison nord-sud partant de la gare de Vivegnis et atteignant le plateau, proposition refusée par le conseil communal. Une deuxième proposition vise à prolonger la ligne vers Sclessin et rendrait la ligne viable. Ce projet est également refusé, cette fois par la députation permanente.

Le 20 janvier 1893, une troisième proposition émane de Paul Schmidt, avocat, et elle est acceptée le 3 juillet 1893 pour une durée de 50 ans. Les droits sont immédiatement rétrocédés à une Société du Tramway de Cointe. La ligne, qui fut la première à être électrifiée à Liège, partait du bas de la rue Sainte-Véronique ; elle fut ouverte le 11 août 1895. La pente était de 3 à 5% ce qui est déjà considérable, en courbe constante. Il y avait quatre évitements : un place Sainte-Véronique et trois dans l’avenue de l’Observatoire. La longueur n’était que de 1.500 mètres. Le coût était de 150.000 francs de l’époque !

Il y avait quatre motrices, deux fermées d’une puissance de 25 chevaux construite par la société Electricité et Hydraulique qui deviendra plus tard les ACEC, et deux motrices ouvertes fournies par les Ateliers Germain. Le courant de traction était fourni par la Société Electrique du Pays de Liège. Le dépôt se trouvait à mi-parcours, dans le deuxième virage de l’avenue de l’Observatoire, où se situe maintenant l’arrêt dit “ancien dépôt.” La société était déficitaire mais son but était surtout de valoriser les terrains du parc. Elle intéressait le Liège-Seraing qui la reprit en avril 1905. La proximité de l’exposition laissait augurer un accroissement du trafic. La société souhaitait aussi éviter une prolongation vers Sclessin, ce qui aurait court-circuité la ligne du tram vert par la vallée. Quatre nouvelles motrices de 75 CV (type A) sont fournies par Ragheno. Il faut 15 minutes pour effectuer le trajet. Le prix, au départ de 15 centimes, montera progressivement à 90 centimes à la fin de l’exploitation.

Sauf à la Pentecôte, il n’y avait que deux voitures en ligne. Un projet de liaison du site de l’exposition au plateau par trolleybus AEG fut présenté mais resta sans suite, le matériel n’étant pas fiable. La ligne du tram de Cointe fut alors prolongée par une voie provisoire à travers le parc d’Avroy jusqu’à la rue Raikem où elle retrouvait le trajet de la ligne 9 pour rejoindre le Jardin d’Acclimatation. En 1927, un regroupement des compagnies fait que la ligne de Cointe est cédée aux Tramways Unifiés. En 1929, le trajet est prolongé vers le centre de la ville, place de la République française et ensuite place de la Cathédrale.

Le 31 juillet 1930, apparaissent les premiers trolleybus qui passent par la place des Wallons pour rejoindre l’avenue de l’Observatoire. Ce sont des voitures anglaises Ransomes de 60 CV qui se déplacent à 40 km/h. Le réseau de trolleybus se développant, la société achète de nouveaux trolleybus. L’expérience des véhicules anglais n’ayant pas été concluante, le choix se porte sur la FN : 30 voitures T32, partie électrique CEB et châssis et caisse FN en acier soudé. Le moteur autorise la récupération ce qui permet, en descente, de renvoyer de l’électricité sur la ligne. En 1937, ils seront suivis par 48 nouveaux qui y ressemblent sauf la face avant, et sont plus puissants : 75 CV. Ces véhicules auront des problèmes ; le carter du pont arrière est en aluminium et se brise. Ils devront être remplacés par des carters en acier. Les montants des fenêtres cassaient à hauteur de la ceinture par temps froid. Alors, ces montants ont été renforcés. En 1938, nouvelle commande de 28 trolleys FN dont dix seront livrés avant la guerre et les suivants seront achevés au dépôt Natalis car la FN était, à l’époque, sous séquestre allemand. Les pièces de rechange, et surtout les pneus, deviennent rares et la circulation des trolleybus se raréfie. Le 25 mai 1944, la ligne est interrompue à cause des dégâts causés par les bombardements.

Du 25 mars 1946 au 26 mai 1955, l’exploitation de la ligne est suspendue à plusieurs reprises par suite d’un glissement de terrain survenu avenue de l’Observatoire. Un terminus provisoire est aménagé près de l’ancien dépôt. Dans les voitures, le chauffage est installé, une place pour le percepteur est prévue, une troisième marche facilite l’accès mais ces trolleybus se révèlent inadaptés à la circulation automobile de l’après-guerre. Ils circuleront jusqu’au 16 septembre 1968 et seront remplacés par les autobus.

d’après Jean-Géry GODEAUX

  • Illustration en tête de l’article : ancien dépôt de Cointe (collection Jean Evrard) © histoiresdeliege.wordpress.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Jean-Géry GODEAUX, organisée en mars 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

DE PIERPONT : Un tunnel pour bateaux sous la crête ardennaise ? L’épopée du canal de Meuse et Moselle (CHiCC,2003)

Temps de lecture : 4 minutes >

Guillaume d’Orange-Nassau a reçu le trône des Pays-Bas, de Belgique et la couronne grand-ducale au Luxembourg, trois territoires qui restent différents et le Grand-Duché a un statut particulier : il fait partie de la confédération germanique. Guillaume Ier s’intéresse au développement de son royaume et participe à la constitution de la Société Générale des Pays-Bas. Elle est au départ caissière de l’état, émet des billets de banque, gère un patrimoine foncier et agricole fort important et soutient l’économie nationale. En bon Hollandais, Guillaume Ier développe notre réseau de canaux. Le Grand-Duché a une surface double de celle actuelle : il englobe notre province de Luxembourg actuelle.

Rémi de Puydt, né juste après la Révolution française, est le fils d’un médecin militaire. En 1813, officier des armées napoléoniennes, il est blessé, puis devient receveur des droits et accises au Luxembourg. Après quatre ans d’études d’ingénieur de génie civil à Paris, il s’installe dans le Hainaut où il réalise le canal du Hainaut. De sa rencontre avec Guillaume Ier naît l’idée du canal de Meuse et Moselle, long de 263 km, destiné à relier Liège à Trèves et de faire sortir le Luxembourg de son isolement économique. Un dénivelé de 379 mètres côté mosan et de 305 mètres côté rhénan entraînerait la construction de 205 écluses. Pour franchir la ligne de partage des eaux entre les deux bassins, Rémi de Puydt a l’idée, non pas de creuser une tranchée qui eut été énorme, mais de forer un tunnel (le mot n’existait pas encore, on parlait de ‘galerie souterraine’) à 60 m sous la crête. Il fallait aussi canaliser les rivières, installer des chemins de halage, modifier certains ponts, prévoir des lacs réservoirs pour régulariser le cours en période d’étiage. Le projet prévoyait aussi neuf autres souterrains plus courts pour recouper des méandres de l’Ourthe.

L’empereur romain Claude au 1er siècle après Jésus-Christ avait déjà eu le projet de raccorder la Meuse au Rhin, en passant au nord de Visé. Au 16e siècle, Philippe II d’Espagne, soucieux de créer une frontière naturelle avec les Pays-Bas protestants, reprit l’idée. Quelques siècles plus tard, Frédéric le Grand, célèbre roi de Prusse, revient au projet sans succès. Napoléon rêve aussi d’un canal qui serait passé plus au nord dans les plaines de Hollande, financé par un impôt sur l’eau-de-vie.

Rémi de Puydt parvint à convaincre une série de financiers à la Société Générale et est soutenu par le roi Guillaume Ier. La Société du Luxembourg créée, elle obtient la concession à perpétuité à condition que les travaux soient finis en cinq ans. Nous sommes en 1827. L’évaluation des travaux monte à 100 000 florins, somme considérable, répartie en 2 000 actions de 5 000 florins que l’on peut payer en cinq tranches. Dans l’ensemble de la Hollande, seulement vingt titres sont vendus ! À Bruxelles, cent titres sont acquis essentiellement par les administrateurs. Au Luxembourg, on en vend sept. Guillaume Ier et sa famille souscrivent 500 actions, espérant relancer l’entreprise, mais sans résultat. Malgré tout, les entrepreneurs décident de commencer les travaux par le percement du tunnel. Le chantier est installé près du village de Tavigny [Houffalize]. On attaque la galerie de 2 728 m par les deux extrémités ; la largeur est de 3,5 m et la hauteur de 5,5 m. Le travail avance d’un mètre par jour. 200 à 300 ouvriers sont sur place, ce qui provoque un grand bouleversement social et un choc culturel dans un monde d’agriculteurs.

A part les travaux du souterrain, peu de choses bougent et les finances sont trop faibles. Les travaux à réaliser tout au long du cours de l’Ourthe sont démesurés. Le délai imparti de cinq ans est trop court. En 1829, de Puydt obtient la collaboration d’artificiers de l’armée. Entretemps, la tension contre les Hollandais monte, l’armée néerlandaise est mise en déroute à Bruxelles et se retire. Le gouvernement provisoire proclame l’indépendance. Au Luxembourg, la moitié des communes a pris parti pour la Belgique, l’autre moitié est restée sous le joug des Hollandais et même des Prussiens car, si le territoire est menacé, en vertu des accords de la Confédération germanique, la Prusse vient à la rescousse. Il faudra attendre neuf ans pour que la situation se clarifie.

Rémi de Puydt a été nommé commandant de la garde civique de Mons, puis lieutenant-colonel, commandant en chef des troupes du génie de la jeune armée belge. Beaucoup d’entrepreneurs partent en exil. On continue à creuser le souterrain mais il n’y a plus de liquidités, plus de poudre, la situation politique est de plus en plus compliquée. Guillaume Ier vient de revendre toutes ses parts de la Société Générale, à la Belgique. En août 1831, le gestionnaire des travaux décide d’interrompre le chantier, de façon provisoire espère-t-il. 1130 mètres ont été creusés. En 1839, le traité des 24 articles scelle la situation du Grand-Duché et le territoire est séparé en deux, en suivant la ligne des crêtes. Cela change tout : une frontière coupe désormais le canal et le projet s’enlise complètement. En 1848, le canal de l’Ourthe refait parler de lui. À Londres, trois hommes d’affaires détiennent toutes les actions de la Société du Luxembourg et ils se disent prêts à reprendre les activités. Le canal se limiterait désormais au tronçon entre Liège et La Roche. Entre 1852 et 1857, les travaux reprennent et ce canal a fonctionné jusqu’au milieu du 20e siècle. Puis c’est le chemin de fer qui a progressivement tué cette activité.

Rémi de Puydt sera nommé ingénieur en chef des Ponts et Chaussées, deviendra député pour l’arrondissement de Mons et, enfin, administrateur de l’établissement belge au Guatemala.

Les terrains expropriés sont revendus progressivement. Actuellement, comme la nature a repris ses droits, l’entrée du tunnel devient de moins en moins visible. La galerie s’est effondrée à près de 400 m, les puits ont été rebouchés, le site, classé, est voué à devenir un refuge pour les chauves-souris.

d’après Géry de Pierpont

  • Illustration en tête de l’article : le tunnel de Bernistap © la-truite.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Géry de Pierpont, organisée en février 2003 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

Connaissez-vous Françoise d’Eaubonne, la pionnière de l’écoféminisme ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 18 novembre 2024] Si l’on associe souvent le mouvement écoféministe au monde anglo-saxon – où il s’est largement développé depuis les années 1970 – c’est une figure française, Françoise d’Eaubonne, qui est à l’origine du terme et du concept. Cette penseuse est aussi, et surtout, comme la plupart des figures du mouvement d’ailleurs, une femme d’action.

Née en 1920 au sein d’une famille bourgeoise, désargentée et fortement politisée, elle est d’abord autrice de romans et d’essais qu’elle écrit dès l’âge de 13 ans ; elle en publiera plus d’une centaine.

Infatigable militante, elle s’engage au Parti communiste après la Seconde Guerre mondiale, pour le quitter dix ans plus tard, s’insurgeant contre la position du parti préconisant aux soldats de rester dans les rangs de l’armée mobilisée lors de la guerre d’Algérie. Elle signera en 1960 le Manifeste des 121, pour le droit à l’insoumission.

Fortement influencée par Simone de Beauvoir qui deviendra son amie, elle participe dans les années 1970 à la création du Mouvement de libération des femmes (MLF), signe le Manifeste des 343 appelant à la légalisation de l’avortement, co-fonde le Front homosexuel d’action révolutionnaire et participe à l’attentat contre la centrale de Fessenheim.

En 1974, elle publie Le Féminisme ou la mort dans lequel elle emploie pour la première fois le terme d’écoféminisme.

Elle crée dans la foulée le Front féministe, rebaptisé plus tard Écologie et féminisme. Elle peaufine sa pensée écoféministe dans Écologie et féminisme. Révolution ou mutation ?, démontrant la proximité et l’imbrication des causes environnementales et féministes au sens large.

L’écoféminisme, une pensée en action

Le parcours de vie et l’œuvre de Françoise d’Eaubonne témoignent du profond engagement intellectuel et politique que réclame l’écoféminisme : au-delà de l’élaboration conceptuelle, il est surtout question d’agir pour la cause des femmes, des minorités et de l’environnement. Dans ce contexte, le corps occupe une place centrale : elle en souligne l’importance dans un texte court, De l’écriture, du corps et de la révolution où l’on peut lire :

Les coups, les opérations à vif, l’avortement, l’accouchement, il a tout vécu en défiant l’ennemi et se redressait en chantant.

Il s’agit d’incarner la connexion de l’être humain avec la nature, reconnaître que nous ne sommes pas en dehors ni au-dessus du monde naturel ; comme le souligne la philosophe Terri Field dans un article de mars 2000 : “Il est de l’intérêt des philosophes de l’environnement de commencer à théoriser l’incarnation avec une perspective spécifiquement écoféministe.”

L’incarnation, le corps, constituent les éléments centraux de cette approche : ils sont les moyens par lesquels nous, humains, nous connectons, ressentons, comprenons et in fine prenons soin – ou non – de notre environnement.

Répondre aux urgences sociales et environnementales

En 1965, un rapport scientifique alertait déjà la Maison Blanche d’un potentiel dérèglement climatique et de graves problèmes environnementaux.

Dès 1972, Françoise d’Eaubonne annonçait les prémices de sa théorie écoféministe en concluant dans son ouvrage Le Féminisme : Histoire et actualité :

Le prolongement de notre espèce est menacé aujourd’hui grâce à l’aboutissement des cultures patriarcales, par une folie et un crime. La folie : l’accroissement de la cadence démographique. Le crime : la destruction de l’environnement.

EAN 9782369354079

La principale thèse de l’autrice peut se résumer ainsi : la double exploitation de la femme et de la nature par l’homme – entendu respectivement comme genre masculin et genre humain – a généré une ‘bombe démographique’ qui conduira à la destruction de notre environnement. Pour elle, ni le socialisme ni le capitalisme n’ont réussi à offrir de véritables résultats dans la protection de l’environnement, parce que ni l’un ni l’autre ne remettent en cause le sexisme universel qui sous-tend l’ordre des sociétés. Pour elle, la solution consisterait en une prise totale de pouvoir des femmes sur leur pouvoir de procréation pour limiter drastiquement la croissance démographique et par conséquent les besoins de production et d’exploitation des ressources naturelles. C’est cette attention centrale portée aux femmes en tant que “procréatrices” qui cristallisera les nombreuses critiques des mouvements féministes et environnementalistes, qui taxeront Françoise d’Eaubonne d’essentialiste.

Ces attaques témoignent d’une mécompréhension de la complexité de la tâche que s’est fixée Françoise d’Eaubonne : reconnaître une réalité naturelle (ce sont les femmes qui portent et mettent les enfants au monde), tout en les désessentialisant (elles ne sont pas naturellement faites pour devenir mères). Pour elle, l’assignation à la procréation et à la maternité relève bien d’une construction sociale ; le contrôle démographique par les femmes elles-mêmes les libérerait du “‘handicap’ de la grossesse“.

L’épineuse question démographique

Les positions de Françoise d’Eaubonne sont souvent présentées comme néo-malthusiennes et vivement critiquées à ce titre : les politiques de contrôle démographique apparaissent comme des répressives, réduisant les libertés, notamment celle d’avoir des enfants.

La thèse selon laquelle le contrôle démographique viendrait pallier l’épuisement des ressources est également depuis longtemps réfutée par nombre d’économistes, selon lesquels le progrès technologique apporterait la solution au problème.

De nombreux travaux scientifiques (comme ici en 2008 et là en 2021) montrent cependant que des politiques démographiques bien menées seraient plus efficaces que d’autres mesures, comme la réduction technologique des émissions de gaz à effet de serre par exemple.

Les autrices et auteurs ne s’aventurent toutefois pas à dévoiler le contenu de telles politiques démographiques : la question reste centrale mais personne n’ose l’aborder tant elle est épineuse et cela à double titre. Premièrement, d’un point de vue historique comme le souligne la géographe Joni Seager, “le contrôle de la population est un euphémisme pour le contrôle des femmes”.

Deuxièmement, d’un point de vue idéologique, cette approche remet en cause les institutions et l’ordre social établi. Si Malthus prônait le retardement de l’âge du mariage et l’imposition de limites au nombre d’enfants par famille, se situant ainsi dans une structure patriarcale, d’Eaubonne propose la prise en main totale des femmes sur la procréation, renversant l’ensemble du système.

Il s’agirait d’opérer une mutation de la totalité, une révolution féministe qui comprendrait la disparition du salariat, des hiérarchies compétitives et de la famille, promouvant un nouvel humanisme. Pour d’Eaubonne,

…ce grand renversement [ne serait pas] le “matriarcat”, certes, ou le “pouvoir aux femmes”, mais la destruction du pouvoir par les femmes. Et enfin l’issue du tunnel : la gestion égalitaire d’un monde à renaître (et non plus à “protéger” comme le croient encore les doux écologistes de la première vague). Le féminisme ou la mort.

Virginie Vial


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © lalsace.fr ; © Le passager clandestin | Pour mémoire : Françoise d’Eaubonne a vécu et aimé à Liège, en Roture, pendant plusieurs années.


Plus de presse en Wallonie ?

Cancer, inflammations, concentration : ces recherches qui prouvent les bienfaits de la nature sur notre corps

Temps de lecture : 6 minutes >

[RTBF.BE, 8 octobre 2024] Revenir relaxé d’une promenade en forêt à l’automne. S’endormir avec le son de la pluie sur du feuillage. S’apaiser au contact visuel de la couleur verte. Inhaler des essences aromatiques pour se soigner. Ces vertus de la nature ne sont pas qu’empiriques. La science le prouve : les interactions sont physiologiques et mentales. Il serait bon d’offrir une routine ‘nature’ à nos cinq sens chaque jour. Tendances Première fait le point des avancées de la recherche avec Kathy Willis, professeure de biodiversité à l’Université d’Oxford.

Depuis quelques années, Kathy Willis, à travers ses recherches, prouve le lien entre notre fréquentation des espaces verts et la qualité de notre santé, notre humeur et notre longévité. Notre corps et notre mental réagissent positivement au contact avec la nature. Ce sont à la fois des cliniciens, des psychiatres, des médecins en laboratoire qui démontrent les modifications importantes qui interviennent dans notre organisme lorsque nous avons une interaction avec la nature.

Naturel. Pourquoi voir, sentir, toucher et écouter les plantes nous fait du bien est publié aux éditions du Seuil, son auteure expose ces récentes découvertes scientifiques : “Ces dix dernières années, il y a eu un bouleversement complet dans la manière d’aborder les études de la nature. Aujourd’hui, on l’étudie dans un but de prescription, de la même manière qu’on va prescrire un médicament chimique. Cela ne concerne pas seulement la santé mentale, il y a aussi un bien-être physique qui est en jeu, par exemple par la baisse de la pression artérielle, du niveau de cortisol, de certains dosages hormonaux.

Le développement du cancer ralenti par la promenade en forêt

© Patrick Thonart

Prenons le cas de l’odorat. Des éléments pénètrent littéralement dans notre organisme lorsque l’on respire une plante. Certains composés vont entrer dans nos poumons, et de là seront transmis à notre réseau sanguin pour atteindre tout le corps. Une fois certains composés présents dans la circulation sanguine, ils vont entrer en interaction avec notre réseau hormonal et fonctionner de la même manière que certains médicaments chimiques. Une étude a été réalisée par l’école médicale Nippone au Japon sur les effets de l’exposition à une certaine essence d’arbre.

Pour cette étude, des hommes ont dormi pendant trois nuits consécutives dans des chambres d’hôtels séparées. L’odeur de Cyprès a été diffusée dans les chambres. Les mesures de leur pression artérielle et sanguine ont montré qu’au bout de la troisième nuit, leur taux d’adrénaline était abaissé considérablement, et qu’ils avaient en même temps un niveau très élevé de cellules tueuses, les cellules ‘NK’. Ce sont les cellules naturelles qui attaquent les cellules du cancer. Donc évidemment, on a tous envie d’avoir ce genre de cellule tueuse le plus possible dans notre organisme” observe la chercheuse de l’université d’Oxford.

La question suivante était de savoir si l’effet est constaté lorsqu’on se promène en forêt. Une autre étude qui a été publiée dans la revue Oncologie, relate cette observation. Kate Willis en résume les résultats : “La présence de cellules tueuses NK dans l’organisme a été mesurée chez des personnes qui avaient marché pendant sept jours d’affilée dans une forêt de Cyprès. Le résultat est qu’en marchant deux heures par jour dans une forêt de Cyprès, le taux de cellules tueuses avait considérable augmenté. Sept jours plus tard, le taux restait encore très élevé. Cela veut dire que le système immunitaire est stimulé incroyablement pour faire face à des cellules cancéreuses, grâce à de simples promenades en forêt.

Quand rêvasser en classe devient un booster de performance

© pinterest.com

Facteur de concentration, regarder par la fenêtre et contempler du vert pendant 90 secondes permet de reprendre la tâche antérieure avec une meilleure performance. Une étude espagnole a été menée auprès de 2500 enfants d’environ huit ans en milieu scolaire. Une partie des classes avait vue sur de la verdure, tandis que les autres n’avaient à voir qu’un sinistre mur. “Sur l’ensemble de l’année scolaire, avec un accompagnement parental semblable pour tous les enfants, on a constaté que les enfants qui avaient regardé de la verdure avaient des performances beaucoup plus fortes que celles des enfants qui regardaient un mur de briques” résume Kathy Willis.

Comment interpréter ce résultat étonnant ? Regarder au loin, à l’horizon, demande une attention moins concentrée, ce qui provoque une espèce de pause technique au cerveau. Lorsqu’on reprend ensuite l’autre type de concentration, l’esprit est plus frais, prêt pour de meilleure performance : “Lorsqu’on regarde l’horizon, on ne regarde pas simplement la couleur, la forme. L’œil va saisir également la dimension fractale de l’horizon. C’est-à-dire un schéma qui se reproduit dans un autre schéma. Prenez une branche d’arbre, par exemple. Si vous la regardez, vous allez voir que cette branche, vous retrouvez également la même forme dans la feuille. Donc vous retrouvez la même structure, de plus en plus microscopique, qui se répète à l’intérieur de la chose que vous regardez. Et lorsque vous appliquez ce principe à l’horizon, on voit que le paysage qui est le plus détendant, qui est le plus bénéfique, c’est un paysage avec une diversité de formes et de couleurs. Avoir des paysages, y compris sur votre écran d’accueil ou sur vos murs, il est prouvé scientifiquement que c’est très bénéfique.

Au contact de la nature, le microbiome s’améliore

Des bambins à la maternelle ont fait l’objet d’une attention particulière. Surtout leur microbiome, qui fait l’objet de nombreuses études tant elle influe sur notre santé mentale et physique. Dans une étude finnoise réalisée en 2020, les enfants étaient séparés en trois cours de récréation. L’une avec un sol en béton, l’autre avec des matelas et une troisième avec de la terre. Au bout de 28 jours, la peau et les intestins des enfants jouant dans la terre avaient une diversité de bonnes bactéries nettement améliorée.

Les bonnes bactéries présentes dans la nature étaient passées dans leur système intestinal. Les enfants avaient absorbé ce microbiome environnemental. Lorsqu’on améliore son propre microbiote intestinal, cela déclenche toute une série de choses dans notre métabolisme qui sont très bonnes pour nous. On ne peut pas tout comprendre encore les mécanismes et le phénomène, mais on voit les résultats. Dans le cas de ces enfants-là, on a observé une forte progression des cellules ‘T’ qui permettent de réduire l’inflammation. Des résultats tout à fait semblables ont été observés sur des adultes qui étaient confrontés à un mur végétalisé dans leur bureau. C’est vraiment une découverte extraordinaire, avoir une interaction plus importante avec la nature permet d’absorber le microbiome environnemental qui passe à travers notre peau, mais aussi à travers nos intestins, peut-être probablement par l’inhalation.

Une amélioration générale de la qualité de vie

Au Pays de Galles, une étude de grande ampleur a été menée en 2023. Deux millions de personnes ont été suivies sur une période de dix ans. L’examen de tous leurs dossiers médicaux a montré sans aucun doute que plus les patients vivent à proximité de la nature, mieux ils se portent, et ce, quelle que soit leur origine socio-économique. Ces découvertes récentes sont essentielles pour déterminer la place que la nature occupe dans nos vies et nos sociétés.

À mesure que nous sommes de plus en plus urbanisés, une chose est évidente, c’est qu’il y a des tas de maladies non transmissibles qui se développent. La corrélation est vraiment très nette. Des cliniciens très en vue disent que couper les gens de la nature n’est pas une bonne chose. L’urbanisme doit maintenir la présence de la nature en milieu urbain en raison de tous les bénéfices que cela entraîne pour notre santé. Et donc, on peut faire entrer la nature chez soi, en ayant des plantes, des diffuseurs par exemple. Introduire un peu de nature dans la maison est quelque chose de très bénéfique et, en plus, c’est gratuit.

Bénédicte Beauloye, rtbf.be


EAN 9782021533170

[LIBREL.BE] “Il y a quinze ans, Kathy Willis, professeure à l’université d’Oxford, a lu une étude qui a radicalement changé sa vision de notre rapport à la nature. Cette étude démontrait qu’à l’hôpital, les patients qui venaient de subir une opération se remettaient trois fois plus rapidement quand les fenêtres de leur chambre donnaient sur des arbres et non des murs. Depuis, toutes les recherches de Kathy Willis tendent à prouver ce lien entre notre fréquentation des espaces verts et la qualité de notre santé, notre humeur et notre longévité. Naturel expose ces récentes découvertes scientifiques et nous fait découvrir les changements très simples que nous pouvons tous apporter dans notre quotidien. Le livre fourmille d’idées, aussi étonnantes que pratiques, sur la façon dont la nature peut améliorer la vie. Quelques exemples : saviez-vous que le cèdre accroît le nombre de cellules anti-cancéreuses dans notre système immunitaire ? Ou que toucher du bois nous rend tout de suite plus calme (plus ce bois est noueux, plus c’est efficace) ? Ou encore que le parfum des roses aide à conduire un véhicule de façon plus sereine et plus sûre ? Une seule plante posée sur son bureau peut déjà faire la différence. Katherine Willis est professeure de biodiversité à l’université d’Oxford. Elle a également dirigé le département scientifique des jardins botaniques Kew de Londres.


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : rtbf.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Patrick Thonart ; © pinterest.com ; © Seuil.


Lire la presse en Wallonie…

MEZEN : Sainte-Walburge, d’une légende à un cimetière (CHiCC, 2008)

Temps de lecture : 3 minutes >

Une légende nous raconte qu’en 712, la fille du Roi d’Ecosse retrouva la vue sur les hauteurs de Liège, à Sainte-Walburge, en découvrant la beauté de la ville, et qu’elle y fit ériger un oratoire.

Mais la première trace historique de ce sanctuaire remonte à 1338, dans un courrier du prince-évêque Adolphe de la Marck. A la même époque, dans ce qui s’appelait “le faubourg Sainte-Walburge”, un Liégeois, un certain Guillaume Gillard del Cange, y fit ériger une construction pour lépreux. Ce type d’établissement, que l’on nommait à l’époque une maladrerie, tenait plus de l’hospice que de l’hôpital et, de par sa nature, exigeait la proximité d’un cimetière. Très vite, ce cimetière devint pour la population “le cimetière des Lépreux”.

Après l’abandon de l’hôpital, pillé par des escrocs, c’est un nommé Pierre Stevart qui racheta le terrain et ce qui restait de l’ancien édifice pour y faire construire une église. Lors des troubles, en effet nombreux à l’époque, les portes de la ville restaient fermées et les habitants n’avaient plus d’accès à une église. Quant au “cimetière des Lépreux”, il fut reconverti en cimetière paroissial, autour de l’église, selon la tradition de l’époque.

Le décret de Napoléon de 1804 modifiera le paysage des cimetières liégeois. Ce décret interdit l’inhumation dans les églises et à l’intérieur des villes. Tous les petits et nombreux cimetières paroissiaux vont disparaître, celui de Robermont est créé. Cependant, le cimetière de Sainte-Walburge subsistera jusqu’en 1866, notamment parce qu’il se trouve en dehors des remparts.

Un seul cimetière sur la rive droite était insuffisant et la décision d’implanter un nouveau cimetière rue Fosse Crahay fut prise par la Ville de Liège en 1868. Le projet de créer un nouveau cimetière sur la rive gauche de la Meuse réunit une belle unanimité. Par contre, le choix du lieu exact d’implantation donna lieu, déjà, à des palabres qui s’éternisèrent cinq mois durant, de mai à octobre 1868. Le conflit portait sur la salubrité des eaux de captage de la Ville, qui aurait pu être mise en cause selon l’endroit où la nouvelle nécropole serait située. En effet, les galeries des fontaines Roland ne sont distantes du site que de 600 mètres.

Finalement, un accord émergea et le Conseil communal vota l’implantation du cimetière de Sainte-Walburge à l’endroit où nous le connaissons actuellement. Il sera inauguré le 20 mars 1874 et une voie d’accès créée pour le relier au faubourg Sainte-Walburge, le boulevard Fosse Crahay.

Bien qu’il ne représente que la moitié des 44 ha de Robermont en superficie, le cimetière de Sainte-Walburge n’a rien à lui envier sur le plan historique, botanique ou environnemental. Même si une telle notion peut surprendre, chaque nécropole possède sa propre philosophie dans l’art funéraire et cette différence apparaît intéressante à analyser dans le cas des deux plus grands cimetières liégeois.

On ne trouve à Sainte-Walburge que peu de sépultures imposantes, beaucoup moins qu’à Robermont, beaucoup moins aussi de personnages qui se rappellent à nous par le nom d’artères importantes de la ville que nous empruntons quotidiennement ; on n’y découvre pas non plus la même recherche architecturale qui fait une partie de l’éclat de Robermont. Par contre, et ceci est symptomatique, d’innombrables médaillons rappellent aux visiteurs la physionomie des défunts, ce qui reste une indication que Sainte-Walburge possède une philosophie plus familiale que Robermont, plus proche de la population qui le fréquente. On y découvre ainsi énormément de personnages néanmoins connus et qui se sont révélés très attachants, parfois surprenants.

Si vous vous promenez dans le cimetière de Sainte-Walburge, vous découvrirez ainsi les sépultures de Emile Sullon, Jean Haust et Théophile Bovy, auteurs wallons, Henri Noinem, Désiré Horrent et Louis Radermecker, résistants, Maurice Destenay, Joseph Bologne et Georges Truffaut, hommes politiques, Jacques Ochs, dessinateur et caricaturiste, Henri Koch, violoniste, Henri Lacroix, guérisseur, Auguste Mindels et Ferdinand Delarge, sportifs, Edgar Scauflaire et Fernand Vetcour, peintres, et Maurice Waha, héros de Sainte-Marguerite, et bien d’autres.

Il est évidemment impossible de citer tous les personnages repris dans le livre, Le cimetière de Sainte-Walburge, 130 ans d’histoire, que j’ai consacré à cette nécropole. Il convient aussi de ne pas négliger l’aspect botanique du cimetière. C’est pourquoi un bel après-midi d’automne vous permettra de passer d’agréables moments dans un environnement bucolique tout en redécouvrant des pans de l’histoire liégeoise.

Chantal MEZEN

[image en tête de l’article : cimetière de Sainte-Walburge © Philippe Vienne]

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Chantal MEZEN, organisée en février 2008 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

FETTWEIS : Les changements climatiques en Belgique, vers des étés de plus en plus chauds et secs (CHiCC, 2024)

Temps de lecture : 7 minutes >

[ULIEGE.BE] Le climat se réchauffe et cela ne fait plus aucun doute que les activités humaines en sont responsables. Mais concrètement, qu’est-ce qui nous attend chez nous à Liège et à quoi devrons-nous nous adapter ? Quel climat allons-nous avoir dans un monde à +2°C (en 2040) ? Comment seront nos étés ? Pourrait-on encore avoir un événement pluvieux extrême comme celui de Juillet 2021 ou doit-on se préparer à des sécheresses extrêmes ? Quels seront les impacts sur nos forêts, l’agriculture ou encore notre santé ?


Après une licence en mathématiques à ULiège en 2000, Xavier Fettweis défend sa thèse sur le climat du Groenland chez le Prof. Jean-Pascal van Ypersele de l’UCL en 2006. De retour à ULiège, il coordonne le développement du modèle régional du climat MAR utilisé notamment pour étudier la fonte des calottes polaires et les changements climatiques en Belgique au Laboratoire de Climatologie qu’il dirige depuis 2017, d’abord en tant que chercheur qualifié du FNRS, puis comme professeur depuis 2023.


A cause des activités humaines, on pourrait gagner en Belgique près de +4°C en 2100 par rapport à 1981-2010 et c’est surtout en été et en Ardenne que la hausse des températures sera la plus importante. Il faudra aussi faire face de plus en plus à des sécheresses en été, entrecoupées de quelques événements pluvieux intenses comme celui de juillet 2021. L’eau manquera donc souvent en été, ce qui impactera durablement nos forêts (qui devront s’adapter) ainsi que des écosystèmes uniques comme celui des Hautes-Fagnes qui ne seront plus en équilibre avec notre climat.

Ce n’est plus un secret pour personne que le climat est en train de réchauffer et il n’y a maintenant plus aucun doute que ces anomalies climatiques sont dues aux activités humaines car naturellement, on irait plutôt vers une glaciation dans 100.000 ans. Depuis 1850, la concentration des gaz à effet de serre a augmenté de près de 50 % à cause des activités humaines et il n’y a plus aucun doute que cette augmentation explique la hausse des températures observée. Au début des années 2000, le GIEC restait encore prudent sur le lien entre activités humaines et hausse de température car seuls les modèles suggéraient une hausse des températures qui n‘était pas (encore) observée. Depuis lors, les changements climatiques se multiplient (hausse du niveau des mer, retrait des glaciers, fonte des calottes polaires, augmentation du nombre et intensité de canicules….) et si on veut reproduire avec les modèles du climat ce qui est observé, on est obligé de tenir compte de l’augmentation des concentrations des gaz à effet serre liée aux activités humaines. Cela a permis au GIEC de conclure sans équivoque dans son 6ème rapport (en 2021) que seules les activités humaines peuvent expliquer le réchauffement climatique observé. Bref, il n’y a plus lieu aujourd’hui d’être climato-sceptique même s’il y a 20-30 ans, une telle position restait défendable.

Figure 1: Evolution de la température annuelle à Liège simulée par la modèle MAR d’ULiège forcé par les réanalyses ERA5 (~ observations) en bleu et par 6 modèles globaux du GIEC (en rouge) en utilisant le scénario SSP370.

Et en Belgique, qu’en est-il ? Par rapport à la période 1981-2010 (respectivement 1850), on a gagné près de +1°C (respectivement +2°C) sur la période 2011-2022 et ce, en particulier en Ardenne et en été. Les précipitations annuelles ont peu changé ; par contre, les chutes de neige ont déjà diminué de près de 25 % en moyenne sur la dernière décennie. Malheureusement, cette tendance ne va pas s’inverser dans les prochaines années. Même si, à la suite des Accords de Paris (COP21, 2015), on aurait pu espérer limiter le réchauffement climatique à +1.5°C en 2100 par rapport à 1850 (scénario SSP126 du GIEC), on est malheureusement aujourd’hui loin de cet objectif avec les engagements réellement pris jusqu’ici (COP28, 2023). Le scénario le plus probable actuellement est une hausse de la température globale de ±3.5°C en 2100 par rapport à 1850, ce qui correspond au 2éme moins « pire » scénario du GIEC (scénario SSP370) montré sur la Figure 1 pour la ville de Liège. On peut notamment y voir que les modèles sous-estiment le réchauffement actuellement observé (courbe en bleu) et donc que ces chiffres sont donc la fourchette basse de ce qui nous attend, hélas.

Figure 2: Statistiques observées (basées sur le modèle MAR forcé par les réanalyses ERA5) et projetées (basées sur MAR forcé par 6 modèles globaux) pour différentes périodes selon le scénario SSP370 pour Liège.

En Belgique, le hausse de température sera tout d’abord la plus marquée en Ardenne qu’en Flandre où la Mer du Nord (qui met beaucoup plus de temps à se réchauffer que l’atmosphère) va en quelque sorte atténuer le réchauffement climatique dans un premier temps (voir Figure 3). En hiver, c’est surtout les nuits qui vont devenir moins froides alors qu’en été, c’est surtout les maximums de température qui s’envoler.

Alors que la température annuelle augmenterait de près de +1.5°C en moyenne en Région Wallonne en 2040 (Monde à +2°C) par rapport à 1981-2010, la hausse de température atteindra par contre +2°C en été en Ardenne. N’oublions pas que la période de référence pour le GIEC est 1850-1900 et donc un Monde (i.e. la température moyenne globale) à +2°C selon le GIEC correspond à une Belgique à +3°C selon cette même période de référence. A l’échelle annuelle, la quantité de précipitations changerait peu mais par contre, les précipitations diminueront significativement en été alors que seuls les hauts sommets de nos Ardennes verront encore un peu de neige à la fin de ce siècle.

Figure 3: a) Anomalie de la température annuelle simulée en ~2040 (Monde à +2°C) par rapport à 1981-2010. b) pour la température en été (Juin-Juillet-Aout). c) pour les précipitation annuelles (en % par rapport à la moyenne 1981-2010) et d) pour les précipitation en été selon le modèle MAR.

Après les inondations de juillet 2021, il est légitime de se poser la question de savoir si cet événement est dû au réchauffement climatique et s’il pourrait se répéter. Pour répondre à ces questions, nous avons forcé notre modèle du climat MAR avec des observations depuis 1950 et avec plusieurs scénarios futurs du GIEC. Tout d’abord, par comparaison au maximum de précipitation sur 3 jours observé dans la Vallée de la Vesdre depuis 1950, 3 événements ressortent 7-9 octobre 1982, 12-14 septembre 1998 et 13-15 juillet 2021. Déjà en 1982 et 1998 la Vallée de la Vesdre avait été inondée mais la quantité de précipitation tombée en moyenne sur la Vallée en Juillet 2021 (160mm/3jours) surpasse largement la quantité tombée en 1982 (105mm/3jrs) et 1998 (115mm/3jours) ce qui explique le caractère exceptionnel de l’événement de juillet 2021. Dans les projections futures, on constate tout d’abord que ce genre d’événement n’est pas suggéré dans les simulation MAR forcées par les scénarios du GIEC avant 2020 ; ce qui montre que sans le réchauffement climatique lié aux activités humaines, un événement d’une telle intensité aurait été improbable. Après 2020, le modèle suggère malheureusement que cet événement pourrait se répéter 2-3 fois d’ici 2050. Après 2050, si on limite le réchauffement global à +1.5°C, le climat de la Belgique serait alors très favorable à ce genre d’événements qui pourraient devenir récurrents (tous les 10-20 ans). Si par contre le climat continue à se réchauffer, les étés deviendraient alors trop chauds et secs pour favoriser de tels événements qui resteront toutefois probables.

Le problème en été serait alors plutôt les sécheresses et les canicules favorisant des feux de forêts. Il est important de noter que nos forêts ne sont (ou ne seront) plus en équilibre avec le climat actuel et sont donc malades favorisant la présence de bois morts augmentant ce risque d’incendie. Pour ce qui est des autres événements extrêmes locaux comme les orages, tornades, rafales de vent…, il reste encore beaucoup d’incertitudes car les modèles du climat ne sont pas encore capables de les représenter explicitement. La hausse des températures permettrait d’augmenter l’intensité de ces événements locaux car il y aurait plus d’énergie pour les alimenter mais les connaissances actuelles ne suggèrent pour le moment pas de changement dans leurs fréquences. Toutefois, une chose est sûre, avec l’augmentation du bâti et des surfaces imperméables, un même événement du passé fera plus de dégâts qu’avant. Enfin, il est important de noter que la variabilité interannuelle (c-à-d. le fait d’avoir une succession d’années humides ou sèches) des précipitations aussi bien annuelles qu’en été va augmenter significativement en Wallonie (voir Figure 8). Cela suggère notamment qu’on aura plus souvent des étés secs (1 été sur 3 contrairement à 1 sur 6 actuellement) compensés par des étés plus humides (1 été sur 5 contrairement à 1 sur 6 actuellement) expliquant qu’en moyenne la diminution projetée des précipitations reste faible.

Pour rester en équilibre avec un climat qui leur est favorable, les écosystèmes vont soit devoir s’adapter, soit migrer en altitude ou en latitude pour retrouver un climat plus froid. Un exemple d’écosystèmes chez nous qui ne pourra ni monter en altitude ni en latitude est celui qu’on retrouve dans nos Hautes-Fagnes et qui a besoin d’un climat froid et humide. Les Hautes-Fagnes risquent donc à terme de s’assécher en surface et donc se reboiser.

Autres exemples d’écosystèmes qui ne sera plus en équilibre avec notre climat, ce sont les forêts d’épicéas et de hêtres qui sont des arbres avec des racines peu profondes et donc très sensibles aux sécheresses estivales qui devraient malheureusement s’intensifier et se multiplier dans le futur.

Jusqu’à maintenant, on considérait en Belgique que les ressources en eau étaient infinies, en particulier en Ardenne. Ce ne sera bientôt plus le cas car notre climat va progressivement s’approcher de celui du Gers (au Sud-Ouest de la France) où on ne compte plus les petites retenues au fond des vallées stockant les pluies hivernales pour irriter l’agriculture en été. Ces petites retenues permettraient aussi d’atténuer les conséquences d’événements de pluie extrêmes déjà intensifiés par l’augmentation de l’imperméabilisation des sols, indépendamment des changements climatiques. Enfin, il faudra s’adapter  aux grosses chaleurs en construisant des maisons passives à la chaleur et plus au froid comme jusque maintenant.

Xavier Fettweis, climatologue


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Xavier FETTWEIS, organisée en août 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

THONART : Raison garder est un cas de conscience.s (2024)

Temps de lecture : 31 minutes >

Elections communales obligent. C’est l’histoire du Bourgmestre de Liège qui va au Conseil communal. Il est toujours de bon ton de commencer un article par une bonne nouvelle : il se sent en sécurité. Plus encore : en pénétrant dans la salle, il y a quelques instants, il savait où il allait s’assoir et il savait qu’il serait flanqué des mêmes collègues que d’habitude. Dans la même veine, toutes les interventions de la séance, il les prévoit et les attend au juste moment où elles sont prévues dans le protocole qui fixe le déroulement des débats. Et pour le conforter dans le sentiment rassurant qu’une règle universelle est d’application (dans la salle du Conseil communal à tout le moins), l’ensemble des personnes, des objets et des décors est à sa place, des cravates (éventuelles) des Conseillers aux dorures des portes, des micros aux galettes sur les sièges.

J’ai longtemps cherché dans la littérature (comme on dit) pour trouver une communauté aussi éprise d’absence de surprise, aussi peu désireuse d’aventure et aussi bien organisée pour se donner un sentiment permanent de… sécurité. Je n’en ai trouvé qu’une : les Hobbits de la Comté.

Voici ce que Tolkien, l’auteur du Hobbit puis du Seigneur des Anneaux, en dit dans les années 1950 (vous allez voir, la ressemblance est troublante), je le cite : “Les Hobbits sont un peuple effacé mais très ancien, qui fut plus nombreux dans l’ancien temps que de nos jours, car ils aiment la paix et la tranquillité et […] s’ils ont tendance à l’embonpoint et ne se pressent pas sans nécessité,  […] Ils ont toujours eu l’art de disparaître vivement et en silence quand des gens qu’ils ne désirent pas rencontrer viennent par hasard de leur côté […] Et, pour ce qui était de rire, de manger et de boire, ils le faisaient bien, souvent et cordialement, car ils aimaient les simples facéties en tout temps et six repas par jour (quand ils pouvaient les avoir) […] et ils étaient très considérés, non pas seulement parce que la plupart d’entre eux étaient riches, mais aussi parce qu’ils n’avaient jamais d’aventures et ne faisaient rien d’inattendu : on savait ce qu’un Hobbit allait dire sur n’importe quel sujet sans avoir la peine de le lui demander…

Alors, que nous dit donc ce besoin obsessionnel de sécurité, manifestement aussi typique des Conseillers communaux que des Hobbits ? Est-il limité à la vie au Conseil ou bien la nécessité de pouvoir faire confiance à notre environnement est-elle plus fondamentale chez l’Humain ? Renoncer à Sauron, chez Tolkien, ou renvoyer la rassurante présence du dieu dans les coulisses, nous a-t-il condamné à rechercher ailleurs une légalité rassurante, c’est-à-dire le sentiment qu’il y a dans l’air que nous respirons tous un ordre des choses qui garantit que ce nous attendons du monde autour de nous, se passera comme nous l’attendons ?

Dieu est mort“, soit, la cause est entendue mais, une fois la Loi divine sortie du décor, il revient de se pencher sur une injonction beaucoup moins facile à gérer au jour le jour : “Tu es ta propre loi,” nous disent les moralistes. Facile à dire. Me voilà tenu de devenir mon propre pouvoir législatif, mon pouvoir exécutif et, surtout, mon propre pouvoir judiciaire : si je suis coupable de quoi que ce soit, c’est moi qui prononcerai la sentence, dans ma délibération intime ! En clair : non seulement tout phénomène, tout événement qui réduit ma sécurité m’obligera à réagir mais je me tiendrai personnellement responsable de ma décision d’agir…

Quand on y regarde de plus près, nous sommes au quotidien, comme les bons citoyens à la fin du siècle des Lumières : la Révolution a raccourci d’une tête tout ce qui ressemblait à l’autorité usurpée du Roi et éloigné du débat public les donneurs de leçons en soutane. C’était assurément un véritable moment de vertige où le bon citoyen ne disposait plus d’aucun catéchisme auquel se conformer, ni de lettres de cachet auxquelles obéir aveuglément ! Que s’est-il passé alors ? Quelles leçons en tirer ?

Les uns (et c’est tout à leur honneur) ont gardé raison et se sont appliqués à convenir de nouvelles règles de vivre-ensemble telle que la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, souvent ornée, je cite, de “l’œil suprême de la Raison qui vient dissiper les nuages de l’erreur qui l’obscurcissaient.” Ainsi, sans l’aval du Roi ou du Clergé, des hommes et des femmes faisaient la lumière sur un ensemble de droits dont ils convinrent qu’ils étaient naturels, qu’ils soient individuels ou communs, délimitant un périmètre civilisé, où chacun devait pouvoir se sentir en sécurité.

Les autres (parmi lesquels certains des uns) ont vécu cette liberté soudaine comme des veaux que l’on met à l’herbe pour la première fois : de la pure sauvagerie ! Ils ont couru dans tous les sens ou sont restés terrés près du tracteur ; ils se sont blessés aux barbelés ou se sont assommés mutuellement à coups de cornes et de sabots ; les routiniers ont longuement meuglé qu’ils ne trouvaient plus leurs granulés pendant que les bien-sevrés s’explosaient la caillette en broutant comme des fous !

Toutes proportions gardées, tout phénomène nouveau provoquant un état d’insécurité individuelle semble également être, pour chacun d’entre nous, comme un chaos à expérimenter, comme un lendemain de prise de Bastille : pas de règles auxquelles se conformer ; pas encore assez de confiance dans une situation inédite et une lourde inquiétude quant à la capacité de faire face à l’expérience directe, celle qui est proche de la réalité.

Et d’ailleurs, n’est-ce pas également à ce moment-là, alors que nous ne nous sentons pas en sécurité, alors que nous n’avons pas confiance, que nous aurions tendance à projeter sur le monde des explications qui nous sont propres, des fabulations qui nous rassurent : à savoir, nous raconter des histoires où la Princesse épouse le Prince, où il ne pleut pas pendant le match du gamin et où nous retouchons des impôts ? En un mot comme en cent : des histoires où les gens et les choses respectent une règle du jeu et dans lesquelles la fin tourne à notre avantage.

Nos fabulations (c’est ainsi que Nancy Huston les baptise), nos fabulations face à l’insécurité et leur capacité à nous empêcher de raison garder : c’est bien notre sujet, en trois séries de mots-clefs. Nous commencerons par les 3 premiers d’entre eux : confiance, puissance et légalité.

Première série, d’abord, la confiance

Un philosophe de l’Université de Louvain, Mark Hunyadi, y consacre son livre Faire confiance à la confiance, paru en 2023. Une réelle découverte pour moi. Il y aura un avant et un après. L’auteur s’y étonne du nombre important des occurrences du mot ‘confiance’ dans tous nos discours, sans que la chose ne reçoive de définition claire.

Nous vivons dans des sociétés individualistes“, commence-t-il, c’est-à-dire que la volonté individuelle, l’affirmation de soi, semble y être le moyen suprême pour briser toutes les limitations. Comme souvent dit : c’est au point qu’on est passé du “je pense donc je suis” au “je crois donc j’ai raison.

Qui plus est, précise Hunyadi, le numérique permet à chacun de vivre comme dans un cockpit d’avion, dans un espace protégé où chacun peut, de manière fiable, piloter du bout des doigts son environnement médiatisé. Tout y est sécurisé autant que faire se peut et, de manière quasi libidinale, le numérique satisfait tous nos désirs sans faillir… à condition de choisir uniquement ce qui est sur le menu ! Pas question ici de souhait alternatif, d’option divergente ou de créativité, pas question de pensée négative (c’est une notion positive, à savoir une pensée libre qui serait capable de critiquer le système dans lequel elle pense). Si l’on parle de liberté aujourd’hui, insiste Hunyadi, “c’est une liberté de supermarché !

Pensez à votre dernière commande de pizza en ligne. Vous aviez fortement envie de manger une, je cite, “pizza blanche, pommes de terre, mozzarella, et romarin” en regardant Les Aventuriers de l’Arche perdue devant votre nouveau super-écran de 77 pouces de diagonale. Pas de chance, la pizza n’est plus au menu des plats livrés par votre fournisseur habituel. C’est donc avec la “quatre fromages” plébiscitée par les clients habituels de la plateforme que vous avez vécu la vraie aventure… dans vos pantoufles.

Dans ce contexte de vie médiatisée, où la liberté est limitée par ce qu’offrent les systèmes, l’auteur déplore la diminution de la confiance, non pas à cause d’une augmentation de la méfiance mais, simplement, parce que tout un chacun a moins besoin de la confiance ! La digitalisation de la majorité de nos activités fait rentrer celles-ci dans des cases et des tableaux qui limitent fortement le risque de ne pas voir nos attentes comblées, à la condition que nous restions dans le cadre donné.

Par exemple : ai-je vraiment besoin de faire confiance à Mère Nature lorsque, sans surprise, je reçois un billet de 50 €, que j’ai demandé au travers d’une suite de menus sur l’écran d’un terminal, après m’être identifié grâce à un code secret ?

C’est ici qu’il devient nécessaire de définir cette confiance naturelle qui, selon Hunyadi, est à la base même de notre relation au monde. Pour ce faire, il prend l’exemple assez limpide d’un conducteur au volant de son véhicule. Imaginez : il fait beau ;  vous êtes au volant de votre voiture sur une route de campagne en ligne droite ; vitesse autorisée 90 km/h ; une voiture vient dans l’autre sens à la même vitesse ; elle est sur l’autre bande ; vous allez vous croiser sans ralentir et… continuer votre chemin.

Que s’est-il passé ? Rien. Mais vous avez pris un risque énorme (une collision frontale à 90 + 90 = 180 km/h) parce que vous avez eu confiance dans le fait que l’autre conducteur n’allait pas se dérouter et vous emboutir. Aucune explication rationnelle, aucun contrat avec des petites lettres à la fin, aucun fétiche pendu à votre rétroviseur ne garantissait votre sécurité. Vous avez agi comme s’il était dans l’ordre des choses, dans la légalité naturelle, que la collision n’aurait pas lieu et, d’ailleurs, vous êtes là, aujourd’hui, à me lire, après un pari où vous avez misé votre vie et celle de vos passagers.

C’est de cette confiance-là que parle Hunyadi. Une confiance sans laquelle notre vie serait impossible : comment s’asseoir sans la conviction que la chaise n’est pas en caoutchouc, comment trinquer sans être persuadé que le vin qu’on va boire n’est pas un lavement et comment aller marcher en forêt sans être intimement convaincu du bénéfice qu’on en recevra ?

Partant, voilà une définition plus praticable de la confiance : j’ai confiance quand j’agis comme si les attentes de comportement que j’ai envers le monde où je vis n’étaient pas susceptibles d’être déçues. On fait ça 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 ! Cette confiance procède donc plutôt de notre relation au monde, avant que d’être une relation au risque même…

Se sentir en sécurité, c’est donc être en confiance et avoir la conviction que les attentes de comportement que nous avons envers notre environnement seront satisfaites, et que nous pouvons agir dans le cadre d’une certaine légalité, un certain ordre des choses, qui garantit cette sécurité.

D’accord, mais que ce passe-t-il alors si nous ne pouvons avoir pleinement confiance dans notre environnement ; en d’autres termes, lorsque notre sentiment de sécurité n’est pas à 100 % ?

Hunyadi ne répond pas spécifiquement à la question et son propos passe peut-être à côté d’une autre dimension, qui, selon moi, participe également du sentiment de sécurité : la puissance ressentie par chacun. Là où je n’ai pas pleinement confiance, peut-être le sentiment de ma propre puissance peut-il compenser et permettre une équation du type : x % de confiance + y % de puissance = 100 % de sécurité.

Illustrons cela : si une jeune liégeoise descend dans le Carré après minuit (j’ai des noms !), elle ne peut se sentir en sécurité que accompagnée de sa bande (ceci pour la puissance) et que après quelques shots de mauvaise vodka (ceci pour la confiance). Si, il y a de nombreuses années de cela, je descendais dans le même Carré, quelle que soit l’heure, quel que soit le déficit de confiance que je puisse avoir ressenti alors, ma taille et mon poids le compensaient allègrement et je me sentais suffisamment en sécurité.

Mais qu’en est-il alors lorsqu’un homme ou une femme, comme vous et moi, n’a pas pleinement confiance dans son environnement et que, de plus, le sentiment de sa propre puissance est insuffisant pour que, dans son cerveau, le voyant “sécurité” reste au vert ?

Je ne parle pas ici d’inquiétudes globales, comme l’avenir de nos enfants, les orangs-outans qui ne seront bientôt plus que des fantômes, la droite extrême qui prend ses aises dans nos démocraties (les dernières du modèle probablement), ou même l’omniprésence de prothèses numériques de 7 pouces de diagonale qui nécrosent les cervicales de nos ados.

Non, au quotidien, dans des situations où nous ressentons un enjeu personnel et où règne l’inconfort quand nous délibérons dans notre petite tête, nous pouvons avoir le sentiment que notre sécurité – donc, la somme de notre confiance et de notre puissance – n’est pas suffisante pour que nous puissions toujours agir avec une pensée claire, sans inquiétude, sans aveuglement ; en d’autres termes : pour que nous puissions “raison garder” (comme le disait déjà Marie de France, au XIIe siècle), puisque la sécurité semble en  être une condition…

Deuxième série, la confrontation

Jusque-là, nous avons évoqué les trois premiers mots-clefs : confiance, puissance et légalité. On continue…

Tous les phénomènes qui arrivent à notre conscience (à nos consciences, comme on va le voir) n’appellent pas de notre part des réactions simples, des réflexes comme ceux qui réveillent le chat : il sent qu’il a faim, il se lève, va manger, passe par sa litière puis revient digérer sur son coussin. Si c’est la vie rêvée pour un chat ou un Hobbit, c’est la honte pour un honnête individu : être libre et probe demande une délibération intérieure, appelle un travail d’objectivation, nécessite l’analyse des informations traitées, suppose un jugement critique et non-dogmatique des options disponibles, et implique une décision d’agir qui devra être efficace et, accessoirement… juste. Par parenthèse, c’est le très britannique Stephen Fry – un homme selon notre coeur – qui s’indignait devant l’obsession de l’être humain à vouloir être juste, plutôt qu’à vouloir être efficace. Nous en reparlerons…

Qu’il s’agisse de décisions graves ou de choix plus anodins, quand nous sommes confrontés à des phénomènes trop originaux pour notre périmètre de sécurité – réduisant par là notre taux de confiance naturelle – nous devons mettre en oeuvre les trois mots-clefs de la deuxième série, c’est-à-dire : l’aliénation, l’attention et les consciences (au nombre de trois, elles donnent leur “s” au titre de l’article : “Raison garder est un cas de consciences“).

J’insiste ici : souvent, quotidiennement même, alors que nous en avons besoin, nous ne percevons pas de légalité dans nos échanges avec le monde, nous ne décelons pas un ordre des choses qui réduirait notre expérience directe à une résolution de problèmes simples et concrets, avec mesure et raison, sans aveuglement, un peu comme la vie de ce foutu chat qui continue à dormir sur le coussin.

Hélas, le monde, tel qu’il se présente à nous, dépasse notre entendement, c’est un fait (sinon, nous n’aurions pas eu besoin d’inventer des notions comme le mystère et ou l’absurde). Souvent, chaque jour, nos attentes de comportement envers lui sont détrompées, frustrées et nous vivons la surprise voire… l’aventure (“l’aventure ? beurk !” dit le petit Hobbit qui venait justement de s’endormir pour digérer un peu).

Pour jouer sur les mots : dans cette confrontation avec les phénomènes de l’existence, notre quête du sens est peut-être l’exact contraire de notre sens de la quête !

Le sens de la Vie auquel Sisyphe a renoncé et que certain attendent toujours, comme ils attendent Godot ; ce sens tant recherché, qui fait l’objet de mille quêtes, serait-il platement la recherche de l’assurance, sécurisante, que les choses obéissent à une légalité et que nous pouvons avancer en toute confiance puisque, dans ce cas, le déroulement de l’avenir existe déjà et, qu’en gros, il ne nous reste plus qu’à apprendre à lire le futur avec une appli de gsm, dans notre fauteuil ou sur le coussin, à côté du chat.

Je veux insister sur ce point : ma proposition (qui n’est pas originale, d’ailleurs) est que le Sens de la vie vécu comme un objet idéal, pré-existant quelque part, qu’il nous faut atteindre et gagner au terme d’une quête que l’on voudra longue, aventureuse et difficile, est un Graal romantique tout à fait encombrant pour la Raison. Quelque part, dans le monde des Idées de Platon, dans le sublime de l’Olympe où festoient les Dieux, dans l’au-delà du Grand Barbu, derrière la bouille incroyable de Superman ou entre les seins de Lilith, la première femme, il y aurait un Grand Secret, un mode d’emploi universel, multilingue et illustré, prêt pour le téléchargement dans le répertoire de votre choix : dans le répertoire “religion”, dans celui dédié aux initiations, dans celui des intuitions chamaniques ou dans cet autre répertoire où se rangent les raisonnements cartésiens sur l’essence des choses…

Sans moi ! La Joie de découvrir la légalité ou l’harmonie, nait de l’exercice de soi, de la pratique de sa propre puissance, de son humanité. C’est autre chose alors de penser que, au contraire de l’option idéaliste, notre lot est de continuellement éprouver notre puissance face à ce qui nous advient par aventure. “Ce qui ne me tue pas me rend plus fort“, disait Nietzsche entre deux Xanax : voilà bien les termes qui donnent sens à notre quête. Nous nous sentirons et nous serons plus forts à chaque décision prise librement, à chaque acte raisonné que nous poserons sans faire appel à un dogme quelconque, souvenez-vous : “Sapere Aude“, Ose savoir par toi-même, disait Kant. Nous serons plus forts à chaque lecture critique mais apaisée du “bruit et de la fureur” d’un monde dont la complexité rend, hélas, notre confiance spontanée assez difficile. C’est ainsi que le déficit de confiance qui nous colle à la peau pourra être compensé par notre puissance personnelle.

L’idée est belle et résonne encore du bruit chevaleresque des sabots (ou des noix de coco, selon la référence…) de Lancelot, de Galahad et autres Arthur. Mais, hélas, nous ne sommes pas Indiana Jones et, manifestement, les humains, comme les Hobbits – ou les Conseillers communaux – n’ont pas réellement le goût de l’aventure.

Diable. Le monde est trop complexe pour moi, je me tue à le dire ! Je ne perçois pas spontanément comment les choses tombent juste. Je n’ai plus confiance en la légalité de la vie, parce que je ne la reconnais pas dans ce qui m’arrive, à moi. Comment dès lors me sentir en sécurité ? Comment avoir assez confiance ?

Qu’à cela ne tienne : puisque le monde comme il va ne me donne pas confiance, puisqu’il dépasse mon entendement, je vais en fabuler un autre à ma mesure où la légalité des choses sera évidente et m’y projeter, m’y aliéner ! Ce sera une expérience virtuelle (le contraire d’un voyage spirituel) que d’être un moi augmenté dans un environnement sécurisé

    • Regardez dans votre bus, cet ado qui ‘scrolle’ sur son gsm avec les écouteurs sur les oreilles, on dirait un singe avec une banane. Comment lui en vouloir, la femme mûre assise en face de lui fait la même chose : deux singes, deux bananes. Et ils ne se parleront pas…
    • Regardez ce manager qui, dans son langage Corporate, a trouvé un slot pour tirer les Lessons Learned avec son N+1, lors d’un meeting One-2-One, alors qu’il est overbooké.
    • Et regardez l’indigence intellectuelle qui permet à des dirigeants, même grimés en Van Gogh avec un pansement sur l’oreille, de fantasmer à haute voix une nation entière qui serait faite d’êtres humains divisés en deux groupes exclusifs, grossièrement définis : nous et les autres !

Dans les trois cas, je ne vois que projection de soi dans un monde virtuel, fabulé, qui réduit la réalité à un périmètre compréhensible sans effort, dans lequel le sujet inquiet se projette par facilité, en recherce de sécurité. Souvenez-vous, Hunyadi évoquait un cockpit d’avion, à ce propos. Face à l’insécurité comme nous l’avons définie, l’aliénation est l’option libidinale du moindre effort : je me projette dans une autre situation puisque la mienne me semble trop difficile.

On pourrait dire : “Choisis ton camp, camarade. A chaque baisse de la confiance, feras-tu face à l’expérience directe de ta propre réalité complexe ou te projetteras-tu dans un monde virtuel, simple, binaire, partagé entre les bisounours et les terroristes du Hamas ?

Petite parenthèse. Avant d’aller plus loin, il nous faut encore parler d’un truc bizarre qu’on appelle communément… la réalité. Selon Jacques Lacan : “Le réel, c’est quand on se cogne.” Soit, la formule est belle. Mais que penser de cette assertion à l’ère des neurosciences, alors que l’hypnose permet de réaliser des opérations chirurgicales avec des scalpels bien réels, bien coupants, sans douleur et sans narcose complète ?

Plus proche de notre propos, Marie-Louise von Franz, une élève de Jung, affirme en 1972 : “Il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience.” Voilà la clef : nous ne vivons la réalité qu’au travers de sa représentation dans notre conscience. Si les phénomènes au travers desquels nous percevons cette réalité mettent en danger notre sentiment de sécurité, nous avons alors beau jeu de truquer la représentation que nous en avons, en fait : de nous aliéner dans une représentation moins risquée de ce qui nous arrive.

Plus tard, en 1985, Endel Tulving d’ailleurs aurait pu réécrire la phrase de von Frantz comme ceci : “Il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de nos trois consciences.

Nous en avons déjà parlé ailleurs : mort en 2023, Tulving était un psychologue estonien établi au Canada qui a développé un modèle original où trois formes de conscience correspondent chacune à un type de mémoire :

      1. la conscience a-noétique concerne nos fonctionnements les plus automatiques (faire du vélo, nager, jouer d’un instrument ou réagir sous l’influence d’un trauma…).
      2. La conscience noétique permet d’évoquer des choses qui ne sont pas présentes, pas perceptibles dans l’immédiat, c’est là qu’on retrouve les représentations du monde.
      3. Enfin, la conscience auto-noétique est centrée sur la représentation de soi : c’est ce que je me raconte à propos de moi-même.

Cette taxonomie des consciences est basée sur la racine grecque “noûs” qui signifie “connaissance, intelligence, esprit” ; elle est directement héritée des travaux de Edmund Husserl, le père de la phénoménologie, une discipline de la philosophie contemporaine qui exclut l’abstraction, pour se concentrer sur les seuls phénomènes perçus. Je le cite : “Toute conscience est conscience de quelque chose.

Que ces théories soient exactes ou non importe peu ici. Si elles ne font pas obligatoirement autorité auprès de tous les chercheurs en neurosciences, ce n’est pas déterminant pour nous : adoptons-les simplement comme des occasions généreuses d’alimenter nos exercices de pensée. Pour mémoire, les “exercices de pensée” ou “expériences de pensée” (“thought experiments” en anglais) sont des outils puissants utilisés, entre autres, en philosophie morale, pour tester des concepts, pour aller jusqu’au bout d’un raisonnement : on imagine un scénario hypothétique et on lui applique le concept que l’on veut éprouver. Vous avez peut-être entendu parler de l’exercice du Chat de Schrödinger qui permet d’explorer les paradoxes de la physique quantique, l’exercice du Dilemme du tramway en philosophie morale ou encore l’exercice de la Chambre de Mary en psychologie cognitive : “Mary est une scientifique qui connaît tout ce qu’il y a à savoir sur la vision des couleurs, mais elle a toujours vécu dans une pièce en noir et blanc et n’a jamais vu de couleurs elle-même. Si Mary venait à sortir de sa pièce et voyait la couleur rouge pour la première fois, apprendrait-elle quelque chose de nouveau ?

Ceci boucle la boucle avec le problème de la réalité : pour nous, n’est objet du réel que ce dont nous avons conscience, au travers de sa représentation. Partant, quand on parle d’aliénation, la réalité que nous allons déformer par nos fabulations est aussi précisément celle qui est à notre portée, celle qui vit au creux de nos consciences.

Pour y voir plus clair, passons donc en revue les trois consciences selon Tulving et trouvons chaque fois des exemples de deux réactions possibles devant l’insécurité : soit l’aliénation qui traduit la fuite, soit l’attention qui implique la confrontation. Pour ne pas vous jouer la carte du suspense, je précise déjà que ces deux réactions pourraient être au nombre de trois, nous l’allons voir. Donc, face à une situation nouvelle (donc insécurisante), deux options ambivalentes :

    1. OPTION 1 – L’aliénation > le sujet s’évade vers des Paradis Perdus ou
    2. OPTION 2 – L’attention > le sujet regarde ses mains et agit à propos.
Conscience auto-noétique

Allons-y. En vedette américaine, j’ai le plaisir de vous présenter la conscience auto-noétique ! Elle va être notre plat de résistance. Tulving la définit comme suit, en 1985 : “La conscience autonoétique (connaissance de soi) est le nom donné au type de conscience qui permet à un individu de prendre conscience de son existence et de son identité dans un temps subjectif qui s’étend du passé personnel au futur personnel, en passant par le présent.” Traduit par l’anthropologue Paul Jorion en 2023, cela donne : “La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.” En clair, c’est l’aquarium personnel où nagent les histoires que je me raconte à propos de moi-même : c’est mon moi héroïque et narratif. “Héroïque” parce qu’il faut reconnaître que chacun se vit souvent comme un personnage libéré des contingences du quotidien (du calibre de Héraclès, Athéna, Superman, Achab, Galadriel, Harley Quinn ou… Gollum), plutôt que comme une personne qui doit faire la vaisselle tous les jours ou soigner ses cors au pied. “Narratif” parce que, précisément, le vocabulaire que nous utilisons pour nous décrire nous-mêmes, seuls devant le miroir, est celui de la fiction et des rêves. De même, la logique de notre auto-fiction est, comme celle des contes, des romans et des séries, peu rationnelle et elle ne tient pas compte de tous les aspects de la réalité pour faire avancer le scénario.

Qu’est-ce alors que raison garder devant cet aquarium d’histoires de tout type, traitées par notre conscience auto-noétique : des histoires exaltées, des faits divers interprétés comme moches, des légendes auto-dénigrantes, accusatrices ou follement admiratives ?

En 1947, Paul Diel propose un baromètre pour évaluer ces auto-fictions. Il explique que tout va bien tant que l’image que j’ai de moi (= ce que je me raconte à mon propos) correspond à mon activité effective (= ce que je fais vraiment).

Si c’est le cas, je suis satisfait de ma vie et… vogue la galère : pas besoin de se poser des questions. Par exemple : pourquoi Simenon aurait-il douté de sa capacité à écrire des romans policiers intimistes ? Les problèmes auraient commencé s’il avait voulu se lancer dans le Tour de France avec ses petits mollets…

Si ce n’est pas le cas, alors je le sais car l’écart entre ce que je pense de moi et ce que je fais effectivement est à la mesure de l’angoisse qu’il va provoquer chez moi. Je sais que je triche et cela m’angoisse. Selon Diel :

      • je triche par vanité, parce que je suis loyal envers une image de moi un peu trop sublime (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, ce serait trop vilain“).
      • Je triche par culpabilité, parce que je suis timide, que je me sens nul et que j’évite tout ce qui pourrait me montrer que c’est vrai (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, je suis tellement timide que je rougis tout de suite“).
      • Je triche par sentimentalité, parce que je veux qu’on m’estime, qu’on m’aime (du genre : “moi, vous savez, je suis incapable de mentir car je sais combien c’est important pour vous”).
      • Enfin, je triche par accusation, parce que j’en veux aux autres de ne pas m’estimer à ma juste valeur (du genre : “moi, vous savez, je ne suis pas capable de mentir, c’est pas comme mon mari. N’est-ce pas, chéri ?”).

Diel était un spécialiste des mythes et de leur interprétation et il parle dans ce cas des quatre catégories de la fausse motivation (vanité, culpabilité, sentimentalité et accusation) ; en clair, il parle des quatre manières de ne pas bien motiver nos actions parce que l’on porte un regard biaisé, aliéné sur les phénomènes. Il considère que cet écart, qu’il baptise la vanité (dans le sens de ce qui est vain, vide ; ce que j’ai appelé l’aliénation), est la faute originelle dans les mythes. Cette vanité serait la clef de lecture de tous les comportements déviants ou, en d’autres termes, de nos actions mal motivées, des actes que nous posons pour de mauvaises raisons.

Diel va plus loin et avance que cette notion d’aliénation permet également la lecture des mythes qui racontent l’origine de l’humain et de sa curieuse destinée : c’est à cause de sa vanité morale qu’Adam se voit condamné gagner son pain à la sueur de son front, lui qui voulait savoir le bien et le mal sans en faire d’abord l’expérience ; c’est à cause de sa vanité sexuelle qu’Héraklès souffrira des brûlures infligées par une peau empoisonnée que Déjanire, son épouse, lui a jeté sur le dos, au point qu’il devra plonger dans un bûcher allumé par son fils pour être purifié ; c’est à cause de sa vanité technique que Prométhée ose voler l’outil suprême, le feu, pour le donner aux hommes, et qu’il ne pourra également qu’être puni par Zeus…

Ainsi, à la lecture de Diel, on comprend assez bien l’option numéro 1 (pour mémoire : l’option Je m’évade vers des Paradis Perdus) : pour fuir devant une situation désagréable, insécurisante, je vais m’identifier (dans ma délibération, dans ma tête) à une version de moi plus sublime, je vais adopter une posture où je me sentirai plus en sécurité, je vais m’aliéner en adoptant l’attitude d’un personnage qui n’est pas le moi qui agit. Mais je vais ainsi créer un écart angoissant entre ma posture et mon action effective. A tout ceux pour qui ceci n’est pas encore clair, je recommande de revoir le film Psychose de Hitchcock et puis on en reparle.

Couche en plus. Vu que je triche et que je le sais, je ne vais pas manquer de me justifier en insistant sur le fait que je reste “loyal envers moi-même” : pas de chance, si je suis loyal dans ce cas c’est envers le mauvais cheval. Qui de nous n’a connu un proche qui se disait “loyal envers lui-même“, martelant “mais, c’est parce que je suis comme ça“, afin de justifier une posture empruntée, qui ne correspondait pas à ses actes. Et malheur à celui qui vexerait le quidam en question : en mettant en doute sa sublimité, il s’exposerait à toute la violence possible. En fait, la violence individuelle ne prend-elle pas toujours racine dans une vexation et la vexation ne trahit-elle pas toujours une posture plus ou moins sublime de celui – ou celle – que l’on offusque ?

Reprenons notre fil. Option 1 : je me sens insécurisé dans une situation nouvelle alors, dans ma vision de moi-même, je fuis et je m’assimile à une version de moi plus sublime, donc plus intouchable, en vertu d’une légalité imaginaire qui laisserait tranquilles les gens comme mon moi sublime. On parlera clairement d’aliénation dans ce cas : j’agis en me conformant à un modèle… qui est irréel.

Je me dois d’évoquer ici une variante moins toxique de cette option de fuite : dans une situation où je me sens insécurisé, je vais faire un pas de côté et imaginer ce que ferait un héros… à ma place. Il n’y aura pas d’action de ma part si ce n’est que je vais peut-être m’apaiser au travers de l’exercice de pensée “Comment mon héros aurait-il réagi dans cette situation ?

En matière de ‘héros’, c’est Daniel Boorstin qui remet les pendules à l’heure, aussitôt qu’en 1962 ! Dans son livre intitulé L’image : un guide des pseudo-événements en Amérique, il explique la différence entre les héros et les célébrités. Il y a cette formule magnifique : “les célébrités sont célèbres parce qu’elles sont connues.” Autre chose est de parler d’héroisme : pour Boorstin, un héros pose des actes libres et courageux, par une espèce de surcroît d’humanité, et peut nous servir d’exemple. On pense à Charlier-Jambe-de-bois, à Saint-Exupéry, à Rosa Parks, à Edward Snowden, etc.

…ou à mon collègue de travail. Loin de moi de vouloir flatter un collègue, mais il est des héroismes discrets qui méritent le souvenir. “Je me souviens” dirait Perec : nous devions voter collectivement sur une proposition fort discutée, j’avais des doutes réels sur l’attitude à adopter et, fraîchement débarqué dans l’équipe, j’étais tétanisé. J’ai voté “pour” alors que je pensais “relativement contre.” J’ai suivi le troupeau, je n’étais pas sûr de moi mais la quantité de bras levés a eu raison de mes doutes. Je n’en suis pas fier. C’est alors qu’à l’annonce “Les votes contre ?” du responsable, un seul bras s’est levé, le sien. Il y a eu de la beauté dans cet instant et j’ai appris de ce discret courage, de cette main levée seule contre tous, de ce moment que j’ai toujours vécu comme un acte de pensée libre.

Face à l’adversité, on peut donc fuir et se conformer à un modèle imaginaire et sublime. Option 1, c’est l’aliénation qui ne fait pas du bien. On peut aussi faire un tour de passe-passe avec un modèle exemplaire pour apprendre de ce qu’il ou elle aurait fait à notre place. Dira-t-on que c’est une aliénation qui fait du bien à retardement ?

Identifier et puis réduire l’aliénation : voilà donc un premier chantier balisé depuis de longues années tant par les spiritualités de l’intime que par les psychologues et psychanalystes de tous poils et, bien entendu, par les apôtres du développement personnel. Tous proposent des recettes plus ou moins onéreuses (posez la question à Woody Allen…), des trucs ou des méthodes exigeantes pour réduire cet écart toxique qui, ramené à notre travail intime, nous verrait intervenir… dans le vide, à côté de notre “moi”. Car il n’est pas question ici d’appel à l’humilité ou à la discrétion : lutter contre cette aliénation qui nous fait boîter l’âme, c’est faire preuve, à chaque petite victoire, de plus d’attention, de plus de présence effective à notre activité effective. Souvenez-vous : Montaigne parlait de “vivre à propos.”

Alors, amie lectrice, lecteur, retrouve ton coeur réel, ajuste ton regard et corrige l’angle d’attaque de ta délibération !

La conscience a-noétique

La conscience auto-noétique était le gros morceau, passons plus rapidement sur les deux autres manières de vivre l’expérience d’être soi. Le deuxième chantier voudrait nous voir explorer l’aliénation et son option opposée, l’attention, dans le giron de la conscience a-noétique. Ce deuxième moi, ce moi atavique et sauvage qui, s’il n’est pas le plus primitif, reste peut-être le plus difficile à concevoir, car il ne se paie pas mots ! D’où le terme de ‘sauvage.’

De quoi parle-t-on ici ? Je cite Tulving : “la mémoire procédurale est dite anoétique car elle s’exprime directement dans les comportements et l’action, sans conscience.” Pour mémoire, citons aussi notre anthropologue national, Paul Jorion : “La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments de justesse ou d’injustice, de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.”

Pour ramener notre propos dans le giron de la philosophie, on peut également citer Alan Watts, un grand apôtre britannique de la pensée zen dans les années 60-70 du siècle dernier. Je le cite : “Le Zen ne confond pas la spiritualité avec le fait de penser à Dieu pendant qu’on épluche des pommes de terre. La spiritualité zen consiste seulement à éplucher les pommes de terre.” Quel magnifique rappel à l’ordre : arrête ton bla-bla et regarde tes mains !

Regarde tes mains” ! Nous avons tous déjà dit cela à un ado (ou un partenaire) qui pose négligemment un objet sur le bord de la table, avec le regard déjà ailleurs. Au bord du vide, l’objet en question est en position instable, c’est un flacon en verre et il devient la seule raison pour que le chat se réveille, quitte son coussin et donne le petit coup de patte qui manquait pour que le flacon tombe sur le carrelage de la cuisine et provoque catastrophes, réprimandes et nettoyages énervés. “Comme tu es distrait“, “Comme tu es distraite“, entendra-t-on tonner dans la maison, “c’est insupportable, fais attention ! Regarde donc tes mains quand tu fais quelque chose !” Et le paternel de donner un coup de pied fâché dans le coussin du chat, avant de se rasseoir en ruminant contre la distraction coupable.

Mais est-ce toujours la distraction qui est coupable de cette aliénation envers la matière ? Ce défaut d’attention (puisque nous avons opposé les deux termes) ne peut-il procéder d’autre chose ?

Les neurosciences, encore elles, n’expliquent pas encore tout mais, aujourd’hui, elles concluent que le cerveau est avant tout une machine à anticiper et, comme nous l’avons vu, idéalement dans un contexte de confiance, ce qui est loin d’être toujours le cas. Pour faire court, lorsqu’il s’active suite à la perception d’un phénomène, quel qu’il soit, le cerveau conçoit notre fonctionnement à venir (la fuite, la sidération ou l’attaque) selon les attentes de comportement qu’il a envers l’environnement où le phénomène a été perçu. Or, ces attentes ne sont pas toujours fondées sur la confiance. Que l’on pense aux traumatismes, par exemple : allez savoir pourquoi Indiana Jones a tellement peur des serpents, pourquoi les limaces effraient tant ma dernière ado et pourquoi, quand je reçois un recommandé, je fais de la tachycardie. D’où le terme ‘atavique’ : il y a là un héritage qui persiste à nous brouiller l’écoute.

C’est un des phénomènes identifiés par les neurosciences : face aux phénomènes que nous percevons, notre cerveau peut se lancer sur deux pistes différentes, activant une zone active ou une autre, les deux étant distinctes.

Souvenez-vous du conseil de sagesse : “Changez le changeable, acceptez l’inchangeable.Viktor Frankl lui ajoute d’ailleurs l’option : “pour réduire la souffrance, changez votre attitude à l’égard du problème.” Il revenait alors des camps de concentration ! Et bien, au niveau cognitif, notre cerveau peut faire tout cela, tant qu’il garde raison… Il peut être proactif et raisonner en termes de résolution de problèmes, en utilisant la logique, en identifiant des modèles et en pensant de manière plus réfléchie. Il peut, par contre, s’avérer hyper-réactif, plus impulsif, et croire qu’il lui faut répondre rapidement aux stimuli environnementaux. Il le fait ainsi parce que, souvent, il part du sentiment d’insécurité dont nous avons parlé et qu’il active l’amygdale qui nous invite à réagir avant de penser.

C’est très pratique quand on est attaqué par un lion mais, au quotidien, c’est également inconfortable et peut générer une angoisse ou un inconfort continu. C’est, par ce fait, également une Invitation au voyage, un appel à l’aliénation dont nous parlons, car la conscience a-noétique peut également s’enfuir, s’aliéner dans un ensemble de perceptions hypnotisantes : l’ado ou le joggeur qui garde les écouteurs sur les oreilles diminue son lien avec l’environnement qu’il traverse ; le gamin ou la fille en bonnet qui arrête sa voiture ‘tunée’ au feu rouge et qui fait vibrer le tarmac en poussant les basses de sa sono n’est pas dérangé par le chant des oiseaux. Ce sont ici des caricatures (bien réelles, par contre) mais elles traduisent une posture cognitive bien précise : pour rester dans un environnement connu (entendez : sécurisé), je le transporte avec moi, là où je vais, transformant les autres environnements en toile de fond, en décor en deux dimensions.

Pour vous représenter la chose, asseyez-vous dans une pièce fermée et pensez à la différence entre le poster grandeur nature du lion de tout à l’heure, là, sur le mur (en deux dimensions, donc) et un lion réel, devant vous, en trois dimensions, avec l’odeur. L’expérience cognitive est différente, non ? Pour le lion aussi, d’ailleurs.

Être distrait reviendrait-il à ne pas participer physiquement de son environnement, à le traiter comme une image en deux dimensions, plus inoffensive que le monde réel, lui en trois dimensions, avec tambours et trompettes ? Après une expérience violente, quelle qu’elle soit, l’individu traumatisé aurait-il tendance à marquer son rejet du réel enduré, en ne jouant pas le jeu avec la matière qui l’entoure ou qu’il faut ingérer, dans certains cas ?

Je ne peux pas prétendre au statut de victime traumatisée, je n’ai pas été victime d’une violence que j’aurais ressentie comme plus grande que moi, qui m’aurait submergée, mais, après une journée difficile au boulot, un pneu crevé sur l’autoroute ou un Avertissement-Extrait de rôle trop gourmand, je sais que j’ai le même réflexe de fuite. Merci aux Suites pour violoncelle de Bach de me permettre, dans mon salon, de réduire le monde à un décor éloigné en deux dimensions, bien distinct des sensations sonores qui m’aliènent, certes, mais dans une réalité virtuelle faite d’harmonie, où règne une légalité rassurante.

Ce que Kant préconisait comme base d’un comportement moral authentique semble bien être l’enjeu dans ce cas également. Selon lui, il importe de reconnaître l’Autre comme une fin en soi (“an Sich“), ‘dans ses trois dimensions’ dirions-nous, et non comme un moyen d’atteindre une autre finalité. Je pense que chacun d’entre vous peut parfaitement entendre ce discours. Emmanuel Levinas insistait dans ce contexte sur le visage de l’autre, qui, une fois son existence reconnue, permet un comportement moral envers lui.

Dame Raison, voilà donc la mission qui t’incombe dans le périmètre a-noétique : identifie les postures de fuite qui réduisent l’environnement ressenti à une image (cognitive) en deux dimensions et, pour que survive paisiblement ton sujet, amène-le à plus d’attention envers les choses qui constituent son périmètre de Vie.

Ce qui était vendu dans les années septante (du siècle dernier) comme la quintessence de l’Esprit du Zen est, aujourd’hui toujours, au centre de notre quête de satisfaction : regarde tes mains, quand tu pèles les pommes de terre !

Pour illustrer ceci, quoi de mieux qu’un poème, en l’espèce un poème de Mary Oliver que je vous traduis ici :

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

Alors, lecteur, fais silence, enlace ce que tu prends en mains, renifle-le, soupèse-le, mire ses trois dimensions et palpe toutes ses aspérités avant de passer à l’acte !

On le voit, des trois manières de se sentir en vie, l’expérience a-noétique est peut-être la plus directe, voire la plus pure : rien d’étonnant à ce qu’elle fasse office de Graal dans l’Esprit du Zen. Ceci, probablement parce qu’elle n’est pas systématiquement dévoyée par la logique des mots : par nos fictions ou par la logique des discours explicatifs…

La conscience noétique

Il nous reste enfin à rapidement régler nos comptes avec ces derniers, qui sont la monnaie courante de notre troisième et dernière conscience, la noétique, celle qui s’occupe de nos représentations du monde sans nous impliquer dedans !

Autant la conscience a-noétique parle le langage des sensations et des réflexes, dans l’aquarium de notre conscience noétique, ne nagent que mots, concepts et rapports logiques.

La conscience noétique, c’est la vielle gloire, la Gloria Swanson des consciences sauf que… historiquement, on l’a appelée Raison alors qu’elle n’était qu’amas d’explications. Or, pour la Raison éveillée, expliquer n’est pas justifier. Si on prend les dossiers Strauss-Kahn, Depardieu ou Weinstein : une libido soi-disant démesurée, le stress des responsabilités et une absence systématique au ‘cours de philosophie et de citoyenneté’ peuvent constituer pour les susdits et leurs avocats des explications aux actes d’agression sexuelle et aux harcèlements qui ont été commis mais, en aucun cas, ils ne peuvent en constituer une justification.

Et c’est bien le problème que nous avons avec notre conscience noétique. Pour faire court : elle est toujours prête à nous expliquer le pourquoi de certaines de nos actions mais, quand il s’agit d’évaluer si ces dernières sont justifiées ou satisfaisantes, Madame-je-sais-tout n’a que des dogmes, des modèles et des savoirs pré-établis à nous proposer. C’est en ceci qu’on peut la dire ‘dogmatique‘ et, fondée sur la logique comme elle est, on n’hésitera pas à la dire ‘technique‘ également.

Ainsi, mon moi dogmatique et technique a une longue histoire, qu’à force nous trouvons naturelle, à tort selon moi. Dans la droite ligne de la théorie des Idées de Platon, toute une tradition philosophique s’est construite en Occident, fondée sur la recherche de la Vérité (ou des cinquante nuances de vérité, plus récemment). Vérité il devait y avoir, qu’elle soit transcendantale ou matérielle, car la connaissance devait être basée sur la certitude, fondement impératif pour pouvoir déduire par spéculation les règles de la morale. Dans cette vision du monde, la morale était donc une question de conformité !

Et c’est là qu’est l’os… Il n’est de vérité (et donc de conformité rassurante) que dans les limites convenues d’un domaine technique : nous sommes en classe de physique et on nous apprend que ceci entraîne cela. OK. Dans un domaine qui touche au vital, l’absence de vérité disponible pour fonder une décision oblige chacun au jugement : cela implique une intervention personnelle du sujet.

Si l’on revient à notre besoin de ressentir une légalité autour de nous, dans ce qui nous arrive, la conscience noétique nous proposera des explications techniquement exactes dans un discours donné : ma religion, mon histoire familiale, la physique quantique, le comportement du voisin ou le côté prédateur qui dort en tout individu mâle.

C’est précisément ce qui agace notre grand-breton Stephen Fry chez les humains d’aujourd’hui : cette manie de vouloir être, avant toute chose, juste et de se justifier par des explications qui prouvent qu’on est conforme à un dogme, quel qu’il soit, à la logique ou à la tradition. Fry préfère manifestement viser l’efficacité et assume le vertige de, chaque fois, devoir juger de quel comportement on fera le meilleur usage. Montaigne appelait cela : vivre à propos !

Et voilà l’aliénation débusquée : par sentiment d’insécurité devant l’obligation de choisir et la possibilité de se tromper, on fuit vers une représentation du monde sécurisée puisque constituée d’explications, de causes et de leurs conséquences logiques, de règles auxquelles il suffira de se conformer.

Ici aussi, l’attention exigera un travail de déconstruction des biais cognitifs pour expérimenter une réalité moins construite, limitée à un périmètre utile à la prise de décision. Il s’agira de se méfier des explications qui font plaisir, de tester un regard plus vierge  d’histoire devant les phénomènes perçus et de renvoyer tous les savoirs du monde à ce qu’ils sont : l’occasion d’un exercice de pensée.

Alors, lecteur, lectrice, étudie et lis tout ce que tu veux sur tous les savoirs du monde mais n’oublie pas qu’ils occultent un peu la fulgurance des parfums.

Troisième série, la Raison en action

Nous arrivons au bout de la promenade. Nous avons épluché une série de termes (confiance, puissance, légalité, aliénation, attention et conscience.s) que nous avons mis en relation. Pour ne pas vous assommer avec plus de spéculations, je vous propose de travailler les trois derniers termes (raison, âme et valorisation) au travers d’un exercice de pensée bien concret.

Nous sommes à Cockerill, dans les ateliers de maintenance (je peux vous les dessiner : j’ai travaillé à CMI, aujourd’hui John Cockerill). Tous les bancs de travail sont occupés par des cols-bleus qui usinent, ébarbent, polissent, ajustent, montent, démontent, alignent ou rejettent des pièces métalliques ou des assemblages qui rentrent par un côté et en ressortent par l’autre. La vie, quoi, le corps réel de l’atelier.

Tout au fond, au sommet d’un escalier métallique (à Cockerill, what else ?), une porte vitrée qui ouvre sur le bureau des ingénieurs. Leur local est vaste et surplombe l’atelier. C’est un grand plateau de bureaux paysagers. Du côté des fenêtres du fond, trois grandes tables, une par équipe d’ingénieurs : il y a l’équipe des ingénieurs d’auto-noétique, celle des ingénieurs de noétique et, sur la droite, la table des ingénieurs noétique, les “ingénieux ingénieurs” comme disent les autres. Chacune des tables est présidée par un chef d’équipe. A proximité de l’entrée, il y a le bureau de l’ingénieur-chef, le seul à avoir un téléphone… qui sonne souvent.

Chaque fois que le téléphone apporte une nouvelle demande, un incident ou ressort un problème qui doit être résolu, l’ingénieur-chef qui, vous l’avez compris, joue pour nous le rôle de la Raison, l’ingénieur-chef convoque les représentants des trois tables à une réunion technique, dans son bureau. Selon le sujet, il demande à un des trois délégués de présenter le cas, son interprétation, la solution qu’il préconise et de la commenter, ceci, avant de donner la parole aux deux autres délégués qui réagissent à la proposition.

Notre ingénieur-chef, la Raison, n’est pas nécessairement logique ou scientifique : il doit composer avec des paramètres qui ne sont pas toujours techniques ! Qui plus est, lui (tout comme ses ingénieurs, d’ailleurs) doit respecter les seuls objectifs qui lui sont imposés : assurer la continuité de l’atelier.

Tout serait parfait s’il n’y avait un problème : les trois tables d’ingénieurs reflètent pour nous trois manières de percevoir les phénomènes et, si chaque équipe vise sincèrement la survie de l’atelier, elle le fait selon sa propre interprétation ! Et nous avons vu combien celle-ci peut être faussée par des aliénations diverses et variées.

Vous l’avez compris, chacun des délégués va partir de son point de vue et poursuivre un objectif unique : assurer la pérennité du moi, je, ego, myself, dans des représentations propres à son équipe, à savoir…

      • comment je survis dans le monde où je pense vivre (pour l’équipe noétique), quitte à fabuler des explications fumeuses ou des visions du monde partisanes ;
      • comment je survis dans le monde que je ressens (pour l’équipe a-noétique), quitte à devenir hypersensible ou à pratiquer les sensations extrêmes pour me sentir bien en vie (il y aurait-il des motards parmi vous ?) ;
      • comment je survis vu la manière dont je me conçois (pour l’équipe autonoétique), quitte à me prendre pour Brad Pitt ou CatWoman.

Les trois approches de la « réalité » ne sont pas toujours compatibles et les discussions sont parfois houleuses, voire confuses. Les propositions sont quelquefois difficiles à départager et, pire encore, il arrive qu’au moment de la réunion, un des cols blancs soit déjà descendu à l’atelier pour discuter en direct avec les ouvriers. Il s’agit constamment de comprendre, de comparer, de donner sa juste valeur à chacune des positions puis, dans la limite des infos disponibles, de décider de la marche à suivre. Ca s’appelle délibérer.

Voilà probablement pourquoi il est plus impératif de venir entraîner notre Raison sur wallonica.org, plutôt que d’aller transpirer chez MultiGym (même si l’un n’empêche pas l’autre) : chaque fin de journée, notre ingénieur-chef doit avoir concilié des points de vue divergents (ce qui ne veut pas dire mal intentionnés), faire rapport des décisions prises et soumettre les indicateurs de pertinence (satisfaisant ou pas satisfaisant ?).

Mais à qui rapporte donc notre Raison ? Dans notre scénario, elle a une position de cadre mais elle ne siège pas au Comité de direction ? Elle coordonne et donne sa juste valeur vitale aux propositions qui lui sont faites par chacune des trois équipes : elle les valorise. C’est une fonction d’encadrement. Mais qui est son interlocuteur hiérarchique ? Qui est garant de la stratégie qui réunirait nos trois modes de conscience ?

Spinoza disait “…car nous avons une idée vraie.” Il parlait de cette petite fenêtre au creux de nous, qui est ouverte sur la légalité de la Vie, par laquelle nous voyons ce qui est juste ou injuste en nous, avant tout commentaire, malgré toutes nos aliénations (celles-ci faisaient d’ailleurs l’objet de son petit ouvrage posthume, en 1677, Le traité de la réforme de l’entendement). Peut-être serait-ce le moment de restaurer la notion d’âme, que l’on définirait, à la suite de Spinoza, comme le siège de l’idée vraie en nous. L’idée vraie, l’âme dans ce cas, ne serait rien de plus que ce nombril permanent qui nous relie avec le seul sens de la Vie, à savoir : continuer à vivre. Pour l’âme définie ainsi, tout le reste est littérature…

Voilà, c’est fini. Comment résumer ce que vous venez d’endurer ? Simplement : “raison garder” c’est considérer les propositions faites par chacune des trois consciences comme des exercices de pensée. Notre Raison garde comme seule mission d’identifier et de réduire nos aliénations, nos artifices, pour nous amener à une plus grande attention envers la Vie qui se présente à nous. C’est seulement à cette condition que nous pouvons juger de la conduite à adopter au jour le jour et… vivre à propos, comme disait l’autre.

Il vous manque encore notre exercice de pensée du jour. Je propose que chacun d’entre vous se transporte dans l’atelier de maintenance de notre exemple et teste la question : que se passerait-il dans mon atelier si ma Raison était restée chez elle pour cause de grippe ? On en parle ?

Patrick Thonart


[INFOS QUALITE] statut : mis à jour | mode d’édition : rédaction, édition et iconographie | sources : contribution privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Unwin & Allen.


Plus de parole libre en Wallonie ?

Kombucha : description, origine et recette

Temps de lecture : 9 minutes >

[DOCTONAT.COM] C’est une boisson fermentée des feuilles de la plante Camellia sinensis, le théier. Il s’agit donc d’un thé (vert, noir, blanc, Oolong…) qui est fermenté, auquel est ajouté des sucres, des levures acétiques et des bactéries et que l’on fait fermenter pendant une semaine. Ainsi, il est appelé “champignon du thé” ou “mère”. Il produit de l’alcool qui aide les bactéries à produire des principes actifs. Les feuilles sont retirées de la préparation. Il est possible aussi d’en produire à partir de la plante rooibos.‌ Il semble avoir des propriétés antioxydantes équivalentes, cependant il a été très peu étudié.

Le processus de fermentation produit une variété de composés antioxydants qui permettraient une détoxification, grâce à la saccharolactone, sa principale substance active. Elle est reconnue pour favoriser la longévité. Il contient plus d’antioxydants que les autres formes de thé, mais les études comparatives ne sont pas suffisamment nombreuses pour connaître ses effets par rapport aux catéchines et à la vitamine C.

Les organismes essentiels, qui composent la “mère” ou “champignon” du kombucha (jusqu’à 163 souches de levures ont été détectées), produisent des acides acétique, lactique et gluconique. Les bactéries acétiques ont, pendant des siècles, permis de produire des aliments et des boissons fermentées tels que le vinaigre, le kéfir (d’eau) et la bière lambic (de fermentation spontanée). Après fermentation, certains composants de cette boisson se dégradent : les catéchines (18 à 48%), les théaflavines et les théarubigines (5 à 11% après 18 jours de fermentation). Les polyphénols du thé vert et ceux, produits dans le processus de fabrication du thé noir, sont encore présents dans cette boisson. De l’alcool est produit lors de la fermentation, sa teneur en alcool est généralement inférieure à 1%.‌‌

Bien que le kombucha peut présenter de nombreux bienfaits pour la santé, une préparation inappropriée peut provoquer une toxicité et entraîner la mort. Des normes d’hygiène non respectées et une période de fermentation trop longue peuvent contribuer à sa toxicité. Cependant, il semble être sans danger pour la consommation humaine lorsqu’il est correctement traité et consommé avec modération.

Lorsqu’il n’est pas consommé directement après fermentation, il est pasteurisé ou des conservateurs sont ajoutés, afin d’éviter une croissance microbienne excessive.

Les bienfaits supposés du kombucha sur la santé humaine ont été établis à partir d’études in vitro, ainsi qu’à partir d’études réalisées sur des aliments fermentés, ainsi que sur le thé et leurs principes actifs. A ce jour, une seule étude sur l’être humain existe, et elle est en cours de réalisation.

Les avantages pour la santé, démontrés par les études in vitro et in vivo, sont nombreux :

      • activité antimicrobienne ;
      • amélioration des fonctions hépatiques et gastro-intestinales ;
      • stimulation immunitaire, détoxification ;
      • propriétés antioxydantes et antitumorales ;
      • stimulation immunitaire ;
      • inhibition du développement et de la progression de certains cancers, des maladies cardiovasculaires, du diabète et des maladies neurodégénératives ;
      • fonction normale du système nerveux central.

Des composants isolés du kombucha montrent aussi des bienfaits intéressants. Ainsi, les bactéries lactiques Pediococcus pentosaceus et Pediococcus acidilactici, présentent des propriétés probiotiques qui pourraient être utiles à l’industrie agro-alimentaire. Les levures Coriolus versicolor et Lentinus edodes pourraient avoir un bénéfice protecteur avec une action immunomodulatrice potentiellement bénéfique dans les allergies.

Le micro-écosystème de cette boisson a montré pouvoir survivre à des conditions de vie correspondant à celles de la planète Mars, pendant 18 mois ! Dans une étude, il a été utilisé pour produire du levain, servant à fabriquer le pain. La durée de conservation du pain a été prolongée de 5 à 10 jours, à température ambiante.


Comment le kombucha s’est-il créé ?

[REVOLUTIONFERMENTATION.COM] Pour faire du kombucha, il faut du thé, du sucre et une mère de kombucha. Et pour faire une mère de kombucha, il faut… du kombucha ! Alors, d’où vient le premier kombucha ? Le kombucha n’a pas été créé par l’être humain. Sa naissance est un phénomène naturel. Comme dans le cas de l’œuf ou la poule, on ne peut pas identifier l’apparition du premier kombucha. Toutefois, on est capable de deviner ce qui s’est passé!

En effet, le monde qui nous entoure est peuplé de microorganismes à l’affût de milieux à coloniser pour se développer. Le premier kombucha est né par hasard, dans une tasse de thé sucré oubliée sur le rebord d’une fenêtre. Des bactéries et des levures se seraient installées dans la tasse de thé sucré et se seraient multipliées. Elles auraient ainsi créé une pellicule gélatineuse, auraient mangé le sucre et acidifié le thé. À l’époque, la fermentation, c’était de la magie !

Devant cette transformation, les personnes de l’époque auraient goûté au thé fermenté, et l’auraient tellement apprécié qu’ils auraient ajouté un peu de thé sucré pour l’allonger. Ce thé se serait transformé à son tour en kombucha. La pellicule gélatineuse capable de faire du kombucha aurait ainsi été entretenue et baptisée mère de kombucha (ou encore champignon de kombucha). La mère se serait ensuite transmise à travers les époques, jusqu’à nous parvenir aujourd’hui.

Quand et où le kombucha est-il né ?

Pour que du kombucha puisse se créer spontanément, il faut du thé, du sucre et des microorganismes. Comme le kombucha est un phénomène naturel, on peut essayer de déduire son origine en recherchant quand et où les ingrédients du kombucha se sont rencontrés pour la première fois.

      • Microorganismes : ils sont aussi vieux que la vie elle-même. Les microorganismes sont présents partout sur terre depuis plusieurs milliards d’années.
      • Sucre : les premières traces de cultures sucrières remontent à 6000 ans en Asie du Sud-Est. Le sucre est arrivé 500 ans plus tard en Chine.
      • Thé : la consommation de thé a vraisemblablement débuté dans la région du sud-est de la Chine il y a près de 5000 ans.

En conclusion, il est donc très probable que le premier kombucha soit apparu spontanément, il y a près de 5000 ans dans le sud-est de la Chine. Cependant, nous n’avons aucun moyen de le savoir avec certitude.

Légendes du kombucha

Plusieurs légendes et mythes se partagent l’origine du kombucha. Si l’hypothèse présentée plus haut est la plus probable, voici trois légendes à propos de la naissance du kombucha.

L’élixir de longévité du kombucha en Chine
Qin-Shi-Huang

La première légende du kombucha remonte à 200 ans avant Jésus-Christ, en Chine. L’Empereur Quin Shui Huang était en quête d’immortalité. Il lança un décret ordonnant que ses sujets trouvent la clé de la vie éternelle. Un des élixirs testés aurait été le lingzhi ou thé de champignon. Sachant que la mère de kombucha est souvent appelée “champignon”, beaucoup d’amateurs de kombucha croient que cet élixir de longévité fait référence au kombucha.

Le kombucha pour soigner l’Empereur du Japon

Une autre légende date de l’an 415 de notre ère, où un docteur du Royaume de Sylla (Corée) aurait été invité à soigner l’Empereur japonais Ingyō. Ce docteur aurait utilisé un thé fermenté pour guérir l’empereur malade. Le nom du docteur était Komu-ha. On y aurait ajouté le suffixe cha (thé, en japonais), et l’histoire nous aurait donné kombu-cha, ou thé du docteur Komu.

La fourmi, le moine et l’Empereur

Une autre légende, originaire de Russie, cette fois-ci, raconte qu’un empereur malade fit appel à un moine doté de pouvoirs de guérison. Le moine promis de traiter la maladie de l’empereur avec une simple… fourmi ! Il déposa la fourmi dans le thé de l’empereur, et lui conseilla d’attendre que la méduse grandisse. Le thé sous la méduse (une mère de kombucha ?) pourrait alors le guérir.

Si aucune de ces trois légendes ne peut être prouvée, on voit un lien très fort entre le kombucha et la santé. La boisson de l’époque devait être consommée sous sa forme très vinaigrée et concentrée en probiotiques.

Le kombucha en Russie

C’est en Russie, que le kombucha est pour la première fois mentionné dans une étude scientifique en 1913, par la chercheuse A.A. Bachinskaya. Cette biologiste russe étudiait des cultures provenant de plusieurs parties de la Russie. Elle décrivait également dans son article les caractéristiques de la mère de kombucha. Le kombucha était alors consommé par une grande partie de la population comme tonique pour la santé. On l’appelait Чайный гриб, soit champignon de thé ou affectueusement грибок ou petit champignon. Les Russes consommaient plusieurs sortes de breuvages fermentés, qui étaient appelés kvass. Le kombucha était aussi appelé kvass de thé.

La même année, le professeur allemand G. Lindau a publié un article sur la consommation du kombucha en Russie. Cet article s’intéressait particulièrement aux bienfaits santé du kombucha. Dans son article, Lindau mentionne que le kombucha est aussi appelé champignon japonais. Comme quoi le kombucha pourrait certainement venir d’Asie !

Le kombucha a continué à être très populaire en Russie jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Avec le sucre et le thé fortement rationnés, la consommation de kombucha a diminué considérablement.

Le kombucha sacré des Italiens

© DP

Dans les années 50, les Italiens ont vécu une histoire d’amour intense avec le kombucha ! Le kombucha s’est répandu dans la population, entouré de divers protocoles et de superstitions. C’était un peu comme une chaîne de lettres ! Pour bénéficier de ses bienfaits, il fallait séparer la mère de kombucha en 4 et en donner 3 parties à ses amis proches avec des instructions claires pour la nourrir. On ne pouvait pas vendre ou jeter sa mère de kombucha, ou alors elle perdrait toutes ses propriétés magiques. Le malheur s’abattait alors sur nous, mais aussi sur tous ceux à qui on avait donné une mère de kombucha ! Le kombucha s’est répandu comme une traînée de poudre dans toutes les sphères de la population. Les autorités ont tenté de mettre fin à la mode du kombucha quand des Italiens se sont mis à voler de l’eau bénite dans les églises. Ils l’ajoutaient à leurs kombuchas, pour en fortifier les bienfaits !

Les années 60 du kombucha

Quelques années plus tard, Rudolf Sklenar, un docteur allemand, découvre la boisson en Russie, et en ramène chez lui pour l’étudier. Il prescrit alors le kombucha pour soigner différents maux : rhumatismes, problèmes intestinaux, goutte… Il publie en 1964 le résultat de ses recherches. C’est à partir des années 60 que de nombreux livres paraissent sur le kombucha, et que les mères commencent à se partager à travers le monde. Le kombucha conquiert l’Europe et se fait adopter aux États-Unis, particulièrement dans les communautés alternatives et hippies.

Le kombucha est alors présenté comme une boisson miraculeuse, capable de prévenir le cancer et même de guérir le sida. Si beaucoup de ses bienfaits miraculeux se sont avérés sans fondements avec les années, plusieurs études ont témoigné des bienfaits santé du kombucha. Comme d’autres aliments fermentés, il contient de bonnes bactéries probiotiques et soutient le système digestif.

L’expansion commerciale du kombucha

C’est en 1995 que la première compagnie de kombucha commercial, GT kombucha, voit le jour aux États-Unis. Au début des années 2000, les compagnies commerciales de kombucha se multiplient partout à travers le monde. On en trouve aujourd’hui sur tous les continents.

Le kombucha a également évolué. La saveur du kombucha n’est plus juste nature et très acide. On boit encore du kombucha pour ses bénéfices santé (faible teneur en sucre, probiotiques, ingrédients naturels), mais aussi comme une alternative à l’alcool, au café et aux boissons gazeuses. Le kombucha est faible en sucre, en caféine et en alcool. Il s’est donc taillé une place de choix dans nos verres ! On trouve désormais du kombucha à toutes sortes de saveurs, du kombucha alcoolisé, du kombucha sans sucre, du kombucha local, et bien plus encore !

En 2019, la taille du marché mondial du kombucha s’élevait à 1,84 milliard USD. Quand on aime le kombucha, difficile de s’en passer ! Plusieurs se sont tournés vers la production du kombucha à la maison, pour en avoir toujours sous la main. Incroyable de penser qu’une colonie de microorganismes a traversé les âges pour parvenir à nos verres !


© Michel Laurent

La recette de LA PETITE SOURCE

lngredients

Par litre d’eau :

      • 1 mère de kombucha (avec culture liquide)
      • 5 sachets de thé vert ou noir
      • 100 g sucre
      • 1 litre d’eau filtrée
      • 100 ml de kombucha
Etapes
Préparation du thé sucré

Placer les sachets de thé dans la jarre. Verser 11 d’eau bouillante, laisser infuser 15 minutes, puis retirer les sachets de thé. Ajouter le sucre et remuer jusqu’à dissolution. Laissez le thé devenir tiède.

Ajout de la mère de kombucha

Ajouter la mère de kombucha avec sa culture liquide. Couvrir le récipient avec le tissu et fixer avec l’élastique. Mettre la jarre dans un endroit bien aéré, à l’abri de la lumière directe du soleil.

Fermentation du kombucha

Laisser fermenter pendant 2 à 3 semaines à température ambiante. Le kombucha est prêt quand son niveau de sucre et d’acidité sont à votre goût. N’utilisez jamais de cuillère en métal dans votre kombucha, mais toujours une cuillère en bois !

Aromatisation (éventuellement)

Retirer la mère de kombucha et 500ml (2 tasses) de kombucha nature. Mettre de côté pour démarrer votre prochaine recette. Ajouter du jus de fruits, de la tisane, du sirop, des fruits hachés ou tout ce que vous voulez pour aromatiser votre kombucha. Consultez des recettes de kombucha pour des saveurs inspirantes.

Embouteillage

Verser le kombucha dans des bouteilles résistantes à la pression. Conserver les bouteilles à température ambiante. Après 3 jours, ouvrir et refermer une bouteille pour tester sa pression. Prolonger la fermentation de quelques jours de plus pour un kombucha plus pétillant. Quand c’est assez pétillant (attention à la pression !), mettre au réfrigérateur.

Notes

Et voilà! Votre kombucha est maintenant prêt à être consommé. Il se conserve au réfrigérateur sans réelle limite de temps. Pour préparer votre prochaine boisson kombucha : lavez la mère sous l’eau courante tiède et recommencez tout le processus.

Vera & Raoul DE BOCK-VAN DE WIELE


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, partage, correction, édition et iconographie | sources : DOCTONAT.COM ; REVOLUTIONFERMENTATION.COM ; contribution privée | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © taomedecine.com ; © revolutionfermentation.com ; © Michel Laurent.


Plus de vie en Wallonie…

Téléphone, mail, notifications… : comment le cerveau réagit-il aux distractions numériques ?

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 17 avril 2024] Aujourd’hui, les écrans et les notifications dominent notre quotidien. Nous sommes tous familiers de ces distractions numériques qui nous tirent hors de nos pensées ou de notre activité. Entre le mail important d’un supérieur et l’appel de l’école qui oblige à partir du travail, remettant à plus tard la tâche en cours, les interruptions font partie intégrante de nos vies – et semblent destinées à s’imposer encore davantage avec la multiplication des objets connectés dans les futures « maisons intelligentes ». Cependant, elles ne sont pas sans conséquences sur notre capacité à mener à bien des tâches, sur notre confiance en nous, ou sur notre santé. Par exemple, les interruptions engendreraient une augmentation de 27 % du temps d’exécution de l’activité en cours.

En tant que chercheuse en psychologie cognitive, j’étudie les coûts cognitifs de ces interruptions numériques : augmentation du niveau de stress, augmentation du sentiment d’épuisement moral et physique, niveau de fatigue, pouvant contribuer à l’émergence de risques psychosociaux voire du burn-out. Dans mes travaux, je me suis appuyée sur des théories sur le fonctionnement du système cognitif humain qui permettent de mieux comprendre ces coûts cognitifs et leurs répercussions sur notre comportement. Ce type d’études souligne qu’il devient crucial de trouver un équilibre entre nos usages des technologies et notre capacité à nous concentrer, pour notre propre bien.

Pourquoi s’inquiéter des interruptions numériques ?

L’intégration d’objets connectés dans nos vies peut offrir un contrôle accru sur divers aspects de notre environnement, pour gérer nos emplois du temps, se rappeler les anniversaires ou gérer notre chauffage à distance par exemple. En 2021, les taux de pénétration des maisons connectées (c’est-à-dire, le nombre de foyers équipés d’au moins un dispositif domestique connecté, englobant également ceux qui possèdent uniquement une prise ou une ampoule connectée) étaient d’environ 13 % dans l’Union européenne et de 17 % en France (contre 10,7 % en 2018).

Si la facilité d’utilisation et l’utilité perçue des objets connectés ont un impact sur l’acceptabilité de ces objets pour une grande partie de la population, les interruptions numériques qui y sont souvent attachées entravent notre cognition, c’est-à-dire l’ensemble des processus liés à la perception, l’attention, la mémoire, la compréhension, etc.

L’impact des interruptions numériques peut s’observer aussi bien dans la sphère privée que dans la sphère professionnelle. En effet, une personne met en moyenne plus d’une minute pour reprendre son travail après avoir consulté sa boîte mail. Les études mettent ainsi en évidence que les employés passent régulièrement plus de 1 h 30 par jour à récupérer des interruptions liées aux e-mails. Cela entraîne une augmentation de la charge de travail perçue et du niveau de stress, ainsi qu’un sentiment de frustration, voire d’épuisement, associé à une sensation de perte de contrôle sur les événements.

On retrouve également des effets dans la sphère éducative. Ainsi, dans une étude de 2015 portant sur 349 étudiants, 60 % déclaraient que les sons émis par les téléphones portables (clics, bips, sons des boutons, etc.) les distrayaient. Ainsi, les interruptions numériques ont des conséquences bien plus profondes que ce que l’on pourrait penser.

Mieux comprendre d’où vient le coût cognitif des interruptions numériques

Pour comprendre pourquoi les interruptions numériques perturbent tant le flux de nos pensées, il faut jeter un coup d’œil à la façon dont notre cerveau fonctionne. Lorsque nous réalisons une tâche, le cerveau réalise en permanence des prédictions sur ce qui va se produire. Cela permet d’adapter notre comportement et de réaliser l’action appropriée : le cerveau met en place des boucles prédictives et d’anticipation.

Ainsi, notre cerveau fonctionne comme une machine à prédire. Dans cette théorie, un concept très important pour comprendre les processus d’attention et de concentration émerge : celui de la fluence de traitement. Il s’agit de la facilité ou la difficulté avec laquelle nous traitons une information. Cette évaluation se fait inconsciemment et résulte en une expérience subjective et non consciente du déroulement du traitement de l’information.

Le concept de fluence formalise quelque chose que l’on comprend bien intuitivement : notre système cognitif fait tout pour que nos activités se déroulent au mieux, de la manière la plus fluide (fluent, en anglais) possible. Il est important de noter que notre cognition est motivée par une croyance qu’il formule a priori sur la facilité ou la difficulté d’une tâche et en la possibilité de réaliser de bonnes prédictions. Cela va lui permettre de s’adapter au mieux à son environnement et au bon déroulement de la tâche en cours.

Notre attention est attirée par les informations simples et attendues

Plus l’information semble facile à traiter, ou plus elle est évaluée comme telle par notre cerveau, plus elle attire notre attention. Par exemple, un mot facile à lire attire davantage notre regard qu’un mot difficile. Cette réaction est automatique, presque instinctive. Dans une expérience, des chercheurs ont mis en évidence que l’attention des individus pouvait être capturée involontairement par la présence de vrais mots par opposition à des pseudomots, des mots inventés par les scientifiques tels que HENSION, notamment lorsqu’on leur demandait de ne pas lire les mots présentés à l’écran.

Ainsi, une de nos études a montré que la fluence – la facilité perçue d’une tâche – guide l’attention des participants vers ce que leur cerveau prédit. L’étude consistait à comprendre comment la prévisibilité des mots allait influencer l’attention des participants. Les participants devaient lire des phrases incomplètes puis identifier un mot cible entre un mot cohérent et un mot incohérent avec la phrase. Les résultats ont mis en évidence que les mots cohérents, prédictibles, attiraient plus l’attention des participants que les mots incohérents.

Il semblerait qu’un événement cohérent avec la situation en cours attire plus l’attention et, potentiellement, favorise la concentration. Notre étude est, à notre connaissance, l’une des premières à montrer que la fluence de traitement a un effet sur l’attention. D’autres études sont nécessaires pour confirmer nos conclusions. Ce travail a été initié, mais n’a pas pu aboutir dans le contexte de la pandémie de Covid.

Les événements imprévus provoquent une rupture de fluence

Comme nous l’avons vu, notre système cognitif réalise en permanence des prédictions sur les événements à venir. Si l’environnement n’est pas conforme à ce que notre cerveau avait prévu, nous devons d’une part adapter nos actions (souvent alors qu’on avait déjà tout mis en place pour agir conformément à notre prédiction), puis essayer de comprendre l’événement imprévu afin d’adapter notre modèle prédictif pour la prochaine fois.

Par exemple, imaginez que vous attrapiez votre tasse pour boire votre café. En la saisissant, vous vous attendez a priori à ce qu’elle soit rigide et peut-être un peu chaude. Votre cerveau fait donc une prédiction et ajuste vos actions en fonction (ouverture de la main, attraper la tasse plutôt vers le haut). Imaginez maintenant que lorsque vous la saisissiez, ce ne soit pas une tasse rigide, mais un gobelet en plastique plus fragile. Vous allez être surpris et tenter d’adapter vos mouvements pour ne pas que votre café vous glisse entre les mains. Le fait que le gobelet plie entre vos doigts a créé un écart entre ce que votre système cognitif avait prédit et votre expérience réelle : on dit qu’il y a une rupture de fluence.

Les interruptions numériques perturbent notre système prédictif

Les interruptions, qu’elles soient numériques ou non, ne sont pas prévues, par nature. Ainsi, un appel téléphonique impromptu provoque une rupture de fluence, c’est-à-dire qu’elle contredit ce que le cerveau avait envisagé et préparé.

L’interruption a des conséquences au niveau comportemental et cognitif : arrêt de l’activité principale, augmentation du niveau de stress, temps pour reprendre la tâche en cours, démobilisation de la concentration, etc.

La rupture de fluence déclenche automatiquement la mise en place de stratégies d’adaptation. Nous déployons notre attention et, en fonction de la situation rencontrée, modifions notre action, mettons à jour nos connaissances, révisons nos croyances et ajustons notre prédiction.

La rupture de fluence remobilise l’attention et déclenche un processus de recherche de la cause de la rupture. Lors d’une interruption numérique, le caractère imprévisible de cette alerte ne permet pas au cerveau d’anticiper ni de minimiser le sentiment de surprise consécutif à la rupture de fluence : la (re)mobilisation attentionnelle est alors perturbée. On ne sait en effet pas d’où va provenir l’interruption (le téléphone dans sa poche ou la boîte mail sur l’ordinateur) ni ce que sera le contenu de l’information (l’école des enfants, un démarchage téléphonique…).

Des stratégies vers une vie numérique plus saine

Trouver un équilibre entre les avantages de la technologie et notre capacité à maintenir notre concentration devient crucial. Il est possible de développer des stratégies afin de minimiser les interruptions numériques, d’utiliser les technologies de façon consciente, et de préserver notre capacité à rester engagés dans nos tâches.

Cela pourrait impliquer la création de zones de travail sans interruption (par exemple la réintroduction du bureau conventionnel individuel), la désactivation temporaire des notifications pendant une période de concentration intense (par exemple le mode silencieux du téléphone ou le mode focus de logiciels de traitement de texte), ou même l’adoption de technologies intelligentes qui favorisent activement la concentration en minimisent les distractions dans l’environnement.

En fin de compte, l’évolution vers un environnement de plus en plus intelligent, ou du moins connecté, nécessite une réflexion approfondie sur la manière dont nous interagissons avec la technologie et comment celle-ci affecte nos processus cognitifs et nos comportements. Le passage de la maison traditionnelle à la maison connectée relève des problématiques du projet HUT pour lequel j’ai travaillé dans le cadre de mon postdoctorat. De nombreux chercheurs (sciences de gestion, droit, architecture, sciences du mouvement, etc.) ont travaillé autour des questions de l’hyperconnexion des habitations, des usages et du bien-être, au sein d’un appartement-observatoire hyperconnecté. Cela nous a permis de déterminer ensemble les conditions idéales du logement du futur, mais aussi de déceler l’impact des technologies au sein d’un habitat connecté afin d’en prévenir les dérives.

Sibylle Turo, chercheuse


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © fr.vecteezy.com.


Plus de presse en Wallonie…

Mon sexe est-il mon genre ?

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 3 juin 2024] Les notions de sexe et de genre nourrissent régulièrement des débats : pour ou contre le mariage pour les personnes de même sexe, pour ou contre les thérapies de conversion, pour ou contre les transitions de genre pour les personnes mineures, etc. Ces clivages paraissent d’autant plus insolubles que tous les camps agitent l’étendard de la science ou de la nature comme des arguments inébranlables. Alors, qu’en est-il ? Que sont le sexe et le genre, et que disent-ils de nous ?

Deux sexes ?

Tout le monde l’a appris : il y a deux sexes. Les femmes d’une part et les hommes d’autre part. Ils répètent un ordre naturel, distinguant femelles et mâles. Mais derrière cette évidence apparente, se cache une réalité bien plus compliquée.

Les individus d’une même catégorie peuvent se montrer très hétéroclites. Prenons le cas de la testostérone, l’hormone considérée comme responsable des traits masculins. Chez les hommes (cisgenres – c’est-à-dire ceux dont le genre ressenti correspond au sexe assigné à la naissance), ses taux varient de 119 à 902 ng/dL. Les femmes (cisgenres) présentent des taux systématiquement inférieurs : 32,6 ng/dL en moyenne, mais pouvant dépasser les 60 ng/dL.

Cependant, à y regarder de plus près, il y a parfois plus de différences entre deux hommes, qu’entre une femme et un homme. Les hommes aux taux de testostérone les plus bas ont ainsi un taux beaucoup plus proche de celui des femmes aux taux les plus élevés que de celui des hommes aux taux les plus élevés (deux fois plus haut que ces femmes et sept fois moins haut que ces hommes). Si ce constat ne remet pas en cause la dichotomie sexuelle, il amène à relativiser son importance. Chacune des deux catégories est hétérogène en elle-même.

Il faut encore revoir à la hausse cette ambiguïté des deux sexes, puisque la nature ne fait pas uniquement des “femmes/femelles” et des “hommes/mâles”, mais aussi des individus dits “intersexes”. Ces derniers naissent avec des caractéristiques biologiques qui ne correspondent pas aux définitions binaires du sexe. Chez l’espèce humaine, ils représentent environ 2 % de la population, soient approximativement 160 millions de personnes pour les années 2020. À titre de comparaison, c’est plus que le nombre de personnes rousses et presque le double de la population allemande.

Combien de sexes ?

Pour rendre compte de cette diversité, la biologiste Anne Fausto-Sterling a proposé un système à cinq sexes : les hommes, les femmes, les herms (hermaphrodites “véritables”), les merms (“pseudo-hermaphrodites masculins”), les ferms (“pseudo-hermaphrodites féminins”). L’objectif réel de la biologiste est moins de proposer un nouveau cadre, que de défier une vision simpliste du sexe.

À vrai dire, il pourrait exister un nombre infini de sexes. En effet, la notion de “sexe” en sciences naturelles incorpore une multitude de phénomènes. Des sexes peuvent être distingués selon de nombreux critères : taux d’hormones, gamètes, chromosomes, gonades, etc. Le “sexe final” d’une personne résulte de la combinaison de tous ces éléments, pouvant donner des résultats très variés.

Modèle collaboratif (dit GenderBread) exposant genre, sexe, orientation sexuelle… © Sam Killermann/Maia Desbois, CC BY-NC-SA

Le sexe découle du genre ?

Finalement, ce que nous appelons “sexe femelle” et “sexe mâle” ne parait ni évident, ni naturel. D’ailleurs, les opérations chirurgicales que subissent les personnes intersexes sont bien des actes sociaux, dont l’objectif est de faire entrer une diversité naturelle dans une dichotomie culturelle. Il existe une différence entre ce qui est naturel et ce que nous considérons comme naturel. Distinguer le sexe (qui serait purement biologique) et le genre (qui serait exclusivement social) fait alors moins sens.

Devant cette conclusion, les catégories sexuelles semblent tout autant construites socialement que le sont les catégories de genre. Selon la philosophe Judith Butler ou l’historien Thomas W. Laqueur, le sexe serait même la conséquence du genre. Pour la première : “On ne naît pas avec le sexe femelle, on devient du sexe femelle.”

Autrement dit, à force de répéter notre genre, il nous paraît être naturel : il devient notre sexe. La biologie n’aurait pas échappé à ce mécanisme et se serait engagée dans une “justification scientifique” de la bicatégorisation sexuelle – bicatégorisation qui, en réalité, découlerait de préconceptions genrées (c’est-à-dire socioculturelles). C’est là une vision radicale qu’il convient de nuancer.

Une méprise sur ce que désigne le sexe

Lorsque les sciences naturelles étudient “le sexe”, elles s’intéressent à un mode de reproduction. Ce dernier n’implique pas obligatoirement la présence de femelles et de mâles (comme chez les hermaphrodites, où tous les individus produisent les deux catégories de gamètes). Les biologistes utilisent les termes femelle et mâle pour qualifier des caractères sexuels (gamètes, gonades, organes génitaux, etc.), mais cette distinction ne s’applique pas aux individus eux-mêmes.

Le philosophe Thierry Hoquet distingue pas moins de dix dimensions du sexe, dont sept sont directement biologiques. On peut citer le sexe chromosomique (XX/XY), le sexe gonadique (ovaires/testicules), le sexe hormonal (œstrogènes/androgènes) ou encore le sexe périnéal (lèvres, vulves, etc./verges, bourses, etc.). Ce sont donc moins des personnes qui sont catégorisées, que des éléments de ces personnes.

Les choses sont différentes hors du contexte académique. L’anthropologue Priscille Touraille rappelle que : “Les mots mâle/femelle dans la langue ordinaire ne différencient pas le sexe des individus, ils différencient les individus par leur sexe.”

C’est ce retournement qui pose problème et qui perturbe notre vision de la réalité, puisqu’il nous incite à nous définir par notre sexe supposé. De fait, il nous enferme dans des catégories étriquées qui n’incarnent la complexité ni de la réalité biologique, ni de la réalité sociale.

Un enjeu politique ?

Ce questionnement autour de la superposition du sexe et du genre revêt un enjeu politique majeur. Il trahit deux positions opposées, mais partageant une même idée : le sexe et le genre sont le miroir l’un de l’autre.

Selon la première, les seules identités de genre acceptables sont celles qui calquent la réalité “naturelle”. Ainsi, s’il y a deux sexes, il y a deux genres, ni plus ni moins. Le reste n’est qu’une élucubration idéologique déconnectée de la réalité. Les phénomènes sociaux et psychologiques sont balayés comme de vulgaires artifices humains.

La deuxième est la vision radicale que nous présentions plus haut. Selon elle, notre conception du sexe est pleinement sociale : ce n’est pas le sexe qui fait le genre, mais le genre qui fait le sexe. Les résultats des sciences naturelles sont tout autant biaisés que les scientifiques qui les ont trouvés.

Nous l’avons vu, ni l’une ni l’autre de ces positions n’est tenable. Pourtant, ces deux bords brandissent la science comme argument absolu. Ils reposent plutôt sur une utilisation (et parfois une conduite !) fallacieuse des études scientifiques. Rappelons que ni les sciences naturelles ni les sciences sociales ne sont des sciences exactes (et toutes étudient des phénomènes dont cet article ne fait que survoler l’extrême complexité).

Mon sexe est-il mon genre ?

Sexe et genre ne sont pas équivalents, puisqu’ils réfèrent à des univers conceptuels distincts : biologiques et matériels d’une part, sociaux et psychologiques d’autre part. Les liens que nous avons pris l’habitude de tisser entre les deux reposent rarement sur des faits avérés. Par exemple, les explications par des facteurs biologiques des différences psychologiques entre les femmes et les hommes sont généralement erronées.

Sexe et genre ne sont pas non plus totalement indépendants. Ils interagissent dans la construction de notre manière de voir le monde. Notre conceptualisation de ce qu’est le sexe dépend de nos préconceptions de genre. À l’inverse, nos systèmes de genre découlent en partie de l’interprétation que nous faisons d’éléments matériels.

Finalement, les concepts de sexe et de genre évoluent à des niveaux différents qui ne se substituent pas, ne s’excluent pas, mais se complètent. Ensemble, et par la compréhension de leurs interactions, ils permettent d’explorer la complexité de la réalité humaine.

Benjamin Pastorelli


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © 1zoom.me ; © Sam Killermann/Maia Desbois, CC BY-NC-SA.


Plus de presse en Wallonie…

VIENNE : Dijon et le pays des ceps d’or (CHiCC, 2001)

Temps de lecture : 5 minutes >

En Bourgogne, au Moyen Age, grâce au sol calcaire, les moines ont abondamment planté des vignes pour les besoins du culte. Plus tard, les laïcs ont continué la viticulture pour les plaisirs de la table. Or donc, aux alentours de Dijon, les viticulteurs ont de tout temps accordé un soin jaloux à leurs vignobles, d’abord avec des moyens rudimentaires ensuite à l’aide de techniques plus efficaces. Une tapisserie représente un vigneron tout habillé en train d’écraser les raisins avec ses pieds. Par contre, jadis, de jeunes vignerons nus comme des vers se glissaient dans de grandes cuves et allaient piétiner les grappes de raisins. Ils ont été appelés les “bareuzais“. À Dijon, sur la place François Rude, s’élève la sculpture du “bareuzai” devenu le symbole de la Bourgogne vineuse. En septembre, en pleines “fêtes de la vigne”, la ville pavoise aux couleurs du folklore international : des groupes venus du monde entier s’y rassemblent et animent la cité pendant toute une semaine.

Le fondateur de la fameuse dynastie de Bourgogne, c’est Philippe le Hardi. Il a donné une vive impulsion à l’activité artistique de Dijon, il a aimé la bonne chère, le jeu et les femmes. Son successeur a été Jean sans Peur, un prince rongé d’orgueil mais très maladroit pour gérer les affaires de l’état. Philippe le Bon, troisième Duc de Bourgogne et sans doute le plus célèbre, était né à Dijon et mort à Bruges. Il s’est conduit durant toute sa vie comme un prince fort habile, ambitieux, mécène et bon vivant. Philippe le Bon a profondément aimé les fêtes et les festins. Les historiens rapportent la magnificence d’un banquet donné par lui à Lille et à l’issue duquel son fils Charles le Téméraire et tous les seigneurs de sa Cour, ont fait le vœu de partir en croisade pour repousser les Turcs. Les serments ont été prononcés sur la tête d’un faisan vivant d’où sa dénomination : Festin du Vœu du Faisan.

Les femmes ont beaucoup intéressé Philippe le Bon. Il paraît qu’il eut 30 maîtresses et, bien entendu, 17 bâtards affichés ainsi que plusieurs filles illégitimes. Un des bâtards de Philippe le Bon a été baptisé David de Bourgogne et, grâce à son père, il a été nommé évêque d’Utrecht, principauté située à un croisement de l’Europe entre l’Allemagne et l’Angleterre. Son fils légitime, Charles le Téméraire, est devenu un seigneur plein de convoitises territoriales. Il a voulu englober Liège dans son domaine ducal mais nos révoltes à son encontre nous ont valu les trop célèbres sac et carnage de la ville en 1468. Désireux d’être pardonné, il a offert à Liège, trois ans plus tard, un reliquaire, joyau d’orfèvrerie. Il est conservé dans le trésor de la cathédrale Saint-Paul à Liège.

Prononcez “Dijon” et immédiatement les personnes pensent “moutarde”. Elles ont bien raison car elle y est confectionnée depuis six siècles ! L’usine Amora-Maille s’est édifiée près du canal de Bourgogne et il est bon de savoir que la production de ce condiment peut atteindre les 100 tonnes par jour !

Une artère fluviale a également enrichi Dijon et ses environs : le canal de Bourgogne. Ce vénérable chemin d’eau qui a 180 ans s’étire sur 242 km et joint l’Yonne à la Saône. Le déclin commercial s’est amorcé à la fin du 19e siècle. Heureusement, de nos jours, la vocation de ce merveilleux canal, c’est la plaisance. Quant aux cyclistes, ils apprécient beaucoup les chemins de halage.

Les Chemins de Fer de Bourgogne gardent le souvenir d’un de leurs ingénieurs du P.L.M. qui a eu la fibre littéraire : Henri Vincenot. Il a été tour à tour rédacteur en chef du magazine “La Vie du Rail”, écrivain, peintre, sculpteur et conteur. Henri Vincenot est né à Dijon et il est mort à Commarin, à 77 ans. Citons, parmi ses ouvrages : Le Pape des escargots, La Billebaude, Le maître des abeilles et bien d’autres…

Ici est née une armada de personnalités artistiques variées. Tout d’abord, Jacques Bénigne Bossuet, fils d’un avocat, a étonné le monde théologique parisien par sa précocité oratoire. Puis, Jean-Philippe Rameau qui est devenu à Paris claveciniste, organiste, compositeur d’opéras. Il a été le contemporain de Bach et de Haendel. Le plus connu des Dijonnais, c’est Gustave Eiffel. Il a réalisé la structure métallique de la Statue de la Liberté de Bartholdi, édifié en rade de New-York ; au Portugal, le pont sur el Douro à Porto et, enfin, la Tour Eiffel enviée dans le monde entier ! Enfin, le célèbre chanoine Kir dont l’attitude courageuse pendant la Deuxième Guerre Mondiale lui a valu d’être élu maire de Dijon, puis député. Sympathique défenseur des petits salariés, des anciens combattants, des travailleurs âgés, le nom du chanoine Kir ne s’est pas oublié. Il a donné son nom au célèbre apéritif à base de crème de cassis.

Dès la sortie sud de la capitale, les rangées de vignes nous font rêver. Certes, l’harmonie entre une plante, un sol et un climat permet d’avoir la bonne maturité pour obtenir un vin remarquable. Cependant, la solide paysannerie locale, de par son travail opiniâtre, a largement contribué au succès de la culture de la vigne. Les vignobles de la Côte d’Or sont plantés sur des coteaux exposés au levant. Ces terres valent plus chers que les parcelles des Champs-Elysées à Paris !

À Chenôve, au Clos du Roi et du Chapitre, nous remarquons un pressoir du 13e siècle qui a pu presser en une fois la vendange de 100 pièces de vin et la pièce représente 228 litres. Cela veut dire plus de 30 tonnes de vendanges ! Sur ces bornes de bois s’est assise, dit-on, Marguerite de Bourgogne pour suivre le foulage du raisin. Ce travail était fait par de jeunes hommes dévêtus et la princesse a pu ainsi en admirer la plastique. Femme de sang royal, Marguerite de Bourgogne a possédé aussi du sang chaud car elle a collectionné les amants !

Gevrey-Chambertin, vin mondialement connu, était le préféré de l’empereur Napoléon Ier. Faisant partie de ce fameux cru, la maison-forte remonterait à l’An mil et elle a un riche passé historique. Le château du Clos de Vougeot a été une propriété cistercienne puisqu’elle avait été construite par Jean Loisier, abbé de Cîteaux. Elle est restée dans les mains des moines durant près de 700 ans, c’est-à-dire jusqu’à la Révolution. Enfin, le vin rosé de Marsannay-la-Côte, pas très connu des touristes, est également un bon cru.

Nous quittons les vignobles pour nous diriger vers une région très bucolique : l’Auxois. Nous apprécions beaucoup la flore sauvage qui pousse sur le surplomb des falaises de Baulme-la-Roche. Nous avons beaucoup aimé le panorama découvert de ce belvédère naturel qui rappelle une description écrite par Henri Vincenot : “De chaque côté triomphait l’Auxois comme une mer houleuse de pâturages, une mer bordée par les falaises de Baume, par les douces collines boisées, tout cela noyé dans la brule des beaux jours…” Et c’est sur ces merveilleuses images que s’achève notre voyage historique et touristique en Bourgogne.

Claudine et Robert VIENNE

  • image en tête de l’article : vignobles Château de Marsannay ©destinationdijon.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Claudine et Robert VIENNE, organisée en janvier 2001 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

CYRULNIK : Un enfant heureux est un enfant sécurisé

Temps de lecture : 8 minutes >

[LEPOINT.FR, 23 janvier 2018] ENTRETIEN. Aujourd’hui comme hier, pour être bien dans leur peau, les enfants ont besoin de sécurité et d’ouverture, selon le psychiatre.

Brigitte Bègue (Le Point) : Qu’est-ce qu’un enfant heureux, selon vous ?
© Psychologies Magazine

Boris Cyrulnik : Un enfant heureux, c’est un enfant qui est à la fois sécurisé et dynamisé. Il ne peut pas être heureux tout le temps, mais, s’il l’est, c’est qu’il a été sécurisé et donc désangoissé. Lorsqu’un bébé naît, il ignore tout de ce monde. Pour lui, tout est un danger s’il est seul. Tout est un jeu et un bonheur d’explorer s’il est en présence d’une base de sécurité, c’est-à-dire de quelqu’un qui le tranquillise. S’il ne parle pas encore, cela peut être le corps de la mère, du père si c’est lui qui materne, d’une grand-mère si c’est elle qui s’en occupe, d’une nounou s’il est familiarisé avec elle… C’est un objet sensoriel qui le rassure. Plus tard, quand il parle, cela peut être la parole de la mère ou du père, ou de quelqu’un qui lui dit comment faire pour ne pas être anxieux. À l’adolescence, la base de sécurité change de forme : elle passe en dehors du foyer. On commence à attacher de l’importance aux pairs, copains de classe, profs, sportifs, artistes, etc. Les adolescents qui ont été sécurisés enfants ont davantage confiance en eux quand ils doivent quitter leur famille. Les autres ont plus de mal à partir et à découvrir une nouvelle base de sécurité extérieure. Ils ont ce que l’on appelle des attachements insécures.

Les enfants d’aujourd’hui sont-ils les mêmes qu’avant ?

Ils sont incroyablement différents. Ne serait-ce que parce que leur développement physique et mental a étonnamment changé. Surtout chez les filles. Quand j’étais gamin, il était très rare d’en rencontrer une qui dépassait 1,70 m. Aujourd’hui, c’est courant. Les filles ont des pubertés de plus en plus précoces : avoir ses règles à 10 ans est fréquent maintenant. Ces évolutions biologiques sont la conséquence des progrès en tout genre dans la société, mais aussi de facteurs endocriniens. À 12 ans, les filles ont une maturité psychophysiologique en avance de deux ans au moins sur les garçons, qui ont une puberté plus tardive, aux alentours de 14 ans. Au moment du bac, ce sont des jeunes femmes matures alors que les garçons sont encore immatures.

Cependant, beaucoup de jeunes semblent déprimés, est-ce un mythe ?

Ce n’est pas un mythe, ils sont mal dans leur peau. Pourtant, la société occidentale n’a jamais été aussi peu violente. C’était bien pire avant. Mais aujourd’hui le retard d’indépendance détruit les jeunes. ­En France, une fille est autonome en moyenne vers 24-25 ans, un garçon vers 26-28 ans. C’est très tard et cela contribue à altérer l’image de soi. Alors que les conditions matérielles et psychologiques de développement n’ont jamais été aussi bonnes, les conditions sociales de développement n’ont jamais été aussi mauvaises. Il y a un décalage entre la maturité psychologique précoce et l’indépendance économique. Cette dissociation est déprimante et angoissante. En 1903, un rapport psychiatrique de Gilbert Falleré signalait déjà qu’il y avait plus de dépressions d’usure chez les enfants qui poursuivaient leurs études que chez ceux qui allaient travailler tôt, lesquels étaient plus heureux, car fiers de gagner leur vie.

L’école en demande-t-elle trop aux enfants d’aujourd’hui ?

On exige beaucoup d’eux sur le plan intellectuel. Aujourd’hui, il y a dans les écoles des enfants qui sont en souffrance. Cela ne veut pas dire qu’ils ne réussiront pas leur vie. Je connais beaucoup de chefs d’entreprise qui ont été de très mauvais élèves et qui, plus tard, ont appris les langues étrangères, le droit, la gestion en un clin d’œil. Certains sont incapables d’apprendre à l’école, car celle-ci est inadaptée et contraint à l’immobilité : un enfant qui veut se dépenser ne peut pas, ça le rend malheureux. L’action est un très bon tranquillisant. Par ailleurs, l’école est devenue anxiogène : on dit aux jeunes “si vous n’avez pas le bac, vous serez au chômage” et, en même temps, “si vous avez le bac, vous serez au chômage aussi.” Comment peuvent-ils résoudre le problème de cette projection paradoxale ? C’est impossible. L’école crée les conditions psychologiques de fabrication de l’angoisse.

On évoque désormais le burn-out chez les enfants. Qu’en pensez-vous ?

La société pousse les enfants à faire plein de choses tout le temps. Ils sont pris dans un schéma extra-déterminé et n’arrêtent pas de subir des pressions extérieures : le professeur au collège, les parents qui en rajoutent et les chargent d’activités extrascolaires… Ce ne sont pas des tortures, mais cela signifie que l’enfant n’a aucune liberté. Son bonheur est imposé par les autres : tu dois bien travailler à l’école, apprendre le piano, la danse, l’anglais… Dans l’esprit des parents, c’est pour le bien des enfants, c’est certain. Mais dans l’esprit des enfants, c’est une contrainte constante. Certains craquent.

Est-ce important de les laisser se confronter à l’ennui ?

Il faut un juste équilibre entre l’action et l’inaction pour pouvoir avoir l’existence qui nous convient. Les moments d’ennui sont nécessaires pour les enfants, car ce sont des moments de créativité. Un enfant qui est toujours dans l’agir répète ce qu’il a appris à faire, il est efficace. Mais, grâce à l’ennui, il peut chercher d’autres solutions, être plus imaginatif. Ce n’est pas ce qui se passe actuellement, où les enfants sont en permanence stimulés par l’extérieur, et non par l’intérieur. Les écrans en sont une preuve.

Beaucoup d’enfants jouent justement avec des écrans. Y a-t-il des risques ?

Le jeu est vital pour le psychisme. Un enfant qui joue est un enfant qui va développer son monde mental, qui sera curieux. Sauf que les jeux actuels sont pervertis par les écrans. Beaucoup de publications scientifiques montrent que l’hyperconnexion produit non seulement des adultes différents, mais des cerveaux différents. Les adolescents ont des cerveaux plus vifs pour la communication et l’image que les nôtres, mais moins aptes ­à la parole et aux relations. Cela engendre une autre manière de s’engager dans la société. Les jeunes sont de plus en plus centrés sur eux-mêmes et se mettent de moins en moins à la place des autres. Les psychanalystes appellent ça le narcissisme. Les écrans les préservent de la souffrance quand ils s’ennuient, mais altèrent leurs capacités d’empathie. Or, l’empathie est un signe de solidarité et d’attention aux autres. Sans compter que les jeux vidéo exercent une fascination chez certains adolescents au point qu’ils deviennent addicts et mettent en péril l’école, qui reste le lieu de la socialisation. Ils agissent comme une drogue : ­dès que l’effet s’éteint, c’est le désespoir.

Quel est le bon rythme pour un enfant ?

Le maître mot est ralentir. C’est ce qui a été mis au point en Europe du Nord dans les politiques éducatives. Au Danemark, par exemple, les trois premiers mois de congé parental sont pour la mère. Après, le couple décide qui reste à la maison. Les mères sont encore majoritaires à s’arrêter de travailler, mais le nombre de pères augmente très vite. De plus en plus d’hommes s’occupent des bébés. Un énorme changement culturel se prépare et les enfants vont en bénéficier. C’est très sécurisant pour eux de pouvoir s’identifier à l’image autant maternelle que paternelle. De plus, comme ils entrent à l’école plus tard grâce au congé parental, lorsqu’ils affrontent les apprentissages, ils sont plus mûrs et plus confiants. Le résultat de ces réformes a surtout été évalué en Norvège : quinze ans après leur mise en place, le nombre d’illettrés a été ramené à 1 %, contre 7 % en France, les psychopathies ont diminué de 40 %, les suicides de 50 %. Tous les indicateurs du bien-être ont augmenté.

Peut-on être heureux quand ses parents sont séparés ?

Oui, bien sûr. La condition la plus favorable au bon développement d’un enfant, c’est le système familial à multiples attachements. Si un attachement cesse parce que la mère meurt, que le père part… il faut que d’autres tuteurs prennent le relais pour que les enfants se construisent bien. Jusque dans les années 1950, les enfants grandissaient dans des villages, dans des petits groupes. Et il ne faut pas oublier que, pendant la Première Guerre mondiale, un enfant sur deux était orphelin. Il était généralement recueilli et élevé par une tante, une grand-mère… À l’époque, les divorces étaient rares, mais, si l’enfant était malheureux dans sa famille, il pouvait fréquenter les voisins et il était autonome vers 12-13 ans. Il était moins soumis aux contraintes du ménage. De nos jours, les parents se séparent, mais si autour d’eux il y a l’équivalent d’un village, un groupe d’amis, une famille recomposée, l’enfant sera heureux quand même. C’est plus problématique si la séparation a lieu dans un foyer parental isolé ; là, il pourra souffrir, car il aura un foyer appauvri.

Beaucoup de guides existent pour aider les parents. Être parent est-il devenu un métier ?

Les enfants étaient plus faciles à élever avant, même lorsque les parents en avaient cinq ou six, contre un ou deux aujourd’hui. Ils quittaient la maison beaucoup plus tôt et on mettait la barre beaucoup moins haut. Les parents étaient moins exigeants et, si l’école était plus dure physiquement – les enfants étaient battus et tout le monde trouvait ça normal –, elle demandait un programme d’études minimum. De nos jours, il faut avoir la bonne orientation, le bon professeur, ­la bonne école… Mais il ne faut ­pas culpabiliser les parents. Ils cherchent à faire leur boulot de parents le mieux possible, même si c’est difficile. Il n’y a pas de recettes : il faut que l’enfant soit entouré, certes, mais il faut qu’il ait sa part d’efforts à faire. D’ailleurs, les études montrent que les enfants dont les mamans travaillent obtiennent d’aussi bons résultats, voire même légèrement meilleurs, que ceux dont les mamans restent à la maison pour s’occuper d’eux.

Comment repérer qu’un enfant va mal ?

Le premier signe est le décrochage ou le ralentissement scolaire. Les enfants bien sécurisés sont pour la plupart ceux qui fournissent la population des futurs bons élèves. Après l’école, il y a les troubles de la relation. Un enfant qui a des amis, quatre ou six, est un enfant qui se développe bien. S’il en a trop, cela signifie qu’il n’a pas d’amis. Mais s’il est incapable d’en nommer un, là, c’est inquiétant.

Quels conseils donneriez-vous aux parents ?

Je ne peux que citer Freud : “L’éducation, quoi que vous fassiez, c’est raté.” Les parents ne sont pas responsables de tout, et le couple, même s’il est soudé, ne peut pas tout régler. À l’âge de 6 ans, dès le cours préparatoire, les enfants commencent à être façonnés par autre chose que leurs parents et à leur échapper un peu. Il faut donc agir sur l’école et sur l’organisation socioculturelle autour de la famille. Au lieu de faire la course aux cours de piano, de tennis, d’anglais… et de privilégier les performances individuelles qui isolent, il faut valoriser les activités périfamiliales et revenir aux activités de groupe, au patronage, que l’on a ridiculisés mais dans lesquels les enfants se socialisent très bien. Un enfant qui évolue dans une famille close est freiné dans sa construction. Il a besoin d’ouverture, de pratiquer un sport collectif, de faire du théâtre, d’aller en colonie, d’être scout… Les Américains et les Suédois sont en train de revaloriser ça à leur manière. Après le bac, ils proposent désormais aux jeunes de ne pas s’inscrire à l’université tout de suite et de prendre une année sabbatique ou deux pour parcourir le monde. Ce n’est pas une perte de temps, au contraire, cela les fait réfléchir, mûrir. Les premiers résultats montrent qu’ils ont moins d’échecs à l’université.

Finalement, il faut leur ficher la paix, aux enfants ?
© Flavien – lemonde.fr

Non, mais il faut que les parents passent et organisent le relais. L’enfant roi est terriblement malheureux. J’ai travaillé en Chine l’hiver dernier : là-bas, on parle d’enfant empereur. Les parents font tout pour leurs enfants, ils les entourent, les mettent dans les meilleures écoles, leur achètent ce qu’ils veulent, cèdent à tous leurs caprices. Ils vont même jusqu’à trop les nourrir. Résultat, ces enfants sont obèses, ils s’ennuient, sont méchants et battent leurs parents. Le Japon, où la pression parentale est également énorme, et la Chine sont les deux pays où les parents sont les plus battus par leurs enfants. Les enfants rois souffrent, car ils sont finalement en prison…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | sources : lepoint.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, ©  lalibre.be ; © Psychologies Magazine ; © Flavien – lemonde.fr.


Plus de presse en Wallonie…

HUNYADI M., Faire confiance à la confiance

A partir d’un exposé pédagogique sur la théorie de la confiance qu’il a été le premier à formuler, l’auteur pose un diagnostic philosophique sur la source des crises que nous devons affronter et offre un outil critique permettant d’entrevoir les alternatives possibles. Il s’agit d’une version pédagogique d’une théorie de la confiance originale, très discutée dans les milieux spécialisés. Après avoir montré l’importance de la confiance dans nos relations avec le monde (et pas seulement avec les personnes !), l’auteur interroge : que fait le numérique à la confiance ? Quel est l’impact du numérique sur les relations de confiance ? A l’aide d’exemples très concrets, Hunyadi montre d’abord que la confiance se définit comme un pari sur les attentes de comportement. En effet, dans la confiance, on s’attend à ce que les autres, mais aussi les choses et les institutions, se comportent d’une certaine manière. La confiance rend donc dépendant et vulnérable, dans un monde au comportement incertain. Or, l’individu moderne n’aime ni être dépendant ni se mouvoir dans un monde incertain ; il aime pouvoir réaliser souverainement ses buts. Il aime la sécurité. Et voici que le numérique lui offre cette sécurité ! Voici en effet un système qui se fait fort d’exécuter ses désirs et ses volontés de la manière la plus rapide et la plus sûre possible. Dans tous les domaines de son expérience, cette satisfaction lui est désormais offerte. Ainsi la confiance est remplacée par la sécurité. Cela est très pratique, bien sûr. Mais cela l’enferme aussi dans sa bulle de satisfaction (ce que l’auteur appelle sa bulle libidinale), et recroqueville son esprit sur lui-même. Avec des conséquences politiques, éthiques, sociétales et anthropologiques que l’auteur résume dans cette formule : “L’obéissance aux machines finira par faire de nous des machines obéissantes.

MASUY : Historique des espaces verts de Cointe (CHiCC, 2024)

Temps de lecture : 9 minutes >

Nous allons parcourir les paysages de Cointe à travers les siècles en partant de la plaine de Sclessin pour arriver au terril Piron en suivant un corridor écologique. Les corridors écologiques offrent en effet aux espèces des conditions favorables à leur déplacement (dispersion et/ou migration) et à l’accomplissement de leur cycle de vie. Ils correspondent aux voies de déplacement préférentielles empruntées par la faune et la flore.

Antiquité et Moyen Âge

Il y a 2000 ans, la vallée de Sclessin était marécageuse et la colline était couverte par la forêt d’Avroy, composée principalement de chênes, de hêtres et de frênes.

A partir du Moyen-Âge, Cointe fut partagé entre trois juridictions : la Libre Baronnie d’Avroy et la Seigneurie de Fragnée, qui toutes deux dépendaient de la Principauté de Liège, et l’avouerie d’Ougrée-Sclessin qui dépendait de la principauté de Stavelot-Malmédy. Elle se situait à l’abbaye du Val Benoît.

A partir du 10ème siècle, la vallée fut défrichée et les terrains entourant l’abbaye du Val Benoît furent cultivés ou utilisés comme pâturages. La première mention écrite de la culture de la vigne à Sclessin date de 1092 mais une étude palynologique récente de l’Université de Liège montre que la culture de la vigne sur le versant sud-ouest de la colline remonte à l’époque mérovingienne. Le sol de ces coteaux, composé de schiste, accumulait la chaleur le jour pour la restituer la nuit, créant des conditions idéales pour la viticulture.

La grande forêt d’Avroy était peuplée d’animaux sauvages tels lièvres, renards, chevreuils, sangliers et même quelques loups. A cette époque,  les Princes-Evêques de Liège aimaient y chasser.

A partir du 16ème siècle, la colline fut défrichée afin de permettre l’extension des pâturages, des vergers, des vignes, des cultures céréalières, potagères et houblonnières. Une autre cause du déboisement est la fabrication du charbon de bois nécessaire aux forgerons et aux cloutiers. Des meules de carbonisation se situaient à l’actuelle place du Batty.

Si on regarde la carte de Ferraris, ci-dessous, datant de 1778, on observe que le plateau de Cointe est encore à l’époque très peu peuplé et que le paysage est essentiellement champêtre.

Carte de Ferraris © geoportail.wallonie.be

Développement industriel

Le sous-sol de la colline était riche en houille et les veines de charbon affleuraient au sol. Le charbon fut exploité initialement à ciel ouvert, puis à partir du 13e siècle, des puits peu profonds appelés bures ont été utilisés. Afin de pouvoir creuser plus profondément, des galeries d’assèchement (arènes) furent creusées pour évacuer les eaux d’infiltration, permettant ainsi une exploitation plus importante des veines de charbon.

Sous le régime français, en 1797, les propriétés de l’abbaye du Val Benoît furent vendues à vil prix, et elles finissent par appartenir à Pierre Joseph Abraham Lesoinne, avocat à Liège. Son fils Nicolas réactiva le charbonnage du Val Benoît en 1824 et une de ses filles, Émilie épousa Édouard van der Heyden à Hauzeur. Il fut le patron à Sclessin du premier moulin à vapeur de Belgique, machinerie au cœur d’une importante minoterie.

Dès 1870, Sclessin va connaître un essor industriel prodigieux en exploitant systématiquement et intensivement le sous-sol grâce à plusieurs sièges charbonniers du Val Benoît.

Cette période fut marquée par une transformation majeure du paysage de la plaine de Sclessin. Les prairies et les cultures disparaissent et, à la fin du 19ème siècle, la culture de la vigne est pratiquement abandonnée. En effet, un parasite, le phylloxéra de la vigne, attaqua les vignes en provoquant une maladie du même nom. De plus, l’industrialisation permit aux entreprises d’offrir des salaires hebdomadaires garantis et un travail à l’abri des intempéries aux fils de vigneron qui abandonnèrent alors le travail de la terre. Dans le même temps, la culture houblonnière, qui permit l’extension florissante de plus de 500 brasseries dans les années 1800, fut atteinte de la rouille et disparut.

Le parc privé

Parc privé de Cointe et l’Observatoire © Philippe Vienne

Dès 1876, la famille Hauzeur envisagea la mise en valeur des terrains qu’elle possédait sur le plateau de Cointe avec la création d’un parc résidentiel privé de haut standing. Cette partie de la colline était encore entièrement boisée.

Les travaux débutent en 1881 par l’aménagement des voiries du parc ainsi que la création d’une route en provenance de la vallée, l’avenue des Thermes qui deviendra l’avenue Constantin de Gerlache. L’Institut d’astrophysique, première construction du parc, fut érigé entre 1881 et 1882 selon les plans de l’architecte liégeois Lambert Noppius. Vint ensuite la construction de belles villas dont la villa L’Aube de Gustave Serrurier-Bovy en 1903.

Les laiteries à la fin du 19e siècle sont à la mode et on en trouve plusieurs sur le plateau de Cointe dont la laiterie du Parc. Elles attirent les familles de la bonne société qui viennent s’y restaurer et se distraire.

Dans le parc privé, en 1905, Monsieur Armand de Lairesse installa huit grandes serres à l’arrière de la villa Les Tamaris. Il y cultiva des orchidées qu’il exporta sous forme de fleurs coupées emballées dans du papier de soie et placées dans de grands paniers plats en osier. Elles ont disparu aujourd’hui.

Parc communal de Cointe

Parc communal de Cointe – Champ des Oiseaux © Philippe Vienne

Le parc public est créé par arrêté royal du 26 février 1900 en vue de l’exposition universelle de 1905. Il va se situer au lieu-dit Champ des oiseaux qui était encore un endroit assez sauvage avec des champs et des prairies.

Conçu par l’architecte de jardin Louis Van der Swaelmen, le parc se compose d’une section paysagère et d’une zone boisée d’aspect plus sauvage. Il comporte également une rocaille parcourue de sentiers abritant des plantes vivaces aux floraisons colorées. L’avenue de Cointe, rebaptisée en 1921 boulevard Kleyer, est l’une des principales artères du parc, offrant une vue panoramique sur la ville et ses environs.

Il accueillit l’annexe de l’Exposition universelle de 1905, avec le palais de l’horticulture belge. Un vaste terrain fut destiné aux démonstrations d’horticulture et de culture maraîchère, ainsi qu’aux concours agricoles et aux compétitions sportives. Après l’Exposition universelle de 1905, le terrain affecté aux exhibitions sportives servit aux manœuvres de l’armée. Puis la ville le reconvertit en espace public avec pistes d’athlétisme, courts de tennis, hall omnisports et plaine de jeux pour enfants.

La superficie totale de ce magnifique espace vert est de 14,7 hectares et il est aujourd’hui entretenu grâce à une gestion différenciée (fauchage tardif, éco-pâturage, plantes annuelles mellifères, nichoirs, maintien des arbres morts, tonte différenciée, absence de pesticides…) par le service des Plantations de la Ville de Liège. Il contient de nombreux arbres remarquables qui sont exceptionnels par leur âge, leur situation, leur espèce ou leur degré de rareté. La plupart de ces arbres provenaient de contrées lointaines, plantés au 19ème siècle pour instruire ou étonner. Les arbres, aujourd’hui vieillissants, présentant des maladies ou des pourritures, constituent un danger pour les usagers et doivent parfois être abattus. Ils sont remplacés par des arbres indigènes.

Le Bois d’Avroy

Bois d’Avroy © Philippe Vienne

Le domaine du Bois d’Avroy, fut constitué progressivement par la famille de Laminne dès le début du 19e siècle. Il s’étendait sur 35 hectares et un château y fut construit de style Louis XVI. En 1910 et 1912, le château et les terrains furent vendus à la société anonyme des charbonnages du Bois d’Avroy. Autour du charbonnage, dans le quartier des Bruyères, subsistaient plusieurs fermes entourées de cultures et de pâturages.

A partir de 1966, le charbonnage commença à vendre ses terrains. On y construisit un ensemble d’immeubles situés au niveau de la rue Julien d’Andrimont ainsi que l’ONEM rue Bois d’Avroy. En 1978, un des terrains servit à la construction de l’école Saint-Joseph des Bruyères qui deviendra plus tard l’internat de l’État (aujourd’hui MDE).

Ce qui restait du terrain appartenant à la famille de Laminne, c’est à dire 4 hectares, fut vendu au début des années 1990 à un promoteur immobilier. Après bien des vicissitudes, un petit complexe immobilier verra le jour n’occupant que la partie à front du boulevard Kleyer.

Le reste des terrains, d’une surface de 5 hectares, entourant ces différents immeubles n’a plus été entretenu et a permis à la végétation et à la faune de s’installer et de se développer en toute quiétude. On y trouve plusieurs espèces communes (écureuils, hérissons, fauvettes, pics, papillons, noisetiers, ormes) et des espèces en danger comme le crapaud alyte accoucheur (Alytes obstetricans) et le coléoptère lucane cerf-volant (Lucanus cervus) qui est une espèce protégée en Wallonie et en Europe.

La prairie des Bruyères

Prairie des Bruyères © Philippe Vienne

Le quartier résidentiel des Bruyères s’est construit sur une partie des terrains du charbonnage du Bois d’Avroy dans les années 1970. Sur ces terrains se situaient plusieurs fermes. Entre les numéros 65 et 95 de la rue des Bruyères, il y avait, à cet endroit, un ravin abrupt d’une bonne dizaine de mètres entre les cotillages des maraîchers Leblanc et Galand. C’est au fond de ce ravin que se trouvait l’œil de l’arène de Sclessin. Les eaux étant chaudes, les Galand semaient sur les bords, la première salade qu’ils livraient au marché avait quinze jours d’avance sur les autres maraîchers. Louis Leblanc, après les bombardements de 1944, a comblé ce ravin et l’a transformé en prairie où paissaient ses vaches. Aujourd’hui, les vaches ont disparu et un fermier vient y faire les foins.

Le terril Piron

Terril Piron © Philippe Vienne

Le charbonnage de la Haye, déjà présent au sommet de la rue Saint-Gilles, inaugura en 1875 un siège supplémentaire à l’emplacement d’une ancienne bure dite Piron. Jusqu’en 1930, le charbonnage va déverser ses résidus miniers au Bois Saint-Gilles.

Depuis, le terril Piron, qui  couvre une superficie d’environ 7 hectares, présente un plateau herbeux, sur lequel deux terrains de football ont été aménagés et qui, aujourd’hui, sont abandonnés, ainsi que des pentes abruptes et thermophiles. La végétation y est diversifiée incluant des pelouses sèches et des espèces rares. La colonisation par les ligneux y est de plus en plus importante, y compris sur les pentes abruptes. Le site héberge une population d’orvet fragile (Anguis fragilis) et de lézard des murailles (Podarcis muralis), ainsi que le crapaud calamite (Bufo calamita) surtout en bas du versant. Le lucane cerf-volant (Lucanus cervus) est régulièrement aperçu dans le périmètre du terril.

Quel avenir pour demain ? Le plan nature de la Ville de Liège

Le Plan Communal de Développement de la Nature (PCDN) de la Ville de Liège a pour but d’intégrer durablement la nature et la biodiversité dans le développement social et économique du territoire. Il vise à établir un diagnostic précis de la nature et de la biodiversité pour orienter les actions de préservation et de restauration des milieux naturels.

La carte des réseaux écologiques thématiques synthétisés montre le maillage écologique de la Ville de Liège. Le maillage écologique est l’ensemble des habitats susceptibles de fournir un milieu de vie temporaire ou permanent aux espèces végétales et animales afin d’assurer leur survie à long terme. Le maillage écologique de Liège se compose de zones centrales, de zones de développement et d’éléments de liaison. Les zones centrales sont prioritaires pour la conservation de la biodiversité. Les zones de développement, quant à elles, sont adaptées pour accueillir la biodiversité tout en supportant des usages anthropiques. Les éléments de liaison, tels que les alignements d’arbres le long des voiries et les haies, permettent la connectivité entre ces zones en formant des corridors écologiques. Les corridors écologiques sont importants pour le brassage génétique des populations.”

On peut observer sur la carte ci-dessous les espaces verts de Sclessin et Cointe qui sont repris en zone de centrale et en zone de développement.

Carte des réseaux écologiques thématiques simplifiés © liege.be

La Ville de Liège désire aussi lutter contre le réchauffement climatique. Elle a déployé dans ce but son plan Canopée. Il consiste à planter plus de 24.000 arbres à l’horizon 2030 tant dans l’espace public que dans les espaces privés. Elle a formé des citoyens, bénévoles, dans chaque quartier afin qu’ils deviennent des passeurs d’arbres. Ils peuvent prodiguer des conseils en matière de plantation et de soins ainsi qu’informer sur les bonnes pratiques et la réglementation en vigueur. Grâce à ce plan, le quartier de Sclessin devrait voir le pourcentage d’arbres plantés sur son territoire augmenter de 30 à 40 %.

La Ville de Liège désire que chaque usager de la ville trouve un espace public de qualité et vert à 10 minutes à pied (voir stratégie PEP’S). Elle s’en donne les moyens grâce aux différentes actions qu’elle entreprend.

Béatrice MASUY

Bibliographie sélective :

      • SCHURGERS P., Cointe au fil du temps…, Liège, 2006
      • DEJAEGERE J., Sclessin autrefois, Noir Dessin Production, 2014
      • WARZÉE C., Liège autrefois, Cointe-Haut-Laveu-Saint-Gilles-Burenville, Noir Dessin Production, 2013
        (Bibliographie complète sur demande)

Image en tête de l’article : Prairie des Bruyères (rue des Buis) © Philippe Vienne


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Béatrice MASUY, organisée en juin 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

Plus de CHiCC ?

Alcool : c’est quoi le binge drinking ? comment savoir si on est concerné ?

Temps de lecture : 6 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 11 juillet 2024] Le binge drinking se caractérise toujours par une consommation importante d’alcool, en un temps très court et de manière fréquente. Cirrhose, AVC, accidents de la circulation… les conséquences sur la santé physique et mentale des binge drinkers peuvent être très graves. Un test en ligne permet de faire le point sur sa consommation.

L’expression binge drinking est entrée dans le langage courant pour évoquer une consommation excessive et ultrarapide d’alcool, censée représenter un comportement caractéristique de la jeunesse. La jeunesse boit beaucoup moins régulièrement mais beaucoup plus par occasion. On parle souvent de bitûre ou beuverie express, de se mettre une caisse ou une mine.

© magicmaman.com

Le cerveau chez un adolescent (jusqu’à 25 ans) est en pleine maturation et se prend de plein fouet des “alcoolisations paroxystiques” au moment de la vie où le cerveau est le plus sensible aux effets euphorisants de l’alcool et le moins sensibles à ses effets aversifs (effets sédatifs, hypnotiques)…

Dans toutes les enquêtes françaises, c’est le terme “alcoolisation ponctuelle importante” qui est choisi. Il correspond à au moins 6 verres pour les adultes, soit environ une bouteille de vin, et à 5 verres ou plus pour les adolescents. Mais il ne correspond pas vraiment à une définition du binge drinking.

Cirrhose, AVC, accidents de la route… et autres conséquences sanitaires et sociales

Le binge drinking est alarmant du point de vue de la santé publique. Il est associé à des problèmes de santé physiques et psychologiques. Il entraîne des risques d’accidents de la route, des rixes, des pertes de mémoire (blackouts), des viols, des comas éthyliques, de décès, d’échec scolaire… Il augmente aussi d’environ 3 fois le risque de devenir alcoolodépendant et de développer certaines maladies (cirrhose du foie, AVC, troubles du rythme cardiaque, etc.) ou atteintes cognitives.

Les maladies du foie liées à l’alcool atteignent un niveau critique et même si la consommation d’alcool a diminué en 60 ans, le binge drinking qui progresse emmène avec lui la mortalité due aux maladies du foie.

Un seul épisode d’alcoolisation rapide peut laisser des traces à long terme dans le cerveau. Une étude a montré qu’une seule soirée de biture express peut modifier le volume de certaines parties du corps calleux, c’est-à-dire des fibres nerveuses qui connectent nos deux hémisphères cérébraux, jusqu’à 5 semaines plus tard.

Une étude chez l’animal suggère que deux épisodes d’alcoolisation pourraient suffire pour induire des déficits de mémorisation. Seraient impliqués des mécanismes épigénétiques et inflammatoires.

Un comportement qui ne date pas d’hier

Le terme anglais binge drinking apparait la première fois en 1854 dans un glossaire des mots de miss Anne E. Baker du comté de Northamptonshire, dans la phrase : “A man goes to the alehouse to get a good binge or to binge himself.” On pourrait traduire cette phrase par : “Un homme se rend au cabaret pour faire une bonne beuverie ou se saouler.” Binge viendrait du mot bung, l’orifice par lequel on remplit un tonneau. À la fin des années 60, ce terme est retrouvé dans les enquêtes nationales sur les conduites d’alcoolisation aux USA pour signifier “5 doses d’alcool.”

HOGARTH W., A Midnight Modern Conversation (1733) © Metropolitan Museum of Art

Le comportement de binge drinking ne date donc pas d’hier, comme on peut le voir, par exemple, sur cette lithographie de William Hogarth de 1733, illustrant une scène de beuverie dans un salon.

À partir de quand est-on un binge drinker ?

La définition du binge drinking est très variable entre les pays et il convient d’être très vigilant car les verres standards des différents pays ne contiennent pas tous la même quantité d’éthanol pur (10 g en France, 8 g au Royaume-Uni ou encore 14 g aux USA).

C’est dans une newsletter publiée en 2004 que l’Institut National sur l’Abus d’Alcool & l’Alcoolisme américain (NIAAA) définit le binge drinking comme la consommation d’au moins 7 verres chez les hommes et 4 verres chez les femmes (transformés ici en équivalents des verres standards français) en moins de deux heures, en atteignant une alcoolémie atteinte de 0,8 g/L au minimum. Le binge drinking correspond à l’épisode de consommation.

En revanche, c’est l’intensité, la fréquence et les conséquences de cette consommation qui vont définir la personne concernée, c’est-à-dire le binge drinker. Pour être considéré comme un binge drinker, cette consommation excessive d’alcool doit s’être produite durant le mois qui vient de s’écouler, complète l’agence SAMHSA (pour Substance Abuse and Mental Health Services Administration) en charge de la santé publique aux États-Unis.

Dans d’autres études, la période prise en compte pour définir le binge drinker varie : le comportement d’alcoolisation excessive et rapide doit avoir eu lieu une fois durant les deux dernières semaines, une fois par semaine durant les 3 derniers mois ou encore une fois durant l’année écoulée.

Des chercheurs ont proposé le calcul d’un score de binge en additionnant la vitesse de consommation – le nombre de verres bus par heure (qui occupe le poids le plus important dans la formule) – au pourcentage correspondant au nombre de fois où l’on est saoul (sur un nombre total d’occasions de boire) et au nombre de fois où l’on a été saoul les 6 derniers mois.

Testez-vous en ligne et évaluez votre consommation

Le BDCT ou Binge Drinking Classification Tool est un outil de classification du binge drinking disponible en ligne qui a été développé récemment pour se situer dans ce comportement qui est en fait un continuum.

Cliquez pour accéder au questionnaire en ligne…

Du binge drinking à haute voire très haute intensité

Consommer 6 à 7 verres d’alcool en 2 heures pour atteindre une alcoolémie de 0,8g/L (niveau I) peut en fait constituer un seuil assez bas. En effet, il n’est pas rare d’avoir des épisodes de consommation beaucoup plus intenses de deux fois (niveau II), trois fois (niveau III) voire même quatre fois ce seuil. On parle alors de binge drinking « extrême ». Cela a ainsi amené les chercheurs à définir le binge drinking à haute intensité et très haute intensité. Les conséquences à court terme et à long terme ainsi que le profil des binge drinkers peuvent donc être complètement différents.

Une étude américaine a par exemple montré que le binge drinking de niveau I multiplie par 13 le risque de se retrouver aux urgences. Les niveaux II et III multiplient respectivement ce risque par 10 et par 93. Nous avons récemment proposé des critères objectifs avec des mesures opérationnelles du binge drinking et des binge drinkers :

      • Les épisodes de binge drinking doivent entraîner des effets physiologiques (alcoolémie significative) et psychologiques (ivresses) fréquents (au moins 2 fois par mois durant les 12 derniers mois),
      • La consommation doit être rapide,
      • Les épisodes de binge drinking doivent être entrecoupés de périodes sans consommer,
      • Il faut déterminer si le binge drinker est déjà alcoolodépendant, s’il a des parents eux-mêmes touchés par l’alcoolodépendance et s’il n’est pas atteint du syndrome d’alcoolisation fœtale,
      • Enfin, il faut savoir si le binge drinker souffre d’autres addictions et maladies psychiatriques.
Critères objectifs de mesure du binge drinking…

Prendre aussi en compte les profils individuels et l’environnement social

Nous avons mené une étude qui montre que les patients vus aux urgences ne présentent pas les mêmes caractéristiques, selon que l’on se base sur la définition de l’Organisation mondiale de la santé ou OMS (6 verres par occasion) ou sur celle de l’institut NIAAA américain (6 à 7 verres en 2h et une alcoolémie de 0,8g/L). Le binge drinking tel qu’il est défini par le NIAAA identifie des patients qui ont une problématique de consommation d’alcool plus grave et surtout des séquelles liées à cette consommation elles aussi plus sévère […]

Mickael Naassila, Physiologiste GRAP-INSERM UMR 1247


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © theconversation.com (CC) ; © magicmaman.com ; © Metropolitan Museum of Art ; © GRAP-INSERM UMR 1247.


Plus de question de vie en Wallonie…

HUNYADI : Faire confiance à la confiance (2023)

Temps de lecture : 11 minutes >

Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.

EAN 9782749275840

Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !

Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.

Patrick Thonart


Conclusion : préserver la vie de l’esprit

Mark Hunyadi © out.be

Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.

J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.

Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.

Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.

Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.

Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.

Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.

Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.

J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.

De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.

Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.

Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.

Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.

En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !

Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.

Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.

Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.

La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.

L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.

Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.

Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.

Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.

La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.

La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.

Mark Hunyadi, philosophe


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : HUNYADI Mark, Faire confiance à la confiance (2023) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © DP ; © Editions ERES ; © out.be.


Plus de tribunes libres en Wallonie…

WESEL : Les Rosati, leurs Roses d’Or (non papales) et Maurice Carême

Temps de lecture : 8 minutes >

Dans son Histoire des Rosati du XXe siècle, Louis Caudron raconte que, un beau jour de juin 1778 (le 12 exactement), quelques jeunes hommes (l’histoire a retenu les noms de Le Gay, Charamond et Caigniez), tous passionnés de roses, de poésie, de chansons d’amour et de vin, s’étaient réunis comme d’habitude dans le jardin d’une villa de Saint-Laurent Blangy, petit village proche d’Arras en Artois, ceci pour le plaisir de lire leurs poèmes dédiés à la gloire de leur cher maître Anacréon.

Mais ce jour là, l’un d’eux, Louis Le Gay, sortit de ses poches une énorme quantité de roses, les éparpilla sur la table en s’écriant “Amis, qu’un si beau jour renaisse chaque année et qu’on l’appelle La Fête des Roses.” Et tous, un verre de vin à la main d’approuver, de chanter et de se couvrir de couronnes de roses.

Qui est Anacréon ?

Anacréon était un poète grec (~575-495 acn), un des plus grands représentants du lyrisme ionien (région de Corfou, Péloponnèse). Dans ses pièces légères et gracieuses, il chante l’amour joyeux et l’ivresse décente. Auteur de 60 Anacréontiea, dont un extrait de l’Ode V, est ici insérée dans la couronne :

LANGLOIS Eustache Hyacinthe, Guirlande avec, en épigraphe, l’Ode V du poète grec Anacréon (1817) © DP

Mêlons à Dionysos la rose d’Éros, et, la tête ceinte de belles feuilles de roses, buvons en riant doucement. La rose est l’honneur et le charme des fleurs ; la rose est le désir et le soin du printemps ; la rose est la volupté des Dieux ! L’enfant de Kythèrè [Cythère, patrie d’Aphrodite] se couronne de corolles de roses, quand il se mêle aux chœurs des Kharites [équivalent grec des Grâces romaines]. Couronne m’en donc, ô Dionysos, afin que, la chevelure ceinte de roses, je chante dans tes temples, et que je mène les danses, accompagné d’une belle jeune fille !

N’oublions pas que Sappho (VIIe-VIe acn) de l’île de Lesbos, célèbre poétesse contemporaine d’Anacréon, considérait que la rose devait être choisie comme la Reine des fleurs !

Si Zeus voulait donner une reine aux fleurs, la rose serait la reine de toutes les fleurs. Elle est l’ornement de la terre, la plus belle des plantes, l’œil des fleurs, l’émail des prairies, une beauté toujours suave et éclatante ; elle exhale l’amour, attire et fixe Vénus : toutes ses feuilles sont charmantes ; son bouton vermeil s’entr’ouvre avec une grâce infinie et sourit délicieusement aux zéphirs amoureux.

Quelles roses embellissaient les jardins, fin du XVIIIème siècle ?

Dans son Encyclopédie, Diderot (1712-1784) nous apprend qu’il y a quatre-vingt variétés de roses, dont trois quarts à fleurs doubles. Il ajoute qu’il y en a très peu de jaunes mais que le plus grand nombre est de couleur rouge. Dans son Traité des Arbres et Arbustes (1755), Duhamel Du Monceau en cite cinquante-cinq. Une de celles-ci, la 49 paraît intéressante : Rosa omnium calendarum, flore pleno, carnae. Mais tout cela reste vague.

Tournons-nous plutôt vers les peintres du XVIIIe siècle, car ils sont plus ‘explicites’ : G.D. Ehret (1710-1770), P.J. Buchoz (1731-1807) ou G. van Spaendonck (1746-1822). De ce dernier, né à Anvers mais ayant séjourné longtemps à Paris, comme professeur de Redouté notamment, j’ai retenu : Rose à cent feuilles (Rosa centifolia L.), R. provincialis pour le botaniste Philip Miller (1691-1771) qui en 1768 déjà avait identifié la R. muscosa, peinte par Redouté :

VAN SPAENDONCK G., Rosa centifolia (1799-1801) © DP

Retournons à Saint-Laurent Blangy. Ce lieu de rencontre était baptisé Le berceau des Roses, métaphore reprise à l’occasion de chaque intronisation, comme nous le verrons plus loin. Il existait à Arras une Académie des sciences depuis 41 ans, quand ces quelques jeunes poètes décidèrent de fonder une autre Société. Si le savoir scientifique est l’apanage des Académiciens, eux, les bons vivants porteraient plutôt le flambeau du “gai savoir“.

L’écho de la fête se répercuta dans la société des gens cultivés et l’on vit bientôt arriver des notables comme Maximilien de ROBESPIERRE et Lazare CARNOT. Carnot, capitaine du Génie en garnison à Arras, publiera plusieurs de ses chansons dans le recueil des Rosati. Son enthousiasme pour les Rosati l’amènera à donner, à son fils aîné, entre autres prénoms, celui de Saady, en référence au poète persan Saadi, auteur de l’Empire des Roses.

En 1787, à l’occasion d’une Fête de la Rose, Robespierre, jeune avocat à Arras, lut un poème dédié à la rose :

Je vois l’épine avec la rose
Dans les bouquets que vous m’offrez
Et lorsque vous me célébrez
Vos vers découragent ma prose
Tout ce qu’on m’a dit de charmant
Messieurs, a droit de me confondre
La rose est votre compliment
L’épine est la loi d’y répondre
Dans cette fête si jolie
Règne l’accord le plus parfait
On ne fait pas mieux un couplet
On n’a pas de fleur mieux choisie
Moi seul, j’accuse mes destins
De ne m’y voir pas à ma place
Car la rose est dans nos jardins
Ce que vos vers sont au Parnasse
À vos bontés, lorsque j’y pense
Ma foi, je n’y vois pas d’excès
Et le tableau de vos succès
Affaiblit ma reconnaissance
Pour de semblables jardiniers
Le sacrifice est peu de chose
Quand on est si riche en lauriers
On peut bien donner une rose

Des polémiques s’élevèrent à propos du réel auteur de ce poème. Des doutes subsistent toujours aujourd’hui, Monsieur Van Fleteren, Chancelier actuel de la Société, a sa petite idée, et une certitude : ce n’est pas l’œuvre de M. Robespierre…

C’est en 1787 que le nom officiel fut choisi : Société Anacréontique des Rosati, dont la devise fut donnée par Lazare Carnot : “ON NE MEURT PAS QUAND ON EST ROSATI.”

Rosati est une anagramme d’A.R.T.O.I.S, donc jamais de s à Les Rosati (l‘Artois est une ancienne province de France, détachée au XIIe siècle de la Flandre. Depuis la Révolution française, il constitue le département du Pas-de-Calais).

BOUCHER F., Erato, muse du chant nuptial (XVIIIe). Elle est souvent représentée avec des roses dans les cheveux © Christie’s
Cette Société anacréontique des Rosati, comment est-elle organisée ?

En référence aux neuf Muses grecques, un Comité des 9 fut constitué : un Chancelier (le doyen), le Directeur, un(e) Secrétaire plus 6 membres.

En fait, comment devient-on membre des Rosati ? Pour avoir l’honneur de porter le titre de Rosati, il faut entrer sous le berceau des roses. L’heureux impétrant, choisi par le Comité des 9, reçoit 3 roses. Il les respire trois fois puis les attache à sa boutonnière (corsage pour les dames). Ensuite il boit d’un trait le verre de vin rosé ou rouge qui lui est offert : “il le boit à la santé de tous les Rosati passés, présents et futurs.” Finalement il embrasse, au nom de la société, une des personnes qu’il aime le mieux ; il sera alors un vrai Rosati. Ce cœur du rituel est enrobé d’une allocution de réception, d’un hommage au plus grand des fabulistes Jean de la Fontaine, de chants, sans oublier l’Hymne des Rosati : Ecoute ô mon coeur… et d’une prestation de jeunes ballerines.

En 1786, une première femme, une poétesse, fut invitée à “entrer sous le berceau de roses et gagner le titre de Rosati“. Aujourd’hui, l’élément féminin constitue le quart de la Compagnie et le tiers du Comité des 9.

Quel vin remplissait les verres de nos joyeux lurons ?
Blanc, rosé ou rouge ?
Rose Clos-Vougeot © Delbard

Dans la bonne société arrageoise en 1778, les vins provenaient essentiellement de Bourgogne, Champagne ou des régions avoisinantes, donc rouge ou blanc. Dommage que Legay et ses acolytes n’aient pas connu, et pour cause, la Rose Clos-Vougeot obtenue au XXe siècle par la firme Delbard.

Alliances idéales pour un Rosati : un vin de Bourgogne célèbre, une belle rose rouge et en prime un délicat parfum de rose, de fraise et de framboise. Le vin rosé bu de nos jours est en quelque sorte un compromis, d’autant plus que maintenant les rosés, style Tavel, ont acquis leurs lettres de noblesse depuis 1936.

Si on excepte quelques tentatives de délocalisation de la société à Paris au XIXe siècle, et bien sûr, les deux guerres mondiales, son parcours jusqu’à nos jours pourrait être considéré comme un long fleuve tranquille. Tout en sauvegardant ses rites ancestraux, elle a su adapter ses activités aux exigences de la vie culturelle contemporaine et à la promotion de la jeune création. Ainsi aujourd’hui, en plus de la Fête des Roses en juin, d’autres fêtes sont organisées : en janvier, une soirée Verlaine ; en mars, une soirée Chat noir ; en novembre, une soirée automnale.

A ces soirées, tout le monde est admis, sans pour autant être qualifié de Rosati. Un peu comme pour les manifestations politiques, on y est toujours admis, même sans carte de parti.

J’ajouterai que les peintres, écrivain(e)s et poète(sse)s francophones (donc aussi des Belges), sont les bienvenus ! D’ailleurs, des œuvres de nos compatriotes y sont régulièrement primées. La société organise ainsi tous les ans 3 concours ouverts à tous/toutes : un concours de peinture, des Joutes des Jeunes poètes et les Joutes poétiques de la Francophonie. Lors de chaque concours sont attribués des 1er, 2ème et 3ème prix et des Roses d’Honneur.

Lors de la fête automnale de 2013, c’est notre compatriote Bernard TIRTIAUX qui a été élu ‘Prince des Trouvères’ avec Le passeur de lumière. Au cours de la fête automnale, les poètes participent à une joute et les convives votent. Celui ou celle qui arrive en tête est nommé ‘Prince(sse) des Trouvères’. Il (elle) reçoit la couronne de roses du lauréat de l’année précédente. Donc des Prix, des Roses d’Honneur, des Princes et Princesses et enfin consécration suprême… des ROSES D’OR !

Quatre belges en furent bénéficiaires :

      • Maurice Carême en 1975,
      • Julos Beaucarne en 1984,
      • Ronny Coutteure en 1997 et
      • Bernard Tirtiaux 2013.
© Institut Destrée

Maurice Carême (Wavre 1899-1978 ) a été choisi pour l’entièreté de son œuvre. Elève brillant, il obtient, en 1914, une bourse d’études et entre à l’Ecole normale primaire de Tirlemont. Il est nommé instituteur en 1918 à Anderlecht. En 1943, Maurice Carême quitte l’enseignement pour se consacrer entièrement à la littérature. Il se lie la même année avec Jeannine Burny pour laquelle il écrit La bien-aimée en 1965. Secrétaire du poète jusqu’à la mort de celui-ci, elle préside à présent la Fondation Maurice Carême. En 1947, paraît La lanterne magique. L’impact sur la jeunesse est immédiat. Les enfants se reconnaissent littéralement dans cette œuvre. Rapidement, le nom de Maurice Carême se voit associé grâce à cet aspect de l’œuvre à celui de poète de l’enfance. Aujourd’hui, les poèmes de M. Carême sont étudiés dans toutes les écoles de France… comme de Belgique ! Le jour de son intronisation le 1er juin 1975, c’est un de ses longs poèmes Le Zodiaque qui a été chanté, après avoir été mis en musique. On lui doit également ce court poème sur… la rose :

Je porte une rose dans mon cœur
Une rose née au soleil
Une rose qui est pareille
A un petit feu de douceur
Mais, dis moi, connais-tu l’abeille
Qui est la clé de mon bonheur ?

De nombreuses œuvres paraissent et sont couronnées par des prix littéraires en Belgique et à l’étranger (entre autres : Prix de l’Académie française (1949 et 1954), Prix international Syracuse (1950), Médaille de la Ville de Sienne (1956). Prix de la poésie religieuse (1958), Prix du Président de la République française (1961) Prix de la Province de Brabant (1964), Prix de la traduction néerlandaise (1967), Grand Prix international de poésie (France, 1968)). Le 9 mai 1972, il est nommé Prince en poésie à Paris. Le 13 janvier 1978 le Panthéon des Verlaine, Prévert, Aragon, Cocteau, Verhaeren, Rodenbach, Guido Gezelle, Hélène Swarth et d’une multitude d’autres lui ouvre ses portes.

Jean-Pierre Wesel

N.B. Pour en savoir plus sur l’initiative culturelle des Rosati, visitez le site officiel SOCIETEDESROSATI.FREE.FR


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : édition, révision et iconographie | sources : auteur | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Société des Rosati ; © DP ; © Christie’s ; © Delbard ; © Institut Destrée.


Plus d’initiatives en Wallonie…

Pourquoi il y a-t-il quatre saisons, et pas trois ou cinq ?

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 20 juin 2024] On les apprend dès le plus jeune âge, on écoute ensuite poètes et musiciens s’efforcer d’égayer la froideur de l’hiver, se réjouir du retour du printemps, se délecter de l’arrivée de l’été, et sublimer mélancoliquement les feuilles mortes de l’automne. Mais vous êtes-vous déjà demandé pourquoi il y avait quatre saisons ?

La mesure du temps, à la confluence de l’astronomie et de l’arbitraire

Les termes que nous utilisons pour mesurer l’écoulement du temps sont nombreux et d’origine variée. Parfois, ces choix sont arbitraires : on a décidé de diviser la journée en 24 heures, on aurait pu faire un autre choix. On a choisi d’appeler “semaine” une durée de sept jours, suivant ainsi la création du monde dans la tradition biblique, mais en France, le calendrier républicain, mis en place le 21 septembre 1792 et abrogé par Napoléon en 1806, avait une semaine de 10 jours : primidi, duodi, tridi, quartidi, quintidi, sextidi, septidi, octidi, nonidi et décadi !

Calendrier républicain (1801) © MPWMTM

Mais parfois les choix ont un fondement objectif, astronomique en particulier : ainsi l’année correspond à la durée de la révolution de la Terre autour du Soleil, et le mois est lié à la durée de la révolution de la Lune autour de la Terre.

Qu’en est-il des saisons ? Pourquoi quatre ?

La compréhension moderne de ce nombre est essentiellement de nature astronomique. Voyons cela. La Terre est animée d’un double mouvement : une trajectoire plane autour du Soleil, qu’on appelle l’écliptique, et un mouvement de rotation sur elle-même autour de l’axe sud-nord. Il se trouve que cet axe, dont la direction peut être considérée comme fixe lorsque la Terre se déplace sur son orbite, fait un angle d’environ 23 degrés avec la perpendiculaire au plan de l’écliptique. La Terre tourne donc autour du soleil avec l’axe des pôles incliné par rapport à l’écliptique.

Description de l’inclinaison de l’axe de la Terre (obliquité) et son rapport aux plans de l’écliptique, à l’équateur céleste et à l’axe de rotation. La Terre est présentée telle que vue depuis le Soleil et la direction de son orbite est dans le sens inverse des aiguilles d’une montre (elle part donc vers la gauche). © AxialTiltObliquity.png, CC BY

Les solstices et équinoxes comme marqueur du passage des saisons

Il en résulte que, vue d’un point du globe terrestre, la trajectoire apparente du Soleil dans le ciel change au cours de l’année. Le Soleil se lève toujours à l’est et se couche toujours à l’ouest, mais il monte plus haut dans le ciel en été qu’en hiver. Du coup, la durée du jour s’allonge quand on va vers l’été et se raccourcit lorsqu’on va vers l’hiver.

Le jour le plus long de l’année est appelé solstice d’été, il advient le 21 juin, et le jour le plus court s’appelle solstice d’hiver, il advient le 21 décembre (il peut y avoir un jour de décalage dû aux années bissextiles). Entre ces deux moments extrêmes existent naturellement deux jours où la durée de la nuit est égale à celle du jour : ce sont les équinoxes (du latin aequus, égal, et nox, nuit). Équinoxe de printemps lorsque la durée du jour est en augmentation (le 21 ou le 22 mars selon les années), équinoxe d’automne lorsque la durée est en diminution (le 22 ou le 23 septembre selon les années). C’est aussi le jour où le Soleil passe à la verticale de l’équateur. Les saisons se répartissent entre ces quatre moments particuliers de l’année, d’où… le nombre de saisons, tout simplement !

L’agriculture, un autre puissant marqueur du temps qui passe

Il convient à présent de remonter le cours du temps, et de constater que cette explication astronomique n’a pas toujours prévalu – comme on peut s’en douter. Mais les phénomènes, eux, ne dépendent pas de la connaissance qu’on en a (!), et leurs effets sur les pratiques agricoles ont été repérés dans toutes les civilisations, et ils ont servi, y compris pour les pratiques religieuses. Ainsi, en Égypte ancienne, les crues du Nil étaient déterminantes pour les cultures, si bien que l’année était divisée en trois saisons de quatre mois chacune : akhet, période des inondations, peret, décrue des eaux, et chémou, période chaude des récoltes. Chez les Assyriens du début du IIe millénaire, également trois saisons (printemps, été, hiver) définies par les tâches agricoles à accomplir. Il est également amusant de constater que la première mention du 25 décembre comme jour de naissance de Jésus date de l’an 336, et qu’elle récupère la fête, traditionnelle à l’époque, du Sol invictus (le Soleil invaincu), célébrant le début du rallongement de la durée du jour.

Prendre l’agriculture comme marqueur du temps qui passe peut aujourd’hui nous sembler éloigné, mais on en garde toujours une trace dans l’étymologie même de saison, qui vient du latin sationem, substantif désignant “action de semer”. De façon plus anecdotique, on retrouvera également cette forte importance de l’agriculture dans la mesure du temps à travers les nombreux dictons associés au saint du jour, et donnant des indications sur les récoltes, les semences et les cultures. Ainsi l’on dira “À la sainte Catherine, tout bois prend racine“, indiquant par-là que le 25 novembre est une date à retenir pour planter un arbre.

À l’heure du réchauffement climatique : des nouvelles saisons ?

Mais ces dernières décennies, les récoltes ont pu être malmenées par la réalité du changement climatique, du fait des perturbations du cycle de l’eau. En effet, une augmentation de la température moyenne du globe de 1 °C induit une augmentation de la teneur en vapeur d’eau de l’atmosphère de 7 %. On s’attend également à ce que les zones tempérées deviennent plus arides, les zones arides plus désertiques et certaines zones tropicales inhabitables. Ainsi certains titres de presse ont pu être tentés de nommer, par exemple, “sur-été” ou “été indien” ces automnes à la chaleur et à la sécheresse inédites, voire même de se demander si l’on ne devait pas parler désormais de cinq saisons ou si l’hiver n’avait pas tout simplement disparu.

ARCHIMBOLDO Giuseppe, Quattro Stagioni (1563-1573) © Kunsthistorisches Museum, musée du Louvre, Académie royale des Beaux-Arts Saint-Ferdinand (Madrid)

Mais il est tout de même peu probable que cela change la dénomination des saisons : elle est trop enracinée dans notre culture, comme en témoigne l’œuvre universellement connue de Vivaldi, le musicien, et celle, non moins connue, du peintre Arcimboldo !

Jacques Treiner, physicien


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Budget Direct ; © MPWMTM ; © AxialTiltObliquity.png, CC BY ; © Kunsthistorisches Museum, musée du Louvre, Académie royale des Beaux-Arts Saint-Ferdinand (Madrid).


Plus de nouvelles du monde en Wallonie ?

CLIMAT : le Tribunal international du droit de la mer livre un arrêt historique

Temps de lecture : 5 minutes >

[THECONVERSATION.COM, 11 juin 2024] Ce 21 avril 2024, le Tribunal international du droit de la Mer (TIDM, que l’on nommera simplement Tribunal dans ce texte) est rentré dans l’histoire en devenant le premier organe judiciaire international à rendre un avis consultatif sur le climat. Par là, il répondait à une question posée en 2022 par la Commission des petits États insulaires (Cosis) dans le cadre d’une demande d’avis consultatif.

L’avis conclut à l’obligation des États de protéger et de préserver les océans de la planète des effets du changement climatique. C’est la première fois qu’un tribunal international se penche sur les obligations des États en matière de changement climatique dans le cadre de la Convention des Nations unies sur le droit de la mer de 1982, dite de Montego Bay – que l’on nommera Convention dans ce texte.

Cet avis fait partie de la vague de textes attendus pour les mois à venir de la part des organes juridictionnels internationaux, sollicités à plusieurs reprises pour se prononcer sur les obligations des États relatives au changement climatique :

      • La Cour internationale de justice (CIJ) doit rendre prochainement un avis suite à une demande effectuée en mars 2023 par Vanuatu dans le cadre de l’Assemblée générale des Nations unies. Il doit porter sur les obligations des États de limiter le réchauffement climatique et sur leurs responsabilités face aux dégâts causés par celui-ci.
      • La Cour interaméricaine des droits de l’homme a été saisie en janvier 2023 par le Chili et la Colombie, là aussi pour éclaircir les obligations des pays à répondre à l’urgence climatique dans le cadre du droit international.

Rappelons, dans ce contexte, l’importance de cet avis consultatif. Même s’il n’a pas de portée obligatoire, il peut exercer une influence non négligeable à la fois sur le droit international et sur des décisions de justice nationales en matière climatique.

Le raisonnement des juges internationaux

Avant de détailler la réponse du Tribunal, examinons d’abord la question qui lui a été posée. La Cosis interrogeait le Tribunal sur l’existence d’obligations spécifiques, pour les États parties à la Convention, de prévenir, réduire et maîtriser la pollution marine. Ceci en relation avec les effets délétères qui résultent – ou sont susceptibles de résulter – du changement climatique causé par les émissions anthropiques (c’est-à-dire, résultant des activités humaines) de gaz à effet de serre (GES) dans l’atmosphère.

Le Tribunal a estimé qu’il devait d’abord déterminer si les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère relevaient bien de la définition de la “pollution du milieu marin” au sens de l’article 1, 1, 4, de la Convention. Cet article, note le Tribunal, ne fournit pas explicitement une liste de polluants du milieu marin, mais liste trois critères pour déterminer ce qui constitue une telle pollution :

      1. il doit s’agir d’une substance ou une énergie,
      2. elle doit avoir été introduite par l’homme, directement ou indirectement, dans le milieu marin,
      3. cette introduction doit avoir (ou être susceptible d’avoir) des effets nocifs.

Cette définition est générale, en ce sens qu’elle englobe tout ce qui répond à ces critères. De même, les termes substance et énergie doivent être compris dans un sens assez large.

Les arguments scientifiques au Tribunal

Trois points décisifs ont permis au Tribunal d’affirmer l’obligation de protection et de préservation pour les États :

      1. Le rôle des océans dans la protection contre le changement climatique,
      2. La qualification des émissions de gaz à effet de serre (GES) en tant que polluants marins,
      3. Les obligations des États de préserver les océans à cet égard.

Pour cela, les arguments scientifiques ont tenu une place centrale. Dans son raisonnement, le Tribunal a repris le dernier rapport du GIEC à travers plusieurs arguments clés, notamment :

      • l’océan est “un régulateur climatique fondamental à des échelles de temps saisonnières à millénaires“,
      • l’accumulation de GES anthropiques (définies par les juges comme “résultant des activités humaines ou produit par elles“) dans l’atmosphère a eu de nombreux effets sur l’océan,
      • les émissions anthropiques de GES “ont conduit à des concentrations atmosphériques de dioxyde de carbone, de méthane et d’oxyde nitreux qui sont sans précédent depuis au moins les 800 000 dernières années.”

En ce qui concerne les risques liés au climat, le Tribunal rappelle que, selon le GIEC toujours :

      • Les risques et les effets néfastes prévus ainsi que les pertes et dommages connexes liés aux changements climatiques augmentent.
      • L’augmentation de la fréquence des vagues de chaleur marine accroîtra les risques de perte de biodiversité dans les océans.

Autrement dit, le Tribunal établit, grâce aux arguments scientifiques du GIEC, un lien de causalité entre les émissions de GES d’une part, et le réchauffement des océans et la perte de biodiversité marine d’autre part. Ce sont ces éléments qui ont ensuite permis aux juges de conclure que les émissions anthropiques de GES dans l’atmosphère constituent une pollution du milieu marin.

Une obligation de protection

Revenons sur les trois critères qui permettent de caractériser la pollution marine dans la Convention : la qualification de substance ou d’énergie, l’introduction directe ou indirecte par l’humain dans le milieu marin, et les effets nocifs, réels ou avérés, consécutifs à cette introduction.

Ici, le Tribunal a estimé que ces trois critères étaient remplis.

Il estime que les gaz à effet de serre d’origine humaine, et en particulier le CO2, sont bien des “substances” et que la chaleur accumulée par les océans est de l’énergie thermique, une forme d’énergie. Une interprétation d’ailleurs partagée par la Commission du droit international dans son commentaire sur la définition de la “pollution atmosphérique.

Comme les GES introduits indirectement par les êtres humains piègent la chaleur dans l’atmosphère, et que les océans stockent ensuite cette chaleur, la seconde condition est remplie.

Le réchauffement des océans, on l’a vu précédemment, provoque une augmentation des pertes et dommages liés au changement climatique, ainsi qu’une perte de biodiversité marine. Les effets nocifs de la troisième condition sont donc caractérisés.

Restait une dernière étape dans le raisonnement des juges : les obligations spécifiques des États parties de protéger et préserver les océans face aux pollutions du milieu matin ainsi définies.

Le Tribunal cite d’abord l’article 192 de la Convention qui dispose que “les États ont l’obligation de protéger et de préserver le milieu marin.

Il reconnaît aussi que, selon l’article 193, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs ressources naturelles conformément à leurs politiques environnementales, mais “conformément à leur obligation de protéger et de préserver le milieu marin“, ce qui est une contrainte à l’exercice de leur droit souverain.

C’est en réalité l’article 194 qui constitue, dans cet avis, la disposition clé. Il exige notamment des États qu’ils prennent “toutes les mesures nécessaires pour prévenir, réduire et maîtriser la pollution du milieu marin ‘quelle qu’en soit la source’.

Pour le Tribunal, il s’agit d’une obligation commune à toutes les sources de pollution – notamment, comme on l’a vu plus haut, les GES – que les États doivent respecter.

Un avis qui fera date

Cet avis est important, car il confirme que le droit de la mer peut être utilisé pour évaluer les actions et inactions des États en matière de changement climatique. L’obligation de protéger le milieu marin contre toutes les sources de pollution marine ne pourra plus être remise en question. De ce fait, un État pourra être tenu pour responsable devant le Tribunal s’il ne déploie pas de mesures de prévention et de protection des mers et océans contre les activités émettant des GES.

Pensons ici, par exemple, à l’exploitation des énergies fossiles en haute mer, aux marées noires provoquées par les navires pétroliers, ou même à toutes les activités produisant du CO2, même indirectement. De ce fait, les États seront probablement tenus d’exercer une vigilance accrue sur les activités qu’ils autorisent en mer.

On le voit, la portée de l’avis est grande. Il a un potentiel considérable pour faire évoluer les obligations des États dans la lutte contre le changement climatique. À terme, pourquoi pas, il pourra servir de base pour lutter contre les ‘irresponsabilités’ environnementales.

Marta Torre-Schaub, CNRS, juriste


[INFOS QUALITE] statut : validé, republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : theconversation.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, © Domaine public.


Plus de conventions en Wallonie…

FRECHKOP S., Animaux protégés au Congo Belge (Institut des parcs nationaux du Congo belge, Bruxelles, 1953)

Temps de lecture : 9 minutes >

[Transcription de…] ANIMAUX PROTEGES AU CONGO BELGE ET DANS LE TERRITOIRE SOUS MANDAT DU RUANDA-URUNDI AINSI QUE LES ESPÈCES DONT LA PROTECTION EST ASSURÉE EN AFRIQUE (y compris MADAGASCAR) PAR LA CONVENTION INTERNATIONALE DE LONDRES DU 8 NOVEMBRE 1933 POUR LA PROTECTION DE LA FAUNE ET DE LA FLORE AFRICAINES AVEC LA LÉGISLATION CONCERNANT la Chasse, la Pêche, la Protection de la Nature et les Parcs Nationaux au Congo Belge et dans le Territoire sous mandat du Ruanda-Urundi, PAR S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, et al. (Bruxelles, 1953)

© Collection privée

INTRODUCTION

Douze années se sont écoulées depuis la parution de la deuxième édition du présent ouvrage. Il eut un incontestable succès, de même que son édition abrégée qui parut en 1947 et fut rapidement épuisée. Nous devrions nous réjouir de l’intérêt porté aux animaux protégés de la faune africaine, s’il avait eu pour résultat de conserver la vie aux nombreuses espèces menacées d’une disparition complète. Hélas ! au seuil de cette nouvelle édition d’un travail consacré à la connaissance des animaux ont les rangs s’éclaircissent devant les interventions humaines, nous nous trouvons devant un bilan plus sombre que jamais.

Au cours de la dernière décade, les tentatives de développement économique des vastes territoires africains ont pris de telles proportions que rares sont les régions où leurs tentacules n’ont pas pénétré. Certes, on doit se féliciter d’un essor agricole et industriel dont les conditions d’existence de la communauté humaine ne peuvent que bénéficier. Mais, fasciné par les réalisations spectaculaires de l’industrie, par le mirage des gains immédiats, de l’aisance, du luxe, des facilités, ne perd-t-on pas le sens réel des choses, la notion exacte des mesures?

On ne voit plus guère dans la Nature qu’une source de profits, quelle que soit la forme de ceux-ci. Peut-être, passagèrement, s’extasie-t-on encore devant quelques-unes de ses beautés, mais rapidement l’âpreté des besoins matériels étouffe les émotions qu’elles procurent. Leur disparition est consacrée sans remords, souvent sans réflexion aussi. La Nature est, cependant, une vaste machine dont les rouages dépendent les uns des autres. Si l’on en supprime un, les autres perdent leurs fonctions et sont appelés à disparaître à plus ou moins brève échéance. On ne trouble pas impunément les équilibres naturels, auxquels toute atteinte est lourde de conséquences.

L’homme a subsisté des millénaires, car ses besoins étaient modestes. Il se comportait dans la Nature comme un élément du milieu. A quel destin est-il voué, maintenant qu’il exploite les ressources naturelles d’une façon démesurée, ce qui le conduit à tarir la source même de ses besoins ?

L’Afrique a pu être considérée, il y a un siècle, comme le continent le plus peuplé en herbivores, en nombre et en variétés. Il est impossible d’en déterminer le chiffre, mais il est certain que cette faune devait se compter par plusieurs centaines de millions d’individus. Aujourd’hui, on peut parcourir ce continent de part en part, sur des milliers de kilomètres, sans apercevoir le moindre ruminant. Dès que les hommes blancs y sont apparus munis d’armes à feu, que les indigènes apprirent le maniement de celles-ci, qu’ils disposèrent de moyens aussi meurtriers que les lacets en fils métalliques, la faune vit ses rangs s’éclaircir avec une stupéfiante rapidité.

La concentration de populations dans les centres urbains et industriels favorisa le trafic de la viande de chasse auquel se livrèrent des chasseurs professionnels, provoquant ainsi de véritables hécatombes d’animaux. D’autre part, le développement des exploitations, des cultures indigènes, des voies de communication poussèrent les animaux à se retrancher dans des régions reculées où, souvent, ils ne peuvent s’adapter à des milieux nouveaux et voient leur espèce s’éteindre.

Notre pessimisme au sujet de la conservation de la faune africaine trouve un nouveau fondement dans les tentatives de développement de l’élevage du bétail domestique. L’exemple de l’Afrique du Sud en illustre fâcheusement les conséquences. Les troupeaux d’ongulés y étaient d’une importance impressionnante, et après l’extinction de plusieurs espèces on y constate aujourd’hui la disparition progressive de nombreux mammifères tels que les rhinocéros noirs et blancs, l’oribi, le gnou, l’éland, le bontebok, les éléphants d’Addo et de Knysna, le zèbre de montagne. On a vu dans l’élevage une source de profits immédiats et fort hâtivement on a conclu à l’incompatibilité qu’offrait la présence simultanée du bétail et des animaux sauvages, ceux-ci pouvant être des vecteurs de maladies pour les bêtes introduites.

Cette conception a donné origine à de véritables campagnes d’anéantissement, consacrant ainsi, en réalité, une perte irréparable pour l’économie humaine.

Il ne nous paraît pas inutile d’expliquer ici les raisons pour lesquelles en supprimant la faune autochtone des ongulés pour favoriser l’élevage, on commet une erreur fondamentale . Le continent africain est pauvre, le plus pauvre de tous, pour ce qui est de la fertilité de ses sols. On s’est mépris lourdement sur leur vocation agricole, car l’exubérance de la végétation semblait en attester la richesse. Cette apparence, on s’en est aperçu, n’était qu’un leurre : la forêt constitue un équilibre biologique dans lequel le sol n’intervient que pour une faible fraction, tandis que le bilan en eau y est prépondérant. L’Afrique est un continent en voie d’asséchement et, déjà, la majorité de sa superficie est aride, sans aucun espoir d’amélioration.

Par surcroît, la plupart de ses sols sont pauvres en plusieurs éléments et notamment en calcium et en phosphore, dont la sécheresse ne fait qu’entraver l’assimilation. Non seulement les herbages sont maigres et clairsemés, mais ils sont d’une très faible valeur nutritive. Les essais d’amélioration des pâtures, d’enrichissement du sol par les engrais chimiques, sont décevants et, jusqu’à présent, peu prometteurs. L’élevage du bétail domestique, à une échelle vaste et durable, pose donc en Afrique un problème qui n’est pas près d’être résolu.

On objectera, néanmoins, que ces mêmes régions ont supporté les centaines de millions de ruminants dont nous parlions précédemment. Prendre cet argument comme base, de nature à légitimer le développement de l’élevage,
est encore une illusion.

Si les animaux sauvages ont pu subsister dans des régions où jamais un nombre équivalent de têtes de bétail ne pourra être élevé, c’est parce que les exigences sont affaire de degré. Un pays nourrit ce qu’il peut nourrir et, proportionnellement aux réserves de son sol en éléments biogènes, un équilibre s’établit. Les animaux faibles et malades s’éliminent par des facteurs naturels, et lorsque la quantité disponible d’un élément indispensable du sol vient à diminuer dangereusement, par suite d’une multiplication excessive des consommateurs, ceux-ci migrent vers d’autres régions.

Avec l’élevage, l’homme veut obtenir le maximum de rendement dans un minimum de temps et d’espace. Or, il convient de noter que le bétail domestique est à croissance rapide et exige, dans un temps très court, d’accumuler les réserves minérales du sol indispensables à sa constitution. Il est, en outre, herbivore, alors que beaucoup d’animaux sauvages sont herbivores et phyllophages en même temps, ce qui augmente les possibilités d’une même région à supporter un nombre plus élevé de ceux-ci. L’élevage vise à exporter la partie la plus riche des éléments prélevés dans le sol, contribuant ainsi à accélérer son appauvrissement.

Sous l’angle de la pathologie, il est indéniable que les animaux sauvages présentent une supériorité marquante sur les bêtes domestiques. Une sélection naturelle séculaire leur a conféré une résistance aux maladies, une adaptation aux conditions du milieu, qu’aucun bétail n’est capable d’égaler dans l’état actuel des connaissances. Ainsi sacrifie-t-on un capital-faune d’une inestimable valeur, pour le remplacer par une industrie dont la réussite, à longue échéance, est moins bien qu’assurée.

Indépendamment du côté sentimental attaché à son caractère spectaculaire, la faune africaine présentait un intérêt scientifique considérable, des ressources zootechniques et médicales insoupçonnées, mais elle constituait, surtout, pour les populations indigènes, une assurance contre la famine.

On mesure ainsi toute la responsabilité de ceux qui n’ont pas su, ou n’ont pas voulu comprendre. De ceux qui considèrent encore la faune et sa protection comme une baliverne.

Certes, les sciences biologiques nous ouvrent des horizons immenses, mais, tant qu’elles ne se matérialisent pas par des réalisations concrètes, la sagesse impose d’assurer la protection des biens naturels dont nous sommes les détenteurs responsables, dans la forme où la Nature nous les a dispensés.

Il n’est pas possible de revenir en arrière, l’amputation dont la faune africaine a été victime est irréparable, mais c’est un devoir pour chacun de tenter de sauver ce qui peut l’être encore. Placé dans des conditions favorables, un noyau de quelques spécimens d’une espèce peut permettre de
reconstituer tout un peuplement.

Le but du présent ouvrage est de familiariser les personnes vivant en Afrique avec l’aspect et le genre de vie des animaux placés sous la protection de la loi, de vulgariser la notion de protection et de promouvoir l’intérêt pour ces inférieurs auxquels nul ne peut contester le droit de vivre.

Partant du principe qu’un effort n’est jamais perdu, nous publions une nouvelle fois ce travail, qui constitue un appel en faveur des espèces de la faune africaine les plus menacées, celles dont il importe d’assurer la conservation pour nous-mêmes, mais aussi pour les générations futures.

En 1936, l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge sortait une brochure aux proportions modestes, comportant, d’une façon sommaire, les éléments qui devaient être repris dans un travail beaucoup plus important, publié en 1941, et dont la rédaction avait été confiée à M. S. FRECHKOP, Directeur de Laboratoire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, bien connu par ses travaux sur les mammifères. Cet ouvrage fut rapidement épuisé ; aussi la publication d’une troisième édition abrégée et ne concernant que les espèces vivant au Congo Belge sortit de presse en 1947. Aujourd’hui paraît une quatrième édition, reprenant la forme de celle de 1941, mais complétée dans son texte et illustrée de figures nouvelles. Elle concerne tous les animaux énumérés dans le décret du 21 avril 1937, sur la chasse et la pêche au Congo Belge, mais aussi tous ceux qui font l’objet de mesures de protection en Afrique, y compris Madagascar, et dont la détention et le transport sont interdits au Congo Belge.

Les figures qui illustrent la présente publication ont été exécutées sous la surveillance de l’auteur, ainsi que sous le contrôle de M. G. Fr. DE WITTE, Conservateur honoraire à l’Institut royal des Sciences naturelles de Belgique, dont la longue expérience de naturaliste et d’explorateur au Congo Belge a fait un arbitre compétent dans la sélection de la documentation. Ces figures ont été inspirées par des documents photographiques souvent inédits et par des illustrations prises dans le Bulletin of the New York Zoological Society, dans Zoo Life de Londres, ainsi que dans divers ouvrages spéciaux cités ci-après. Pour la préparation du texte, les livres suivants ont été consultés [suit une bibliographie disponible dans le PDF de l’ouvrage téléchargeable sur notre DOCUMENTA]

Afin de faciliter dans la plus large mesure possible l’identification des animaux protégés, un tableau synoptique, basé sur les caractères externes, permettra de distinguer aisément les différentes espèces. On pourra, en outre, se rapporter aux figures qui illustrent les descriptions. Le premier paragraphe de celles-ci s’applique uniquement aux caractères distinctifs externes. Les personnes désireuses de renseignements plus étendus, notamment sur les mœurs et la distribution géographique, trouveront ces développements dans les paragraphes subséquents.

Les noms latins par lesquels sont désignés dans ce livre diverses espèces de mammifères sont ceux qu’avait admis dans son ouvrage, A Checklist of African Mammals (1939), le regretté G. M. ALLEN. En ce qui concerne les oiseaux, l’ouvrage de W. L. SCLATER, Systema Avium AEthiopicarum (1924-1930), a été suivi pour l’arrangement et la désignation scientifique des espèces, à l’exception de quelques modifications, jugées nécessaires pour l’uniformité de ce volume.

La documentation complète concernant la législation sur la chasse et la pêche, sur les Parcs Nationaux, ainsi que sur la protection de la faune au Congo Belge et au Ruanda-Urundi, constitue la deuxième partie de ce travail, complété par une carte sur les parcs nationaux et les réserves créés au Congo Belge et au Ruanda-Urundi.

Tout en fournissant quelques données sur la façon de vivre des animaux africains, l’ouvrage de M. S. FRECHKOP montre l’insuffisance et l’imprécision de nos connaissances dans ce domaine. Le lecteur, nous l’espérons, saisira la valeur de la collaboration des personnes résidant au Congo Belge et au Ruanda-Urundi. Le comportement des animaux est à peu près inconnu. Nous voudrions que le présent travail suscitât le désir d’observer les animaux à l’état libre, dans leur milieu naturel, de noter toutes les péripéties de leur existence et de les photographier. Toute documentation de ce genre peut devenir une précieuse contribution à la Science et donner aussi des indications utiles au perfectionnement de la réglementation sur la chasse. Nous attirons l’attention sur l’importance des observations touchant les fluctuations du nombre des individus de chaque espèce et les facteurs qui les déterminent, les déplacements journaliers ou saisonniers, l’activité durant les diverses heures du cycle journalier, l’époque du rut ou de la nidification et de la ponte, des mises-bas ou des éclosions.

Il est regrettable de constater l’indifférence avec laquelle a été accueilli l’appel fait dans les éditions antérieures de ce livre, bien que celles-ci aient été largement distribuées, autant par les soins du Ministère des Colonies que par l’Institut des Parcs Nationaux du Congo Belge. A l’exception des observations fournies par M. A.-J. JOBAERT, Lieutenant honoraire de chasse, et par le Major E. HUBERT, ancien conservateur-adjoint au Parc National Albert, et des précieuses images fixées par ce dernier, – tous deux fréquemment cités dans le texte qui suit, – presque aucun renseignement n’a été transmis.

L’appel adressé précédemment doit être complété. On remarquera qu’on s’est efforcé d’indiquer les noms des animaux en diverses langues indigènes. On les connaît insuffisamment. Toutefois, l’édition actuelle a pu être complétée par une série de noms vernaculaires qu’ont bien voulu nous communiquer les personnes suivantes, auxquelles l’Institut s’empresse d’exprimer ici sa sincère gratitude : [s’ensuit une liste de personnes, disponible dans la DOCUMENTA]

En terminant cette introduction, nous souhaitons que la cause de la protection des animaux sauvages, noble entre toutes, rallie toujours plus de fervents adeptes, car seul leur nombre pourra triompher des intérêts aveugles et des inerties.

V. Van STRAELEN

La dématérialisation est en cours et le PDF OCR du livre original est différent chaque jour dans notre DOCUMENTA…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, transcription, édition et iconographie | sources : Documenta | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © WWF France.


Abordons l’écoumène en Wallonie…

Ce que le «2» dit de nous

Temps de lecture : 5 minutes >

[d’après LIBERATION.FR, 1 janvier 2018] “Monarque absolu” de notre logique binaire, il est aussi celui de l’accouplement avec lequel commence la société. Avec lui, vient l’autre. Méditation pour un 2 janvier.

La fête de l’épiphanie, qui commémore la venue du “Messie venu et incarné dans le monde”, a lieu le 6 janvier, c’est les Rois, tout le monde sait cela. On sait moins que, depuis 1802, année de la naissance de Victor Hugo, les deux événements sont indépendants, cette célébration peut se tenir le premier dimanche qui suit le 1er janvier, selon un décret du cardinal Caprara, légat du pape Pie VII. Ainsi, le 2 janvier, le jour d’après, est tout de même premier en quelque chose : c’est le premier jour possible pour la fête des Rois. C’est arrivé en 2011. Hasard de la numérologie, cela se produira de nouveau en… 2022.

En mathématiques, le nombre 2 est chargé de significations et lourd de promesses. Pour un mathématicien, 2 est d’abord le premier (si, si) des nombres premiers. Vous savez ces nombres entiers qui ne sont divisibles par aucun nombre plus petit (sauf le 1). Euclide a montré, il y a deux mille cinq cents ans, qu’ils sont une infinité. L’une des raisons de la fascination pour les nombres premiers est que tout nombre entier est représentable d’une manière unique comme produit de nombres premiers. Ainsi, 12 = 2 × 2 × 3, 2018 = 2 × 1009, et mis à part l’ordre des facteurs, ces décompositions sont intangibles. C’est la raison pour laquelle le nombre 1 a été exclu de la liste : multipliez par 1 autant de fois que vous voudrez, vous ne changerez pas le résultat. C’est la version multiplicative de la tête à Toto.

Ainsi, 2 est premier, ce qui n’est pas son moindre titre de gloire, et c’est même le seul nombre premier pair, ce qui le met souvent à l’écart, mais il paraît qu’il ne s’en offusque pas, dans beaucoup de démonstrations mathématiques.

Le nombre 2 a aussi ses victimes. Le fameux théorème de Pythagore doit son nom au philosophe de Samos qui l’a énoncé au VIe siècle avant notre ère, mais il était connu des Mésopotamiens plus de mille ans auparavant. Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Considérons le carré de côté 1. Cet énoncé stipule donc que le carré de la diagonale est égal à 2. Selon une légende vraisemblable, Hippase de Métaponte, un pythagoricien, aurait découvert que cette diagonale ne peut être mesurée avec la même règle que le côté, aussi rapprochées que soient les graduations. Cela ne vous choque peut-être pas outre mesure (c’est l’expression qui convient) mais cette découverte mettait à mal l’entière conception du monde en vigueur dans cette école de pensée : “Toute chose est nombre.” Si le monde était censé être entièrement explicable par les nombres, comment pouvait-on concevoir que cette simple diagonale soit réfractaire à toute mesure raisonnable, c’est-à-dire rationnelle comme l’on dit aujourd’hui ? Porteur de cette terrible nouvelle, le pauvre Hippase aurait été jeté par-dessus bord ou sauvagement poignardé par ses condisciples. Ainsi, le nombre 2, pour innocent qu’il paraisse, aurait engendré le premier martyr de la science.

Pythagore © Le devoir

La résonance du 2, dans le monde des mathématiques, est infinie. L’un des concepts essentiels dans le développement de cette science, et particulièrement à notre époque, est celui de “dualité”. Il s’agit là du deux du miroir, de celui de la symétrie, mais décliné et approfondi par des siècles de réflexion. L’évolution des mathématiques nous a progressivement amenés de l’étude des objets et des notions conçues pour modéliser le réel, vers l’étude des relations entre ces objets. Compter, c’est d’abord énumérer, donc additionner, mais la tentation est grande de pouvoir revenir sur ses pas : on définit alors l’opération duale qui est la soustraction. Sous une forme très générale, on peut dire que la dualité est, en substance, une opération de traduction de concepts, relations ou structures vers d’autres concepts, relations ou structures, effectuée d’une manière “biunivoque” : à chaque élément d’un monde correspond un et un seul élément de l’autre monde. Le plus souvent cette liaison est d’ailleurs subtilement réversible : si, à partir d’un objet A, on a obtenu un objet (dual) B, et que l’on réitère l’opération sur B, on retrouve A. Prendre le dual du dual, vous ramène au point de départ. Ouf.

Le miracle de la dualité est que cette exploitation de la symétrie enrichit considérablement le champ d’étude initial et permet des avancées spectaculaires. Si un système physique, comme une machine ou même un être vivant, évolue uniquement en fonction de son passé immédiat (disons son état dans la seconde précédente), l’étude mathématique pourra se fonder sur un modèle abstrait où un système évolue en fonction de son futur immédiat, autrement dit, l’état dans lequel il sera dans la seconde suivante. Ce modèle imaginaire, dual théorique sans assise physique du système réel, permettra cependant de décrire et de prévoir l’évolution effective du système considéré.

Le nombre 2 est aussi le “monarque absolu” de notre logique, dite du “tiers exclu” : une assertion est “juste” ou “fausse”, une réponse est “oui” ou “non”, le “courant passe” ou “ne passe pas”. D’où son utilisation systématique en informatique, fondée sur une logique dite “binaire” : à partir de circuits électroniques susceptibles de prendre deux états, on peut mettre le monde en équations, transmettre et recueillir des informations, induire des évolutions, et, finalement, jouer à Dieu. Les ordinateurs quantiques du futur opéreront selon une logique comportant un nombre arbitraire, voire infini, d’états. Ce sera alors la première défaite du nombre 2. Mais nous n’en sommes pas là, et la logique binaire, pourtant si sommaire et restrictive, a encore de beaux jours devant elle. Ce n’est qu’avec une certaine réticence que les applications des mathématiques, et plus généralement les raisonnements humains, entrent dans l’univers inquiétant du peut-être.

L’histoire, qui ne s’arrête pas là, a peut-être débuté avec le nombre 2 qui est évidemment notre premier modèle du couple, qu’il soit homogène ou hétérogène, fondé sur la ressemblance ou sur le contraste. Et le couple est d’abord le lieu de la conversation et de la négociation puisqu’il ne peut contenir de majorité. Si deux ne sont pas d’accord, il faut parler. Ainsi, le nombre 2, à partir duquel commence la société, nous suggère, pour vivre ensemble, une voie fondée sur l’accord plus que sur la contrainte. Il contient en germe la notion de partage : 2 est par nature généreux.

De là à imaginer, en ce 2 janvier, que ce jour d’après soit aussi un jour d’attention et de sollicitude envers tous ceux qui frappent à notre porte parce qu’ils fuient la persécution ou la misère, il n’y a qu’un pas. Si le premier est le jour des vœux, pourquoi ne pas faire du deuxième jour de l’année le jour d’eux ? Car eux sont nous, c’est l’évidence.

Gérald TENENBAUM, mathématicien


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | sources : liberation.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP ; © Le devoir.


Plus de tribunes libres en Wallonie…

L’évolution de la place du chat en 10 000 ans d’histoire

Temps de lecture : 11 minutes >

[GEO.FR, 15 janvier 2024] L’Égypte Antique le révérait tel un dieu, l’Europe médiévale s’en méfiait comme du diable, et au Japon, il était mi-ange mi-démon. Plongée dans les dix mille ans d’histoire qui unissent l’humanité au plus insaisissable des compagnons à quatre pattes.

Cela fait des millénaires qu’ils se fréquentent. Mais se connaissent-ils vraiment ? Selon une étude publiée en 2017 dans la revue scientifique Nature Ecology & Evolution, la domestication du chat s’est faite en deux vagues, d’abord au Néolithique – il y a environ dix mille ans – en Anatolie, puis en Égypte antique. Elle a accompagné les débuts de l’agriculture : en stockant du grain, les hommes ont attiré des rongeurs, puis leur prédateur naturel, Felis silvestris lybica, le chat sauvage de ces régions, qui se nourrissait ainsi tout en protégeant les récoltes. De là, l’animal domestiqué a gagné l’Europe, en particulier.

Mais pendant longtemps, cette accointance entre le bipède et le félin a relevé davantage d’intérêts réciproques, que d’une vraie domestication. L’homme n’attendait du chat que ce qu’il savait déjà faire : chasser des souris. Rien à voir, par exemple, avec le chien, qui a fait l’objet d’un long processus de sélection pour s’assurer de sa fidélité et lui faire accomplir des tâches bien précises. Résultat : le chat est resté, des siècles durant, un être semi-sauvage, indépendant, insaisissable. Ce qui a eu une influence majeure sur la façon dont les hommes le percevaient. Ici admiré et divinisé, là vilipendé et jeté au bûcher, selon les lieux et les époques, il a toujours été un animal à part.

De la Rome antique aux salons bourgeois du XIXe siècle, voici sept jalons d’une histoire partagée teintée d’ambiguïté.

1. Dans l’Égypte ancienne, un avatar divin
Momie de chat © Aurimages

L’Égypte antique est le deuxième­ berceau de la domestication du chat, effectuée au cours d’un long processus qui s’y acheva deux mille ans avant notre ère. Le petit félin était un auxiliaire précieux des riverains du Nil, veillant sur les récoltes tout en chassant les serpents rôdant autour des foyers. Mais au fil du temps, les anciens Égyptiens développèrent aussi avec lui un lien plus profond, comme dans nulle autre civilisation depuis.

Au IIe  millénaire avant J.-C., ils l’introduisirent dans leur panthéon riche en figures animales. On le retrouvait aux côtés du dieu soleil Râ, luttant contre Apophis, le serpent des ténèbres. Puis en avatar de la déesse Bastet, qui protégeait les récoltes et favorisait les accouchements. Cette divinité bienfaisante et très populaire, représentée à l’origine sous les traits d’une lionne, était notamment célébrée à Boubastis, une cité du delta du Nil, à 80 kilomètres au nord du  Caire, où un important temple lui était dédié.

Son aura s’éten­dit surtout à partir de 950 av. J.-C., quand Boubastis devint la capitale de l’Égypte. ­Dans l’enceinte du temple, entouré de canaux, des prêtres élevaient des chats sacrés. Et tous les ans, d’importantes festivités honoraient la déesse. Hérodote, historien grec du Ve siècle av. J.-C., assista à ces réjouissances. Il décrit la nuée d’embarcations flottant sur le Nil, les femmes jouant de la musi­que sur des cymbales et des tambourins, dansant ou tapant dans leurs mains… “Du vin de la vigne était bu en quelques jours plus que dans tout le reste de l’année. […] Pas moins de 700 000 pèlerins célébraient la fête, en même temps !”

Le mau, comme l’appelaient les riverains du Nil, était dans le royaume un animal sacré. Le tuer, c’était risquer sa propre vie. Et lorsqu’un chat domestique mourait, rapporte le même Hérodote, la maisonnée se rasait les sourcils en signe de deuil. “Durant la période ptolémaïque (332-30 av. J.-C.), la popularité du chat atteignit son paroxysme”, écrit l’égyptologue Jaromir Malek dans Le Chat dans l’Égypte ancienne (éd. Les Belles Lettres, 2016).

C’était le plus égyptien de tous les animaux associés aux dieux et il ne se départit jamais d’une certaine aura de réserve et de mystère… tout en étant présent dans la plu­part des foyers.

Les archéologues ont identifié de nombreuses traces de cette passion féline, jusque dans les tombes de hauts personnages à Saqqarah ou à Thèbes. Ils ont aussi retrouvé plusieurs nécropoles où reposaient, parfois par dizaines de milliers, des chats momifiés. À Boubastis, ces momies étaient même devenues un négoce : les prêtres tuaient des chatons, les entouraient de bandelettes et les vendaient aux pèlerins en quête des faveurs de Bastet…

2. Sous l’Empire romain, un chasseur à la conquête du monde

Les Égyptiens tenaient à leurs chats comme à un trésor, jalousement gardé…. Cela n’empêcha pas l’animal, dans les siècles qui ont précédé notre ère, de se répandre autour de la Méditerranée, notamment à bord des navires de commerce­ phéniciens, qui l’utilisaient, là encore, pour se protéger des rongeurs ou les trafiquaient tels des biens de luxe. Il posa ainsi ses pattes en Grèce, puis dans le sud de l’Italie… L’expansion de l’Empire romain accéléra ensuite sa diffusion à travers l’Europe, via les routes commerciales, mais aussi les pérégrinations des légions, qui amenaient des chats dans leurs campagnes militaires pour veiller sur les vivres. Celui qui était au début un animal rare et exotique finit par se banaliser. À la fin de l’Empire, au Ve siècle, le chat était ainsi solidement établi dans toute l’Europe.

Mais les Occidentaux ne le contemplaient pas avec la même dévotion que les Égyptiens. Au départ, il profita sans doute de l’aura de la déesse Bastet, assimilée à Artemis en Grèce, et à Diane à Rome, associée aussi à Isis, déesse égyptienne vénérée dans le monde gréco-romain. Mais bien vite, le chat fut ramené en Europe à sa fonction la plus prosaïque : la chasse aux souris. Son image commença même à se ternir, en raison de sa supposée paresse et de sa tendance à attraper les oiseaux. “Les Romains […], dénigrant les cultes égyptiens qui gagnaient peu à peu du terrain, se devaient de déprécier un animal si lié à la culture égyptienne”, écrit Laurence­ Bobis, auteure d’une Histoire du chat (éd. Seuil, 2006).

Certaines associations courantes sur les bords du Nil, par exemple entre la figure du chat et celle de la Lune, perdurèrent. Mais la mauvaise réputation de la bête s’installa, attisée par le christianisme, religion officielle à la fin du IVe siècle, qui bannissait les cultes païens et “zoolâtres” tels ceux des Égyptiens­. Le Moyen Âge en hérita.

3. Au Moyen Âge, le chat est diabolisé et persécuté

Un proverbe du Moyen Âge l’assurait :

Il y a toujours une occasion de battre son chat.

C’est dire si le félin était méprisé par le petit peuple de l’Europe médiévale. Mais comment l’ancien dieu des Égyp­tiens a-t-il ainsi pu tomber de son piédestal ? À la fin du premier millénaire, après l’Antiquité, le matou s’enfonça peu à peu dans une sorte d’indifférence, au point d’être quasiment absent des écrits de l’époque. “Pendant longtemps, on a même cru que les chats avaient mystérieusement disparu du monde occidental […] et nous étaient revenus, une seconde fois, dans les baga­ges des croisés à partir du XIIe siècle”, écrit Laurence­ Bobis dans son Histoire du chat. Mais il n’en était rien. Le félin continuait à coloniser l’Europe. En plus d’attraper les souris, il rendait d’autres services : sa fourrure permettait de confectionner couvertures et habits, ses excréments étaient utilisés dans la pharmacopée… Efficace, discret, indépendant, l’animal trouvait sa place partout, châteaux, masures ou monastères.

Kattenstoet à Ypres © fr.wikipedia.org

Mais en parallèle, la méfiance se mit à poindre vis-à-vis du ronronnant mammifère, alimentée par l’Église, qui condamnait toute affection pour la bête. De plus en plus, le chat fut associé à une symbolique négative et à diverses tares morales : gloutonnerie, hypocrisie, perfidie…

“Le chat sait bien quelle barbe il lèche”, disait un autre proverbe, pour illustrer son caractère intéressé. Il était en outre assimilé à la femme, ce qui, à une époque où le christianisme considérait cette dernière comme un être inférieur et une vile tentatrice, n’était pas le moindre des stigmates. De là à en faire un animal diabolique, il n’y avait qu’un pas, franchi à la fin du XIIe siècle, quand l’Église se mit à voir en lui une incarnation du démon – surtout quand son pelage était de couleur noire.

Les hérétiques tels les Vaudois et les Cathares furent accusés de mêler des chats à leurs rituels maléfiques, au cours desquels ils leur… embrassaient l’anus. “Par une statue […] descend un chat noir, de la taille d’un chien de taille moyenne, la queue retroussée, que le novice, le maître, puis chacun à son tour baise au derrière”, décrivit avec gravité le pape Gré­goire­ IX, initiateur de l’Inquisition, dans sa bulle Vox in Rama de 1233.

Plus tard, l’animal fut aussi associé aux sorcières, soupçonnées de se changer en chat pour commettre leurs méfaits, par exemple étouffer les enfants dans leur berceau. Certains matous furent même envoyés au bûcher avec leur maîtresse ! “Il ne faudrait pas pour autant imaginer des chats systématiquement persécutés, jetés par centaines dans les brasiers même où brûlaient les sorciers”, tempère Laurence Bobis. Mais le minou mal-aimé pouvait servir de victime expiatoire lors de fêtes populaires : brûlé vif lors de la Saint-Jean, jeté du haut du beffroi d’Ypres durant le Carême…

Tout cela ne l’empêcha pas d’obtenir, aux XIIe et XIIIe siècles, son premier rôle de héros de littérature, à travers le personnage de Tibert, le chat malin et orgueilleux du Roman de Renart.

4. Pendant la Renaissance, un lent retour en grâce

“Même le plus petit des félins, le chat, est un chef-d’œuvre”, écrivait Léonard de Vinci dans les années 1510. Le génie de la Renaissance était fasciné par les mouvements élastiques du gracieux animal, qu’il étudia dans une série de dessins. Là aussi, le peintre fut un précurseur. Vilipendé au Moyen Âge, le chat mit plusieurs siècles à retrouver son aura. En France et en Italie, son salut vint en partie de l’étranger. Aux XVIe et XVIIe siècles, aristocrates et grands bourgeois se passionnèrent pour les chats tigrés syriens et les persans à longs poils blancs, importés du Moyen-Orient. Ces races exotiques devinrent la coqueluche des plus riches, qui en faisaient des animaux d’apparat, décorés, parfumés… et, de plus en plus, dotés d’un nom.

Quel­ques puissants s’entichèrent aussi de l’animal, tel le cardinal de Richelieu, ce grand nerveux qui s’apaisait au contact de ses angoras. L’amorce d’un changement de regard sur la gent féline se lit chez certaines grandes plumes de l’époque. Le poète Joachim du Bellay composa en 1558 une touchante épitaphe pour Belaud, son matou disparu (Tel fut Belaud, la gente bête,/Qui des pieds jusques à la tête,/De telle beauté fut pourvu,/Que son pareil on n’a point vu./Ô quel malheur ! Ô quelle perte,/Qui ne peut être recouverte !/Ô quel deuil mon âme en reçoit !) Et Montaigne s’interrogeait à propos de sa chatte, Madame Vanity : “Quand je joue [avec elle], qui sait si elle passe son temps de moi plus que je ne fais d’elle ?”

C’est au siècle des Lumières, toutefois, que la vogue du chat atteignit son apogée dans la bonne société – peut-être aussi car la bête collait bien à l’esprit frondeur de l’époque. En 1727, François-Augustin Paradis de Moncrif publia à Paris le tout premier livre chantant les louanges du chat domestique. Mais la bête continuait à avoir ses détracteurs, tel le naturaliste Buffon, qui opposait le chien loyal au chat infidèle. Et il restait martyrisé dans certaines fêtes populaires. À Ypres, ce n’est qu’après 1817 que l’on a cessé de précipiter des chats vivants du haut du beffroi !

5. Dans le monde musulman, un animal pur aimé du prophète
Huile sur toile persane © Musée du quai Branly – Jacques Chirac

Mahomet, un grand ami des chats ? C’est ce que suggèrent plusieurs hadiths, ces écrits rapportant les actes et paro­les du fondateur de l’islam, qui forment avec le Coran le socle de la religion musulmane. L’un rapporte notamment que le prophète du VIIe siècle ne voyait rien d’impur à faire ses ablutions avec une eau lapée par un chat. Selon une croyance populaire, qui n’est toutefois étayée par aucun texte sacré, il aurait lui-même possédé un chat nommé Muezza. Un jour, celui-ci s’endormit sur sa robe : au lieu de le réveiller, il découpa son habit pour ne pas troubler son repos. Un célèbre compagnon du prophète, Abu Hurayra, est lui aussi connu pour l’amour qu’il portait à son compagnon à poils – son nom signifie “le père des chatons”.

Alors que la chrétienté a longtemps vu le chat d’un mauvais œil, il en va tout autrement du monde islamique, où l’animal est considéré comme pur, admiré notamment pour sa propreté. “Le chat est l’animal domestique quintessentiel de l’islam”, écrit la spécialiste Nuha Khoury dans Encyclopedia of Islam (de Juan Eduardo Campo, éd. Facts On File, 2009, non traduit). Selon un autre hadith, “l’amour des chats est un aspect de la foi”.

Résultat : le félidé est respecté, choyé, libre de se déplacer jusque dans les mosquées. Plusieurs exemples témoi­gnent de cette affection. Au Caire, un sultan mamelouk du XIIIe siècle avait par exemple fait aménager dans sa mosquée un jardin pour les chats sauvages. Et Istanbul, aujourd’hui encore, est connue pour ses chats des rues cajolés par les habitants, dont le plus célèbre, Gli, le chat de Sainte-Sophie, célèbre ancienne basilique chrétienne devenue mosquée, s’est éteint en 2020.

6. Dans le Japon féodal, ange ou démon ?
© Istock

Après l’Égypte, le Japon est l’autre pays du chat-roi. L’animal a débarqué assez tard dans l’archipel, sans doute au VIe siècle, ultime étape d’un périple le long des routes de la soie entamé pendant l’Antiquité. Il y fut introduit pour protéger de précieux manuscrits bouddhistes contre les rongeurs, mais aussi comme cadeau aux empereurs. D’abord apanage d’une élite, il se répandit ensuite dans le pays et dans sa culture populaire.

Sur ces îles imprégnées des croyan­ces du shintoïsme, vénérant les esprits de la nature, l’intrigant animal venu d’ailleurs se vit attribuer des pouvoirs surnaturels, tantôt maléfiques tantôt bénéfiques. Dans le folklore nippon, il présentait ainsi, depuis les origines, deux visages. D’abord, celui du bake-neko, le chat démoniaque, capable de revêtir forme humaine pour abuser les hommes. On le retrouve par exem­ple à l’ère Edo (XVII-XIXe siè­cles) dans la fable du chat-vampire de Nabeshima : l’histoire d’un chat noir qui tue une jeune favorite du prince, puis prend son apparence pour boire le sang du souverain. À l’inverse, le maneki-neko est le chat porte-bonheur, levant la patte en guise de salut amical : selon la légende, un chat fit un jour ce signe à un samouraï se tenant sous un arbre. Le noble guerrier s’avança vers la bête… et échappa du même coup à la foudre qui frappa le tronc.

Depuis, le maneki-neko à la patte levée est devenu un cliché japonais, décliné en bibelots, accueillant les visiteurs à l’entrée d’édifices… Il rejoint la longue liste de représentations de chats dans la culture nippone, des estampes de l’ère Edo aux mangas contemporains, des œuvres d’Hiroshige au chat-bus du film d’animation Mon voisin Totoro.

7. Dans l’Europe du XIXe  siècle, le prince des salons

Et finalement, le chat retomba sur ses pat­tes… Après des siè­cles de purgatoire, le XIXe siècle sonna en Europe l’heure de sa réhabilitation totale. Voire de sa consécration. Pour preuve : même le pape Léon XII eut dans les années 1820 son minou favori, Micetto (“petit minet”). Ce dernier fut adopté ensuite par l’écrivain François-René de Chateaubriand, ambassadeur de France au Saint-Siège, qui l’immortalisa dans ses Mémoires d’outre-tombe. Premier romantique du siècle, Chateaubriand était par ailleurs­ un grand admirateur de la gent féline. “J’aime dans le chat ce caractère indépendant et presque ingrat qui le fait ne s’attacher à personne, et cette indifférence avec laquelle il passe des salons à ses gouttières natales”, se pâmait le poète.

Au XIXe siècle, l’amour du félin ne se limitait plus aux chats précieux de la bonne société. Il s’étendit aussi aux chats “ordinaires” et à un nouveau public d’ailurophiles (personnes qui aiment les chats) : les artistes et les intellectuels. Surtout les romantiques, qui prisaient l’animal pour ce qui jadis suscitait la méfiance et le rejet : sa légende noire, son côté ambigu, mystérieux, indomptable, maudit, nocturne…

En littérature, la nouvelle fantastique Le Chat noir, de l’Américain Edgar Allan Poe, avec son félin incarnant la folie de son maître, est le summum en la matière. Elle fut traduite en français, avec les autres nouvelles de Poe, par Baudelaire, autre grand obsédé des chats. Victor Hugo, Pros­per­ Mérimée ou encore Théophile Gautier cultivaient eux aussi l’amour de cet animal. L’écrivain Champfleury lui consacra en 1869 un ouvrage encyclopédique, dont l’affiche publicitaire fut dessinée par son ami Édouard Manet, qui quelques années plus tôt avait intégré un chat noir à son sulfureux tableau Olympia… Chez les artistes, le matou était devenu un totem.

En ce siècle de naissance de l’hygiénisme et de découverte des microbes, la manie du chat pour sa toilette aida aussi à redorer son blason. Enfin, le XIXe siècle vit l’avènement de la passion populaire pour le félin, et l’apparition du marché qui va avec. En 1871, le Britannique Harrison­ Weir organisa à Londres la première exposition féline au monde, avec un jury choisissant le plus beau spécimen. On commença aussi à créer des races – pour le chien, cela se faisait depuis des milliers d’années – et à attribuer des pédigrées. Résultat : génétiquement, le chat domestique d’aujourd’hui reste très proche du chat sauvage. Malgré des millénaires de vie commune, le petit mammifère qui roupille au salon conserve, au fond, sa part d’insoumission…

Volker Saux


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : geo.fr | mode d’édition : partage, décommercialisation et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Ph. Vienne ; © Aurimages ; © fr.wikipedia.org ; © Musée du quai Branly ; © Istock.


Bondir de page en page…

En Afrique, les oiseaux et les humains ont appris à collaborer pour trouver du miel

Temps de lecture : 3 minutes >

[SCIENCESETAVENIR.FR, 11 décembre 2023] Au Mozambique et en Tanzanie, des humains sont guidés par des oiseaux nommés Grands Indicateurs pour trouver du miel d’abeilles. La communication entre eux est le résultat d’une coévolution culturelle, permettant aux oiseaux de reconnaître les appels humains dans leur zone géographique.

Dans de nombreuses régions d’Afrique – comme en Tanzanie et au Mozambique –, des chasseurs de miel lancent des appels bien particuliers à un oiseau brun de la taille d’un étourneau, dont le plat favori est la cire d’abeille. L’oiseau, nommé Grand Indicateur (Indicator indicator, ou Honeyguide en anglais) et endémique d’Afrique, répond en poussant des cris et les guide jusqu’aux essaims d’abeilles nichés au creux des arbres. Les chasseurs de miel, grâce au feu, enfument les abeilles puis ouvrent le nid, rendant accessible le butin de chacun. Du miel pour les humains et de la cire pour les oiseaux.

Des chercheurs ont étudié cette collaboration fructueuse entre humains et animaux sauvages, dans une étude publiée dans la prestigieuse revue Science le 8 décembre 2023. Ces travaux montrent que les Grands Indicateurs, surnommés à juste titre “guides de miel“, font la distinction entre les différents appels de chasseurs de miel, répondant beaucoup plus facilement à ceux qui proviennent de leur propre région. À l’aide d’enregistrements, Claire Spottiswoode, biologiste de l’évolution à l’université du Cap (Afrique du Sud), et Brian Wood, anthropologue à l’université de Californie à Los Angeles (États-Unis), ont examiné ces signaux, leur utilité pour les humains et leurs effets sur les oiseaux.

Un exemple rare de coopération entre animaux sauvages et humains

Ces chercheurs se sont intéressés à deux groupes de chasseurs-cueilleurs : les Hadza, un clan de nomades d’environ un millier de personnes vivant dans le nord de la Tanzanie, et les Yao, une autre ethnie de chasseurs-cueilleurs d’Afrique australe, vivant principalement au Mozambique, au Malawi et en Tanzanie. Les chasseurs de miel Hadza utilisent un sifflement mélodique pour communiquer avec les Grands Indicateurs, tandis que les chasseurs de miel mozambicains Yao se servent d’un trille bruyant, suivi d’une sorte de grognement – de type “brrr-hm”.

Les chercheurs ont constaté que les Grands Indicateurs des collines de Kidero, en Tanzanie, sont trois fois plus enclins à coopérer après avoir entendu un sifflement des Hadza plutôt qu’un appel des Yao, considéré comme “étranger”. À l’inverse, les Grands Indicateurs de la réserve spéciale de Niassa, au Mozambique, sont presque deux fois plus susceptibles de collaborer après avoir entendu un trille suivi d’un grognement des Yao plutôt qu’un sifflement “étranger” Hadza.

Le cri local a plus de chances d’être écouté
Indicator indicator © Gisela Gerson

Pour ces scientifiques, ce phénomène est un exemple de “coévolution culturelle” de la communication : les humains d’une région ont plus de chances de réussite s’ils s’en tiennent au cri utilisé localement, car les oiseaux de cette région sont à l’écoute des signaux humains locaux. Les humains qui utilisent un cri différent ont moins de chances d’attirer des oiseaux qui les guideront jusqu’au miel. “Une fois que ces traditions culturelles locales sont établies, tout le monde – oiseaux et humains – a intérêt à s’y conformer, même si les sons eux-mêmes sont arbitraires”, assure Brian Wood dans un communiqué de presse.

“Cela profite aux deux espèces”

“Tout comme les humains du monde entier communiquent en utilisant un éventail de langues locales différentes, les populations d’Afrique échangent avec les Grands Indicateurs en utilisant un éventail de sons locaux différents”, explique Claire Spottiswoode dans un communiqué de presse. À l’instar des différentes langues humaines, ces cris déterminés par la culture véhiculent une signification sous-jacente : ils signalent le désir de s’associer à l’oiseau pour trouver du miel.

Une fois qu’une ruche sauvage est découverte, les humains utilisent de la fumée pour maîtriser les abeilles et l’ouvrir afin d’en récupérer le miel, tandis que les oiseaux se délectent de la cire d’abeille (qu’ils digèrent parfaitement) et des larves, désormais accessibles. Car leurs petits becs ne leur permettent pas d’ouvrir les nids. C’est du donnant-donnant. “Cela profite aux deux espèces. Cela permet aux chasseurs de miel d’attirer des Grands Indicateurs pour leur montrer les essaims d’abeilles difficiles à trouver, et aux Grands Indicateurs de choisir un bon partenaire pour les aider à atteindre la cire”, analyse Claire Spottiswoode.

Ce phénomène rare est l’un des cas les mieux documentés de coopération entre humains et animaux sauvages. “Les appels ressemblent vraiment à une conversation entre les oiseaux et les chasseurs de miel, tandis qu’ils se dirigent ensemble vers un nid d’abeilles”, ajoute-t-elle. “C’est un immense privilège d’assister à la coopération entre les humains et les Grands Indicateurs.”

Emma NICOLAS, Science & Avenir


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources  : sciencesetavenir.fr | mode d’édition : partage, décommercialisation et iconographie | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Claire Spottiswoode/AFP ; Gisela Gerson


Poursuivre son vol sur wallonica.org…

DESSEILLES et al. : Que faire quand on a un proche TDAH ?

Temps de lecture : 14 minutes >

Nous vous proposons ici la transcription du chapitre 11 : Que faire quand on a un proche TDAH ? de l’ouvrage collectif Manuel de l’hyperactivité et du déficit de l’attention de Martin Desseilles, Nader Perroud et Sébastien Weibel (Eyrolles, 2020). L’association TDAH Belgique est active en Wallonie et a validé l’approche des auteurs de cet ouvrage très lisible pour vous et moi. Martin Desseilles enseigne à l’Université de Namur

EAN 9782212572025

[4ème de couverture] “Des difficultés à se concentrer et à s’organiser… De l’impulsivité et des émotions non contrôlables… Une tendance à couper la parole et à multiplier les oublis… Le TDAH (Trouble du Déficit de l’Attention avec ou sans Hyperactivité), s’il est souvent diagnostiqué chez les enfants, est pourtant fréquent chez les adultes. Les personnes TDAH, fâchées avec les contraintes et la routine, dépassées voire épuisées à force de compenser les difficultés, en souffrent autant au travail que dans leur vie personnelle. Ce livre présente les particularités du TDAH chez les adultes, ses symptômes, les difficultés qu’il génère et les troubles fréquemment associés, ainsi que ses liens avec le haut potentiel et la bipolarité notamment. Il fait un point sur le diagnostic et présente de nombreuses stratégies à mettre en place pour faciliter le quotidien et les relations sociales. Riche d’outils et de témoignages, ce manuel pratique sera aussi utile aux personnes TDAH qu’à leurs proches…


Que faire quand on a un proche TDAH ?

La personne atteinte de TDAH ne devrait pas être la seule cible d’intervention thérapeutique. Il est important que tous les membres de la famille sachent ce qui se passe et puissent faire partie de la solution. Ce chapitre s’adresse essentiellement à une personne qui voudrait aider un proche avec un TDAH. Il n’est cependant pas inutile pour la personne avec TDAH de le lire ! En effet, comme le disait Friedrich Nietzsche: “Aide-toi toi-même : alors tout le monde t’aidera.

Il est possible de mieux vivre les difficultés liées au TDAH, et même de transformer les aspects négatifs en forces ! Mais cela implique un travail collaboratif, réalisé en bienveillance. Rien ne sert d’accuser l’autre : inutile de reprocher à la personne avec TDAH de “trouver des bonnes excuses“, ou d’accuser le proche de “ne pas être assez compréhensif“. Au contraire, le premier pas est de réfléchir comment chacun peut progresser, et de s’engager dans ce but. L’aide d’un professionnel peut être précieuse.

Le programme Barkley : Russell Barkley, neuropsychologue américain, a consacré sa carrière à l’étude du TDAH, chez l’enfant comme chez l’adulte. Une de ses motivations était peut-être qu’il avait un frère jumeau atteint par le trouble. Ce frère est mort dans des conditions dramatiques, dans un accident de voiture où il n’avait pas attaché sa ceinture, ce que Russell Barkley a toujours attribué au fait que son frère avait très régulièrement un comportement impulsif et un TDAH non traité. L’un des aspects le plus connu de son travail est le développement du programme Barkley, qui vise à aider les parents d’enfant avec TDAH et/ou avec un trouble oppositionnel en utilisant des compétences acquises au sein de groupes appelés programmes d’entrainement aux habilités parentales (PEHP).
Les groupes Barkley proposent d’abord une information sur le trouble afin de permettre aux parents de mieux comprendre leur enfant et son comportement. Ils s’appuient ensuite sur les méthodes des TCC par une analyse fonctionnelle des difficultés (retrouver les facteurs déclenchants et les facteurs qui maintiennent un comportement) , en utilisant des renforçateurs qui vont permettre de progresser. L’objectif final est de rétablir des interactions parents-enfants positives et d’améliorer le bien-être de l’enfant, de ses parents et de sa fratrie : sentiment de compétence, diminution du stress et des conflits conjugaux. Plusieurs études ont montré l’efficacité du programme et expliquent sa dissémination dans le monde entier. De telles approches ont permis à de nombreux parents de faire face au TDAH de leur enfant et de leur permettre de se développer dans les meilleures conditions possible.
Russell Barkley s’est aussi intéressé aux proches d’adultes avec TDAH. Il a écrit un livre très complet consacré aux proches de personnes avec TDAH : When an Adult You Love has ADHD, non traduit en français.

Évaluer et comprendre les symptômes : un travail commun

Il vous faut avant tout comprendre ce qu’est le TDAH, ce que votre proche peut, ne peut pas ou peut difficilement réaliser. Les symptômes du TDAH peuvent ressembler à des actions délibérées, à des refus, à des affronts intentionnels. En effet, les symptômes du TDAH s’observent uniquement par le biais du comportement, et nous avons tous spontanément tendance à considérer les comportements comme intentionnels et délibérés. Or, de nombreuses facettes du comportement sont déterminées sans intention. Notre cerveau nous pousse sans cesse à agir sans que nous en soyons conscients, la conscience ne venant qu’après coup, pour filtrer et censurer les choses qui sont peu adaptées dans une situation. Or, le TDAH impacte particulièrement ces capacités d’inhibition.

Le TDAH est bien à la base un problème biologique qui impacte le fonctionnement du cerveau. Comprendre que les erreurs de votre proche ne sont pas un signe de manque de respect ou d’égoïsme, mais en partie l’expression de symptômes, facilite l’expérience de la compassion. Si vous vous dites “Ah, mais cela va tout excuser, ça déresponsabilise“, sachez que cela est pertinent, mais attendez, nous traiterons ce point un peu plus loin. La première étape est d’identifier les symptômes les plus marqués de votre proche, étape ô combien difficile quand on n’est pas spécialiste du TDAH ! Pour cela, il faut donc vous renseigner, parler dans des associations, rencontrer des professionnels.

Les symptômes les plus marqués de mon proche. Lisez ou relisez les différents symptômes du TDAH décrits dans cet ouvrage et dressez la liste les difficultés que vous rencontrez au quotidien dans le tableau ci, dessous :

Problème Symptôme de TDAH qui explique le mieux le problème Analyse
Exemple : arrive toujours en retard Difficultés d’organisation (de gestion du temps), difficultés de planification Il n’arrive pas à anticiper tout ce qui pourrait rallonger un temps de trajet, par exemple, le temps qu’il met à chercher ses affaires
Exemple : crie très souvent sur les enfants Difficultés pour réguler la colère, l’impulsivité Quand il s’occupe  des enfants, c’est souvent
le soir et la fatigue a tendance à augmenter
l’impulsivité
Maintenant que vous avez rempli ce tableau, avez-vous
l’impression de voir les choses différemment ?

Même si des traitements sont efficaces, il n’existe cependant pas de moyen de faire disparaître le TDAH : c’est un problème qui restera présent toute la vie. Une nouvelle pas facile à entendre, autant pour la famille que pour la personne concernée : il y a alors un chemin commun à parcourir.

Souvent le diagnostic est initialement assez bien accueilli, car c’est une explication à des problèmes récurrents de longue date. Mais les problèmes ne sont pas réglés pour autant et il va falloir se mettre dans l’optique d’une course de fond pour tenir dans la durée. Il y a une grande différence entre savoir et accepter. En effet, savoir correspond à une attitude purement intellectuelle : “Oui, il a du mal à se concentrer, je le sais, c’est à cause de son TDAH.” C’est une connaissance détachée qui ne prend pas complètement en compte le vécu, le ressenti et les conséquences. Cette attitude conduit à des pensées ou des propos du type : “Je sais que tu as un TDAH, mais tu pourrais faire des efforts.” Ce n’est pas vraiment aidant.

Redisons-le, accepter ne veut pas dire excuser ou déresponsabiliser. Tout au contraire, accepter veut dire faire un point honnête et renforcer la responsabilité. Reconnaître ce que l’on peut faire, changer, mais aussi distinguer ce qui restera difficile, ce qui va prendre du temps. Parfois, on ne sait pas ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. Ce qui n’est pas possible maintenant peut être possible plus tard.

Vous devez vous poser la question suivante et tenter d’y répondre honnêtement : “Est-ce que je veux vraiment que mon proche (conjoint, enfant) soit ‘fonctionne tout à fait comme moi’ ? Ou, est-ce que je veux qu’il soit la meilleure personne avec le TDAH qu’il puisse être ?”

Déceler le potentiel de la personne TDAH

Le TDAH, ce sont aussi certains traits qui peuvent être positifs : l’énergie, la créativité, la spontanéité, la richesse de l’imagination. Cela dépend des personnes, évidemment. De là à dire que le TDAH est une chance, c’est certainement très exagéré. Mais force est de constater que des personnes avec TDAH ont réussi en dépit de leur trouble, que ce soit dans le monde du sport, du spectacle, qu’il s’agisse de chefs d’entreprise ou même d’hommes politiques. Si des personnes avec TDAH peuvent réussir, c’est surtout grâce à leurs qualités propres ! Le TDAH ne donne pas de talent en soi. Il est ainsi important d’identifier toutes les forces de la personne que vous souhaitez aider, celles qui s’expriment déjà et celles qui ont du mal à s’exprimer à cause des symptômes.

Le potentiel de mon proche

Qualité En quoi te TDAH empêche l’expression de cette qualité
Exemple : générosité avec ses amis A du mal à garder des amis car peut faire des crises de colère inappropriées qui cassent beaucoup de relations

Reconnaitre l’impact du TDAH sur vous

Vivre avec quelqu’un qui a un TDAH peut être très amusant, stimulant, une vaccination contre l’ennui ! Mais cela peut également exiger beaucoup de temps et d’attention. Les parents ou le conjoint d’une personne avec TDAH peuvent mettre leur propre santé physique et mentale en veilleuse car ils sont trop occupés à compenser leurs difficultés. Si la personne atteinte de TDAH ne prend pas ses responsabilités, par exemple familiales, les proches accumulent la fatigue. Parfois, lorsque le comportement irresponsable est extrême (prise de risques majeure, violences), cela peut peser très lourd sur l’entourage.

Il est normal, voire essentiel, de reconnaître en vous la colère, la frustration, l’impatience, l’hostilité, la culpabilité et le découragement que vous pouvez rencontrer. Ces sentiments ne font pas de vous une mauvaise personne et ne signifient pas que vous abandonnerez votre proche. Au contraire ! Ces sentiments sont aussi des guides qui peuvent vous aider, si vous arrivez à les comprendre. Ils peuvent ainsi pouvoir dire que :

      • vous devez prendre du temps pour vous-même ;
      • vous avez atteint votre limite, et il faut l’exprimer de manière bienveillante ;
      • vous devriez demander de l’aide auprès d’autres proches ;
      • vous avez besoin de demander le soutien de professionnels ;
      • il faudrait considérer d’autres approches thérapeutiques, ou convaincre votre proche de les envisager ;
      • vous avez vous-même des difficultés qui empêchent d’aller plus loin.

Rappelez-vous que la vie avec une personne TDAH ne ressemble pas à un long fleuve tranquille, mais plutôt à des montagnes russes… Relisez l’histoire de Michael Phelps (cf. p. 78) : le chemin vers le succès fut parsemé d’embûches. Prendre soin de soi permet de ne pas abandonner l’aide et l’espoir pour son proche.

Comment je me sens. Prenez le temps d’écrire ici tout ce que vous ressentez, les émotions qui vous traversent, comment vous vous sentez physiquement. Réfléchissez ensuite à ce que vous pourriez faire pour vous sentir mieux…

Évaluer la disposition de votre proche à changer et à chercher de l’aide

Les personnes avec TDAH ont besoin de tout le soutien de leurs proches pour progresser. Mais on ne peut pas aider une personne qui refuse d’accepter de l’aide ! Notamment lorsque la personne refuse son diagnostic. Avant d’essayer d’intervenir, évaluez si votre proche est prêt à changer et ajustez-vous en conséquence. Vous imaginez bien que ce qui sera efficace sera bien différent dans la situation où la personne dit : “Vraiment, ça fait des années que je galère, et je pense avoir un TDAH. Pourrais-tu m’aider à trouver un rendez-vous ?“, d’une personne disant “Arrête avec tes remarques, je ne suis pas fou. C’est toi qui as un problème, pas question de parler de ça.” Essayez de faire le point à l’aide des stades de changement ci-dessous.

Les stades de changement

Dans le cadre de la prise en charge des addictions, les professeurs de psychologie William Miller et Stephen Rollnick ont mis au point ce que l’on appelle l’entretien motivationnel. Cette technique qui a fait ses preuves permet d’ajuster les actions à la motivation au changement. Suivant la théorisation décrite par James Prochaska et Carlo DiClemente cinq stades sont proposés.

      1. Stade de précontemplation (ou de non-implication). Votre proche souffre d’un TDAH et ne reconnaît pas qu’il a un problème. Il n’y a pas l’idée de changer ou de trouver une solution.
        • (-) il ne sert à rien de tenter de le convaincre, cela générera de la confrontation et l’éloignera de l’idée d’un changement.
        • (+) en revanche, il est utile de collecter des informations, de les rendre disponibles (si vous avez acheté ce livre pour un proche par exemple). Il faut trouver la fenêtre de tir ! Souvent, c’est lorsque quelque chose ne va pas et que votre proche se demande ce qui s’est passé. Par exemple, s’il doit travailler toute la nuit pour rattraper un retard dans son travail et qu’il s’en plaint, vous pouvez dire : “Tu sais, ce n’est pas la première fois que tu rencontres ce problème. Je sais que cela te frustre. Penses-tu que cela pourrait être un problème de TDAH ? Peut-être devrions-nous avoir plus d’informations. As-tu jeté un œil à ce livre ?“Restez ouvert, soutenant, reconnaissez la souffrance et posez des questions plutôt que des affirmations (les “tu dois”).
      2. Stade de contemplation (ou d’adhésion à l ‘information). Votre  proche pense, et accepte même, que le TDAH pourrait être un problème. Mais parfois il se dit qu’il devrait consulter, parfois il repousse l’idée en disant par exemple : “Je sens que le médecin va me pousser à prendre un traitement.” Il pèse le pour et le contre, il n’est pas complètement prêt à changer.
        • (-) il ne faut pas le brusquer et pousser à un changement radical, l’effet pourrait être négatif par peur de l’inconnu.
        • (+) aidez-le à explorer les pour et les contre. Par exemple, vous pouvez dire : “Si tu voulais que quelque chose change, ça serait quoi pour toi ? L’impulsivité, ou les problèmes de concentration ?” Ou bien : “Quelles seraient les prises en charge que tu imagines faisables pour toi ?”

          Fournissez-lui une liste d’experts locaux avec qui il pourra faire le point sur sa situation, en bénéficiant d’une évaluation.
      3. État de préparation (décision d’un changement). Votre proche s’apprête à s’engager dans le processus de diagnostic et de traitement. Aidez-le à bien commencer et à suivre les rendez-vous. Proposez-lui de l’accompagner à la première consultation, préparez l’itinéraire ou rappelez-lui la date de son rendez-vous.
      4. Stade d’action (début du changement). Votre proche reçoit de l’aide. Il prend un traitement, utilise des outils d’aide individuels ou fait une thérapie.
        • (-) ne vous focalisez pas sur ce qui ne change pas encore, ne soyez pas trop impatient.
        • (+) renforcez ce qui fonctionne, notez les changements positifs.Aidez-le à gérer son traitement en lui rappelant qu’il a besoin d’une ordonnance. Intéressez-vous aux stratégies qu’il essaie de mettre en place.
      5. Stade de maintenance (maintien du changement). Votre proche fait des progrès et les changements ont un impact significatif sur sa vie et la vôtre. Il va peut-être si bien qu’il ne pense plus avoir besoin d’un traitement. Votre rôle est de vérifier périodiquement et d’offrir de l’aide s’il en a besoin. Soyez prêt à l’encourager à s’en tenir au processus de traitement.

Aider à chercher de l’aide

Les proches ne peuvent pas régler tous les problèmes. Une aide extérieure  est nécessaire, déjà pour poser le diagnostic. Il est par ailleurs parfois difficile de faire passer l’idée à un proche qu’il pourrait avoir besoin d’une aide psychologique. Cette démarche est souvent stigmatisée, considérée comme une faiblesse. Pour aider à trouver de l’aide, tout dépend de là où en est votre proche : demande-t-il déjà quelque chose, a-t-il exprimé un besoin ?

Vous pouvez trouver de la documentation et la laisser disponible. Si vous êtes en train de lire ce livre, c’est que vous avez fait déjà des recherches ! Si c’est votre proche qui vous a prêté ce livre pour que vous vous documentiez, c’est qu’il a déjà avancé et a besoin de votre soutien. Peut-être pense-t-il que vous avez vous-même un TDAH ? Cette documentation peut être utile lors de discussions, notamment si la personne est prête à reconnaître certaines de ses difficultés.

Ensuite, il faut trouver un professionnel. Ce n’est pas toujours facile, car le TDAH de l’adulte est encore peu reconnu, notamment en France. Attention, cela ne sert à rien de prendre rendez-vous si la personne est encore dans un stade de précontemplation. Il faut qu’elle soit dans une préparation à un changement. Trouver un professionnel qui est spécialiste du TDAH sera souvent mieux accepté.

Si le diagnostic est déjà posé, peut-être pouvez-vous faire un retour sur ce que vous avez observé. Si un médicament est proposé, vous pouvez noter les améliorations, aider pour l’observance, vous renseigner sur les effets secondaires et lui rappeler de reprendre rendez-vous. Si une thérapie comportementale est proposée, aidez-le à penser à s’entraîner, proposez de
participer aux exercices en famille.

Connaître les meilleurs traitements pour le TDAH

Le TDAH nécessite une aide. Certains traitements fonctionnent, d’autres n’ont pas fait leurs preuves. Souvent, un plan de traitement efficace comprend deux parties : la médication et la thérapie ou les adaptations comportementales. Il est souvent profitable d’envisager des traitements complémentaires, comme un coaching spécialisé pour les personnes avec TDAH, de l’exercice régulier, une thérapie fondée sur la pleine conscience, ou encore un traitement pour un trouble associé (anxiété, dépression, dépendance, etc.). Dans ce livre vous trouvez beaucoup d’informations pour mieux connaître ces traitements (cf chap. 5 et 6).

Le danger des informations trouvées sur l’internet. Le mari d’Émilie a été diagnostiqué TDAH à 42 ans, après un burn-out dans son travail : “Ça a été un soulagement, car ça lui a permis de comprendre pourquoi il avait eu tant de mal à garder un job, pourquoi il avait ces problèmes d’organisation depuis le lycée, pourquoi il avait un tel sentiment de frustration. Après la visite chez le médecin, nous avons regardé sur internet et nous nous sommes retrouvés ensevelis sous une masse incroyable d’informations (comme nous parlons couramment anglais, ça a été encore plus considérable). Le plus compliqué était le nombre d’informations contradictoires. Nous avons lu certains articles effrayants sur les “horribles effets secondaires des traitements”, “le manque de recul sur les médications”, et plein de choses qui nous ont fait douter. La première pensée que j’ai eue est que je ne voudrais jamais que mon mari prenne ces médicaments.” Fort heureusement, Émilie et son mari ont su garder leur esprit critique et ont pris le temps de vérifier les informations avec leur médecin.

On trouve sur internet beaucoup de promesses de solutions miracles concernant des traitements pour le TDAH : nutrition, techniques psychologiques ou neurophysiologiques. Méfiez-vous des preuves uniquement fondées sur des témoignages ou des études non publiées. Évitez de dire à votre proche “Tu ne voudrais pas essayer quelque chose à base de plantes ?” s’il vient justement de discuter avec son médecin d’essayer un traitement médicamenteux. Un premier traitement peut ne pas fonctionner. Votre proche aura peut-être besoin d’essayer différentes options et cela prendra parfois plusieurs mois. Soutenez-le pendant qu’il cherche la bonne combinaison.

Décider quel rôle vous allez jouer et poser vos limites

Il est important que vous décidiez à quel point vous voulez aider votre proche, selon vos souhaits, votre disponibilité, la force de la relation qui vous unit ou vos limites. Tous les rôles ne sont pas adaptés à toutes les situations. Choisir un rôle permet de se rappeler quelles sont les limites de son soutien, pourquoi on le fait et à s’encourager.

Choisir son rôle

La bonne oreille

Celui qui écoute et accepte : la personne de confiance à qui votre proche peut faire appel en cas de problème. Vous êtes disponible pour écouter sans porter de jugement. Ne pas porter de jugement ne signifie pas que vous niiez ou excusiez un comportement inapproprié ou ses conséquences. Vous pouvez écouter tout en reconnaissant clairement les faits d’une situation, être critique de manière constructive sans porter de jugement moral.

L’assistant

Celui qui aide à résoudre les problèmes : vous ne faites pas que comprendre, vous aidez à régler les problèmes. Vous pouvez être une sorte de coach, qui donne des conseils ou trouve des moyens de dépasser un problème (organisation, routines, etc.). N’oubliez pas que pour tenir ce rôle, il faut que vous soyez « accrédité» par votre proche! Ne le faites pas s’il ne le souhaite pas. Vous pouvez l’aider à suivre ses traitements, à penser aux rendez-vous, être disponible quand il y a quelque chose de difficile à faire.

L’avocat

Si vous choisissez ce rôle, vous êtes alors le défenseur, la personne qui aide à expliquer le TDAH à d’autres personnes, notamment hors de la famille immédiate. Vous expliquez les difficultés, demandez de prendre des mesures d’adaptation pour votre proche. Vous le défendez aussi quand il subit des attaques, quand des remarques fausses ou inappropriées sont faites au sujet de son TDAH. Agissez dans ce cas comme un diplomate pour améliorer avec tact les situations. Encore une fois, il ne s’agit pas de nier les faits ou les problèmes.

Mais vous pouvez aider à faire comprendre le rôle que joue le TDAH. Vous pouvez également accompagner et aider votre proche pour obtenir des aides ou des adaptations dans le domaine des études ou du travail.

Le bienfaiteur

Ce n’est pas un rôle que tout le monde peut jouer. Vous décidez de participer financièrement pour payer une intervention constructive ou efficace, par exemple une psychothérapie comportementale, qui n’est pas prise en charge par la Sécurité sociale. Cela peut aussi se faire dans le cadre de la discussion du budget du foyer.

Expliciter vos limites

Tout ne doit pas reposer sur l’entourage. Vous devez exprimer ce que vous ne pouvez plus faire ou supporter. Attention, toujours en disant “je pense” ou “je souhaite” plutôt que “tu devrais” ou “tu ne devrais pas“. Tâchez d’anticiper plutôt que d’attendre les crises pour essayer (trop tard souvent) de régler les problèmes. En cas de crise, penser à dire que la tension est trop montée, que la charge émotionnelle est trop haute, et différer la discussion ou la résolution du problème.

Dire “je” plutôt que “tu”. Juliette : “j’ai longtemps dit à mon mari que je ne supportais pas qu’il joue aux jeux vidéo pendant que je devais faire les tâches ménagères. Il me disait ‘Oui’ sans rien faire, ou ‘Tu me frustres’, ‘Tu me considères comme un enfant’. A force de lui faire des reproches en disant ‘Tu ne dois pas ci ou ça’, ‘Tu ne penses pas aux tâches du quotidien’, il s’énervait, moi aussi, et la dispute ne menait à rien. Après avoir lu quelques livres sur la communication et les relations, j’ai essayé de m’exprimer à la première personne. j’ai dit : ‘j’ai du mal à gérer ce problème’, ‘j’ai besoin d’aide’, ‘j’aimerais que ça se passe comme cela’. Pas toujours simple d’obtenir ce que je voulais, mais comme on ne se disputait pas tout de suite, on pouvait discuter. Au final, il y a eu quelques changements positifs. »

Mes actions concrètes pour aider mon proche

Le traitement du TDAH est un effort collectif. A partir du constat concernant votre proche et vous-même vous pouvez envisager de mettre en œuvre un certain nombre de stratégies. Voici quelques idées :

      • motiver à prendre/continuer le traitement ;
      • aménager les repas pour limiter les problèmes de perte d’appétit ;
      • être un coach pour la gestion des papiers administratifs ;
      • mettre en place des routines (la place des clefs et du portefeuille, la check-list avant le départ, le moment du dimanche soir où on fait le point sur le planning de la semaine à venir… ) ;
      • être très explicite dans ce que vous attendez ou demandez ;
      • mettre des règles claires pour l’argent ;
      • avec les enfants : répartir clairement les tâches, par exemple, réserver les tâches nécessitant de la patience pour la personne sans TDAH ;
      • mettre une règle temps mort quand la tension monte de trop ;
      • trouver un groupe de parents TDAH…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, édition et iconographie | sources : Editions Eyrolles | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © DP ; © Eyrolles.


Les manifestations de la vie en Wallonie-Bruxelles…

HALEVY : Qu’est-ce que la noétique ?

Temps de lecture : 4 minutes >

[LALIBRE.BE, 25 avril 2004, tribune libre] Quelques précisions qui paraissent s’imposer sur la noétique, un domaine d’études émergeant au cœur des chavirements de notre époque. L’objectif du présent article est de préciser certains aspects d’un domaine d’études en pleine émergence, la noétique, et ainsi, espérons-le, de susciter des intérêts et des vocations pour ce qui est déjà une des dimensions de demain.

Le mot “noétique”

Le mot dérive de la racine grecque noûs qui signifie connaissance, intelligence, esprit. Cette racine, à la source du mot noétique, a donné de nombreux autres rejetons comme noosphère (Pierre Teilhard de Chardin) ou noologie (Edgar Morin) ou noèse et noème (Husserl). Le mot noetic est beaucoup plus usité en anglais qu’en français ; on connaît ainsi, par exemple, l’Institute of Noetic Sciences de Sausalito.

Le contenu de la noétique

La noétique, en très bref, est l’étude de la connaissance. Non seulement au sens de l’épistémologie ou des sciences cognitives, mais, plus généralement, comme l’étude, sous tous leurs aspects, de la production (créativité), de la formulation (sémiologie et métalangages), de la structuration (théorie des systèmes, des paradigmes et des idéologies), de la validation (critères de pertinence, épistémologie) et de la prolifération (processus d’appropriation et de normalisation) des idées, au sens le plus large de ce terme. Elle étudie notamment la dynamique et les cycles de vie des idées et des théories. Le champ est vaste. Presque tout y est encore à défricher. Les méthodologies restent souvent à inventer. Les concepts eux-mêmes, si l’on veut éviter barbarismes et néologismes jargonneux, doivent souvent être reformulés avec soin.

Historiquement, on peut dire que le développement récent de la noétique est enfant de la révolution informatique qui, en provoquant le traitement, l’échange et le stockage de quantités immenses d’informations (donc d’éléments de connaissance), a rendu indispensable une réflexion de fond sur la nature, la structure et les procédures de la connaissance en général. Mais la noétique est plus qu’un champ d’études et de recherches. Elle est aussi au cœur des chavirements de notre époque…

Une révolution noétique ?

Cette même révolution informatique, avec, pour parangon actuel, le phénomène Internet, a également enclenché une révolution de fond, paradigmatique (au sens de Kuhn) : nous passons de l’âge “moderne” à l’âge “post-moderne”, de la société des objets et de la consommation à la société de la connaissance et de l’information, d’une économie industrielle à une économie immatérielle, d’un pouvoir de l’argent à un pouvoir du talent, d’une vision mécaniste et réductrice du monde à une vision organique et holistique du monde. C’est cela que j’appelle la “révolution noétique”.

Elle avait été prédite par Henri Bergson, Albert Einstein, Werner Heisenberg, etc., et elle a déjà été décrite par Edgar Morin, Ilya Prigogine, Trinh Xuan Thuan, Ervin Laszlo, Hubert Reeves, Jacques Lesourne, Henri Atlan, Fritjof Capra, James Lovelock, Rupert Sheldrake et bien d’autres…

Que s’est-il donc passé ?

Rien de plus que la réalisation de la prédiction de Pierre Teilhard de Chardin quant à l’émergence, au départ de la sociosphère humaine, d’une nouvelle “couche” sur l’oignon terrestre : une couche abstraite faite de connaissances autonomes, intégrées au sein de réseaux infinis. Cette couche, Teilhard l’appela la noosphère.

C’est la révolution informatique qui a permis l’accélération contemporaine de cette émergence noosphérique. L’homme, après s’être libéré des dangers de la Nature sauvage, se libère, aujourd’hui, peu à peu, de l’emprise de la Machine (emblème et modèle mécanistes de la Modernité) et de l’Objet (emblème de la société mercantile de la consommation) pour entrer dans l’ère de la connaissance et de la pensée créative. Cette libération n’est pas neutre quant aux comportements…

Une culture noétique ?

Cette révolution noétique induit déjà des changements comportementaux et sociaux fondamentaux. C’est ce que les sociologues américains Paul Ray et Sherry Anderson ont appelé : “L’émergence des créatifs culturels” (Ed. Yves Michel – 2001).

En deux mots, hors de la bipolarité classique entre “modernistes” (tenants du progrès technologique, de la consommation effrénée et de l’euphorie hédoniste) et “traditionalistes” (tenants du “bon vieux temps” et de toutes les nostalgies morales, idéologiques, positivistes et religieuses), les enquêtes menées montrent la montée d’une troisième force (qui représente entre 25 et 30% des populations adultes aux USA et en Europe).

Cette troisième force, les créatifs culturels, déploie une conception du monde et de la vie qui, probablement, deviendra bientôt dominante.

On y trouve les valeurs principales suivantes : autonomie sociale, respect actif de la nature, spiritualité libre, accomplissement de soi, défiance politique (leur devise serait : ni à gauche, ni à droite, mais en avant !), multi-activités et multi-appartenances, nomadismes, solidarités sélectives, désurbanisation, médecines douces et diététiques étudiées, réhabilitation du corps, réactivation du cerveau droit en plus du cerveau gauche, etc.

Pour conclure, une idée centrale: la noétique est le domaine de la Connaissance et des transformations intellectuelles, sociales et spirituelles qui l’accompagnent. De la connaissance au sens vaste, fluent et dynamique de ce terme. De la connaissance au sens de quête millénaire qui s’accélère, où le cerveau de l’homme part à la rencontre de tous ses propres mystères et de ceux du cosmos.

De cette connaissance profonde et féconde qui allie recherche scientifique, création artistique et démarche spirituelle. De cette connaissance qui induit un regard prospectif sur l’humanité, son sens et son devenir.

Noétiquement vôtre !

Marc HALEVY-VAN KEYMEULEN, noetique.org


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : lalibre.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © projet-voltaire.fr.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

Du carbone, des renouvelables et des pétrodollars : le mirage de la transition dans le Golfe

Temps de lecture : 17 minutes >

[TERRESTRES.ORG, 12 décembre 2023] Comment peut-on tirer des profits faramineux des hydrocarbures et promettre de vendre jusqu’à la dernière goutte de pétrole tout en organisant la COP28 et en promouvant les renouvelables et l’hydrogène ? En conclusion de la COP de Dubaï, quelques leçons d’écoblanchiment géopolitique depuis les États pétroliers du Golfe.

La capacité des États du Golfe à faire face au changement climatique a fait ces dernières années l’objet de spéculations dans les médias occidentaux. Dans certains cas, c’est la survie même de ces pays qui est mise en question. Selon un article paru dans le journal anglais The Guardian, la région du Golfe risque d’être confrontée à une “apocalypse” dans un avenir proche, en raison de l’augmentation des températures et de la montée du niveau de la mer. L’article dépeint des pays confrontés à un environnement hostile, avec des sociétés fragiles qui seront profondément bouleversées par la crise climatique. Outre les défis imposés par celle-ci, l’article laisse entendre qu’une baisse de la demande en pétrole et en gaz pourrait provoquer l’effondrement des pays du Golfe, en raison de leur dépendance aux exportations d’hydrocarbures.

Au-delà de leur ton dramatique, ces articles présentent de sérieuses lacunes. Ils ont tendance à supposer que les États du Golfe restent passifs face au changement climatique. Plutôt que de constituer une source de puissance, leur contrôle de 30 à 40 % des réserves pétrolières connues est présenté comme une vulnérabilité. On sous-entend que l’utilisation accrue des énergies renouvelables marginalisera ces pays au sein de l’économie mondiale, à mesure que celle-ci se convertira à des sources d’énergie vertes. Ce cadre analytique repose sur l’hypothèse selon laquelle les conditions environnementales et climatiques seraient homogènes dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, rendant les pays du Golfe aussi vulnérables que les autres pays de la région face à la crise climatique et au défi d’une supposée transition énergétique.

Je montre dans ce texte comment, loin d’être de simples producteurs impuissants, les pays du Golfe s’emploient en réalité à demeurer au cœur du régime énergétique mondial. Cela implique la formulation d’une double politique, pour bénéficier à la fois de l’exploitation des combustibles fossiles et de celle des énergies renouvelables. Les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont l’intention d’extraire, de produire et de vendre du pétrole et du gaz, ainsi que leurs sous-produits en aval, aussi longtemps que la demande le permettra. Mais dans le même temps, ces pays s’imposent sur le marché des énergies renouvelables et dans le développement des secteurs d’autres combustibles, tels que l’hydrogène, et utilisent leurs capitaux pour investir dans l’installation de parcs éoliens et solaires dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Concernant l’hypothèse selon laquelle les pays du Golfe seraient soumis aux mêmes dangers socioécologiques que les autres pays de la région, j’argumenterai au contraire que certains États membres du CCG investissent massivement dans des infrastructures d’adaptation aux changements climatiques, et que leurs capacités de gestion de l’alimentation, de l’eau et de l’énergie sont bien supérieures aux autres pays de la région.

Les capitaux des pays du Golfe sont investis dans les économies des pays arabes, ce qui leur donne un rôle de supervision de la politique intérieure de ces États.

Il est essentiel de comprendre cette dynamique pour bien comprendre à la fois ce qui se joue dans la “transition actuelle”, et ce qui serait nécessaire pour un autre type de transition dans le monde arabe, égalitaire et politiquement juste. Les flux énergétiques, l’extraction et le développement dans cette région ont été déterminés par le schéma traditionnel de domination du Nord sur le Sud. La période coloniale a conduit à l’intégration subordonnée de nombreuses sociétés régionales dans l’économie mondiale. Les économies d’Afrique du Nord, par exemple, se sont développées autour de l’extraction de produits agricoles et de ressources naturelles, un rôle qui perdure encore aujourd’hui. Mais cette hiérarchie se manifeste désormais également au niveau régional. Le pouvoir politique et économique des pays du Golfe crée une dynamique régionale très polarisée. Les capitaux des pays du CCG sont investis dans les économies de certains des pays arabes les plus peuplés ; ainsi, le Golfe constitue l’une des principales sources de capitaux étrangers dans des pays comme la Jordanie, l’Égypte et le Soudan. En parallèle, les pays du Golfe jouent également un rôle dans la supervision de la politique intérieure de ces États, car leurs aides et investissements soutiennent leurs dirigeant·es, ce qui leur permet de résister aux aléas économiques et de réprimer les dissensions politiques internes. Par conséquent, le pouvoir des États du Golfe fait obstacle aux progrès sociaux et démocratiques qui seraient nécessaires à une transition énergétique plus juste.

2022 – Coupe du monde au Qatar © AFP

Cette dynamique régionale très polarisée a aussi des répercussions au niveau mondial. L’un des objectifs politiques des pays du CCG est de veiller à ce que les préoccupations sociales croissantes concernant la crise climatique n’aboutissent pas à des réglementations gouvernementales qui restreignent la demande en combustibles fossiles. Cet objectif est partagé avec des entreprises, des marchés et des classes dirigeantes de l’économie mondiale. Le pouvoir des économies du Golfe se manifeste par leurs investissements dans les marchés mondiaux, la publicité, les événements sportifs ainsi que diverses institutions, telles que l’actuelle conférence des Nations unies sur le climat (COP) qui se tient aux Émirats arabes unis.

VERS UNE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE VERTE DANS LE GOLFE ?

Ces dernières années, on a beaucoup parlé de “durabilité” et d’”économie verte”, dans les pays du Golfe comme partout ailleurs. Les pays du CCG cherchent à se présenter comme des acteurs enthousiastes de la transition énergétique. C’est particulièrement le cas pour l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces pays ont fait la promotion de leurs investissements dans les énergies renouvelables, et ont rendu public leurs programmes de modernisation des systèmes de protection de l’environnement, notamment des projets de “pétrole et gaz décarbonés”, une économie circulaire, une agriculture verticale ainsi que toute une panoplie de solutions basées sur la technologie. En réalité, ces pays n’ont pas l’intention de réduire leur production de pétrole, et se sont même engagés à augmenter leur production aussi longtemps que la demande le permettra. En ce sens, la position des économies du Golfe est totalement alignée sur celle de la plupart des autres exportateurs d’hydrocarbures et des compagnies pétrolières.

“Nous serons là jusqu’au bout, chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” (Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, ministre saoudien de l’Énergie)

Cette position a été exprimée sans détour par les dirigeant·es des États du Golfe. Au cours de l’été 2021, le ministre saoudien de l’Énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, a été clair sur ce point. Selon un rapport de Bloomberg, lors d’une réunion privée, le prince a fait part de l’intention de son pays de continuer à produire et à vendre du pétrole, quoi qu’il arrive. “Nous serons là jusqu’au bout, a-t-il déclaré, et chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” En 2022, Mariam Al Mheiri, ministre émiratie chargée du climat et de la sécurité alimentaire, a déclaré que “tant que le monde aura besoin de pétrole et de gaz, nous lui en donnerons.” Cette intention de protéger la valeur des actifs d’hydrocarbures et de répondre à la demande se reflète dans les stratégies développées par tous les États du Golfe pour augmenter leur production de pétrole et de gaz.

À la lumière de cet engagement résolu en faveur des hydrocarbures, comment les énergies renouvelables s’intègrent-elles dans les politiques énergétiques des pays du Golfe ? Tout d’abord, il convient de souligner que les progrès actuels en matière de transition vers les énergies renouvelables dans ces pays sont très lents. En 2019, les Émirats arabes unis ont produit la plus grande quantité d’énergie renouvelable parmi tous les États membres du CCG, qui représentait 0,67 % de la consommation nationale totale d’énergie du pays. Ce chiffre est bien inférieur à celui de nombreux autres pays non membres du CCG. Toutefois, certains pays du Golfe ont déclaré qu’ils avaient l’intention de remédier à la situation. Les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils s’engageaient à satisfaire 50 % de leur demande nationale en électricité avec des “énergies propres”, en combinant énergies renouvelables, nucléaire et “charbon propre”, d’ici 2050. L’Arabie saoudite a fait part de son intention d’atteindre le même objectif dès 2030.

Les pays du Golfe ne parviendront sans doute pas à la transition rapide à laquelle ils se sont engagés ; en revanche, les énergies renouvelables sont susceptibles de s’implanter au cœur de l’extraction pétrolière mondiale. Étant donné leur environnement chaud et aride, ces pays sont caractérisés par des niveaux très élevés de consommation d’énergie domestique. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une consommation d’électricité par habitant·e parmi les plus élevées au monde, et tous les États du CCG ont une consommation par habitant·e supérieure à la moyenne des pays à revenu élevé. L’une des causes de cette consommation considérable est la l’utilisation d’énergie pour la climatisation domestique. Une autre cause de cette demande est la production d’eau dessalée, très énergivore. En Arabie saoudite, par exemple, le dessalement de l’eau représente environ 20 % de la consommation d’énergie, et les usines de dessalement des pays du Golfe représenteraient 0,2 % de la consommation mondiale d’électricité.

Dans les pays du Golfe, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.

L’électricité dans ces pays est principalement fournie par des centrales alimentées au pétrole et au gaz. En raison de l’augmentation de la demande intérieure, des quantités croissantes de pétrole sont détournées de l’exportation. La demande intérieure de pétrole ne montre aucun signe de fléchissement, et certaines estimations suggèrent que la consommation domestique de pétrole pourrait continuer à augmenter de 5 % par an. Ces tendances stimulent le développement de la production d’énergie renouvelable dans les États du Golfe. Dans ces pays, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.

UN NOUVEAU MARCHÉ

Les économies du Golfe considèrent les énergies renouvelables et les carburants tels que l’hydrogène comme une nouvelle opportunité de marché. L’énergie verte sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe. Le secteur est peu risqué, car il bénéficie du soutien des institutions de financement du développement et des garanties des gouvernements hôtes. De nouvelles entreprises énergétiques ont vu le jour, et bénéficient souvent d’un soutien et de financements non négligeables de la part de l’État. Propriété de l’État émirati, Masdar s’est d’abord fait connaître pour son projet de construction d’une ville “durable” à Abou Dhabi qui fonctionnerait entièrement grâce aux énergies renouvelables. L’entreprise dispose également d’une importante branche d’investissement détenant environ 20 milliards de dollars d’actifs dans le domaine des énergies renouvelables, sur de nombreux marchés à travers le monde. Un autre cas est celui d’Acwa, qui appartient en partie à l’État saoudien. Implantée dans le monde entier, cette société possède 75 milliards de dollars d’actifs, mais seule une minorité d’entre eux appartiennent à la catégorie des énergies renouvelables.

© L’Express

Ces entreprises sont très actives en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Des économies telles que celles du Maroc, de la Jordanie et de l’Égypte sont accessibles aux entreprises du Golfe grâce à des relations bilatérales étroites. Les acquisitions dans le domaine des énergies renouvelables sont souvent incluses dans les programmes d’aide et d’investissement des États du Golfe aux autres pays de la région, ce qui garantit aux entreprises de bénéficier d’un fort soutien politique dans les pays hôtes. Cet élan s’accompagne d’investissements dans d’autres secteurs, tels que la production alimentaire et les infrastructures, ainsi que de l’octroi d’une aide gouvernementale directe aux alliés régionaux. Le cas de l’Égypte en est le parfait exemple. En effet, on estime qu’entre 2014 et 2016, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé au gouvernement d’Abdel Fattah al-Sisi une aide d’environ 30 milliards de dollars. Ce financement a joué un rôle essentiel pour permettre au dirigeant égyptien de gouverner et de stabiliser le pays pendant la période contre-révolutionnaire qui a suivi la révolution de 2011. Il a été déterminant dans la restauration du régime autoritaire actuellement au pouvoir dans le pays le plus peuplé du monde arabe.

L’énergie verte est une nouvelle opportunité de marché : elle sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe.

La COP27, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh en novembre 2022, a révélé une autre facette du soutien d’État à État dans le secteur des énergies renouvelables. Le cheikh Mohammed ben Zayed, président des Émirats arabes unis, et Abdel Fattah el-Sisi, président de l’Égypte, ont tous deux assisté en personne à la signature d’un accord entre Masdar et Infinity, la plus grande entreprise d’énergies renouvelables en Égypte, pour l’installation du plus grand parc éolien de ce type dans le pays. L’accord signé entre les gouvernements des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie en 2022, intitulé Partenariat industriel pour une croissance économique durable et qui comprend des plans visant l’amélioration de la production d’énergie renouvelable, constitue un autre exemple.

Ces accords se caractérisent notamment par un financement par les banques de développement. Des institutions telles que la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque africaine de développement ont financé des projets dans lesquels les États du Golfe ont investi. Les gouvernements et les institutions internationales impliqué·es dans ces projets en deviennent donc de puissantes parties prenantes, ce qui permet de minimiser les risques. Ce type de soutien a permis aux investisseur·euses du Golfe de devenir des acteur·trices majeur·es des politiques d’énergie renouvelable développées par certains gouvernements dans la région Afrique du nord et au Moyen-Orient. Au Maroc, le complexe solaire de Ouarzazate est l’une des plus grandes centrales solaires à concentration du monde, et constitue un exemple éloquent de la puissante association de partenaires gouvernementaux et institutionnels dans ce type de projets.

Une proposition signée entre les Émirats arabes unis, Israël et la Jordanie illustre la façon dont les capitaux des États du CCG sont introduits dans le développement des énergies renouvelables et dans la gouvernance des ressources à l’œuvre dans la région. Ces trois pays se sont mis d’accord sur un plan permettant à Masdar, la société émiratie, d’investir dans une installation solaire en Jordanie qui vendra toute l’électricité produite à Israël. En retour, Israël vendra de l’eau dessalée à la Jordanie. L’électricité produite par une ferme solaire installée sur le territoire jordanien sera détournée vers le marché israélien. Les réseaux de production d’eau et d’électricité seront livrés aux consommateur·trices les plus riches, excluant les populations démunies et soumises à l’occupation militaire. S’il se concrétise, cet accord illustrera comment les capitaux des Émirats arabes unis et la technologie israélienne parviennent à s’imposer dans la région. Cet accord normalisera et renforcera également l’occupation israélienne des territoires palestiniens, et le système d’apartheid imposé à la population palestinienne.

L’hydrogène pourrait également jouer un rôle dans la transition en tant que carburant alternatif et vecteur d’énergie. Plusieurs pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman et les Émirats arabes unis, conçoivent des projets pour répondre à la demande mondiale croissante d’hydrogène. Reste à savoir si ces projets produiront de l’hydrogène dit “vert” (à partir d’énergies renouvelables), de l’hydrogène “bleu” (à partir de gaz avec capture du carbone) ou de l’hydrogène “gris” (à partir de combustibles fossiles sans capture du carbone). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le produit fini sera un carburant “décarboné”, ou à faible teneur en carbone. L’avantage concurrentiel de ces pays réside dans le gaz naturel : en utilisant ce combustible, ils seront en mesure de produire de l’hydrogène à un coût bien moindre qu’en utilisant des énergies renouvelables et d’énormes quantités d’eau dessalée (qui nécessiteraient une plus grande consommation d’énergie).

La croissance du marché de l’hydrogène permet de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur des réserves de gaz.

Les investisseurs des pays du Golfe acquièrent également des actifs étrangers dans le secteur de l’hydrogène. L’Égypte cherche à devenir l’épicentre de la production d’hydrogène vert (et bleu), et les entreprises du CCG comptent bien tirer parti de ces projets. Masdar a par exemple signé une proposition d’investissement dans deux sites de production d’hydrogène vert en Égypte. L’accord comprend également un projet de production d’ammoniac vert, qui peut être utilisé pour fabriquer des engrais “neutres en carbone”.

Si ces projets se concrétisent, ils aboutiront à un système similaire au développement des projets d’énergie renouvelable (solaire et éolienne), avec l’investissement de capitaux du Golfe et de l’Occident dans des projets dirigés par l’État qui seront ensuite intégrés dans les réseaux énergétiques européens. Pour les économies du Golfe, la croissance du marché de l’hydrogène constitue une opportunité doublement gagnante de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur de leurs réserves de gaz.

UNE RÉGION MARQUÉE PAR LES INÉGALITÉS

Les ressources des États du Golfe les placent au sommet de la hiérarchie politique et économique régionale, caractérisée par une polarisation croissante. Les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches de la région sont criantes. Par exemple, le PIB par an et par habitant·e au Yémen est de 701 dollars, alors qu’il s’élève à 44 315 dollars aux Émirats arabes unis. Ce différentiel est observable partout dans la région ; ainsi, le PIB par an et par habitant·e de la Syrie est de 533 dollars, contre 66 000 dollars au Qatar. En raison de ce déséquilibre, les pays arabes ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui concerne leurs possibilités d’adaptation aux effets du changement climatique.

Les enjeux de sécurité alimentaire dans les pays du Golfe illustrent bien ces inégalités régionales. Les États du CCG importent 80 à 90 % de leurs produits de base. Cette situation les rend vulnérables aux perturbations géopolitiques susceptibles d’affecter la logistique et les chaînes d’approvisionnement. Néanmoins, ces pays utilisent leur capital pour atténuer ce risque, en investissant massivement dans les infrastructures de transport et de stockage. Ils peuvent ainsi importer des denrées alimentaires d’une grande diversité de provenances, ce qui réduit d’autant leur vulnérabilité à des ruptures d’approvisionnement locales.

Les pays du Golfe importent des denrées alimentaires depuis toutes les régions du monde, et ont acquis des terres en Afrique du Nord, dans la région de la mer Noire, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Ils ont également mis en place de vastes opérations de transformation alimentaire, d’élevage de volailles et de production laitière. Ces installations desservent les marchés du Golfe et assurent une certaine autosuffisance, mais elles nécessitent toujours l’importation de matières premières, telles que les aliments pour le bétail. Plus récemment, les pays du Golfe ont commencé à investir dans des dispositifs agro-technologiques qui leur permettent de cultiver des aliments dans des environnements fermés et entièrement contrôlés. Ces projets, très gourmands en énergie, bénéficient d’un approvisionnement en électricité subventionné par les États, comme le sont les nombreux intrants nécessaires à ces cultures agro-technologiques. Par le contrôle drastique des conditions environnementales de production, cette hypermodernisation des pratiques agricoles tend ainsi à réduire la vulnérabilité aux aléas climatiques, au moins dans un premier temps.

À l’inverse, les pays qui dépendent fortement de la petite agriculture et de la paysannerie comme sources de subsistance et de revenus sont très fragiles face aux changements climatiques. Au Yémen, en Égypte et au Maroc, l’agriculture emploie entre 20 et 35 % des travailleur·euses, alors qu’elle représente moins de 5 % de l’emploi dans les pays du Golfe.

Au Soudan, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres fertiles, dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.

Les inégalités régionales se manifestent également dans les investissements des économies du Golfe dans l’agro-industrie à l’étranger. Les États du Golfe ont acquis de vastes étendues de terres en Égypte, au Soudan et en Éthiopie pour y installer des plantations, qui consomment de l’eau et d’autres ressources nécessaires à la production de denrées alimentaires et qui sont ensuite directement exportées vers les pays du Golfe. On y cultive principalement de la luzerne destinée au bétail des grandes exploitations laitières dans le Golfe, accaparant des terres arables et accentuant l’insécurité alimentaire de pays déjà touchés par des famines. Au Soudan, par exemple, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres, souvent dans des zones agricoles très fertiles proches du Nil, et dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.

© Orient XXI

Les inégalités régionales se manifestent également au niveau de la capacité de stockage des céréales, qui permet d’amortir la hausse des prix et les crises d’approvisionnement. Les pays du Golfe ont massivement investi dans les silos à grains et les entrepôts alimentaires, et ces infrastructures ont été incluses dans des projets portuaires et aéroportuaires. Leur capacité de stockage dépasse ainsi de loin celle des autres pays de la région. Par exemple, l’Arabie saoudite dispose d’une capacité de stockage de céréales d’environ 3,5 millions de tonnes pour une population de 35 millions d’habitant·es, alors que la capacité de stockage de céréales de l’Égypte est d’environ 3,4 millions de tonnes pour une population trois fois plus importante. La capacité de stockage du Qatar est d’environ 250 000 tonnes pour 2,6 millions d’habitant·es, tandis que le Yémen dispose d’une capacité similaire pour 30 millions d’habitant·es.

Outre les silos, les États du Golfe investissent également dans d’autres infrastructures qui leur permettront de sécuriser leurs ressources de première nécessité face aux effets du changement climatique. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont récemment achevé la construction d’installations de stockage d’eau. Ces installations font partie des plus importantes du monde ; ainsi, le réservoir d’eau du Qatar, d’une capacité de 6,5 millions de mètres cubes, est suffisant pour assurer sept jours de consommation dans le pays.

PEUT-IL Y AVOIR UNE TRANSITION JUSTE DANS LE GOLFE ?

En investissant dans les énergies renouvelables, l’agro-industrie et la modernisation des infrastructures, les pays du Golfe poursuivent un programme technologique et capitalistique de modernisation environnementale. Cette stratégie repose sur des solutions basées sur la technologie et sur une accumulation par dépossession au nom de la “durabilité” de leur propre modèle, aux dépens d’autres pays et sans considération de justice ou de respects des droits fondamentaux.

Cette forme injuste de “transition” a des ramifications régionales. L’influence des États du Golfe à l’échelle régionale se manifeste de nombreuses façons : par des investissements dans les énergies renouvelables, notamment en Égypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie ; par un soutien financier à différents gouvernements auxquels les États du Golfe accordent des prêts ; mais également par un soutien militaire, notamment lorsque l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé une intervention militaire au Yémen, ou que le Qatar et l’Arabie saoudite ont soutenu des forces réactionnaires en Syrie. Ces interventions obstruent l’espace démocratique nécessaire à ce que pourrait être une transition plus juste ; elles entravent l’émergence de mouvements sociaux pour revendiquer une utilisation plus équitable et durable des ressources nationales.

Au niveau régional, l’influence des États du Golfe entrave l’espace démocratique et l’émergence de mouvements sociaux.

En outre, comme nous l’avons vu plus haut, l’accaparement de vastes étendues de terre pour la production d’énergie renouvelable et l’enclosure de l’agro-industrie reposent souvent sur la dépossession des autres usager·es de la terre, une appropriation qui s’opère par le biais de formes de gouvernance autoritaires et répressives. Pour qu’une transition juste puisse prendre forme dans de nombreux pays du monde arabe, la question de la justice sociale et environnementale doit prendre en compte cette dimension régionale. Les dynamiques de lutte des classes au niveau national ne peuvent à elles seules suffire à engager un tournant social et révolutionnaire ; le poids de l’influence des pays du Golfe dans l’économie politique régionale doit également être inclus dans l’équation.

Ces obstacles peuvent également s’observer à l’échelle mondiale. Les pays du CCG sont actifs dans la gestion politique du changement climatique, et utilisent leurs profits pour blanchir leur image d’économies basées sur le pétrole. Cela se manifeste par l’écoblanchiment et l’image de marque de la durabilité diffusée par ces pays, jusqu’à la nomination d’un patron du secteur pétrolier pour présider la COP28. Ce marketing est également largement apparent dans les investissements réalisés par les États du Golfe dans des actifs qui bénéficient d’une notoriété et d’une visibilité accrues en Occident. L’exemple le plus flagrant est celui des équipes de football, et certains des plus grands clubs de football d’Europe appartiennent à des pays du Golfe, ou ont signé des accords publicitaires avec des compagnies aériennes et autres entreprises de la région. Des clubs tels que le Paris Saint-Germain, Barcelone, Newcastle et Manchester City appartiennent à des États du Golfe qui les utilisent pour blanchir leur réputation, et injecter leurs pétrodollars dans ces emblèmes de la fierté et de l’identité de la classe ouvrière. Cela s’inscrit dans une démarche pour continuer à normaliser les combustibles fossiles à travers la culture, et assurer ainsi leur demande continue sur le marché mondial.

Mais les pays du Golfe ne sont pas les seuls à vouloir préserver un climat politique favorable aux émissions de carbone provenant du pétrole et du gaz. Leur engagement en faveur des combustibles fossiles s’aligne sur le système capitaliste mondial, et cet objectif est partagé avec les multinationales, les marchés financiers et les États. Les pays du Golfe sont indispensables pour garantir leur toute-puissance, en raison de leurs exportations de pétrole et de gaz, mais aussi grâce à leurs capitaux, qui sont investis dans l’économie à l’échelle mondiale. Ces pays vont donc rester au sommet de la pyramide du pouvoir pendant encore un certain temps. En outre, la demande croissante en énergie des économies émergentes d’Asie va permettre aux États du Golfe de conserver leur suprématie.

Et pourtant, malgré leur puissance, un certain nombre d’incertitudes se profilent à l’horizon pour ces pays. Comme toutes les sociétés, celles des pays du Golfe ne pourront pas se mettre totalement à l’abri des changements climatiques. Leur dépendance économique au pétrole et au gaz signifie que ceux-ci doivent diversifier leurs économies afin d’assumer le coût croissant de leurs importations alimentaires, de leur production d’énergie et de leur consommation d’eau. La hausse des températures peut affecter les rendements agricoles à l’échelle mondiale et provoquer des ruptures dans les chaînes de production de denrées alimentaires, et ces perturbations pourraient affecter ces économies. À l’échelle régionale, leur capacité à consolider des alliances autoritaires, sur lesquelles reposent en partie leur pouvoir, et l’accaparement de denrées alimentaires, pourrait également être mise à l’épreuve. Les tensions qui ont conduit aux révolutions arabes de 2010 et 2011 ne se sont pas apaisées, et une reconfiguration structurelle profonde est plus que jamais nécessaire. Il est encore trop tôt pour prévoir l’évolution de ces enjeux, mais les États du Golfe ne sont pas à l’abri des aspirations populaires à la démocratie, à l’équité et à la redistribution, qui sont au cœur de toute transition juste.

Christian Henderson, terrestres.org

ISBN 9780745349213

Cet article est une version traduite et largement remaniée d’un chapitre qui figure dans le livre Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region coordonnée par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, Octobre 2023).
Le blog terrestre.org fait partie de nos sources de presse priorisées. L’article original propose des notes bibliographiques intéressantes que nous n’avons pas reprises, pour faciliter votre première lecture. Plus d’infos sur terrestres.org


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : terrestres.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © cop28 ; © AFP ; © L’Express ; © Orient XXI ; © Pluto Press.


Plus de presse en Wallonie-Bruxelles…

BRIGODE : Les églises romanes de Belgique (1943)

Temps de lecture : 28 minutes >

DIVISIONS CHRONOLOGIQUES ET GÉOGRAPHIE DE L’ARCHITECTURE ROMANE EN BELGIQUE

Antérieurement à l’ère romane, s’étend, pour l’historien de l’art, une longue période qui va des invasions barbares à la fin du Xe siècle. Dénommée préromane dans son ensemble, cette période comprend la phase mérovingienne, du Ve siècle au milieu du VIIIe, et la phase carolingienne, du milieu du VIIIe siècle aux approches de l’an 1000. L’architecture romane proprement dite couvre, chez nous, tout le cours des XIe et XIIe siècles. Elle reste fort attachée à l’architecture carolingienne durant le XIe siècle, qui peut être considéré comme une première étape du style roman en Belgique. Durant le siècle suivant, les principes esthétiques et les méthodes constructives évoluent vers un certain souci du détail architectonique et décoratif, de même que vers plus de perfection technique. C’est la seconde étape, qui. dans les régions de l’Est, se prolonge durant le XIIIe siècle, concurremment avec les premières manifestations de l’architecture gothique.

Le territoire compris dans les frontières actuelles de la Belgique ne constitue alors ni une entité politique, ni une entité religieuse. Dès la seconde moitié du Xe siècle se créent les deux grandes formations politiques sur lesquelles s’appuie l’Europe chrétienne : Otton est sacré empereur à Rome. en 962 ; avec lui débutent les destinées de l’Empire Romain Germanique. En France, Hugues Capet est élu roi en 987, inaugurant les huit siècles d’histoire de sa longue dynastie. Notre pays se situe ainsi aux marches de deux grandes civilisations. Par ailleurs, quatre diocèses se partagent nos contrées : trois d’entre eux relèvent d’un archevêché français, le quatrième – qui est le plus étendu – d’une métropole germanique.

Cette position géographique particulière n’est guère sensible dans l’architecture préromane. pour cette raison qu’en ce moment l’art de bâtir, moins soumis que plus tard à des mouvances politiques, n’accuse encore que de faibles instincts régionaux. Mais il n’en sera pas toujours de même ; en effet, à partir du XIe siècle, avec l’âge roman, les œuvres d’architecture commencent à se diversifier en variétés locales. Sur les alluvions des siècles précédents, naissent alors des écoles d’art dans le cadre d’une géographie où agissent, tout à la fois, des facteurs géologique et hydrographiques, où se meuvent des courants commerciaux, où se dessinent des frontières politiques et diocésaines. Au XII’ siècle, ces écoles, échappant au traditionalisme préroman du siècle précédent, seront constituée avec tous leurs caractères distinctifs.

La Belgique, placée de lu sorte sous les feux croisés des différents foyers de rayonnement que sont l’école rhénane, d’une part, et l’école française du Nord, d’autre part, subira des influences convergentes.

Tout naturellement, la partie orientale du pays relèvera de la puissante école germanique. Il se créera ainsi, le long de la Meuse, et parallèlement au Rhin, un groupe qui s’y rattache : le groupe mosan. Au XIe siècle, il s’y rattache par une commune fidélité aux traditions préromanes : fidélité plus exclusive dans les régions mosanes que partout ailleurs. C’est l’époque des grandes églises lotharingiennes. Au XIIe siècle, le groupe mosan subit l’évolution de l’école rhénane, sans jamais atteindre, toutefois. ni le déploiement de ses masses monumentales, ni la richesse de ses partis décoratifs.

Par ailleurs, l’Ouest du pays, relevant de l’école voisine de la France du Nord – fortement influencée elle-même par l’architecture normande – donnera naissance au groupe du bassin de l’Escaut, au groupe scaldien. Le XIe siècle scaldien reste fidèle, lui aussi, aux traditions préromanes et particulièrement à la vieille architecture neustro-austrasienne ; tandis que le XIIe siècle se dégage de cette emprise pour créer un art spécifiquement tournaisien. Les églises romanes de la Flandre maritime se rattachent au groupe scaldien, bien qu’on y relève certaines particularités de détail.

La limite fort indécise entre les deux tendances, mosane et scaldienne, traverse l’ancien Brabant, coïncidant quelque peu avec la frontière des diocèses de Liège et de Cambrai. Bien que les apports s’y mêlent, le courant mosan prédomine nettement. C’est à l’époque gothique seulement que le Brabant acquerra son individualité artistique.

A Maastricht et au nord de notre frontière actuelle, l’architecture romane relève plus directement de l’architecture germanique que dans les régions mosanes de Belgique qui se caractérisent, répétons-le, par une survivance tenace de l’esprit carolingien.

Cette forte tradition carolingienne doit être soulignée. C’est elle qui endigua, hors de nos contrées, la marée montante du “premier art roman” d’origine méditerranéenne, sur les alluvions de laquelle le moyen-âge dressa les premières créations de son génie monumental. C’est elle qui, par ailleurs, confère à nos vieilles églises romanes, en pays mosan surtout, leur simplicité rustique et leur austère grandeur.

Ainsi, la division linguistique du pays et la démarcation de ses tendances architecturales n’ont rien de commun. La superposition de leurs lignes est impossible. L’une d’elles, séparant la Flandre de la Wallonie, barre notre carte suivant une longue délimitation horizontale ; l’autre, au contraire, s’établit verticalement suivant l’axe de nos deux grands fleuves : la Meuse et l’Escaut. C’est en fait sur eux que se charpente la géographie artistique de la Belgique.

L’ARCHITECTURE PRÉROMANE

Période mérovingienne

Déjà à la fin du IIIe siècle, mais surtout dans le courant du IVe, les premières semences chrétiennes ont germé sur le sol de l’ancienne Belgique. Quelques vestiges découverts, au cours de fouilles. à Tongres et, plus récemment à  Arlon, appartiennent sans doute à des sanctuaires édifiés par les premières communautés de fidèles, groupées dans les quelques centres populeux de cette époque.

La poussée des peuples barbares déferlant sur nos régions, vers 406, ne fut pas aussi préjudiciable qu’on pourrait le supposer au développement de la civilisation du haut moyen âge. En effet, les nouveaux arrivés ne tardent pas à s’intégrer dans les cadres anciens et à adopter, parfois, la religion des vaincus. Du reste, de l’époque de Clovis jusqu’au début du VIIIe siècle. l’entreprise missionnaire se poursuit sans relâche. Les évêchés s’organisent ; des monastères s’élèvent en grand nombre, au point que, vers 730, quarante fondations se répartissent sur l’ensemble de notre territoire.

A cette activité religieuse devait correspondre une commande architecturale dont les textes contemporains nous ont laissé le souvenir.

Les églises rurales de l’époque mérovingienne se construisaient fréquemment en bois et en torchis. Certains soubassements de pierre exhumés dans les cimetières du Namurois ou du Luxembourg ne seraient pas autre chose que l’assise solide de ces humbles sanctuaires. Grégoire de Tours nous rapporte la misère de ces constructions de bois ; mais, par ailleurs, il nous parle des grandes églises de pierre élevées dans les bourgs importants et dans l’enceinte des monastères. Les corps des saints missionnaires attiraient la foule des pèlerins, et c’est ainsi, qu’au VIe siècle,
l’évêque Monulphe fit construire une basilique à Maastricht, sur le tombeau de saint Servais.

Eglise Saint-Lambert à Liège (reconstitution) © rtbf.be

Deux siècles plus tard, saint Hubert érigera à Liège une grande église pour abriter dignement les restes de saint Lambert. Les religieux ne se contentent pas de dresser une vaste église au centre de leurs abbayes ; suivant la tradition orientale apportée avec la règle de la vie cénobitique par les moines syriens, un groupe de plusieurs sanctuaires complète l’ensemble des bâtiments monastiques.

De tout cela, il ne nous reste que quelques vestiges épars, quelques murs de substructions, nous renseignant à peine sur le plan des édifices et la technique des maçonneries. L’ensemble le plus digne d’intérêt est celui qui vient d’être mis au jour sous la collégiale de Nivelles : ce sont les restes de divers édifices religieux antérieurs à l’église romane actuelle et dont les plus anciennes parties semblent remonter au VIIe siècle, époque de la fondation du monastère par sainte ltte et sainte Gertrude.

Les textes nous aident à connaître la structure de ces édifices : structure simple, reprise, comme le plan, aux basiliques latines et orientales. La technique, cependant, est fruste, ne différant pas de celle qu’on retrouve dans les· villas romaines, avec une mise en œuvre assez rudimentaire, dérivant de l’architecture romaine, sans doute, mais d’une architecture romaine coloniale, simplifiée aux plus élémentaires méthodes constructives et abâtardie par de grossières traditions indigènes.

Quant au décor sculpté, pour peu qu’il existât, il devrait s’inspirer, dans nos régions surtout, de thèmes relevant de l’art barbare et marqués par là de lointains apports asiatiques. Si des motifs antiques se rencontrent, il s’agit alors d’éléments de remploi arrachés aux ruines romaines. En réalité, le luxe des églises, dont nous parlent avec admiration les auteurs des chroniques et des vitae mérovingiennes, est un luxe d’ornement adventices, où les tentures aux couleurs vives et les orfèvreries délicatement refouillées l’emportent en richesse et en magnificence sur le décor architectonique.

Période carolingienne

L’époque carolingienne ne fut pas pour la vie religieuse une ère d’épanouissement et de splendeur telle que pourraient le faire supposer les fastes de l’histoire impériale. L’Eglise s’inscrit alors dans un ordre féodal qui l’enserre étroitement, la rend vassale des princes et l’asservit au régime des sécularisations. Aussi, cette situation ne sera guère favorable à l’éclosion de nouvelles fondations monastiques.

Par contre, la vie de cour assigne un programme qui ne peut que rejaillir sur les arts et sur l’architecture civile en particulier. L’architecture religieuse ne reste pourtant pas sans en profiter. En effet, les chapelles s’édifiant dans les palais impériaux adoptent un plan spécial qui s’imposera à toute une série de monuments. créant de la sorte un groupe bien typique dans l’ensemble de l’architecture carolingienne. Ce plan est constitué par un polygone qu’entoure une galerie surmontée d’une tribune. Le premier édifice du genre, dans nos contrées, fut l’oratoire que Charlemagne fit construire, de 790 à 804, à proximité de son palais d’Aix-la-Chapelle. L’influence de l’église Saint-Vital de Ravenne construite au VIe siècle, sous le règne de Justinien, y est indéniable. Et ainsi, par l’intermédiaire d’une ville de l’Adriatique, une des formes architecturales particulièrement chères à l’Orient chrétien se transmettait jusqu’au cœur de l’Empire carolingien.

San Vitale (Ravenne) © viator

Cette même disposition du plan central, quoique simplifiée parfois et réduite dans ses dimensions, fut adoptée, à l’imitation d’Aix, pour différentes chapelles palatines, à Thionville notamment et à Nimègue, où elle est encore conservée. En Hollande également, une construction semblable subsista à Groeninghe jusqu’au XVJIe siècle. La filiation de ce plan se perpétuera, mais avec une vogue décroissante, jusqu’au XIe et même jusqu’au XIIe siècle, principalement dans les régions rhénanes (Ottmarsheim, Essen, Mettlach, Saint-Martin de Bonn, Hugshofen, Wimpfen).

Chez nous. deux sanctuaires dérivaient directement de la chapelle palatine d’Aix. Tout d’abord, l’église Saint-Donatien de Bruges érigée par le premier comte de Flandre, Baudouin Bras de Fer, dans la seconde moitié du IXe siècle : nous ne la connaissons que par les textes et par d’anciennes gravures. Ensuite. l’église Saint-Jean, à Liège, construite par Notger en 982, et dont les substructions forment encore la base de l’édifice actuel. Récemment, on découvrit à Torhout les fondations d’une église préromane à plan central ; mais ici, des bras semblaient s’y greffer pour former une croix grecque.

Ajoutons que le plan central d’origine orientale, avait été adopté dès l’époque mérovingienne dans des édifices de petites dimensions : oratoires de monastères, baptistères ou chapelles funéraires.

Tout compte fait, cette disposition reste exceptionnelle, le plan en longueur conservant, comme toujours, la faveur du clergé. Mais à l’époque carolingienne, le plan basilical des grandes églises se complique. A l’ouest. un chœur fait face au sanctuaire normalement situé à l’est. Il faut chercher le motif de cette transformation dans la double destination des édifices affectés, en partie, au service épiscopal ou monastique et, en partie, au service paroissial. Parfois, ce sont les deux vocables sous lesquels s’élève un même édifice qui exigent le dédoublement du chœur. Au sanctuaire occidental s’ajoute généralement un complexe architectural, avec une tour robuste. des chapelles aux étages et des tourelles d’escaliers qui les desservent. Il arrive qu’un second transept souligne l’aspect bicéphale de ces grandes basiliques préromanes.

L’avant-corps carolingien de Nivelles, dont les substructions viennent d’être mises au jour, fournit un des plus intéressants exemples de cette disposition que des miniatures et des textes nous signalaient par ailleurs, et entre autres, aux anciennes cathédrales de Cologne et de Reims, ainsi qu’aux abbatiales de Saint-Gall et de Saint-Riquier.

Le programme de ces églises se complète souvent, à l’extrémité opposée, d’une crypte située, non pas sous le chœur, mais au chevet de celui-ci, c’est-à-dire extérieurement à lui et quelque peu en contrebas de son niveau.

Quant à leur structure, les édifices cultuels de celle époque restent des basiliques à plafond de bois, construites sur piliers carrés, en d’épaisses maçonneries de moellons et sans grand souci de décoration architectonique. Dans les régions mosanes, ce type, avec son avant-corps et sa crypte extérieure, se maintiendra sans changements notables jusqu’à la fin du XIe siècle et même plus tard. Les maçonneries antérieures à l’an 1000 présentent parfois des bandes d’appareil formées de pierres disposées en arêtes de poisson (clocher d’Oostham, anciens murs de l’abbaye de Saint-Bavon à Gand. etc.).

L’ARCHITECTURE ROMANE

Groupe mosan

XIe siècle

L’Eglise ne lardera pas à se relever des ruines morales et matérielles laissées par les invasions normandes. Des réformes s’opèrent un peu partout, et il se trouve, dans nos monastères, des esprits décidés à les promouvoir. Ce mouvement aboutira à de féconds résultats dans le domaine politique et religieux : l’application de l’investiture se fera plus souple ; il y aura aussi plus d’indépendance dans les élections abbatiales ; les sécularisations seront moins nombreuses et moins vexatoires. En un mot, l’Eglise se dégagera des cadres féodaux qui l’étouffaient. Par ailleurs, les abbayes deviendront, au plus haut degré, des foyers de spiritualité, de science et d’art.

Si l’on songe que ce renouveau coïncide avec la splendeur de l’époque ottonienne ainsi qu’avec le développement du commerce et de l’industrie dans la vallée de la Meuse, où la population s’accroît considérablement, on comprendra pourquoi les abbayes et les églises paroissiales s’élevèrent en si grand nombre à cette époque, dans tout l’ancien diocèse de Liège.

Dans la ville épiscopale, dix églises sont consacrées en l’espace de cinquante ans, dont quatre aux alentours de l’an 1000, sous la brillante administration de Notger. Les moines de Fosses, Gembloux, Florennes, Hastières, Celles, Nivelles, Saint-Aubain à Namur, Lobbes, reconstruisent leurs abbatiales durant la première moitié du XIe siècle. Ils font aussi bâtir dans les villages qui sont sous leur dépendance. La chronique de Saint-Trond nous rapporte que l’abbé Adélard II (1055-1082), outre les trois églises qu’il construisit dans la ville, dota de nouveaux sanctuaires onze villages de sa juridiction ; et ceci n ‘est qu’un exemple parmi bien d’autres. En réalité, c’est par douzaines que s’érigent alors les églises, grandes et petites, le long des vallées de la Meuse et de la Sambre.

Il ne nous reste que bien peu de monuments de cette époque en regard d’une production aussi considérable. Durant tout le cours du moyen âge, l’ancienne principauté de Liège et le comté de Namur furent particulièrement éprouvés par les guerres ; les églises en ont souffert. Celles qui n’avaient pas été entièrement détruites subirent souvent des transformations pour répondre à de nouvelles exigences. C’est ainsi que bien des églises ne conservent de l’époque romane que la robuste tour de façade : elle seule a résisté aux assauts du temps et des hommes. Parfois, la nef ou le chœur subsiste, en tout ou en partie. Mais rares sont les édifices qui, comme l’église de Celles ou la collégiale de Nivelles, se conservèrent sans grand changement à travers les neuf siècles qui nous séparent de leur érection.

Collégiale Sainte-Gertrude (Nivelles) © Destination Brabant wallon

Certaines églises romanes ne nous sont connues que par les textes qui les décrivent ou les dessins anciens qui en reproduisent l’aspect. Nous savons ainsi que la cathédrale Saint-Lambert de Liège, construite par Notger et Baldéric II, avait un plan bicéphale et qu’un plafond de bois la couvrait. On possède également des données précises sur les abbatiales, aujourd’hui disparues, de Saint-Laurent à Liège, de Lobbes. Malmedy, Stavelot, Saint-Trond ou Gembloux, et l’on peut constater à la lumière de ces sources anciennes que tous ces édifices, avec leurs grandes nefs à plafond et leur avant-corps occidentaux, répondaient bien au type rhénomosan.

Le plan des églises mosanes se caractérise par sa simplicité. Un chevet semi-circulaire termine assez fréquemment les églises rurales ; il en sera ainsi également à Hastière, Celles et Thynes. Mais, des sanctuaires importants, comme la collégiale de Nivelles, Saint-Barthélemy à Liège, l’église de Lobbes ou les anciennes abbatiales de Gembloux et de Fosses, furent construites avec des chevets plats.

En façade, se dresse un puissant avant-corps hérité de l’architecture carolingienne. Il est formé, le plus communément, d’une tour massive flanquée de tourelles d’escalier ; ainsi le rencontre-t-on à Saint-Jean et à Saint-Denis de Liège, à Amay, Celles et Fosses. Une seule tourelle s’appuie à la tour occidentale d’Hastière, ainsi que dans un certain nombre d’églises moins importantes. La plupart des églises de campagne sont pourvues d’une simple tour en façade, diminutif des lourds westbauten des grandes abbatiales. A part quelques exceptions, comme à Lobbes ou à Fosses, l’entrée n’est pas percée sous la tour, mais elle est reportée latéralement vers les premières travées des bas-côtés. L’avant-corps se présente donc comme un massif entièrement fermé de l’extérieur.

Le caractère bicéphale de la construction s’accuse parfois par la présence d’un second transept édifié à l’occident : c’est le cas à Nivelles et à Lobbes.

Des cryptes se construisent sous le chœur, comme à Nivelles, Hastière, Celles, Thynes et Huy ; mais dans de très nombreux cas, elles sont établies extérieurement au chevet, suivant la tradition préromane. Les textes nous en révèlent des exemples aux anciennes abbatiales de Saint-Trond, Stavelot, Malmedy, Saint-Hubert. Vraisemblablement en était-il de même à Gembloux, et à Lobbes avant l’agrandissement du chœur. Seuls, deux exemples sont parvenus jusqu’à nous, et encore, dans un état incomplet : il s’agit des cryptes extérieures de Fosses et de Saint-Barthélemy de Liège. Les cryptes de ce genre se rencontrent également dans les régions rhénanes ; mais elles semblent avoir joui d’une vogue toute particulière dans l’ancien diocèse de Liège, au XIe siècle.

La structure de ces églises se présente tout aussi simplement que le plan. Les supports sont presque toujours formés de piliers de section carrée, terminés par une imposte moulurée recevant la retombée des arcades. Lorsqu’il y a une abside semi-circulaire, celle-ci se couvre d’une voûte en cul-de-four ; le rez-de-chaussée de la tour reçoit généralement une voûte d’arêtes, de même que les travées des cryptes. Mais, c’est un plafond qui règne sur toutes les autres parties de l’édifice. Suivant la disposition primitive, ce plafond était porté, tous les mètres environ, par les puissants extraits de la charpente à chevrons-fermes.

A l’extérieur, l’accent se met à l’occident, par la présence de la grosse tour accostée ou non de ses tourelles. Le chœur et les bras du transept sont moins élevés que la nef, ce qui permet d’ouvrir deux petites fenêtres à hauteur de la croisée, par dessus les toitures des croisillons : ce détail est propre à l’architecture mosane exclusivement.

L’ornementation se réduit à un décor architectonique composé, extérieurement de larges arcades aveugles qui retombent sur des bandes murales, soulignant ainsi les travées de la construction. Parfois, un jeu d’arcature anime les murs intérieurs de la tour, comme à Hastière et à Celles ; parfois, comme au chœur de Nivelles, ces arcatures se font plus profondes et s’appuient sur des fûts monolithes ; mais ici, ce souci du décor mural est poussé à un degré qu’on n’atteint guère avant la fin du XIe siècle. Il en résulte que toutes ces églises se caractérisent par un aspect fruste et sévère, qu’accuse encore l’appareil irrégulier des murs, fait de moellons grossièrement taillés.

Par leur plan comme par leur structure, les églises mosanes du XIe siècle ne font que continuer la tradition de l’âge précédent. On peut les rapprocher des églises rhénanes de la même époque ; mais, si les partis constructifs sont semblables, on ne doit pas nécessairement en conclure que les unes dérivent des autres. Leurs ressemblances proviennent d’une tendance commune à perpétuer les formules carolingiennes ; et ces formules demeurent spécialement chères aux architectes du pays mosan.

XIIe siècle

Avec le XIIe siècle, s’ouvre pour l’architecture mosane une ère nouvelle  caractérisée par le souci d’un perfectionnement technique, la recherche de l’aspect monumental et le goût du décor architectonique. Nos constructeurs ne font que suivre en cela le courant germanique.

Dès la fin du XIe siècle, des influences lombardes se manifestent sur les bords du Rhin, résultat des relations commerciales et politiques qui unissent les deux contrées par delà les Alpes. Ces influences se font davantage sentir au fur et à mesure qu’on avance dans le courant du XIIe siècle. L’architecture rhénane abandonne l’austère majesté des formules carolingiennes auxquelles elle avait été fidèle jusque-là, pour adopter, en partie, le répertoire des formes lombardes, notamment le décor d’arcatures, les galeries extérieures et le voûtement des nefs. La silhouette traditionnelle se modifie également, contre-balançant le monumental westbau par une imposante tour de croisée. C’est dans cet esprit que seront réédifiées les prestigieuses cathédrales romanes qui jalonnent le cours du Rhin.

Les constructeurs mosans ne suivront pourtant cette tendance qu’avec timidité, avec un retard marqué sur leurs voisins de l’Est, et sans jamais atteindre l’ampleur des réalisations rhénanes. Ou reste, on avait édifié trop d’églises dans le courant du XIe siècle pour qu’il en restât encore beaucoup à bâtir. Aussi. la plupart des œuvres architecturales que nous conservons de cette époque ne sont que des parties de monuments dont l’achèvement avait été retardé jusque-là. Seules quelques églises de moyenne importance et des édifices ruraux appartiennent en entier à ce siècle.

Dans certaines églises, la division en travées se marque plus nettement que par le passé et répond à un désir de voûtement. On y constate, en effet, le principe lombard d’une travée de nef correspondant à deux travées de bas-côtés ; de la sorte, les espaces à voûter d ‘arêtes se limitent au plan carré. Il en résulte une alternance de soutiens forts et de soutiens faibles, comme à Saint-Pierre de Saint-Trond, entièrement voûtée d’arêtes, et à l’église de Saint-Séverin-en-Condroz, influencée par l’architecture clunisienne, où un voûtement semblable avait été prévu. Ce n’est pas à dire que ce principe se généralise, car bien des édifices de moyenne importance – l’église d’Aldenijk, par exemple – et les églises rurales restent fidèles aux nefs couvertes de plafonds et au rythme ininterrompu des piliers carrés.

Le chevet plat a tendance à être remplacé par le chevet semi-circulaire ; les  cryptes perdent leur vogue. Mais l’avant-corps. sous forme d’un massif de plan barlong, subsiste dans de grandes églises comme Saint-Barthélemy ou Saint-Jacques à Liège, Aldenijk, Sainte-Gertrude de Nivelles dont l’élévation occidentale rappelle sous beaucoup de rapports le chœur de la cathédrale de Mayence. Les sanctuaires ruraux conservent la tour en façade, flanquée ou non d’une tourelle d’escalier. L’ancienne Sainte-Gudule de Bruxelles possédait une grosse tour occidentale enserrée entre deux énormes tourelles d’escalier (vers 1200). Ces avant-corps reçoivent des voûtes d’arêtes sur leurs différents étages. Nous y voyons aussi la coupole, comme à Nivelles, exemple à ajouter à ceux de Saint-Servais de Maastricht et de certaines églises rhénanes.

Les grandes arcades aveugles marquant extérieurement les travées de l’édifice seront remplacées par de petites arcatures sous corniche reliant les bandes murales. Un autre thème consistera en séries d’arcades aveugles de petites dimensions, superposées en registres, telle qu’on les voit au pignon Saint-Pierre de la collégiale de Nivelles et au chevet de l’église de Cumptich. Des clochers, comme ceux de Herent ou de Zepperen, se parent également d’un jeu d’arcades aveugles retombant sur des pilastres ou sur d’élégantes colonnettes. A Orp-le-Grand, la partie haute de la nef accuse vers l’intérieur, le rythme des travées, grâce à un décor d’arcades s’appuyant sur des colonnes engagées. Parfois. les formes extérieures se compliquent jusqu’à présenter une étroite galerie de circulation sous la corniche de l’abside : cette galerie est limitée, dans le plan du mur, par une série de petites arcatures sur colonnettes. ainsi qu’on le voit à Saint-Pierre de Saint-Trond. L’église de Saint-Nicolas-en Glain, démolie au XIXe siècle, possédait une galerie semblable, et il en était de même à l’abside occidentale de la collégiale de Nivelles. Ce détail est emprunté directement à l’architecture rhénane. A Hamoir, le chevet de l’église de Xhignesse s’orne simplement de niches juxtaposées formant une fausse galerie.

Aux grossiers appareils de blocage, se substitue peu à peu une tendance à maçonner par lits horizontaux. Dans la suite on emploiera couramment l’appareil régulier. C’est ainsi que les églises des campagnes, qui, souvent, ne diffèrent pas de formes durant les XIe et XIIe siècles, peuvent se dater avec une certaine approximation d’après le soin apporté à la mise en œuvre des matériaux. Les voûtes participent à ce progrès : celles de l’église Saint-Pierre à Saint-Trond, par exemple, sont construites en pierres taillées et appareillées avec science. La mouluration, elle aussi, se fait plus savante, surtout dans les dernières années du XIIe siècle.

Première moitié du XIIIe siècle
Chapelle du prieuré de Frasnes-lez-Gosselies (arcatures, 1237) © wikipedia

Alors que la France élève depuis longtemps ses grandes cathédrales gothiques, les régions mosanes et le Brabant conservent encore, à travers le XIIIe siècle, les formes et les dispositions propres à l’époque romane. C’est le cas pour des monuments sur lesquels les textes nous fournissent des dates exactes, comme l’église abbatiale de Parc, consacrée en 1228, ou la chapelle du prieuré de Frasnes-lez-Gosselies, consacrée en 1237.

D’autres édifices restent romans par leur parti constructif, bien qu’on y relève maints détails appartenant au vocabulaire gothique. L’avant-corps monumental de Saint-Germain à Tirlemont, tout roman d’aspect, est touché par l’influence gothique qui se manifeste dans sa décoration architectonique et aussi dans sa construction (vers 1220). Il en sera de même à l’abbatiale de Postel, vers 1225, à la tour de Saint-Jacques à Louvain, à l’église de Neerheilissem, au chœur occidental de Sainte-Croix à Liège. La voûte de la chapelle Saint-Pierre à Lierre, n’est plus le cul-de-four
roman, mais la voûte établie sur de larges nervures plates, plus proche de la technique gothique que des méthodes romanes qui régissent pourtant l’ensemble de l’édifice. Le portail de l’Hôpital Saint-Pierre à Louvain (vers 1220), celui de Winxele (vers 1225) sont romans dans leurs lignes générales, alors que les détails décoratifs appartiennent au style nouveau. Il en est ainsi également à l’aile nord du cloître de Nivelles – la seule qui soit ancienne – où les arcatures en plein cintre reposent sur des colonnettes à bases et chapiteaux gothiques.

Par contre, certains constructeurs de la première moitié du XIIIe siècle adoptent systématiquement l’arc brisé, alors que la structure reste essentiellement romane, avec ses piliers carrés et sa nef couverte d’un plafond. Nous en avions un exemple vraiment typique dans l’ancienne église du Saint-Sépulcre, à Nivelles, dont les derniers restes furent démolis en 1939.

Ce sont là des œuvres de transition, avant la conquête définitive de l’art gothique. Il faut y voir la preuve du caractère foncièrement traditionnel de notre architecture. L’art roman se prolonge à travers les premières manifestations gothiques, comme, plus tard, le style gothique le fera à travers la Renaissance et l’époque baroque.

Groupe scaldien

XIe siècle

La région scaldienne ne connut pas, au XIe siècle, cette éclosion de fondations monastiques qui, pour la même époque, caractérise l’histoire religieuse des contrées mosanes. Le siège métropolitain de Reims était trop éloigné des rives de l’Escaut pour y exercer une influence aussi directe que Cologne, par exemple, sur les vallées du Rhin et de la Meuse. Il en résulte que le degré de culture est moins développé qu’ailleurs. D’autre part, le commerce n’a guère pris d’extension jusque-là. Enfin, du point de vue artistique, toute cette région dépend de la France du Nord sur laquelle règne la plus pauvre de toutes les écoles romanes. Il est donc naturel de n’y rencontrer qu’un petit nombre d’églises remontant à cette époque.

Collégiale Saint-Vincent de Soignies © cirkwi

Outre quelques sanctuaires ruraux, un seul édifice important, la collégiale Saint-Vincent de Soignies résumera les tendances de l’architecture du IXe siècle dans la partie occidentale du pays. C’est dès la fin du Xe siècle, vraisemblablement, que la construction débuta, à la fois par le chœur, le transept et la tour de façade. Le chœur à chevet plat est couvert, du côté de la nef, par une voûte d’arêtes sur plan carré – qui serait la plus ancienne des voûtes de grande dimension en Belgique – et, vers l’est, par une voûte barlongue relativement récente, ayant remplacé trois petites voûtes d’arêtes s’appuyant sur des supports et couvrant le chevet surélevé alors de quelques marches. Une telle disposition, réalisée déjà vers 800 à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier. en Picardie, se retrouvait sous une forme quelque peu différente à Saint-Barthélemy de Liège, à Fosses et à Aubechies, ce qui prouve une fois de plus la persistance, chez nous, des traditions préromanes.

Le transept, commencé en même temps que le chœur, aurait été achevé aussitôt après la construction de celui-ci, de même que la tour-lanterne de la croisée. Ce n’est qu’un peu plus tard, mais encore dans le courant du XIe siècle que furent entamés les travaux de la nef. Avec ses tribunes et son alternance de supports, elle appartient, en effet, à un stade plus avancé de l’architecture romane.

La tour occidentale ne sera achevée que dans le courant du XIIIe siècle ; mais son plan, qui remonte aux alentours de l’an 1000, peut-être même un peu plus tôt, reprend. avec ses deux tourelles latérales, la disposition des avant-corps carolingiens ; il appartient donc à la famille de ceux que nous avons rencontrés en si grand nombre dans le groupe mosan. Mais ici. détail à signaler, l’entrée est percée sous la tour.

Ce qui caractérise la collégiale de Soignies, c’est, tout d’abord, sa tour-lanterne qui met un accent sur le centre de l’édifice, alors que, dans le groupe mosan, cet accent est reporté sur la façade occidentale ; c’est ensuite la présence de tribunes sur les bas-côtés, disposition pour ainsi dire inconnue à l’Est du pays, mais qui ne peut paraître que normale ici, si l’on songe aux églises à tribunes du Nord de la France et de la Normandie auxquelles Saint-Vincent de Soignies se rattache.

Signalons encore la présence de tourelles cantonnant les angles orientaux de la tour-lanterne, tourelles démolies à une époque indéterminée. Ce détail, qui souligne encore l’accent central, se retrouvait à Sainte-Walburge de Fume et à Saint-Nicolas de Messines, puis, plus tard, aux anciennes abbatiales romanes de Saint-Bavon à Gand et d’Affligem, ainsi peut-être, qu’à la collégiale Saint-Hermès à Renaix et à l’église du prieuré de Saint-Liévin, à Hautem. Un tel parti semble avoir eu la faveur de l’époque carolingienne. Nous le retrouvons, du reste, à l’ancienne abbatiale de Saint-Riquier, que nous avons citée par ailleurs. Il s’agit donc, encore une fois. d’une formule préromane qui paraît s’être répandue plutôt dans l’Ouest de notre pays : ce serait, en somme, une survivance de la vieille architecture neustro-austrasienne, dont l’église Saint-Vincent de Soignies conserve certaines particularités après le Xe siècle.

Ainsi. l’accent sur la croisée du transept et, dans les grandes églises, la présence de tribunes sur les bas-côtés, différencient assez nettement les églises scaldiennes des églises mosanes. Dans le Brabant, le long de la zone assez mal définie qui sépare les deux groupes, se rencontrent des églises de campagne fort semblables à leurs sœurs mosanes, mais sur lesquelles l’unique tour se dresse à la croisée du transept ou, lorsque le transept n’existe pas, sur le presbyterium, c’est-à-dire la travée carrée du chœur. Il faut y voir, manifestement, l’influence du courant scaldien.

A ces caractères généraux qui perdureront jusqu’à la fin de l’époque romane, il convient encore d’ajouter l’entrée occidentale, en façade, – et non pas l’entrée latérale propre aux églises mosanes -, de même que la rareté des cryptes, dont celles de Saint-Hermès à Renaix, de Messines et d’Aubechies offrent des exemples sporadiques et d’importance diverse.

Les églises ne sont pas voûtées. A Soignies, par exception, le voûtement en arêtes, réalisé sur les bas-côtés, avait été prévu vraisemblablement sur la nef. Les charpentes adoptent le même système à chevrons fermes que celui des églises mosanes et soutiennent le plafond de chêne. De très beaux spécimens de ces charpentes romanes couvrent encore la nef et le transept de la collégiale de Soignies.

Le décor est quasi nul. A la nef de Soignies, des bandes murales et des arcades aveugles encadrent les fenêtres. Les chapiteaux se réduisent à une mouluration très sobre au sommet des supports, même si ceux-ci sont cylindriques, ce qui arrive, lorsque, comme à Soignies encore, il y a alternance de piles fortes et de piles faibles.

L’appareil irrégulier des maçonneries participe de la technique rudimentaire qui s’emploie, à la même époque, dans le bassin de la Meuse et en Brabant.

XIIe siècle

L’architecture scaldienne ne prendra un réel essor qu’au XIIe siècle. Plusieurs conjonctures en seront la cause. Tout d’abord, Tournai profite du commerce qui se développe à ce moment dans les Flandres et le long de l’Escaut avec une prodigieuse ampleur. Tournai devient, en même temps, un lieu de pèlerinage très fréquenté, où les foules viennent vénérer Notre-Dame et participent, chaque année à la Grande Procession organisée en son honneur depuis 1090. Jusque-là, un seul titulaire administrait les deux évêchés de Tournai et de Noyon et son siège était établi dans cette dernière ville ; mais, en 1146, Tournai recouvre un évêque particulier, ainsi qu’il en était, du reste, au début du VIe siècle, au moment de l’organisation des premiers cadres religieux.

A ce concours de circonstances, s’ajoute l’extraction à Tournai même et dans les environs, d’une pierre apte à la construction et à la sculpture. Les qualités de cette pierre seront reconnues à l’étranger, à tel point qu’elle pourra s’exporter. L’Escaut, voie naturelle, la portera dans les Flandres ; son marché gagnera la Hollande et même l’Angleterre, sous forme de blocs bruts ou de pièces appareillées. de dalles funéraires ou de fonts baptismaux., et aussi, sous forme d’éléments architectoniques, tels que bases, colonnettes ou chapiteaux, qui, au XIIIe siècle surtout, répandront dans tout le bassin scaldien une architecture spécifiquement tournaisienne.

Cathédrale de Tournai © rtbf.be

A la faveur de cette situation et à l’exemple des églises anglo-normandes, s’élève la cathédrale de Tournai. une des plus puissantes créations de l’architecture romane. La nef, commencée vers 1110, s’acheva sur une trentaine d’années. C’est un vaste vaisseau avec bas-côtés, tribunes, triforium aveugle et fenêtres hautes, c’est-à-dire. une superposition de quatre registres d’arcades soulignés par des cordons horizontaux. Aucun élément vertical ne rompt cette impérieuse horizontalité accusée encore, dans la disposition primitive, par le plafond que des voûtes du XVIIIe siècle ont remplacé.

Le transept fut édifié par après, de même que le chœur roman, auquel succédait, un demi-siècle plus tard, le vertigineux chœur gothique. Ce transept, impressionnant par ses dimensions, trahit un parti constructif assez différent de la nef. lci, des faisceaux de colonnettes partent de fond, et accentuent, sur toute la hauteur, la verticalité des travées, ce qui semble indiquer la volonté de couvrir les croisillons au moyen de ces grandes voûtes sexpartites dont les premières cathédrales gothiques avaient répandu la formule. A part les doubleaux de la croisée, tous les arcs sont en plein cintre, la mouluration reste romane et le décor aussi ; mais, en fait, la structure relève déjà de l’architecture gothique et ne peut avoir été conçue avant la fin du XIIe siècle.

A l’extérieur, l’accent se porte sur le centre, et mieux que jamais, par la présence d’une lanterne entourée de quatre tours plantées vers les extrémités des croisillons. Ce groupe de cinq clochers confère à la cathédrale sa silhouette massive et absolument particulière. Cette puissance monumentale s’affirme encore par les hémicycles du transept pourvus d’un étroit collatéral avec étage, terminaison qui avait été adoptée également pour le chœur roman, et qui ne peut s’expliquer que par des influences normandes. Elle s’affirme aussi par l’importance du décor architectonique et notamment par les galeries de circulation qui se développent, vers l’extérieur, à hauteur du clair-étage. La magnificence du décor sculpté anime les portails trilobés et se déploie dans la variété infinie des chapiteaux.

La cathédrale restera, dans le groupe scaldien, un monument unique par ses proportions et par la richesse de ses partis constructifs. La nef nous offre, somme toute, l’aboutissement des principes qui ont caractérisé l’architecture romane française du Nord : c’est une grande basilique conçue pour recevoir une couverture horizontale formée par un plafond de chêne. Mais l’architecte de Tournai en a amplifié la structure et il a créé ainsi le prototype des élévations de nef sur quatre étages qui auront la faveur de l’école anglo-normande dans la seconde moitié du XIIe siècle. Par l’implantation de ses nombreuses tours – deux tours avaient été prévues également en façade occidentale – par les hémicycles de ses bras de transept et par ses coursières extérieures, la cathédrale de Tournai influencera, d’autre part, l’évolution des grandes cathédrales gothiques de France.

Des églises paroissiales s’élèvent à Tournai, en même temps que la cathédrale. Bien qu’ayant été achevées ou transformées dans la suite, elles conservent encore une partie de leurs formes primitives : ce sont les églises Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas. Dans tout le bassin de l’Escaut, bien d’autres édifices appartiennent au même groupe. On connaît aussi, grâce à des documents anciens, de grandes églises scaldiennes du XIIe siècle, aujourd’hui disparues, comme Saint-Donatien à Bruges, rebâtie sur des restes carolingiens. ou comme les grandes abbatiales de Saint-Martin à Tournai, d’Anchin, d’Affligem, de Saint-Bavon ou de Saint-Pierre à Gand.

Ces monuments sont bien plus variés dans leur plan et leur élévation que les églises mosanes. Il est donc plus malaisé d’établir la liste de leurs caractéristiques. D’ailleurs, il arrive fréquemment qu’un édifice ne se rattache au groupe que par un ou deux liens de parenté.

Le plan basilical reste simple, avec chevet plat ou semi-circulaire. Le transept est généralement plus saillant que dans les églises mosanes. Les cryptes deviennent fort rares ; celles de Saint-Bavon à Gand et de Saint-Brice à Tournai seront désaffectées peu de temps après leur construction. Citons toutefois les cryptes d’Anderlecht et de Bornhem. Saint-Basile à Bruges est souvent considérée comme la crypte de la chapelle du Saint-Sang ; il s’agit, en réalité, du sanctuaire inférieur d’une chapelle castrale à deux étages.

© Semantic Scholars

En élévation, le centre de l’édifice s’impose presque toujours par la présence d’une tour-lanterne, complétée parfois, ainsi que nous l’avons vu pour le XIe siècle, par des tourelles carrées. A Saint-Piat, à Tournai, les tours devaient s’élever au-dessus de chacun des croisillons. Signalons, qu’à la fin du XIIe siècle, le chœur de Saint-Brice, à Tournai, était formé de trois parties d’égale hauteur, offrant ainsi, pour la première fois en Belgique, le schéma de la hallekerk dont la vogue sera si considérable dans les Flandres, à l’époque gothique.

Le plafond reste le système normal de couverture, sous la charpente à chevrons-fermes. Ce n’est qu’à l’époque gothique que ce plafond des églises tournaisiennes sera remplacé par un berceau lambrissé. Parfois, les parties arrondies se voûtent sur de larges bandeaux de maçonneries, ainsi que nous en avions vu un exemple à l’église Saint-Pierre de Lierre. La même formule, déjà gothique dans son essence, sera adoptée au lavatorium de l’abbaye de Saint-Bavon, à Gand, et enfin, dans des proportions jusque-là inusitées, au transept de la cathédrale de Tournai.

Comme au XIIe siècle mosan, mais avec une inspiration plus large, le décor architectonique s’enrichit. Les piliers accusent des sections cruciformes, ou même se compliquent de colonnettes adossées. Le pilier cylindrique, pour ainsi dire inconnu à l’Est du pays à l’époque romane, se rencontre au· transept de la cathédrale de Tournai, à Saint-Basile à Bruges, dans des églises rurales, comme celle de Blaton, dans les cryptes de Saint-Brice à Tournai et d’Anderlecht, dans les celliers des abbayes, etc. La simple imposte des piliers est souvent remplacée par un chapiteau dont la corbeille affecte, pour finir, une forme évasée, avec une tendance décorative qui évoluera rapidement vers l’ornementation végétale gothique. Les surfaces murales s’animent. Les registres intérieurs de la cathédrale se retrouveront à Saint-Donatien de Bruges. Le triforium aveugle se déploie au long des nefs de Saint-Piat et de Saint-Brice. Dans cette dernière église, les fenêtres hautes prendront place dans une rangée d’arcades aveugles, suivant la formule des églises rurales de Normandie.

A l’extérieur, on continue l’emploi des arcs aveugles, tandis que les petites arcatures sous corniche deviennent rares, inexistantes, même, à Tournai. Les corniches sont soutenues par des corbeaux moulurés. Le jeu des petites arcades se déploie en registres superposés sur les clochers et sur les façades occidentales, ainsi qu’il en était primitivement à Saint-Piat. La galerie extérieure de circulation, si magnifiquement réalisée à la cathédrale, se rencontre à Saint-Quentin de Tournai. On l’avait employée également au chœur de l’ancienne église Saint-Pierre de Gand. Ses origines sont indiscutablement normandes. mais elle est interprétée avec une réelle originalité. D’autre part, l’usage du contrefort se généralise.

Les églises de la Flandre Maritime

Ces églises se rattachent à l’architecture scaldienne par les mêmes tendances générales. On y observe cependant divers caractères communs qui concourent à donner une physionomie assez distincte à tout un groupe d’églises notamment.

L’emploi de matériaux différents de la pierre de Tournai, comme le veldsteen, le tuf et, surtout, la brique, n’est pas étranger, de prime abord, à cet aspect particulier des églises de la région côtière. La construction en est fort simple et nous y retrouvons assez fréquemment le pilier carré à imposte. Mais c’est surtout la silhouette d’un certain nombre d’églises qui devient typique du fait que la tour centrale passe du plan carré au plan octogonal, ainsi que nous le voyons à Ichtegem, Oostkamp, Snellegem, Deerlijk, Pittem, Vyve-Saint-Bavon,  Afsné, etc. Exceptionnellement, comme à Torhout, ce clocher terminé par ses étages d’ouïes à huit pans, prend place à l’occident, laissant passage à un porche d’entrée. La tour de façade, peu répandue, est parfois flanquée de tourelles d’escalier sur plan carré ; nous en voyons des exemples à Saint-Pierre à Ypres et à Dudzele. Le type normand, avec la façade occidentale encadrée de deux clochers, type qui avait été prévu à la cathédrale de Tournai, qui fut réalisé à l’ancienne abbatiale d’Affligem, que nous retrouvons à Saint-Jacques à Gand et jusqu’à Orp-le-Grand, église par ailleurs mosane, n’est pas adopté dans la Flandre maritime. Quant à la tour carrée à la croisée, elle continue à trouver faveur dans les régions d’Ypres et de Messines, qui relevaient alors de l’évêché de Thérouanne.

* * *

Au pays de Meuse et en Brabant, les constructeurs demeurent fidèles à la tradition romane, après le XIIe siècle. Par contre, l’architecture scaldienne, bien qu’en retard, elle aussi, sur le courant français, abandonne plus librement les formules du passé.

Ainsi que nous l’avons vu, malgré l’apparence des formes, le transept et le chœur primitif de la cathédrale de Tournai s’élèvent dans un esprit gothique, à la fin du XIIe siècle. Des voûtes sexpartites semblent y avoir été prévues dès les fondements ; et, dans les premières années du XIIIe siècle, on finit par les couvrir de larges voûtes d’ogives sur simples croisées, qui attestent la volonté précise de suivre le progrès. Du reste, la chapelle épiscopale venait d’être construite, en 1198, en pur style gothique.

Les provinces françaises voisines du Tournaisis, restées plus arriérées que d’autres durant la période romane, se placent maintenant à l’avant-garde de l’architecture nouvelle. Les régions de l’Escaut, et Tournai tout particulièrement, ne peuvent qu’être entraînées dans ce mouvement décisif.
Aussi s’ouvrent-elles au règne triomphant du gothique !

PRINCIPAUX MONUMENTS

Architecture préromane

Période mérovingienne

ARLON, TONGRES, etc., substructions de quelques basiliques primitives ; NIVELLES, substructions des premières églises du monastère de Sainte-Gertrude.

Période carolingienne

NIVELLES, substructions de l’avant-corps carolingien de Sainte-Gertrude et quelques maçonneries en élévation ; LIÈGE, fondements de l’église Saint-Jean ; appareil préroman à OOSTHAM et à l’abbaye Saint-Bavon à GAND ; fouilles à TORHOUT, SAINT-TROND, TOURNAI, etc.

Architecture romane

Groupe mosan
XIe siècle

BERTHEM, vers 1000, la plus ancienne des églises romanes du Brabant ; HASTIERE, 1033-1035, agrandie aux XIIe et XIIIe s. ; CELLES (lez-Dinant), église, première moitié du XIe s. ; THYNES, crypte ; FOSSES, tour et crypte extérieure ; AMAY, avant-corps ; NIVELLES, nef consacrée en 1046, – transept, chœur et crypte, vers 1100 ; LIEGE, avant-corps de Saint-Denis ; crypte extérieure (vestiges) et parties orientales de Saint-Barthélemy ; LOBBES, vers 1045, chœur agrandi en 1095 ; églises rurales d’ANDENELLE, WIERDE, WAHA, AUDERGHEM, etc.

XIIe siècle

SAINT-SEVERIN-EN-CONDROZ, milieu du XIIe siècle ; SAINT-TROND, Saint-Pierre, deuxième moitié du XIIe siècle ; ALDENlJK, id. ; LIEGE, Saint-Barthélemy, nef et avant-corps, id. ; Saint-Jacques, avant-corps, id. ; NIVELLES, avant-corps, fin du XIIe siècle ; BRUXELLES, Sainte-Gudule, vestiges de l’avant-corps roman, vers 1200 ; clochers de HERENT et ZEPPEREN ; cloître de TONGRES, milieu du XIIe siècle ; transept de l’abbatiale de FLOREFFE, deuxième moitié du XIIe siècle, remaniée au XVIIIe siècle ; églises rurales de BIERBEEK, CUMPTlCH, ORP-LE-GRAND, THEUX, etc.

Première moitié du XIIIe siècle

PARC, abbatiale, 1228 ; POSTEL, abbatiale, vers 1225 ; LIERRE, chapelle Saint-Pierre ; TIRLEMONT, avant-corps de Saint-Germain, vers 1220 ; LIEGE, chœur occidental de Sainte-Croix, vers 1220-1225 ; aile nord du cloître de NIVELLES, premier quart du XIIIe siècle ; LOUVAIN, tour de Saint-Jacques ; églises de FRASNES-LEZ-GOSSELIES, NEERHEILISSEM, etc.

Groupe scaldien
XIe siècle

SOIGNIES, chœur, transept et base de la tour occidentale, vers 1000 – nef, deuxième moitié du XIe siècle – tour occidentale achevée au XIIIe siècle ; cryptes de LESSINES, de Saint-Hermès à RENAIX ; églises rurales d’ESQUELMES, AUBECHIES, etc.

XIIe siècle

TOURNAI, cathédrale : nef, 1110-1141 – transept, fin du XIIe siècle – chœur gothique reconstruit au XIIIe siècle ; églises paroissiales de Saint-Piat, Saint-Brice, Saint-Quentin et Saint-Nicolas, parties romanes ; GAND, crypte de Saint-Bavon ; Saint-Martin, tour de croisée, milieu du XIIe siècle Saint-Jacques, tour de croisée et tours de façade, fin du XIIe siècle ; BRUGES, Saint-Basile, deuxième moitié du XIIe siècle ; ANDERLECHT, crypte, première moitié du XIIe siècle.

Flandre maritime

BRUGES, Saint-Sauveur, tour : base de la première moitié du XIIe siècle, continuation des travaux à la fin du XIIe siècle, la partie supérieure date du XIXe siècle ; tours de TORHOUT, Saint-Pierre à YPRES, DUDZELE, SNELLEGEM, ZUIENKERKE, HARELBEKE, PITTEM, WAARMAARDE, etc. ; églises rurales d’AFSNE, ETTELGEM, WALVERINGEM, etc.

La suite dans le PDF OCR sur DOCUMENTA…

© Collection privée

“La réédition du présent ouvrage, faisant partie de la collection L’art en Belgique, a été achevée d’imprimer le 31 mars 1943, sur les presses de l’imprimerie Laconti s.a., rue du Boulet 26 à Bruxelles. O.C.P. 1659 – Autorisation n°2329. Les photographies des planches II, III, V à VIII, X à XIII, XVIII à XXI, XXIII à XXX ont été fournies par le service de documentation des Musées Royaux d’Art & d’Histoire ; celles des planches IV, IX, XIV à XVII et XXII appartiennent à la collection de M. Paul Becker. Les clichés ont été confectionnés par les établissements de photogravure Adrianssens Frères et Swillens.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : BRIGODE, Simon, Les églises romanes de Belgique (Bruxelles : Editions du cercle d’art, 1943) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, l’église romane d’Ocquier (Clavier, Condroz) @ geneanet ; © rtbf.be ; © viator ; © Destination Brabant wallon ; © wikipedia ; © cirkwi ; © Semantic Scholars.


Plus d’architecture en Wallonie-Bruxelles…

LEVY : C – La légende de décembre (1883)

Temps de lecture : 4 minutes >

En décembre, les jours continuent à décroître jusqu’au 21 du mois. Tandis que la durée du jour est de 8 heures 30 minutes le 1er décembre, elle est réduite à 8 heures 11 minutes le 21 de ce mois : nous sommes alors au solstice d’hiver ; les jours ont heureusement atteint leur plus petite durée et les nuits vont commencer à diminuer.

Remarquez toutefois que si les jours augmentent à partir du 21 décembre, c’est le soir seulement qu’on peut s’en apercevoir, car le soleil se couche bien un peu plus tard, mais il ne se lève pas encore plus tôt que les jours précédents. Cette augmentation légère dans la durée du jour est exprimée par le dicton bien connu :

Après la Sainte-Luce,
Les jours croissent d’un saut de puce.

La température continue à décroître : le thermomètre marque en . moyenne 3,7° au-dessus de zéro. Janvier sera plus rigoureux encore.

Nivôse par Louis Lafitte © BnF

Dans le calendrier républicain, nivôse, mois des neiges, commence le 21 décembre. La neige n’aura pas vraisemblablement attendu l’échéance fixée par le calendrier pour recouvrir la terre d’un linceul blanc. Cette neige est attendue avec la plus vive impatience par nos agriculteurs. Grâce à elle, en effet, la terre est préservée des grands froids ; la semence déposée dans le sol est garantie contre la gelée par cet excellent écran, par cette couverture blanche qui est la neige ; de plus, en traversant l’atmosphère, la neige entraîne et dépose sur le sol des poussières, des corpuscules organisés, qui serviront d’aliments aux jeunes plantes.

Le travailleur des champs souhaite en décembre de la neige, nous venons de dire pour quelle raison ; mais il désire aussi de la pluie, du brouillard, un ciel couvert, car ces phénomènes météorologiques excluent la gelée, dont il a peur durant ce mois. C’est ce que veulent dire la plupart des proverbes agricoles.

En décembre froid
Si la neige abonde,
D’année féconde
Laboureur a foi.

Ou encore :

Dans l’Avent le temps chaud
Remplit caves et tonneaux.

Toutefois, c’est moins la chaleur que l’agriculteur demande que l’absence de fortes gelées, surtout quand il n’y a pas de neige. Il demande d’autant moins la chaleur qu’il gèlera, croit-il, au printemps, si l’hiver n’est pas venu à Noël.

Soleil à Noël,
Neige à Pâques.
Qui à Noël cherche l’ombrien (l’ombre)
A Pâques cherche le foyer.

Un grand nombre de proverbes agricoles se rattachent à la grande fête chrétienne dont nous devons parler ici. Et d’abord, d’où vient ce nom : Noël ? Les uns prétendent que ce mot correspond au nom propre Emmanuel, qui vient lui-même de l’hébreu Imnuel, nom formé de trois mots : im (avec) nu (nous) el (Dieu). Nu el, abréviation de im nu el signifierait donc Dieu avec nous. Quelques étymologistes affirment que Noël vient du mot latin natalis, qui signifie naissance ; d’autres enfin pensent que Noël n’est qu’une contraction du mot français nouvel, “à cause de la bonne nouvelle qui fut annoncée aux bergers et bientôt répandue dans le monde entier.” Ce qui donnerait quelque poids à cette dernière étymologie, c’est qu’autrefois, lorsqu’un événement heureux se produisait, il était salué par le peuple aux cris de : Noël ! Noël ! ce qui voulait dire la bonne nouvelle !

L’institution de la Noël est attribuée au pape Télesphore, mort en 183. A cette époque, elle se confondait parfois avec l’Épiphanie. Ce ne fut que sous le pontificat de Jules Ier (337 à 352) que la fête de Noël fut invariablement fixée au 25 décembre.

Décembre était placé dans l’ancienne Rome sous la protection de Vesta, déesse du feu, et de Saturne, père de tous les dieux.

Rome, temple de Vesta et fontaine aux Tritons © riba pix

En l’honneur de Vesta, on entretenait non seulement dans les temples, mais dans la première pièce de chaque maison un feu qui ne devait jamais s’éteindre. C’est pour cette raison que la première chambre de la maison des Romains s’appelait Vestibule.

En décembre les Romains célébraient les Saturnales, fêtes données en l’honneur de Saturne, et la fête des Septimontium, c’est-à-dire la fête des sept collines de Rome.

Enfin décembre s’achève : l’année va rejoindre ses sœurs aînées dans ce pays inconnu où se trouvent, dit-on, les vieilles lunes. Puisse l’année nouvelle être favorable à nous-mêmes, à nos amis, à nos familles, à notre patrie !

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : MONET, Claude, La pie (1868-69) © Musée d’Orsay ; © BnF ; © riba pix.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

La gentillesse, vertu de perdants ou signe de santé mentale ?

Temps de lecture : 12 minutes >

[THE GUARDIAN, traduit par COURRIERINTERNATIONAL.COM, 13 novembre 2014] Alors que c’est aujourd’hui la Journée de la gentillesse, force est de reconnaître que cette qualité n’a plus la cote à l’ère du chacun pour soi. En 2009, un psychanalyste et une historienne britanniques nous invitaient déjà à réhabiliter cette disposition d’esprit si précieuse.

La gentillesse, disait l’empereur et philosophe romain Marc-Aurèle, est “le plus grand plaisir” de l’être humain. Penseurs et écrivains ont abondé dans ce sens pendant des siècles, mais aujourd’hui beaucoup de gens trouvent ce plaisir incroyable ou du moins hautement suspect. On en est venu à penser l’être humain comme étant dépourvu de générosité naturelle. Nous sommes pour la plupart convaincus qu’en tant qu’espèce nous sommes profondément et foncièrement hostiles les uns aux autres, que nos motivations sont égoïstes et nos élans d’affection des formes de protection. La gentillesse – et non pas la sexualité, non pas la violence, non pas l’argent – est aujourd’hui notre plaisir interdit.

En un sens, la gentillesse est périlleuse parce qu’elle repose sur une sensibilité aux autres, sur une capacité à s’identifier à leurs plaisirs et à leurs souffrances. Se mettre à la place de l’autre peut être très inconfortable. Mais les plaisirs que procure la gentillesse, comme tous les grands plaisirs humains, ont beau être par nature périlleux, ils sont parmi les plus choses les plus gratifiantes que nous possédions. En 1741, le philosophe écossais David Hume perdit patience face à une école philosophique qui tenait l’humanité pour irrémédiablement égoïste. Ceux qui étaient assez bêtes pour nier l’existence de la gentillesse humaine avaient perdu de vue la réalité des sentiments, estimait-il. Pendant presque toute l’histoire de l’humanité – jusqu’à l’époque de Hume et au-delà, à l’aube de l’âge moderne –, les gens se sont perçus comme naturellement bons. En renonçant à la gentillesse – et en particulier aux actes de bonté –, nous nous privons d’un plaisir essentiel à notre bien-être.

Notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs

Le terme de “gentillesse” recouvre des sentiments que l’on nomme aujourd’hui solidarité, générosité, altruisme, humanité, compassion, pitié, empathie – et qui par le passé étaient connus sous d’autres noms, tels que philanthropia (amour de l’humanité) et caritas (amour du prochain ou amour fraternel). La signification précise de ces mots varie, mais ils désignent tous en gros ce que l’on appelait à l’époque victorienne “grand cœur” [open-heartedness], la disposition favorable à l’égard de l’autre. “Plus répandu encore que l’éloignement entre les personnes est le désir de rompre cet éloignement“, disait le philosophe allemand Theodor Adorno, pour signifier que la distance que nous gardons vis-à-vis des autres nous fait nous sentir en sécurité mais nous rend aussi malheureux, comme si la solitude était le prix inévitable à payer pour nous préserver. L’Histoire nous montre les multiples façons qu’a l’homme d’exprimer son désir d’aller vers l’autre, des célébrations classiques de l’amitié aux philosophies de l’action sociale du XXe siècle, en passant par les enseignements chrétiens de l’amour et de la charité. Elle nous montre aussi à quel point nous sommes étrangers les uns aux autres, et à quel point notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs et des rivalités aussi anciennes que la gentillesse elle-même.

Pendant la plus grande partie de l’histoire occidentale, la tradition dominante en matière de gentillesse a été le christianisme, qui sacralise les instincts généreux de l’homme et en fait le fondement d’une foi universaliste. La charité chrétienne a servi pendant des siècles de ciment unissant les individus en une société. A partir du XVIe siècle, le commandement chrétien “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” commence à subir la concurrence de l’individualisme. Le Léviathan de Thomas Hobbes (1651), le texte fondateur du nouvel individualisme, considérait la bonté chrétienne comme une absurdité psychologique. Les hommes étaient, selon Hobbes, des animaux égoïstes qui ne se souciaient que de leur propre bien-être, et l’existence humaine “une guerre de tous contre tous“. Ses vues mettront du temps à s’imposer, mais à la fin du XVIIIe elles sont devenues l’orthodoxie – en dépit des tous les efforts de Hume et d’autres. Deux siècles plus tard, il semble que nous soyons tous hobbesiens, convaincus d’être mus par l’intérêt personnel. La gentillesse inspire de la méfiance, et ses démonstrations publiques sont jugées moralistes et sentimentales. Ses icônes populaires – la princesse Diana, Nelson Mandela, Mère Teresa – sont soit vénérées comme des saints, soit accusées d’être des hypocrites intéressés. Donner la priorité aux besoins d’autrui est peut-être louable, pensons-nous, mais certainement pas normal.

Refus phobique de la gentillesse

Aujourd’hui, il n’y a qu’entre parents et enfants que la gentillesse est attendue, bien vue et de fait obligatoire. La gentillesse – c’est-à-dire la disposition à assumer la vulnérabilité des autres, et donc de soi-même – est devenue un signe de faiblesse (sauf naturellement chez les saints, chez qui elle témoigne de leur nature exceptionnelle). On n’en est pas encore à dire que les parents doivent cesser d’être gentils avec leurs enfants. Mais nous avons développé dans nos sociétés une phobie de la gentillesse, évitant les actes de bonté et trouvant toutes sortes de bonnes raisons pour justifier cette aversion. Toute compassion est de l’apitoiement sur soi, relevait l’écrivain D.H. Lawrence, et cette formule reflète bien ce qu’inspire aujourd’hui la gentillesse, qui est prise soit pour une forme noble d’égoïsme, soit pour la forme de faiblesse la plus vile (les gentils sont gentils uniquement parce qu’ils n’ont pas le cran d’être autre chose).

La plupart des adultes pensent secrètement que la gentillesse est une vertu de perdants. Mais parler de perdants et de gagnants participe du refus phobique de la gentillesse. Car s’il y a une chose que les ennemis de la gentillesse – et nous en sommes tous aujourd’hui – ne se demandent jamais, c’est pourquoi nous en éprouvons. Pourquoi sommes-nous portés à être gentils envers les autres ? Pourquoi la gentillesse est-elle importante pour nous ? La gentillesse a ceci de particulier que nous savons parfaitement la reconnaître, dans la plupart des situations ; et pourtant le fait de reconnaître un acte de gentillesse le rend plus facile à éviter. Nous savons généralement quoi faire pour être gentil – et reconnaître les occasions où l’on est gentil avec nous et celles où on ne l’est pas. Nous avons généralement les moyens de le faire (nul besoin d’être expert pour cela) et cela nous procure du plaisir. Et pourtant, cela nous perturbe à l’extrême. Il n’y a rien dont nous nous sentions plus régulièrement privés que de gentillesse ; le manque de gentillesse est la maladie de notre époque. “Un signe de santé mentale, écrivait [le psychanalyste britannique] Donald Winnicott en 1970, est la capacité à entrer en imagination dans les pensées, les sentiments, les espoirs et les peurs de quelqu’un d’autre et de laisser ce quelqu’un d’autre en faire autant avec soi.

Le manque de gentillesse dénote un manque d’imagination tellement grave qu’il menace non seulement notre bonheur, mais aussi notre santé mentale. Se soucier des autres, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, est ce qui nous rend pleinement humains. Nous dépendons les uns des autres non seulement pour notre survie, mais aussi pour notre existence même. L’individu sans liens affectifs est soit une fiction, soit un dément. La société occidentale moderne rejette cette vérité fondamentale et fait passer l’indépendance avant tout. Or nous sommes tous foncièrement des êtres dépendants. La pensée occidentale en est convenue tout au long de son histoire ou presque. Même les stoïciens – ces incarnations de l’autosuffisance – reconnaissaient que l’homme avait un besoin inné des autres comme pourvoyeurs et objets de gentillesse. L’individualisme est un phénomène très récent. Les Lumières, que l’on considère habituellement comme l’origine de l’individualisme occidental, défendaient les “affections sociales” contre les “intérêts personnels“. L’époque victorienne, que l’on s’accorde à qualifier d’âge d’or de l’individualisme, a vu s’affronter violemment défenseurs et adversaires de l’individualisme économique. Au début des années 1880, l’historien et militant chrétien Arnold Toynbee s’en prend à la vision égoïste de l’homme prônée par les prophètes du capitalisme de la libre entreprise dans une série de conférences sur la révolution industrielle en Angleterre. Le “monde d’animaux chercheurs d’or, dépourvus de toute affection humaine” envisagé par les tenants de l’économie de marché est “moins réel que l’île de Lilliput“, s’emportait-il.

Une qualité défendue par Darwin

Les transcendantalistes américains de cette époque dénoncent l’esprit de “compétition égoïste” et établissent des communautés de “coopération fraternelle“. Même Charles Darwin, coqueluche des individualistes modernes, rejetait violemment l’idée que le genre humain était foncièrement égoïste, défendant l’existence chez lui d’instincts altruistes aussi puissants que les instincts égoïstes. La bienveillance et la coopération sont innées chez l’homme, argumente-t-il en 1871 dans The Descent of Man [traduit en français notamment sous le titre La Filiation de l’homme, Syllepse, 1999] et sont un facteur déterminant pour le succès de l’évolution. Darwin défendait la gentillesse sur des bases scientifiques et non pas religieuses.

© ithaque coaching

Pour la plupart de ses contemporains, toutefois, la charité chrétienne incarnait la gentillesse par excellence. Servir Dieu, c’était servir les autres, via un ensemble d’organisations philanthropiques placées sous le patronage des Eglises. Les laïques s’imprégnèrent de ces idées. Le sacrifice de soi et le devoir social devinrent au Royaume-Uni des éléments essentiels de la “mission impériale” et attirèrent une foule d’hommes et de femmes à l’âme noble prêts à porter le “fardeau de l’homme blanc“. Pendant ce temps, outre-Atlantique, une armée de philanthropes se mirent en tête d’élever moralement les Américains pauvres tout en soulageant leurs malheurs. La bonté de l’époque victorienne est aujourd’hui condamnée pour son autosatisfaction morale, ses préjugés de classe, son racialisme et son impérialisme.

Tout le monde ou presque est d’accord aujourd’hui avec Nietzsche pour railler la mauvaise conscience des philanthropes du XIXe. Ces bons samaritains ne manquaient pas non plus d’adversaires à l’époque : d’Oscar Wilde, qui affichait son exécration de “l’écœurante litanie hypocrite du devoir“, aux radicaux et aux socialistes, bien décidés à remplacer la charité par la justice, la gentillesse de l’élite par les droits universels. Les horreurs de la Première Guerre mondiale vont révéler la vacuité du discours impérial et sacrificiel, tandis que l’érosion des hiérarchies sociales traditionnelles consécutive à la guerre sape l’idéal de service de la patrie. Les femmes, qui ont longtemps vanté l’abnégation et le dévouement comme des “devoirs féminins“, se mettent à songer aux avantages de l’égalité.

La condescendance de la philanthropie victorienne

Quand elle est le fait du pouvoir, la gentillesse dégénère facilement en harcèlement moral, comme l’ont appris à leurs dépens beaucoup d’actuels allocataires des aides sociales. William Beveridge, le père du système de protection sociale britannique, avait bien conscience de ce danger. La bienveillance qu’il défendait était résolument moderne et populaire, c’était la charité sans la coercition condescendante de la philanthropie victorienne. L’actuel système de santé public britannique (NHS) est à de nombreux égards un archaïsme, un dinosaure d’altruisme public qui refuse obstinément de mourir. Les tentatives acharnées des gouvernements successifs pour le privatiser ont fait beaucoup de dégâts mais la philosophie altruiste demeure et témoigne de cet élan humain universel qui pousse à “aider des inconnus“, comme le disait [le sociologue britannique] Richard Titmuss, l’un des plus ardents défenseurs du NHS. Pourquoi devrait-on se soucier qu’un parfait inconnu reçoive ou non les soins dont il a besoin ?

En vertu de la conception hobbesienne de la nature humaine, cela n’a aucun sens ; et pourtant, tout prouve que cela n’est indifférent à personne, pensait Titmuss. La victoire de Margaret Thatcher en 1979 marque la défaite de la vision d’une société bienveillante, chère à Beveridge et à Titmuss, et l’on assiste à une érosion semblable des valeurs de solidarité aux Etats-Unis avec l’avènement du reaganisme, dans les années 1980. La gentillesse est désormais reléguée au rang de motivation minoritaire, tout juste bonne pour les parents (et en particulier les mères), les travailleurs sociaux et les bonnes âmes en sandales. Les années 1990 proclament un retour aux valeurs de solidarité, mais cela s’avérera être une escroquerie rhétorique, les enfants de Thatcher et Reagan baignant dans l’idéologie néolibérale et ayant perdu la mémoire de la protection sociale du milieu du XXe siècle.

Avec le triomphe du New Labour en Grande-Bretagne en 1997 et l’élection de George W. Bush aux Etats-Unis en 2000, l’individualisme compétitif devient la norme. La “dépendance” devient encore plus taboue et les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et une brochette de moralistes bien nourris haranguent les pauvres et les plus vulnérables sur les vertus de l’autosuffisance. Tony Blair se prononce en faveur d’une compassion exigeante pour remplacer la version plus laxiste défendue par ses prédécesseurs. “Le nouvel Etat providence doit encourager le travail, pas l’assistanat“, déclare-t-il, tandis qu’une horde de gestionnaires réducteurs de coûts dévorent à belles dents le système de protection sociale britannique. Le capitalisme n’est pas fait pour les gens de cœur. Même ses adeptes le reconnaissent, tout en soulignant que, si ses motivations sont bassement matérielles, ses résultats sont bénéfiques à la société : la libre entreprise sans entraves génère de la richesse et du bonheur pour tous. Comme toutes les croyances utopiques, elle relève du trompe-l’œil. Les marchés libres ruinent les sociétés qui les abritent. Le grand paradoxe du capitalisme moderne, remarque le philosophe et thatchérien repenti John Gray, c’est qu’il sape les institutions sociales qui lui ont permis de prospérer – la famille, la carrière, la collectivité. Pour un nombre croissant de Britanniques et d’Américains, la “culture d’entreprise” est synonyme de surmenage, d’anxiété et d’isolement. La compétition règne en maître – même les enfants en bas âge y sont soumis et finissent par en tomber malades. Une société compétitive, une société qui divise les gens entre gagnants et perdants, engendre hostilité et indifférence. La gentillesse nous vient naturellement, mais la cruauté et l’agressivité aussi. Quand on est soumis à une pression constante, on s’éloigne les uns des autres. La solidarité diminue et la bienveillance devient trop risquée. La paranoïa s’épanouit et les gens cherchent des boucs émissaires à qui faire payer le fait qu’ils ne sont pas heureux. On voit se développer une culture de la dureté et du cynisme, alimentée par l’admiration envieuse pour ceux qui ont l’air de prospérer dans cet environnement impitoyable – les riches et célèbres, notre clergé moderne.

Que faire ? Rien, diront certains. Les êtres humains sont intrinsèquement égoïstes, un point c’est tout. Les journaux nous bombardent de preuves scientifiques étayant ce pessimisme. On nous parle de chimpanzés cupides, de gènes égoïstes, d’impitoyables stratégies d’accouplement. Le biologiste Richard Dawkins, à qui l’on doit l’expression “gène égoïste“, est très clair à cet égard : “Une société humaine reposant uniquement sur la loi génétique de l’égoïsme universel serait une société très dure. Malheureusement, ce n’est pas parce qu’on déplore une chose qu’elle n’est pas vraie…” Il ne désespère pas pour autant : “Si on souhaite, comme moi, édifier une société dans laquelle les individus coopèrent de manière généreuse et désintéressée en vue du bien commun, il ne faut pas attendre grand-chose de la nature biologique. Essayons d’enseigner la générosité et l’altruisme, car nous sommes nés égoïstes… Tâchons de comprendre ce que veulent nos gènes égoïstes, car nous pourrons alors au moins avoir la possibilité de contrecarrer leurs desseins.” Le diagnostic de Dawkins est aussi spécieux que la solution qu’il préconise est absurde.

“On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité”

L’altruisme inné a aussi ses partisans parmi les scientifiques. Les théoriciens de l’évolution démontrent que l’ADN des gens gentils a de fortes chances de se reproduire, tandis que les neurologues font état d’une activité accrue dans le lobe temporal supéro-postérieur des individus altruistes. Quantité d’études prétendent démontrer l’existence de comportements généreux chez les animaux, en particulier chez les fourmis, dont la propension à se sacrifier pour le besoin de leur colonie impressionne fortement les journalistes de la presse populaire. Dans tous les cas, disent toutefois les scientifiques, ces comportements sont motivés par l’impératif d’assurer des intérêts à long terme, en particulier la reproduction de l’espèce. Du point de vue des sciences naturelles, la gentillesse est toujours “égoïste” au bout du compte. La science a beau être la religion moderne, tout le monde ne croit pas en ces pseudo-certitudes ni n’en tire consolation. Beaucoup se tournent encore vers les valeurs chrétiennes, pour retrouver le sens de la fraternité humaine, qui, dans un monde sécularisé, a perdu son ancrage éthique. Mais on ne peut pas dire que le bilan du christianisme en matière de gentillesse inspire confiance, pas plus que celui de la plupart des autres religions. Le paysage spirituel contemporain, avec ses violentes prises de bec entre religions et au sein de chacune d’elles, offre un spectacle déprimant même pour les non-croyants. On préfère, semble-t-il, les certitudes bon marché du “nous contre eux” aux déstabilisantes manifestations de fraternité humaine transcendant les clivages culturels.

Le soupçon le plus tenace qui pèse sur la gentillesse, c’est qu’elle n’est que du narcissisme déguisé : nous sommes gentils parce que cela nous fait du bien ; les gens gentils sont des drogués de l’autoapprobation. Confronté à cet argument dans les années 1730, le philosophe Francis Hutcheson l’avait expédié prestement : “Si c’est de l’amour de soi, qu’il en soit ainsi […]. Rien n’est mieux que cet amour de soi, rien n’est plus généreux.” Rousseau ne dit pas autre chose dans son Emile. Il montre que la gentillesse d’Emile naît de son amour de soi. Rousseau montre ici parfaitement pourquoi la gentillesse est le plus envié des attributs humains. On pense envier aux autres leur réussite, leur argent, leur célébrité, alors qu’en fait c’est la gentillesse qu’on envie le plus parce que c’est le meilleur indicateur de bien-être, du plaisir de l’existence. La gentillesse n’est donc pas que de l’égoïsme camouflé. A ce soupçon, la société moderne postfreudienne en a ajouté deux autres – la gentillesse serait une forme déguisée de sexualité et une forme déguisée d’agressivité, c’est-à-dire, finalement, une fois encore de l’égoïsme camouflé.

Dans la mesure où la gentillesse est un acte sexuel, elle peut être une stratégie de séduction (je suis gentil avec toi pour pouvoir avoir des relations sexuelles et/ou des enfants) ou de défense contre la relation sexuelle (je vais être gentil avec toi pour que tu ne penses plus au sexe et que l’on puisse faire autre chose ensemble), ou bien encore une façon de réparer les dégâts supposément causés par le sexe (je vais être gentil avec toi pour me faire pardonner tous mes désirs néfastes). Dans la mesure où la gentillesse est un acte agressif, elle est une stratégie d’apaisement (j’éprouve tellement d’agressivité à ton égard que je ne peux nous protéger tous les deux qu’en étant gentil) ou un refuge (ma gentillesse te tiendra à distance). “On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité“, dit Maggie Verver à son père dans le roman de Henry James La Coupe d’or. Dans chacun de ces cas, on part du principe que nous sommes des êtres cherchant à se protéger et à se faire plaisir, et que la gentillesse est l’une des nombreuses stratégies visant à satisfaire ces besoins. C’est là une vision très réductrice. Car la gentillesse reste une expérience dont nous ne savons pas nous passer, du moins pas encore. Tout, dans notre système de valeurs actuel, fait qu’elle peut sembler parfois utile (autrement dit efficace) mais qu’elle est potentiellement superflue, qu’elle constitue un vestige d’une autre époque ou un élément d’un vocabulaire religieux. Pourtant, nous la désirons toujours, en sachant qu’elle crée la sorte d’intimité, la sorte d’implication avec l’autre dont nous avons à la fois peur et terriblement besoin. En sachant que c’est la gentillesse, à la base, qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et que tout ce qui va à son encontre est un coup porté à nos espoirs.

Adam Phillips et Barbara Taylor


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition et iconographie | source : courrierinternational.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations :  © Courrier International ; © Ithaque Coaching.


Plus de prise de parole en Wallonie-Bruxelles…

LEVY : XCI – La légende de novembre (1883)

Temps de lecture : 2 minutes >

Le premier novembre a lieu chaque année la fête de la Toussaint, dont le nom devrait être écrit avec un s final, puisqu’il s’agit de la fête de tous les saints.

La Toussaint est une grande fête dans l’Eglise catholique, une fête solennelle, au même titre que Pâques, la Pentecôte et Noël.

La Toussaint, célébrée à Rome depuis l’an 731, ne fut introduite en France que cent ans après, en 825, sous le pontificat de Grégoire IV.

Au commencement du onzième siècle, Odilon, abbé de Cluny, eut l’idée d’ajouter à la fête des saints des prières pour les morts, et, depuis cette époque, le lendemain de la Toussaint, fut consacré aux trépassés.

Depuis le 22 octobre nous sommes entrés dans le mois républicain qui s’appelle brumaire, mois des brouillards.

La température s’est considérablement, refroidie ; le thermomètre accuse 6 degrés et demi en moyenne. Cependant, alors que chaque jour est plus court et plus froid que le jour qui précède, on a remarqué depuis longtemps que, vers le 11 novembre, le beau temps semblait avoir repris pour quelques heures. Le soleil parait plus clair, plus chaud ; pendant quelques jours on garde encore l’illusion de la belle saison qui vient de disparaître : c’est, dit-on, l’été de la Saint-Martin.

Chaque année vers la mi-novembre on observe un phénomène semblable à relui qui est aperçu vers le 13 août : celui des étoiles filantes. Les étoiles filantes de novembre semblent toutes émaner d’un même point du ciel situé dans la constellation du Lion. Aussi ces étoiles s’appellent Léonides, par opposition aux Perséides d’août.

En novembre les semailles doivent être terminées ; les fruitiers doivent être remplis.

A la Toussaint les blés semés
Et tous les fruits rentrés.

Malgré les quelques heures de répit que nous donne saint Martin, les froids annoncent l’arrivée de l’hiver :

Si l’hiver va droit son chemin,
Vous l’aurez à la Saint-Martin.

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pixabay.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…

LEVY : LXXXII – La légende d’octobre (1883)

Temps de lecture : 3 minutes >

Octobre correspond, dans le calendrier républicain, à vendémiaire, nom dérivé de vindemia, qui veut dire en latin vendange.

Vendémiaire en main tenant la coupe
Ouvre l’automne et l’an républicain ;
Les vendangeurs vont en joyeuse troupe
Des ceps dorés détacher le raisin.

A la fin d’octobre, la vendange doit être terminée ; les proverbes agricoles nous disent en effet :

Entre saint Michel et saint François
Prends ta vigne telle qu’elle est.
A la Saint-Denis prends–la,
si elle y est encore.

(Hautes-Alpes)

La vigne ne réussit pas en tous pays. En France, la limite de la culture de la vigne touche au nord l’Océan à Vannes, passe entre Nantes et Rennes, entre Angers et Laval, entre Tours et le Mans, remonte par Chartres, pour passer au-dessus de Paris, puis au-dessous de Laon et au-dessous de Mézières, et atteint le Rhin à l’embouchure de la Moselle.

Sur les 150 millions d’hectolitres de vin qui sont récoltés à la surface du globe, lesquels proviennent presque exclusivement des vignes d’Europe, la France, à elle seule, produit 65 millions d’hectolitres ; l’Italie, 33 millions ; l’Espagne et le Portugal, 23 millions ; l’Allemagne, la Grèce 20 millions. Nous n’aurions pas manqué d’ajouter autrefois, du temps où nous combattions nos ennemis séculaires :

Je songe, en remerciant Dieu,
Qu’ils n’en ont pas en Angleterre !

A Rome, le mois d’octobre était placé sous la protection de Mars, auquel on sacrifiait, le 15, un cheval, october equus (cheval d’octobre). Parmi les fêtes qu’on célébrait, durant ce mois, signalons :

      • Le 11, les Médétrinales, en l’honneur de Médétrina, déesse de la médecine ; on faisait de nombreuses libations de vin, car le vin paraissait être le remède universel.
      • Le 13, les Fontinales, en l’honneur des nymphes des fontaines ; “on jetait des fleurs dans les fontaines et on couronnait les puits avec des guirlandes de fleurs.”
      • Le 19 avait lieu la bénédiction des armes, Armilustres ; on faisait une revue générale des troupes dans le champ de Mars.
      • Le 30, avaient lieu les Vertumnales, en l’honneur du dieu des saisons et des fruits.

La température moyenne du mois continue à décroître : elle était de 15,7° en septembre ; elle descend à 11,3° en octobre. Le jour décroit de 1 heure 43  minutes, savoir de 46 minutes le matin et de 57 minutes le soir ; à la fin du mois, le soleil se lève à 6 heures 47 minutes le matin et se couche à 4 heures 40 minutes le soir.

Bacchus, dieu des vendanges, était largement fêté en Grèce et à Rome. En Grèce, on l’adorait sous le nom de Dionysos et les fêtes des vendanges s’appelaient Dionysiaques. Ces fêtes se distinguaient entre toutes par la gaieté et la liberté extrêmes qui y présidaient ; les esclaves eux-mêmes étaient durant ce temps complètement libres.

A Rome, le dieu des vendanges s’appelait Bacchus et les fêtes qui avaient, pour but d’honorer le dieu, les Bacchanales, étaient l’occasion des plus grandes débauches. Ces fêtes furent supprimées au concile de Constance, en l’an 692.

Albert LEVY, Cent tableaux de science pittoresque (1883)


Albert LEVY (1844-1907) était un physicien français, directeur du service chimique à l’Observatoire de Montsouris (en 1894). Il a écrit sous son nom ainsi que sous le pseudonyme de “A. Bertalisse”. Nous avons retranscrit ici le texte de plusieurs de ses “tableaux” : les légendes du mois de…

Le PDF complet de l’ouvrage est ici…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Fonds PRIMO (documenta) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Pixabay.


D’autres symboles en Wallonie-Bruxelles…