[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, septembre 2023] Nul ne s’accorde sur la signification du mot woke — terme américain qui signifie littéralement éveillé et désigne les personnes politisées autour des questions d’inégalités raciales et sociétales. Les débats qu’il suscite font souvent office de test d’éveil moral et spirituel. C’est pourquoi le linguiste américain John McWorther qualifie d’Élus ces évangélistes de l’antiracisme. Les Élus, écrit-il, “se considèrent eux-mêmes comme ayant été choisis (…) et ayant compris quelque chose que la plupart n’ont pas saisi.”
Appréhender le wokisme comme un phénomène essentiellement protestant permet d’identifier la logique qui sous-tend certains rituels devenus monnaie courante ces dernières années : en particulier, l’excuse publique. À la différence des catholiques, qui se confessent en privé à leur prêtre afin d’obtenir l’absolution, nombre de protestants choisissent d’affirmer haut et fort leur vertu en se confessant publiquement. La scène n’est que trop familière : un homme, ou parfois une femme, énonce une opinion ou un mot perçus comme offensants ; il ou elle présente alors ses excuses devant tout le monde et propose de faire pénitence.
Le rituel de l’aveu public apparaît en Europe à la faveur de la Réforme. Alors que juifs et catholiques intègrent leurs communautés religieuses par des cérémonies durant leur enfance, beaucoup de protestants, à la manière des anabaptistes, déclarent leur foi en présence de leurs coreligionnaires adultes, parfois au cours de ce qu’ils appellent un récit de conversion. Que l’on songe à Elmer Gantry, le personnage éponyme du roman de Sinclair Lewis. Charlatan évangélique, Gantry est à la fois un pécheur en série et un compulsif de la confession. Dans les dernières pages du livre, il implore une nouvelle fois le pardon pour ses innombrables péchés en vue de réintégrer les rangs des dévots, avant d’aller lorgner les “chevilles charmantes” d’une jeune choriste.
Chaque dimanche, les télévangélistes invitent ainsi leurs ouailles à s’avancer les bras en l’air et à confesser leurs péchés devant des millions de spectateurs, pour les prier ensuite de s’acquitter d’une contribution financière. C’est le même spectacle auquel on assiste depuis des décennies dans des émissions télévisées plus séculières, comme The Oprah Winfrey Show, où des animateurs font passer à confesse les stars fourvoyées du cinéma.Dans son livre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le sociologue Max Weber observe que le protestantisme poursuit un idéal plus exigeant que la simple accumulation de bonnes actions personnelles dont se satisfait le catholicisme. Dans le modèle réformé, l’âme ne trouve son salut que dans “un contrôle de soi systématique qui place à chaque instant le croyant devant l’alternative de l’élection et de la damnation.” Jamais l’Élu ne cesse de signaler sa vertu.
Pour Weber, l’objectif protestant de la perfection éthique se caractérise par “l’esprit du travail acharné“, lequel ne consiste pas seulement, pour chacun, à accumuler des richesses par l’effort, mais aussi, ce faisant, à œuvrer spirituellement pour son amélioration morale. Weber était parfaitement conscient de l’intolérance qu’une telle posture pouvait susciter. “Pour les élus —saints par définition—, écrit-il, la conscience de la grâce divine, loin d’impliquer à l’égard des péchés d’autrui une attitude secourable et indulgente fondée sur la connaissance de sa propre faiblesse, s’accordait avec une attitude de haine et de mépris pour celui qu’ils considéraient comme un ennemi de Dieu, marqué du sceau de la damnation éternelle.”
En 1964, l’historien Richard Hofstadter identifiait le “style paranoïaque” comme l’un des marqueurs de la vie politique américaine, dont les acteurs tendaient à métamorphoser tout conflit social en un “match de catch spirituel entre le bien et le mal.” Dans les pays majoritairement peuplés de protestants, les signes d’un statut social plus élevé correspondaient au sentiment d’avoir été élu en raison de sa vertu. Voyez ces dignitaires au visage pincé dans les peintures hollandaises du XVIIe siècle, solennellement regroupés autour de tables en bois de chêne, dans leurs sobres costumes noirs et leurs fraises blanches, administrant la charité aux pauvres méritants. Certains parmi eux tirent peut-être leur fortune du commerce avec les plantations esclavagistes du Brésil et d’autres colonies néerlandaises, ou plus directement, dans le négoce des esclaves. Mais, en calvinistes stricts, nul doute qu’ils se considéraient eux-mêmes comme touchés par la grâce divine en récompense de leur rectitude morale.
Parmi leurs équivalents contemporains apparaîtrait certainement M.Philip Knight, le cofondateur de Nike, qui a validé une campagne publicitaire contre le racisme mettant en vedette le joueur de football américain Colin Kaepernick, avant de financer certains des élus républicains les plus droitiers. Il coudoierait à la même table M.Jeff Bezos, dont la compagnie, Amazon, a accroché surla page d’accueil de son site Internet une bannière Black Lives Matter tout en continuant de vendre ses logiciels de reconnaissance faciale à la police.
Aujourd’hui, l’Élu tend à opérer presque exclusivement dans les institutions d’élite : des banques et multinationales aux plus prestigieuses fondations culturelles, aux musées et aux organisations médicales, en passant par les grands journaux et les magazines littéraires. Il est devenu pour ainsi dire obligatoire, pour toute entreprise figurant parmi les cinq cents plus grosses capitalisations boursières, de publier une charte de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI) professant les valeurs les plus respectables, sans se soucier le moins du monde de la distance qui la sépare de cette profession de foi. “Nous sommes sur le chemin qui mène de la conscience à l’engagement pour l’action“, annonce PepsiCo ; “La diversité et l’inclusion sont la fondation de notre culture et reflètent les valeurs qui nous poussent à faire ce qui est juste“, assure Lockheed Martin ; “Depuis longtemps nous nous engageons à promouvoir l’inclusion, la diversité et l’équité“, proclame Goldman Sachs. Aussi creux que puissent paraître ces mots dans la bouche d’un vendeur de junk food, d’un marchand d’armes ou d’une banque d’investissement, ce qui compte, c’est qu’ils soient récités, comme dans la liturgie protestante, en public.
La même hypocrisie règne dans les écoles privées haut de gamme, comme Dalton à Manhattan, qui se caractérise à la fois par des frais de scolarité exorbitants (jusqu’à 61 000 dollars), et par la présence de trois “officiers diversité” à plein temps, d’une équipe de psychologues formés au “stress traumatique racial” et de formations anti-préjugés à destination des parents et des étudiants. L’université d’Amherst, dans le Massachusetts (jusqu’à 66 000 dollars), invite ses employés et étudiants blancs à suivre un programme “d’activités introspectives et d’actions concrètes pour amorcer et approfondir le travail de l’antiracisme.” Dans ces enseignements, le “privilège blanc” constitue le péché originel. Riche ou pauvre, on est né avec. Une personne blanche ne sera considérée comme antiraciste qu’à la condition de confesser sa culpabilité, à l’instar de ces protestants qui expient le fait d’être nés dans le péché. Il est certes plus facile de procéder à ces rituels — recruter des experts en diversité, multiplier les formations, trompeter des déclarations pleines de noblesse — que de payer des impôts pour améliorer les écoles et les services publics.
S’interrogeant sur l’incompréhension des Blancs de gauche devant l’adhésion d’hommes et de femmes noirs au mouvement des Black Muslims dans les années 1960, James Baldwin note que “les positions des progressistes n’avaient que peu de rapport avec les perceptions, la vie et les connaissances des Noirs, et révélaient finalement leur disposition à parler sur et en faveur du Noir en tant que symbole ou victime, mais aussi leur incapacité à voir en lui un homme.” Une discussion déconnectée des conditions matérielles où toute chose ou presque se trouve réduite à la fonction de symbole indique qu’on a affaire à une mentalité protestante, et non plus à un débat politique.
Ce n’est pas seulement la richesse qui distingue l’Élu : M. Donald Trump et ses soutiens milliardaires sont assurément plus fortunés que les professeurs d’université ou les conservateurs de musée. Pour les héritiers contemporains de l’éthique protestante, l’importance du statut se définit par la qualité des opinions exprimées sur les questions sociales et culturelles. Cela découle d’une évolution plus générale à gauche : la défense des intérêts économiques de la classe ouvrière cède le pas à la promotion de causes culturelles et sociales. Cette évolution, visible surtout dans les pays occidentaux, a coïncidé avec l’affaiblissement des syndicats. La mondialisation, incontestablement, a profité à de nombreuses personnes — non seulement aux présidents-directeurs généraux, mais aussi aux professeurs, écrivains, cinéastes, journalistes, comédiens, organisateurs de conférence, gestionnaires de fondation et conservateurs de musée, c’est-à-dire à ceux-là mêmes qui composent la grande majorité des Élus.
J’en fais moi-même partie. En tant que journaliste international, j’apprécie les bénéfices apportés par le monde cosmopolite dans lequel je vis, avec sa politique migratoire généreuse, sa liberté d’entreprendre et ses populations urbaines hétérogènes qui enrichissent l’offre culturelle et culinaire. Je pense que les accords commerciaux internationaux sont généralement une bonne chose et je soutiens l’Union européenne. Mais tous n’en profitent pas. Comme le dit le penseur marxiste noir Adolph Reed Jr, “si la seule injustice contre laquelle il faut lutter est la discrimination, il n’est plus de base sur laquelle penser l’inégalité économique comme un problème. C’est ce qui en train de se produire dans une société de plus en plus inégalitaire.” Répondre au défi d’améliorer l’éducation publique et le système de santé, ou introduire des réformes fiscales en vue d’une meilleure redistribution, favoriserait davantage les pauvres et les personnes marginalisées que des démonstrations de vertu.
[LEMONDE.FR, 10 février 2017] Le musée new-yorkais autorise le téléchargement [gratuit] en haute définition des photos d’une partie de ses collections. Certes, il ne s’agit que d’une partie du million et demi de pièces conservées par le Metropolitain Museum of Art – seul musée américain à pouvoir soutenir la comparaison avec le Louvre. D’abord, parce que toutes n’ont pas encore été numérisées – elles peuvent l’être à la demande, mais alors il faut payer les frais. Ensuite, parce que les plus récentes ne sont pas encore tombées dans le domaine public – l’institution new-yorkaise couvre tous les champs de l’histoire de l’art, jusqu’aux contemporains.
Mais les autres, celles dont l’auteur est décédé depuis plus de soixante-dix ans, ou celles dont le musée possède le copyright, sont désormais téléchargeables en haute définition et utilisables à l’envi. Il est donc possible d’imprimer un tee-shirt à l’effigie de Joséphine-Eléonore-Marie-Pauline de Galard de Brassac de Béarn, princesse de Broglie (une merveille peinte par Ingres vers 1851), mais aussi de la projeter lors d’une leçon ou d’une conférence, ou de la reproduire dans un livre d’histoire de l’art, sans encourir la venue des huissiers.
Bien sûr, le Met n’est pas le premier musée à s’ouvrir ainsi. Comme le rappelle le New York Times, qui a relayé l’information, la National Gallery de Washington ou le Rijksmuseum d’Amsterdam l’ont précédé, mais à une échelle bien moindre : 45 000 images pour la première, 150 000 pour le second. Le communiqué du Met précise que ces photographies peuvent être téléchargées sans requérir une autorisation préalable pour n’importe quel usage, qu’il soit commercial ou non. Mais c’est évidemment cette dernière option, celle qui permet notamment une destination éducative, qui a présidé à ce choix.
La chose ne surprendra que ceux qui méconnaissent à quel point les musées anglo-saxons, et même les institutions privées comme le Met, portent haut leur rôle d’éducation du public. Comme l’a relevé le site de La Tribune de l’art, son directeur, Thomas Campbell, l’a souligné : “La mission principale du musée est d’être ouvert et accessible à tous ceux qui souhaitent étudier et apprécier les œuvres d’art dont il a la charge. Améliorer l’accès à la collection du musée répond aux intérêts et aux besoins de notre public du XXIe siècle en offrant de nouvelles ressources à la créativité, aux connaissances et aux idées…”
Et La Tribune de l’art de comparer cette belle déclaration d’intention avec les conditions imposées par les musées français, et notamment ceux de la Ville de Paris, qui ne sont clairement ni à leur honneur ni à l’avantage commun.
Avant de devenir l’artiste international vivant et travaillant à Long Island, dans l’État de New York aux États-Unis, Ilya Kabakov, né le 30 septembre 1933 à Dniepropetrovsk, en Ukraine, mort ce 27 mai, fut dans les années 1950 un artiste soviétique reconnu pour ses dessins et ses illustrations de livres. Il recevait alors de nombreuses commandes officielles de peinture tout en concevant ce qu’il appelait ses « dessins pour moi-même », beaucoup moins dans la ligne du Parti communiste – des ébauches qu’il ne montrera que dans les années 1970.
Deux œuvres cohabitent donc alors : l’une officielle et l’autre plus proche d’une critique sociale de la société soviétique. Cette dualité, loin d’être anecdotique, fonde l’œuvre de Kabakov. Elle le mène peu à peu à introduire ses dessins et ses peintures dans des installations. L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement (1985) le fera connaître en Occident. Composée de deux pièces, une entrée et une chambre aux murs couverts de dessins et d’affiches, elle montre à la fois la critique de la société soviétique (la chambre miteuse), le désir de s’en échapper (l’évasion), la vacuité de ce désir (le plafond est troué par l’expulsion de l’homme grâce à une sorte de balançoire à élastiques) et le ridicule de la situation. Mais Kabakov ne fuit l’URSS qu’en 1987, en Europe puis aux États-Unis où il s’installe en 1992.
En France, beaucoup se souviennent de C’est ici que nous vivons, sa gigantesque installation dans le forum du Centre Pompidou à Paris en 1995. L’artiste y recomposait le chantier abandonné de la Cité du futur, métaphore du régime communiste, d’un idéal révolutionnaire trahi et de la grandeur de ce qu’il appelait « les petits hommes », de leur désillusion, de leur misère, de leur tristesse. Jamais peut-être une installation de Kabakov, qui signera ensuite ses œuvres avec son épouse Emilia, n’a exprimé à ce point, avec autant de justesse, de tact et de sensibilité, la dignité de tous les petits hommes meurtris et humiliés de par le monde.
L’artiste russe Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Pionnier de l’art conceptuel, il créait avec son épouse Emilia des installations immersives où l’absurde servait à dénoncer le totalitarisme.
“Arpenteur méticuleux des espaces mentaux soviétiques”, selon le critique d’art Robert Storr, Ilya Iossifovich Kabakov est décédé le 27 mai 2023 à l’âge de 89 ans. Figure majeure de l’art conceptuel russe, créateurs d’ “installations totales” où l’absurde fait sens, il s’était fait le narrateur acerbe des errances de l’idéologie soviétique et de ses utopies. Dans un message diffusé le jour même sur ses réseaux sociaux, la Fondation Ilya et Emilia Kabakov invite ceux qui souhaiteraient lui rendre hommage à privilégier aux fleurs un don au profit du Navire de la Tolérance, une œuvre créée par l’artiste et son épouse pour promouvoir la paix et la tolérance entre les peuples.
Témoigner de la réalité du soviétisme
Né de parents juifs en 1933 à Dniepropetrovsk (aujourd’hui Dnipro) en Union Soviétique, évacué à Samarcande en Ouzbékistan durant la Seconde guerre mondiale, il avait commencé sa carrière à Moscou en tant qu’illustrateur de livres pour enfants, avant de se tourner vers l’art conceptuel et les mouvements non-conformistes pour témoigner de la réalité du soviétisme.
Auteur d’Albums à partir de 1970 où il consigne l’absurde de la vie ordinaire avec une ironie douce-amère, cet artiste prolifique créera au début des années 1980 des installations qui sont autant de métaphores de l’Union soviétique. Témoin L’homme qui s’est envolé dans l’espace depuis son appartement de 1985 (récemment présentée au Centre Pompidou-Metz) qui le fera connaître en Occident, hommage discret à l’utopie russe de conquête de l’espace qui montre par contraste le cadre étouffant de la vie quotidienne, l’appartement communautaire et la misère confrontée aux promesses grandiloquentes de la propagande officielle.
Un créateur d’univers
Émigré aux États-Unis à la fin des années 1980, il travaillait depuis en collaboration avec son épouse Emilia. Le public français a notamment découvert l’art d’Ilya Kabakov en 2014 lors de la 6e édition de Monumenta au Grand Palais à Paris où il présentait L’étrange cité, une installation monumentale qui invitait le public à se perdre dans le dédale d’une ville utopique. Le Centre Pompidou, qui abrite une quarantaine d’œuvre de l’artiste et a présenté son installation C’est ici que nous vivons en 1995, lui dédiera une exposition en 2024. “Avec Ilya Kabakov, disparaît l’ère des artistes capables de créer non seulement des œuvres, mais des univers artistiques, des mondes enracinés dans le passé, ancrés dans le présent et ouverts sur le futur”, a confié Olga Sviblova, directrice du Musée Multimedia Art de Moscou, au Figaro.
[ANALYSE DE L’IHOES N°154 – 15 MARS 2016] Autour de l’exposition Et si on osait la paix ? Le pacifisme en Belgique d’hier à aujourd’hui (organisée conjointement par l’IHOES et le Mundaneum) qui s’est tenue à La Cité Miroir, du 20 novembre 2015 au 21 février 2016, plusieurs événements ont été organisés. Parmi ceux-ci, Steve Bottacin a initié et animé une discussion Sonnez les matines : La Belgique, un pays en guerre ? Christophe Wasinski était son invité. La présente analyse a pour point de départ cette intervention au PointCulture de Liège le samedi 23 janvier 2016. Christophe Wasinski est professeur de relations internationales à l’Université libre de Bruxelles et chercheur-associé au GRIP. Ses recherches se concentrent sur les questions de sécurité.
À LA SUITE DES ATTENTATS DU 11 SEPTEMBRE 2001, LES ÉTATS-UNIS, SUIVIS AVEC PLUS OU MOINS DE ZÈLE ET DE RAPIDITÉ PAR nombre de leurs alliés, se sont lancés dans une “guerre globale contre le terrorisme”. Au cœur de cette vaste croisade, la conviction que la militarisation de la politique étrangère pouvait constituer une réponse adéquate à la menace. Les interventions militaires sont présentées comme un moyen efficace pour lutter contre les terroristes “chez eux“, avant qu’ils aient eu le temps d’arriver dans nos contrées. S’ensuivit une routine interventionniste faite d’actions militaires en Afghanistan, en Irak, au Pakistan, au Yémen, en Somalie, au Mali, en Syrie et, très récemment, en Libye. Une quinzaine d’années de bombardements et autres attaques de drones n’ont cependant guère contribué à stabiliser le monde. Au contraire, l’instabilité a plutôt tendance à s’étendre et la violence à s’enkyster. En dépit de ce bilan peu glorieux, la Belgique a décidé de s’arrimer au dispositif international de la “guerre globale contre le terrorisme.” Dans ce contexte, notre pays a ainsi accepté d’envoyer des soldats en Afghanistan, en Irak et au Mali. À l’heure où nous rédigeons ces lignes, il est également question d’expédier des conseillers militaires en Tunisie, voire de contribuer aux bombardements sur la Syrie.
Comment éclairer la facilité avec laquelle la solution armée, malgré son inefficacité, parvient à s’imposer dans le débat politique ? Quels sont les processus qui rendent le recours aux moyens militaires incontournables aux yeux des décideurs, voire de l’opinion publique ? Nous n’avons bien entendu pas ici l’ambition de couvrir l’ensemble des facteurs (historiques, économiques, sociaux) qui contribuent à faire émerger cette situation. De façon bien plus modeste, nous désirons attirer l’attention sur le seul problème des alternatives diaboliques créées par les discours sécuritaires. Par alternatives diaboliques, nous entendons des discours qui n’offrent pas de choix véritables et tendent, en définitive, à tout ramener à la “nécessité” d’user de la force.
Bernard-Henri Lévy se prenant en photo avec l’équipe de tournage du film Peshmerga lors de la 69e édition du Festival de Cannes (2016)
Dans un premier temps, ces alternatives émanent des discours médiatiques favorables à l’usage de la force. Par discours médiatiques, nous entendons les propos d’éditorialistes, d’intellectuels ou encore d’experts des questions géopolitiques dans la presse, à la radio ou encore à la télévision. On a par exemple pu entendre de tels discours dans le contexte des conflits dans les Balkans lors des années 1990, en Libye peu avant 2011 et, plus près de nous, en Syrie. De façon générale, les tenants de l’usage de la force dans les médias insistent sur la nécessité d’y recourir pour protéger les populations locales. Les propos de Bernard-Henri Lévy lorsqu’il s’exprimait en faveur d’actions militaires contre la Libye en 2011 en sont une illustration éloquente. Sur le fond, la particularité de ce genre de discours est de ne pas véritablement laisser de choix quant à la nécessité d’intervenir en usant de la violence. L’alternative se résume en fait à intervenir ou laisser mourir des innocents. Indéniablement, les auteurs de ces discours ont raison de s’indigner des souffrances vécues par ces derniers. Toutefois, ils posent généralement les problèmes en termes réducteurs. La majorité des conflits, pour ne pas dire tous, opposent des communautés qui ont des intérêts divergents. Éliminer un leader politique ou un groupe limité d’individus (des miliciens, des guérilleros ou des terroristes) permet difficilement de résoudre de telles divergences d’intérêts. Plus encore, intervenir signifie très souvent prendre parti pour un camp au détriment d’un autre, même si l’on s’en défend.
Autrement dit, le risque de l’intervention est l’approfondissement du conflit, avec ce que cela comporte comme risque pour les populations. Ces considérations sont cependant rarement mises en évidence dans les discours médiatiques.
Le second grand domaine de production des alternatives diaboliques est celui de la pensée stratégique. Par pensée stratégique, nous désignons ici l’ensemble de la réflexion sur les outils de la force. Font ainsi partie de la pensée stratégique, les discours des experts civils et militaires qui expriment des préférences pour le recours à tel ou tel moyen militaire dans telle ou telle région du monde. Le problème de ce genre de discours est qu’ils finissent souvent par réduire les problèmes à des questions techniques. De façon quelque peu schématique, les alternatives qu’ils proposent aux décideurs et à l’opinion ne sont pas d’intervenir militairement ou de négocier (ou, plus simplement encore, de s’abstenir d’intervenir) mais d’envoyer des troupes au sol ou des bombardiers, des forces spéciales ou des drones. La situation de ces quinze dernières années au Moyen Orient donne une triste illustration de ce phénomène. À chaque impasse de l’usage de la force, les principales solutions que proposent les experts en stratégie sont de nouveaux moyens militaires.
On passe ainsi d’une invasion mécanisée à des opérations dites contre-insurrectionnelles, d’assassinats ciblés à des livraisons d’armes à des milices locales, de campagnes aériennes à ce qui préfigure des guerres de position. Sans aucun doute, ces mêmes experts sont en faveur de la solution du “moindre mal“, celle qui évitera le plus possible de faire des victimes civiles et de détruire inutilement des biens. Mais ces discours contribuent néanmoins à la construction des alternatives diaboliques qui légitiment l’usage de la force.
Le troisième grand domaine de production des alternatives diaboliques se situe dans l’univers de l’industrie de l’armement. Le commerce des armes, y compris dans ses dimensions internationales, est une composante essentielle des guerres contemporaines. Aucun État, à notre connaissance, n’est en mesure d’équiper ses forces uniquement avec du matériel national. Bref, sans le commerce des armes, la guerre s’avérerait des plus difficiles à mener. Malgré cela, il existe un discours favorable à l’industrie de l’armement, y compris au sein des États européens. Le fait que cette industrie produise est régulièrement présenté comme une nécessité économique. Populairement, l’alternative consiste soit à vendre des armes, soit à créer du chômage local (discours qui pourra éventuellement même être entendu alors que la production est plus ou moins fortement délocalisée).
L’alternative pourra être renforcée par l’argument selon lequel si l’on ne vend pas d’armes et de munitions, d’autres en vendront de toute façon à notre place. Ces discours occultent bien entendu l’ensemble des coûts humains et les effets politiquement déstabilisateurs de ce commerce. Plus encore, et assez étrangement, ce sont ponctuellement les mêmes décideurs et experts qui sont à la fois en faveur du commerce des armes et des interventions officiellement destinées à pacifier. On trouvera, encore une fois, de bonnes illustrations de ce phénomène dans le contexte des conflits qui secouent le Moyen Orient.
Le quatrième grand domaine de production des alternatives diaboliques est localisé dans le champ de l’industrie du divertissement. Tout un pan de cette dernière s’intéresse en effet à la violence militaire. On en trouvera par exemple des traces dans des films et des séries télévisées qui mettent en scène des interventions armées. D’emblée, on remarquera que beaucoup de ces productions sont filmées du point de vue des soldats des États industrialisés. Des films tels que Black Hawk Down (La Chute du Faucon noir) ou American Sniper, pour n’en citer que deux, ne donnent pour ainsi dire la parole qu’aux soldats américains. C’est à eux que les spectateurs sont censés s’identifier. Tout nous ramène en fait aux conditions de vie dramatiques de ces soldats. Dans ce dispositif cinématographique, ceux-ci sont condamnés à devoir tuer ou être tués. Par ce biais, ces productions contribuent à leur manière à créer une nouvelle alternative diabolique.
On pourra certes objecter que ces films et séries sont avant tout des fictions (un point de vue qui n’est que partiellement évident lorsque l’on sait que certaines de ces productions s’inspirent de biographies de militaires et de récits journalistiques se voulant réalistes). Mais, on conviendra au minimum qu’ils ne contribuent pas à la formation d’une opinion véritablement critique vis-à-vis de l’usage de la force. Dans ces films et ces séries, la guerre est bien entendu brutale, voire même dégoutante. Mais, en ne permettant pas de comprendre ce qui l’a causée, elle s’impose comme une fatalité contre laquelle il est vain de lutter. Dès lors, il parait justifié de continuer à tuer pour se défendre.
Ceux qui propagent ces quatre catégories de discours ne sont pas automatiquement des “militaristes” dans le sens classique du terme. De par le passé, on a pu entendre chez certains intellectuels que la guerre constituait une sorte d’hygiène des peuples. Sauf exception, on ne trouvera pas dans les discours actuels de valorisation de la guerre de ce type. Le processus de légitimation de la guerre prend des formes plus subtiles. Il s’appuie sur les alternatives diaboliques évoquées ci-dessus. De concert, ces alternatives transforment le recours à la force en une solution incontournable sur la scène internationale.
Christophe Wasinski
Pistes bibliographiques
Serge Halimi et al., L’opinion, ça se travaille… Les médias et les ‘guerres justes’ (Marseille : Agone, 2014) ;
[EVENE.LEFIGARO.FR] Après avoir passé la première partie de son enfance auprès de ses parents, le jeune Wystan Hugh Auden est envoyé en pension à l’âge de 8 ans. Il poursuit ses études à l’université d’Oxford et s’envole vers Berlin, ville dans laquelle il restera un an environ. Il y révèle son homosexualité. Une fois revenu en Angleterre, il devient instituteur. Il enseigne d’abord à la Downs School, une école de garçon. Durant trois ans, il y est très heureux et s’investit corps et âmes dans la poésie. Il écrit à cette période ses plus beaux poèmes d’amour. En 1935, il fait un mariage de convenance avec Erika Mann, elle aussi homosexuelle. Ils ne divorceront jamais. En 1939, ils émigrent tous deux aux Etats-Unis. Auden rencontre lors de l’une de ses lectures le poète Chester Kallman, qui devient son amant et son compagnon jusqu’à la fin de sa vie. Le nombre de pièces et d’ouvrages écrits par Auden ne se comptent plus. Mais c’est surtout un poète. Des formes traditionnelles aux formes originales, il a su parfaitement illustrer la beauté du vers. En 1946, l’écrivain est naturalisé américain, mais il retourne en Europe en 1948, d’abord en Italie, puis en Autriche. De 1956 à 1961, il enseigne la poésie à l’université d’Oxford. Il revient à New York en 1973 et meurt dans la ville qui l’avait accueilli 34 ans plus tôt.
Stop all the clocks, cut off the telephone,
Prevent the dog from barking with a juicy bone,
Silence the pianos and with muffled drum
Bring out the coffin, let the mourners come.
Let aeroplanes circle moaning overhead
Scribbling on the sky the message He Is Dead,
Put crepe bows round the white necks of the public doves,
Let the traffic policemen wear black cotton gloves.
He was my North, my South, my East and West,
My working week and my Sunday rest,
My noon, my midnight, my talk, my song;
I thought that love would last for ever: I was wrong.
The stars are not wanted now: put out every one;
Pack up the moon and dismantle the sun;
Pour away the ocean and sweep up the wood;
For nothing now can ever come to any good.
W. H. Auden, extrait de la pièce The Ascent of F6 écrite avec Christopher Isherwood (1936)
Arrêtez les pendules et coupez le téléphone,
Empêchez le chien d’aboyer et, cet os, qu’on lui donne.
Faites taire les pianos et, au son des tambours voilés,
Sortez le cercueil et laissez les pleureuses entrer.
Que les avions en peine tournoient par dessus,
Qu’ils tracent dans le ciel ce message : “Il n’est plus.”
Nouez du crêpe noir au cou blanc des pigeons,
Et donnez des gants noirs aux agents en faction.
Il était mon Nord, mon Sud, mon Est et mon Ouest,
Ma semaine de travail et mon dimanche de sieste,
Mon midi, mon minuit, ma parole, ma chanson ;
Je pensais que l’amour durait toujours : je n’avais pas raison.
Que les étoiles se retirent, qu’on les éteigne une à une,
Remballez le soleil et démontez la lune,
Allez vider l’océan et balayez la forêt,
Car rien de bon ne peut advenir désormais.
Chagrin, mécontent de sa vie, de son pays, de sa civilisation, de son métier, de lui-même. Il s’est toujours cherché dans des endroits où il n’a jamais été. Cet homme, alors qu’arrivent les premiers maux de l’âge, retrouve un carnet intime qui parle d’un certain voyage entrepris des années plus tôt au Danemark ; un voyage qui le fit rencontrer une femme, aristocrate de la parentèle de Karen Blixen, étrange et désargentée, belle, séduisante, connue et pourtant totalement seule. Peut-on, le temps une fois passé, revoir avec des yeux totalement neufs une vie que l’on croyait connaître ? Que disent ces mots retrouvés sur l’homme qu’il pensait avoir été ?
Lorsque Franklin Starlight, âgé de seize ans, est appelé au chevet de son père Eldon, il découvre un homme détruit par des années d’alcoolisme. Eldon sent sa fin proche et demande à son fils de l’accompagner jusqu’à la montagne pour y être enterré comme un guerrier. S’ensuit un rude voyage à travers l’arrière-pays magnifique et sauvage de la Colombie britannique, mais aussi un saisissant périple à la rencontre du passé et des origines indiennes des deux hommes. Eldon raconte à Frank les moments sombres de sa vie aussi bien que les périodes de joie et d’espoir, et lui parle des sacrifices qu’il a concédés au nom de l’amour. Il fait ainsi découvrir à son fils un monde que le garçon n’avait jamais vu, une histoire qu’il n’avait jamais entendue.
Chien Brun, personnage fétiche que l’on rencontre tout au long de l’oeuvre de Jim HARRISON, était une sorte d’alter ego fantasmé de l’auteur :
Fabulateur, frondeur, sorte de ”Lord Byron des femmes de petites vertus”, incorrigible anar – qui fait croire qu’il a du sang indien dans les veines – s’ingénie à rouler dans la farine les shérifs et les juges du Michigan, une contrée dont il connaît les moindres ruisseaux. Pas de toit, pas de numéro de sécurité sociale, ”né pour ne pas coopérer avec le monde”, Chien Brun ne possède qu’une vieille peau d’ours. Et assez d’humanité pour attendrir les lecteurs.
Dans ce deuxième volet de la trilogie qu’il consacre à l’Homo faber, Richard Sennett se fait tour à tour historien, sociologue, philosophe ou anthropologue pour étudier cet atout social particulier qu’est la coopération, soit les liens entre les individus. “La coopération, nous dit-il, c’est agir avec quelqu’un qu’on ne connaît pas, avec lequel il y a des dissonances, des frictions, mais avec lequel on peut néanmoins faire des choses ; c’est un moyen d’interaction qui existe en dépit de la solidarité ; c’est multiplier des liens sociaux, plus informels et plus libres.” De la coordination des tâches dans l’atelier de l’imprimeur aux répétitions d’un orchestre, Richard Sennett nous fait découvrir de nombreuses expériences de communauté et d’actions collectives qui proposent une vision critique des sociétés capitalistes contemporaines et des pistes de réflexion pour en améliorer le fonctionnement. La richesse des références, l’originalité des points de vue, la liberté du style font d’Ensemble un livre singulier et engagé. Et si, pour aller mieux, il suffisait d’accepter que nous sommes dépendants les uns des autres ? Richard Sennett est une des figures les plus originales de la critique sociale aujourd’hui. On lira de lui aux Éditions Albin Michel, Le Travail sans qualité, Respect, La Culture du nouveau capitalisme, Ce que sait la main et Bâtir et Habiter.
Sous une forme vivante, enlevée, très personnelle, Les Découvreurs raconte la plus grande épopée de l’homme : celle de sa quête pour découvrir le monde qui l’entoure. Daniel Boorstin s’écarte volontairement de la traditionnelle et fastidieuse énumération des batailles, des naissances d’empires et des grands règnes : avec lui, l’histoire de notre monde devient une féerie de découvertes et de commencements. En chaque découverte d’importance, que ce soit celle de l’Amérique par Christophe Colomb ou celle de la relativité par Einstein, il voit un épisode d’une biographie. Les héros de la saga qu’il nous raconte sont des hommes dotés d’une insatiable frénésie de connaissance et d’un courage exemplaire pour affronter l’inconnu. Daniel Boorstin nous fait découvrir sous un jour nouveau des noms familiers : Hérodote, Ptolémée, Marco Polo, Copernic, Newton, Marx, Freud, et ressuscite également quelques figures remarquables oubliées de l’histoire.
Pour quelles raisons les Chinois n’ont-ils pas découvert l’Amérique ? Pourquoi les peuples ont-ils mis si longtemps à apprendre que la terre tourne autour du soleil ? Comment a débuté l’étude des sciences économiques ? Quand et pourquoi les peuples ont-ils commencé à fouiller la terre pour connaître le passé ? Telles sont quelques-unes des fascinantes questions auxquelles répond ce livre.
L’histoire qu’il nous raconte est sans fin. Car, pour les découvreurs, “le monde entier est encore une Amérique. Et les mots terra incognita sont bien les plus prometteurs que l’on ait jamais écrits sur les cartes de la connaissance humaine.”
Le 21 mars 1994, il y a 28 ans, La Liste de Schindler triomphait lors de la 66e cérémonie des Oscars en recevant de nombreux prix dont celui de la meilleure musique originale. Une partition composée par John Williams, interprétée par Itzhak Perlman et l’Orchestre Symphonique de Boston.
A chaque fois que je joue, que ce soit sur n’importe quel continent, c’est toujours la même histoire ! On me demande systématiquement de jouer la musique de La Liste de Schindler
Ces mots d’Itzhak Perlman nous renseignent sur l’immense popularité et l’aura particulière qui entoure le thème musical de John Williams. Mais n’allez pas croire que ce succès dérange le violoniste israélien. Au contraire, chacun de ses entretiens dit la même chose. Il est fier que Williams ait pensé au violon et qu’il ait fait appel à lui pour interpréter cette musique pensée comme un symbole de l’espoir et un hommage à la tradition musicale juive.
Itzhak Perlman a toujours été admiratif de ce thème musical. Dans un entretien donné au Los Angeles Times en 2018, le violoniste confiait son respect pour John Williams. Au compositeur qui avait demandé spécifiquement à Perlman de jouer sa partition il demandait : “John, comment as-tu fait ça ? Tu n’es pas juif, comment as-tu fait pour que ce thème soit si parfait ?“
La beauté de cette mélodie est à la mesure de l’émotion qui a pris John Williams la toute première fois qu’il a vu des images de La Liste de Schindler. C’est à Los Angeles, au domicile de Steven Spielberg que Williams a vu le premier montage du film. Il se souvient que sa première réaction fut le silence puis après avoir fait quelques pas dans la pièce, il aurait dit à Spielberg : “Je pense vraiment que tu as besoin d’un meilleur compositeur que moi pour ce film”, à quoi Spielberg aurait répondu avec malice : “Je sais bien… mais ils sont tous morts !”
Quant à Itzhak Perlman et l’Orchestre Symphonique de Boston, la première fois qu’ils ont pu voir le film de Spielberg ce fut juste avant d’enregistrer la partition de John Williams. Comme Prokofiev face au film Alexandre Nevsky de Serguei Eisenstein, Miles Davis devant Ascenseur pour l’échafaud, il faut imaginer Itzhak Perlman et l’orchestre interpréter cette musique en synchronisant leur jeu, leurs notes, leurs émotions en direct avec les séquences du film.
C’est peut-être ça qui donne autant de force à cette musique : les émotions procurées par le film de Spielberg ont été interprétées en direct par les musiciens ! Cette musique est l’expression de leurs émotions, de leurs sentiments, elle s’accorde avec celles de chaque spectateur qui découvrirait ce chef d’œuvre de Spielberg.
Nous sommes des créatures en quête de sens par malchance jetés dans un univers qui n’en a intrinsèquement aucun. Une de nos tâches majeures est de lui en prêter un assez fort pour donner une raison d’être à la vie tout en niant par une manœuvre ambiguë être les inventeurs de ce sens. Nous en concluons donc qu’il était là “quelque part”, à notre disposition. Cette quête permanente de systèmes de sens nous plonge souvent dans des crises de sens.
Les individus qui suivent une thérapie parce qu’ils s’interrogent sur le sens de la vie sont plus nombreux que ne l’imaginent la plupart des thérapeutes. Jung rapportait qu’un tiers de ses patients venaient le consulter pour cette raison. Leurs plaintes prenaient différentes formes : “ma vie n’a aucune cohérence“, “je n’ai de passion pour rien“, “pourquoi suis-je en vie ? dans quel but ?“, “la vie a sûrement une signification plus profonde“, “je me sens si vide – regarder la télé tous les soirs me donne l’impression d’être bon à rien, inutile“, “même aujourd’hui à l’âge de cinquante ans je ne sais toujours pas ce que j’aimerais faire quand je serai plus vieux“.
J’ai fait un rêve autrefois (décrit dans La Malédiction du chat hongrois) dans lequel j’étais au seuil de la mort dans une chambre d’hôpital, et je me trouvais soudain dans un parc d’attractions (dans le train fantôme de la maison des horreurs). Alors que le wagon pénétrait dans la gueule noire de la mort, j’apercevais soudain ma mère décédée dans la foule des spectateurs et je l’appelais : “Momma, Momma, comment suis-je ?“
Le rêve, et surtout mon cri “Momma, Momma, comment suis-je ?” m’a longtemps hanté, non à cause de la représentation de la mort dans le rêve, mais à cause de ses sombres implications sur le sens de la vie. Se pouvait-il que j’aie vécu toute mon existence avec pour objectif principal d’obtenir l’approbation de ma mère ? Parce que j’avais une relation difficile avec elle et attachais peu de prix à son assentiment quand elle était en vie, le rêve était d’autant plus incisif.
La crise de sens décrite dans le rêve m’incita à explorer ma vie d’une façon différente. Dans une histoire que j’écrivis aussitôt après le rêve, j’engageais une conversation avec le fantôme de ma mère afin de combler la brèche existant entre nous et de comprendre comment s’entremêlaient et s’opposaient les sens que nous donnions à la vie.
Certains ateliers expérientiels utilisent divers procédés pour encourager le discours sur le sens de la vie. Le plus courant est peut-être de demander aux participants ce qu’ils souhaiteraient en guise d’épitaphe sur leur tombe. La plupart des enquêtes sur le sens de la vie mènent à une discussion sur des objectifs tels que l’altruisme, l’hédonisme, le dévouement à une cause, la générativité, la créativité, l’actualisation de soi. Beaucoup ont l’impression que les projets prennent une signification plus profonde, plus forte s’ils transcendent le soi – en d’autres termes s’ils sont dirigés vers quelque chose ou quelqu’un d’extérieur à eux-mêmes, comme l’amour d’une cause, d’une personne, d’une essence divine.
Le succès précoce des jeunes millionnaires hightech débouche souvent sur une crise existentielle qui peut être éclairante sur les systèmes de sens qui ne font pas appel à la transcendance de soi. Beaucoup de ces individus commencent leur carrière avec une vision claire – réussir, gagner beaucoup d’argent, avoir une bonne vie, acquérir le respect de ses collègues, prendre sa retraite tôt. Et c’est exactement ce que font un nombre sans précédent de ces jeunes trentenaires.
Mais quand surgit la question : “Et maintenant ? Qu’en est-il du reste de ma vie, des prochaines quarante années ?” La plupart de ces jeunes millionnaires continuent de faire plus ou moins la même chose : ils créent de nouvelles sociétés, tentent de renouveler leur succès. Pourquoi ? Eux-mêmes disent qu’ils doivent prouver que leur réussite n’était pas due au hasard, qu’ils peuvent y arriver seuls, sans partenaire ni mentor. Ils hissent la barre plus haut. Pour être sûrs qu’eux-mêmes et leur famille sont à l’abri du besoin, qu’il ne leur faut plus un ou deux millions en banque, mais cinq, dix, voire cinquante millions pour se sentir en sécurité. Ils ont conscience de la vanité et de l’irrationalité de cette quête d’argent qu’ils ne peuvent dépenser, mais cela ne les arrête pas. Ils se rendent compte que c’est du temps qu’ils devraient consacrer à leur famille, à ceux qui leur sont proches, mais ils sont simplement incapables de cesser de jouer le jeu. “L’argent est à portée de main, me disent-ils. Je n’ai qu’à me baisser pour le ramasser.” Ils doivent faire des affaires. Un promoteur immobilier m’a raconté qu’il aurait l’impression de disparaître s’il s’interrompait. Beaucoup redoutent de s’ennuyer – même la plus petite bouffée d’ennui les pousse à reprendre précipitamment leur activité.
Schopenhauer disait que l’envie en soi n’est jamais assouvie – dès qu’un désir est satisfait, un autre naît. Bien qu’il puisse y avoir de très courts répits, une brève période de satisfaction, elle se transforme sur-le-champ en ennui. “Toute vie humaine, dit-il, est ballottée entre la souffrance et l’ennui.“
Contrairement à ma façon d’aborder les autres ultimes préoccupations existentielles fondamentales (la mort, la solitude, la liberté), je préfère une approche oblique du sens de la vie. Il nous faut pénétrer dans un des nombreux sens possibles, en particulier dans celui qui est fondé sur la transcendance de soi. C’est un engagement essentiel, et c’est en identifiant les obstacles qui s’opposent à cet engagement, en participant à leur suppression, que nous, thérapeutes, avons toute notre utilité.
La question du sens de la vie, comme l’a enseigné Bouddha, n’est pas édifiante. On doit s’immerger soi-même dans le fleuve de la vie et laisser la question s’éloigner.
[…] 49. Se concentrer sur le refus de prendre une décision
Pourquoi les décisions sont-elles difficiles à prendre ? Dans Grendel, le roman de John Gardner, le protagoniste, déconcerté par les mystères de la vie, consulte un prêtre qui murmure deux simples phrases, quatre mots terrifiants : Tout s’efface, choisir exclut.
Choisir exclut. Ce concept repose au cœur de maintes difficultés décisionnelles. Pour chaque oui, il doit y avoir un non. Les décisions sont coûteuses parce qu’elles exigent une renonciation. Le phénomène a intéressé de grands esprits à travers les âges. Aristote imagina un chien affamé incapable de choisir entre deux portions de nourriture également attirantes, et les philosophes médiévaux ont écrit sur l’âne de Buridan, qui mourut de faim entre deux balles de foin d’un égal attrait.
Au chapitre 42, j’ai décrit la mort comme une expérience extrême capable de faire passer un individu d’un mode ordinaire à un mode ontologique (un état d’esprit où nous sommes conscients d’être) plus propice au changement. La décision est une autre expérience extrême. Non seulement elle nous révèle jusqu’à quel point nous nous créons nous-mêmes ; mais aussi quelles sont les limites des possibilités. Prendre une décision nous prive de toutes les autres possibilités. Choisir une femme, une carrière ou une école signifie renoncer aux autres possibilités. Plus nous affrontons nos limites, plus nous devons renoncer au mythe de la particularité, du potentiel illimité, de l’impérissable et de l’immunité des lois de la destinée biologique. C’est pour ces raisons que Heidegger se réfère à la mort comme à l’impossibilité de toute autre possibilité. La voie vers la décision peut être difficile parce qu’elle débouche sur le territoire de la finitude et de l’infondé des domaines où règne l’angoisse. Tout s’efface et choisir exclut.
Irvin Yalom, L’art de la thérapie (2002)
EAN 9782253074236
“S’inquiétant de voir la psychothérapie de plus en plus altérée pour des raisons d’ordre économique, et appauvrie par des formations allégées, Irvin Yalom a voulu s’adresser aux nouvelles générations de thérapeutes et de patients. Dans cet ouvrage, construit en une sorte d’inventaire libre et généreux, il aborde les thèmes propres à la thérapie existentielle. En s’appuyant sur son expérience et ses talents de conteur, il y explore les différentes approches et pratiques présentes dans toute thérapie, offrant à ses lecteurs un enseignement précieux, une plongée au cœur de l’entreprise thérapeutique, sa complexité et ses incertitudes.”
Un demi-siècle de savoir-faire : à la fois manifeste psychanalytique et interpellation philosophique, florilège d’anecdotes vécues et confession essentielle, ce livre, traversé de bienveillance éclairée, continue de nous habiter en secret, de nous faire exister.
[FRANCECULTURE.FR] Ouvrir son regard en ces temps de confinement. La nature a bien changé depuis 1922. Alors que Flaherty avait pour ambition de dévoiler au monde un mode de vie ancestral, cette époque nous apparaît aujourd’hui, à l’aune du réchauffement climatique, comme un paradis perdu. C’est pour cette raison qu’il faut regarder ce film avec un oeil neuf, en essayant d’oublier, le temps que dure Nanouk l’Esquimau, tous les documentaires pointus et techniquement irréprochables qu’on a pu voir depuis.
Rien de mieux pour cela que de le voir en famille, avec des enfants. Le temps du film, ils se seront évadés dans la neige et les grands espaces. Avec un peu de chance naîtra en eux la conscience que, même s’ils sont loin de la baie d’Hudson, ils devront aussi, un jour, par des gestes du quotidien, prendre soin de la banquise de Nanouk l’Esquimau.
Poésie de la découverte
En 1922, Robert FLAHERTY (1884-1951), pionnier du cinéma ethnographique, propose au public un film retraçant la vie et les coutumes d’une famille d’Inuits qu’on appelait alors des Esquimaux. En 2020, il est difficile d’imaginer le choc qu’a pu représenter ce film pour les spectateurs d’alors. Au-delà du côté sensationnel de la rencontre cinématographique avec le public occidental, Flaherty s’intéresse à l’humanité et l’intimité de cette communauté.
Le réalisateur a vécu avec eux pendant plusieurs années et capté des instantanés de leur quotidien, autant de vignettes regorgeant d’astuces et de bon sens pour lutter contre le climat hostile. Flaherty, explorateur humaniste, semble s’adresser au spectateur pour lui donner, avec humilité, une leçon sur la vie : “Tout ne réside-t-il pas dans le regard qu’on porte sur les choses ?” Chaque plan de Nanouk fonctionne comme une réponse à cette interrogation. Le chef de famille, Nanouk – L’Ours – n’est jamais à court d’inventivité pour affronter des situations extrêmes : percer un trou dans la banquise pour pêcher un phoque, utiliser l’espace confiné du kayak pour faire voyager toute sa famille, découper un bloc de glace pour en faire une vitre dans son igloo : Nanouk a toujours une solution simple et évidente. Il utilise le peu de moyens qui sont à sa disposition pour améliorer le quotidien.
Un film solaire pour transcender le réel
Comme le rappelle Jacques Lourcelle dans son Dictionnaire du cinéma, “Flaherty va créer un genre nouveau –le documentaire poétique– qui a très peu à voir avec ce que nous appelons aujourd’hui documentaire, lequel exige le respect absolu des données brutes de la matière filmée au moment et dans les lieux où on la filme.” Tout documentaire est une mise en scène, Flaherty l’a très bien compris. Il s’arrange avec le réel pour le rendre le plus éloquent possible. Il ne s’agit pas pour autant de tromper le spectateur, mais de lui donner à voir et, surtout, à ressentir la difficulté de la vie dans le “Grand Nord“. Flaherty s’inspire des méthodes du cinéma de fiction (découpage narratif, reconstitution, direction d’acteurs) pour parvenir à faire coïncider ce qu’il filme avec sa propre vision des choses. Il en va ainsi avec la célèbre séquence du gramophone où Nanouk fait mine de découvrir l’appareil et son usage, alors qu’il avait déjà entendu de la musique auparavant. Idem pour la belle scène du réveil familial dans l’igloo : aucune caméra n’aurait pu filmer dans un espace aussi exigu, si l’équipe n’avait pas avant découpé l’abri de glace.
Analysé par André Bazin dans son texte sur “Le montage interdit“, souvent cité par Godard, peu apprécié de Truffaut, utilisé comme exemple d’image-action par Deleuze, comment expliquer le si grand intérêt suscité par ce film ? Il n’est évidemment pas dans la restitution fidèle et absolue du matériau originel. Il se situe bien plutôt dans le regard porté sur cette communauté. Flaherty, qui a effectué à partir de 1910 cinq voyages dans les îles au large de la baie d’Hudson, capte la lutte des hommes pour survivre dans l’enfer blanc. Et surtout, le cinéaste magnifie une mode de vie qui, s’il n’est pas exactement celui réellement vécu en 1920 (les Inuits utilisent alors déjà des fusils), demeure un des témoignages les plus touchants d’une communion singulière avec la nature. Les premiers cartons d’introduction posent d’ailleurs d’emblée le projet cinématographique sous l’angle du mythe : Nanouk a tout du héros, dont la lutte contre les éléments a une portée quasi épique. C’est d’ailleurs là où Flaherty délaisse son rôle de metteur en scène pour endosser celui d’observateur attentif des rapports familiaux : les visages sont magnifiquement filmés, celui de l’adulte surtout s’illumine quand il sourit, ou quand il sculpte un animal de glace pour apprendre le tir à l’arc à son enfant.
Matisse, Portrait d’homme esquimau n° 3 (Pour Une Fête en Cimmérie, 1947)
D’après l’Encyclopédie canadienne, “le mot « Esquimau » est un terme offensant autrefois couramment utilisé pour désigner les membres du peuple inuit habitant depuis des millénaires les régions arctiques de l’Alaska, du Groenland et du Canada, une terre qu’ils appellent « Inuit Nunangat ». Ce terme était aussi appliqué au peuple Yupik, vivant en Alaska et dans le nord-est de la Russie, ainsi qu’aux Inupiaks d’Alaska. Considéré comme péjoratif au Canada, le terme a longtemps été largement utilisé dans la culture populaire, ainsi que par les chercheurs, les auteurs et le grand public à travers le monde… “
COURRIER INTERNATIONAL : Pour comprendre les forces en jeu dans le monde contemporain, il est nécessaire d’adopter d’autres perspectives, analyse l’essayiste et journaliste indien Pankaj Mishra : la vision occidentale étriquée et narcissique qui domine depuis des décennies la vie intellectuelle est aujourd’hui moribonde. Un article à retrouver dans le hors-série Comment le monde a basculé.
Dans son ouvrage Radical Hope. Ethics in the Face of Cultural Devastation (2006)[“Espoir radical. Éthique face à la dévastation culturelle”, non traduit en français], Jonathan Lear revient sur le traumatisme intellectuel enduré par les Indiens Crow. Contraints de renoncer, au milieu du XIXe siècle, à leur existence nomade, ils ont non seulement perdu leurs habitudes ancestrales, mais ils se sont également retrouvés sans “les repères conceptuels” nécessaires pour comprendre leur passé et leur présent. “Le problème pour un Indien Crow, écrit Lear, n’était pas seulement que son mode de vie avait pris fin. Il se disait plutôt :
Je n’ai plus aucun concept pour comprendre ce que je vis ou le monde qui m’entoure. Je n’ai pas la moindre idée de ce qui se passe.”
Depuis la fin de la guerre froide, et pendant près de trente ans, des politiques, des journalistes et des patrons d’entreprise au Royaume-Uni et aux États-Unis ont répété dans les médias que, grâce à leur vision du capitalisme, de la démocratie et de la technologie, le monde allait enfin vivre en paix. Les États-Unis étaient même apparemment entrés, avec l’élection de Barack Obama, dans une ère post-raciale, et les Américains étaient prêts, comme l’écrivait Obama dans Wired, un mois avant l’élection de Donald Trump, “à défricher de nouvelles frontières” et à “inspirer le reste du monde.”
Postulats obsolètes
Ce mythe des États-Unis conduisant le monde vers la Terre promise a toujours été peu plausible. Quatre années de Trump ont fini par mettre les choses au clair : entre 2001 et 2020, et avec des événements comme le 11 Septembre, l’intensification de la mondialisation, la montée en puissance de la Chine, l’échec de la guerre contre le terrorisme et la crise financière, le monde est entré dans une toute nouvelle période historique. Et de nombreuses idées et autant de postulats ayant dominé la vie intellectuelle pendant des décennies sont rapidement devenus obsolètes.
Aujourd’hui, ceux qui prétendaient qu’il n’y avait pas d’autre solution pratique que la démocratie libérale et le capitalisme à l’occidentale ne peuvent expliquer comment la Chine, dirigée par les communistes, est devenue un élément central des réseaux internationaux du commerce et de la finance ; comment l’Inde, censée être la plus grande démocratie du monde, avec une économie en pleine croissance, a fini par être dirigée par des suprémacistes hindous inspirés par les mouvements fascistes européens des années 1920 ; et comment les électeurs irrités par les dysfonctionnements de la démocratie et du capitalisme ont porté au pouvoir des démagogues d’extrême droite.
Cette intelligentsia choquée et traumatisée par le Brexit et Trump a également été déconcertée par les plus grandes manifestations aux États-Unis depuis le mouvement des droits civiques – des soulèvements de masse lancés par des jeunes et nourris par la diffusion rapide d’une relecture historique de l’esclavage et du capitalisme raciste qui ont fait la richesse et la puissance des États-Unis et de la Grande-Bretagne.
En tant que membres de ce que Lear appelle une “culture lettrée”, nous devrions être mieux armés que les Indiens Crow pour comprendre cette nouvelle réalité. Mais les bouleversements actuels ont cruellement révélé notre propre manque de ressources conceptuelles.
Grandeur passée
Pour faire oublier leur gestion calamiteuse de la pandémie, Trump et son équivalent au Royaume-Uni ont essayé de rejouer la carte des “guerres culturelles” et ressassé les histoires de la grandeur passée de l’Amérique et de Winston Churchill, tout en vilipendant la méchanceté des “marxistes culturels”. Mais il ne fallait pas attendre les lumières de la raison du côté de leurs détracteurs, partagés entre choc et désespoir face aux sorties de Trump et caressant l’espoir absurde que l’élection de Joe Biden restaurerait l’“ordre libéral”.
Que ce soit dans le Wall Street Journal, le Times de Londres, le Washington Post, le New York Times,The Economist ou le Financial Times, les lamentations et les exhortations des éditorialistes encore majoritairement blancs, masculins et d’une cinquantaine d’années rappelaient le verdict de James Baldwin qui assénait :
Le monde de l’homme blanc, que ce soit sur les plans intellectuel, moral et spirituel, sonne creux et exhale l’odeur d’une lenteagonie.”
Il est urgent de trouver une nouvelle façon de comprendre les forces en jeu. Mais il faudra pour cela poser des questions avec lucidité et rejeter les influences qui ont formé de nombreux intellectuels de plus de quarante ans.
“Génération merdique”
Tony Judt, né en 1948 et aujourd’hui disparu, a un jour évoqué la génération “assez merdique” à laquelle il appartenait, celle qui “avait grandi dans les années1960 en Europe de l’Ouest ou en Amérique, dans un monde sans choix difficiles à faire, ni sur le plan économique ni sur le plan politique”. Selon Judt, dans les années 1970 et 1980, un trop grand nombre de ses pairs intellectuels ont troqué leurs positions radicales contre “l’accumulation de biens matériels et le confort personnel”, lorsque le consensus d’après-guerre en faveur de l’État providence a fait place au néolibéralisme ; ils ont été particulièrement prompts à intérioriser la croyance populaire, après la chute du mur de Berlin, selon laquelle la démocratie et le capitalisme avaient “gagné”.
Une vision du monde similaire prévaut parmi une génération encore plus jeune que celle de Judt. Ses membres, qui ont vécu une époque encore plus favorable, à la fin de la guerre froide, occupent des postes de direction dans les journaux, les chaînes de télévision, les groupes de réflexion et les départements universitaires anglo-américains. Comme ils ont grandi pendant les années 1990 triomphalistes, ils partaient du principe que la démocratie et le capitalisme à l’américaine avaient prouvé leur supériorité.
“La question des classes, écrivait Francis Fukuyama en 1989 tout en déclarant la fin de l’histoire, a été “résolue avec succès” par l’Occident, “fondamentalement égalitaire” – et ce n’était qu’une question de temps avant que la Chine et la Russie, des pays “autoritaires”, ne s’efforcent de reproduire ces réussites occidentales, et que l’Inde, “démocratique”, ne devienne partie prenante de l’ordre international libéral.
Narcissisme intellectuel
Il est impératif aujourd’hui d’abandonner les rêves brisés de ces deux générations, mais aussi de renoncer au narcissisme intellectuel qu’ils impliquent. C’est la seule condition pour faire apparaître les changements structurels plus profonds d’un monde devenu soudainement inconnu – des changements qui découlent de la décolonisation, l’événement central du XXe siècle.
Il était évident, même pendant la guerre froide, que l’avenir serait modelé par des idées et des mouvements venus de régions éloignées géographiquement de l’Occident, avec leur vaste réservoir de populations, plutôt que par les penseurs de la guerre froide. L’arrivée au pouvoir du communisme en Chine en 1949 a toujours eu, il me semble, des conséquences plus importantes pour le monde entier que la révolution russe, et la déclaration de Mao Zedong lançant “Le peuple chinois s’est levé” après un siècle d’humiliation par les pays occidentaux a toujours été plus qu’une simple rhétorique patriotique et signait le début d’une quête frénétique qui a abouti à l’enrichissement et à la puissance actuelle de la Chine.
Aujourd’hui, on ne peut nier que les principaux développements au sein des pays anglo-saxons – la fin des syndicats, l’influence accrue des entreprises et la délocalisation des emplois, mais aussi le creusement des inégalités et la montée des suprémacistes blancs – ne peuvent être expliqués sans référence à la montée de la Chine, devenue atelier du monde et puissance mondiale nationaliste et agressive.
Perspective vraiment globale
En d’autres termes, pour comprendre le monde contemporain, il faut adopter une perspective vraiment globale, et non se contenter d’ajouter l’histoire de l’Inde “démocratique” et de la Chine “autoritaire” aux récits préexistants de la suprématie occidentale. Cela signifie qu’il faut renoncer à toutes ces idées préconçues sur lesquelles cette vision occidentale étriquée s’est longtemps fondée.
Il n’est pas facile de changer de refrain. Les représentations, les modes de pensée et de perception du monde mises en place pendant la guerre froide sont omniprésentes et tenaces. Les éditorialistes américains et britanniques ferraillaient alors contre une remise en cause de la démocratie et du capitalisme par les communistes et les sympathisants communistes du monde entier. Conséquence, entre autres, de cet affrontement idéologique intense, les anticommunistes ont surestimé le “monde libre” et ils y ont vu une amélioration matérielle, morale et intellectuelle plus répandue et durable que ne le montraient les faits historiques.
Et pour défendre le monde libre, le plus gros coup de force des penseurs occidentaux pendant la guerre froide a été de faire du libéralisme “non seulement la tradition intellectuelle dominante, mais même la seule”, écrivait avec aplomb Lionel Trilling en 1950. Par un étrange coup du destin, cette idéologie prônant la liberté et la propriété individuelle – et qui était dénoncée tant par la gauche que par la droite parce qu’elle nourrissait de manière insidieuse les inégalités et le mécontentement des peuples – a été promue au rang d’idéal moral. Comme l’écrivait Reinhold Niebuhr en 1944 :
Le libéralisme bourgeois était, dans l’ensemble, complètement inconscient du caractère corrupteur de la poursuite de ses intérêts et caressait l’idée d’être le seul horizon indépassable.”
Néanmoins, à mesure que la guerre froide s’intensifiait, le libéralisme a fini par bénéficier, presque par défaut, d’une image flatteuse, surtout lorsqu’il était mis en regard des réalités affreuses du communisme soviétique et chinois. Il a également acquis, comme l’ont montré des universitaires contemporains, un héritage intellectuel prestigieux, avec John Locke et Thomas Hobbes comme caution intellectuelle du passé. Les Lumières, fortement remises en question en Europe à partir de la fin du XIXe siècle, se sont vu attribuer les mérites de la destinée unique du monde libre.
Mythologie du monde libre vertueux
De nombreux jeunes aujourd’hui sont scandalisés et veulent savoir comment des policiers blancs peuvent encore assassiner des Noirs et pourquoi des milices armées peuvent s’en prendre à des manifestants antiracistes en toute impunité avec le consentement tacite d’un président américain en exercice. Les belles histoires que se raconte le monde libre, gardien du libéralisme et de la démocratie, héritier des Lumières et ennemi de l’autoritarisme, ne leur sont ici d’aucune utilité pour le comprendre.
Toute cette mythologie du monde libre vertueux héritée de la guerre froide a laissé dans l’ombre trop de faits gênants, par exemple le fait que Voltaire décrivait les Noirs comme des “animaux” dotés de “peu ou pas d’intelligence”, que Kant pensait que la peau foncée constituait une preuve évidente de stupidité et que les femmes n’étaient pas aptes à la vie publique, ou que John Stuart Mill pensait que les Indiens étaient des “barbares” inaptes à disposer d’eux-mêmes.
En outre, l’obsession nourrie à l’égard des crimes de Staline, Mao et Hitler a réussi à occulter ces siècles de violence et de spoliation qui ont fait de la Grande-Bretagne et des États-Unis des pays exceptionnellement puissants et riches. Comme l’a récemment écrit la philosophe féministe Lorna Finlayson :
L’histoire des nations libérales est une histoire de violences systémiques et de convoitise : du génocide des populations indiennes à l’esclavage, en passant par les ‘changements de régime’ et les ‘interventions humanitaires’ de l’époque contemporaine. Ce point est incontestable, même si l’on peut penser qu’il n’est pas pertinent –et même malpoli– d’en parler.”
Une chose est sûre, ceux qui ont inventé de toutes pièces des courants intellectuels (les anti-Lumières, l’irrationalisme romantique, l’islamo-fascisme) pour définir les ennemis de la démocratie libérale et de l’Occident des Lumières ne vont jamais vous en parler. Et ceux qui pourraient vous en parler – les victimes à long terme et les proches observateurs de cet Occident éclairé – ont été réduits au silence ou marginalisés.
Condescendance morale
Le libéralisme de la guerre froide, exploité jusqu’à la corde par les démagogues antilibéraux aujourd’hui, brillait par sa condescendance morale et la corruption engendrée par la promotion de ses intérêts. Mais l’internationalisme libéral se manifestait surtout par une ignorance et un mépris pour les autres points de vue du reste du monde. Même les auteurs qui concevaient soigneusement la respectabilité philosophique de la démocratie occidentale ignoraient en grande partie ce qui se passait et ce qui s’était passé en dehors du monde libre.
Prenons, par exemple, le cas d’Isaiah Berlin, philosophe et éditorialiste régulier pour le New York Times. Isaiah Berlin est devenu une sommité après la Seconde Guerre mondiale, au moment même où les mouvements anticolonialistes dans le reste du monde commençaient à remporter des victoires tant attendues et que les militants noirs aux États-Unis intensifiaient leur longue bataille pour les droits civiques.
Visions alternatives
Dans les années 1950, ces luttes souvent convergentes contre la domination blanche ont engendré un vaste corpus de penseurs politiques. Ces pays dénaturés par des empires occidentaux racistes avaient de toute évidence des idées bien différentes sur la manière d’atteindre leur idéal de liberté et de justice, et un large éventail de personnalités – de Jamal Al-Din Al-Afghani, José Martí, Rabindranath Tagore, Gandhi et Sun Yat-sen à W.E.B. Du Bois, Aimé Césaire et Frantz Fanon – offraient à la fois une critique sans concession des arrangements politiques et économiques de l’Occident mais aussi des visions alternatives de la coexistence des êtres humains sur une planète fragile.
De nombreux pays asiatiques et africains ont rapidement été en difficulté après s’être libérés de leurs dirigeants blancs, leur souveraineté ayant été stoppée net par la guerre froide et le néo-impéralisme économique. Cette expérience douloureuse – l’échec de la modernisation, les guerres civiles, les soulèvements ethnico-religieux, la démagogie et le despotisme – a engendré une implication intellectuelle encore plus profonde dans les éternels problèmes politiques et sociaux.
Remises en cause
Les travaux de l’économiste égyptien Samir Amin, du psychologue spécialisé en sociologie Ashis Nandy, du sociologue malaisien Syed Hussein Alatas, de la féministe marocaine Fatima Mernissi, de l’historien jamaïcain Orlando Patterson, de l’intellectuel chinois Wang Hui, du philosophe brésilien Roberto Unger, et de l’universitaire colombien Arturo Escobar sont des remises en cause exemplaires de la soi-disant exception occidentale. Mais ils n’ont pas vraiment eu voix au chapitre en Occident. Par conséquent, le postulat affirmant que les institutions politiques libérales du Royaume-Uni et des États-Unis peuvent être dissociées, et évaluées séparément, de pratiques aussi grossièrement illibérales que l’esclavage et l’impérialisme n’a guère été remis en question.
Quand Isaiah Berlin chante les louanges du libéralisme, il passe sous silence son histoire tourmentée et reconnaît à peine les autres traditions intellectuelles et politiques en dehors de l’Occident. Isaiah Berlin, qui théorisait avec succès les concepts de liberté en 1958, un an après la diffusion dans le monde entier des images choquantes de l’intégration forcée de neuf jeunes noirs au lycée de Little Rock, a même réussi à ignorer cette quête pour la liberté qui a changé le monde et qui a été lancée par les “pays plus foncés” pour reprendre l’expression de Du Bois. Isaiah Berlin était apparemment convaincu, comme John Stuart Mill avant lui, que seule la liberté de l’homme blanc comptait.
Pensée occidentale anhistorique
Dans une critique de l’œuvre d’Isaiah Berlin, l’anthropologue Ernest Gellner souligne le manque de contexte social, politique et historique de son œuvre. De même, John Rawls, auteur d’une Théorie de la justice (1971), une référence en matière de philosophie politique à la fin du XXe siècle, partait du principe que le but fondamental des institutions politiques occidentales était la promotion de la liberté et de la justice.
Bizarrement, cette pensée anhistorique émanant des élites occidentales est devenue la norme dans les universités et ailleurs, dans les années 1970, alors même que les États-Unis et la Grande-Bretagne entraient dans une période de déclin. Comme l’a souligné la politologue Katrina Forrester dans son dernier livre sur Rawls, In the Shadow of Justice. Postwar Liberalism and the Remaking of Political Philosophy (2019) [“Dans l’ombre de la justice. Libéralisme de l’après-guerre et relecture de la philosophie politique”, non traduit en français], quelques “philosophes politiques, des hommes pour la plupart, blancs et riches”, issus exclusivement d’Harvard, Princeton et Oxford, “ont essayé de diffuser largement leurs théories pour englober des communautés plus importantes, des pays, la communauté internationale et même toute la planète”.
Fantômes de la guerre froide
Une connaissance approfondie de leurs abstractions sans fondements historiques est devenue, comme l’écrit Forrester, “le prix à payer pour être admis dans les coteries de la philosophie politique”, ce qui s’est fait au détriment des auteurs féministes et anticolonialistes. Des pans entiers de cette histoire de conquête et de domination ainsi que son héritage politique ont par conséquent été effacés – et sont aujourd’hui exhumés, avec certes beaucoup de retard et de manière imparfaite, par des initiatives comme le Projet 1619 du New York Times [qui vise à réévaluer le poids et les conséquences de l’esclavage sur l’histoire des États-Unis : “L’esclavage est souvent considéré comme le péché originel de l’Amérique, il est bien plus que cela: c’est l’origine même du pays.”]
Une vision du monde déconnectée à la fois de la réalité historique et de l’actualité se rapproche de la propagande, et le verdict de Gellner sur Berlin – qu’il était le John Stuart Mill de la CIA – n’est sans doute pas que le fruit de querelles intestines universitaires. Comme l’écrit Forrester, “l’histoire de la philosophie politique libérale anglo-américaine” aujourd’hui ressemble à “celle d’un fantôme” qui continue de s’accrocher bien après que les conditions de sa survie ont disparu.
Visions d’hommes blancs et privilégiés
Comment alors exorciser les nombreux fantômes laissés par la guerre froide, et ses histoires de libéralisme, de démocratie et de monde libre ? Comment s’affranchir d’un milieu intellectuel moribond où les intérêts personnels et les visions subjectives des hommes blancs et privilégiés passent pour la “pensée mondiale” (la gauche, avec ses invocations sans fin et répétitives de Marx, Gramsci, Adorno, Benjamin et Arendt, n’échappe pas non plus au piège de l’ethnocentrisme) ?
Une tâche essentielle serait de s’attaquer au déséquilibre flagrant de la vie intellectuelle qui reproduit les asymétries socio-économiques. Une éditorialiste indienne, chinoise, ghanéenne ou égyptienne a bien moins de chances d’être reconnue comme une autorité en relations internationales, à moins qu’elle ait un minimum de bagage en matière de politique et de courants intellectuels européens et américains. Alors que la plupart des universitaires occidentaux – sans parler des journalistes – n’ont même pas survolé l’histoire et les écoles de pensées indiennes, chinoises, africaines et arabes.
Pourtant, se contenter d’ajouter quelques noms à consonance étrangère au programme des universités (des initiatives déjà énergiquement combattues par la droite conservatrice et réactionnaire) ne va pas faire avancer la pensée mondiale contemporaine.
Une tâche plus radicale et plus ardue est nécessaire pour éviter une perte de repères conceptuels identique à celle des Indiens Crow : la remise en cause d’une tradition intellectuelle qui déforme notre sens de la réalité, et le réapprentissage de l’histoire mondiale, en reconnaissant que les postulats fondamentaux sur l’infériorité des peuples non blancs ont entaché une grande partie de nos connaissances et de nos analyses. C’est peut-être une tâche énorme, mais c’est le seul moyen de changer de paradigme.
SOCIALTER.ORG. Nous sommes en 1981, deux ans seulement après l’accident nucléaire de Three Mile Island (Pennsylvanie). L’opposition au nucléaire bat son plein aux États-Unis. Miriam Simos, alias STARHAWK, 30 ans, prend part au blocus de Diablo Canyon, en Californie, où la Pacific Gas & Electric Company entend construire une centrale. La jeune femme organise des cercles –rythmés par des chants, danses, prises de parole et incantations– où se réunissent les manifestantes. Un rituel, néopaïen, dont Starhawk a déjà esquissé les bases dans un livre, The Spiral Dance. A Rebirth of the Ancient Religion of the Great Goddess (1979). Cette expérience de Diablo Canyon lui fait prendre toute la mesure du pouvoir-du-dedans et du potentiel de la pratique du travail spirituel.
Pour Starhawk (faucon étoilé en français), le système politique, économique et social, et cette civilisation patriarcale qui dévaste la planète sont marqués par la ‘mise à distance’ de nos émotions, de nos sensibilités – rupture du lien entre l’esprit et la chair, la nature et la culture, l’homme et la femme. “Dans ce monde vide, écrit-elle dans Rêver l’obscur, son opus le plus influent publié en 1982, nous ne croyons qu’à ce qui peut être mesuré, compté, acquis.” Ce système témoigne du pouvoir-sur, un pouvoir de domination, d’anéantissement auquel s’oppose donc le pouvoir-du-dedans qui réintègre l’humain dans la nature, le féminin dans le masculin, et réciproquement. Soit une “attention au monde, et à ce qui le compose, un monde vivant, dynamique, interdépendant et interactif, animé par des énergies en mouvement : un être vivant, une danse serpentine .”
Ce travail de soin passe selon Starhawk par une pratique spirituelle inspirée par la Wicca dianique : une résurgence des religions primitives, une sagesse ancienne marquée par son organisation non hiérarchique et la liberté de ses pratiques. L’idée, précisément, est de rompre avec les grands monothéismes dont la spiritualité –confisquée par le patriarcat– est dogmatique, descendante, antinaturaliste, faisant des femmes des pécheresses et mettant en scène un Dieu masculin, blanc et dominateur. “Il est clair, écrit Starhawk, que quand je dis Déesse […] je ne suis pas en train de proposer un nouveau système de croyance. J’entends opter pour une attitude : je propose d’appréhender le monde, les gens et les créatures qui l’habitent comme sens principal et but de la vie, de voir le monde, la terre et nos vies comme sacrés.“
La spiritualité est une ressource politique qui permet de se donner de la foi, de l’espérance, de resacraliser la nature. Le premier travail se fait par le verbe. Au sein d’un cercle, on nomme ses peurs. Rêver l’obscur, pour ne pas se laisser dévorer par lui. Refuser le désenchantement du monde, l’impuissance et le désespoir. La seconde étape de la magie des sorcières, termes qu’utilise et revendique Starhawk, est ensuite de ‘créer une vision‘, de nommer ce que l’on souhaite voir advenir. La magie est précisément cet art de changer les consciences à volonté. Le terme sorcière, lui, permet de s’identifier aux victimes de la misogynie et de la persécution religieuse, et de rendre aux femmes le droit d’être fortes et puissantes. Créer une vision doit ensuite donner le courage de changer le monde et de se diriger vers une société où les activités de création et de pouvoir seraient ouvertes à tous et toutes sans distinction de genre, où le travail serait utile socialement et non pas seulement source de profits.
Parler d’écoféminisme spiritualiste, comme on le fait souvent pour qualifier la pensée de Starhawk, serait néanmoins une expression trop restrictive tant elle défie toute catégorisation et ne manque jamais de tourner en dérision ses propres pratiques magiques. Sorcière néopaïenne, altermondialiste, psychothérapeute, formatrice en permaculture… son éclectisme et sa volonté de “fabriquer de l’espoir au bord du gouffre” ont fait d’elle une penseuse écoféministe et une militante très influente.
Pouvoir-du-dedans
Par opposition au pouvoir-sur (le pouvoir de domination et de destruction patriarcal qui a marqué la modernité), le pouvoir-du-dedans est entendu comme capacité d’agir. Qu’il soit nommé esprit ou immanence, il est une attention au monde, appartenance à un tout, interconnexion avec l’ensemble du vivant : la volonté de recréer une unité.
Cercle
Le cercle est le lieu où se pratique la magie des sorcières, où l’on nomme ses peurs et où se crée une vision. Il est un espace à la fois politique –dans la mesure où il s’agit de s’organiser collectivement, de manière horizontale, non hiérarchique– et métaphysique. Il est évidemment ici question de se reconnecter avec la temporalité cyclique de la nature, de rompre avec le temps linéaire imposé par la modernité occidentale. D’accepter sa mortalité, sa modeste place dans un grand processus circulaire.
Biographie
1951 – Miriam SIMOS, alias Starhawk, naît à Saint-Paul (Minnesota, États-Unis).
1979 – Parution de The Spiral Dance. Le livre devient rapidement un classique du néopaganisme et de l’écoféminisme.
1981 – Blocus du chantier de construction de la centrale nucléaire de Diablo Canyon, sur la côte californienne. Une opération organisée par le collectif Abalone Alliance, mouvement antinucléaire d’action directe, non violent, anarchiste et féministe.
1982 – Parution de Rêver l’obscur. Femmes, magie et politique. Starhawk politise sa pratique de la magie.
1999 – Elle prend part aux manifestations de Seattle contre la mondialisation, lors du sommet de l’OMC, et s’engagera dans les luttes altermondialistes. Ses écrits sont compilés dans Chroniques altermondialistes. Tisser la toile du soulèvement global. L’ouvrage dont ces chroniques sont tirées est paru en anglais sous le titre Webs of Power. Notes from the Global Uprising.”
La violence est partout, sous des formes infiniment diverses, mais la force de la poésie aussi, qui la renvoie dans les cordes. Notre espèce va peut-être disparaître ; nous nous préparons en tout cas un avenir difficile. Mais nous savons faire chanter les mots… comme un solo de saxophone ténor.
Les trois textes proposés ici ont été écrits en réaction à des agressions distinctes et lancent leur appel de détresse selon des modalités bien différentes, même s’il me semble que pour tous les trois il est possible de parler de poésie épique.
La Mère des batailles, de Michael HULSE (né à Stoke-on-Trent en 1955), a été écrit en réaction à la première guerre du Golfe en 1991, quand l’Irak de Saddam Hussein avait annexé le Koweït pour des raisons historiques et afin de se ménager un accès à la mer et s’était tout aussitôt fait déloger par une coalition de 35 pays menée par les États-Unis. Hulse condamne la violence militaire à travers l’ancien mythe d’Inanna/Ishtar dépouillée peu à peu d’attributs très contemporains jusqu’à se retrouver ‘nue et sans défense’. La rédaction de ce poème est datée du 11 février 1991, avant même la fin de la seconde phase de ce conflit. Il a été publié la même année avec une préface de l’archéologue Nancy Sandars et une postface de l’auteur.
Nouvelle Babel, de Leonard SCHWARTZ (poète juif né à New York en 1963), nous emporte en versets généreux avec une fougue, une respiration, une verve très whitmaniennes [1]. Schwartz y exprime sa colère, son indignation, sa compassion devant les représailles des États-Unis contre l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Comme Hulse, il s’est inspiré de coupures de journaux, ainsi d’un article de presse sur la destruction du village afghan de Madou dans la partie numérotée 2. La référence à Babel est ambivalente. S’il s’agit d’abord, selon la lecture traditionnelle du texte biblique, de l’orgueil des Tours jumelles, symbole d’une insolente hégémonie, la ‘nouvelle Babel’, c’est tout le contraire, c’est la jubilation de la langue et des langues, c’est le plaisir sensuel de l’acte transgressif, c’est, tout à fait explicitement dans la cinquième partie (numérotée 4 puisque la première porte le numéro 0), en écho à la réflexion d’Alexis Nouss sur le sens de Babel [2], l’affirmation d’un “devenir nouveau offert à l’homme” (en opposition à toute forme de contrôle totalitaire) et accomplissement d’une jouissance intérieure et partagée, loin du chaos du commerce inégal et des guerres impériales. Dès le deuxième verset, Babel se dédouble en ‘babil’, la langue qui se cherche dans la bouche de l’enfant, la parole quand elle est encore pur plaisir des sons.
Ark, de Kamau BRATHWAITE (1930-2020, poète, essayiste, historien, né et mort à la Barbade, ayant vécu à Cambridge, au Ghana, à la Jamaïque et à New-York), associe une élégie aux morts du 11 septembre 2001 (faisant également appel à des citations tirées de programmes d’informations) et la célébration de la vie dans le solo de saxophone ténor de Coleman Hawkins, body & soul. L’autre titre de ce poème est Hawk, comme le surnom donné au saxophoniste “Mighty Hawk” ; mais dans un contexte étatsunien, ce terme peut évoquer le contraire de ce que convoque Brathwaite, l’agressivité guerrière des Faucons, alors que ARK, l’arche, est associée à la réconciliation, à l’accueil, à l’inclusion. En contrepoint de l’envolée musicale, chute et effondrement sont omniprésents dès les premières pages, y compris dans l’écho de la comptine “London Bridge is Falling Down” (devenu Rollins Bridge). L’effondrement des tours jumelles est mis en regard de massacres perpétrés par l’armée étatsunienne (ainsi l’agent Ornage est l’agent Orange, le défoliant dont les conséquences sur la fertilité et la santé des nouveaux nés se font encore sentir aujourd’hui) ou par des consortiums industriels, comme la tragédie de Bhopal. L’emprise de la violence aveugle est soulignée également par de nombreuses références à des tueries racistes, des violences policières, des actes de négligences industrielles aux conséquences tragiques. Les dernières pages, hésitantes puis triomphales, nous ramène à la beauté pure, au solo de Colin Hawkins.
Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir.
Christine Pagnoulle, traductrice
[1] Voir Christine Pagnoulle, Babels du 21e siècle. Quelques notes sur la traduction française d’un poème de Leonard Schwartz, in Palimpsestes hors série 2006, 243-271 ;
Le dernier Body_Soul de Hawk
chez Ronnie Scott à Londres
11 septembre 1968 _ suite
Hawk
dans un linceul de miroirs. ondées. hanté par les Jumelles
. voix de câbles croulants. Tours terr
-assées longtemps avant son temps ici fulg. urant l’avenir
Rollins Bridge is fallin down
à londres . où il arrive
ce tournoy-
ant temps doré
arbres cédant leurs feuilles
tôt comme ceci . cette saison trottoir précoce automne crissant
esprits vol.ants blancs comme chute
de neige chute de chagrin
dans le froid
embrassant l’air tendre qui ne peut te
soutenir pas de chaude pirogue mon sonûgal
qui ne peut . qui ne peut te soutenir o mon amour mes pétales fra-
giles fanés flétris
pétales d’amour de toi ce temps doré à lon-
dres précoce automne du premier temps s’effeuil-
lant brû-
lant les
traîttoirs
et les marronniers. et tourner
le dernier coin s’engouffrer chez Ronnie Scott
les lumières baissées déjà même au bar
la salle bondée tendue serveurs silencieux
ce soir. là toutes ces années
un son jamais vu
jusqu’ici . monte sur scène aux applaudissements frémissants
sous le choc pour toutes les fois où nous tendons
nos oreilles à sa force fruitée, au tonnerre
le saut
souple du Missouri stomp en do dièse
au
blues country uptempo. la grâce
brune convaincante insoucieuse de Hawk qui approche
qui maintenant se dresse len. tement sous les spots de Londres
dégingandé et frêle . crinière clairsemée et grise
la musique qu’il commence à balancer si im-
perceptible juste un rêve sur
ses lèvres . les premières notes chu-
chotant quelque chose comme la mort
de toutes les certitudes connues .
nos usages . notre force
fonçant à tombeau ouvert les tombereaux
de notre avenir caram.
bolent et soudain dans cette intimité inaugurale
il semble ne pouvoir jouer les créatures de dieu petites et grandes
pourraient ne pas avoir la force de faire swinguer
son souffle dans cette embouchure courbe de plastique placide
la faire respirer
et sûr . et la faire frissonner vivace comme les tours
de sa métropole ouvrant nos oreilles pour nous clore les yeux aux sourires
et nous rassembler en un moment
magique que lui seul pourrait calmerde myrrhe et de sel d’anageda & de cannelle sur notre
chair
Et alors le souffle revient . lent . vacill-
ant d’abord
et puis il semble chambouler inconnue dangereuse
une lumière
bien loin à l’horizon . frais
vols clign/otants, une grande flotte traversant la fluide
nuit & l’air là-haut
une grande marée montant montant ostinato vers lui sur le
podium grand
maintenant . le saxo s’étirant argenté jusqu’à envelopper
l’or du cor . et c’est à nouveau Hawk
et nouveau . le doux cri soulevant les plumes de tous les sons
autour de lui . pli-
é et déployé comme le chœur presque chant
du coq nous atteint dans cet air distant de New
York par delà ce que nous appelons vieillesse . infirmité . la perte
de l’el dorado le para. box du para. dés . vie
dans ce petit jeu roulant de pirogue chauvirant au hasard.
Car ceci est quelque chose d’autre . autre autre
chose . loin loin au-delà de ce que jamais nous aurions conçu . anti-
cipé quand commence la muse
ique. croyons
que nous connaissons de la muse
doucement rageuse piège et image et collage . croyons
que nous partageons l’homme qui fait cette mus . ante musique
et que avec la folie faite hommes en cette saison
d’été indien et pastoral il n’y aurait pas déclin de pouvoirs .
nos hanti. cipations là en plein éveil et presque toutes ac-
complies . pas encore l’hésitation en suspens . cuivrée . coupable
les yeux liquides séduisent bercent scintillent la pause
avant que les clés ne commencent à tourner
le coin du globe . et ainsi malgré la chute
des pétales de prière – rien ne se fanerait – ne se flétrirait.
Mais ceci est quelque chose d’autre . autre autre
hose
autre autre chose au-delà du paradigme
loin loin au-delà de la limite
du para .
dés . que ce que nous faisons . faisons bien pourrait bien
durer longtemps longtemps après que le premier souffle dé-
faille . après la chute des dernières feuilles des dernières graines
à travers cet air de Londres la mince
et creuse image de Hawk
seul enclos dans la lumière
comblant lentement son ombre au pied du
micro. le premier pas
gauche, tout tout premier pas. première
attaque confiante de notes legba . écar-
tant le silence pour que l’homme se remette à marcher sur
la fraîche eau laconique . ploy-
ant les genoux pour saluer la sensation
du pouvoir qui revient
les pétales . accordages . les sombres roses de magnolias
les changements . riffs
flamboyants
ainsi le bassiste peut reprendre sa pose voûtée son sourire habi.
tuel . cuivre betcha betcha des cymbales et radar gloussant tzi ing aper. cevant où nous sommes
à avancer ensemble vers le Nil fertile
nous souvenant redevenant entiers & puissants
les paniers de bolgatanga débordants & oranges
généreuses & radeaux de canne à sucre . jus
frais sirop de tamarinier. à mi chemin de l’allée
le saxophone axe + axé mijotant la salle d’obscurité enfumée
avec une gaie. té que nous savons maintenant ravie à nos yeux par
trop d’inattention . lourdeur langueur lassitude morne
désespoir impuissant ravageur
le clapotis brisé de l’eau qui s’infiltre dans notre unique pirogue
. peut-être notre dernier bon temps à londres
mais un jour certain de l’avenir de new
york. sa majesté magique énigmatique fleuris-
sant la salle . la lueur de son
corps le seul mot que nous ayons pour ce qui est – cet éber-
luement autour de ces tours futures de son chef d’œuvre solo
se dressant à nouveau sonore vers la croix d’argent
d’un jet qui approche . disséquant dans le bleu
la pleine mosquée et présages blancs de la lune
juste des après-midis avant . haut au-dessus de Berkeley Square .
au-dessus de
Heroes Square . au dessus de Washington Square. Wall Street
Canal. Le cimetière des nègress. corps . corps . corps . corps
se déver-
sant de ce sombre stromboli de Man-
hattan dans de confuses catacombes de dis-
parition d’amour et grâce et douleur & brûlure persistante .
le cénote de cristal effondré . les
tôles styrées fendues éclatées spiralant du volcan
muet en cloche de fumée
leurs vitres . éparpillées en mélopées étranglées
vers la valence mascarade d’un sol lointain. le chant
brumeux montant des puits du carnage . quelque part . quelque
pesant don-
jon errant parfum lointain échec de l’ibis
cette nourriture & promesse d’un miracle . mais pas encore pas
encore. même si nous le savons en route tandis que nous comptons
les maux les morts les mutilés le grincement le coût écra.sant
les débris les petits les aveugles tombant de l’air carbone
& claquements lacérations des blessés
amassés . odeur de carnage
de chair tordue et imprimée sur les fers . chair
devenue sel . sel de-
venu brandon gruau carbonisé cendres cendres éclair de
larmes . les larmes au bout des doigts comme goudron
le noir collant brouillages brûlés bombardés
lacérés le diamant
les gens marchent sur leur cœur en bouillie & vivent ds la lune
et d’autres s’arrêtent écartelés à demi vivants attendent
montée d’une burka de poussière & monstre tout autour
de nous dans ces vagues rugissantes et ventre de rage qui chuchote maintenant
un al-quaida lové noyé devant nous et sous nous
bien-aimés descendus dans les arêtes de tonnerre démoniaque
descendus disparus dans la ruée as . pirée d’air
hurlant de lave et de cimetière mes petites filles chéries chéries
o hurlez héros . Hiroshima . au quelle dommage . quel Agent Ornage kora
soufflées avec leurs rubans . précipitées dans le caniveau
leurs douces huiles rouges
tachent le silence de parking et sifflement de minuit nucléaire
éveillant lentement les larges trottoirs blanchissant s’élargissant
toc toc à la porte des cieux
mon oncle du Coin des Bonnes Affaires chez Filene
n’ira plus jamais y acheter ni là ni nulle part si merveilleusement .
sa lèvre de titane cell.ulaire si affamée naguère de donner des
nouvelles ne se plaindra plus du 92e étage
on n’a pas trouvé son corps . on n’a pas trouvé son téléphone
quelque part dans le vaste fleuve béant des plénitudes de la
blessure de la ville . il est aveugle ligoté et béd.ouin échoué
on ne peut même pas partager le chuchotement sans voix sans
fil de son destin . pas savoir s’il a sauté ou brûlé
pas savoir s’il est encore là-haut s’il est tombé
Et ainsi ce matin veille de sans lumière ni choix
je ne puis nager
la pierre . je ne puis m’accrocher à l’eau . je me noie
j’avale abandonné . je tourne et dé-
vale dans la peur suffocante . une nuit si profonde qu’elle fait
tourner et pleurer la file d’araignées de l’avenir que l’on voit fil-
ant ici leur voix d’argent
de larmes . les bijoux de leurs yeux sans . paupières ni éclat
à travers les coups de cette éternité . je me débats, je brûle
et quand j’émerge léviathan des profondeurs .
noire luit ma peau
de phoque . de noirs galets é . dentés minent la rive
hantée par poussière et brome
montres bracelets sans marée
ni son
communion sans mains
brisées x-
plosions de frustrations . drones .
transsubstantiation de la sueur
de haine . les lèvres rubis absentes
sur le bord tremblant
du vin . je m’éveille au top
pour te dire que dans ces eaux sonores de mon pays
il n’y a ni racine ni espoir ni nuage ni rêve ni barque à voile
ni miracle tentateur . bonjour ne peut com
penser mauvaise nuit nos dents ricanent mordent
même l’acier en fusion
des rencontres vespérales d’anges sans défense
dans ce nouveau jardin fermier des délices de la terre
cet inconnu d’injustices vacillant
descendant brinqueballant la roue et cime-
tière du vent . les rues étroites comme des en faux
air clair pour un moment . claire
innocence où nous courons si si si si nombreux . la foule
qui coule
sur le pont de Brooklyn . si si nombreux . je ne pensais pas que la
mort en avait défait autant . se fond dans ce qui devient soupir
fanal lumineux de l’avenue vide à jamais
notre âme parfois déjà loin devant nos apparences
et notre vie se retourne
sel comme à Bhuj à Grenade . Guernica . Amritsar . Tadjikistan
les cités hagardes frappées par le soufre des plaines
de l’Etna . Pelée . Naples et Krakatoa
les jeunes mères enfants veuves à la vitre prostituées
revoient le passé comme en Bosnie . au Soudan . à Tchernobyl
Oaxaca terremoto incomprehende . al’fata el Janin . à Bhopal
bébés tètent le lait toxique . nos langues empâtées alourdies
s’habituent à quel est le mot qu’il n’y a pas en français au-delà de Schadenfreude pas pas du tout
comme fadododona ou duende ce moment sur un pic à Darien
Balboa ü Mai Lai
Ainsi donc quel est le mot
pour cette haute poutre de suicide . la colombe de la corde
étouffant la gorge qui roucoule doucement des prêtres de la réussite
le choc
de votre mort dans la fission du bourbier
de la dette. gâchis . vif-argent virant à sable
mouvant et déversoir . boyaux mous de sida de Mon Frère . les
jeunes saturés du goût de la mort dans le chaudron d’eau bosselé
quel prophète ma langue
avec la perte tsunami de Ma Mère le Nom, l’é-
chec de l’espoir d’angéliques tombées. les alphabets s’entassent
à l’envers dans ma bouche
de mélasses . bandalou . babel. et l’écrou-
lement du plâtre sur ces voix ces partitions
dub rap hip-hop scouse . la chaîne
qui barre les marchés de Marrakech
mijotant de vieilles blessures de verbes disparus qui peuvent guérir
. de baptêmes disparus qui hurleront
ton nom du sommet du désastre. adjectifs déjà en-
volés en tintamarre . flânant dans la honte . le silence de pourriture
des non-cieux torrides . les horribles fours de kapo de la bête
sur l’aire à rat de ta syphilis. pied
plat de la peur . l’animal inconnu avide
qui est ta sœur sybille à la porte
du paradis les quatre
petites filles xplosées de Bir-
mingham cette ku-
klux chrétienne nuit de tabernacle à Sodome & Herero Alabama
flim
& terreur volant au vent Nyamata Rwanda . les pauvres de bom-
fin gouges de pierre et failles de nos pa-
lais décorés . la veuve aux roses à la vitre à . jamais cher-
chant dans la frus.tration sur le siège arrière criblé
de balles de sa limousine son héros héros de présidentiel époux et
son cer-
veau éclaté en confetti à Dallas . le champignon fuligineux de la
Mort Noire de Dieu à Nagasaki . les exploits de Pol Pot
la Grande Pyramide de Crânes du Roi Léopold au cœur du Congo
belge
comme Judas venu au Chriss . comme le léopard venu à l’agneau
juste sur ce sombre sol in.égal de catastrophe où bientôt
les visages sauriens dévastés des morts nous dévisageront
de leurs orbites cliquetants . le tendre langage irie
de leurs prières
douces lames d’yeux chandelles en psaumes de douleur et innocence irie
de photos de ruines et jeunes cœurs clignotants d’ours
en peluche d’enfance contre l’encens des grilles noires
et luisantes des parcs . tous leurs oiseaux
partis esprits de feuilles de cérémonies de verte végétation partis
Rita Lasar Joseph O’Reilly Masuda wa.Sultan . ses neuf enfants partis Fitzroy St Rose l’Echelle de 16 mètres tant de mil tant de milliers
partis il semble que presque tous ceux montés travailler là ils sont partis
comme le jour où tu m’as fait avaler le bout de ma langue
dans les villages. en suivant les traces
de pas de moi-même moi-même . la détresse
de mes propres fleuves de cette chair qui le ressent le sait Seigneur ! ma propre cendre mon propre alpha . mes propres limites de cri
comment tu m’as fait chanter ces étranges meschants dans un étrange pays
si loin de musique sexe et saxo
& rien rien rien de neuf
tout naufrage
tout épave . et
tombant du bleu vers des champs sonores
Iran Irak Colombus Ayiti Colombo Beyrouth Manhattan Afghanistan et toi
<
J’étais sur les marches du City Hall – dans toute cette poussière
et je savais que Terry [son mari, le capitaine de l’Equipe] devait être
. . . à un des étages, aussi haut qu’il pouvait atteindre . . . dans ce bâtiment . . .
car c’est ce que fait sa brigade . . . et quand j’ai vu tomber le bâtiment
j’ai su qu’il n’avait aucune chance
. . .
parfois je me tracasse à me demander s’il avait peur . . . mais . . . comme je le connais
je pense qu’il était concentré sur ce qu’il avait à faire . . . parfois ça me met en colère
[ici elle a un petit rire de chagrin]
. . . mais je ne crois pas qu’il . . .
je pense qu’à l’arrière de sa tête . . . il se demandait plus où
j’étais ? si j’étais assez loin . . . de ce qui se passait ?
Mais je ne pense pas qu’il envisageait . . . qu’il ne rentrerait pas à la maison
et parfois ça me met en colère . . . presque comme s’il ne me choisissait pas . . . ?
Mais je ne peux pas lui en vouloir . . . il faisait son travail…il était comme cela
et c’est pour cela que je l’aimais tant
. . .
. . . donc je ne peux pas le lui reprocher . . .
. . .
son ami Jim m’a dit qu’il a vu entrer Terry et Terry lui a dit
peut-être qu’on ne se reverra pas
et l’a embrassé sur la joue . . . et il est monté . . . en courant
[dans la tourmente de flammes de marches hautes étroites brûlantes sans retour de la Tour Nord]
. . . quand le bâtiment est tombé . . .
. . . j’ai juste senti une déconnection totale dans mon cœur . . .
c’était juste comme si tout m’était juste arraché de la poitrine
. . .
je pensais que Terry était juste
. . . i n c i n é r é . . .
je grattais la poussière . . . du sol . . . en pensant qu’il était
dans la poussière
Bethe Petrone lors de l’hommage aux héros du 11 septembre
(HBO/Tv Memorial Tribute, le 26 May 2002)
pour elle-même si belle
et pour toutes les femmes du monde de ce poème – je voudrais avoir leurs
mots – à New-York, au Rwanda, à Kingston, en Irak, en Afghanistan Quand son mari est mort le 11 sept. il ne savait même pas qu’elle était enceinte
J’ai perdu mon mari . . . mais je pense qu’il a fait . . . de son mieux
. . . parce que je crois vraiment que quand Terry est arrivé au Ciel . . .
il avait tant de points en sa faveur qu’il a plaidé pour cet enfant parce qu’il savait
que ce serait la seule chose qui me sauverait
. . .
. . . Et . . . je pense que de ce point de vue . . .
. . . j’ai eu . . . [. . . ] . . . je vais vivre . . . j’ai encore quelque chose de Terry . . .
. . . que je vais voir en mai . . .
Et tant de gens de la Pomme n’ont pas cela
alors je me dis que d’une façon . . . j’ai eu de la chance . . . mais sinon [ici elle essaye de sourire]
. . . c’est clair . . . je n’en ai pas eu [et d’un geste elle fait excusez-moi]
>
Ainsi même en ce moment
rappelons-nous les pauvres et les déshérités qui ont froid et faim. les damnés de la terre
les malades de corps et d’esprit . ceux qui porteront le sol en flammes la fracture du deuil sur leur visage les estropiés les solitaires les anonymes sans amour à donner ou recevoir
les vieillards déglingués au nom de Dieu . les petits enfants
accordéon sans trace qui glanent dans les rues sans moisson de
Rio Mysore Srebrenica nul qui ne connaît ni ne connaîtra la pure
tendresse vivante aimante du Seigneur sur un autre rivage
Et la mélodie presque évanouie maintenant du solo
juste son doux frémissant écheveau d’archipels
juste walter johnson et les boys le soutenant dans ce
cercle et mariage de lumière
dans l’harmonie de tes accords . les pétales repliés de métal cuivré se
déploient sur le ténor tintant qui tombe en lentes spirales
de ton chant
& tombent ici tels des plumes de moineaux mélancolies o mon amour mais dressés encore dressés là d’où tu as été précipité
en bas des murs de pourpre & d’orgueil & firmament
les riches demeures-prisons où pixie et yeux multiples
dégringolent dans le grondement
de la marée d’épines et de rochers . et de détritus . trônes
trônes renversés d’une Babylone où tu de-
meures . souillé . ce furent tant d’après-midi de lynchage
étrange fruit gravé de solitaires crucifixion où sont systéma-
tiquement cassés mains et os catatoniques tant
de cordes de guitare cassées . un tel dégât essentiel
dans des salles de bain aux carreaux blancs des palais de la police – le sentimental balai de gomorrhe
dépasse . o Hawk louima lové. ton angoisse haïtienne brisée
°
avec ton frêle solo rageur
brûlant dans la lumière changeante de cette salle si bleue
si indigo
°
les plumes tom.bent vo.lent tom.bent é.chouent tom.
bent dans ce nouveau
monument new yorkais de froid mortel & aberfan
où tant de gloire est un coup
de dés . soleil
vert si vif que les ombres quand on marche dessus
sont épines rouges & brû.lantes & muharram
. tant tant d’enfants abikù & nés
avec la mort et leurs histoires en lambeaux perdues et non-dites
°
Ces enfants font
fils et mères
cte bande avec toi
du monde trucidé
mais leurs godasses
sans tête sans appui
baillent et rient . vi-
sans abri les enfants de femmes
dant sang
du IIImonde aban-
dans le sol
donnés aux marches d’un hôpital
brûlant
sur des trottoirs défoncés
pleine loi pleine rancoeur
ô reviens Black Hawk
sur des sites
reviens reviens
déconstruits sans lumière
dans des brèches
monte
au pignon des palais
le son noir plus fort
dans les feuilles de bananier
qu’il laboure encore
bien en vue . la cabine
des champs de patientes terrasses
de service de nos
longs rugissements solitaires
voitures de chemin
de maïs pour Ginsberg Whit-
de fer . dans des touffes
man pour Hart
de roseaux sans
Crane pour Louis Ornette tou-
joie . dans l’osier
jours pour Rollins et pour
bien tressé
Trane . pour vent pour
le corbillard de métal
pièges pour tours tun-
dans le cheval de Troie
nels sous blessures & sous terre
mental . trois cent
et sous fleuve . esca-
cinquante hommes du feu
liers se déver-
eux
sant sans fin
mêmes de-
dans le vide
venus feu . les machines
sans issue sans sur-
de braise ardente de
prenante échappée sans
leurs yeux hurlant
grâce salvatrice
encore ishak me-
pour tous les
shak et abednegro
Αinsi vivons-nous maintenant
à l’intérieur de cet après-midi
crépusculaire . bonne
journée je répète
ne peut compenser mauvaise
nuit . nos dents ricanent
mordent
même des anges
impuissants dans ce
nouveau jardin
de poussière des
délices de la terre
les papiers dispersés
du plus haut monu-
ment du commerce
mondial . ces lettres
au soleil
des esprits
bric à brac blanc
des morts
des tours
oiseau pierre chair passera sera pajarita et de ce qui est encore à
dé-
faire dé-
faire
maintenant vo-
lant tristement par-
fois dou-
cement par-
fois chose
vertigineuse dans le tranchant soudain
de colombes
chauves dans la
lumière du ciel
comme des désastres
d’étoiles clignotantes
dans la vie
du bleu
°
tout comme toi
qui viens qui viens chaud konnu
comme à la fin de cette longue tension et palim
de ton chant
Et comme j’entre
dans le club
Rollins Scott
où tu as joué
ton destin
où tu te
dresses presque
dépouil-
lé de ton roy-
aume tré-
buchant d’abord dans de faux
arpèges de fausset
mais passant du bémol
au plein vol
du corps
du son
non plus tout seul
en quelque fiat
de pouvoir
perso
jouant
ta muse jusque au-
delà de la butte
du mo-
ment et mou-
vement du chant
dans la mé-
moire esprit
ailé de
la flûte
dans tes os
car aussi long-
temps qu’il y aura
ce tendre para-
chute
du blues
dans le(s) doux
saxophone(s)
de ton chant
il y aura
chant
il y aura
chanson
mais même si je dis toutes ces choses
écris ainsi de toi
revis et ressens et relève toutes ces choses
comme je dis
si proche de soi de moi-même que même ce
froid ou la chaleur de ces habits de douleur
et même si je vais écrire ceci en feu. par le feu. à travers la poussière du
désert de pas. dans le vortex de l’arche du tourbillon titanic
où ma manman se rappelle même pas mon nom
et je ne sais pas pourquoi ce riddim advient advient advient advient
ce que veut dire ce poème ce qu’il signifie une fois fait
quand viendra son temps d’oracle cercle et appel et je devrai affronter
la musique
devant toi et le lire tout haut tout seul
quand le sang dans la voix portée à tes oreilles
s’épandra en autant d’échardes autant de larmes si vainement répandues en mutilations si vainement partagées . constellations trop cruellement déplacées trop de minuits accordés au désastre
beauté cultivée en vases et sculptures . charismes électriques . céra-
miques écroulées . pouvoir pantocratique haletant sous la frise
et la vigne tombée enroulée autour du pilier de l’Empire Romain d’Occident
. où que je me tourne . j’entends le tonnerre .
si j’essaye de dormir . éclaboussures de fusillade et pillage . brises sul.furieuses
même si je vais en touche aux arbres noirs sycorax je sens qu’ils retiennent
le fruit qu’ils offrent encore offrant du sel avec les cendres sombre crispation du pétrole leurs fleurs de cerisier
portant les uniformes oranges de la souffrance entrevue
le long des barricades de brocart d’abugraib guantanamo thermopyles
wounded knee
la voix laborieuse à la radio demandant où sont les tulipes qui ouvriront la porte aux colombes tue tue tue tue
tortue tortuga torture pornographique
images d’Irak Afghanistan Cortez Conquistador
chevaliers d’armoiries en armure bulldozer sans amour revêtues de buffle
6000 milles de disparus . Chili . Incas . Tupac Amaru
les 6000 milles de la Grande Muraille de Berlin de Belleville-Barbade
de Chine
de Gaza Palestine aveugle dépossédée . contraintes immumuriales de la vie par delà la loi
où est la vérité l’honneur la beauté la perte brûlée au matin où est l’ . où est l’ . où est l’amour paisible comme à Koshkonong sur le lac de Black Hawk attendant le chant
de Lorine Niedeker vue par Cynthia Wilson
Hawk
dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
fleurs tombant
longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive
ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york
frais le frais le clair les tours qui tombent
o laisse-moi
ma bien-aimée
aXe
aXe
àXé
°
devant ces mondes de fer de griffes tombant
je te perds
toi
à travers grilles brisées affaissées de tombes d’eau
je te perds
toi
ces mots pour des guerres souveraines
je te perds je te perds
toi
– même dans la tour en
feu de ce saxophone
o laisse-moi t’aimer t’aimer t’aimer o
redevenir grand & beau
que les mers se dérident & que la terre soit grain
les arbres patients ancêtres & que nos prières apportent la pluie
les histoires de tous ces autres peuples aussi cruels & aussi braves.
Ainsi si nous nous tenons par la main . chair
de chair déchirée sur os vivant . sous
la chair . le sang comme un gant roucoulant de frères et de sœurs
Ainsi si nous nous tenons par la main . accrochant
tout ce que nous sommes à tout ce que nous voudrions devenir
ton cœur & mon cœur
& mon cœur & ton cœur
& l’innocence de l’oiselet à jamais à jamais
enflammant le trébuchement de là où nous allons
réunissant la courbure de la vague de l’univers
cette chaîne d’esprits à l’exigence du bleu
cette clameur montante qui n’est que toi
associé par nos ouragans & rage de cœur
ce cercle auréole de miracle
où nous accédons
étraves
étoiles
lointains
voyages
silice tombe
comme tonnerre
dans vallées
sans forêts
angoisses de cataractes fluviales
fallujahs & leurs consolations
inondées d’argent
ombres de calices sans épi-
neux ni buissons
ombres projetées dans la mosquée
déchirée de Tombouctou
le vieux baobab impavide du Niger
presque muet à présent
les lamelles de clair de lune à Sind
feuilles douces du Rwanda les douces
rues de pluie balayant Londres
les hauts fantômes de verre
une fois de plus in memoriam manhattan des casuarines
cette cité finit O filles où commença son histoire son histoire commence
… ces eaux …
Ainsi
si je te tiens la main
tissu . doux . espoir . tenu le mal à l’écart en attente
& tu me tiens
la main
repos . repos . rose . proche de la fin du jour
& tu lui tiens
la main à elle
je ne veux pas y penser . si proche du jeu
des dunes
de mon cœur dans ta main
& ta main
dans sa main à lui
Danse Mona Lisa Danse
(si tu le veux)
& sa main à lui
est sa main à elle
et sa main exactement ton mal dans son calice . acceptant ta souffrance pluie drue implacablement pénitente
au nom du Seigneur des eaux calmes
dans les sombres feuilles les palmes de tes mains où l’arbre de nos mains est pour tous
ô tendre vent de baume des champs
de canne au loin
vivace + vert + radiance
Que la paixsoit . sur le pays
Que la paixsoit . sur le pays
Hawk
dans un linceul de miroirs
hanté par ondées
chute de feuilles
longtemps avant son temps ici avenir
fulgurant
où il arrive
ce temps doré
précoce comme celui-ci
cet automne précoce de new york
arbres cédant leurs feuilles
si bien qu’enfin nous les rassemblons dans leurs messages
chuchotés leurs douces sorcelleries secrètes de salut
ne les perds plus jamais
ma bien-aimée
dans cette moiteur dans cette dureté dans cette douleur
dans ces chagrins
frais le frais le clair la chute des tours
o laisse-moi
ma bien aimée
dans ces braises manhattan de nos années
dans ce souvenir de nos peurs en averses impuissantes
si différent maintenant ce nouveau septembre de ces années
certaines vers la fin . certaines vers le début de leur longue gayelle
o yerri yerri yerri yarrow o silence hâvre salut
ainsi laisse-moi
ma bien-aimée
t’aimer t’aimer t’aimer t’aimer
vivace + vert + doré
body
body & soul
Traduction : Christine Pagnoulle et Annette Gérard
Lire ce poème de Michael HULSE m’a profondément émue : il démontre, me semble-t-il, combien il est légitime de nous intéresser à l’antiquité, non tant pour ce qu’elle a d’insolite que pour ce qu’elle exprime de vérité persistante à travers les siècles. Le poème actuel et le mythe d’hier habitent le même désert ; les dangers qui jadis menaçaient Nippur, Uruk et Babylone pèsent aujourd’hui sur le Koweït et l’Iraq. Les cités antiques ont été maintes fois détruites par la décision d’un dieu, d’un tyran ambitieux ou d’un jeune officier en campagne.
La Mère des Batailles s’appelait jadis la déesse Ishtar. Changeante en amour et terrible dans la guerre, elle était redoutée et adorée par les envahisseurs arabes (sémites) au 3e millénaire avant notre ère. Elle emprunta son statut et certains de ses attributs à une déesse plus ancienne appelée Inanna.
Inanna, patronne des greniers et des bercails, de la pluie et de la tempête, appartenait, elle, aux Sumériens, un peuple non-sémitique de Mésopotamie dont les origines nous restent obscures. Au début, les dieux étaient essentiellement domestiques, s’occupant des troupeaux et des cultures de dattes, comme le berger Dumuzi, l’époux d’Inanna. Ils étaient le pouvoir et la présence des grandes forces naturelles : le vent, l’ouragan, les eaux créatrices de vie.
Alors comme aujourd’hui les dangers étaient nombreux : les inondations des deux grands fleuves, le Tigre et l’Euphrate, la famine, les épidémies, et… la guerre. Non seulement la guerre entre cités, mais aussi les invasions venant des montagnes de l’est et du désert à l’ouest et au sud, là où se trouvent maintenant l’Iran et l’Arabie Saoudite.
Un des mythes sumériens raconte le voyage de la déesse Inanna au Pays-dont-on-ne-Revient-Pas. Ce récit, écrit en sumérien, fut traduit en akkadien, la langue sémitique des envahisseurs, avec leur déesse Ishtar comme héroïne. Le poème de Hulse recrée le mythe, même si, comme il l’admet, son héroïne tient davantage d’Ishtar, la déesse de l’amour et de la guerre, que d’Inanna, figure à la “diversité infinie”. Il s’agit d’un des grands archétypes mythiques qui traversent l’histoire. La descente aux enfers, où la déesse est dépouillée en sept étapes, est fidèlement reproduite dans le poème : comme il l’indique dans sa postface, “la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante”.
Le récit ne dit jamais pourquoi la déesse entreprend ce voyage, mais elle sait ce qu’elle veut. Non contente de dominer la terre et le ciel qui sont son domaine propre, elle veut régner sur l’enfer, le domaine de sa sœur, la sinistre Ereshkigal, maîtresse de la Grande Terre. Tout d’abord elle s’équipe de toutes les armes du pouvoir : sa couronne, ses sandales, ses bijoux de lapis lazuli, son bâton d’arpenteur, son mascara, et sa robe de reine. A chaque gardien qu’elle rencontre, elle est rituellement dépouillée d’un de ces attributs, de sorte qu’elle se présente nue et sans défense devant le trône d’Ereshkigal. Avec les juges du Monde d’En-Bas, celle-ci la condamne à mort, à moins qu’elle ne trouve quelqu’un pour prendre sa place.
On a découvert les tablettes sur lesquelles ce récit est gravé au début du XXe siècle. La plupart proviennent de Nippur sur l’Euphrate. C’est entre autres le professeur S.N. Kramer, de l’université de Pennsylvanie, qui est parvenu à les déchiffrer et à les traduire.
Nancy Sandars (traduction Christine Pagnoulle)
1. Bombardement
I
Dame du cyprès et du cèdre
Dame du pays entre les fleuves
Dame du silence des pierres
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
tu ressembles à Madonna à Marilyn
Monroe à Greta Garbo à Jean
Harlow il dit tes seins
sont comme des grappes de dattes comme
des grappes de raisins sur la vigne
comme des grappes de bombes qui s’écrasent
la voix du B52 se fait entendre dans le pays
II
Dame du pays entre les fleuves
Dame d’Uruk et de Babylone
des souks des allées des ruelles
recoins secrets des escaliers fentes
dans le rocher refuges souterrains
silence poussiéreux dans l’oliveraie
silence poussiéreux dans le vignoble il
trimait toute la matinée toute
l’après-midi le soir il dit
c’est comme pour baiser faut
viser juste mon pays c’est
pour toi et alors tes bombes elles l’aplatiront
III
Dame des armées et des amours
Dame des eaux et de la terre
Dame des stratoforteresses
qui se déchargent sur Nasiriyeh il
savait tous les recoins secrets savait la fente
le poster détachable la résolution de l’ONU
il dit que c’était ajusté comme un noyau
dans une pêche il dit que ta chatte fallait
qu’elle soit le magot le plus juteux
où il avait jamais misé sa paie
faut qu’on l’entube ce trou du cul
allez sur le ventre Madame
hé Saddam le 52e
s’amène s’amène
sodome sodome
IV
Dame de la mauve et de l’anis en broussaille
Dame des silences poussiéreux
de l’oliveraie du fleuve du vignoble
il planqua ta culotte odorante dans son casque
le parfum de tes faveurs lui donnait du cœur
tuer devint plaisir, Noble Dame
toute la matinée toute l’après-midi oh
Dame du jardin et le
soir il dit je voudrais être mort
je voudrais être avec ceux
qui gisent dans un étui en plastique à tirette
et glissent dans un sommeil dont ils ne s’éveilleront pas
2. La Danse du Masque à Gaz
I
Garcia m’a dit qu’il a sur lui des cartes
cartes noires cartes de mort
as de pique j’ai dit
pourquoi cinq et pas cinquante
Garcia a dit que d’après ses comptes
il y avait toutes les chances qu’il soit
en sixième position pour la faucheuse
il enrage qu’on lui laisse pas porter
son foulard Rambo il a laissé son sperme
congelé à San Diego
ainsi donc
je suis assise au soleil
à nettoyer mon M-16 et
je me sens immortelle
je chantonne l’air du
baladeur merveilleux
conseiller et je suis
loin de la scène au
Koweït je suis dans une autre
vie et je suis sous la table
avec Salvador et j’embrasse
sa chair comestible doux Jésus
fais que je survive que je
rentre vivante que l’on me
jette encore hors du Bistro
Tocqueville chez nous à Drayton
oh je
veux connaître la chair
le corps et le sang
je veux mon propre messie et
son nom ne sera pas
Norman Schwarzkopf
là plus loin
ce mec c’est Brinkofski
avec ses lunettes noires de mafioso
il traîne son M-60
et son hélicon l’air
super cool je l’adore
vous pas ?
II
Je n’arrête pas de me dire
que je suis immortelle immortelle
je ne puis oublier
le berger que j’ai vu dans
la tempête de sable l’autre matin
pour la protéger il enfouissait
une chèvre dans les plis
de sa cape stoïque
notre jeep rentrait au camp
et il y avait Garcia
et Eddie Dumuzi
qui dansaient la Danse du Masque à Gaz
se contorsionnant comme si
leurs tendons étaient coupés mais
que la vie les agitait encore de spasmes
ainsi donc
proclamez-moi immortelle au soleil
la déesse du M-16
il faut bien nettoyer son arme
et je continue à chanter tout haut
méprisée et rejetée
Garcia Dumuzi
je vous adore
Dumuzi
rassemble les statistiques
il m’a dit que les soucis
éveillent Schwarzkopf
15 à 20 fois par nuit
j’ai dit dis-moi Eddie tu veux
dire qu’il lui arrive de dormir
III
Proclamez-moi immortelle
mon corps est étanche
je me sens bien dans mon body
bottes tenue de campagne
avec ma ceinture et mon couteau
mon M-16 mon baladeur
je suis vivante
et je vais descendre
à l’abîme
au palais
de lapis lazuli
3. La descente
I
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la première porte
il lui prit les écouteurs des oreilles
détacha le baladeur de sa ceinture
pourquoi m’as-tu pris le baladeur
une femme a besoin de sa musique il lui faut
les rythmes du corps il lui faut les
rythmes de l’esprit
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
II
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la deuxième porte
il lui prit le M-16 des mains
enleva le chargeur
pourquoi m’as-tu pris mon M-16
on ne t’a rien appris une
femme a besoin de son arme veut sentir
qu’elle peut se défendre
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
III
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la troisième porte
il prit le couteau qui dormait à son côté
défit la boucle de la ceinture à sa taille
pourquoi as-tu pris mon couteau et ma ceinture
on ne t’a jamais dit qu’une femme
doit défier et subvertir le
code du mâle
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
IV
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la quatrième porte
il prit les lourdes godasses d’ordonnance
lacées haut au-dessus de la cheville
pourquoi m’as-tu pris mes godasses
les hommes sont tous les mêmes ils veulent
vous empêcher de marcher pour pouvoir dire
que vous avez de jolis pieds
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
V
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la cinquième porte
il prit la tenue de campagne
ce camouflage de sa chair
pourquoi as-tu pris ma tenue de campagne
les hommes sont tous les mêmes ce qu’ils veulent
c’est vous voir en déshabillé et puis
mieux encore déshabillées
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
VI
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la sixième porte
il prit le body italien
dépouilla son corps de sa seconde peau
pourquoi m’as-tu pris mon body
tu sauras que je porte de la dentelle noire
pour me faire plaisir à moi seule
j’espère que cela te suffit
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
VII
Elle descendit au palais de lapis lazuli
l’abîme le monde d’en-bas la grande fosse
à la septième porte
il prit le cordon entre ses cuisses
tira le tampon qui stoppait le sang
pourquoi as-tu pris mon immaculée
ceci est mon corps ceci est mon sang
je suis nue et sans défense ceci
est une femme
silence Inanna
telle est la loi du monde d’en-bas
il faut obéir à la loi
4. Rédemption
I
Ils ont dit que j’avais gazé les Kurdes
les juifs les gitans les homosexuels les soldats
d’Abyssinie et d’Ypres
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que j’avais déversé du napalm sur le Vietnam
bombardé Dresde et Hiroshima
et tué des innocents au pont de Nasir
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que j’étais au Palais d’Hiver
à Amritsar à Lidice que je massacrais
les Incas les noirs les aborigènes
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
Ils ont dit que je dirigeais Auschwitz et le Goulag
que j’étais la ciguë bue par Socrate
le vinaigre tendu au Christ
j’ai dit que j’étais nue et sans défense
II
Dans l’abîme mes juges m’ont jetée à terre
accusée insultée appelée
Dame des F-16 et des MIG
des Patriots et des Scuds ils m’ont craché
au visage barbouillé les seins de merde
ils ont porté un rasoir à mes lèvres
ils ont dit que je leur ferais la même chose
et puis ils ont dit que j’étais libre de m’en aller
à une condition
que j’envoie
prendre ma place dans l’abîme
celui qui était mon cyprès et mon cèdre
mon lis et mon épine mon amour et ma guerre
III
J’ai pensé à Saddam
ses bras de seize mètres
coulés à Basingstoke
par Tallix Morris Singer
en métal recyclé
des fusils d’Irakiens morts
dressés brandissant
l’épée de Qadisiyya
autour des ruines le sable
à l’infini étendue plate
et solitaire
j’ai
pensé à Norman la Tempête
fou d’opéra et
de ballet magicien
amateur jonglant avec
l’allemand et le français et
humainement préoccupé
des pertes en hommes
à sa femme chez nous à Tampa
Floride soucieuse
de savoir si Norman
se nourrit correctement
j’ai pensé
à Garcia à ses as
et à son sperme congelé
à Brinkofski avec ses lunettes noires
et son hélicon astiqué
à la Danse d’Eddie Dumuzi
avec en poche la queue
d’un serpent à sonnettes
tué à Fort Worth
comme porte-bonheur
puis
j’ai pensé à mon Salvador
chair de ma chair
sang de mon sang
amant mortel
marchant sur mes
eaux
avant qu’enfin
je me souvienne du berger
aperçu dans la tempête de sable
l’autre matin protégeant
une chèvre enfouie dans les
plis de sa cape
et j’ai su
5. Lamentation pour le berger
Changé il est changé il
est empoussiéré de silence
mon cœur est chant d’oiseau dans un désert
(11 février 1991)
Commentaires de l’auteur
Ce poème est écrit par un non-combattant. Comme ce qu’il propose n’est pas vu “du poste de pilotage d’un chasseur ou d’un Sherman“, il me semble important de rendre compte de sa genèse.
Le poème utilise le mythe sumérien de la descente aux enfers d’Inanna telle qu’elle est rapportée dans les Poèmes du Ciel et de l’Enfer en Mésopotamie antique (Poems from Heaven and Hell from Ancient Mesopotamia, traduits par N.K. Sandars, Penguin Classics). J’ai trouvé que l’histoire d’Inanna, patronne des régimes de dattes, de la terre fertile, du grenier et de l’étable, me permettait d’analyser la signification anthropologique et mythique de la Guerre du Golfe, et par là, peut-être, de toutes les guerres. Je ne prétends pas que cette approche anthropologique et mythique soit la seule valable. Pas plus que je ne prétends qu’il faille extrapoler du texte des prises de position politiques. Le poème que j’ai écrit est un poème de deuil, de l’âpre beauté du deuil. Son but n’est pas d’affirmer une vérité unique ou de désigner un coupable ou d’approuver les interprétations proposées par les dirigeants, les porte-parole ou les médias des parties en présence. “Qu’est-ce que la liberté d’un écrivain ?, demande Nadine Gordimer. Pour moi, c’est son droit d’affirmer et de proclamer une vision personnelle, intense et profonde, de la situation dans laquelle il trouve la société où il vit. Pour pouvoir travailler du mieux qu’il peut, il doit prendre (et l’on doit lui donner) la liberté de se démarquer des goûts, des principes moraux et des interprétations politiques dominantes à son époque.“
Ces derniers temps, j’ai par deux fois raté l’occasion d’agir en membre adulte d’une société démocratique. Le 12 janvier 1991, j’étais à Londres pour la représentation de la pièce de H.W. Henze, L’Idiot (d’après Dostoïevski), pour laquelle BBC Radio3 m’avait chargé de traduire les Paraphrases d’Ingeborg Bachmann. La représentation était à 16 heures. Ce samedi-là, j’aurais fort bien pu, avant, participer à la marche de Hyde Park à Trafalgar Square qui réclamait une prolongation des sanctions jusqu’à ce qu’elles fassent de l’effet. Mais je n’avais pas envie de faire l’effort et je me suis retrouvé dans l’East End, à visiter des ateliers d’artistes avec des amis avant de me rendre au Barbican. Quinze jours plus tard, un ami allemand m’a demandé de participer à la manifestation de 26 janvier à Bonn, et j’ai refusé. A l’époque, j’étais écœuré par l’autosatisfaction que je croyais déceler chez les pacifistes allemands et j’avais accepté la guerre comme une nécessité qu’il fallait mener à terme. J’ai toujours des doutes sur la valeur qu’aurait pu avoir l’un ou l’autre geste, mais je regrette de ne pas les avoir posés.
…
En Allemagne, les pacifistes ont invité ceux qui soutenaient leur requête d’une paix immédiate dans le Golfe à suspendre un drap blanc à leur fenêtre. En parcourant les rues de Cologne avant de retourner en Grande Bretagne (le 2 février), j’avançais dans un décor de façades affichant leur reddition. C’était à la fois théâtral et vraiment émouvant. Une semaine après mon arrivée en Angleterre, il y avait dans les journaux des photos des fenêtres de l’arrière du 10 Downing Street après l’explosion d’une bombe de l’IRA. Des rideaux blancs retombaient en signe de reddition.
J’ai passé un mois à la maison des écrivains de Hawthornden Castle, près d’Edinbourg. Au mur de la salle où nous travaillions, je fixais des photocopies d’articles et de photos que je m’étais mis à rassembler, souvent agrandies à plusieurs fois leur format d’origine. Il y avait entre autre une photo du sergent Susan Kyle en train d’inspecter le canon de son M-16, les écouteurs de son baladeur aux oreilles, une bouteille d’Evian à côté d’elle. Une autre montrait deux marines anonymes en train de danser la Danse du Masque à Gaz, sans explication. Et le sergent Robert Brinkofski, son M-60 et son hélicon. Et des articles sur les bombardements, sur des déserteurs irakiens, sur les réactions des familles des victimes. J’ai affiché aussi les métaphores agressivement sexuelles qu’affectionnent les militaires interviewés. Le 9 février, j’ai écrit la première partie du poème. Dans sa première version, elle comportait des extraits d’articles, photocopiés dans mon propre texte, mais j’ai abandonné ce procédé dès le lendemain. Le 10 février, j’ai revu la première partie, écrit la deuxième, puis complètement réécrit la première. Le 11 février, j’ai écrit les troisième, quatrième et cinquième parties. Il m’est rarement arrivé d’écrire aussi facilement et naturellement. Le poème combine des préoccupations de longue date et d’autres plus récentes.
Cette pièce où j’affichais mes trouvailles est devenue un lieu à la fois émouvant et grotesque. Peut-être la plus grotesque de toutes les ironies était que j’étais là à écrire ce poème dans un endroit aussi beau que Hawthornden, loin de l’horreur qui suscitait l’écriture. J’ai affiché, agrandie plusieurs fois, une manchette de supplément du dimanche dont l’obscénité semblait ne s’appliquer que trop bien à moi aussi : “Vie des noceurs par temps de guerre“.
Ce n’est pas à moi d’interpréter le poème, mais je voudrais relever quelques points. Le poème gomme la distinction entre Ishtar, déesse babylonienne de l’amour et de la guerre, et Inanna, mais garde le nom d’Inanna, attribue le rôle au sergent Kyle, et conserve le schéma de la descente aux enfers, son retour et la mort du berger. Le berger de mon poème est anonyme parce que je l’ai décrit à partir de la photo d’un berger dont on ne mentionne pas le nom, abritant une chèvre dans une tempête de sable. Le nom du berger dans le mythe sumérien est Dumuzi et j’ai pris la liberté de l’attribuer à un autre personnage. Le nom Dumuzi correspond à l’hébreu Tammouz, en grec Adonis ; les mythologies ont tissé un réseau de correspondances à travers un vaste espace de temps et de lieux, ce qui me semblait justifier une grande liberté dans l’écriture, comme de reformuler le Cantique des Cantiques ou les Lamentations pour Bion dans le cadre du mythe sumérien quand cela m’arrangeait, et d’accoler aux termes antiques des éléments pris aux journaux : les cartes de mort, les dépôts dans des banques de sperme, le montage d’une gigantesque statue de Saddam Hussein, les soucis de l’épouse du Général Norman Schwarzkopf.
Interpréter la Guerre du Golfe à travers le mythe sumérien, ce n’est ni se détourner du fait politique, ni se résigner devant l’éternité. C’est souligner que si les détails anthropologiquement significatifs peuvent varier, la ligne directrice de l’expérience humaine est d’une constance effrayante. Faute de le reconnaître, nous sommes condamnés à la répétition sans fin de l’histoire. Je ne suis d’ailleurs guère optimiste : je pense que c’est précisément ce qui va se passer. Le berger n’est pas un messie rédempteur. Il n’y a pas de rédempteur. Athée convaincu, je crois qu’il y a seulement des bergers et des chasseurs. Le moment essentiel, le moment de beauté et de deuil, c’est le moment d’horreur et de tendresse devant la mort innocente, et ce moment appartient tout autant à la réalité quotidienne qu’au mythe.
Michael Hulse (février-août 1991)
Traduction : Christine Pagnoulle et Annette Gérard
“Jeudi 19 août [2021], la Pace Gallery a annoncé dans un communiqué la mort du peintre Chuck CLOSE. Principal représentant du courant hyperréaliste, il a défié les modes de représentation durant plus de 50 ans et a rencontré un succès international. Célèbre pour ses portraits innovants et conceptuels, il explorait notamment, depuis la fin des années 1970, la transposition de portraits photographiés en œuvres peintes quadrillées. Arne Glimcher, le fondateur de la Pace Gallery, a déclaré : “ses contributions sont indissociables des accomplissements de l’art des XXe et XXIe siècles”.
De l’expressionnisme abstrait aux expérimentations hyperréalistes
Chuck Close souffrait de diverses difficultés physiques et liées à l’apprentissage, dont une altération de la capacité à reconnaître ou différencier les visages humains. Dès l’enfance, il a alors utilisé l’art comme une manière de contourner ces handicaps. Plus tard étudiant à l’université de Washington puis à Yale, il essaie de se rapprocher du style d’Arshile Gorky et de Willem de Kooning, considérant lui-même faire partie d’une troisième vague d’expressionnisme abstrait. Il passe ainsi de formes biomorphiques à la figuration.
Après un passage à l’Akademie der Bildenden Künste (Académie des arts visuels) de Vienne, il revient aux États-Unis et enseigne à l’université du Massachusetts, où il présente également sa première exposition. Il rompt alors avec le style gestuel qui caractérisait sa peinture, et se tourne vers une figuration imprégnée de pop. C’est à la fin des années 1970 qu’il commence à explorer la mise en grille de ses portraits, que beaucoup considèrent comme la quintessence de son travail. Face à ces œuvres, l’œil du spectateur fait fusionner les couleurs, formes et lignes juxtaposées de sorte à former une image unifiée. Depuis les années 1990, il expérimentait des portraits réalisés en tapisserie.
“Charles Thomas “Chuck” Close est un peintre et photographe américain. Il est né le 5 juillet 1940 à Monroe (…). Il étudie en 1958 à l’université de Seattle. Il est l’un des principaux représentants du courant hyperréaliste, qui dans les années 1970, ont mis l’Amérique à plat en transposant son image photographique en peinture avec un sens fanatique du détail. Son thème de prédilection est le portrait, qu’il peint souvent au moyen d’une gigantesque échelle (son premier tableau majeur, Big Nude, mesurait 3 mètres de haut sur 6,5 mètres de large).
S’il a d’abord visé à la reproduction photoréaliste des visages, il expérimente depuis un certain temps avec la pixellisation. Ainsi dans les années 80, Chuck Close, handicapé par un sévère problème médical a développé de nouvelles techniques pour surmonter son handicap et produire les plus dynamiques et les plus inspirées de ses toiles. En tant que photographe, Chuck Close est lauréat du World Press Photo 2007, 2ème prix catégorie Portraits simples.
Sa technique de création
Les modèles de ses œuvres sont ses amies, des membres de sa famille, des artistes, ou bien lui-même. Il les représente en gros plan et de face sur de très grands formats verticaux. Chuck Close utilise le polaroïd comme un support à la réalisation de ses portraits peints, il prend des sortes de photos d’identité au grand format 60/51cm. Il utilise la technique de quadrillage pour reproduire sa photo en grand : préalablement quadrillé, le portrait est reproduit carré après carré mais commence la peinture en travaillant par groupe de quatre cases afin d’obtenir des images gigantesques et incroyablement détaillées, qui vues à distance sont dotées d’une grande fidélité photographiques, mais qui de près ne laissent voir qu’une multitude de taches colorées abstraites, de sorte que les surfaces apparaissent comme des sortes d’écrans pixelisés. Sa démarche artistiques est de retranscrire les détails les plus infimes et les moindres défauts des visages de ses sujets, produisant ainsi des images souvent sans concession.
Hyperréaliste et hypergrand
Ils ne sont pas si nombreux à avoir résisté aux années 1980. Malcolm Morley incontestablement et Chuck Close sûrement, figures cultes de la peinture américaine. De figure il est d’ailleurs presque toujours question chez ce dernier. “Ce n’est pas une reproduction photographique, se souvient Close en 2000. Je regardais quelque chose de petit et net, et j’ai fait quelque chose de grand et net. Dans un processus mécanique d’agrandissement, ce qui est petit et net devient grand et flou.”
Dans le protocole : gros plan, visage en noir et blanc puis en couleur, les modèles sont d’abord photographiés de façon à faire le point sur les yeux et les lèvres. Résultat, les zones à l’avant et à l’arrière du visage glissent vers le flou, le tout en très grand format.
Et c’est en respectant ces variations de texture que Close construit sa peinture, elle-même structurée par une trame quadrillée. “Je pense que le visage est une sorte de carte routière de la vie d’une personne”, mais l’hyperréaliste figuratif se limite au référent photographique et au jeu de la mise à distance des icônes. Chuck Close est et sera une référence pour tous les illustrateurs, dessinateurs et peintres réalistes actuels.” [d’après ACTUART.ORG]
Hellzapoppin’ (littéralement : l’enfer « Hell » s’éclate « Poppin’ ») est LE film dont les gags furent presque tous copiés par la suite. Pourquoi ?
“Quid de ce film culte ? Helzappopin est d’abord un grand succès de Broadway, c’est une pièce musicale, une revue qui tiendra l’affiche à New York et précédera les grands succès de Carrousel ou Oklahoma. Qui observe Hollywood peut savoir d’avance que tous les grands succès des scènes de Broadway doivent être adaptés au cinéma ; une firme de renom solide, mais dont l’aura n’équivaut pas à celui de la MGM, va s’en charger : l’Universal. Cette firme qui trouvait son originalité dans le cinéma fantastique et fut, sur ce chapitre, productrice de chefs-d’œuvre impérissables, de la Momie (la seule bonne version de ce thème réalisée en 1932 par Karl Freund) au Corbeau (version de 1935 réalisée par Louis Friedlander), avait aussi pris goût à illustrer toutes les formes de la comédie américaine, musicals et burlesques compris.
Lorsqu’en 1941, Henry Godman Potter tourne Hellzapoppin, le génial comique William C. Fields réalise un film pour cette firme. Le choix du metteur en scène, H. G. Potter, s’impose aisément. Ce cinéaste, boudé aujourd’hui par la critique et le public, est pourtant l’auteur d’un des meilleurs films jamais tournés d’où émane une nette impression d’inquiétante étrangeté (Un million clef en main, 1948). Il fait partie de ces nombreux artistes polyvalents qui hantent les studios de cinéma américains. Né en 1903, il fonde, à l’âge de vingt-quatre ans, avec Robert G. Haight, le premier festival de théâtre d’été aux États-Unis. C’est dans ce cadre que, de 1927 à 1933, il met en scène de nombreuses comédies musicales, toutes réglées au métronome et enlevées. Mais ce film sera tourné en deux fois. La première version, assez courte, due à H. G. Potter, ne suffit pas à calmer la faim canine de nonsense des commanditaires de ce film. Et c’est Edward Cline, le metteur en scène de Mae West, qui complètera l’affaire avec son sens aiguisé du rythme et son goût incurable, heureusement, pour l’absurde.
La sortie du film a lieu le jour de Noël 1941. L’idée très astucieuse qui marque la séance de projection est de faire figurer parmi les invités des sosies de personnalités célèbres du show-business ou de la politique, dont un homme qui ressemble au maire de New York comme une goutte d’eau ressemble à une autre, une fausse Garbo et des faux frères Marx.
Ole Olsen et Chic Johnson
Qui est qui ? Telle est la question que cette « première » met en scène de façon extravagante et qui sert de film rouge à ce film débridé. On n’en peut plus de rire devant les confusions des personnes et des objets, des sentiments et des intérêts, des passages incessants entre un espace scénique et un autre. Imaginez que ce film raconte comment deux personnages cocasses (joués par les comiques populaires d’alors, Ole Olsen et Chic Johnson) assistent à la projection d’un film au sein duquel ils se trouvent promus au rang d’acteurs principaux, dont la tâche est de perturber une représentation théâtrale engoncée, et, afin de sauver une belle histoire d’amour, histoire dont tout le monde se contrefiche, à dire vrai. Tout cela fait une jolie pagaille, tant les coordonnées mêmes de l’espace et du temps sont malmenées. Qui a vu ne serait-ce qu’une seule fois ce film déchaîné se souvient, au moins, de trois moments sidérants que je livre ici sous la forme d’échantillons détachés.
Un spectacle commence, dans l’assistance un homme porte un masque grotesque et effrayant ; avec insistance, il se penche sur ses voisines dont l’impassibilité est totale ; découragé, il ôte son masque, geste qui ne découvre que le plus insignifiant des faciès. C’est à ce moment-là que l’une des spectatrices pousse un cri d’effroi… Traversant tout le film, un livreur cherche en vain une certaine madame Jones afin de lui livrer une plante, qui grandira de façon impressionnante jusqu’à devenir un arbre de belle taille. Un projectionniste, enfin, s’embrouille dans les bobines du film, les deux protagonistes principaux se retrouvent parachutés dans un western, au plus chaud moment d’une de ces impérissables bagarres entre cow-boys et Indiens. À peine ont-ils réintégré le cadre de leur action, une vaste propriété américaine, qu’un Indien, échappé de ce western, erre, à cheval, dans un égarement total, devant la piscine de cette propriété.
Voilà quelques moments piquants de ce film qui fait aux trouvailles se succéder les gags. On y pressent du Tex Avery, du Roger Rabbit, quand on ne se souvient pas du nonsense, sans doute plus féroce, si typique des frères Marx. Une belle part de l’humour des Branquignols de Robert Dhéry (1949) vient aussi de là. Saturation, escamotage, fausse sortie, cadres qui se délitent, spectacle qui implose, tout se condense et se télescope comme dans l’étoffe du rêve. Ce ne sont plus seulement les objets, mais bien ce qui les contient et leur donne un cadre qui devient flottant, erratique, discordant par moments, évanouissant par d’autres. Pourtant, les corps de deux acteurs résistent à ce maelström. La silhouette insolite d’un faux prince russe et la présence charnelle, sensuelle et comique d’une Martha Raye déchaînée, nymphomane et volcanique, qui chante avec une énergie convaincante, sont les deux points corporels consistants, toujours aimantés l’un par l’autre sous la forme d’une alliance fatale entre attirance et répulsion en une poursuite accélérée.
En conséquence, ce film ravit dans un épuisement sans bornes. Cela impliquerait sans doute qu’il pût régresser dans une surenchère machinale de ses artifices s’il ne s’y trouvait un moment de grâce rayonnante, musicale et dansante. Le caractère endiablé de cette machine filmique qui, sans cesse, se désamorce et se réamorce, se dilapide et se renouvelle, a trouvé dans le jazz et la danse son envers et son maître. Car ce qui, aujourd’hui, demeure de plus intact et de plus neuf dans ce film est une incise, un impromptu. Avec le prétexte qu’un spectacle est en train de se monter – c’est, rappelons-le, la trame de l’ensemble –, on peut tourner bien des numéros simples ou sophistiqués. Le coup de génie est d’avoir fait appel à des musiciens de jazz d’une inventivité exceptionnelle. Leur joie de jouer est admirable. Arrivent Slim Gaillard, pianiste et guitariste, et Slam Stewart, contrebassiste ; d’autres les rejoindront. Ils jouent, tous, dans le film le rôle d’employés de maison, ce qui n’étonnera pas grand monde. Qui sont ces artistes non identifiés en détail dans le générique et non mentionnés dans le bonus ? Le premier, guitariste, pianiste, vibraphoniste, joueur de bongos, danseur, chanteur, compositeur et parolier, est un jazzman insolite et réjouissant. Dès l’âge de dix-huit ans, il se produit seul, jouant sur sa guitare en improvisant simultanément des numéros de danse avec claquettes (tap dance). Deux années plus tard, il fait la rencontre du second, le contrebassiste Slam Stewart – qui a la particularité de doubler ses solos de contrebasse en doublant vocalement, à l’octave supérieure, les lignes qu’il trace à l’archet et qui a enregistré avec Charlie Parker et Errol Garner. Leur duo, qui prend comme nom Slim and Slam, sera une réelle attraction et durera jusqu’en 1942.
Tant font, remuent et jacassent, pillent les conventions comme larrons en foire, détroussent les rythmes et les harmoniques convenus et ne perdent nulle occasion de jouer et de sauter du coq à l’âne, que rien ne leur semble trop hot ni trop pesant. La langue commune, ainsi dynamitée et épuisée, donne naissance à des trouvailles verbales qui crépitent et fulgurent au point qu’ici Slim Gaillard et son bienheureux compère inventent une langue forgée de toutes pièces en se référant parfois à des dialectes réels, mais ici démembrés, retroussés jusqu’à la moelle de leurs sonorités insolites. Cette glossolalie suffoquée est alors émaillée d’expressions sans signifiés explicites ou univoques, elles sont les balises qui jalonnent la langue gaillardesque : « Rootie Vootie », « Mac Vootie »…
Jazzman surréaliste, Slim Gaillard aime à débiter des syllabes au rythme d’une kalachnikov, à jouer du piano les paumes retournées vers le ciel – soit le plafond de la salle de spectacle – et se régale à swinguer intensément. Les rejoignant ici, Rex Stewart, le trompettiste de Duke Ellington, souffle des mesures très bluesy que l’usage de la sourdine plunger rend rauques et impérieuses, et tous improvisent, rejoints par les plus obscurs Elmer Fane à la clarinette, Jap Jones au trombone et C. P. Johnston aux toms. À l’agitation des acteurs succède l’inspiration des musiciens, le brouhaha ambiant s’éteint devant la naissance de la musique. Nous rions encore de joie devant ces danses. Et ce rire vient d’ailleurs, il n’est plus provoqué par la mécanique horlogère du comique de répétition ou de destruction si essentiel à ce film. Il s’agit là d’une jubilation devant la création, en phase avec le surgissement du rythme en son appel au corps.
Et ce n’est pas tout. Aux musiciens qui continuent à jouer un riff (courte phrase musicale répétée de façon obsédante) succèdent les danseurs de Lindy Hop : la troupe des Whitey’s Lindy Hoppers (William Downes et Micky Jones, Billy Ricker et Norma Miller, Al Minns et Willa Mae Ricker, Frankie Manning et Ann Johnson). Lindy Hop : ce terme ne veut strictement rien dire. Cette danse aurait vu le jour au cours d’une soirée de l’été 1927 où un journaliste demandant à un danseur noir, Shorty Georges, le nom de la danse qu’il venait d’exécuter avec exactitude, fantaisie et brio, s’entend répondre Le Lindy Hop, allusion au périple de l’aviateur Charles Lindberg volant au-dessus de l’Atlantique – Lindy Hops The Atlantic titraient alors les quotidiens.
Le Lindy Hop, que nous voyons dans ce film, est un compendium explosif et acrobatique de toutes les danses de couple nées dans les années 1930. On trouvera aussi des danses Lindy Hop dans le film des Marx Brothers dirigé par Sam Wood en 1937, Un jour aux courses.
Par ces moments rares et précieux de jazz et de danse, Hellzapoppin prend une autre dimension que celle de la fantaisie dévastatrice, dont ce film reste toutefois le modèle avec Une nuit à l’opéra des frères Marx et quelques courts métrages bien antérieurs de nos amis d’enfance Laurel et Hardy – ceux dirigés par Léo Mac Carrey ou Hal Roach.”
Olivier DOUVILLE
L’article complet d’Olivier DOUVILLE, Hellzapoppin ou un des chefs-d’œuvre du film burlesque est paru dans le JDPSYCHOLOGUES.FR;
L’illustration de l’article est extraite du film original.
POTTER H.C., Hellzapoppin (film, USA, 1941) en bref : “Pour les besoins d’un film, Ole et Chic imaginent une histoire d’amour. Un de leurs amis, Jeff, un auteur sans le sou, est follement épris de Kitty, la fille d’un milliardaire, mais celle-ci est promise à un autre, Woody, qu’elle n’aime pas. Jeff prépare un spectacle avec Ole et Chic. Ces derniers s’efforcent d’éloigner Woody par tous les moyens. Pendant ce temps, Jeff promet à Kitty qu’il l’épousera si son spectacle fait recette. Suite à un quiproquo, Ole et Chic se mettent à douter de la fidélité de la belle. Ils décident donc de saboter le spectacle de leur ami…” [Lire la fiche technique sur TELERAMA.FR]
Pour les amateurs d’acrobaties : une des scènes de danse les plus diaboliques et jubilatoires du film (Lindy Hop) a été “colorisée”. A vous les Whiteys Lindy Hoppers!
“Jim HARRISON (1937-2016), nom de plume de James Harrison, est un poète, romancier et nouvelliste américain. À l’âge de huit ans, une gamine lui crève accidentellement l’œil gauche avec un tesson de bouteille au cours d’un jeu. Il mettra longtemps avant de dire la vérité sur cette histoire. A l’age de 16 ans, il décide de devenir écrivain et quitte le Michigan pour vivre la grande aventure à Boston et à New York. C’est aussi à 16 ans qu’il rencontre Linda, de deux ans sa cadette, qui deviendra sa femme en 1960. Ils ont eu deux filles, Jamie, auteur de roman policier, et Anna.
Il rencontre Tomas McGuane à la Michigan State University, en 1960, qui va devenir l’un de ses meilleurs amis. Sa vie de poète errant vole en éclats le jour où son père et sa sœur trouvent la mort dans un accident de la route causé par un ivrogne, en 1962. Titulaire d’une licence de lettres, il est engagé, en 1965, comme assistant en littérature à l’Université d’État de New York à Stony Brook mais renonce rapidement à une carrière universitaire.
Pour élever ses filles, il enchaîne les petits boulots dans le bâtiment, tout en collaborant à plusieurs journaux, dont Sports Illustrated. Son premier livre, Plain Song, un recueil de poèmes, est publié en 1965. En 1967, la famille retourne dans le Michigan pour s’installer dans une ferme sur le rives du Lake Leelanau. Immobilisé pendant un mois, à la suite d’une chute en montagne, il se lance dans le roman Wolf (1971).
McGuane lui présente Jack Nicholson sur le tournage de Missouri Breaks. Harrison, qui n’a pas payé d’impôts depuis des années, est au bord du gouffre. Nicholson lui donne de quoi rembourser ses dettes et travailler un an. Il écrit alors Légendes d’automne (Legends of the Fall, 1979), une novella publiée dans Esquire et remarquée par le boss de la Warner Bros qui lui propose une grosse somme pour tout écrit qu’il voudra bien lui donner. Le succès n’étant pas une habitude chez les Harrison, Jim se noie dans l’alcool, la cocaïne. Après une décennie infernale (1987-1997) durant laquelle il a écrit un grand roman, Dalva (1988), il choisit de s’isoler et de se consacrer pleinement à l’écriture et aux balades dans la nature. Jim Harrison meurt d’une crise cardiaque le 26 mars 2016, à l’âge de 78 ans, dans sa maison de Patagonia, Arizona.” [BABELIO.COM]
…Nul doute que depuis le pléistocène les gens aient eu une expérience réelle de l’extase religieuse, même si l’on s’en moque volontiers aujourd’hui, surtout à cause des charlatans que sont nos chefs religieux. Je ne considère certainement pas les fondamentalistes comme plus dangereux que l’éthique unique et passablement fasciste de notre jeune bourgeoisie prospère et en plein essor, dont l’éducation a subi les ravages du politiquement correct, au point que ses membres semblent constituer une classe à part. À leurs yeux myopes, les Noirs, les Latinos et les autochtones américains ressemblent à des Martiens. Ils vivent dans le monde consensuel des garderies, du sport, des portefeuilles d’actions, des spécialistes médicaux, de l’enfermement, de l’ergonomie, des niaises obsessions portant sur la pollution de l’air et les cigarettes (seulement dans leur voisinage immédiat). C’est une version de l’existence beaucoup plus proche des prophéties de Huxley que de celles de George Orwell. Imaginez une discussion où l’on se demande sérieusement si trente-cinq heures hebdomadaires de télévision sont vraiment nuisibles aux petits crétins qu’ils élèvent…
…Depuis vingt ans, on assiste à une débauche de shopping spirituel qui, bien que compréhensible, charrie avec lui et épouse de manière désastreuse le sens du temps dévoyé par notre culture, où la vitesse est en définitive la seule chose qui compte. On cède à une impatience fatale, au désir d’accumuler le plus vite possible les coups spirituels et de poursuivre avec la même répugnante mentalité. Cette tare inclut un grand nombre de voyages organisés dans une optique écolo ou ethno ainsi que les aspects comiques de faux chamans qui vendent des visions de pouvoir acquises en trois heures pour quelques centaines de dollars. Nous voilà bien, qu’il s’agisse de tennis zen, de pêche zen, de chasse zen, du zen destiné à faire de vous un homme d’affaires plus performant, à vous aider à écrire de manière spontanée, ou encore des innombrables équipes de football Apache ou Redskin, des guerriers, des puissants Mohawks blancs, des secrets d’Élan Noir appris lors d’un séminaire de deux heures, après quoi on vous sert du pain frit indien avant que vous ne chevauchiez un bison fantôme pour rentrer dans votre maison de banlieue. Nous ne refusons bien sûr aucune absurdité tant que nous pouvons en tirer un quelconque avantage économique. Quiconque en a vraiment ras le bol de la putain de culture blanche, pour reprendre une expression que j’entends souvent, a tout intérêt à se préparer à un long voyage. Contempler pendant une heure une tête olmèque de cinquante tonnes risque de vous propulser dans un vide absurde que tout le sucre du monde ne saurait adoucir.
Tout ce que je dis sur l’alcool est profondément suspect et, je l’ espère, tout aussi mordant. Soudain, le monde s’est mis à grouiller de pères la morale et de béni-oui-oui qui envisagent la vie comme un problème à résoudre. Rien que l’autre jour à la télévision, un type qui avait perdu un parent proche à cause de Tim Mc Veigh disait, après avoir assisté à l’exécution, qu’il ne ressentait “ni fermeture, ni compression“. Si vous ne comprenez pas que cette espèce de viol du langage relève d’une brutalité imbécile, alors je ne peux rien faire pour vous. Une existence soumise à de telles âneries psychologiques n’est, comme on dit, pas une vie, mais la preuve toute fraîche de la nouvelle mentalité victorienne et de l’éthique unique actuellement en vigueur.
Récemment, par une nuit dans le sud-ouest du pays, j’ai rêvé d’un homme qui est allé dans les montagnes proches et qui a vu un dieu dansant. Encore à moitié endormi dans les premières lueurs de l’aube, j’ai imaginé la fin de l’histoire. Ensuite, cet homme redescend des montagnes et parle de son aventure à un ami incrédule avec lequel il retourne dans la montagne pour voir le dieu dansant. La rumeur se répand bientôt, notre homme ressent le besoin de changer de métier et il se met à demander de l’argent aux curieux qui désirent voir le dieu dansant. Redoutant de perdre son pouvoir, cet homme prêche continuellement en affirmant haut et fort qu’on ne peut pas voir le dieu dansant sans que lui-même intercède. On construit un temple à l’entrée du canyon qui mène à la montagne. Et ainsi de suite. Une vision, si sainte soit-elle, ne l’est jamais assez pour échapper à la souillure. La terre est imbibée du sang de l’entropie religieuse.
La totale absence d’efficacité de l’esprit, lorsqu’il s’étudie, est ahurissante. L’esprit tente sans arrêt de se raconter un conte pour enfants absolument linéaire afin de dissimuler l’existence qu’il voit le corps mener. L’esprit tente sans arrêt d’être un observateur, un spectateur, plutôt que le réalisateur. R. D. Laing a dit que “l’esprit dont nous sommes inconscients est conscient de nous.” Cela suggère une dimension supplémentaire qui nous est le plus souvent indisponible, mais sans aucun doute vitale. Quand tu crapahutes vers ce pays de l’esprit, les frontières que tu perçois semblent infranchissables, mais néanmoins visibles. Tu comprends clairement que la linéarité est une escroquerie et la tectonique de la conscience est relativement étrangère à notre monde de lettres et de chiffres.
Jim Harrison, En marge – Mémoires (2002)
Passacaille pour rester perdu, un épilogue
Souvent nous demeurons parfaitement inertes face aux mystères de notre existence, pourquoi nous sommes là où nous sommes, et face à la nature précise du voyage qui nous a amenés jusqu’au présent. Cette inertie n’a rien de surprenant, car la plupart des vies sont sans histoire digne d’être remémorée ou bien elles s’embellissent d’événements qui sont autant de mensonges pour la personne qui l’a vécue. Il y a quelques semaines, j’ai trouvé cette citation dans mon journal intime, des mots évidemment imprégnés par la nuit : “Nous vivons tous dans le couloir de la mort, occupant les cellules de notre propre conception.” Certains, reprochant au monde leur condition déplorable, ne seraient pas d’accord. “Nous naissons libres, mais partout l’homme est enchaîné.” Je ne crois pas m’être jamais pris pour une victime, je préfère l’idée selon laquelle nous écrivons notre propre scénario. La nature ou la forme de ce scénario est trop gravement compromise pour qu’on puisse espérer aboutir à d’honnêtes résultats. On est contraint d’écrire des scènes que les gens auront envie de voir et “Jim passa trois jours entiers la tête entre les mains, à gamberger” ne fait pas l’affaire. C’est de l’ordre du slogan idiot mais très répandu : “Je sais pas grand-chose, mais je sais ce que je pense.” Il y a tant d’années, quand j’ai arrêté la fac, je me suis dit que cette bévue monumentale était due à la personnalité que j’avais construite. Tout a commencé à quatorze ans, quand j’ai décidé de consacrer ma vie à la poésie. Incapable de trouver le moindre cas comparable dans le Nord-Michigan, j’ai réuni toutes les informations que je pouvais, en rapport avec des écrivains ou des peintres. La vie d’un peintre est parfois fascinante, celle d’un poète beaucoup moins. Mais les deux figuraient tout en haut de ma liste d’artistes. Si j’étais d’un tempérament orageux et que j’habitais une chambre de bonne à New York ou à Paris, j’aurais meilleure mine avec des taches de peinture sur mes pauvres fringues qu’avec des moutons de poussière et des pellicules. J’ai donc lu des dizaines de livres sur des peintres et des poètes pour découvrir quel type de personnalité je devais avoir. J’ai même peint durant presque un an pour accroître la ressemblance. J’étais un peintre nul, entièrement dépourvu de talent, mais étant arrogant, fourbe et fou, j’ai convaincu certains amis que j’étais réellement un artiste. Cela se passait juste avant la dinguerie beatnik. Le. slogan de l’époque était : “Si tu ne peux pas être un artiste, alors fais au moins semblant d’en être un.” J’ai tenté de copier les tableaux de maîtres anciens mais pour la Vue de Tolède du Greco, je me suis trouvé à court de toile à mi-chemin de Tolède. C’était une mauvaise organisation, pas du mauvais art. Quelle honte, même si personne ne le savait en dehors de ma petite sœur Judy, qui partageait ma fièvre artistique, allumait des bougies rouges et jouait du Berlioz pendant que je travaillais sur mon tableau. Le modèle est bien sûr ici celui de l’artiste romantique, sans doute la malédiction de toute ma vie qui m’a maintes fois fait trébucher et m’étaler de tout mon long. Par chance, mon hérédité paysanne m’a aussi donné le désir de travailler dur, si bien que j’étais rarement au chômage. Comme disait mon père : “Si tu sais manier la pelle, tu t’en tireras toujours.”
La confusion liée à la formule “Tout est permis” a duré à peu près toute ma vie. C’est bien sûr une ânerie, mais l’ego est aux abois s’il ne s’invente pas son propre combustible et ses munitions. Quand on se prétend poète, on ne peut pas couiner comme une petite souris ou marcher en minaudant comme une prostituée japonaise. Le problème, c’est qu’il faut se considérer comme un poète avant même d’avoir écrit la moindre chose digne d’être lue et, à force d’imagination, garder ce ballon égotique en état de vol. J’ai survécu grâce à d’excellents et de très mauvais conseils. Le meilleur est probablement Lettres à un jeune poète de Rilke, et le pire, que j’ai suivi fanatiquement, était sans doute celui de Rimbaud qui vous poussait à imaginer que les voyelles avaient des couleurs et qu’il fallait pratiquer un complet dérèglement de tous les sens, ce qui revenait à dire qu’il fallait devenir fou. Je m’en suis très bien tiré. On conseillait simplement aux jeunes poètes de ne pas s’embourgeoiser. Même ce vieux conservateur de Yeats déclara le foyer domestique plus dangereux que l’alcool. J’hésite à abonder dans son sens, ayant eu un certain nombre d’amis morts d’alcoolisme. Nous avons toujours vécu à la campagne, où il est beaucoup plus facile d’éviter l’embourgeoisement. Le monde de la nature attire avec une telle force qu’on peut facilement ignorer le restant de la culture ainsi que les obligations sociales. À dix-huit ans, j’ai découvert un poète italien que j’aimais beaucoup, Giuseppe Ungaretti. Il écrivit, Vorremmo una certezza (Donne-nous une certitude), un mauvais conseil, mais très compréhensible quand on a traversé la Seconde Guerre mondiale. Il admit, Ho popolato di nomi il silenzio (J’ai peuplé le silence de noms). Et puis, Ho fatto a pezzi cuore e mente / per cadere in servitù di parole (J’ai réduit en morceaux mon cœur et mon esprit pour m ‘asservir aux mots). Bien sûr. C’est ce qu’on fait. Peut-être qu’on radotera encore dans notre cercueil. Dans toute l’Amérique, les jeunes gens demandent de bons conseils à de mauvais écrivains. Les universités proposent trop de programmes d’écriture créative et n’embauchent pas assez de bons écrivains pour y enseigner. Contrairement à ce qu’on croit, quand on prend l’enseignement au sérieux, c’est un boulot harassant. Et votre propre travail risque fort d’en pâtir.
L’argent est un cercle vicieux, un piège dont vous ne sortirez sans doute pas indemne. Les scénarios exceptés, je n’ai pas gagné ma vie en tant qu’écrivain avant la soixantaine. Quand j’ai cessé d’écrire des scénarios pour ne pas mourir, la vente de mes livres en France m’a sauvé la mise.
Après avoir passé ma vie à marcher dans les forêts, les plaines, les ravins, les montagnes, j’ai constaté que le corps ne se sent jamais plus en danger que lorsqu’il est perdu. Je ne parle pas de ces situations où l’on court un vrai risque et où la vie est en péril, mais de celles où l’on a perdu tout repère, en sachant seulement qu’à quinze kilomètres au nord se trouve un rondin salvateur. Quand on est déjà fatigué, on n’a pas envie de faire quinze kilomètres à pied, surtout s’il fait nuit. On percute un arbre pour constater qu’il ne bronche pas. D’habitude, j’emporte une boussole, et puis j’ai le soleil, la lune ou les étoiles à ma disposition. Cette expérience m’est arrivée si souvent que je ne panique plus. Je me sens absolument vulnérable et je reconnais qu’il s’agit là du meilleur état d’esprit pour un écrivain, qu’il soit en forêt ou à son bureau. Images et idées envahissent l’esprit. On devient humble par le plus grand des hasards.
Se sentir frais comme un gardon, débordant de confiance et d’arrogance n’aboutit à rien de bon, à moins d’écrire les mémoires de Narcisse. Tout va beaucoup mieux quand on est perdu dans son travail et qu’on écrit au petit bonheur la chance. On ignore où l’on est, le seul point de vue possible, c’est d’aller au-delà de soi. On a souvent dit que les biographies présentaient de singulières ressemblances. Ce sont nos rêves et nos visions qui nous séparent. On n’a pas envie d’écrire à moins d’y consacrer toute sa vie. On devrait se forcer à éviter toutes les affiliations susceptibles de nous distraire. Pourtant, au bout de cinquante-cinq années de mariage, on découvre parfois que ç’a été la meilleure idée de toute une vie. Car l’équilibre
d’un mariage réussi permet d’accomplir son travail.
“Andrew WYETH (américain, né le 12 juillet 1917 à Chadds Ford en Pennsylvanie – décédé le 16 janvier 2009 à Chadds Ford) est un peintre réaliste contemporain. En tant qu’artiste, Wyeth se spécialise dans les portraits et les scènes d’intérieur. Durant son enfance, Wyeth souffre de nombreuses maladies, ce qui l’empêche de finir ses études. Son père Newell Convers Wyeth, célèbre illustrateur de l’époque, lui donne alors des cours à domicile. Grâce au travail de son père, Wyeth est entouré d’art à travers la littérature, les contes, la peinture et la musique. Très tôt, il apprend les traditions et coutumes. Les œuvres de son père figurent parmi de nombreux magazines et calendriers et la National Geographic Society le contacte pour peindre des cartes. Même si Wyeth Senior donne des cours d’art, il ne se prononce pas sur les compétences artistiques de son fils avant son adolescence.
Wyeth est naturellement doué et ses premières peintures dès l’âge de 12 ans sont de remarquables compositions réalisées au stylo et à l’encre qui produisent des lignes monochromes élégantes, délicates et précises. À l’âge de 15 ans, son père lui enseigne les bases des techniques de peinture et de dessins. Cet enseignement ne dure que deux ans, leurs styles et imaginations sont très différents. Alors que son père préfère utiliser la peinture à l’huile, Wyeth privilégie l’aquarelle. Wyeth s’inspire de Chadds Ford, sa ville natale pittoresque près de Philadelphie, et de sa maison de vacances à Brandywine Valley Cushing dans le Maine, où il rencontre et épouse Betsy James. Sa femme lui présente la famille Olson et leur ferme singulière qui influencera énormément ses œuvres. Dans ses premières compositions, Wyeth se concentre sur les couleurs, le travail d’exécution et les coups de pinceaux.
WYETH Andrew, Light Wash (1969)
Même s’il s’oriente vers un style réaliste, sa peinture est largement dominée par le style régionaliste. Son père lui présente Robert Macbeth, marchand d’art new-yorkais, avec qui il organise sa première exposition solo en 1937. Cependant, Wyeth doit attendre plus de dix ans pour sa première exposition muséale solo, qui a lieu en 1951 au Farnsworth Art Museum de Rockland dans le Maine. Par ailleurs, son travail figure dans de nombreux magazines réputés tels que le Saturday Evening Post, qui présente The Hunter. Christina’s World (1948), Maga’s Daughter (1966) et Snow Hill (1989) font partie de ses œuvres les plus célèbres. Suite à la mort de son père en octobre 1945, le style de l’artiste change et devient plus sombre. Wyeth et sa femme Betsy ont deux fils. Il meurt en 2009 à l’âge de 91 ans des suites d’une maladie.” [d’après ARTNET.FR]
WYETH A., Overflow (1978)
“C’est en 1946, à l’âge de 15 ans, qu’Harold FEINSTEIN se lance dans la photographie. Quatre ans plus tard, Edward Steichen, alors conservateur du Museum of Modern Art de New York, lui achète l’une de ses photographies et fait de lui le plus jeune photographe à intégrer la collection permanente du musée. Membre de la Photo League aux côtés de Sid Grossman dès l’âge de 17 ans, et figure importante de l’avant garde new-yorkaise de la photographie de rue, il expose à la Limelight Gallery d’Helen Gee et contribue à la conception des Blue Note Records. Il est l’un des habitants originels du légendaire Jazz Loft, à New York, où il rencontre W. Eugene Smith, collaborant avec lui activement sur la maquette du fameux Pittsburg Project.
Exposées pour la première fois en 1954, au Whitney Museum of American Art, les photographies d’Harold Feinstein font depuis longtemps partie de prestigieuses collections privées et de collections permanentes de grands musées américains, tels que le Museum of Modern Art, l’International Center of Photography, le Museum of Photographic Arts ou encore le Musée de la Ville de New York. Digne représentant de la New York School of Photography, Harold Feinstein étend son œuvre sur près de six décennies, période pendant laquelle il va s’évertuer à faire le portrait intime d’une Amérique exubérante et pleine de vitalité…” [SLASH-PARIS.COM]
Qui est donc ce sorcier-des-mots-qui-parlent ? Quel est donc ce roman mosaïque où la vie quotidienne d’une femme américaine est une fenêtre ouverte sur un récit épique, où les héros sont tous des gueules-cassées… comme chacun d’entre nous ? Comment l’intime peut-il se déployer ainsi, comme dans une plaine à bisons ? Pourquoi pouvons-nous donner un visage connu de nous seuls, à chacun des personnages racontés, quand ils crient leur révolte ou pour appeler leur cheval, quand ils boivent à transpirer le jus des mignonnettes de leur motel, quand ils font l’amour sur une pierre cachée dans des vallées secrètes, quand ils s’enlacent sur un capot de voiture ou dans un jardin d’automne, quand ils meurent devant une grange entourés de leur famille, quand ils galopent à cheval éperdument, quand les chiens posent la tête sur leurs genoux, quand ils mentent, quand ils avouent, quand un enfant perdu empêche la mort dans la vie, quand la sueur le gagne sur l’eau de toilette ou quand une ferme est encerclée de rangées d’arbres, comme un enfer de Dante fait pour des garçons vachers, quand, enfin, les lignées familiales sont un héritage tellement ankylosant qu’il convient de bien s’ébrouer… Ce que fait Dalva. L’Amérique ne produit pas que des pervers, fussent-ils présidents, et il y a des conteurs qui savent comment dire ses cicatrices : Stegner, Morrison, Singer et… Jim Harrison (1937-2016). “Merci” : que dire d’autre ?
“Dalva est le grand roman américain de Jim Harrison, son livre le plus abouti et le plus poignant, depuis le fabuleux Légendes d’automne. Harrison nous donne ici un portrait de la nation indienne jusqu’aux séquelles de la guerre du Viêt-nam et au cynisme des années 80 – en centrant son livre sur la vie tumultueuse et meurtrie d’une femme de quarante-cinq ans, Dalva. A travers cinq générations de sa famille de pionniers, c’est le mythe du jardin d’Eden, de l’innocence perdue que Harrison met en scène avec ce sens de l’espace, cet extraordinaire lyrisme, cette violence et cette étrange pudeur qui lui sont propres. “Comment, après avoir si bien commencé, avons-nous pu en arriver là ?” A cette question ô combien romanesque et melvilienne, Jim Harrison apporte avec Dalva, son chef-d’oeuvre, une réponse éblouissante.” [BABELIO.COM]
“C’était cette période de la vie où l’on veut être comme tout le monde, même si l’on commence à comprendre que ce « tout le monde » n’existe pas et n’a jamais existé.”
“J’étais mouillée après ce baptême dans la rivière, et il était sec et brûlant, son haleine sentait l’odeur aigre du vin de prune sauvage, le parfum suri des fruits gâtés, la terre et les brindilles collaient à notre peau, le petit cercle de lumière au sommet du tipi tombait vers mes yeux. Je ne croyais pas que j’irais jusque là.”
“La plupart des gens énergiques et brillants que j’ai connus avaient fermé la porte à double tour sur des secrets beaucoup trop vivaces pour qu’on puisse les qualifier de squelettes enfermés dans un placard.”
“La présence d’un homme âgé de Pacific Palisades dans l’angle opposé du restaurant m’a énervée. Il était connu pour sa cruauté sexuelle envers les femmes du milieu du cinéma. Je me suis surprise à me demander comment il pouvait exister des comportements pathologiques alors que la pathologie devenait la norme.”
“… à savoir que chacun doit accepter son lot de solitude inévitable, et que nous ne devons pas nous laisser détruire par le désir d’échapper à cette solitude.”
“On ne peut pas demander au désert d’incarner une liberté qu’on n’a pas d’abord organisée soi-même dans sa chambre à coucher ou dans son salon. C’est cette exigence que je trouve parfaitement déplacée dans presque tous les livres qui nous parlent de la nature. Les gens déversent dans l’univers naturel toutes leurs doléances mesquines et démesurées, puis ils se remettent à se plaindre de leurs éternels griefs dès que la sensation de nouveauté a disparu. Nous détruisons le monde sauvage chaque fois que nous voulons lui faire incarner autre chose que lui-même, car cette autre chose risque toujours de se démoder. […] Mais chaque fois que nous demandons aux lieux d’être autre chose qu’eux-mêmes, nous manifestons le mépris que nous avons pour eux. Nous les enterrons sous des couches successives de sentiments, puis, d’une manière ou d’une autre, nous les étouffons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je peux réduire à néant tant le désert que le musée d’Art moderne de New York en les écrasant sous tout un monceau d’associations qui me rendront aveugle à la flore, à la faune et aux tableaux. D’habitude, les enfants trouvent plus facilement que nous des champignons ou des pointes de flèches, pour cette simple raison qu’ils projettent moins de choses sur le paysage.”
“Si les nazis avaient gagné la guerre, l’Holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre cheminement victorieux et sanglant vers l’Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales.”
“Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’on pouvait bien trafiquer dans ces organisations qui placent souvent de petites pancartes sur la route à l’entrée des villages : Rotary, Kiwanis, Chambre de Commerce, Chevaliers de Colomb, Maçons, Lions, American Legion, VFW, Élans, Aigles, Orignaux. C’est tout ce que j’ai pu trouver. Pourquoi diable n’y avait-il pas d’Ours ?”
“L’espace d’un instant le souvenir de Dalva et son absence m’ont submergé ; en même temps, j’ai compris à un niveau plus profond que je ne pouvais guère rivaliser avec tout cela. L’amour est en définitive un sujet plus ardu que la sexualité.”
“Cela paraît aujourd’hui ridicule, mais le comportement du coq, le comique inexorable de sa démarche, tout cela a quelque chose d’absurde et de tendre.”
“J’ai entendu un croassement qui, selon Dalva, était celui d’un faisan mâle. Comme les coqs, ces volatiles annoncent le jour – voilà bien une conduite de mâle : annoncer l’évidence…”
Jim Harrison, Dalva
[TELERAMA.FR] “Décédé d’une crise cardiaque samedi 26 mars 2016, Jim Harrison laisse derrière lui une œuvre foisonnante mêlant romans, poèmes, nouvelles, autobiographie et même livres pour enfants. En voici cinq, incontournables. Jim Harrison aimait décrire la beauté d’une forêt, la sensualité d’une pêche à la truite au petit jour, le regard myope d’un coyote efflanqué ou la silhouette d’une femme gironde qui ne joue pas les effarouchées. Dans ses romans, comme dans ses nouvelles ou ses poèmes, il savait comme nul autre mêler un lyrisme retenu à un quotidien plein de rugosité. Petit tour d’une œuvre en cinq ouvrages :
“[Au cours de la cérémonie d’investiture du nouveau président des Etats-Unis, Joe BIDEN,] la poétesse noire-américaine Amanda GORMAN a captivé le public avec ses vers appelant à l’unité des Etats-Unis. Agée de 22 ans, la jeune femme originaire de Los Angeles a récité un poème de sa composition, “The Hill We Climb” (“La colline que nous gravissons“).
“The Hill We Climb”… Une colline gravie faisant référence à la colline du Capitole, où des partisans de Donald Trump ont envahi le siège du Congrès le 6 janvier 2021.
Ce texte, Amanda Gorman l’avait commencé avant cet événement et l’a fini d’une traite après l’assaut meurtrier. Il évoque “une forêt qui briserait notre Nation, plutôt que la partager“. “Cet effort a presque réussi / mais si la démocratie peut-être par instants retardée, elle ne peut pas être définitivement supprimée“.
D’une voix calme, elle a scandé ses rimes, en les accompagnant de mouvements graciles, ne laissant pas percer le problème de langage qui l’affectait dans son enfance. Un problème de prononciation, la parole empêchée, comme pour Joe Biden qui, enfant, souffrait d’un bégaiement. Cette différence a poussé la jeune Californienne à écrire, pour compenser.
A 22 ans, Amanda Gorman est la plus jeune poétesse dans l’Histoire des États-Unis à avoir été choisie pour marquer l’investiture d’un président ; c’est John Fitzgerald Kennedy qui a initié cette pratique en 1961. A travers une performance époustouflante, elle a offert une vision pleine d’espoir à un pays profondément divisé, s’exprimant deux semaines à peine après que des drapeaux confédérés, des bombes artisanales et un nœud coulant ont surgi sur la colline du Capitole. La poétesse a proclamé que les Américains pouvaient s’élever au-dessus de la haine.
Hillary Clinton s’est fendue d’un tweet pour dire son admiration : “Le poème d’Amanda Gorman n’était-il pas éblouissant? Elle a promis de se présenter pour la présidentielle de 2036 et, pour ma part, je ne peux attendre“, a-t-elle écrit.
Quant à Barack Obama, citant la conclusion-même du texte d’Amanda Gorman, il a souligné que “des jeunes gens comme elle sont une preuve ‘qu’il y a toujours de la lumière, si seulement nous sommes suffisamment brave pour la voir ; si seulement nous sommes suffisamment brave pour l’être’.”
Une œuvre engagée
Son œuvre traite de thèmes tels que la justice sociale, l’oppression, le féminisme, l’ethnie, la marginalisation et la diaspora africaine. A l’âge de 17 ans, Amanda Gorman publie un recueil de poèmes titré “The One for Whom Food Is Not Enough” (“La personne pour laquelle la nourriture ne suffit pas“).
En 2017, elle est la première personne à remporter le Prix national de Poésie de la Jeunesse, the National Youth Poet Laureate. Elle a obtenu un diplôme en sociologie cum laude à l’Université d’Harvard.
Mercredi, Amanda Gorman a rejoint les rangs des autres hommes et femmes de poésie qui l’ont précédée, comme Robert Frost, à l’investiture de John F. Kennedy en 1961, Maya Angelou, à celle de Bill Clinton en 1993, et Elizabeth Alexander, pour Barack Obama en 2009.
Après la cérémonie, la jeune femme a rendu hommage sur Twitter à ses prédécesseuses: “Je ne serais nulle part sans les empreintes de pas des femmes dans lesquels je danse. Aux femmes qui ont déjà escaladé mes collines“. Elle a expliqué porter une bague, offerte par Oprah Winfrey, symbolisant Maya Angelou. Un bijou à la forme d’un oiseau dans une cage.
Des mots d’espoir salués
“Une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président. Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain“. Des mots d’espoir qui résonneront longtemps sur les marches du Capitole.
Des mots forts salués par des critiques enthousiastes affluant de tout le pays, en provenance de tout le spectre politique. Joe Biden désire rassembler le peuple américain; en invitant Amanda Gorman, il a déjà réussi à l’unir autour de la poétesse.”
“La colline que nous gravissons” (traduction)
Le jour vient où nous nous demandons où pouvons-nous trouver la lumière dans cette ombre sans fin? La défaite que nous portons, une mer dans laquelle nous devons patauger. Nous avons bravé le ventre de la bête. Nous avons appris que le calme n’est pas toujours la paix. Dans les normes et les notions de ce qui est juste n’est pas toujours la justice.
Et pourtant, l’aube est à nous avant que nous le sachions. D’une manière ou d’une autre, nous continuons. D’une manière ou d’une autre, nous avons surmonté et été les témoins d’une nation qui n’est pas brisée, mais simplement inachevée. Nous, les successeurs d’un pays et d’une époque où une maigre jeune fille noire, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, et se retrouver à réciter un poème à un président.
Et oui, nous sommes loin d’être lisses, loin d’être immaculés, mais cela ne veut pas dire que nous nous efforçons de former une union parfaite. Nous nous efforçons de forger notre union avec détermination, de composer un pays qui s’engage à respecter toutes les cultures, les couleurs, les caractères et les conditions de l’être humain.
Ainsi, nous ne regardons pas ce qui se trouve entre nous, mais ce qui se trouve devant nous. Nous comblons le fossé parce que nous savons que, pour faire passer notre avenir avant tout, nous devons d’abord mettre nos différences de côté. Nous déposons nos armes pour pouvoir tendre les bras les uns aux autres. Nous ne cherchons le mal pour personne mais l’harmonie pour tous. Que le monde entier, au moins, dise que c’est vrai. Que même si nous avons fait notre deuil, nous avons grandi. Que même si nous avons souffert, nous avons espéré; que même si nous nous sommes fatigués, nous avons essayé; que nous serons liés à tout jamais, victorieux. Non pas parce que nous ne connaîtrons plus jamais la défaite, mais parce que nous ne sèmerons plus jamais la division.
L’Écriture nous dit d’imaginer que chacun s’assoira sous sa propre vigne et son propre figuier, et que personne ne l’effraiera. Si nous voulons être à la hauteur de notre époque, la victoire ne passera pas par la lame, mais par tous les ponts que nous avons construits. C’est la promesse de la clairière, la colline que nous gravissons si seulement nous l’osons. Car être Américain est plus qu’une fierté dont nous héritons; c’est le passé dans lequel nous mettons les pieds et la façon dont nous le réparons. Nous avons vu une forêt qui briserait notre nation au lieu de la partager, qui détruirait notre pays si cela pouvait retarder la démocratie. Et cet effort a presque failli réussir.
Mais si la démocratie peut être périodiquement retardée, elle ne peut jamais être définitivement supprimée. Dans cette vérité, dans cette foi, nous avons confiance, car si nous avons les yeux tournés vers l’avenir, l’histoire a ses yeux sur nous. C’est l’ère de la juste rédemption. Nous la craignions à ses débuts. Nous ne nous sentions pas prêts à être les héritiers d’une heure aussi terrifiante, mais en elle, nous avons trouvé le pouvoir d’écrire un nouveau chapitre, de nous offrir l’espoir et le rire.
Ainsi, alors qu’une fois nous avons demandé: “Comment pouvons-nous vaincre la catastrophe?” Maintenant, nous affirmons: “Comment la catastrophe pourrait-elle prévaloir sur nous?”
Nous ne reviendrons pas à ce qui était, mais nous irons vers ce qui sera: un pays meurtri, mais entier; bienveillant, mais audacieux; féroce et libre. Nous ne serons pas détournés, ni ne serons interrompus par des intimidations, car nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération. Nos bévues deviennent leur fardeau. Mais une chose est sûre, si nous fusionnons la miséricorde avec la force, et la force avec le droit, alors l’amour devient notre héritage, et change le droit de naissance de nos enfants.
Alors, laissons derrière nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé. À chaque souffle de ma poitrine de bronze, nous ferons de ce monde blessé un monde merveilleux. Nous nous élèverons des collines de l’Ouest aux contours dorés. Nous nous élèverons du Nord-Est balayé par les vents où nos ancêtres ont réalisé leur première révolution. Nous nous élèverons des villes bordées de lacs des États du Midwest. Nous nous élèverons du Sud, baigné par le soleil. Nous reconstruirons, réconcilierons et récupérerons dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin appelé notre pays; notre peuple diversifié et beau en sortira meurtri et beau.
Quand le jour viendra, nous sortirons de l’ombre, enflammés et sans peur. L’aube nouvelle s’épanouit alors que nous la libérons. Car il y a toujours de la lumière. Si seulement nous sommes assez braves pour la voir. Si seulement nous sommes assez braves pour l’être.
When day comes, we ask ourselves, where can we find light in this never-ending shade?
The loss we carry. A sea we must wade.
We braved the belly of the beast.
We’ve learned that quiet isn’t always peace, and the norms and notions of what “just” is isn’t always justice.
And yet the dawn is ours before we knew it.
Somehow we do it.
Somehow we weathered and witnessed a nation that isn’t broken, but simply unfinished.
We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one.
And, yes, we are far from polished, far from pristine, but that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters and conditions of man.
And so we lift our gaze, not to what stands between us, but what stands before us.
We close the divide because we know to put our future first, we must first put our differences aside.
We lay down our arms so we can reach out our arms to one another.
We seek harm to none and harmony for all.
Let the globe, if nothing else, say this is true.
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried.
That we’ll forever be tied together, victorious.
Not because we will never again know defeat, but because we will never again sow division.
Scripture tells us to envision that everyone shall sit under their own vine and fig tree, and no one shall make them afraid.
If we’re to live up to our own time, then victory won’t lie in the blade, but in all the bridges we’ve made.
That is the promise to glade, the hill we climb, if only we dare.
It’s because being American is more than a pride we inherit.
It’s the past we step into and how we repair it.
We’ve seen a force that would shatter our nation, rather than share it.
Would destroy our country if it meant delaying democracy.
And this effort very nearly succeeded.
But while democracy can be periodically delayed, it can never be permanently defeated.
In this truth, in this faith we trust, for while we have our eyes on the future, history has its eyes on us.
This is the era of just redemption.
We feared at its inception.
We did not feel prepared to be the heirs of such a terrifying hour.
But within it we found the power to author a new chapter, to offer hope and laughter to ourselves.
So, while once we asked, how could we possibly prevail over catastrophe, now we assert, how could catastrophe possibly prevail over us?
We will not march back to what was, but move to what shall be: a country that is bruised but whole, benevolent but bold, fierce and free.
We will not be turned around or interrupted by intimidation because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation, become the future.
Our blunders become their burdens.
But one thing is certain.
If we merge mercy with might, and might with right, then love becomes our legacy and change our children’s birthright.
So let us leave behind a country better than the one we were left.
Every breath from my bronze-pounded chest, we will raise this wounded world into a wondrous one.
We will rise from the golden hills of the West.
We will rise from the windswept Northeast where our forefathers first realized revolution.
We will rise from the lake-rimmed cities of the Midwestern states.
We will rise from the sun-baked South.
We will rebuild, reconcile, and recover.
And every known nook of our nation and every corner called our country, our people diverse and beautiful, will emerge battered and beautiful.
When day comes, we step out of the shade of flame and unafraid.
The new dawn balloons as we free it.
For there is always light, if only we’re brave enough to see it.
If only we’re brave enough to be it.
Les explications proposées par les médias pour justifier cette série de remaniements de dernière minute – hormis le remerciement de Christopher Krebs pour avoir, depuis son poste, considéré les élections comme « les plus sûres » de l’histoire des États-Unis –, tiendraient à la volonté de Donald Trump de mettre fin à la présence militaire américaine en Afghanistan, en Irak et en Somalie, malgré l’avis contraire et répété de l’état-major, et d’exercer une pression maximale sur l’Iran.
Imaginons un instant une autre raison : le 20 janvier 2021 à 11h du matin, celui qui est toujours président des États-Unis apparaît sur les écrans et proclame vouloir défendre la volonté du peuple, qui a été bafouée par des élections truquées. Il déclare l’état d’urgence nationale et décrète par executive order la dispersion du rassemblement insurrectionnel – la foule réunie pour l’Inauguration Day – au pied du Capitole.
Il annonce que le nouveau chef d’état-major interarmées – le général Mark A. Milley a été limogé pour déloyauté – a placé en état d’arrestation « Tricky Joe » et tous ses complices félons. Il décrète la mobilisation de l’ensemble de la Garde nationale des 50 États, la suspension de toutes les permissions et la fermeture des aéroports civils, qui passent sous le contrôle de l’US Air Force. Les garde-côtes reçoivent l’ordre de bloquer les ports. Le tout récent secrétaire à la Sécurité intérieure est sommé d’organiser un couvre-feu national applicable à l’ensemble du territoire et à Porto Rico. En tant que commandant en chef, le président Trump relève l’armée de Terre des restrictions imposées par le Posse Comitatus (1878) et lui ordonne, en vertu de l’Insurrection Act (1807), d’assurer la sécurité dans toutes les villes, contre les pillages et les émeutes, avec l’injonction de tirer à vue sur chaque fauteur de trouble.
Politique-fiction ? Le 45th president peut-il tenter un tel scénario avec l’assistance de l’armée des États-Unis ? Donald Trump a tous les pouvoirs du commandant en chef, et d’autres encore, jusqu’à l’ultime seconde de son mandat. Il aurait pu s’en servir pour se maintenir au pouvoir… s’il n’avait pas été le président de l’union fédérale la plus républicaine du monde.
Les conditions potentielles d’un pronunciamiento
La Constitution des États-Unis fournit les conditions idéales d’un coup d’État militaire. Tous les pays qui ont répliqué son texte fondamental sont passés par la dictature : les « républiques-sœurs » d’Amérique latine, les Philippines, mais aussi la France de la IIᵉ République (1848-1852), dont la loi fondamentale reproduisait l’organisation de sa cousine d’outre-Atlantique. On sait comment le prince-président Louis-Napoléon Bonaparte obtint par référendum la présidence à vie, séduisit l’armée, emprisonna la majorité parlementaire royaliste et réprima dans le sang le soulèvement ouvrier et républicain (400 morts et 27 000 interpellations). Il transforma la Constitution républicaine en Empire par un simple senatus-consulte.
Outre la légitimité présidentielle tirée du suffrage universel, une particularité du système présidentiel américain procède de l’alliage, datant de 1787, entre des principes démocratiques et les ressorts profonds de la monarchie britannique, pourtant honnie : le discours sur l’État de l’Union reproduit le discours du trône et, surtout, la Constitution reprend la fonction royale de Commander in Chief – équivalent du Princeps imperator romain – qui fait du président des États-Unis, même le plus inculte dans l’art militaire, un vrai généralissime sans étoiles qui, comme le roi d’Angleterre, peut diriger directement les troupes.
Washington commande à cheval sa cavalerie contre les insurgés de la Whiskey Rebellion (1791-1794). Madison ordonne lui-même de tirer au canon contre la flotte britannique, lors de la seconde guerre d’indépendance (1814). De nos jours, le Chief Executive ordonne régulièrement frappes aériennes et exécutions extra-judiciaires. Rappelons les très nombreuses attaques par drones approuvées par Barack Obama.
Après la proclamation des États-Unis, les pouvoirs de guerre du président ont été décuplés. En 1798, lors de la « quasi-guerre » franco-américaine, le président John Adams fait passer la loi contre la « sédition » et les « étrangers » (Alien and Sedition Act). Il y gagne le droit d’expulser toute personne « dangereuse pour la paix et la sécurité des États-Unis ». Lors de la guerre civile, Lincoln permet par un simple executive order au général Scott de suspendre l’habeas corpus entre Philadelphie et Washington. Certains civils passent devant des juridictions militaires, sans droit de recours. Lincoln fait ensuite voter une loi générale qui lui donne le droit de suspendre l’habeas corpus, n’importe où pendant toute la rébellion.
Plus tard, sur la base de l’Espionage Act de 1917 – toujours en vigueur et en vertu duquel Edward Snowden a été inculpé –, Roosevelt signera seul l’executive order n° 9066 (février 1942), qui a permis l’internement sans recours de quelques 120 000 citoyens d’origine japonaise et 11 000 citoyens d’origine allemande, fraîchement naturalisés.
Par ailleurs, l’Insurrection Act voté en 1807 donne au président le droit de déployer l’armée sur tout le territoire des États-Unis pour mettre un terme aux incursions (indiennes à l’époque), aux troubles civils, à l’insurrection et à la rébellion.
Il a été invoqué une vingtaine de fois depuis lors, soit à la demande d’un gouverneur quand sa garde nationale ne suffisait pas à ramener l’ordre, soit à l’initiative directe du gouvernement fédéral. Au XXe siècle L’Insurrection Act a servi à réduire les émeutes racistes au Mississippi et dans l’Alabama en 1962-1963 et à contenir les émeutes raciales de Detroit en 1967, de Washington, Baltimore et Chicago en 1968 après la mort de Martin Luther King, et enfin de Los Angeles en 1992. Donald Trump a menacé de déployer l’armée, en juin 2020, face aux débordements qui ont suivi la mort de George Floyd.
Cedant Arma Togae
Pour l’instant, et jusqu’à preuve du contraire, aucune des lois d’exception américaines, si elles ont pu restreindre considérablement les libertés individuelles, n’a servi à un coup d’État d’origine présidentielle.
Tout d’abord, l’état-major a intériorisé, depuis le temps exemplaire de George Washington, l’antimilitarisme à la romaine des Pères fondateurs (Cedant Arma Togae, c’est-à-dire “les armes cèdent à la toge“), comme le montre une résolution du Congrès adoptée le 2 juin 1784 :
Les armées constituées en temps de paix sont incompatibles avec les principes de gouvernement républicain. Elles sont dangereuses pour les libertés d’un peuple libre. Elles sont généralement utilisées comme un appareil de destruction pour installer la dictature.
Ainsi, autant l’opinion et la classe politique américaines considèrent l’armée comme un acteur à part entière de la politique publique, autant elles ne lui octroient aucune primauté institutionnelle. Ce n’est pas une armée de métier qui a fondé la Nation américaine, mais bien celle des volontaires patriotes. Le refus, jusqu’en 1947, d’une vraie armée de terre permanente en temps de paix, et la phobie d’un « Grand état-major général » à la prussienne, totalement indépendant, tout-puissant et capable de décider d’une entrée en guerre, illustrent ce rejet d’un établissement militaire complètement institutionnalisé.
Comme la Constitution américaine a été pensée contre l’absolutisme royal et l’existence d’une armée à son seul service, l’activité militaire est soumise au double contrôle du Congrès et du président. Ainsi, en 1917-1918, Wilson imposera à Pershing la nécessité de conclure l’armistice de novembre. Fin 1950, Truman interdira à MacArthur de porter la guerre contre la Chine pendant le conflit coréen et le relèvera de ses fonctions en avril 1951. Le général devenu président Dwight Eisenhower a écarté le modèle du garrison state (l’État spartiate), qui aurait pu conduire à une économie de guerre permanente, dictée par le conflit est-ouest.
Outre le président, le Congrès américain surveille à la loupe les moindres modifications internes du Pentagone. L’état-major interarmées se voit très limité par le nombre total de ses officiers – quelques dizaines selon la loi de sécurité nationale de 1947 – tandis que la loi Goldwater-Nichols de 1986 lui enlève tout commandement opérationnel à l’exception du feu nucléaire, sous la responsabilité technique du général présidant l’état-major.
L’armée, rempart de la démocratie américaine
La dernière raison qui rend impossible l’utilisation de l’armée pour un éventuel coup d’État relève d’une loi universelle non écrite. Le sens profond et la destinée des régimes se jouent durant leur première décennie. La République américaine a pu naître grâce au sacrifice de ses patriotes, face à une armée coloniale implacable et dirigée par un souverain dominateur. Cette naissance garantit la passation de pouvoir au nom d’un peuple qui se gouverne librement. Dès le départ, ni Washington, ni Madison, ni même le bouillonnant général-président Andrew Jackson ne profitèrent de leurs extraordinaires ressources militaires pour imposer une lecture autoritaire de leur fonction. La loi martiale, édictée le cas échéant, s’évanouit une fois le danger passé. De facto et de jure, le caractère sacré de la volonté du peuple, volonté qui s’impose par le vote, l’a toujours emporté.
Un président souhaitant abuser de l’Insurrection Act pour établir un pouvoir arbitraire ou se maintenir à la Maison Blanche aurait même à faire face à l’Armée de cette Union qui n’est pas « son » armée. Lorsque Trump caressa l’idée d’utiliser les instruments de l’Insurrection Act pour mater les troubles de Portland, son secrétaire à la Défense, Mark Esper, et derrière lui tout le haut commandement, s’y opposa publiquement.
En matière de prise de décision politico-militaire, il existe une liberté de parole considérable accordée aux généraux et aux subordonnés civils du secrétaire à la Défense. Ils doivent avoir leur propre opinion sur la politique de défense et ne pas hésiter à la donner. Cela s’explique par les principes de décentralisation et de subsidiarité qui régissent la gouvernance américaine. Enfin, le caractère comminatoire des convocations aux commissions du Congrès a habitué les officiers généraux à dévoiler le fond de leur pensée.
De façon générale, à travers l’histoire du pays, on ne peut que souligner le peu d’appétence des généraux américains, et pour la guerre, et pour le pouvoir autoritaire, encore plus lorsqu’ils deviennent présidents à la faveur des circonstances. C’est bien malgré lui qu’Ulysses S. Grant – qui avait obtenu le pouvoir d’intervention militaire en 1871, à travers le Third Enforcement Act, pour réduire les atrocités du Ku Klux Klan dans le Sud – se retrouva obligé de sécuriser les résultats de l’élection la plus controversée en 1876. Grant dut envoyer les forces armées en Louisiane, en Caroline et en Floride, où, pour le coup, des fraudes patentes et des obstructions électorales avaient faussé les résultats. La paix civile fut rétablie au prix d’une transaction funeste entre Républicains (finalement vainqueurs) et Démocrates : la Reconstruction (1865-1877) fut abandonnée dans le Sud.
Quand « Ike » Eisenhower employa à nouveau la force armée dans le Sud en 1956, ce fut pour forcer la déségrégation. Il ordonna à la Garde nationale partisane de l’Arkansas de regagner ses cantonnements et la remplaça par un régiment de la prestigieuse 101e Aéroportée, pour permettre à des élèves noirs d’accéder à une école de Little Rock. On est loin du jour où César imperator, consul et dictateur – fonctions temporaires – accepta du Sénat la dictature à vie, hors de toute règle républicaine.
Ainsi donc, la tentation dictatoriale d’un perdant mégalomane et mauvais joueur ne serait pas servie par les pouvoirs autorisés par les lois d’exception. Peut-être ce pays pourrait-il connaître un jour – comme d’autres – une dictature militaire, sous l’effet malheureux d’une implosion de son impérialisme informel et global. Mais ce temps paraît loin, très loin des hypothèses trumpiennes.”
L’article complet de Blandine CHELINI-PONT et François DAVID est disponible sur l’excellent site THECONVERSATION.COM (3 décembre 2020), dont la devise traduit bien les options : Academic rigour, journalistic flair ;
[12 décembre 2017 : extraits] “On a coutume d’opposer Trump et Macron : d’un côté le vulgaire businessman américain, aux tweets xénophobes et climato-sceptiques ; de l’autre l’esprit européen éclairé, soucieux de dialogue des cultures et de développement durable. Tout cela n’est pas entièrement faux, et de surcroît bien agréable pour nos oreilles françaises. Mais si l’on regarde de plus près les politiques menées, on est frappé par les similitudes.
En particulier, Trump comme Macron viennent de faire adopter des réformes fiscales extrêmement proches, et qui dans les deux cas constituent une incroyable fuite en avant dans le mouvement de dumping fiscal en faveur des plus riches et des plus mobiles. […]
Pour la première fois depuis l’Ancien Régime, on décide ainsi d’instituer dans les deux pays un régime fiscal explicitement dérogatoire pour les catégories de revenus et de patrimoines détenues par les groupes sociaux les plus favorisés. Avec à chaque fois un argument supposé imparable : la masse des contribuables captifs et immobiles n’a d’autre choix que de bien traiter les plus riches, faute de quoi ces derniers auront tôt fait de quitter le territoire et de ne plus les faire bénéficier de leurs bienfaits (emplois, investissements, et autres idées géniales inaccessibles au commun). « Job creators » pour Trump, « premiers de cordée » pour Macron : les mots varient pour désigner ces nouveaux bienfaiteurs que les masses doivent chérir, mais le fond est le même.
Trump comme Macron sont sans doute sincères. Il n’en reste pas moins qu’ils témoignent tous deux d’une profonde incompréhension des défis inégalitaires posés par la mondialisation. Ils refusent de prendre en compte des faits qui sont pourtant aujourd’hui bien documentés, à savoir que les groupes qu’ils favorisent sont déjà ceux qui ont accaparé une part démesurée de la croissance des dernières décennies. En niant cette réalité, ils nous font courir trois risques majeurs. Au sein des pays riches, le sentiment d’abandon des classes populaires nourrit une attitude de rejet vis-à-vis de la mondialisation, et de l’immigration en particulier. Trump s’en sort en flattant la xénophobie de ses électeurs, alors que Macron espère se maintenir au pouvoir en misant sur l’attachement majoritaire de l’opinion française à la tolérance et l’ouverture, et en rejetant ses opposants dans l’anti-mondialisme. Mais en réalité cette évolution est lourde de menaces pour l’avenir, en Ohio et en Louisiane comme en France ou en Suède.
Ensuite, le refus de s’attaquer aux inégalités complique considérablement la résolution du défi climatique. Comme l’a bien montré Lucas Chancel (Insoutenables inégalités, Les petits matins, 2017), les ajustements considérables des modes de vie exigés par le réchauffement ne pourront être acceptés que si l’on garantit une répartition équitable des efforts. Si les plus riches continuent de polluer la planète avec leurs 4×4 et leurs yachts immatriculés à Malte (exemptés de tout impôt, y compris de TVA, comme les Paradise papers viennent de le démontrer), alors pourquoi les plus pauvres accepteraient-ils la hausse par ailleurs nécessaire de la taxe carbone?
Enfin, le refus de corriger les tendances inégalitaires de la mondialisation a des conséquences extrêmement néfastes sur notre capacité à réduire la pauvreté mondiale. Les prévisions inédites qui seront publiées le 14 décembre dans le Rapport sur les inégalités mondiales sont claires : suivant les politiques et les trajectoires inégalitaires choisies, les conditions de vie de la moitié la plus défavorisée de la planète suivront des évolutions totalement différentes d’ici à 2050.
Terminons sur une note optimiste : sur le papier, Macron défend une approche des coopérations internationales et européennes qui est évidemment plus prometteuse que l’unilatéralisme de Trump. La question est de savoir quand nous sortirons de la théorie et de l’hypocrisie. Le traité Ceta conclu entre l’UE et la Canada quelques mois après l’accord de Paris ne contient par exemple aucune mesure contraignante sur le climat et la justice fiscale.
Quant aux prétendues propositions françaises de réforme de l’Europe, qui font frémir de fierté nos oreilles hexagonales, la vérité est qu’elles sont totalement floues : on ne sait toujours pas quel sera la composition du Parlement de la zone euro ni quels seront ses pouvoirs (de menus détails, sans doute). Le risque est grand que tout cela débouche sur du vide. Pour éviter que le rêve macronien ne débouche sur le cauchemar trumpiste, il est temps d’abandonner les petites satisfactions nationalistes et de se pencher sur les faits…”
Etant donné votre incapacité à élire un président compétent et donc de vous gouverner, nous vous informons de la révocation de votre indépendance. Cette décision entre en vigueur aujourd’hui.
Sa Majesté la Reine Elisabeth II exerce son pouvoir monarchique sur tous les états, commonwealths et autres territoires, excepté l’Utah, qu’elle n’aime pas trop.
Votre nouveau Premier Ministre (Le Très Honorable Boris Johnson, Premier Ministre pour les 97,8% d’entre vous qui, jusqu’à présent, n’étaient pas au courant qu’il existait un monde au-delà de vos frontières) nommera un ministre de l’Amérique. Le Congrès et le Sénat seront dissous. Un questionnaire sera mis en circulation l’année prochaine pour déterminer si vous vous en serez rendus compte.
Afin de vous aider dans votre transition vers ce nouveau statut de colonie de la Monarchie Britannique, nous introduisons les règles suivantes, avec prise d’effet immédiat :
Vérifiez le sens du mot “révocation” dans l’Oxford English Dictionary. Consultez le mot “aluminium” dans le guide de prononciation. Vous serez étonnés de découvrir à quel point vous le prononcez mal. La lettre “U” sera réinstaurée dans les mots tels que “favour” et “neighbour”. Vous apprendrez également à épeler le mot “doughnut” sans omettre la moitié de ses lettres. De manière générale, vous serez priés d’élever votre vocabulaire vers un niveau acceptable. Vérifiez le sens du mot “vocabulaire”. L’utilisation de vos sempiternels 27 mots de vocabulaire entrecoupés de bruits de remplissage tels que “like” et “you know” est inacceptable et constitue une forme de commmunication inefficace. Vérifiez le sens du mot “entrecoupés”. Il n’y aura plus de bips dans le Jerry Springer Show. Si vous n’êtes pas assez grands pour tolérer la vulgarité, vous n’avez qu’à ne pas avoir de talkshows.
L'”anglais d’Amérique” n’existe pas. Nous le ferons savoir à Microsoft pour vous. Le correcteur d’orthographe de Microsoft sera ajusté de sorte à intégrer la lettre “U”.
Vous êtes priés d’apprendre à distinguer les accents anglais et australien. Ce n’est vraiment pas compliqué. Les accents anglais ne se limitent pas au cockney, à l’upper-class péteux ou au mancunien (Daphne dans Frasier). Les séries écossaises telles que Taggart seront désormais diffusées sans sous-titres. Vous êtes priés d’apprendre qu’il n’y a en Angleterre aucun endroit qui s’appelle “Devonshire”. Le comté en question s’appelle “Devon”. Si vous persistez à l’appeler Devonshire, tous les Etats américains deviendront également des “shires”. Exemples : Texasshire, Floridashire, Louisianashire.
Vous êtes priés de réapprendre votre hymne national originel, God Save The Queen, et ce seulement dès lors que vous aurez accompli les devoirs listés en 1.
Vous êtes priés de cesser de jouer au “football” américain. Il n’existe qu’une seule sorte de football. Ce que vous appelez le “football” américain est un jeu pour le moins médiocre. Les 2,1% d’entre vous qui sont au courant qu’il existe un monde au-delà de vos frontières auront probablement remarqué que personne d’autre ne joue au football américain en dehors de vous. Vous serez priés de jouer au vrai football. Pour commencer, il serait préférable que vous jouiez avec les filles. Les plus courageux seront autorisés à jouer au rugby de temps à autres (un sport similaire au football américain, mais dans lequel on ne s’arrête pas toutes les deux secondes pour faire une pause, et où les joueurs ne portent pas une armure en kevlar comme des petites fiottes). Vous êtes priés de cesser de jouer au baseball. Il n’est pas raisonnable d’organiser des événements appelés “World Series” pour un jeu que personne ne joue en dehors des Etats-Unis. En lieu et place du baseball, vous serez autorisés à jouer à un jeu de filles qui s’appelle “rounders” et qui s’apparente au baseball, mais sans les maillots prout-prout, les gants démesurés, les cartes à collectionner et les hot dogs.
Vous ne serez plus autorisés à posséder ou à transporter sur vous des armes, ni aucun objet plus dangereux qu’un épluche-légumes. Puisque vous n’êtes pas dotés d’une sensibilité suffisante pour manipuler des objets potentiellement dangereux, le port de l’épluche-légume nécessitera un permis.
Le 4 juillet ne sera plus un jour férié. Le 2 novembre sera votre nouveau jour de fête nationale. On l’appellera “Le jour de l’indécision”.
Toutes les voitures américaines seront bannies. Elles sont absolument merdiques, c’est pour votre bien. Quand on vous montrera les voitures allemandes, vous comprendrez ce qu’on veut dire. Toutes les intersections seront remplacées par des ronds-points et vous serez priés de rouler à gauche. Vous vous plierez également au système métrique. Les ronds-points et le système métrique vous aideront à comprendre l’humour anglais.
Apprenez à faire de vraies frites. Ces choses que vous appelez “french fries” ne sont pas de vraies frites. Les frites ne sont pas françaises, elles sont belges, même si 97,8% d’entre vous (y compris le type qui a découvert les frites pendant un séjour en Europe) ne sont pas au courant de l’existence de la Belgique. Les chips de pommes de terre s’appellent “crisps”. Les vraies frites sont épaisses et frites dans de la graisse animale. L’accompagnement traditionnel des frites est la bière, qui se doit d’être servie tiède et sans bulles.
Cette chose froide et insipide que vous appelez “bière” est de la blonde. Seule la véritable ambrée anglaise mérite le nom de “bière”. Les substances connues jusqu’ici sous le nom de “Bière Américaine” seront à présent qualfiées de “Pisse de Mouche Quasi-Congelée”, à l’exception des produits de la firme Budweiser qui porteront le nom de “Pisse Insipide de Mouche Quasi-Congelée”. Ceci permettra à la vraie Budweiser (fabriquée depuis au moins 1000 ans dans la ville de Pilsen, en République Tchèque) d’être commercialisée sans risque de confusion.
Le prix de l’essence (ou “gasoline”, comme vous dites) des anciens Etats-Unis sera harmonisé avec celui du Royaume-Uni (plus ou moins 6$ le gallon, faites-vous une raison).
Apprenez à résoudre vos problèmes personnels sans armes, avocats ou thérapeutes. Le fait que vous ayez besoin de tant d’avocats et de thérapeutes prouve bien que vous n’êtes pas encore assez adultes pour être indépendants. Si vous n’êtes pas assez adultes pour faire la part des choses sans poursuivre quelqu’un en justice ou sans parler à votre thérapeute, c’est que vous n’êtes pas assez adultes pour manipuler une arme à feu.
S’il vous plait, dites-nous qui a tué JFK. Ça nous rend dingues.
Les huissiers de la Reine seront très bientôt à vos côtés pour récolter les impôts que vous devez au Royaume (de manière rétroactive, jusqu’en l’an 1776).
Merci de votre coopération,”
John Cleese (2016)
N.B. D’aucuns lui contestent la paternité de ce texte. Si le génial John Cleese n’en est pas le vrai auteur, qu’à cela ne tienne : si non e vero, e bene trovato ! Le texte anglais est disponible ici…
Ancien directeur de l’information du Journal télévisé de la VRT, Björn Soenens est le correspondant permanent de la chaîne publique flamande aux États-Unis. Le 30 août dernier, il publie ce billet sur sa page Facebook.
“Permettez-moi d’évoquer un instant mon métier de journaliste et ses principes fondateurs. Je travaille depuis bientôt 29 ans au service d’information de la VRT. Ce que certains me donnent à lire et à entendre aujourd’hui dépasse tout ce que j’ai connu dans ma carrière. La haine et l’insatisfaction que j’observe autour de moi me pèsent, me font mal. Une douleur qui va bien au-delà de mon cas personnel. En ces temps chahutés, je ressens le besoin de sonner l’alerte.
Le métier repose en grande partie sur la confiance qu’on accorde au journaliste. Un métier qui implique de se documenter, en consultant un faisceau de sources, le plus large et le plus diversifié possible. Des lectures en abondance, qu’il convient de vérifier, de recouper. Un journaliste doit aussi mobiliser ses connaissances, sa raison, ses méninges. Et ensuite faire de son mieux pour produire un compte rendu à la hauteur, que ce soit à la radio, en télé, en ligne ou dans un livre. Voilà donc le métier que j’exerce depuis si longtemps. Journaliste, c’est un peu comme menuisier ou boulanger, ça ne s’improvise pas.
Le métier ne consiste donc pas à porter des jugements à l’emporte-pièce. Je ne fais pas dans le jugement, ni à la radio ni à la télé. Le métier implique par essence la vérification, parfois fastidieuse, des faits, dans leur intégralité, dans leur contexte, avec le qui, le quoi, le comment et surtout, le pourquoi. En sous-pesant les dires, en les mirant à la lumière du réel, sans rien prendre pour argent comptant. Avec pour unique objectif de faire jaillir la vérité, d’où qu’elle vienne. Telle est ma mission, mon devoir, en tant que journaliste pour le service public.
Dans cette quête, je n’ai jamais tenu compte de mes préférences personnelles ou de celles de mes interlocuteurs. Faire preuve de neutralité n’implique donc pas de présenter successivement la vérité de chacun, et de laisser ensuite l’auditeur ou le téléspectateur faire le tri, en l’abandonnant à son triste sort. Mon métier consiste aussi à interpréter les faits, en me fondant sur mon expérience, mes observations, des chiffres. Être capable de distinguer le vrai du faux, de séparer le bon grain de l’ivraie. Si j’omets cette étape, mon rôle se réduit alors à celui d’un vulgaire passeur qu’on utilise pour diffuser une propagande ou des mensonges. Ainsi, lorsqu’on me dit que l’islam est le plus grand fléau de notre société, je me dois de contredire cette affirmation, en appuyant mon argumentaire sur des faits. La seule existence d’Al Qaeda ou de l’État islamique ne signifie pas de facto que tous les musulmans du monde sont de dangereux terroristes – même si manifestement, beaucoup le pensent.
Nous devons, nous journalistes, tenir compte des motivations des parties prenantes
Lorsque j’étais encore directeur de l’information du Journal télévisé de la VRT, j’avais été taxé de déni du terrorisme pour avoir interdit la diffusion d’images montrant les horreurs perpétrées par l’État islamique. Mon motif était pourtant clair : il n’était pas question de faire le lit des terroristes en propageant leur macabre propagande. Qui me croirait assez stupide pour montrer ces images, dans une espèce de quête de sensationnalisme, et contribuer ainsi au recrutement à travers le monde d’autres candidats-terroristes ? J’ai toujours été d’avis que nous devions, nous journalistes, tenir compte des motivations des parties prenantes. Qu’il s’agisse de communiqués de presse ou de soi-disant « exclusivités », j’ai par exemple tendance à me méfier des grandes annonces.
Maintes fois, ces informations sont reprises par les médias sans que quiconque se pose la question de leur pertinence, ramenant le « journalisme » à une forme primaire de communication, dont le seul intérêt est de faire grimper le cours de l’action d’un géant pharmaceutique ou la cote de popularité d’un élu. Il arrive trop souvent qu’on relaie du vent pour noircir des colonnes. Les politiques gratifient les journalistes de scoops dans le but de devancer leurs adversaires ou de placer un sujet à l’agenda. Les journalistes sont sur leurs gardes, mais tombent encore souvent dans le panneau. Il est certes flatteur d’être le premier sur la balle, de damer le pion aux confrères et aux consœurs, mais ce privilège n’est pas forcément gage de journalisme de qualité. Au contraire. Souvent, les heureux privilégiés ne sont que les victimes d’un jeu de dupes.
« Tu es un anti-Trump »
Il y a environ quatre ans, Trump est arrivé au pouvoir. Presque au même moment, je suis devenu correspondant de la VRT aux États-Unis. Depuis lors, j’en ai vu des vertes et des pas mûres : « Tu es un anti-Trump », « Un sale gauchiste, un marxiste, un stalinien », « Tes propos ne sont qu’un ramassis de mensonges ». Les partisans de Trump en Flandre ne m’ont pas épargné. Je me pose donc cette question : pourquoi la vérité est-elle devenue si dérangeante ? Ces dernières années, qu’est-il donc advenu de la valeur des preuves, des chiffres, des vérités pourtant incontestables ? Pourquoi ces gens se fâchent-ils à ce point lorsque je mets le doigt sur un mensonge du président ? Pourquoi m’accusent-ils de manquer de neutralité ?
Quelqu’un m’a dit un jour : « Trump a épongé les dettes d’Obama ! Mais ça, tu peux mal de le relayer, sale gauchiste ! » Or, les faits sont là : au départ d’Obama, la dette des États-Unis s’élevait à 19,7 mille milliards de dollars. Actuellement (août 2020), elle atteint 26,7 mille milliards. Les chiffres sont là. Les faits sont avérés. « On a nos propres sources », me rétorquent mes détracteurs. C’est-à-dire ? Ce sont des statistiques officielles. Que veulent-ils de plus ?
Lorsque Trump affirme dans son discours d’investiture comme candidat républicain, prononcé depuis les jardins de la Maison-Blanche, que le mur qu’il a construit à la frontière mexicaine est pratiquement terminé, j’ai le devoir de rectifier. Je peux éventuellement adoucir la formulation, en disant qu’il « ne dit pas la vérité » ou que ce n’est « pas rigoureusement exact ». Mais avec ou sans gants, le résultat est identique : il ment. « Son » mur dépasse à peine les 10 km. Il y a bien 300 kilomètres de clôture en Arizona, mais ce rempart existait déjà avant l’arrivée de Trump. Je suis donc navré, mais les faits ont leur importance. Quand Donald Trump prétend que les prix des médicaments ont baissé au cours de son mandat, il s’agit une fois encore d’un mensonge : en réalité, ils ont augmenté.
On m’a récemment accusé de soutenir Joe Biden. On a même affirmé que j’avais eu un orgasme en direct à la télévision lors de l’annonce de son investiture comme candidat démocrate. Cela se voyait comme le nez au milieu du visage, paraît-il. Ah bon, vraiment ? Laissez-moi vous rassurer : la convention démocrate n’avait vraiment pas de quoi faire grimper qui que ce soit au septième ciel. Et même si cela avait été le cas, je me serais arrangé pour ne pas trop m’exposer à la télévision.
Mais quoi qu’il advienne, les partisans de Trump n’en démordront pas : je suis et resterai un Bidenlover. Pourquoi ? Parce que j’ai eu l’audace de contredire « leur » président. Non, Biden n’a pas l’intention de procéder à des coupes sombres dans les budgets de la police. J’ai vérifié, recoupé. En tant que journaliste, il est de mon devoir de rétablir la vérité sans tourner autour du pot. Comme je n’ai jamais caché la participation active de Joe Biden à l’élaboration du Violent Crime Control and Law Enforcement Act, loi anti-criminalité votée sous Bill Clinton en 1994, qui a conduit à « jeter des millions d’Américains noirs derrière les barreaux ». Cette affirmation de Trump est vraie. Une vérité douloureuse pour les démocrates, que je dois aussi relayer. Je n’ai aucun problème avec cela. Je suis un journaliste, pas un activiste. Je l’ai dit, je le répète : seule la vérité m’importe, même si elle dérange.
Factcheck, tel est le mot d’ordre
Quand j’avance que Bill Clinton et les démocrates ont abandonné les ouvriers américains en signant l’Accord de libre-échange nord-américain avec le Mexique et le Canada (ALÉNA), je me fonde une fois de plus sur des faits : des milliers de postes bien rémunérés aux États-Unis ont été délocalisés au Mexique. Quand j’avance que la politique de Trump consistant à séparer les enfants de leurs parents à la frontière est cruelle, j’admets en revanche qu’il s’agit d’une interprétation libre des faits. Mais quiconque prétendrait le contraire me semblerait manquer d’humanité. Obama était-il irréprochable ? Non, pas forcément. Sous son administration, des enfants ont aussi été enfermés dans des cages à la frontière. Mais il n’a pas ordonné qu’ils soient séparés de leurs parents : ces enfants étaient exclusivement des adolescents qui avaient essayé d’entrer seuls aux États-Unis. Obama n’a pas non plus affiché son meilleur visage lorsqu’il a décidé de ramener d’un an à trois semaines le délai dont disposaient les immigrés pour faire appel de leur avis d’expulsion. Ça aussi, je l’ai dit, je l’ai écrit, sans détour.
Mes critères d’évaluation me poussent aussi à m’intéresser au respect des droits de l’homme. D’aucuns me rétorqueront que cette approche n’est pas tout à fait neutre et je ne pourrai pas leur donner tort. Mais quoi qu’il en soit, ce n’est pas une question de positionnement sur le spectre politique. Un journaliste a le droit de cultiver des valeurs. J’exerce dans un pays que l’on peut encore qualifier de démocratie, même si je ressens le besoin d’ajouter que l’État de droit y est de plus en plus affaibli – une évolution qui m’inquiète, comme journaliste et comme citoyen.
« Tu n’es qu’un hater, tu détestes les États-Unis ! Profite bien du luxe de ta vie à New York sur le compte des contribuables belges, car elle ne durera pas ». Primo, je ne vis pas dans le luxe. J’habite avec ma femme dans un appartement modeste, je n’ai pas les moyens de louer un bureau. Secundo, je travaille dur, précisément parce que je ressens une sorte de responsabilité morale d’utiliser l’argent des Belges à bon escient. Voilà pourquoi vous m’entendez entre quarante et cinquante fois par mois à la radio et à la télévision. Je ne suis pas un adepte de la loi du moindre effort. J’adore mon métier, qui m’apporte de grandes satisfactions : il est très gratifiant d’être le correspondant de cet incroyable pays.
Suis-je un hater parce que j’ose évoquer le lamentable sort qui est réservé à tant de citoyens américains ? Un sort qui ne colle pas avec l’image que le président essaie de donner de son pays ? Suis-je un hater et un communiste parce que j’ose parler de la profondeur abyssale du fossé qui sépare les riches des pauvres ? Suis-je un sale gauchiste quand je montre les innombrables citoyens noirs vivant toujours à l’écart, ghettoïsés à la périphérie des grandes villes ou à la campagne ? Parce que je parle du fléau de la drogue, un sujet honteusement passé sous silence par les médias américains ? Suis-je un anti-Trump quand je dis que le président minimise la crise sanitaire et manque d’empathie vis-à-vis des 190 000 morts du covid-19 ? Suis-je un menteur lorsque je parle de récession économique ?
Le journalisme n’a pas pour vocation de vous conforter dans vos croyances
Je ne fais que mon travail. Point à la ligne. De mon mieux, le plus consciencieusement du monde, comme mes parents me l’ont appris. En travaillant dur, et en voyageant. Autant que possible. Pas pour le plaisir de voir du pays, mais parce qu’un journaliste doit voir, entendre, sentir et ressentir. Un journaliste doit aller à la rencontre des gens.
D’autres me reprochent – à l’inverse – de donner trop souvent la parole aux partisans de Trump. Que ceux-là sachent que je continuerai à le faire. C’est pour moi une évidence. Comment, dans le cas contraire, savoir ce qu’ils pensent, ce qu’ils vivent au quotidien ? Je discute avec eux, sans jamais les prendre de haut. Jamais. Un journaliste ne doit pas être dans le mépris, il doit regarder, écouter et « consigner », à la manière d’un historien du présent.
Un journaliste doit passer du temps dans des « univers » étrangers au sien. À défaut, il risque de manquer sa cible, d’opérer depuis sa zone de confort et d’adopter une position dominante fondée sur la croyance de tout savoir, de tout connaître.
Tout le monde garde le droit de soutenir qui il veut. Ma seule mission est de vous donner le plus d’informations possible pour que vous puissiez fonder votre jugement en âme et conscience, pour choisir votre camp ou n’en choisir aucun. C’est votre choix. Mais de grâce, cessez ces déferlements de haine lorsque je vous livre des informations qui ne cadrent pas avec ce que vous avez envie d’entendre. Le journalisme n’a pas pour vocation de vous conforter dans vos croyances.
En ce moment, ma frustration est immense : pour beaucoup, la véracité et la justesse des informations n’importent plus. Les faits sont devenus secondaires. Les avis et les idées reçues semblent gravés dans le marbre à jamais. Quiconque diffuse une information à contre-courant devient automatiquement un ennemi. Hélas, cette situation empêche toute évolution, elle freine tout apprentissage. Il ne peut en résulter qu’une interminable guerre des tranchées, sur fond de polarisation.
La neutralité d’un journaliste ne consiste pas à ne pas se mouiller, à laisser le public sans réponse. Ce serait une abdication, un échec cuisant. J’invite donc tous les auteurs de messages haineux à se poser un instant et à réfléchir. Je les invite à lire davantage et à faire un peu plus confiance aux professionnels. Il n’est pas question ici de confiance aveugle, mais d’une forme de foi en mes compétences journalistiques. Je vous propose en échange un propos toujours nuancé, inscrit dans une perspective globalisante et appuyé par des faits vérifiés. […] Partez en quête de la vérité, du vrai visage des choses. Comme le chantait Ramses Shaffy en 1972 : poursuivons notre route dans la certitude vacillante d’une époque délirante…”
Un des aspects les plus étonnants de la poésie de Mary Oliver est la continuité de ton, à travers une période d’écriture étonnamment longue. Ce qui change néanmoins, c’est une insistance plus marquée sur la nature et une plus grande précision dans l’écriture, au point qu’elle est devenue un de nos meilleurs poètes… Pas de plaintes dans les poèmes de Madame Oliver, pas de pleurnicheries, mais d’aucune manière l’impression que la vie soit facile… Ces poèmes nous soutiennent, plutôt que de nous divertir. Même si peu de poètes ont aussi peu d’êtres humains dans leurs poèmes que Mary Oliver, il faut constater que peu de poètes sont aussi efficaces pour nous aider à avancer.
Stephen Dobyns, New York Times Book Review
[d’après BUSTLE.COM, 17 janvier 2019] La poétesse américaine Mary Oliver (1935-2019) vient de décéder à l’âge de 83 ans. Elle s’était vu décerner le Prix Pulitzer ainsi que le National Book Award. Sur le site du San Francisco Chronicle, on peut lire que Bill Reichblum, son exécuteur littéraire, précise que Mary Oliver était décédée le 17 janvier, des suites d’un lymphome, à son domicile de Hobe Sound, en Floride.
Mary Oliver était l’auteure de plus de 15 recueils de poésie et d’essais. Elle était réputée pour son amour de la nature et des animaux, ainsi que pour sa manière joyeuse d’appréhender la vie et le monde. Son oeuvre est reconnaissable par sa simplicité : Mary Oliver estimait que “La poésie, pour être comprise, doit être claire.” Selon la National Public Radio, la poétesse a un jour déclaré : “Il ne s’agit pas de faire chic. J’ai le sentiment que beaucoup de poètes d’aujourd’hui sont un peu comme des danseurs de claquettes. Je trouve que tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu et ne doit pas être dans le poème.”
Mary Oliver est née à Maple Heights, dans l’Ohio, le 10 septembre 1935. Son enfance a été marquée par un père abuseur sexuel et une mère négligente : Mary s’est réfugiée dans la poésie et la nature. Jeune poète, on la disait fortement inspirée par une autre poétesse, Edna St. Vincent Millay. Elle a d’ailleurs brièvement habité chez cette dernière, aidant ses proches à trier les archives de l’auteure après son décès, en 1950. Au milieu des années 50, Mary Oliver a suivi les cours de la Ohio State University et du Vassar College, sans obtenir de diplôme néanmoins.
Paru en 1963, son premier recueil, No Voyage, and Other Poems, a marqué le début d’une carrière prolifique, couronnée par un Prix Pulitzer, un National Book Award, un American Academy of Arts & Letters Award, un Lannan Literary Award, le Poetry Society of America’s Shelley Memorial Prize et l’Alice Fay di Castagnola Award, sans compter des bourses accordées, entre autres, par la Guggenheim Foundation et le National Endowment for the Arts. Mary Oliver était également détentrice de la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College jusqu’en 2001.
Dans son poème de 2006 intitulé When Death Comes (Quand la mort viendra), Mary Oliver écrit :
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie, je suis restée l’épouse de l’étonnement. Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
En lisant ceci, une chose est certaine : au cours de sa “vie sauvage, qui est unique et si précieuse“, Mary Oliver a développé une oeuvre qui aura certainement un impact sur les lecteurs -et les auteurs- des générations à venir.
Tous les poèmes de Mary Oliver présentés dans cette sélection sont traduits par Patrick Thonart, partagés dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (disponible sur demande, 2023)
Cliquez sur l’icone pour afficher la poetica…
Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Seller du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club. “Quel que soit l’endroit où vous commencez à lire, Devotions est incroyablement attirant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélectionnés dans American Primitive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus exceptionnels. Peut-être que le plus important, c’est cette écriture lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démontre combien une conscience plus aigüe peut profiler et transformer une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Washington Post
“C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indiquait quels poèmes elle considère comme les plus importants.” — Chicago Tribune
La poétesse Mary Oliver a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélection personnelle de son travail, ce qui en fait probablement le recueil définitif de ses poèmes, écrits pendant plus de cinq décennies de sa magnifique carrière littéraire.
A travers les années, Mary Oliver a su toucher un nombre impressionnant de lecteurs avec des vers brillamment ciselés, exprimant son amour pour le monde naturel et les liens puissants qui unissent tous les vivants. Identifiée par Dwight Garner comme “de loin la poétesse la plus vendue du pays“, elle nous revient avec ce recueil étonnant et définitif de ses poèmes des cinquante dernières années.
Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes parmi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout premier recueil, No Voyage and Other Poems, publié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felicity, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour durer et il a été conçu par Mary Oliver en personne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous propose un recueil extraordinaire, inestimable, de ses observations à la fois délicates, passionnées et précises de la Nature authentique.
Si, soudainement, tu es pris d’une joie inattendue, N’hésite pas. Abandonne-toi. Il y a plein de vies et de villes entières détruites ou en passe de l’être. Nous ne sommes pas sages, et pas si souvent gentils. Et beaucoup ne pourra être pardonné. Pourtant, la vie a de la ressource. C’est peut-être sa manière à elle de rendre les coups, qui fait que parfois quelque chose se passe qui est plus grand que toutes les richesses ou tous les pouvoirs du monde. Ça peut être n’importe quoi, mais tu le ressens certainement à l’instant précis où l’amour commence. De toute façon, c’est souvent le cas. De toute façon, quoi que ce soit, n’aie pas peur de son abondance. La joie n’est pas faite pour être une miette.
Quand je suis parmi les arbres, particulièrement parmi les saules et les féviers, mais aussi les hêtres, les chênes et les épicéas, ils envoient de vrais signaux de joie. Je pourrais presque dire qu’ils me sauvent, chaque jour. Je suis si loin de l’espoir de me voir un jour, n’être que bonté, et discernement, et ne jamais me presser pour traverser le monde mais marcher lentement, et m’incliner souvent.
Autour de moi, les arbres remuent leurs feuilles et lancent leur appel, “Reste un peu.” La lumière s’écoule de leurs branches.
Et ils appellent à nouveau, “C’est si simple,” disent-ils, “et toi aussi tu es venue au monde pour cela, aller paisiblement, être remplie de lumière, et resplendir.”
A Thousand Mornings (2012)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce Best-seller du New York Times est un recueil de textes de la célèbre poétesse Mary Oliver. Dans A Thousand Mornings, Mary Oliver retrouve l’imagerie si caractéristique de son œuvre ; elle nous emmène dans les marais et le long de la côte de sa région bien-aimée : Provincetown dans le Massachusetts. Qu’elle étudie les feuilles d’un arbre ou qu’elle fasse le deuil de son chien bien-aimé, Percy, Mary Oliver reste ouverte aux enseignements qui naissent des instants les plus furtifs et elle explore avec lucidité, humour et bienveillance les mystères de notre vie quotidienne.
Le matin, je descends sur la plage où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent, et je leur dis, oh, comme je suis triste, que vais-je– que dois-je faire ? Et la mer me dit, de sa jolie voix : Excuse-moi, j’ai à faire.
Thirst : Poems (2007)
[GOODREADS.COM] Thirst, recueil de 43 nouveaux poèmes de Mary Oliver (prix Pulitzer), introduit deux nouvelles voies dans son œuvre. En plein deuil de sa compagne depuis quarante ans, son grand amour, la grande photographe Molly Malone Cook, Mary Oliver s’efforce de convertir le chagrin en un chemin spirituel, de vivre la tristesse de la perte comme une partie de l’amour et non comme sa fin. Dans ces pages, pour la première fois, elle raconte sa découverte de la foi, sans toutefois abandonner l’amour de la Nature qui a été sa marque de fabrique pendant quarante ans. Dans trois longs poèmes étourdissants, Oliver explore les dimensions et vérifie les paramètres de la doctrine religieuse, se demandant, par exemple, ce que c’est qu’être bon : “A quelle fin ? / L’espoir du Paradis ? Non, pas cela. Mais plutôt d’entrer / dans l’autre royaume : grâce, et imagination, / et tous ces liens : être comme une feuille, une rose, / un dauphin.”
Quelqu’un que j’aimais, un jour, m’a donné une boîte pleine d’ombres.
J’ai mis des années à comprendre que, cela aussi, était un cadeau.
New and Selected Poems, Volume Two (1992)
Pendant près de cinquante ans, Mary Oliver a écrit de la poésie et est devenue la voix américaine la mieux placée pour traduire notre expérience de la Nature. Dans ce recueil, on trouvera quarante-deux nouveaux poèmes (c’est déjà un recueil en soi) et d’autres pièces choisies par l’auteur dans six recueils qu’elle a publiés depuis ses New and Selected Poems, Volume One.
Les soirs d’hiver, ma grand’mère, qui n’avait plus toute sa tête (une partie s’en était retournée vers la Bohème),
étalait des journaux sur le sol de la véranda pour que les fourmis, disait-elle, puissent s’y glisser, comme sous une couverture, et rester au chaud,
et moi, que pourrais-je me souhaiter, si ce n’est, une fois frappée par l’éclair des années, d’être comme elle, avec ce qui lui restait, tout cet amour.
New and Selected Poems, Volume One (1992)
[BEACON.ORG] A sa première parution en 1992, New and Selected Poems, Volume One a reçu le National Book Award. Quatorze ans se sont écoulés depuis et ce recueil de poésie est devenu un des plus vendus dans le pays. Il contient trente poèmes inédits et une sélection d’autres textes extraits des huit premiers livres publiés par l’auteure.
La sensibilité des poèmes de Mary Oliver et la brillante façon dont elle aborde la Nature et les questions fondamentales de l’existence, comme la vie et la mort, ont gagné l’admiration des critiques comme des lecteurs. “Aimez-vous ce monde ?” : avec cette question adressée directement au lecteur, Oliver interrompt un poème sur les pivoines. “Chérissez-vous votre humble et soyeuse existence ?” : ainsi, elle nous fait entrevoir l’extraordinaire dans notre vie ordinaire, combien quelque chose de si commun que la lumière peut être “une invitation / au bonheur, / et ce bonheur, / lorsqu’il est justement vécu, / est une sorte de sainteté, / palpable et pleine de rédemption.” […] Les évidences passionnées d’Oliver – qui ne cache jamais son plaisir réel – sont des rappels puissants du lien qui unit chacun d’entre nous à tous les êtres vivants et à la nature elle-même.
Tout l’après-midi, il a plu, et soudain un pouvoir inouï a surgi des nuages le long d’un fil jaune, aussi impérieux que Dieu devrait l’être. Quand il a frappé l’arbre, son corps s’est ouvert à jamais.
2 Le marais
La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escaladé la clôture de barbelés de la prison. Dans l’obscurité, ils se sont demandés s’ils pourraient le faire, et ils savaient qu’ils devaient essayer de le faire. Dans l’obscurité, ils ont escaladé la clôture, poignant et poignant encore dans les barbelés. Malgré l’obscurité, la plupart d’entre eux ont été repris et renvoyés à l’intérieur du camp. Mais quelques-uns d’entre eux grimpent toujours les barbelés ou errent dans les marais bleuâtres, de l’autre côté. Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait un quignon de pain ou d’une paire de chaussures ? Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait une assiette ou une fourchette, ou un bouquet de fleurs ? Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on saisirait un bouton de porte, des papiers, un drap propre pour se glisser dessous ?
3
Ou ceci : il pleuvait, mon oncle gisait dans le parterre fleuri, froid et brisé, tiré de sa voiture, moteur au ralenti, calfeutrée de chiffons, et le brillant de ce long tuyau. Mon père a crié, puis l’ambulance est venue, puis nous avons tous regardé la mort, puis l’ambulance l’a emmené. Du porche de la maison, je me suis retournée une fois encore cherchant mon père, qui s’attardait, qui était toujours debout dans les fleurs, qui était cet homme de boue immobile, qui était ce petit personnage dans la pluie
4 Petit matin, mon anniversaire
Les escargots glissent sur le patin rose de leur corps au milieu des belles-de-jour. L’araignée est assoupie parmi les pouces rouges des fraises. Que vais-je faire, que vais-je faire ? La pluie est lente. Les petits oiseaux vivent en son sein. Même les scarabées. Les feuilles vertes lapent ses gouttes. Que vais-je faire, que vais-je faire ? La guêpe est assise sous le porche de son château de papier. Le héron bleu plane hors des nuages. Le poisson saute hors des eaux sombres, tout en bouche et en arc-en-ciel. Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins charmants, selon moi, que les nymphéas de Monet. Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmener les enfants loin des prairies jusque dans le discours de la décence, et leur inculquer qu’ils sont (ou pas) mieux que l’herbe elle-même.
5 Au bord de l’océan
J’ai déjà entendu cette musique, déclara le corps.
6 Le jardin
La gaine ourlée du chou frisé, la cloche creuse du poivron, l’oignon vernis. Betterave, bourrache, tomates. Haricots verts. Je suis rentrée et j’ai tout posé sur la table de la cuisine : ciboulette, persil, aneth, le potiron comme une lune pâle, les pois dans leurs pantoufles de soie, l’éblouissant maïs trempé de pluie.
7 La forêt
La nuit sous les arbres le serpent noir rampe humide en se frottant durement contre les racines de sanguinaire, les feuilles jaunes, les petits ergots des écorces, pour arracher son ancienne vie. Je ne sais s’il sait ce qui se passe. Je ne sais s’il sait s’il va y arriver. Au loin, la lune et les étoiles partagent une faible lueur. Au loin, une chouette hulule. Au loin une chouette hulule. Le serpent sait que ces bois sont aux chouettes, que ces bois sont à la mort, que ces bois sont une épreuve, où il faut ramper et encore ramper, où il faut vivre parmi les cosses des arbres, où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages qui ne peuvent supporter son poids, où la vie n’a pas de sens et n’est ni polie, ni intelligente. Où la vie n’a pas de sens et n’est ni polie, ni intelligente, il commence à pleuvoir, il commence à embaumer comme le corps des fleurs. Derrière la tête l’ancienne peau se fend. Le serpent frissonne mais n’hésite pas. Il avance d’un pouce. Il commence à s’écouler comme sang, comme du satin.
Quand la mort viendra
avide comme l’ours en automne ;
quand la mort viendra et sortira toutes les pièces brillantes de sa bourse
pour m’acheter, puis que, d’un geste, elle la refermera ;
quand la mort viendra
comme la rougeole ;
quand la mort viendra
comme un iceberg entre les omoplates,
je veux passer la porte pleine de curiosité, en me demandant :
mais comment sera-t-elle, cette cabane de ténèbres ?
Pour ça, je regarde tout
comme un frère et une sœur,
et le temps, je le vois comme une simple idée,
et l’éternité comme une autre possibilité,
et je vois chaque vie comme une fleur, aussi commune
qu’une pâquerette, et aussi singulière,
et chaque nom est une musique douce à ma bouche,
tendant, comme toute les musiques, vers le silence,
et chaque corps est un lion plein de courage, et quelque chose
de précieux pour la terre.
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie,
je suis restée l’épouse de l’étonnement.
Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander
si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée
ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
House of light (1990)
This collection of poems by Mary Oliver once again invites the reader to step across the threshold of ordinary life into a world of natural and spiritual luminosity.
Qui a créé le monde ? Qui a créé le cygne, et l’ours noir ? Qui a créé la sauterelle ? Je veux dire – cette sauterelle-là, celle qui a surgi de ces herbes-là, celle qui croque du sucre au creux de ma main, elle dont les mandibules vont d’avant en arrière, pas de haut en bas, elle qui regarde autour d’elle avec ses yeux énormes et très compliqués. La voilà qui lève ses pâles pattes avant et se nettoie consciencieusement la face. La voilà qui ouvre ses ailes et s’envole en flottant dans l’air. Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière. Mais je sais comment faire attention, comment rouler dans l’herbe, comment tomber à genoux dans l’herbe, comment flâner et me sentir bénie, me promener dans les champs ; c’est ce que j’ai fait le jour durant. Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ? Est-ce que tout ne meurt pas un jour, toujours trop tôt ? Dis-moi, toi, que veux-tu faire de ta vie sauvage, qui est unique et si précieuse ?
Qu’est-ce qui arrive aux feuilles quand elles virent rouge et or et tombent sur le sol ? Qu’est-ce qui arrive aux oiseaux chanteurs quand ils doivent s’arrêter de chanter ? Qu’est-ce qui arrive à leurs ailes rapides ?
Crois-tu qu’il y ait un ciel individuel pour chacun d’entre nous ? Crois-tu que quiconque,
de l’autre côté des ténèbres, va nous appeler, nous, vraiment ? Au-delà des arbres, les renardes apprennent toujours à leurs petits
à vivre dans la vallée. on dirait qu’elles ne disparaissent jamais, qu’elles sont toujours là dans l’éclosion de la lumière qui se dresse chaque matin
dans le ciel sombre. Et, derrière un autre épaulement de collines, en bord de mer, les dernières roses ont ouvert leur fabrique de douceur
et la rendent au monde. Si j’avais une autre vie je voudrais la passer entièrement dans une jubilation sans retenue.
Je serais une renarde, ou un arbre plein de branches agitées. Et cela ne me gênerait pas d’être une rose dans un champ plein de roses.
Elles n’ont pas encore été touchées par la peur, ou l’ambition. C’est pourquoi elles n’y ont pas encore pensé. Elles ne se demandent pas non plus combien de temps il y aura des roses, et quoi après. Ou n’importe quelle autre question futile.
Quelque part, une ourse noire vient de se réveiller et regarde
vers la vallée. La nuit durant, dans le frémissement et l’agitation du printemps naissant,
je pense à elle, à ses quatre poings foulant le gravier, à sa langue rouge
comme le feu qui frôle l’herbe et l’eau fraîche. Il n’y a qu’une question :
comment aimer ce monde. Je pense à elle qui se dresse comme une corniche noire de feuilles
et qui carde de ses griffes le silence des arbres. Quelle que soit
ma vie par ailleurs, avec ses poèmes et sa musique et ses cités de verre,
elle est aussi cette ombre éclatante qui descend les flancs de la montagne, soufflant et goûtant ;
le jour durant je pense à elle – à ses crocs blancs, à son silence, à son amour parfait.
Dream Work (1986)
Dream Work, un recueil de quarante-cinq poèmes, suit chronologiquement et logiquement American Primitive, avec lequel Mary Oliver a gagné le prix Pulitzer pour le meilleur livre de poésie publié en 1983 par un poète américain. La profondeur et la finesse de perception qui irradiaient si constamment American Primitive se retrouve dans Dream Work également. A ceci s’ajoute toute l’attention que l’auteur y consacre au travail solitaire et difficile de l’âme qui doit accepter la vérité sur le monde personnel de chacun et donner sa juste valeur à chaque victoire par laquelle les difficultés des relations humaines peuvent se voir transcendées. La dimension historique fait également son entrée dans le travail d’Oliver, que ce soit par héritage (comme dans son poème sur l’Holocauste) ou par l’intermédiaire d’un douloureux regard sur le présent (comme dans Acide, un poème qui évoque un jeune garçon blessé qui mendie dans les rues d’Indonésie). Plus profondément que dans ses recueils précédents, la sensibilité qui préside à ces poèmes est mélangée avec le monde réel. La volonté de Mary Oliver de pratiquer la joie s’y retrouve toujours mais approfondie par la conscience de soi, l’expérience et l’exercice du choix.
Par après, J’ai senti sous mon épaule gauche la plus curieuse des blessures. Comme si je m’étais appuyée sur un objet vibrant trop fort, elle saignait secrètement. Personne ne connaît son nom.
Par après, par droiture plutôt que par raison, j’ai repensé à ce gros Allemand dans son pardessus mal ajusté, dans les bois, près de Vienne, réalisant que les oiseaux s’éloignaient encore et encore, et que même en marchant plus vite il ne les rattraperait jamais.
Comment vivons-nous chacun dans ce monde ? Chaque chose en compense une autre, je suppose. Quelquefois un malheur ne fait pas de tort du tout, mais au contraire brille comme la lune nouvelle.
Je pense souvent à Beethoven se levant, quand il ne pouvait dormir, trébuchant dans la poussière et les partitions froissées, baillant, s’asseyant au piano, traçant rapidement note après note après note.
Pourquoi dois-tu faire le bien ?
Pourquoi veux-tu faire pénitence
Et traverser des déserts à genoux ?
Laisse plutôt le doux animal dans ton corps
Aimer ce qu’il aime.
Parle-moi du désespoir, du tien, et je te parlerai du mien,
Pendant que le monde continue de tourner.
Pendant que le soleil et les perles claires de la pluie
Balaient les paysages,
Les prairies, les arbres bien enracinés,
Les montagnes et les rivières.
Pendant que les oies sauvages, dans le ciel ouvert,
S’en retournent encore, comme chaque fois.
Qui que tu sois et quelle que soit ta solitude,
Le monde s’offre à ton imagination,
Il t’appelle du cri des oies sauvages, âpre et attirant.
Sans cesse, il te répète que ta place
Est là, dans la grande famille des choses qui sont.
American Primitive (1983)
“Prix Pulitzer de poésie, Mary Oliver propose dans ce recueil déjà célèbre, American Primitive, cinquante textes visionnaires sur la nature, les êtres humains en amour et la vie sauvage en Amérique, vus tant de l’intérieur du corps que de l’extérieur. American Primitive m’enchante par la pureté de son lyrisme, la délicieuse fraîcheur de ses intuitions, et l’éclat spirituel tout particulier qui éclaire ses pages.” – Stanley Kunitz
“Ces poèmes ont poussé naturellement dans un terreau de sensations et de sentiments, et une maîtrise instinctive de la langue donne, à tort, l’impression qu’ils sont nés sans effort. Les lire est un vrai délice sensuel.” – May Swenson
Regarde, les arbres transforment leurs propres corps en piliers
de lumière, ils dégagent de riches effluves de cannelle et de plénitude,
les longs cierges des roseaux éclosent et ondulent au large sur les épaulements bleus
des étangs, et chaque étang, quel que soit son nom, est
désormais sans nom. Chaque année, tout ce que j’ai pu apprendre
dans ma vie me ramène à cela : les flammes et la rivière noire de la perte dont l’autre rive
est le salut et dont le sens nous échappera à jamais. Pour vivre dans ce monde,
tu dois savoir faire trois choses : aimer ce qui est mortel, le serrer
contre tes os en sachant que ta vie en dépend, puis, une fois le temps venu de le laisser aller, le laisser aller.
Twelve Moons (1979)
Dans son quatrième recueil de poésie, Twelve Moons (Douze lunes), Mary Oliver continue à explorer les domaines de la nature et des relations humaines – séduisants mais quasiment inaccessibles – et le désir profond et persistant d’une union joyeuse avec eux. Ces poèmes vibrants et magiques sont animés de la conscience douloureuse de la beauté pure de la nature. Fascinante, sa vision intime nous emmène dans des territoires où nous ne pouvons que furtivement entrevoir hommes et nature.
Je pensais que la terre
se souvenait de moi, elle
me reprenait si tendrement, arrangeant
ses jupes sombres, les poches
pleines de lichens et de graines. J’ai dormi
comme jamais auparavant, comme un galet
sur le lit de la rivière, rien
entre moi et le feu blanc des étoiles,
rien que mes pensées, et elle flottaient,
aussi légères que des papillons de nuit, dans les branches
des arbres parfaits. Toute la nuit,
j’ai entendu respirer les petits royaumes
tout autour de moi, les insectes, et les oiseaux
qui besognent dans l’obscurité. Toute la nuit,
je me relevais, je replongeais, comme dans l’eau, aux prises
avec un lumineux halo. Au matin,
j’avais disparu au moins une douzaine de fois
dans quelque chose de meilleur.
No Voyage and Other Poems (1963)
De nature réservée, Mary Oliver a donné peu d’interviews. Elle préfère laisser parler son œuvre. Celle-ci parle d’elle-même et elle est écoutée par d’innombrables lecteurs depuis des dizaines d’années. Le New York Times écrivait récemment que Mary Oliver était “de loin, le poète le plus vendu dans le pays.” Née dans une petite ville de l’Ohio, Oliver a publié son premier recueil de poésie en 1963, à l’âge de 28 ans ; No Voyage and Other Poems, initialement publié en Grande-Bretagne aux éditions Dent Press, a connu une deuxième publication aux US en 1965 chez Houghton Mifflin. Mary Oliver a depuis publié de nombreux ouvrages, qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Mary Oliver a étudié à la Ohio State University et au Vassar College, sans obtenir de diplôme. Elle a vécu plusieurs années dans la maison d’Edna St. Vincent Millay dans l’état de New York, avec sa compagne, Norma Millay, sœur de la poète. C’est là qu’elle a rencontré la photographe Molly Malone Cook, fin des années 50. Pendant plus de quarante ans, Cook et Oliver ont vécu ensemble, principalement à Provincetown, Massachusetts, jusqu’à la mort de Cook, en 2005. Pendant sa longue carrière, Mary Oliver a reçu de nombreux témoignages de reconnaissance de la qualité de son œuvre (Prix Pulitzer Prize en 1984 ; Shelley Memorial Award ; une bourse Guggenheim ; American Academy and Institute of Arts and Letters Achievement Award ; Christopher Award et L.L. Winship/PEN New England Award ; National Book Award ; Lannan Foundation Literary Award ; New England Booksellers Association Award for Literary Excellence). Ses essais sont parus dans la collection Best American Essays (en 1996, 1998, 2001), dans l’Anchor Essay Annual 1998 et dans Orion, Onearth et d’autres revues encore. Oliver a dirigé l’édition 2009 des Best American Essays. Ses travaux sur l’art de la poésie, A Poetry Handbook et Rules for the Dance, sont régulièrement utilisés dans les formations à l’écriture. Reconnue comme brillante lectrice, elle a lu des poèmes dans quasiment tous les états du pays et à l’étranger. Elle a animé des ateliers dans différentes hautes-écoles et dans des universités, et travaillé en résidence à la Case Western Reserve University, à la Bucknell University, University de Cincinnati et au Sweet Briar College. A partir de 1995, elle a occupé la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College et ce, pendant cinq années consécutives. Elle a été honorée du titre de Docteur Honoris Causa par l’Art Institute de Boston (1998), le Dartmouth College (2007) et la Tufts University (2008). Oliver vit actuellement à Provincetown, Massachusetts, importante source de son inspiration.
Un jour enfin tu as su ce que tu devais faire et tu t’y es mise, malgré les voix autour de toi qui hurlaient encore leurs mauvais conseils- malgré toute la maison qui s’est mise à trembler et la vieille corde que tu sentais à nouveau sur tes chevilles. « Répare ma Vie ! » pleurait chaque voix. Mais tu ne t’es pas arrêtée. Tu savais ce que tu avais à faire, malgré le vent qui attaquait de ses doigts raides tes fondations les plus intimes, malgré leur mélancolie déchirante. Il était déjà fort tard, et la nuit violente, et la route pleine de branches tombées et de pierres. Mais, peu à peu, comme tu laissais leurs voix derrière toi, les étoiles ont commencé à briller à travers le manteau de nuages, et il y a eu une voix nouvelle que tu as lentement reconnue comme la tienne, qui t’a tenu compagnie tandis que tu arpentais le monde de plus en plus loin, déterminée à faire la seule chose que tu pouvais faire- déterminée à sauver la seule vie que tu pouvais sauver.
Temps de lecture : 2minutes > FANTE J, Mon chien stupide (1987)
Il était un chien, pas un homme, un simple animal qui en temps voulu deviendrait mon ami, emplirait mon esprit de fierté, de drôlerie et d’absurdités. Il était plus proche de Dieu que je ne le serais jamais, il ne savait ni lire ni écrire, et cela aussi était une bonne chose. C’était un misfit et j’étais un misfit. J’allais me battre et perdre ; lui se battrait et gagnerait…
“Henri est en pleine crise de la cinquantaine. Les responsables de ses échecs, de son manque de libido et de son mal de dos ? Sa femme et ses quatre enfants, évidemment ! A l’heure où il fait le bilan critique de sa vie, de toutes les femmes qu’il n’aura plus, des voitures qu’il ne conduira pas, un énorme chien mal élevé et obsédé, décide de s’installer dans la maison, pour son plus grand bonheur mais au grand dam du reste de la famille et surtout de Cécile, sa femme dont l’amour indéfectible commence à se fissurer…”
Chuck Norris a un jour avalé un paquet entier de somnifères. Il a cligné des yeux.
Il n’y a pas de théorie de l’évolution ; il y a juste une liste d’espèces que Chuck Norris autorise à survivre.
Des centaines de personnes portent un pyjama Superman. Superman porte un pyjama Chuck Norris.
Chuck Norris donne fréquemment du sang à la Croix-Rouge… mais jamais le sien.
Jésus Christ est né en 1940 avant Chuck Norris.
Chuck Norris ne se mouille pas : c’est l’eau qui se Chuck Norris.
Depuis le 11 septembre 2001, Chuck Norris ne lance plus d’avions en papier.
Avant, Monsieur Propre était videur et il n’a pas voulu laisser Chuck Norris entrer en boîte. Maintenant, il est femme de ménage.
Chuck Norris sait parler le Braille.
Chuck Norris a avoué qu’il ne faisait pas toutes les cascades dans ses films, mais qu’il faisait souvent appel à des cascadeurs pour les scènes où son personnage doit pleurer.
Quand Google ne trouve pas quelque chose, il demande à Chuck Norris.
Chuck Norris peut gagner une partie de Puissance 4, en trois coups.
Chuck Norris a déjà tabassé l’Homme invisible parce qu’il lui gâchait la vue.
Un jour, Chuck Norris a plongé dans la Mer Rouge. Moïse en a profité pour passer.
Chuck Norris ne ment jamais, c’est la vérité qui se trompe.
Chuck Norris ne s’est jamais rendu à l’école. Chuck Norris ne se rend jamais.
Chuck Norris a joué au roi du silence avec un muet… et il a gagné.
Chuck Norris peut cultiver un champ magnétique.
Chuck Norris a réussi à trouver la page 404.
Chuck Norris peut faire du feu en frottant deux glaçons.
Tous les soirs, les cauchemars font le même Chuck Norris.
Les Suisses ne sont pas neutres, ils attendent de savoir de quel côté Chuck Norris se situe.
Chuck Norris est la raison pour laquelle Charlie se cache.
Chuck Norris joue à la roulette russe avec un chargeur plein.
Chuck Norris peut faire travailler un fonctionnaire.
Parmi les accessoires du couteau suisse de Chuck Norris, il y a Mac Gyver.
Chuck Norris enfant n’envoyait pas de lettres au Père Noël. Il envoyait des ultimatums.
Un aigle peut lire un journal à 1400 mètres de distance. Chuck Norris peut tourner la page.
Un jour, Chuck Norris a fait la blague “j’ai volé ton nez” à Mickael Jackson.
Chuck Norris sera déclaré recordman du lancer de poids le jour où le poids retombera.
Chuck Norris peut taguer le mur du son.
Chuck Norris est mort depuis 10 ans, mais la Mort n’a pas encore trouvé le courage d’aller lui dire.
Chuck Norris n’a pas reçu son diplôme du bac. Les correcteurs comptent encore les points.
Chuck Norris a gagné un tournoi de poker avec des cartes Pokémon.
Chuck Norris a piraté le Pentagone. Avec un grille-pain.
Chuck Norris peut se souvenir du futur.
Si Chuck Norris avait été dans “Lost”, il aurait ramené l’île à la rame, jusqu’au Texas.
Selon certaines sources, il y aurait un spermatozoïde de Chuck Norris dans un lac écossais.
À son mariage, Chuck Norris avait Oncle Ben’s en personne pour lui jeter du riz.
Un jour, Chuck Norris a couru si vite qu’il a failli se rentrer dedans.
Les ennemis de Chuck Norris lui disent souvent d’aller au diable. Le Diable aimerait bien qu’ils arrêtent.
Chuck Norris peut claquer des doigts de pied.
Chuck Norris a retrouvé Ornicar.
Chuck Norris n’est pas égal à lui-même, il est meilleur.
Et l’illustration en tête d’article montre Chuck Norris photographié par Michel-Ange…
Temps de lecture : 3minutes > James Baldwin (1924-1987)
Je vais vous dire : quand j’ai quitté ce pays [NDLR : les USA] en 1948, je suis parti pour une seule raison, une seule – peu importait où j’allais. J’aurais pu aller à Hong Kong, j’aurais pu aller à Tombouctou. J’ai atterri à Paris, dans les rues de Paris, avec quarante dollars en poche et la théorie que rien de pire ne pouvait m’arriver là que ce qui m’était déjà arrivé ici.
Vous parlez de parvenir tout seul à être un auteur, mais alors il faudrait pouvoir couper toutes les antennes qui vous permettent de vivre, parce que dès que vous tournez le dos à cette société, vous risquez de mourir. Vous risquez de mourir. Et il est très difficile de s’asseoir devant une machine à écrire et de se concentrer sur ce travail si vous avez peur du monde qui vous entoure. Les années que j’ai passées à Paris m’ont apporté une chose : elle m’ont libéré de cette terreur sociale là qui n’était pas le fruit de mon imagination, une paranoïa, mais un danger social bien réel et visible sur le visage de tout flic, de tout patron, de tout le monde.
[…] Je ne sais pas ce qu’ils ont dans la tête la plupart des Blancs dans ce pays. Je peux seulement le déduire de l’état de leurs institutions. J’ignore si les chrétiens blancs haïssent les Noirs ou non, mais je sais que nous avons une Église chrétienne qui est blanche et une Église chrétienne qui est noire. Je sais, comme l’a dit un jour Malcolm X, que l’heure où la ségrégation est à son comble dans la vie américaine, c’est le dimanche à midi. Ça en dit long sur une nation chrétienne. Ça veut dire que je ne peux pas faire confiance à la plupart des chrétiens blancs, et, à coup sûr, que je ne peux pas faire confiance à l’Église chrétienne. Je ne sais pas si les syndicats ouvriers et leurs dirigeants me détestent vraiment – ça n’a aucune importance-, mais je sais que je ne suis pas dans leur syndicat. Je ne sais pas si le lobby de l’immobilier a quelque chose contre les Noirs, mais je sais que le lobby de l’immobilier me maintient dans un ghetto. Je ne sais pas si l’Éducation nationale déteste les Noirs, mais je vois les manuels scolaires qu’elle donne à lire à mes enfants et les écoles où nous devons aller. Ça, ce sont les faits.
Et vous attendez de moi un acte de foi, que je risque ma personne, ma femme, ma sœur, mes enfants au nom d’un idéalisme dont vous me certifiez qu’il existe en Amérique et que je n’ai jamais vu.
James Baldwin interviewé dans le Dick Cavett Show en 1968,
extrait de BALDWIN J. & PECK R., I am not your negro (Paris, Robert Laffont – Velvet Films, 2017)
James Baldwin naît en 1924. Écrivain américain, auteur de romans, de poésies, de nouvelles, de théâtre et d’essais, il habite successivement à Paris, Londres, et Istanbul, avant de revenir aux États-Unis. Il y enseigne la littérature. Son œuvre la plus connue est son premier roman semi-autobiographique intitulé La Conversion (Go Tell It on the Mountain), paru en 1953. Il passe la fin de sa vie en France, où il meurt en 1983.
I am not your negro est un film de Raoul PECK sorti en 2018.
Ce que les Blancs doivent faire, c’est essayer de trouver au fond d’eux-mêmes pourquoi, tout d’abord, il leur a été nécessaire d’avoir un “nègre”, parce que je ne suis pas un “nègre”. Je ne suis pas un nègre, je suis un homme. Mais si vous pensez que je suis un nègre, ça veut dire qu’il vous en faut un…