“Chers flics,
Chers poulets, chers keufs, chers policiers, chers gardiens d’un ordre qui ressemble chaque jour davantage à une grimace.
C’est à vous que je m’adresse aujourd’hui car, comme beaucoup d’entre nous, je suis écœuré. Il s’agit d’un écœurement calculé, d’un dégoût accompagné d’une myriade d’images, de protestations et de commentaires- mais un écœurement tout de même, viscéral et fatigué. Il ne se passe plus une journée, désormais, sans que nous parviennent les nouvelles d’une brutalité, d’une bavure, d’un acte de violence aussi débile que gratuit, de la part d’un membre de votre confrérie. Vous frappez les enfants, les vieillards, les handicapés.
Vous frappez ceux dont la couleur ne correspond pas à l’idée que certains se font de la génétique nationale. Vous frappez les témoins de vos exactions, les observateurs chargés de veiller à ce que vous respectiez la loi de votre mission, ceux qui ont l’outrecuidance de documenter vos abominations.
Vous frappez, avec la joie mauvaise de ceux qui n’ont que ce plaisir dans leur vie – mais qui comptent bien en jouir jusqu’à la dernière goutte, toute honte bue, toute dignité évacuée. Car vous le savez, chers flics – et c’est pour ça que vous frappez : vous savez que vous avez tort.
Vous savez que rien ne justifie vos gestes brutaux, vos ordres idiots, vos attitudes de matamores de kermesse, sauf le sentiment d’impunité qui constitue la prérogative que les autorités, envers et contre tout, et sans doute surtout par peur, continuent à vous reconnaître.
Un jour, chers flics, j’ai entendu un commissaire de police de mes connaissances déclarer lors d’un dîner : “Mais tu ne te rends pas compte ! Sous mes ordres, il n’y a que des cons !”
Je vous l’avoue, chers flics : cette phrase m’a glacé. Elle ne m’a pas glacé parce que, soudain, j’aurais réalisé ce qui ressemble de plus en plus à un truisme. Elle m’a glacé parce qu’elle sortait de la bouche de quelqu’un dont le travail était, aurait dû être, de rendre les cons impossibles. Un con naturel, ça n’existe pas. La connerie d’un con est toujours quelque chose de rendu possible par autre chose. Pour qu’un con puisse se manifester comme tel, il lui faut un droit, une politique, une économie, une esthétique.
Il faut un univers où la manière dont sa connerie s’exprime soit reconnue, soutenue, et même encouragée, fût-ce par le silence de ceux qui devraient l’empêcher ou la sanctionner. S’il y a des cons dans la police, chers flics, ce n’est donc pas tant parce que la matraque ou le taser démangent deux ou trois (ou, hélas, beaucoup plus) d’entre vous, mais parce que cette démangeaison est suscitée par vos supérieurs directs, par vos responsables politiques, par vos ministres, et par toute une société pour qui la peur du désordre est devenue pathologique. Lorsqu’un d’entre vous s’en prend à un passant, chers flics, c’est le monde entier qui lève le bras – ceux qui approuvent, ceux qui applaudissent, ceux qui haussent les épaules, ceux qui disent “il n’avait pas qu’à être là” ou “à son âge, on ne va plus manifester”.
Mais il est temps que ça cesse. Aujourd’hui, dans nos pays, le nombre des morts, des mutilés, des blessés graves qui sont de votre fait, et donc du fait direct, immédiat, irréfutable, de vos chefs, de vos représentants et de vos ministres, est devenu insoutenable. Oui, nous sommes écœurés. Nous ne le supportons plus. Donc, vous allez cesser cela. Vous allez cesser ou bien, la prochaine fois, c’est nous qui partirons à votre poursuite. C’est nous qui vous traquerons, vous et ceux qui refusent de prendre les mesures requises pour vous arrêter -bien que telle soit pourtant leur mission. Alors, vous comprendrez peut-être, quoiqu’un peu tard, à quel point, en effet, vous aviez tort.
Très cordialement à vous,“
Laurent de Sutter
Ce billet a été diffusé dans l’émission “Dans quel monde on vit” de Pascal Claude sur La Première – RTBF : “Du débat d’idées autour de l’actualité et de l’entretien pour aller plus loin. Des penseurs, des artistes, des journalistes et des spécialistes décodent l’époque et les grands faits d’actualité de la semaine écoulée. Dans quel Monde on vit, c’est votre espace d’information, de réflexion et d’inspiration du début de week-end.” [RTBF.BE]
Il a ensuite été dépublié et des voix se sont élevées pour crier à la censure. A suivre…
Laurent de Sutter est un philosophe belge né en 1977. Il se décrit sur sa page LinkedIn : “Essayiste et éditeur, entre Bruxelles, Londres et Paris. Directeur des collections Perspectives Critiques (PUF) et Theory Redux (Polity). Professeur de théorie du droit à la Vrije Universiteit Brussel. Auteur d’une quinzaine de livres, traduits en une dizaine de langues.“
Pourquoi avons-nous dépublié “En toutes lettres !” de Laurent de Sutter ? [RTBF.BE, le 30 novembre 2020]
“En toutes lettres !” de Laurent de Sutter est un rendez-vous récurrent de l’émission “Dans quel monde on vit“.
“Le principe est une lettre ouverte, qui s’apparente à un article d’opinion sur un sujet d’actualité. Le choix du sujet est laissé à l’appréciation libre de l’auteur et celui de l’article qui fait polémique consacré aux violences et bavures policières n’est pas remis en cause par la RTBF.
Par contre, la RTBF regrette que ce texte accumule les amalgames et soit si violent, particulièrement la chute qui peut être interprétée comme un appel à la haine.
C’est à ce titre que la direction de la chaine a estimé que ces propos et leur possible interprétation sont contraires aux principes déontologiques et à ceux du traitement de l’information qui vivent au sein du média de service public.
La direction de La Première a donc fait retirer la publication de l’article ce dimanche, de même que sa version audio sur AUVIO.
La RTBF regrette cette polémique qui, dans un contexte particulièrement sensible, crispe et ajoute à la tension.“
Pour connaître les discours et alimenter le débat…
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