KADARÉ, Ismaïl (1936-1924)

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[LETEMPS.CH, 1er juillet 2024] Ismaïl Kadaré, 88 ans, est décédé lundi matin [1er juillet], ont annoncé son éditeur et l’hôpital de Tirana à l’AFP. L’écrivain est décédé d’une crise cardiaque, a précisé l’hôpital. Il y est arrivé “sans signe de vie”, les médecins lui ont fait un massage cardiaque, mais il “est mort vers 8h40”.

L’auteur albanais a bâti une œuvre monumentale en usant des lettres comme d’un outil de liberté sous la tyrannie communiste d’Enver Hoxha, une des pires dictatures du XXe siècle. Ethnographe sarcastique, romancier alternant grotesque et épique, Ismaïl Kadaré, a exploré les mythes et l’histoire de son pays, pour disséquer les mécanismes d’un mal universel, le totalitarisme. “L’enfer communiste, comme tout autre enfer, est étouffant”, avait dit à l’AFP l’écrivain dans une de ses dernières interviews, en octobre. Juste avant d’être élevé au rang de grand officier de la Légion d’honneur par le président français Emmanuel Macron. “Mais dans la littérature, cela se transforme en une force de vie, une force qui t’aide à survivre, à vaincre tête haute la dictature”.

L’Europe perdue “deux fois”

La littérature “m’a donné tout ce que j’ai aujourd’hui, elle a été le sens de ma vie, elle m’a donné le courage de résister, le bonheur, l’espoir de tout surmonter”, avait-il expliqué, déjà affaibli, depuis sa maison de Tirana, la capitale albanaise.

Quelle meilleure métaphore de la terreur hideuse de l’opprimé que ces têtes des vizirs en disgrâce exposées au public dans La niche de la honte (1978), une évocation de l’occupation ottomane qui revient dans plusieurs ouvrages, comme Les tambours de la pluie (1970). “J’appartiens à l’un des peuples des Balkans, le peuple albanais, qui ont perdu l’Europe deux fois : au XVe siècle, durant l’occupation ottomane, puis au XXe siècle, durant la période communiste”, expliquait l’écrivain en janvier 2015, après les attentats de Paris, au journal français Le Monde.

Son œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé d’une main de fer son pays hermétiquement clos. Pour Ismaïl Kadaré, le joug ne pouvait être une excuse : l’écrivain a pour devoir de s’octroyer une liberté totale, d’“être au service de la liberté”. “La vérité n’est pas dans les actes mais dans mes livres qui sont un vrai testament littéraire”, disait-il à l’AFP en 2019.

Ville de pierres

Né à Gjirokastër (comme Hoxha), sa “ville de pierres” (1970) du sud de l’Albanie, il publie son premier roman en 1963, Le Général de l’armée morte : un officier italien va en Albanie exhumer ses compatriotes tués pendant la Seconde Guerre mondiale.

Ismaïl Kadaré écrit depuis l’enfance qui l’a vu découvrir dans une bibliothèque familiale le Macbeth de Shakespeare, un de ses héros avec Eschyle, Cervantès, Dante ou Gogol.

Au début des années 1960, il étudie à l’Institut Maxime Gorki à Moscou, une pépinière du réalisme soviétique, un genre littéraire qu’il prend en horreur tant “il n’y avait pas de mystère, pas de fantômes, rien.” Il raconte cet apprentissage dans Le Crépuscule des dieux de la steppe (1978). La décision d’Hoxha de couper les ponts avec l’URSS de Nikita Khrouchtchev ramène Ismaïl Kadaré en Albanie.

De cette rupture naît Le grand hiver (1973), dans lequel apparaît Hoxha. Le livre est plutôt favorable à Tirana, mais les plus fervents adorateurs du tyran le jugent insuffisamment laudateur et réclament la tête de l’écrivain “bourgeois”. Hoxha, qui se pique d’être un amateur de littérature, vole à son secours. Dans ses mémoires, sa veuve, Nexhmije Hoxha, raconte comment son époux, souvent exaspéré, sauve plusieurs fois Ismaïl Kadaré, brièvement député au début des années 1970.

Protégé par sa renommée quand d’autres sont condamnés aux travaux forcés, voire exécutés, il a été critiqué pour ce statut de “dissident officiel”. Ismaïl Kadaré a lui toujours nié toute relation particulière avec la dictature. “Contre qui Enver Hoxha me protégeait-il ? Contre Enver Hoxha”, expliquait-il à l’AFP en 2016.

La littérature est mon plus grand amour

Ismaïl Kadaré se considérait comme un écrivain qui “essayait de faire une littérature normale dans un pays anormal”. Le poème des Pachas rouges (1975) le contraint à l’autocritique publique et les archives de l’ère Hoxha montrent qu’il a souvent frôlé l’arrestation. Sous l’épée de Damoclès de l’appareil policier, soumis à une surveillance aussi étouffante que constante, il s’exile en 1990, ce qu’il raconte dans son Printemps albanais (1997).

Jusqu’à la fin, Ismaïl Kadaré écrivait “tout le temps”. “Je note des idées, j’écris des petits récits, j’ai des projets”, racontait-il encore en octobre d’une voix fatiguée à l’AFP. “Car la littérature est mon plus grand amour, le seul, le plus grand incomparable avec toute autre chose dans ma vie”. Et comme elle, “l’écrivain n’a pas d’âge”.

Si l’Albanie fut son décor exclusif, sa condamnation de la tyrannie était elle, universelle – comme il l’expliquait de La discorde (2013) : “Si l’on se mettait à rechercher une ressemblance entre les peuples, on la trouverait avant tout dans leurs erreurs.”


Gjirokastër © getyourguide.fr

[ICI.RADIO-CANADA.CA, 2 juillet 2024] L’Albanie portera mardi et mercredi [2 et 3 juillet] le deuil d’Ismaïl Kadaré, géant de la littérature décédé lundi, qui avait fait de sa plume une arme contre les dictatures. Une “voix monumentale” qui s’éteint, mais qui laisse derrière elle une œuvre puissante et libre.

Les 2 et 3 juillet, tous les drapeaux du pays seront en berne, a annoncé le premier ministre Edi Rama. Mercredi matin marquera le temps de l’hommage national au héros des lettres albanaises, avec des cérémonies à l’opéra, tandis que radio et télévision publiques joueront des marches funèbres.

Ismaïl Kadaré est désormais sur le piédestal de l’éternité, et aucun mot ne me vient, avait salué plus tôt dans la journée M. Rama, en hommage au plus grand monument de la culture albanaise.

Je le remercie pour le plaisir extraordinaire qu’il nous a offert de voyager dans un monde d’événements, de personnages, d’émotions, qu’il a fait vivre avec l’aisance d’un magicien.

Edi Rama, premier ministre albanais

“…Et pour l’amertume qu’il a provoquée chez les médiocres et les jaloux avec son succès retentissant”, avait ajouté le premier ministre, reprenant le message publié pour l’anniversaire de celui qui s’est éteint sans avoir reçu le Nobel de littérature, pour lequel il avait pourtant si souvent été envisagé.

Publié dans des dizaines de langues, Ismaïl Kadaré a cependant connu le succès dès les années 1970, et placé l’Albanie sur la carte littéraire mondiale. “C’est l’auteur qui a redimensionné la littérature et toute la société albanaise, grâce à ses œuvres publiées au milieu des ténèbres, et aussi après. Il a beau avoir quitté ce monde, sa mission ne s’arrête pas, explique Persida Asllani, responsable du département de littérature à l’Université de Tirana.

Lueur de la créativité

© Ph. Vienne
Réagissant à son décès, le premier ministre du Kosovo, Albin Kurti, a salué un auteur qui, depuis les ténèbres de la dictature, a su être la lueur de la créativité, de la liberté, du génie. Il a été obligé, comme beaucoup de ses compatriotes, de vivre sous le joug de contraintes politiques et artistiques. Et pourtant, il a su trouver le moyen d’illuminer, de questionner et de rire. La présidente kosovare, Vjosa Osmani, a pleuré la perte d’une voix monumentale, un trésor qui n’existe qu’une fois par génération.

Monument de la littérature mondiale, mon ami Ismaïl Kadaré nous a quittés. Ses œuvres étaient des hymnes solaires à la liberté et des manifestes implacables contre toutes les formes de totalitarisme”, a salué sur X Jack Lang, ancien ministre de la Culture de la France, où l’écrivain a longtemps vécu.

Ismail Kadaré est considéré depuis quelques années comme l’un des plus grands écrivains de notre temps. C’est un honneur d’avoir eu le privilège de publier son œuvre. Les échos douloureux de ses mots résonnent encore aujourd’hui.

Communiqué des éditions Fayard

Cette œuvre, riche d’une cinquantaine d’ouvrages – romans, essais, nouvelles, poèmes, théâtre – traduits dans 40 langues, a été en partie écrite sous la dictature d’Enver Hoxha, qui, jusqu’à sa mort en 1985, a dirigé sans pitié un pays hermétiquement clos. Les mots de Kadaré avaient, eux, réussi à passer les frontières.

Il a fait vivre l’histoire

Avec son style brillant, il a fait vivre l’histoire, il a pu dire la vérité sur ce qui s’est passé durant le communisme – mais pas seulement. Et pas seulement en Albanie, car il était aussi un fin connaisseur de la région et des Balkans, dit dans les rues de la capitale albanaise, Tirana” (Katerina Hysenllari, une étudiante de 24 ans).

Ce qui est écrit sur le Panthéon à Paris, ‘Aux grands hommes, la patrie reconnaissante’, vaut également pour Kadaré, abonde Shezai Rrokaj, professeur de langue à l’Université de Tirana. “Ce grand génie nous a appris à connaître notre littérature et à apprécier l’art d’écrire.”

Engagement pour la liberté

Figure de ce petit pays de 2,5 millions d’habitants connu pour ses eaux cristallines, ses sites antiques et la réputation sulfureuse de certains de ses cartels, Ismaïl Kadaré était devenu en 2005 le premier vainqueur de l’International Booker Prize pour l’ensemble de son œuvre, a rappelé l’organisation sur X. Sa mort est une perte pour la littérature albanaise et pour la littérature mondiale. “Mais les écrivains sont soumis à d’autres lois : un écrivain ne nous quitte que physiquement, son œuvre reste pour des siècles”, assure Zylyftar Bregu, 41 ans, passionné de littérature.

L’homme politique français Renaud Muselier, président de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA), lié à l’Albanie par sa mère, a salué un homme de lettres passionné. “Il nous laisse l’héritage de ses ouvrages puissants”, a écrit sur X M. Muselier. “Sa plume aura été inlassablement alimentée par son engagement pour la liberté : ses mots résonnent ce matin.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage | sources :  le temps.ch ; ici.radio-canada.ca | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : portrait d’Ismaïl Kadaré © kosovapress.com ; © getyourguide.fr ; Philippe Vienne


Lire encore…


KATTUS : Lire, le propre de l’homme ? (CHiCC, 2024)

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Vous qui êtes en train de lire cet article, vous n’êtes ni analphabète, ni illettré. Vous avez été scolarisé et avez donc eu accès à l’apprentissage du code, l’alphabet, utilisé par notre langue pour garder une trace écrite des productions langagières. Vous avez peu à peu fixé les démarches de base de la lecture et avez pu progressivement accéder au sens des textes. Au fil de votre enfance et de votre scolarité, la lecture vous est devenue automatique et familière, et jamais vous ne l’oublierez.
Pourtant, aujourd’hui, environ 10 % de la population adulte, qui est néanmoins passée par l’école, est exclue de cet accès autonome aux textes du quotidien. En effet, toutes ces personnes, plus d’un million de citoyens en Belgique, ne sont pas arrivées, au terme de leur scolarité, à automatiser suffisamment les démarches de base de la lecture. Leur déchiffrage des textes, lent et fastidieux, entraine chez eux un sentiment de découragement car la lecture dans ces conditions pénibles ne permet pas d’accéder au sens des textes. Arrivés à l’âge adulte, ces lecteurs en grande difficulté souffrent de ce qu’on appelle l’illettrisme qui les exclut de toute une série de plaisirs ou de droits. Ils souffrent surtout d’un sentiment de honte et se sentent des citoyens ‘de seconde zone’.
Dans notre société de l’hyper-écrit où toute démarche quotidienne passe par la lecture-écriture d’un texte, ils se sentent particulièrement abandonnés. Un exemple simple : acheter un billet de train à l’automate d’une gare. Cela requiert des compétences de lecture déjà très affinées : adopter la bonne stratégie face à la page d’accueil qui se présente comme un plan dont il faut comprendre comment l’aborder, savoir repérer et sélectionner les informations pertinentes qui correspondent à son projet de voyage et à son statut personnel de voyageur, auto-évaluer les résultats de sa lecture pour éventuellement revenir en arrière et effectuer d’autres choix, lire suffisamment vite et supporter le stress lié à l’impatience palpable de la file des voyageurs derrière soi…
Par ailleurs, les performances en lecture des jeunes de 15 ans posent également question. Les enquêtes internationales qui testent leurs compétences ou les résultats qu’ils obtiennent aux épreuves de lecture de la Fédération Wallonie-Bruxelles montrent qu’un tiers environ d’entre eux sont de mauvais, voire de très mauvais lecteurs. Ils arrivent difficilement à percevoir le sens littéral des textes simples qui leur sont proposés, ils n’accèdent pas à leurs implicites ni ne perçoivent clairement leurs intentions.
Cela a des conséquences multiples, tant sur la qualité de leurs apprentissages scolaires (or, l’échec scolaire mène souvent à l’exclusion sociale) que sur leurs capacités de développement personnel. Cela pose également question du point de vue de leur participation à la vie démocratique et citoyenne, en particulier aujourd’hui, à la veille des élections européennes auxquelles ils sont invités à participer dès l’âge de 16 ans. Comment en effet, sans avoir de compétences solides en lecture, porter un regard éclairé sur le programme des partis auxquels ils vont confier la responsabilité de les représenter, comment adopter une distance critique par rapport aux multiples influences dont ils sont l’objet à travers les discours dominants de leur famille ou des réseaux sociaux ?
Il importe donc aujourd’hui d’offrir à chacun une information solide sur les vertus de la lecture, comme le dit Michel Desmurget, chercheur en neurosciences cognitives, dans une interview accordée au Vif en novembre 2023 : Là où les écrans récréatifs sapent consciencieusement le développement des enfants, la lecture construit minutieusement leur humanité : langage, culture, imagination, créativité, expression orale et écrite… La lecture est incontestablement le vecteur d’émancipation le plus puissant à offrir à un enfant défavorisé.”

Mais d’autres signes montrent au contraire que la lecture ne se porte pas si mal. Si un tiers des élèves de 15 ans sont de piètres lecteurs, un autre tiers manifeste des compétences correctes en lecture et le dernier tiers est constitué de bons ou très bons lecteurs, capables d’aborder des textes complexes et d’adopter un positionnement critique à leur égard. Autres signes positifs, en vrac : l’ouverture toute récente de la nouvelle bibliothèque B3 à Liège, qui comptabilise 10.000 nouvelles inscriptions en quelques mois et accueille aujourd’hui un nombre impressionnant de jeunes ; succès croissant de plusieurs librairies indépendantes qui proposent de multiples activités autour de la lecture ; prix Horizon (prix du deuxième roman) qui réunit tous les deux ans un jury constitué de plus de 1000 lectrices et lecteurs, etc. Qu’est-ce donc qui attire tant de personnes vers cette pratique qui peut paraître lente et fastidieuse en comparaison des multiples occupations divertissantes qu’offrent les nouvelles technologies ? En quoi cette pratique, éminemment singulière et secrète, consiste-t-elle ?

Finalement, qu’est-ce que c’est, lire ?
“La lecture d’un texte peut être définie comme une activité de construction de sens, réalisée par un lecteur dans un contexte particulier” (Giasson et Goigoux, 1997).

1. C’est une activité intense, très prenante, au point que pour le lecteur, le monde extérieur s’efface. Voyez à cet égard les très belles photos qu’André Kertesz a publiées dans son recueil On reading.

2. Le sens du texte advient à la confluence de trois “forces” qui contribuent chacune à construire le sens : celui-ci n’est pas donné une fois pour toutes et pour tous, chaque lecteur le construit personnellement, en intégrant les éléments fournis par le texte et en se situant dans un contexte de lecture particulier.

            Lecteur           →          SENS           ←        Texte

                                                     ↑

                                               Contexte

Alberto Manguel (écrivain, traducteur, auteur d’Une histoire de la lecture, docteur Honoris Causa de l’ULg) explique : Lire ne consiste pas en un processus automatique d’appréhension du texte comparable à la manière dont un papier photosensible est impressionné par la lumière, mais en un processus labyrinthique de construction, commun à tous et néanmoins personnel.”

3. Que signifie enfin “construire le sens” ? Il s’agit d’une opération complexe au cours de laquelle le lecteur doit s’efforcer de :

      • comprendre, c’est-à-dire construire le sens littéral (C’est écrit dans le texte),
      • interpréter, c’est-à-dire construire le sens inférentiel (C’est écrit entre les lignes),
      • apprécier, c’est-à-dire construire le sens personnel (Est-ce que j’apprécie ce texte ? Suis-je d’accord avec son contenu ? Me fait-il penser à une expérience que j’ai vécue, un autre texte que j’ai lu ? Que signifie-t-il exactement pour moi ? Qu’est-ce que j’en garde pour ma propre vie ?).
Comment s’y prend-on pour lire ?

Le lecteur doit mettre en œuvre de multiples processus et stratégies de lecture. En voici quelques-unes, particulièrement importantes :

      • Ne pas se contenter de déchiffrer le texte, même si cette démarche est essentielle, mais se centrer sur la production de sens.
      • Déchiffrer suffisamment rapidement pour arriver à produire du sens. En effet, un déchiffrage trop lent, qui ne parvient à saisir que quelques lettres à la fois lors de chaque déplacement de l’œil, ne permet pas d’accéder au sens, notre mémoire de travail étant limitée à 7 éléments maximum. Comparez une saisie lente et balbutiante du texte  comme “Le – cro – co – di – le – a – tra – ver – sé – la – ri – viè – re – pour – at – tra – per – la – ga – zel – le.” à une saisie rapide et experte comme “Le crocodile a traversé la rivière – pour attraper la gazelle.” La vitesse de déchiffrage a une incidence directe sur la compréhension du texte.

      • Avoir confiance en lui-même, être dans un état de “sécurité lecturale“.
      • Disposer des connaissances lexicales nécessaires et des connaissances du monde lui permettant d’avoir accès à l’univers culturel du texte.
      • Prélever des indices pertinents dans le texte, les mettre en relation les uns avec les autres pour réaliser des inférences et anticiper la suite.

      • Mettre en œuvre les stratégies de lecture pertinentes en fonction de son projet de lecture : lire de A à Z, ou repérer les informations importantes et les sélectionner avant d’approfondir sa lecture, etc.
      • Prendre en compte les caractéristiques formelles du texte lu, par exemple sa structure.
      • Être conscient de l’influence du contexte de la lecture, par exemple les conditions physiques dans laquelle a lieu cette activité (on ne lit pas de la même façon dans le métro ou dans son lit, sur papier ou sur écran), ou l’époque à laquelle la lecture a lieu (on lit aujourd’hui Tintin au Congo comme un texte empreint de racisme alors qu’à l’époque de sa publication, on le lisait comme un texte divertissant).

On constate donc une extrême complexité de ce que le lecteur doit convoquer pour comprendre, interpréter et évaluer les textes, eux-mêmes très variés, et cela dans une grande diversité de contextes de lecture. Cette complexité provoque indéniablement chez les lecteurs les plus fragiles des déficits de lecture de différentes sortes auxquels il convient de remédier, tant à l’école que dans le milieu de vie.

Les deux remèdes essentiels, en dehors d’un travail plus spécifique effectué par les professionnels de la lecture que sont les enseignants, sont les suivants :

      • familiariser les enfants avec l’univers du livre, la culture de l’écrit, la diversité de ses usages, et ce depuis le plus jeune âge,
      • clarifier la nature de l’activité de lecture, à savoir ne pas seulement déchiffrer, mais construire le sens littéral des textes, le sens inférentiel et surtout, le sens personnel.
De la lecture à la littérature

Face à la multiplication des documents de toutes sortes auxquels nous avons accès aujourd’hui, en particulier la mixité de ceux-ci composés d’images et de texte, d’oral et d’écrit, le concept de lecture devient un peu étroit. Il est progressivement remplacé par celui de littératie, défini par l’OCDE de la façon suivante : aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d’étendre ses connaissances et ses capacités.

L’Association Belge pour la Lecture, section Francophone (ABLF) a repris sous la forme d’un nuage de mots les éléments constitutifs à ses yeux de la littératie.

      • En bleu : l’essentiel de la littérature
      • En vert : les différents types de documents à lire  aujourd’hui
      • En orange : les multiples opérations de la littératie
      • En rouge : les objectifs que l’on peut choisir de poursuivre en lisant
Lire, à quoi bon ? Apports et vertus de la lecture

Plusieurs enjeux de la lecture peuvent être distingués : d’abord ceux qui sont liés à la vie quotidienne et à la vie professionnelle, assez évidents : en effet, sans capacité de lire, impossible de s’insérer dans notre société caractérisée par la surabondance de textes de toutes sortes.

Mais la lecture possède aussi de nombreuses vertus en ce qui concerne le développement personnel des lecteurs.

Le plaisir, d’abord et avant tout : lire rime avec rire et plaisir ! Lire est aussi l’anagramme de lier, (re)lier les lecteurs à la pensée de l’auteur du texte, mais aussi les relier entre eux, en communauté de lecteurs partageant un ami commun, le livre.

En quoi consiste exactement ce plaisir de la lecture ? On peut en distinguer au moins trois composantes :

      • le plaisir de s’identifier aux personnages du récit, de vivre leurs aventures, dans leur univers, comme le faisait Madame Bovary. Cette facette du plaisir de lire s’appelle d’ailleurs le bovarysme,
      • vient ensuite le plaisir de l’interprétation : inférer, anticiper et vérifier la pertinence de sa réflexion,
      • enfin le plaisir que l’on éprouve devant une forme nouvelle, procuré non pas tant par ce que l’auteur dit que par la façon dont il le dit, par le ton propre qui est le sien et qui touche chez le lecteur un point sensible, par son inventivité ou sa beauté.

Outre le plaisir qu’elle procure à ses adeptes, la lecture possède de nombreuses autres vertus, comme l’expriment les auteurs de la plaquette Lire est le propre de l’homme, de l’École des loisirs :

      • Arthur Hubschmidt, cofondateur de l’École des loisirs : “Je suis protégé par des amis discrets et passionnants. Je n’ai plus peur. Je sais qu’une inépuisable chaine d’ami(e)s m’attend.”
      • Jean-François Chabas : “Le livre a structuré mon intellect, nourri ma morale et ma sensibilité.”
      • Agnès Desarthe : “C’est un miroir, une machine à remonter le temps, une porte ouverte sur l’autre.”
      • Valérie Zénatti : “Les livres nous apprennent le courage, le goût de la justice, l’audace, la rêverie.”
      • Claude Ponti : Nous sommes libres de savoir, de comprendre, de choisir et d’agir, parce que nous savons lire et que nous lisons. Nous sommes des êtres de culture et de choix. Rien ne garantit que nous fassions les bons choix, mais comme nous lisons, nous choisissons, nous décidons.”
      • Geneviève Brisac : “Pourquoi lisons-nous ? N’est-ce pas dans l’espoir d’une vie plus dense, de journées plus vastes ? Une vie plus dense, plus ronde, des journées plus vastes, plus claires, un monde plus lumineux, un avenir vivable, un passé compréhensible.”
      • Daniel Pennac : “Chaque lecture est un acte de résistance. De résistance à quoi ? A toutes les contingences. Toutes. …/… Une lecture bien menée sauve de tout, y compris de soi-même.”

Autre enjeu de la lecture : la vie citoyenne. La lecture est toujours perçue comme une menace par ceux qui détiennent le pouvoir, car lire, c’est se doter de connaissances, découvrir d’autres modes de fonctionnement, se doter d’un libre arbitre et devenir à même de se libérer des emprises dont on est l’objet. D’ailleurs, comme le précise Alberto Manguel, “L’histoire de la lecture est éclairée par une suite apparemment sans fin d’autodafés. Le livre est le fléau des dictatures. Puisqu’on ne peut désapprendre l’art de lire une fois qu’il est acquis, reste à en limiter la portée.” Lire et élire sont deux verbes qui ont plus à voir entre eux que leur simple consonance…

Enfin, si l’on accepte l’idée que les lecteurs peuvent transposer à la vie quotidienne les procédures qu’ils mettent inévitablement en œuvre lorsqu’ils lisent, on peut encore répertorier quelques apports supplémentaires de la lecture :

      • Lorsqu’on lit, on anticipe. Comme le dit Philippe Meirieu, “L’écrit nous permet de ne pas rester dans l’immédiateté, d’introduire du sursis, de la distance, de la réflexion”. Or, les technologies modernes de notre société consumériste nous plongent souvent dans l’immédiateté de la satisfaction de nos besoins ou de nos envies. Pour notre bonheur individuel ou collectif ?
      • Lire nous invite à relier les informations entre elles, à considérer le texte et les questions qu’il pose comme un ensemble, un système. Cette vision systémique apparaît aujourd’hui indispensable dans notre société technologique excessivement guidée par une réflexion héritée du Discours de la méthode de Descartes, à savoir la division des questions-problèmes en unités plus petites qui constituent alors des questions-problèmes simples, auxquelles on apporte des réponses simples, qui elles-mêmes deviennent des questions-problèmes, etc. Lire, c’est être plus intelligent (étymologiquement, inter-legere = relier). Ménandre : Ceux qui savent lire voient deux fois mieux…”
      • Lire, c’est développer son empathie à l’égard de l’Autre. “C’est le cadeau empoisonné de la littérature, dit avec humour Geneviève Brisac, comprendre que jamais personne ne vécut sur Terre sans avoir son propre point de vue.” Or, faire société est grandement facilité lorsqu’on arrive à envisager que le point de vue de l’autre, différent du nôtre, s’explique et mérite d’être pris en compte.
      • Et bien entendu, lire donne accès à l’imaginaire et à la créativité, deux capacités dont nous avons tant besoin aujourd’hui pour nous éloigner des modèles dominants délétères dans lesquels nous sommes englués et ainsi développer de nouvelles pistes.
Lire, le propre de l’homme ?

On a longtemps considéré que les activités suivantes étaient de bonnes candidates au titre de “propre de l’homme” : la guerre, la fabrication d’outils, l’art, le deuil, l’enseignement, la séduction, l’agriculture, la démocratie, la paresse, le langage, le rire… Mais les récents travaux des éthologues nous apprennent qu’il n’en est rien. Bien entendu, les observateurs de l’espèce humaine retrouvent tous ces comportements chez nous, et à un niveau de complexité inégalé. François Verheggen, professeur de zoologie à l’Université de Liège, se demande ainsi dans son récent ouvrage intitulé La cigale et le zombie si ce niveau de complexité ne serait pas, finalement, le propre de l’homme. Or, comme le montre le début de cet article, la lecture est une activité éminemment complexe…

Nancy Huston, autrice de l’essai L’espèce fabulatrice explique quant à elle que ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces, ce serait le fait que seuls les humains (se) racontent des histoires, dont ils gardent trace, depuis environ 5000 ans, en recourant à l’écrit et donc à la lecture : Le Sens humain se distingue du sens animal en ceci qu’il se construit à partir de récits, d’histoires, de fictions.”

Bien entendu, être humain, c’est faire partie d’une espèce qui se caractérise par des comportements observables et objectivables. Comme la lecture. Hitler, par exemple, savait lire. Et nos contemporains qui lui ressemblent sont aussi des lecteurs…

Finalement, font-ils, faisons-nous, nous les primates humains, preuve d’humanité, au sens second de ce terme polysémique ? Sommes-nous capables de manifester de la bienveillance, de la compassion envers autrui, de la bonté, de la pitié, de la sensibilité ? Et la lecture peut-elle nous y aider ? On peut y croire, au moins un peu…

Jean KATTUS


La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence de Jean KATTUS, organisée en février 2024 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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WAGMAN : Redécouvrir Ernest et Célestine, les vrais !

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[RADIOFRANCE.FR/FRANCECULTURE, 31 janvier 2024] En littérature jeunesse comme en bande dessinée, il arrive que des personnages fassent l’objet de reprise après la mort de leur créateur. Ce fut le cas récemment d’Ernest et Célestine : on vous explique pourquoi on vous conseille de préférer l’original, les superbes albums de Gabrielle Vincent.

© Casterman

Ma chronique d’aujourd’hui part d’une colère à la lecture d’un livre paru il y a peu. La colère, c’est souvent le revers de la médaille de l’amour, on le sait bien, je vais essayer de vous dire les raisons de ma colère, mais surtout de cet amour dont elle est le pendant. L’album s’appelle Au bonheur des souris, c’est une nouvelle aventure d’Ernest et Célestine, ce grand ours et cette petite souris créés par Gabrielle Vincent. De son vrai nom Monique Martin, elle était née à Bruxelles en 1928, y est morte en 2000, et y a créé ces deux personnages mis en scène dans une vingtaine d’albums d’abord parus aux éditions Duculot, rachetées ensuite par les éditions Casterman. Le tout premier, paru en 1981, rencontra un succès immédiat dans le monde francophone et à l’international. Casterman nous propose donc aujourd’hui de découvrir une nouvelle histoire, inédite, dont le scénario a été confié à Astrid Desbordes, une autrice jeunesse remarquée pour l’album Mon amour notamment.

À qui appartiennent les personnages ?

C’est une pratique courante en bande dessinée : sont encore parus cet automne de nouvelles aventures d’Astérix, de Blake et Mortimer ou Lucky Luke, et, pour la première fois, une nouvelle aventure de Gaston Lagaffe – ce, alors même que Franquin s’était opposé de son vivant à ce que son personnage ne lui survive. Affaire qui a fait couler beaucoup d’encre, la fille et ayant droit de Franquin l’ayant portée devant les tribunaux. Cela soulève des questions passionnantes, que l’on pourrait résumer en ces termes : à qui appartiennent les personnages ? Je n’ai ni l’espace ni les compétences pour déplier ici cette dimension juridique, je me garderai bien de trancher la question de savoir s’il est en soi légitime ou non qu’un personnage survive à son auteur, je note simplement que la chose est à ma connaissance un peu moins courante dans l’univers de la littérature jeunesse.

© Cinéart

Ernest et Célestine est un contre-exemple, la série n’en étant pas à sa première reprise puisque les personnages avaient déjà été les héros d’un film d’animation en 2012, sur un scénario de Daniel Pennac et des dessins de Benjamin Renner (qui a connu une suite, avec une autre équipe artistique, en 2022). J’avais trouvé le premier film très éloigné de l’univers de Gabrielle Vincent, mais il n’avait pas quant à lui suscité ma colère, car il était possible de le considérer au fond assez indépendamment de l’œuvre originale, notamment parce que les dessins de Benjamin Renner n’avaient rien à voir avec le trait de Gabrielle Vincent.

Des dessins originaux repris, calqués, copiés, remontés

Dans le cas de ce nouvel album, ce sont bien des dessins de Gabrielle Vincent elle-même, qui ont été repris, calqués ou copiés, j’imagine, ré-agencés en tout cas pour venir illustrer l’histoire signée Astrid Desbordes. Par exemple, le premier dessin de l’album est une reprise de celui qui ouvrait l’album intitulé La tante d’Amérique, avec simplement quelques détails, changés : une valise effacée, un violon ajouté, un cadrage saccagé, sans parler du rendu des couleurs, bien moins subtil que dans l’original. J’imagine que la chose est légale, mais j’avoue être extrêmement surprise que ce procédé soit possible et autorisé. Sur la couverture de l’album, il n’est même pas écrit “d’après Gabrielle Vincent“, c’est bien son seul nom qui apparaît, sans mention. Certains dessins n’ont par ailleurs pour le coup rien à voir avec la plume de Gabrielle Vincent : ils sont signés Marie Flusin, comme c’est indiqué, en tout petit, dans la page de garde du livre.

Une série de contresens qui dénaturent l’œuvre

L’histoire proposée pour ce nouvel album repose en outre sur une série de contresens qui dénaturent l’œuvre d’origine. Le premier est formel : le récit se présente ici sous forme d’un très long texte, bavard, didactique, là où les albums originaux reposaient sur une grande économie de mots, des éléments de dialogues courts, inscrits au-dessous d’un dessin qui guidait en premier lieu nos émotions.

Deuxième contresens : l’histoire commence ici parce que Célestine se fâche un jour de ne pas avoir eu le temps de se fabriquer un chapeau pour sortir avec Ernest. Elle se met en colère qu’il n’y ait, je cite, “jamais rien dans cette maison, (…) que des vieilleries d’ours.” Ernest finit par sortir sans l’attendre, et à son retour, il trouve une lettre lui annonçant qu’elle a décidé d’aller s’installer chez des amis qui vivent, eux, dans une maison luxueuse. Rien, dans ce point de départ, ne tient la route. Premièrement : jamais Ernest ne sortirait sans attendre Célestine, jamais il ne placerait son désir avant le plaisir de jouer avec la petite fille.

Ernest et Célestine, c’est l’histoire d’un amour inconditionnel, plus grand que l’océan, entre un père (adoptif, comme on l’apprend dans le bouleversant La naissance de Célestine) et cette petite souris trouvée dans une poubelle, qu’il recueille et aime dès lors plus que tout. Jamais Célestine ne choisirait non plus d’aller vivre loin d’Ernest, qui plus est pour une raison vénale. Ernest et Célestine vivent de peu, c’est vrai, mais ce sont les rois de la débrouille, de la récup’, de l’inventivité pour trouver malgré tout de quoi vivre heureux.

Des ours et des souris, une commune humanité

Enfin, troisième contresens, le plus grave : jamais Célestine ne renverrait ainsi Ernest à son essence d’ours. Dans l’univers de Gabrielle Vincent, les adultes sont des ours, les enfants sont des souris, mais les personnages sont liés par une commune et profonde humanité. Ours, souris, c’est la figure que prennent adultes et enfants, ce n’est jamais une espèce, encore moins une identité.

© Casterman

Dans l’histoire proposée par Astrid Desbordes, chacun y est au contraire sans arrêt renvoyé. Les parents des amis expliquent à Célestine que “les ours et les souris ne sont pas faits pour vivre ensemble” ; un personnage de souris adulte (ce qui est une absurdité en soi, j’insiste), un précepteur, lui dit aussi plus loin d’un air dépité : “si on mélange les ours et les souris, voilà ce que ça donne“. Pourquoi diable les auteurs de ces reprises ont-ils senti le besoin de diviser ainsi le “monde des souris” et celui des ours – idée déjà présente dans l’adaptation au cinéma imaginée par Daniel Pennac ? Je suppose que cela vient de l’envie d’ajouter de la noirceur à un univers considéré comme idyllique, mais c’est encore un contresens. Car si la relation entre Ernest et Célestine est emplie de douceur, c’est vrai, l’univers que décrit Gabrielle Vincent n’a rien d’angélique. La façon dont elle aborde la question de l’argent ou des différences sociales relève au contraire d’une grande finesse, hélas complètement absente de ce nouvel opus. On recommande donc d’aller se replonger sans modération dans la série des albums originaux, édités aujourd’hui par Casterman.

Mathilde WAGMAN


Fondation Monique Martin

© Fondation Monique Martin

Depuis sa création en 2012, la Fondation Monique Martin (Fondation belge reconnue d’utilité publique) a pour vocation la conservation, la valorisation et le rayonnement du patrimoine artistique et éthique de Monique Martin alias Gabrielle Vincent. En 2021, Ernest et Célestine ont fêté leurs 40 ans, avec deux expositions en partenariat avec la commune de l’artiste : Ixelles.

Bienvenue chez Ernest et Célestine (chapelle de Boondael, Ixelles), Ernest et Célestine : Voyage au pays des émotions (bibliothèque d’Ixelles). La première plus commémorative, la deuxième plus ancrée dans ces problématiques quotidiennes et altruistes qui tenaient tant à cœur à l’artiste.

En 2022, Wallonie Bruxelles International programme notre nouvelle exposition phare : Ernest & Célestine, et nous qui propose un focus sur le sens que cette œuvre à la fois poétique et engagée des années 1980 revêt en 2022.

À horizon 2030, la Fondation Monique Martin, et ses ambassadeurs énergiques Ernest et Célestine, forts de ce patrimoine artistique éthique très varié, souhaitent également participer à l’agenda fixé par l’ONU autour des Objectifs de Développement Durable. Pour les enfants de 1980 devenus acteurs du monde d’aujourd’hui et pour leurs enfants porteurs du monde de demain, Ernest et Célestine, c’est un peu la transcription à hauteur d’enfant des ODD (Objectifs de Développement Durables) fixés par l’ONU. Partage, entraide, tolérance, dé-consommation, recyclage, préservation de la planète, préoccupent, histoire après histoire, nos deux héros, ambassadeurs avant l’heure, d’un monde plus durable. […]

Monique Martin (1928-2000)

© Casterman

La peinture et le dessin. Monique Martin, alias Gabrielle Vincent, est une artiste belge. Née à Bruxelles en 1928, elle sort diplômée de l’académie des Beaux-Arts en 1951 et choisit de consacrer sa vie à la peinture et au dessin. En tant que peintre, elle explore longuement toute la richesse du noir et blanc : encre de chine, crayon, fusain… Elle explore aussi la couleur, à travers toutes les techniques, mais surtout l’aquarelle et le pastel. Sous le pseudonyme de Gabrielle Vincent, elle crée Ernest & Célestine en 1981. Avec Ernest, elle redonne naissance à son mentor artistique, qui fut l’une des personnes les plus importantes de son existence. Avec Célestine, c’est elle-même qu’elle fait renaître, en l’inventant à son image. Elle réalise aussi d’autres albums pour enfants et adultes, dont certains connaissent un grand succès international, notamment au Japon. Son style sobre et épuré plaît beaucoup. Le livre Un jour, un chien est considéré comme l’apogée de son talent.

Une artiste engagée. Monique Martin se détourne assez vite du milieu très fermé de l’Art et des expositions. Elle souhaite que son travail soit accessible pour tous et permette de procurer du bonheur aux gens, tout en transmettant des valeurs capitales pour elle. Femme éminemment engagée, elle est aussi en avance sur son temps. Dès les années 70, Monique Martin s’inquiète pour la planète et ses habitants. Son instinct la pousse à défendre une philosophie de développement durable. Elle exprime cette inquiétude dans son œuvre, que ce soit de manière plus sombre dans L’œuf ou de manière plus légère, tout à la fois tendre et humoristique avec Ernest & Célestine.

De nombreux prix. Ses livres, traduits dans une vingtaine de langues, reçoivent de nombreuses reconnaissances : meilleur livre de jeunesse au Salon du Livre de Montreuil (Au bonheur des ours), Sankei Children’s books Publications Prize du Japon (Un jour, un chien, L’oeuf), prix graphique de la Foire du Livre de Jeunesse de Bologne (La naissance de Célestine), Boston Globe-Horn Book Award (Un jour, un chien). Monique Martin décède le 24 septembre 2000, laissant à ses héritiers plus de 10.000 dessins et peintures. Des œuvres qui reflètent toute la lumière et l’émotion qu’elle a mises dans son travail.

Pour en savoir plus, le site de sa fondation…


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, compilation, édition et iconographie | sources : France Culture ; ernest-et-celestine.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Fondation Monique Martin ; © Casterman ; © Cinéart.


Encore du dessin en Wallonie-Bruxelles…

VIENNE : La nuit bleu écarlate (2023)

Temps de lecture : 5 minutes >

 

Vous avez, je crois, embrassé trop de gens,
De là cette tristesse.

Marina Tsvétaïeva

Comment j’ai rencontré Lola n’est sans doute pas l’épisode le plus glorieux de mon existence. Il y a même quelque chose d’un peu honteux là-dedans. Enfin, certains n’en conçoivent aucune gêne, moi j’étais plutôt mal à l’aise avec ça – et c’est un euphémisme. C’était un peu le fruit (défendu) du hasard. Du genre : “je passais par là quand je l’ai aperçue”. Sauf que l’on ne passe pas par là par hasard, justement. En tout cas pas à cette allure, ni à plusieurs reprises. Donc il me fallait assumer cela aussi. Que je circulais sur cette route, bordée de ce que d’aucuns appellent pudiquement “bars à champagne”, alors que l’on y sert généralement un infect cava. Et que personne ne s’y trouve pour le champagne, évidemment.

Moi, dans la nuit noire, je voyais ces vitrines comme autant de scènes de théâtre en réduction. C’est une vision éminemment littéraire et romantique des choses, j’en conviens. Quoi qu’il s’y joue drames et comédies, à n’en pas douter. J’étais certainement en mal d’inspiration, ce n’est pas une excuse, à peine une explication. Dans ce théâtre aux éclairages colorés, les actrices étaient jeunes et fort peu vêtues – rarement avec goût, de surcroît. Je n’aurais pas engagé le costumier. C’est ainsi que j’ai repéré Lola. Jeans et t-shirt, elle se tenait aux côtés d’une autre fille en vitrine, à qui elle parlait. Je me suis demandé ce qu’elle faisait là, si elle y travaillait. C’était tellement la girl next door que cela ne me paraissait pas vraisemblable, les préjugés ont la vie dure.

Alors je suis repassé un peu plus tard. Elle avait enfilé une autre tenue. Et pourtant, elle continuait à me sembler différente. Etait-ce parce que je l’avais vue habillée précédemment ? Je ne le pensais pas. J’avais envie de savoir et en même temps non, j’avais peur de gâcher cette image. Peur, tout simplement, de pousser la porte et de me retrouver dans une situation inconnue, embarrassante. Mais je l’ai fait. Je suis entré et la première chose qui m’a frappé ce n’est pas cette quasi nudité, que j’avais déjà pu entrevoir, mais la violente odeur de cigarette. Nulle part on ne fume encore sauf là, pas seulement là d’ailleurs, dans ces bars en général, je le sais à présent. Toutes les filles fument. Ensuite Lola m’a souri, elle a senti mon embarras certainement, elle s’est approchée de moi. J’ai entendu sa voix pour la première fois, plus douce encore que je ne l’aurais imaginée, moins rauque aussi malgré la fumée ambiante.

C’est là qu’elle m’a dit qu’elle s’appelait Lola. J’en doutais fortement. Vu son âge, il y avait plus de chances qu’elle s’appelle Virginie ou Stéphanie. C’était trop évident, ça puait le pseudo autant que la cigarette, mais ça m’était égal. La suite, tout le monde peut l’imaginer. Ceux qui sont vraiment curieux n’ont qu’à pousser la porte, ainsi que je l’ai fait. Je suis là pour raconter ma rencontre avec Lola, pas pour écrire un roman pornographique. D’ailleurs, je n’écris plus. C’était mon métier, pourtant. J’avais publié cinq romans, dont un primé, un prix appréciable, pas le Goncourt, mais une belle reconnaissance néanmoins qui m’avait procuré une petite notoriété – éphémère, comme l’inspiration. Elle s’était tarie un jour, évaporée comme l’amour dans le quotidien.

Je n’écrivais plus, mais je retournais régulièrement voir Lola. Nous ne parlions pas de littérature évidemment. Je parlais peu d’ailleurs, je parle peu en général. Et puis je pensais que ça devait saouler Lola d’entendre tous ces gens raconter leur vie, leurs déboires sentimentaux, leurs mariages boiteux, ratés – cela, en plus du reste. Mon presque silence était, à mes yeux, une forme de respect. Un jour, elle m’a dit “toi, tu es différent” et ça m’a fait plaisir d’y croire parce que, moi aussi, je la trouvais différente – et depuis le début. Donc, nous ne parlions pas de littérature jusqu’au jour où.

Lola avait été distraite, imprudente, je ne sais trop, peut-être était-elle arrivée en retard comme la première fois, toujours est-il qu’elle avait laissé traîner son sac dans le couloir qui mène aux chambres. Et j’ai aperçu, qui dépassait, un livre au format poche. Ce livre, je l’ai reconnu parce que je le possédais également. C’était un recueil de poèmes de François Cheng. Je lui ai demandé si c’était elle qui lisait ça et je l’ai un peu vexée. “Pourquoi ? Tu penses que parce que je fais ce job, je ne peux pas aimer la poésie ?” C’est ce jour-là, en fait, que j’ai vraiment rencontré Lola. Pour une fois, nous avons parlé. En fait, nous n’avons fait que cela. C’est là que je lui ai dit que, du temps où j’étais vivant, j’étais écrivain. Ça a paru l’attrister. Pas que je sois écrivain, ou que je l’aie été, mais que je ne me sente plus vivant. “J’ai une vie, tu sais, en dehors d’ici. Et je m’y sens bien vivante”. Je le comprenais, surtout quand elle souriait.

Un jour, j’ai risqué “Lola, ce n’est pas ton vrai prénom, n’est-ce pas ?” “Non, en effet, mon vrai prénom je le garde pour ma vie d’ailleurs, c’est mon secret, ma protection”. Au fil du temps, nos rencontres devenaient plus intellectuelles qu’autre chose – un peu sensuelles, quand même. Cela me semblait tellement improbable, quoique je l’avais pressenti au premier regard : Lola était particulière. J’ai eu envie de lui offrir un cadeau, je lui ai amené un livre de Karel Logist. Elle était émue aux larmes. “Garde tes larmes pour la lecture”, ai-je dit. Moi, ça me faisait cet effet-là. Quoique, avec Karel, parfois je souriais également. “Je vais te faire un cadeau aussi”, dit-elle. “Tu vas me dire ton prénom ?” lançai-je en boutade. “Non, mais c’est un secret également. Et il n’y a qu’avec toi que je peux le partager.”

Et de me tendre un petit carnet. Je l’ai ouvert, avec curiosité. Quand j’ai vu qu’il contenait des lignes d’écriture, ma curiosité s’est transformée en appréhension. Lola écrivait et, de toute évidence, voulait que je prenne connaissance de ce qui ressemblait bien à des poèmes. Qu’allais-je pouvoir lui dire, si je trouvais ça médiocre, banal, adolescent ? Je n’avais évidemment aucune envie de la décevoir. J’ai lu. Un poème, deux, trois. Lola scrutait les réactions sur mon visage, elle était un peu habituée à ça – une sorte de déformation professionnelle. Je demeurais muet, me contentant de tourner les pages.

Ce soir-là, j’ai pris une des plus grandes claques de ma vie. Ce soir-là, le ciel était “bleu écarlate”, comme disait Lola – la pute qui écrivait des poèmes, ainsi qu’elle s’est elle-même surnommée plus tard. J’ai pris une grande leçon d’humilité et je ne me suis, évidemment, jamais remis à l’écriture. Jusqu’à ce jour où, au bar, je n’ai pas trouvé Lola. Eva (ou était-ce Elena ?) m’a accueilli en me disant : “Lola est partie, elle a arrêté”, puis elle m’a tendu une enveloppe. J’attendais une lettre d’explication, un possible au revoir – un adieu me paraissait difficilement envisageable. J’ai ouvert l’enveloppe d’une main forcément tremblante. La fumée de cigarette m’a paru plus insupportable que jamais. Il n’y avait pas de lettre, juste un carton : “Je m’appelle Emilie”.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | auteur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © artstation.com


Plus de littérature…

BIERLAIRE : Erasme de Rotterdam ou l’humaniste dans tous ses états (CHiCC, 2011)

Temps de lecture : 4 minutes >

Né à Rotterdam, vraisemblablement en 1469, et mort à Bâle en 1536, Érasme est le plus célèbre des humanistes de la Renaissance. S’il sillonne l’Europe et fait de longs séjours, parfois répétés, en France, en Angleterre, en Italie, en Allemagne et dans le canton de Bâle, il reste très attaché à sa terre natale, les Pays-bas, où il passe ses vingt-cinq premières années, puis revient à plusieurs reprises, pour travailler à Louvain, visiter ses amis à Anvers, Bruges ou Gand, fréquenter la cour de Bruxelles ou profiter de l’hospitalité d’un chanoine d’Anderlecht.

Érasme laisse une oeuvre considérable. Pendant près de quarante années, ce chercheur infatigable, qui correspond avec l’Europe entière, publie plusieurs livres par an (ouvrages inédits et/ou rééditions revues et corrigées). C’est par le livre que règne celui qu’on appelle parfois “le prince des humanistes”. Maîtrisant mieux que quiconque en son temps ce nouveau médium qu’est le livre imprimé, il surveille de très près la fabrication de sa production originale dans l’atelier de ses imprimeurs attitrés successifs (Thierry Martens à Anvers et Louvain, Alde Manuce à Venise, Johann Froben à Bâle…), mais est impuissant à contrôler les activités de leurs concurrents, qui diffusent les contrefaçons aux quatre coins de l’Europe.

Si l’Éloge de la Folie est le livre d’Érasme le plus souvent réédité et traduit depuis cinq siècles, les deux ouvrages les plus lus de son vivant sont les Colloques et les Adages. Le premier est un recueil de dialogues familiers entre des personnes de tous âges, des deux sexes et de toutes les professions. Le deuxième est une collection d’expressions proverbiales de l’Antiquité, accompagnes d’un commentaire explicatif plus ou moins long. Érasme ne cessa, tout au long de sa vie, de remettre sur le métier ces livres de classe devenus des classiques, faisant passer le premier d’une dizaine à une soixantaines de dialogues, le deuxième de 818 à 4151 adages.

L’ouvrage le plus important sans doute aux yeux d’Érasme est le Nouveau Testament de 1516, première édition grecque du texte, avec en regard, non pas la traduction latine traditionnelle connue sous le nom de Vulgate, mais une version latine élaborée à partir du texte grec de la traduction des Septante, faite d’après l’hébreu. Aussi Érasme s’attirera-t-il les foudres des théologiens traditionnels qui considéraient le texte de saint Jérôme, vieux de mille ans, comme doué de qualités bibliques, inspiré par Dieu, et donc intouchable.

Aujourd’hui largement accessible dans les principales langues vulgaires, l’oeuvre d’Érasme est écrite en latin. Tous les genres y sont représentés : la lettre (il en écrit des milliers), le dialogue, la controverse, la poésie, la déclamation, le panégyrique, la prosopopée, l’édition de textes, le commentaire de psaumes, la paraphrase des Évangiles et des Épîtres, le manuel scolaire (il écrit même un manuel de savoir-vivre), le traité d’éducation à l’usage des parents, des maîtres, des princes, des chrétiens, des prédicateurs, le livre de prières, le catéchisme, le recueil de proverbes ou de paroles célèbres de personnages de l’antiquité grecque et romaine…

L’activité littéraire d’Érasme se déploie dans trois directions principales, à bien des égards convergentes :

      1. D’abord, La Défense et l’enseignement des belles-lettres, des auteurs antiques, de la rigueur philologique, des arts du langage, grammaire et rhétorique. Érasme exhume, édite, corrige, commente, annote, traduit et finalement répand un nombre considérable de textes anciens, profanes, chrétiens (les Pères de l’Église) et même sacrés. Éducateur dans l’âme, il prodigue des conseils pédagogiques aux parents et aux maîtres, mais rédige aussi des manuels scolaires pour les enfants. Les belles-lettres ne constituent pas pour lui un obstacle à la foi chrétienne, elles peuvent au contraire servir la religion du Christ. Certains païens, d’ailleurs, pourraient faire la leçon aux chrétiens, souligne-t-il volontiers, résumant sa pensée dans le cri paradoxal et provocateur lancé par un personnage de ses Colloques : ” Saint Socrate, priez pour nous”.
      2. Ensuite, le combat en faveur de la paix entre les princes, les nations, les chrétiens. Érasme crie haut et fort que “la guerre n’est douce qu’à ces qui n’en ont pas fait l’expérience” – c’est le titre percutant d’un de ses plus beaux textes pacifistes, avec sa Complainte de la paix, dans laquelle celle-ci se lamente d’être chassée de partout. Militant de la paix, l’humaniste utilise sa plume pour dénoncer les méfaits de la guerre et exhorter les chrétiens “à suivre enfin la doctrine du Christ et à vivre dans la paix qu’elle enseigne”. Même s’il a le sentiment de “prêcher à des sourds”, il ne cesse d’interpeller les hommes de pouvoir : “J’en appelle à vous, Princes, qui gouvernez les affaires du monde et qui représentez parmi les mortels l’image du Christ. Reconnaissez la voix de Notre Seigneur et Maître qui vous exhorte à la paix”.
      3. Enfin, l’éducation à la piété chrétienne, à cette “philosophie du Christ” dont le message est simple : “L’essentiel de la philosophie du Christ consiste à concevoir que toute espérance repose en Dieu qui nous accorde gratuitement Ses dons par l’intermédiaire de Son Fils. La mort de Jésus nous rachète, le baptême nous unit à son corps. Nous devons renoncer aux désirs de ce monde, vivre conformément aux leçons de Jésus et à ses exemples, faire du bien à tous et, si quelque adversité nous surprend, la supporter courageusement dans l’espoir de la récompense future, réservée sans aucun doute aux hommes pieux, lors du retour du Christ. Nous devons progresser dans la vertu, sans toutefois nous attribuer aucun mérite, car Dieu est dispensateur de tout bien.” 

Ce christianisme-là, qu’il prêche même dans l’Éloge de la Folie, son oeuvre la plus connue, encore que souvent mal comprise, est à la portée de tous : “Il y a très peu de savants, mais il n’est interdit à personne d’être chrétien, à personne de posséder la foi, j’aurai même l’audace de dire : à personne d’être théologien”. En soutenant que tout chrétien est apte à parler de Dieu et à s’adresser directement à lui, Érasme ne s’exprime guère autrement que Luther et il ne peut que déplaire  aux théologiens de profession, soucieux de défendre leur magistère. Si l’on ajoute qu’il fait preuve toute sa vie d’une attitude très critique l’égard de l’Église visible de ses tares, on comprend mieux pourquoi il sera censuré de son vivant même et mis à l’Index dès après sa mort. Il y restera jusqu’au XXe siècle, sans jamais cesser d’être lu et redécouvert.

Franz BIERLAIRE

  • illustration en tête de l’article : © e-venise.com

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Franz BIERLAIRE a fait l’objet d’une conférence organisée par la CHiCC, en décembre 2011 : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez le programme annuel de la CHiCC

Plus de CHiCC ?

GIONO (1895-1970) : textes

Temps de lecture : 5 minutes >

Mon bel enfant,
As-tu trouvé des chimères ? Le marin que tu m’as envoyé m’a dit que tu étais imprudent. Cela m’a rassurée. Sois toujours très imprudent, mon petit, c’est la seule façon d’avoir un peu de plaisir à vivre dans notre époque de manufactures. […] J’ai peur que tu ne fasses pas de folies. Cela n’empêche ni la gravité, ni la mélancolie, ni la solitude : ces trois gourmandises de ton caractère. Tu peux être grave et fou, qui empêche ? Tu peux être tout ce que tu veux et fou en surplus, mais il faut être fou, mon enfant. Regarde autour de toi le monde sans cesse grandissant de gens qui se prennent au sérieux. Outre qu’ils se donnent un ridicule irrémédiable devant les esprits semblables au mien, ils se font une vie dangereusement constipée. Ils sont exactement comme si, à la fois, ils se bourraient de tripes qui “relâchent” et de nèfles du japon qui “resserrent”. Ils gonflent, gonflent, puis ils éclatent et ça sent mauvais pour tout le monde. Je n’ai pas trouvé d’images meilleures que celle-là. D’ailleurs, elle me plaît beaucoup. Il faudrait même y employer trois ou quatre mots de dialecte de façon à la rendre plus ordurière que ce qu’elle est en piémontais. Toi qui connais mon éloignement naturel pour tout ce qui est grossier, cette recherche te montre bien tout le danger que courent les gens qui se prennent au sérieux devant les jugements des esprits originaux. Ne sois jamais une mauvaise odeur pour tout un royaume, mon enfant. Promène-toi comme un jasmin au milieu de tous.

Le Hussard sur le toit (1951)


ISBN 2070368726

GIONO Jean, Le chant du monde (Paris, Gallimard, 1934)
Apparemment la première version du Chant du monde, Jean Giono se l’est fait voler. Fin 1931, durant une absence, sa mère, qui commençait à être aveugle, a fait entrer dans son bureau plusieurs personnes qui voulaient le voir ; à son retour, son manuscrit, gros de trois cents à trois cent cinquante pages d’écriture environ, avait disparu. Pour n’importe qui cela aurait constitué bien sûr un drame ; mais pour Giono, chez qui l’écriture est une sorte de respiration naturelle, ce vol n’a pas eu beaucoup de gravité. Après avoir fouillé toute sa maison, il est passé sans amertume à autre chose. En janvier 1932, voici qu’il travaille au Lait de l’oiseau, c’est-à-dire à Jean le Bleu. Et le 20 juin déjà, il annonce à son vieil ami Lucien Jacques qu’il “refait” Le chant du monde : “Je l’étends en plus large et en plus haut que la conception première, et si je le réussis, les petits copains se casseront le nez cette fois sur quelque chose de grand.” Or, cette deuxième version, elle-aussi, se perd, on ne sait diable pas comment. Le 3 janvier 1933, Giono décide de ne pas récrire les pages perdues et commence un roman tout à fait différent sous le même titre — Le chant du monde lui rappelle sa lecture enthousiaste des Feuilles d’herbes de Walt Whitman. Dès lors, des neuf dix heures par jour, il s’attelle à sa tâche, “lancé là-dedans comme un taureau” [Lire la suite de l’article sur GALLIMARD.FR]

Amaury NAUROY

Il plongea. Dans l’habitude de l’eau, ses épaules étaient devenues comme des épaules de poisson. Elles étaient grasses et rondes, sans bosses ni creux. Elles montaient vers son cou, elles renforçaient le cou. Il entra de son seul élan dans le gluant du courant. Il se dit : “L’eau est épaisse.”

Il donna un coup de jarret. Il avait tapé comme sur du fer. Il ne monta pas. Il avait de longues lianes d’eau ligneuse enroulées autour de son ventre. Il serra les dents. Il donna un coup de pied. Une lanière d’eau serra sa poitrine. Il était emporté par une masse vivante. Il se dit : “Jusqu’au rouge.”

C’était sa limite. Quand il était à bout d’air il entendait un grondement dans ses oreilles, puis le son devenait rouge et remplissait sa tête d’un grondement sanglant à goût de soufre. Il se laissa emporter. Il cherchait la faiblesse de l’eau avec sa tête. Il entendait dans lui : “Rouge, rouge.”

Et puis le ronflement du fleuve, pas le même que celui d’en haut mais ce bruit de râpe que faisait l’eau en charriant son fond de galets. Le sang coula dans ses yeux. Alors, il se tourna un peu en prenant appui sur la force longue du courant ; il replia son genou droit comme pour se pencher vers le fond, il ajusta sa tête bien solide dans son cou et, en même temps qu’il lançait sa jambe droite, il ouvrit les bras. Il émergeait. Il respira. Il revoyait du vert. Ses bras luisaient dans l’écume de l’eau. C’étaient deux beaux bras nus, longs et solides, à peine un peu renflés au-dessus du coude mais tout entourés sous la peau d’une escalade de muscles. Les belles épaules fendaient l’eau. Antonio penchait son visage jusqu’à toucher son épaule. A ce moment l’eau balançait ses longs cheveux comme des algues. Antonio lançait son bras loin là-bas devant, sa main saisissait la force de l’eau. Il la poussait en bas sous lui cependant qu’il cisaillait le courant avec ses fortes cuisses.

“L’eau est lourde”, se dit Antonio. Il y avait dans le fleuve des régions glacées, dures comme du granit, puis de molles ondulations plus tièdes qui tourbillonnaient sournoisement dans la profondeur. “Il pleut en montagne”, pensa Antonio. Il regarda les arbres de la rive. “Je vais aller jusqu’au peuplier.”

Il essaya de couper le courant. Il fut roulé bord sur bord comme un tronc d’arbre. Il plongea. Il passa à côté d’une truite verte et rouge qui se laissa tomber vers les fonds, nageoires repliées comme un oiseau. Le courant était dur et serré. “Pluie de montagne, pensa Antonio. Il faut passer les gorges aujourd’hui.”

Enfin il trouva une petite faille dans le courant. Il s’y jeta dans un grand coup de ses deux cuisses. L’eau emporta ses jambes. Il lutta des épaules et des bras, son dur visage tourné vers l’amont. Il piochait de ses grandes mains ; enfin, il sentit que l’eau glissait sous son ventre dans la bonne direction. Il avançait. Au bout de son effort il entra dans l’eau plate à l’abri de la rive. Il se laissa glisser sur son erre. De petites bulles d’air montaient sous le mouvement de ses pieds. Il saisit à pleines mains une racine qui pendait. Il l’éprouva en tirant doucement puis il se hala sur elle et il sortit de l’eau, penché en avant, au plein du soleil, ruisselant, reluisant. Ses longs bras pendaient de chaque côté de lui souples et heureux. Il avait de bonnes mains aux doigts longs et fins. “Il faut passer les gorges d’aujourd’hui. Il pleut en montagne, l’eau est dure. Le froid va venir. Les truites dorment, le courant est toujours au beau milieu, le fleuve va rester pareil pour deux jours. Il faut passer les gorges d’aujourd’hui.”


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction, édition et iconographie | source : gallimard.fr ; youtube.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Giono assis à son bureau. Vogue, 1955) © Getty – Erwin Blumenfeld.


Savoir-lire encore…

GOUGAUD (1936-2024) : textes

Temps de lecture : 16 minutes >

 

Il est aussi stupide de vouloir comprendre sa vie que de prétendre se nourrir de la formule chimique d’une pomme.

Les sept plumes de l’aigle (1995)

[HENRIGOUGAUD.COM] Libertaire définitif, Henri GOUGAUD (né en 1936) invente sa vie tous les jours. Venu au monde sur les terres rouges de l’Aude, il est l’héritier des troubadours occitans, il a la poésie chevillée au corps. Il monte à Paris à la fin des années 50, chante ses textes dans les cabarets Rive-Gauche et se rapproche du milieu anarchiste. Bientôt d’autres artistes comme Reggiani, Ferrat ou Greco choisissent d’interpréter ses chansons.

En 1973 il publie Démons et merveilles de la science-fiction. Claude Villers l’invite sur France Inter et dans la foulée l’engage comme chroniqueur. Il raconte alors chaque midi des histoires à la radio. Des histoires fantastiques, des récits étranges et puis des contes, puisés dans l’immense répertoire de la tradition orale qu’il connaît bien.

Choisissant de se consacrer pleinement à l’écriture, il publie avec bonheur au fil des années, de nombreux romans et recueils de contes. Mais il est aussi sollicité pour raconter en public. C’est l’émergence du ‘renouveau du conte’ dont il est considéré aujourd’hui comme un des pères fondateurs.

Entre le merveilleux et ce que nous appelons le réel, il n’est peut-être qu’une différence de confiance accordée.

Henri Gougaud


Le rire de la grenouille. Petit traité de philosophie artisanale (CARNETS NORD, 2008)

EAN 9782355360121

[EXTRAITS] “J’imagine, dans une clairière de la forêt du temps, une troupe de pauvres gens accroupis au seuil d’une grotte. C’est le crépuscule. Le soleil vient de disparaître derrière les arbres. Comme chaque soir, ces hommes, ces femmes s’inquiètent. Et si cette fois il ne revenait pas, ce père lumineux qui tous les matins nous réveille ? Si cet être prodigieux qui fait toutes choses vivantes nous abandonnait à la nuit ? J’imagine, au milieu d’eux, une mère. Elle s’effraie, elle aussi. Elle serre contre elle son enfant. Il geint, il a froid, est mal. Et voilà que ce soir-là l’angoisse de ce fils, dans l’obscurité où ils sont, lui est soudain plus insupportable que celle qu’elle-même éprouve. C’est ainsi que lui vient l’amour, l’oubli de soi dans le souci de l’autre. Et l’amour lui inspire la première berceuse, le premier conte, la première parole dite pour attendrir la nuit, pour tempérer la peur. Sa voix n’est qu’un murmure imprécis mais rassurant, cahotant mais brave. Elle ne sait pas, personne ne sait que cette parole chantonnée à l’oreille de son enfant est le premier surgissement de la source qui deviendra, un jour, le vaste fleuve de toutes les littératures humaines.

Rien de plus humble qu’un conte. Rien de plus anodin, si l’on s’en réfère à la définition du dictionnaire “Récit d’aventures imaginaires destiné à amuser, ou à instruire en amusant.” C’est un peu court. De quoi s’agit-il, en vérité ? D’histoires plus ou moins brèves qui ne se préoccupent guère de ce que l’on appelle communément ‘la réalité’ et qui n’est peut-être, après tout, que l’apparence des choses. D’histoires vagabondes, sans auteur identifiable, sans origine précise. D’histoires qui ont traversé les siècles, les millénaires même, sans bruit, sans effet mesurable sur le destin des peuples, portées, jusqu’aux abords de nos temps modernes, par la seule parole humaine. De fait, la définition du dictionnaire ne témoigne que de la méconnaissance, sinon du mépris dans lequel les lettrés tiennent ces histoires-là. “Sornettes, disent-ils, balivernes déraisonnables.”

Et pourtant ! Imaginez : la plus ancienne mention écrite du Conte des deux frères, dont on a répertorié, en Europe, une quarantaine de versions, a été dénichée sur un papyrus égyptien datant de la XIXe dynastie (environ 1300 ans avant notre ère). Et le premier texte où apparaît une ancêtre de Cendrillon fut écrit en Chine au VIIIe siècle. Question : pendant que ces contes-là, et bien d’autres, traversaient allègrement les pestes, les grandes invasions, les guerres, les révolutions, les monts et les mers, portés par presque rien, la parole des gens, voyageurs, nomades, vagabonds, marchands, combien d’œuvres réputées immortelles se perdaient corps et biens dans les brumes du temps? Comment ont-elles fait pour subsister, pour demeurer vivantes, ces “histoires imaginaires destinées à instruire en amusant” ? Et pourquoi elles, si négligeables, ne se sont-elles pas égarées ?

Les Romains croyaient au fatum librorum, au destin des livres. Tant qu’une œuvre est nourricière, pensaient-ils, elle dure, quelles que soient les difficultés de son cheminement. Les contes ont duré. Ils sont là, toujours présents dans notre drôle de monde. C’est donc qu’ils ont encore à nous apprendre. À nous apprendre ou plutôt à nourrir en nous quelque chose d’essentiel, de vital peut-être? Je pense à la parole de Patrice de La Tour du Pin: “Les pays qui n’ont pas de légendes sont condamnés à mourir de froid.”

Je pense aussi à cette génération d’histoires métisses nées du mariage des contes amérindiens et de ceux, africains, portés jusqu’aux Amériques par les esclaves noirs. On sait peu (on imagine mal) que ces gens-là, malgré les tourments et les massacres qu’ils subissaient, malgré leur dénuement, malgré leur détresse, ont tout de même trouvé le temps, la force, le désir de se raconter leurs contes, leurs vieilles choses imaginaires, leurs ‘balivernes’. On ne dit rien de cela dans les livres d’histoire.

Comment pourrait-on parler de ces sortes de mystères miraculeux devant lesquels on ne peut que s’émouvoir en silence, et remercier je ne sais qui ? Il est temps de rappeler quelques évidences que l’on perd trop souvent de vue, submergées qu’elles sont par la cacophonie du monde dans lequel nous sommes bien forcés de vivre.

D’abord, il faut se garder de confondre l’importance des choses avec le bruit qu’elles font. Une sottise, une futilité, un mensonge entendus par dix millions de personnes n’en restent pas moins ce qu’ils sont. À l’inverse, imaginez Jésus contant ses paraboles dans les villages de Palestine. Combien ont entendu sa voix, sur telle place publique, tel coin de rue, telle ombre d’arbre ? Je suppose qu’à vingt pas de lui des gens devaient tendre l’oreille, ne comprendre qu’un mot sur deux, mais ce qu’il disait, quoique à peine audible, avait assez de force vivante pour nourrir le monde entier, et le monde en a été nourri. L’importance d’une parole se mesure à la place qu’elle prend durablement en chacun de nous, à ce qu’elle fait bouger en nous, à la terre intime qu’elle remue et fertilise.

Malheureusement nous sommes aujourd’hui harcelés par un incessant fracas de nouvelles, de modes, d’événements dont on nous affirme hautement, entre deux messages publicitaires, la catastrophique gravité avant que ne lui succède, dès l’aube du lendemain, l’annonce tout aussi démesurée du triomphe de tel chanteur, de la mort de tel couturier, ou des aventures conjugales de tel président. Nous ne nous entendons plus.

Imaginez qu’un ange, qu’un Esprit d’arbre ou de rivière (à supposer qu’ils existent), veuillent nous dire quelque chose. Comment pourraient-ils y parvenir ? Toutes les lignes de notre entendement sonnent sans cesse occupé. Sans cesse nous sommes tirés hors de nous par mille bruits, lumières, images plus ou moins terribles dont nous ne pouvons rien faire, sauf de l’euphorie sportive et de l’angoisse de bombardés.

Alors, que pèse le conte dans ce tumulte ? Ce que pèse une pomme face à la famine. Dans le monde, rien. Dans la vie, pour celui qui la mange, elle peut être un miracle, l’aube d’une renaissance.

Entre l’ampleur et l’intensité, il faut choisir. Le goût de l’ampleur – surtout que rien ne nous échappe – disperse notre attention et nous condamne à naviguer à la surface des choses. L’intensité, elle, nous limite mais peut nous permettre d’aller profond. Ce qui nous pousse au monde est ample. Le désir de vie peut être intense. Le monde et la vie : ne pas confondre. Ce n’est pas parce que la bouteille prend la couleur du vin et le vin la forme de la bouteille qu’il nous faut prendre l’un pour l’autre. Je connais des adolescents qui découvrent autour d’eux le monde, qui s’indignent de ses injustices, de ses folies meurtrières, et qui décident que la vie est abominable. Ce ne serait qu’une confusion parmi d’autres si celle-là ne pouvait pousser les plus vulnérables de nos enfants au désespoir et au suicide. Le monde est certes un lieu inhospitalier dont nous faisons trop souvent, pour notre malheur, un dépotoir.

La vie, c’est autre chose. Au coin de mon immeuble, sur le trottoir, une touffe d’herbe s’est frayé un passage dans une fente de béton. La vie, c’est ça. Une incessante poussée vers le haut (l’inverse de la pesanteur, en quelque sorte), une impatience, une force qui sans cesse nous attire, qui nargue la mort, qui la nie même, qui la repousse tous les jours à demain. La vie, c’est le désir de perpétuer notre présence au monde. C’est aussi notre relation aux choses. C’est notre appétit, notre envie de ne pas en démordre.

Or, les contes sont des nourritures. Ils ne sont pas les seuls, bien sûr, à apaiser nos famines. Tous les arts devraient, à mon avis, y concourir. J’irai même, pour peu que l’on me pousse, jusqu’à estimer traître tout artiste qui ne sert pas, qui n’exalte pas la vie. Mais restons au conte, art populaire, primitif, art premier, au sens que l’on donne aujourd’hui à ce terme. Il faut ici préciser les contours de ce que j’entends par ‘littérature orale’.

La hiérarchie communément admise place au plus haut les mythes. Ils magnifient parfois l’histoire. Le Christ, par exemple, dans la mesure où il est le fils d’un dieu et d’une mortelle, s’inscrit dans la lignée des héros civilisateurs. Les mythes les plus universels sont cependant les récits de la Création ramenés en transes de l’Invisible par les familiers des Esprits ou des dieux. Ils furent les premiers, et longtemps les seuls, à connaître les livres. Ils sont fondateurs de religions, et donc les dévots les considèrent comme des vérités révélées, le mot mythe étant réservé aux croyances des autres. Pour un juif, pour un chrétien, la Genèse est une vérité révélée, et la Création du monde selon les Indiens Hopis, un mythe. Mais laissons ces œuvres fondatrices à leurs aristocratiques hauteurs. Elles sont hors de notre sujet.

Un mot, tout de même, des légendes. Elles se distinguent des contes en ce qu’elles s’enracinent généralement dans une réalité historique ou géographique.

Les contes. Les plus connus, les plus estimés aussi, sont les contes dits merveilleux, ceux qui commencent presque toujours par l’intemporel “Il était une fois”. Le Petit Poucet, Cendrillon, Blanche-Neige, Peau d’Âne et bien d’autres sont de ceux-là. D’où viennent-ils ? Qui les a mis au monde ? On n’a, à ces questions, aucune réponse assurée. On sait seulement qu’ils sont universels. Ce ne sont pas des récits réalistes, ils ne s’inscrivent que vaguement dans la réalité des siècles ou des lieux qu’ils traversent. Les fées, les lutins, les animaux doués de parole et autres donateurs plus ou moins évanescents y sont comme chez eux. La présence quasi constante de ces peuples de l’au-delà des apparences suggère que ces récits sont nés de gens pour qui le monde et la vie ne se limitaient pas à nos perceptions raisonnables. Sans doute s’enracinent-ils, pour ce qui concerne notre Occident, dans l’animisme pré-chrétien, qui lui-même se perd dans la nuit des temps.

À l’étage inférieur (mais que valent ces hiérarchies ?) les ethnologues ont coutume de loger les contes facétieux. Ce sont pour la plupart des comédies brèves, des farces. Ils n’ont pas la dimension poétique, universelle des contes merveilleux. Bien que l’on puisse y rencontrer des fées et des sorcières, ils sont plus volontiers ancrés dans la pâte humaine, dans les mœurs populaires. Brigands et sots, rusés, débrouillards, juges, soldats, fermières délurées, tels sont les héros de ces histoires-là. Il est à noter qu’elles véhiculent souvent une sagesse qui pour être rieuse n’en est pas moins, parfois, d’une déconcertante profondeur. D’increvables fous du peuple en témoignent. Jean Bête chez nous, Ch’ra, Hodja, Nasreddin et des dizaines de leurs réincarnations, autour de la Méditerranée, sont les héros d’une folie tant éclairante qu’il s’est toujours trouvé des maîtres éveilleurs pour en faire leur miel.

Dans l’inventaire des spécialistes figurent aussi les contes étiologiques, qui donnent une réponse (le plus souvent plaisante) à la question “pourquoi ?” Pourquoi les choses sont ainsi faites ? Pourquoi est-ce l’homme qui, dans la relation amoureuse, doit faire le premier pas ? Pourquoi les humains portent-ils aux doigts des anneaux sertis de pierres – des bagues ? Pourquoi les chiens se flairent-ils sous la queue ? Il n’est pas de question qui ne doive avoir sa réponse. Il n’est rien qui n’ait sa raison d’être. Voilà ce qu’affirment sur tous les tons ces contes-là.

Il faut également dire un mot des contes d’avertissement. Le Petit Chaperon rouge, dans la version de Perrault (car, pour les versions paysannes, il en va tout autrement) est de ceux-là. La mise en garde qui le conclut est claire : “On voit ici que de jeunes enfants, surtout de jeunes filles belles, bien faites et gentilles font très mal d’écouter toutes sortes de gens, et que ce n’est pas chose étrange s’il en est tant que le loup mange.” Nombre de contes inspirés ou détournés par l’Église décrivent le sort effrayant réservé aux mauvaises gens qui négligent la messe ou les fêtes sacrées. Les contes d’avertissement sont les seuls qui finissent mal. En vérité, si cette pédagogie de la peur qu’ils mettent en œuvre peut être, en certains cas, défendable, voire nécessaire, on voit où peut mener l’utilisation qui en a été faite par les pouvoirs religieux ou politiques.

Restent les contes paillards, dits poliment licencieux, beaucoup moins anodins qu’il n’y paraît, dont je ne dirai rien ici. Nous les aborderons plus tard.

Le conteur. Paul Zumthor dit de lui dans son Introduction à la poésie orale qu’il est un ‘pré-littéraire’. […] le conteur est un Ancien. Non pas nécessairement un vieil homme, mais un être qui se souvient des racines. Un passeur de sève. Un serviteur de la vie, de cette force désirante qui pousse sans cesse à franchir un jour de plus, une nuit de plus.

Je l’ai déjà dit, et j’insiste : les contes sont d’abord les véhicules d’une nourriture, et non pas seulement d’informations plus ou moins ethnologiques, de naïvetés primitives ou de recettes psychologiques. On peut bien sûr les analyser, les interpréter, tenter de découvrir “ce qu’ils ont dans le ventre”. On ne s’en prive d’ailleurs pas. C’est là une démarche d’intellectuel, évidemment honorable et utile, mais elle a le défaut de trop souvent négliger cela, que ces vieilles histoires ne sont pas faites pour informer, même pas pour instruire, mais pour nourrir. […] Les contes veulent être mangés, béatement, et donner ce pour quoi sont faits les aliments : de la force, de la vie. J’admets que l’on veuille savoir comment ils font, comment ils s’y prennent, et qu’il soit frustrant de l’ignorer. On peut pourtant aller à leur rencontre par d’autres chemins d’exploration. Ceux-là laissent, certes, l’intellect insatisfait, mais l’intellect n’emplit pas à lui seul la maison du dedans.

Nous hébergeons aussi une intelligence sensible, amoureuse, joueuse. Ce n’est pas sérieux? Admettons. J’invite seulement à réfléchir un instant à ce que l’on demande vraiment quand on exige “du sérieux”. Ne serait-ce pas quelque chose qui ressemble à une garantie contre l’errance, à une assurance tous risques ?

L’intellect voudrait que la vie ne soit qu’une énigme, alors qu’elle est un mystère. On peut résoudre une énigme, la vaincre et ne laisser qu’une rassurante lumière, là où étaient des ombres. On ne peut qu’explorer un mystère, sans espérer l’abolir. Explorons donc.

[…] J’ai parlé tout à l’heure du fatum librorum romain, du destin des œuvres. Ne faut-il pas qu’elles soient douées de vie, de force, pour trouver leur chemin vers ceux qu’elles doivent nourrir? Ne faut-il pas qu’elles soient quelque peu parentes de la touffe d’herbe qui parvient au jour malgré l’obstacle du béton ?

[…] En vérité, à l’énormité de nos terreurs, à la dimension de nos diables, nous pouvons exactement mesurer la somme d’énergie enfermée là, et gaspillée en pure perte.”

Henri Gougaud


Il était une fois un jeune homme amoureux de la fille de son patron. Il n’avait rien, elle avait tout.
– Que puis-je t’offrir, mon aimée ?
– La seule chose qui me manque : la Vérité, répondit-elle. Cherche-la pour l’amour de moi, trouve-la, reviens me la dire et je suis à toi pour toujours.
Le garçon s’en fut à l’instant. Par monts, par vaux et par villages il demanda aux arbres, aux gens, aux ermites, aux fous, aux savants, aux fleuves, aux nuages passants :
– Avez-vous vu la Vérité ? Dans quel pays habite-t-elle ? Où pourrais-je la rencontrer ?
Personne ne sut lui répondre. Certains lui dirent qu’autrefois, dans telle forêt, telle ville elle était un jour apparue, mais elle s’était enfuie trop vite, on ne savait où, sous quel vent. Il chercha des mois, des années, il chercha jusqu’aux cheveux blancs, jusqu’à toute semelle usée. A bout de courage et d’espoir il s’assit devant une grotte, un soir, à la cime d’un mont, et n’attendit plus que la mort. Alors il entendit du bruit sous la voûte de la caverne. Il se dressa, franchit le seuil, flairant l’ombre, l’œil aux aguets. Il demanda :
– Y a-t-il quelqu’un ?
Il devina, dans la pénombre, une silhouette de femme. Il s’approcha, et que vit-il ? Une vieille hideuse, édentée, couverte de haillons puants.
– Aide-moi, femme, par pitié. Depuis ma lointaine jeunesse je cours après la Vérité.
– Tu l’as trouvée, lui dit l’ancêtre. Celle que tu cherches, c’est moi.
Elle lui en donna mille preuves. Elle savait tout de lui, du monde, des étoiles, des océans. Quand elle eut parlé, l’homme dit :
– Que veux-tu que j’apprenne aux hommes et à mon aimée de ta part ?
La tête basse elle répondit :
– Dis-leur que je suis jeune et belle. Par pitié pour eux et pour moi, dis-leur de me chercher toujours.

Henri Gougaud


Paramour (SEUIL, 1998)

Avant que la peste n’arrive à Avignon, je croyais ma mère immortelle. Dieu la garde, je ne me souviens pas de son visage éteint […]. En vérité, nous soupçonnons parfois notre mémoire d’enchanter faussement le passé, alors qu’elle est fidèle à ce qui fut, et que seules sont trompeuses les mélancolies qui nous font douter d’elle…

Extrait de Paramour

EAN 9782020307413

Gougaud est un conteur généreux et terrestre (même si le narrateur du roman en appelle à son Dieu après chacune des aventures qui ponctuent son parcours initiatique). Il souffre bien sûr de cette terrible maladie des romanciers français, une fois qu’ils se mettent en tête de faire médiéval en usant d’une langue pseudo-archaïque (a-t-on déjà vu déjà vu des manants du XIVe, en guenilles et poursuivis par la Peste Noire en Avignon, user de subjonctifs imparfaits ?). Reste que les pérégrinations de Mathieu le Tremble et de ses deux compagnons d’infortune font viatique à une lecture faussement innocente : la fuite des trois larrons devant l’épidémie noire et la folie des hommes qu’elle provoque, se mue assez vite en une initiation profondément ancrée dans la Terre. La Lumière ne vient pas toujours d’où on l’attend et Mathieu le rétif, d’abord raide de ses croyances, va découvrir par l’Expérience combien “les plus hautes figures de l’âme ne sont pas des juges mais des amants” (Gougaud). On pense plus au Nom de la Rose qu’au Sacré Graal pour l’ambiance, on respire plus l’air d’un Giono que d’un Ken Follett : le ton est au conte et à une prédication (presque) païenne qui n’aurait pas mis Starhawk en colère… Bref, belle lecture : il y a un avant et un après. Que désirer d’autre ?

Patrick Thonart

Henri Gougaud © lamontagne.fr

“L’une des plus terribles catastrophes de l’Histoire, voir la plus grande, est celle de La Peste Noire qui sévit à partir de 1347 à Marseille (les responsables du port avaient accepté un bateau génois porteur de la maladie). En 1948, elle atteint Avignon, la Cité papale, que les chrétiens visitent en nombre et propageront le fléau partout en Europe. La médecine du 14ème siècle est impuissante. On imagine que la maladie est liée à la nourriture ou à l’air. Certains aliments faciles à pourrir, comme le poisson, pourraient infecter l’estomac et les intestins. Le climat humide, l’air circulant au-dessus des marais, les vents du sud, les fumées ou mêmes le souffle des malades ont été considérés comme particulièrement dangereux et contaminants. C’est pourquoi, les médecins prenaient le pouls de leurs patients, de derrière.”

Source : lachezleswatts.com


Boris CYRULNIK, dénonciateur de la “confortable servitude” dans Le laboureur et les mangeurs de vent (2022), n’aurait pas renié l’extrait suivant, où un bouteur de bûchers pour impies explique sa déraison. L’histoire écrite par Gougaud se déroule au XIIIe siècle, bien entendu…

Je ne me suis pas méfié de la malignité des mots. Il est simple de s’enfermer dans une prison de paroles. Il suffit que soit admiré le grand homme qui nous les dit. Tout s’ordonne, alors, comme il veut. Nous faisons nôtres ses désirs, nous dressons nous-mêmes les murs qui nous séparent de nos âmes et nous nous retrouvons un jour à creuser des fosses communes en croyant servir le Dieu bon. J’ai défriché le champ de ma mère l’Eglise, c’était la mission confiée. Les êtres m’étaient étrangers autant que les gens de la lune. Nous n’étions pas, en ce temps-là, de même bord, de même chair, ils n’étaient rien que mauvaise herbe.

L’enfant de la neige (2011)


EAN 9782020301053

[LIBREL.BE] Luis A. est né en Argentine. Avant de quitter ce monde, sa mère, une indienne Quechua, lui a légué un savoir millénaire. Est-ce pour la retrouver que Luis, très jeune, est parti sur les routes ? L’initiation commence dans les ruines de Tiahuanaco, où l’adolescent fait la connaissance d’El Chura, chaman, homme au plumage de renard. Celui-ci lancera son disciple à la recherche des sept plumes de l’aigle, des septs secrets de la vie. Cette rencontre en entraînera d’autres : celle du gardien du temps, du vieux Chipès, de doña María, de l’amour, qui est le premier mystère du monde. Luis A. n’est pas un personnage de roman. Cette quête étrange, tourmentée, d’un savoir et d’une lumière, a bien eu lieu, un jour – une fois -, entre la Sierra Grande, les ruelles de La Paz et le plateau de Machu Picchu.

– Chura, que s’est-il passé ?
– Quand tu es sorti de ta conscience carrée, tout à l’heure, ton corps a rencontré le monde, et le monde a rencontré ton corps. Tu es entré dans cette belle histoire d’amour que tu m’as racontée un jour, tu te souviens ? Le monde a dit à ton corps : “Qui est là ?” et ton corps ne lui a pas répondu : “C’est moi.” Il lui a répondu : “C’est toi-même.” Ton corps a reconnu les frémissements de la Terre, parce que les frémissements de la Terre sont aussi les siens. Ton corps a reconnu la danse des atomes de la Terre, parce que les atomes dansent en lui pareillement. Ton corps a rejoint sa famille, Luis.
– C’est cela, le sentir ?
– Oui. II ne peut s’allumer que si la conscience carrée se repose.
– Pourquoi la conscience carrée est-elle l’ennemie du sentir, Chura ?
– Elle n’est pas son ennemie. Elle est simplement un autre lieu de nous-mêmes. Elle est d’un autre usage. La conscience carrée est très utile pour fabriquer des trains, des routes, des avions, des villes, des médicaments, des canapés, des systèmes increvables. Mais elle est ainsi faite qu’elle ne veut pas goûter, elle veut comprendre. Elle ne veut pas jouer, elle veut travailler. Elle ne veut pas de l’inexprimable, elle veut des preuves. Elle ne veut pas être libre, elle veut être sûre. Elle doit être respectée, elle a des droits, et des pouvoirs. Mais veille à ne pas lui laisser tous les droits, ni tous les pouvoirs. Veille à ce qu’une porte reste toujours ouverte dans un coin de ta conscience carrée. Il faut que tu puisses sortir dans le jardin. C’est là qu’on se retrouvera, Luis, quand tu auras envie de ma compagnie. Dans le jardin.

II s’est levé, et nous sommes allés parmi les ruines, comme nous le faisions tous les soirs. […]

J’ai insisté mais elle m’a laissé seul avec mon inquiétude que je n’arrivais plus à dire. Il est si difficile d’accepter l’inconnu ! Nous avons tous en nous un tyran pointilleux qui tient pour inventé, donc pour inadmissible, ce qui ne peut être expliqué. Il est même certaines gens qui exigeraient, si leur venait un ange, une plume de son aile pour l’encadrer dans leur salle à manger ! Au-delà de ce que l’on croit réel et de ce que l’on suppose imaginaire est pourtant la porte la plus désirable du monde, je sais cela aujourd’hui. Elle s’ouvre sur le jardin de la vie, que les affamés de preuves ne connaîtront jamais. […]

– Apprenez-moi, senior Juarès.
– Non, Luis, tu dois apprendre seul désormais. Observe-toi. Observe les gens, quand ils se parlent, ils tentent de capter, dans les moindres regards, un peu plus de vigueur, un peu plus d’existence. Ils se grignotent. Par séduction, par ruse ou par violence. ils se volent à tout instant des forces. Pourquoi font-ils cela ?
– Parce qu’ils ignorent l’Autre, le Vivant qui pourrait leur donner tout ce dont ils ont besoin s’ils le laissaient entrer. Mais ils ne peuvent pas le laisser entrer, ils n’ont pas ce trou que je me sens, au sommet du crâne.
– Ton appel dans la maison hantée a ouvert le passage entre le Vivant du dehors et le Vivant du dedans. Tu peux donc sortir de la ronde des voleurs, Luis. A partir de maintenant, tu ne dois plus chercher ton bien chez tes semblables. Appelle. Ce qu’il te faudra te sera aussitôt donné. El Chura t’a appris l’art de l’aigle, qui te permet de n’être pas pillé. Tu viens d’apprendre seul à n’être pas un brigand. Hé, si tu continues, tu deviendras peut-être un homme véritable…

Les sept plumes de l’aigle (1995)


[INFOS QUALITE] statut : révisé et augmenté | mode d’édition : rédaction, partage, édition et iconographie | sources : henrigougaud.com ; carnets nord ; seuil ; lachezleswatts.com | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : ©  BnF ; © lamontagne.fr ; .


En lire d’autres…

NIHOUL : Le témoin silencieux (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Recension de NIHOUL Arnaud, Le témoin silencieux (Genèse, 2023) :

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles très remarquées et deux romans plusieurs fois primés, Caitlin (Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019 que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter) et Claymore, ce passionné des mots nous entraîne au cœur de Manhattan dans les arcanes du monde de l’art.

New York. Elena Tramonte, une célèbre galeriste, disparaît et le peintre qu’elle représentait est retrouvé assassiné le jour du vernissage. Trois mois plus tard, Lawrence Mason, le compagnon d’Elena, homme d’affaires et grand collectionneur, meurt à son tour d’une crise cardiaque dans son appartement de Central Park. Dans son testament, celui-ci lègue à la fille d’Elena, Kerry, jeune photographe, trois magnifiques tableaux figurant sa mère. Peu à peu, Kerry va noter un lien singulier entre ces portraits et trois peintures d’Edward Hopper retrouvées à Cape Cod cinquante ans après la mort du peintre. Y a-t-il un rapport entre Hopper et la disparition d’Elena ? Avec l’aide de Julian Taylor, expert en art, Kerry démontera l’incroyable machination dans laquelle sa mère a été piégée.

Après deux romans situés en Ecosse, Arnaud Nihoul nous fait traverser l’Atlantique sur les traces d’Edward Hopper. Qu’importe le lieu, on notera au passage que ses romans sont toujours en lien avec le monde de la création (littéraire, artistique, artisanale), comme une mise en abyme. Ce n’est sans doute pas anodin.

New York © Philippe Vienne

Une fois la lecture achevée – ce qui est assez rapide vu la fluidité de l’écriture et les rebondissements de l’intrigue qui en font un page-turner – on a le sentiment que, consciemment ou non, Hopper a inspiré bien plus que le sujet du roman. Les personnages principaux sont, comme ceux de Hopper, des solitaires, empreints d’une forme de mélancolie issue de blessures que l’on devine, puis découvre au fil du récit. L’un d’eux reprend d’ailleurs à son compte la citation de Wim Wenders selon laquelle “on a toujours l’impression, chez Hopper, que quelque chose de terrible vient de se passer ou va se passer”. A ce titre, le roman est, en quelque sorte, un ultime tableau de Hopper :

En plus, je suis un fan absolu de Hopper ! Ce type était un génie. Et un original. Il a capturé depuis le métro aérien des scènes théâtrales magnifiques. Et peint des toiles horizontales dans une ville résolument verticale. On retrouve un peu de la grammaire du cinéma dans ses peintures, ce sont de véritables décors de films … Il y a énormément d’atmosphère  dans ses tableaux.
– C’est vrai, approuva Julian .
– On disait que les silences de Hopper n’étaient pas vides, continua Harry, ceux de ses toiles pas davantage. Il ne jugeait pas, il observait et révélait. Certains le surnommaient d’ailleurs le témoin silencieux.

Philippe VIENNE

Arnaud NIHOUL est également documenté dans Objectif Plumes, le portail Wallonie-Bruxelles des littératures belges…

[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction, illustration | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations :  © éditions Genèse ; © Philippe Vienne ; © lavenir.net.


Plus de littérature en Wallonie-Bruxelles…

VIENNE : Elise et la neige (nouvelle, 2022)

Temps de lecture : 6 minutes >

Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement. La pelouse est blanche, déjà, que foule délicatement un homme en gris, l’urne à bout de bras. Puis, d’un geste qui nous échappe à tous, il en laisse échapper une poudre noire, des cendres, les cendres, d’un noir insoutenable sur ce blanc, et qui ne cessent de se répandre, portées par le vent, c’est juste interminable. Alors je sens Elise se rapprocher de moi et sa main, humide comme ses yeux, saisir puis serrer la mienne.

Je ne sais plus à quel moment précisément la journée a mal commencé. Au réveil probablement, quand le chat, affamé, réclamant ses croquettes, a fait tomber dans la cuisine la vaisselle de la veille qui n’attendait que cela, à défaut d’être lavée. Ou bien au moment où la radio, programmée pour s’allumer à sept heures, m’a sorti de ma torpeur au son de la voix nasillarde de Phil Collins. Je me suis levé en sentant que quelque chose était différent, pas en moi, non, dans mon environnement plutôt. La lumière, sans doute mais pas seulement. Et puis, quand enfin le batteur britannique s’est tu, j’ai perçu un chuintement provenant de la rue, que j’ai vite identifié comme étant celui de pneus dans la neige. En soi, j’aimais plutôt ça, la neige. C’est juste que là, cela me contrariait parce que les bus ne rouleraient pas et que j’avais un rendez-vous à neuf heures. Et que j’allais devoir m’y rendre à pied alors que, déjà, je n’avais aucune envie d’y aller.

Entrer dans un hôpital, c’est tutoyer la mort. C’est du moins le sentiment que j’ai. En fait, je me refuse généralement à y mettre les pieds car, convaincu d’être en bonne santé, je suis persuadé que j’en ressortirai malade. Un peu comme du bus, mais en pire. Alors je ne sais plus très bien comment et pourquoi je me suis laissé convaincre d’y aller passer cet examen – parce que quand même, à votre âge, ce serait prudent et que. La neige crisse sous mes pas, enfin c’est ce que l’on dit généralement, moi je n’entends rien que le bruit des voitures dont celui, caractéristique, de celles équipées de pneus à clous, et puis des cris d’enfants qui arriveront en retard à l’école, constellés de traces de boules de neige.

En revanche, ce n’est pas tellement dans mes habitudes, à moi, d’arriver en retard. Je suis plutôt du genre à procéder à un décompte minutieux du temps. Ainsi, pour un rendez-vous à neuf heures, trente minutes de trajet plus, disons, dix minutes de battement – on ne sait jamais, avec la neige – font huit heures vingt, moins vingt minutes pour le petit déjeuner – non, il ne faut pas être à jeun – égale huit heures, moins vingt minutes pour s’habiller, sept heures quarante. Avec un réveil à sept heures, fût-il sonné par Phil Collins, j’ai donc de la marge. Et, de fait, il est à peine huit heures quarante quand j’arrive aux abords de l’hôpital. Je ne peux me résoudre à y entrer en avance, sachant que j’aurai encore à attendre. Aucun horaire de rendez-vous n’étant jamais respecté, il me faudra respirer davantage de cet air plombé de relents de maladie, non, je vais faire le tour du pâté de maison ou peut-être davantage même.

Parfois, enfants, jeunes adolescents, nous jouions à cela, mon frère et moi : suivre une personne en rue, collecter à son insu un maximum d’informations sur sa vie puis, au départ de ce canevas, tisser le récit imaginaire de son existence. Cela m’est revenu quand je l’ai aperçue, cette tache fauve dans la neige, tout d’abord, puis elle, en entier, comme une apparition préraphaélite, une Vénus de Rossetti par exemple. J’ai retrouvé ce vieux réflexe, enfoui au fond de mon histoire, d’instinct je l’ai suivie, je la suis, longeant les murs des maisons tout d’abord, du cimetière ensuite, jusqu’à retrouver un petit groupe aussi sombre qu’elle peut être lumineuse, au seuil d’un bâtiment dans lequel tous s’engouffrent, et moi sur leurs pas, notant au passage, sans pour autant me raviser, qu’il s’agit d’un crématorium. Je ne risque plus de les perdre, les laisse donc entrer, s’installer dans la salle 4, je refais un tour jusqu’à l’accueil où un tableau affiche les cérémonies du jour – salle 4 Anne Degivre. Je souris, je ne devrais pas évidemment mais je suis seul après tout et Anne Degivre, un jour comme aujourd’hui… Je retourne vers la salle 4.

Ils sont un petit nombre à être arrivés, que ma rousse accueille. Elle est visiblement une proche parente de la défunte, sa fille j’imagine, les observant de loin jusqu’à ce que tous soient rentrés dans la pièce. Alors, je pénètre discrètement à mon tour et m’assois au dernier rang. Un cercueil de bois clair gît au milieu d’un parterre de fleurs blanches. Dans un cadre, une photo d’une femme jeune, trop, d’une blondeur qui n’atteint pas la flamboyance de notre hôtesse avec laquelle, pourtant, elle présente une certaine ressemblance. Un homme se lève, fait face à l’assemblée. Elise, dit-il, m’a demandé de lire ce texte qu’elle a rédigé en hommage à sa sœur mais que, vous le comprendrez aisément, elle n’a pas la force de vous lire. A ce moment les regards convergent vers moi dont le portable se met à sonner. Evidemment, n’ayant pas prévu d’être là, j’ai omis la fonction silence, je quitte précipitamment la salle et décroche. Mon rendez-vous ? Oublié ou bien la neige ? Non, pas du tout, un décès dans la famille. Inopiné. Je ne peux donc pas me rendre à l’hôpital aujourd’hui. Oui, merci. Excusez-moi encore. Je rappellerai pour prendre un autre rendez-vous. Entretemps, je n’ai rien appris ni d’Anne ni d’Elise.

Ils sortent de la salle, déjà. Je ne peux même pas leur échapper. M’apercevant, Elise marche dans ma direction, pour m’admonester j’imagine. Je prends les devants, excusez-moi, je suis sincèrement désolé pour tout à l’heure, j’aurais dû. Oh, ce n’est pas grave, ça aurait certainement amusé Anne, vous savez comment elle était. Vous êtes un ami d’Anne, n’est-ce pas, ajoute-t-elle d’un ton empli de sous-entendus tandis que ses yeux verts, si verts bien que rougis, plongent en moi tellement profondément que j’en oublie qui je suis – si tant est que je l’ai jamais su. Et donc, être un ami d’Anne, oui, pourquoi pas mais quand même, on s’était un peu perdus de vue ces derniers temps. Ah bon, dit-elle, on en reparlera plus tard, enfin si vous restez pour la dispersion, là je dois rejoindre les autres. Oui, bien sûr, je réponds. A tout de suite alors, dit-elle, et je comprends qu’il y a méprise sur ma réponse. Je suis donc encore ici pour deux heures.

C’est interminable une crémation. Alors, on dispose les gens dans une salle et ils attendent. Pour les faire patienter, on leur sert de la tarte et des sodas ou bien de la bière et des chips, c’est un peu comme si toute la vie était résumée en ces deux heures, on boit et on mange en attendant la mort. Il ne manque que le sexe. Moi, ça me plairait encore bien de faire l’amour avec Elise, en attendant, mais évidemment je ne suis pas en deuil. Je m’installe un peu à l’écart, j’observe ceux qui restent : une vieille tante apparemment – j’en déduis qu’Anne et Elise ont perdu leurs parents, le lecteur de tout à l’heure – un cousin ou un ami proche sans doute – accompagné de sa femme, des amis et amies de l’une ou des deux sœurs. Elise porte son attention sur tous et converse avec chacun, de temps à autre elle joue avec les pointes de ses cheveux ou même les porte à sa bouche, puis se reprend, comme un enfant pris en défaut.

Excusez-moi, dit-elle, d’être si directe mais Anne avait depuis longtemps une liaison avec un homme marié, je le sais, elle me l’avait confié, même si elle n’avait rien voulu me dire de plus et donc, vu que vous ne connaissez personne ici et que vous restez en retrait, j’ai pensé que c’était vous – enfin, si c’est vous, vous pouvez bien me le dire à présent qu’elle est morte. Non, absolument pas, moi, ma femme aussi est morte. Ce n’était pas tout à fait vrai, en fait elle m’avait quitté, mais c’était un peu la même chose quand même, sauf que des funérailles m’auraient coûté moins cher qu’un divorce. Oh, excusez-moi, je suis désolée. Ce n’est pas grave, Elise. Je peux vous appeler Elise n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, je ne me suis même pas présenté, Pierre Delaunois. Si, dit-elle, c’était vraiment maladroit de ma part. Pas plus que la sonnerie de mon téléphone tout à l’heure, je réponds, et elle sourit.

Vous savez, la solitude, je connais. Anne et moi, on était très différentes sur ce plan-là. Elle, elle faisait tourner la tête de tous les hommes, c’était plus fort qu’elle de toute manière, alors que moi. Moi, je suis celle que l’on abandonne. Mais quand même, dit-elle, il n’aurait jamais quitté sa femme, Anne me l’a dit, alors je ne comprends pas ce qu’elle attendait, elle perdait, elle a perdu son temps toutes ces années. Et à présent… C’est peut-être justement cela qu’elle recherchait. Quoi donc ? Quelqu’un qui ne soit pas libre, ne pas s’engager, du moins pas au-delà d’un certain point, garder une forme de liberté et de mystère qui lui assurait aussi son pouvoir de séduction. Vous croyez ? Mais si on aime, on ne peut pas se contenter de cela. Si on aime, Elise, on n’est de toute façon jamais satisfait.

Un homme en gris vient nous interrompre. La cérémonie de dispersion des cendres va commencer. Nous remettons nos manteaux. Elise frissonne néanmoins. Nous marchons côte à côte, en silence. Un peu de vent s’est levé et il a recommencé à neiger doucement.

Philippe Vienne


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VANRIET : beige fracas (2022)

Temps de lecture : < 1 minute >

Marie-Jo VANRIET est bruxelloise et née en 1983, nous dit sa (courte) biographie. Scénariste, plasticienne, elle est également auteure de nouvelles.  Nous avons partagé, elle et moi, quelques pages, en 2014, dans le recueil du Grand concours de nouvelles de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Elle s’y retrouvait encore, en 2017, avant de publier une autre nouvelle, Les Pommes, en 2018 aux Editions Lamiroy.

beige fracas est son premier recueil de poésies. Ses textes, une quarantaine, sont autant de moments simples, sensibles. Marie-Jo écrit comme elle dessine (car elle dessine, aussi) : avec finesse, et la même omniprésence de la nature. Dit comme cela, on pourrait craindre une certaine mièvrerie. Il n’en est rien, le fracas est dans la chute.

“A qui voler le temps de nous taire ensemble ?”  demande la quatrième de couverture. Je me tais. Lisez-la.

Philippe Vienne

quand on n’aime pas les chansons d’amour
il ne reste rien pour pleurer après
rien pour pleurer après
et puis recommencer
sans chanson d’amour
il ne reste rien pour danser
rien pour danser
les chansons d’amour
on se rappelle
les mains sur la taille
et les yeux sur la bouche
le ventre essoufflé
le cœur embardé
on se rappelle
c’était cette chanson
cette nuit
ce genou frôle
ce cou parfumé
les sanglots longs
les mots des violons
mais quand on n’aime pas les chansons d’amour
il ne reste rien pour aimer après

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction ; partage | source : Marie-Jo Vanriet, beige fracas, Dancot-Pinchart. ISBN 978-2-9602796-2-7 | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne.


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BOURLARD : L’apparence du vivant (2022)

Temps de lecture : 3 minutes >

Charlotte Bourlard est née à Liège, en 1984. C’est dans cette ville que se passe son premier roman, L’apparence du vivant [Editions Inculte, ISBN : 9782360841431] : une jeune photographe fascinée par la mort est engagée pour prendre soin d’un couple de vieillards, les Martin, propriétaires d’un ancien funérarium. Une maison figée par le temps, dans un quartier fantôme de Liège, soustraite aux regards par de hauts tilleuls. Captivée par ce décor, une jeune photographe s’installe à demeure.

Entre elle et madame Martin naît une complicité tendre, sous la surveillance placide de monsieur Martin. Lors de leurs promenades au bord du canal, on leur donnerait le bon Dieu sans confession. Ce serait bien mal les connaître…

Madame Martin possède une collection d’animaux naturalisés, fruit d’un travail de toute une vie. Elle tient à enseigner son savoir-faire à sa protégée. La jeune femme apprend donc, patiemment, minutieusement, l’art de la taxidermie, sur toutes sortes de cobayes. Car un jour, elle devra être prête pour accomplir son Grand-Œuvre.

Un premier roman radical, d’où émerge, à travers la noirceur et la cruauté, la douceur d’un amour filial. [d’après ACTUALITTE.COM]


Canal Albert © Philippe Vienne

Le malaise, ce sentiment d’intensité variable selon la sensibilité des un(e)s et des autres face à ce qui perturbe, dérange, peut ici saisir le lecteur rien qu’à la vue de la couverture du livre et à la lecture du résumé. Le malaise est un sentiment inconfortable et ambigu. Dire que l’on apprécie le malaise c’est risquer de passer pour un psychopathe, dire que l’on y est insensible, aussi. Une fois que vous débutez L’apparence du vivant, ce court premier roman de Charlotte Bourlard, vous comprenez que le malaise sera votre compagnon durant toute cette lecture.

Le monde, l’univers, dans lequel Charlotte Bourlard nous embarque est noir, avec quelques nuances de gris. Il est aussi désespéré et cruel. Il est au bord du gouffre. Agonisant. On n’a pas franchement envie d’y vivre. Mais il est aussi curieux, bizarre et étrange. Ses personnages sont tous gentiment déglingués ou carrément malsains. Ils vivent et meurent dans la marge. Ils se partagent, presque sur un pied d’égalité, toute la misère et la violence du monde. Comme le dit notre protagoniste principale : “Les hommes sont parfois cruels, mais ils ne sont pas les seuls.”

Chez les Martin, notre photographe va pouvoir laisser libre cours à son esprit tordu. Son goût prononcé pour le morbide, elle le partage avec madame Martin, la maîtresse de maison. Elles vont s’entraider pour réaliser toutes sortes de fantasmes malsains. Notre maîtresse de maison à un talent particulier, elle maîtrise l’art de la taxidermie. Un art dont elle enseigne tous les rudiments à notre photographe. Il n’est bien entendu pas question de se limiter aux animaux. Pour ce qui est des photos, tout commence avec l’envie de photographier des vieux, marqués par la vie, à poil. Là aussi, l’idée est poussée bien plus loin. Et la mort, dans tout ça ? Elle est partout et n’est en rien une limite, ni un tabou. De l’amour aussi, il y en a. Enfin, une vision assez particulière de l’amour. Une belle brochette de cinglés qui restent néanmoins des êtres humains.

Charlotte Bourlard aurait facilement pu tomber dans le romantico-gothique… et j’en passe. Mais il n’en est rien. La plume est sobre, sans envolées lyriques, et le propos est cru et froid. Elle n’est pas là pour nous vendre du rêve. Rien n’est enrobé. Pour un premier roman, c’est un bon départ. L’apparence du vivant est singulier et maîtrisé. Ça se lit aisément et son univers laisse des traces. Mais une question demeure à la lecture de ces pages : ce livre est-il l’œuvre d’un esprit franchement dérangé ou d’une personne tout à fait saine d’esprit ? On ne veut peut-être pas savoir, mais la question se pose. [d’après NYCTALOPES.COM]


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : compilation par wallonica | mode d’édition : partage, décommercalisation et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : image en tête de l’article :  © inculte.fr   ; © Philippe Vienne |


Plus de littérature…

 

SANTOLIQUIDO Giuseppe, L’été sans retour (2021)

Temps de lecture : 4 minutes >

La vie se gagne et se regagne sans cesse, à condition de se convaincre qu’un salut est toujours possible, et de se dire que rien n’advient qui ne prend racine en nous-mêmes.

Italie, la Basilicate, été 2005. Alors que le village de Ravina est en fête, Chiara, quinze ans, se volatilise. Les villageois se lancent à sa recherche ; les jours passent, l’enquête piétine : l’adolescente est introuvable. Une horde de journalistes s’installe dans une ferme voisine, filmant le calvaire de l’entourage. Le drame de ces petites gens devient le feuilleton national.

Des années après les faits, Sandro, un proche de la disparue, revient sur ces quelques mois qui ont changé à jamais le cours de son destin.

Roman au suspense implacable, L’été sans retour est l’histoire d’une famille maudite vivant aux marges du monde, confrontée à des secrets enfouis et à la cruauté obscène du cirque médiatique.”

Les années se sont écoulées, désormais, pareilles à une seule et longue journée, et je ne sais plus trop par quel bout prendre toute cette histoire. Longtemps je me suis mesuré à mes remords, cherchant à les exiler aux confins de ma mémoire sans y parvenir. Toujours, ils remontent à la surface. Avivent les plaies. Mais je n’ai plus le choix. Quinze ans déjà que j’ai quitté Ravina. Avec le temps, le passé s’embrume, les visages et les voix s’estompent, et aussi les silhouettes, les paysages. Car dans l’histoire que je me résous enfin à raconter, les hommes sont indissociables de la nature qui les a vus naître et dont ils sont le portrait le plus fidèle, effrayante de beauté et d’âge. Cette histoire est d’abord celle d’une famille, et plus encore d’un homme. Son nom était Pasquale Serrai, même si à Ravina tout le monde l’appelait Serrai, uniquement Serrai, en insistant sur la dernière syllabe, comme lorsque vous échappe un long cri de douleur.


Giuseppe Santoliquido © lecho.be

Giuseppe Santoliquido est un auteur belge qui a gardé vivaces ses racines italiennes au point d’être le spécialiste auquel la RTBF et d’autres médias de la presse écrite se réfèrent régulièrement pour éclairer la politique de la péninsule ; car il est aussi essayiste et politologue.

Et vous allez voir que toutes ces spécialités se conjuguent dans cet excellent roman, son troisième, qui paraît dans la prestigieuse collection blanche de Gallimard. Les deux premiers, déjà très remarqués et primés chez nous, étaient parus chez de très honorables éditeurs belges mais être publié en France vous donne évidemment une tout autre audience.

Au cœur d’un drame familial dans les Pouilles

Nous sommes dans un village du Salento, au sud des Pouilles, où s’est déroulée il y a une dizaine d’années une tragédie intrafamiliale. Une jeune fille de quinze ans disparaît entre sa maison et celle de sa cousine où elle passait le plus clair de son temps. Quelque temps après on découvre son corps dans un fossé, dans le champ de son oncle. Cette affaire a déclenché un battage médiatique sans précédent, un peu à la mesure de l’affaire Dominici dont les plus anciens parmi nous se souviennent.

Et c’est un peu le même scénario ici, une famille de paysans qui se déchire, des mensonges, des jalousies, des aveux rétractés, des faux témoignages qui vont faire les choux gras de toutes les télévisions italiennes venues s’installer, 24 heures sur 24 heures dans la cour de la modeste ferme. Un emballement médiatique qui va déclencher un tourisme de l’horreur et transformer ce drame intime en spectacle populaire, avec une confusion des genres entre le reportage en direct, l’instruction et le divertissement. Dans une totale impudeur, faut-il le dire. Et cette berlusconisation, cette vampirisation d’une tragédie familiale inspire à Giuseppe Santoliquido un roman qui, a contrario, est non seulement d’une parfaite dignité et d’une grande pudeur, mais il lui permet de prendre une hauteur, à la fois littéraire et éthique.

Tout cela se déroule dans cette si belle campagne du Sud, dans les oliviers et sur des collines que survolent de ravissants papillons bleus, alors qu’en contrebas se nouent des amours sincères et beaux, que dans un garage un piège se referme sur une jeune fille et que dans les ruelles, des forts à bras jouent les justiciers. Mais qu’est-ce donc qui a tué l’adolescente ? Telle est la question posée ici, plus encore que de savoir “qui” l’a tué et pourquoi. Mensonges, délations, erreur judiciaire et aveux arrachés face caméra auraient-ils eu lieu si les stars des émissions les plus regardées ne les avaient pas sollicités en direct ? Ont-ils faussé les débats ? Ou n’ont-ils fait que placer la Nation au chevet d’une famille éplorée ?

Quelles sont la place et la responsabilité des médias dans des affaires judiciaires ?
ISBN 978-2-07-291575-8

Giuseppe Santoliquido pose la question dans le livre, en suivant le déroulé des événements, raconté bien des années après par un narrateur qui est resté très attaché à ce village déchiré. Et la douceur, l’attention de ce jeune homme à l’égard de ce pays de l’enfance, donnent toute la mesure du désastre, de la perte de l’innocence, et de la laideur d’une sous-culture qui alimente les plus bas instincts.

Mais sous la très belle plume de Giuseppe Santoliquido nous savourons aussi les expressions populaires, les traces de paganisme qui demeurent dans les superstitions, et les dictons, et nous mesurons tout ce qui s’est perdu et qui soudait les habitants dans ces campagnes où règnent désormais l’ennui et le chômage. Les liens solidaires, les rites saisonniers donnaient il n’y a pas si longtemps, une identité et une place à chacun. Avec ce que cela avait d’étouffant mais aussi de structurant et de chaleureux.

Plongez dans cette fascinante histoire, rondement menée et superbement écrite.  [d’après RTBF.BE]

  • illustration en tête de l’article : Matera (Basilicate) © leroutard.com

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : lecho.be ; leroutard.com


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MOREAU Christiana, La Dame d’argile (Paris : Préludes, 2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

Christiana MOREAU est une artiste autodidacte, peintre et sculptrice belge. Elle vit à Seraing et a été nommé citoyenne d’honneur de la ville. Après La Sonate oubliée (2017), dont l’action se situe entre Seraing et Venise, et Cachemire rouge (2019), La Dame d’argile est son troisième roman.

EAN 9782253040507

“Sabrina est restauratrice au musée des Beaux-Arts de Bruxelles. Elle vient de perdre sa grand-mère, Angela, et a découvert, dans la maison de celle-ci, une magnifique sculpture en argile représentant un buste féminin, signée de la main de Costanza Marsiato. Le modèle n’est autre que Simonetta Vespucci, qui a illuminé le quattrocento italien de sa grande beauté et inspiré les artistes les plus renommés de son temps.

Qui était cette mystérieuse Costanza, sculptrice méconnue ? Comment Angela, Italienne d’origine modeste contrainte d’émigrer en Belgique après la Seconde Guerre mondiale, a-t-elle pu se retrouver en possession d’une telle oeuvre ? Sabrina décide de partir à Florence pour en savoir plus. Une quête des origines sur la terre de ses ancêtres qui l’appelle plus fortement que jamais…”

Immobile sur sa chaise, Sabrina semble hypnotisée par la sculpture posée devant elle, sur la grande table d’atelier. C’est un buste féminin.
Une terre cuite d’une belle couleur chaude, rose nuancé de blanc. Un visage fin et doux au sourire mélancolique, regard perdu au loin, si loin dans la nuit des temps. La chevelure torsadée emmêlée de perles et de rubans modelés dans la matière entoure la figure d’une façon compliquée à la mode Renaissance. La gorge est dénudée. Le long cou, souple et gracile, est mis en valeur par un collier tressé entortillé d’un serpent sous lequel apparaît une énigmatique inscription gravée : “La Sans Pareille”.
Depuis cinq ans qu’elle travaille pour le musée des Beaux-Arts de Bruxelles, c’est la première fois que la restauratrice a entre les mains un objet aussi fascinant et parfait. Le plus incroyable est qu’il lui appartient. À elle ! Une jeune femme d’origine plus que modeste, naturalisée belge, mais italienne de naissance.
L’excitation fait trembler sa lèvre inférieure qu’elle mordille de temps à autre. Son immobilité n’est qu’un calme de façade ; en elle grondent les prémices d’un orage sans cesse réprimé, dont les nuages noirs ne parviennent pas à déchirer le ciel de sa vie devenue trop sage. Elle s’est peu à peu accommodée de sa situation et semble, en apparence, avoir fait la paix avec elle-même. Elle n’éprouve plus ce désir destructeur qui l’a si longtemps rongée, et pourtant la menace couve. Des picotements désagréables tentent d’attirer son attention sur le risque imminent. Elle repousse ces pensées dérangeantes et tend la main vers la statue pour caresser la joue ronde et polie, sentir sous ses doigts la finesse du grain de la terre cuite, le lissé impeccable de la surface.

D’une écriture claire et fluide, “La Dame d’argile” est un beau roman pour l’été. Ce serait néanmoins réducteur de le limiter à cela. Dans ce récit choral à quatre voix, Christiana Moreau évoque la destinée de femmes de différentes époques et de différents statuts, mais aussi la place qui leur est réservée dans la société (et contre laquelle, parfois, elle se révoltent). En parallèle, elle partage avec le lecteur son amour de l’art, et particulièrement du Quattrocento, dans lequel on sent également poindre sa connaissance pratique de la  sculpture. En cette année de commémoration des 75 ans de l’immigration italienne en Belgique, on retrouve aussi, dans le roman, une description sensible de cette page, souvent sombre, de notre histoire. Tout cela confère de la profondeur au récit sans rien lui retirer de sa légèreté.

Philippe Vienne


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HARRISON : Dalva (1987)

Temps de lecture : 5 minutes >

Qui est donc ce sorcier-des-mots-qui-parlent ? Quel est donc ce roman mosaïque où la vie quotidienne d’une femme américaine est une fenêtre ouverte sur un récit épique, où les héros sont tous des gueules-cassées… comme chacun d’entre nous ? Comment l’intime peut-il se déployer ainsi, comme dans une plaine à bisons ? Pourquoi pouvons-nous donner un visage connu de nous seuls, à chacun des personnages racontés, quand ils crient leur révolte ou pour appeler leur cheval, quand ils boivent à transpirer le jus des mignonnettes de leur motel, quand ils font l’amour sur une pierre cachée dans des vallées secrètes, quand ils s’enlacent sur un capot de voiture ou dans un jardin d’automne, quand ils meurent devant une grange entourés de leur famille, quand ils galopent à cheval éperdument, quand les chiens posent la tête sur leurs genoux, quand ils mentent, quand ils avouent, quand un enfant perdu empêche la mort dans la vie, quand la sueur le gagne sur l’eau de toilette ou quand une ferme est encerclée de rangées d’arbres, comme un enfer de Dante fait pour des garçons vachers, quand, enfin, les lignées familiales sont un héritage tellement ankylosant qu’il convient de bien s’ébrouer… Ce que fait Dalva. L’Amérique ne produit pas que des pervers, fussent-ils présidents, et il y a des conteurs qui savent comment dire ses cicatrices : Stegner, Morrison, Singer et… Jim Harrison (1937-2016). “Merci” : que dire d’autre ?


Dalva est le grand roman américain de Jim Harrison, son livre le plus abouti et le plus poignant, depuis le fabuleux Légendes d’automne. Harrison nous donne ici un portrait de la nation indienne jusqu’aux séquelles de la guerre du Viêt-nam et au cynisme des années 80 – en centrant son livre sur la vie tumultueuse et meurtrie d’une femme de quarante-cinq ans, Dalva. A travers cinq générations de sa famille de pionniers, c’est le mythe du jardin d’Eden, de l’innocence perdue que Harrison met en scène avec ce sens de l’espace, cet extraordinaire lyrisme, cette violence et cette étrange pudeur qui lui sont propres. “Comment, après avoir si bien commencé, avons-nous pu en arriver là ?” A cette question ô combien romanesque et melvilienne, Jim Harrison apporte avec Dalva, son chef-d’oeuvre, une réponse éblouissante.” [BABELIO.COM]


“C’était cette période de la vie où l’on veut être comme tout le monde, même si l’on commence à comprendre que ce « tout le monde » n’existe pas et n’a jamais existé.”

“J’étais mouillée après ce baptême dans la rivière, et il était sec et brûlant, son haleine sentait l’odeur aigre du vin de prune sauvage, le parfum suri des fruits gâtés, la terre et les brindilles collaient à notre peau, le petit cercle de lumière au sommet du tipi tombait vers mes yeux. Je ne croyais pas que j’irais jusque là.”

“La plupart des gens énergiques et brillants que j’ai connus avaient fermé la porte à double tour sur des secrets beaucoup trop vivaces pour qu’on puisse les qualifier de squelettes enfermés dans un placard.”

“La présence d’un homme âgé de Pacific Palisades dans l’angle opposé du restaurant m’a énervée. Il était connu pour sa cruauté sexuelle envers les femmes du milieu du cinéma. Je me suis surprise à me demander comment il pouvait exister des comportements pathologiques alors que la pathologie devenait la norme.”

“… à savoir que chacun doit accepter son lot de solitude inévitable, et que nous ne devons pas nous laisser détruire par le désir d’échapper à cette solitude.”

“On ne peut pas demander au désert d’incarner une liberté qu’on n’a pas d’abord organisée soi-même dans sa chambre à coucher ou dans son salon. C’est cette exigence que je trouve parfaitement déplacée dans presque tous les livres qui nous parlent de la nature. Les gens déversent dans l’univers naturel toutes leurs doléances mesquines et démesurées, puis ils se remettent à se plaindre de leurs éternels griefs dès que la sensation de nouveauté a disparu. Nous détruisons le monde sauvage chaque fois que nous voulons lui faire incarner autre chose que lui-même, car cette autre chose risque toujours de se démoder. […] Mais chaque fois que nous demandons aux lieux d’être autre chose qu’eux-mêmes, nous manifestons le mépris que nous avons pour eux. Nous les enterrons sous des couches successives de sentiments, puis, d’une manière ou d’une autre, nous les étouffons jusqu’à ce que mort s’ensuive. Je peux réduire à néant tant le désert que le musée d’Art moderne de New York en les écrasant sous tout un monceau d’associations qui me rendront aveugle à la flore, à la faune et aux tableaux. D’habitude, les enfants trouvent plus facilement que nous des champignons ou des pointes de flèches, pour cette simple raison qu’ils projettent moins de choses sur le paysage.”

“Si les nazis avaient gagné la guerre, l’Holocauste aurait été mis en musique, tout comme notre cheminement victorieux et sanglant vers l’Ouest est accompagné au cinéma par mille violons et timbales.”

“Je n’avais pas la moindre idée de ce qu’on pouvait bien trafiquer dans ces organisations qui placent souvent de petites pancartes sur la route à l’entrée des villages : Rotary, Kiwanis, Chambre de Commerce, Chevaliers de Colomb, Maçons, Lions, American Legion, VFW, Élans, Aigles, Orignaux. C’est tout ce que j’ai pu trouver. Pourquoi diable n’y avait-il pas d’Ours ?”

“L’espace d’un instant le souvenir de Dalva et son absence m’ont submergé ; en même temps, j’ai compris à un niveau plus profond que je ne pouvais guère rivaliser avec tout cela. L’amour est en définitive un sujet plus ardu que la sexualité.”

“Cela paraît aujourd’hui ridicule, mais le comportement du coq, le comique inexorable de sa démarche, tout cela a quelque chose d’absurde et de tendre.”

“J’ai entendu un croassement qui, selon Dalva, était celui d’un faisan mâle. Comme les coqs, ces volatiles annoncent le jour – voilà bien une conduite de mâle : annoncer l’évidence…”

Jim Harrison, Dalva


[TELERAMA.FR] “Décédé d’une crise cardiaque samedi 26 mars 2016, Jim Harrison laisse derrière lui une œuvre foisonnante mêlant romans, poèmes, nouvelles, autobiographie et même livres pour enfants. En voici cinq, incontournables. Jim Harrison aimait décrire la beauté d’une forêt, la sensualité d’une pêche à la truite au petit jour, le regard myope d’un coyote efflanqué ou la silhouette d’une femme gironde qui ne joue pas les effarouchées. Dans ses romans, comme dans ses nouvelles ou ses poèmes, il savait comme nul autre mêler un lyrisme retenu à un quotidien plein de rugosité. Petit tour d’une œuvre en cinq ouvrages :

      • Légendes d’automne (1979) ;
      • Théorie et pratique des rivières (1985) ;
      • Dalva (1987) ;
      • Un bon jour pour mourir (1973) ;
      • En marge, Mémoires (2003).”

Christine FERNIOT


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VIENNE : L’ennui (nouvelle, 2021)

Temps de lecture : 3 minutes >

Il pleut. La pluie frappe les carreaux. Sous la couette, Léo la ressent comme une gifle. Il tend le bras cherche, à ses côtés, le corps de Valentine, trouve Pedro, le chat. Se souvient. Valentine est loin, quelque part hors lui, en quarantaine. Une quarantaine qui dure plus que de raison, sans doute, ou qui, justement, a ses raisons de durer. Il aimerait autant ne pas y penser, pour l’instant. Alors, il revient au regard vert de Pedro.

Pedro se moque de ce que l’on appelle “le confinement”, il sort, va et vient à sa guise. Pedro ne connaît pas l’ennui – il dort vingt heures par jour, Léo voudrait l’imiter. Dans quinze ou vingt ans, cette période sera vraisemblablement le souvenir marquant d’une génération traumatisée, mais Pedro s’en fiche, même s’il n’en a pas conscience, Pedro sera mort. Nous aussi d’ailleurs, probablement, se dit Léo.

La maison s’est remplie de vide, les murs semblent peints de morosité. Pedro a beau se faufiler dans une jungle de plantes vertes, cela ne suffit pas à ramener le supplément de vie que demande Léo. Il s’assoit dans son divan, pour un instant de lecture qui durera quelques heures. Parce qu’il n’y a rien d’autre à faire. A part écouter de la musique, ce qu’il fera également, bien sûr. Mais il n’est pas certain que Cigarettes After Sex apporte la sérénité à laquelle il aspire.

Quelquefois aussi, Léo parle. Enfin, il écrit. A des hommes, des femmes qui, comme lui, tuent le temps avant qu’il ne les tue. Il écrit comme il parle : peu, brièvement. Il ne sait trop que dire de la monotonie. Parfois, il se raconte, c’est plus facile avec de nouvelles connaissances, évidemment. Les autres ont déjà entendu ses histoires. C’est d’ailleurs ainsi que naît parfois, de la nouveauté, l’illusion de l’amour.

Mais souvent il écoute les autres parler d’eux-mêmes. Les gens aiment ça, en général, parler d’eux. Ce qui le surprend toujours, c’est qu’il ne leur faut pas plus de deux minutes pour évoquer leur métier. Comme si c’était celui-ci qui donnait de la consistance à leur existence, voire la justifiait. En même temps, il ne peut pas leur donner tout à fait tort : en cette période de désœuvrement généralisé, Léo voit bien comment un travail peut donner un sens à une vie qui, fondamentalement, n’en a aucun.

Au fond d’un tiroir, Léo a trouvé un paquet ouvert de Winston, planqué là un jour par Valentine du temps où elle fumait en cachette. Léo, lui, ne fume jamais. Pourtant il se surprend à allumer une cigarette. L’ennui, encore. Il ne fume pas vraiment, en fait, tire de grosses bouffées, “il paftèye” dirait son voisin.

Dans la fumée de ses souvenirs, il revoit une ruelle plutôt glauque de San Sebastian, un soir qu’il errait, ne sait plus trop pourquoi ni comment. Et cette fille qui traçait à la bombe des slogans de liberté sur des murs décrépis, arborant le drapeau multicolore d’Herri Batasuna sur sa parka. Refusant l’espagnol, elle s’adressait à lui en basque, il ne comprenait évidemment pas, mais quand elle avait pris son sexe en bouche, tout était immédiatement devenu plus clair – par la force des choses, elle avait cessé de parler. Les mots ne facilitent pas forcément la communication.

Pourquoi le souvenir érotique de cette aventure, somme toute insignifiante, lui revient-il ? Aucune raison apparente, un stratagème de son esprit destiné à tromper l’ennui, probablement. Léo aimerait pouvoir voyager à nouveau. Avoir une vie sexuelle aussi, d’ailleurs. En fait, d’être ainsi posé, contraint au silence et à la solitude, ne lui déplairait pas tout à fait. Parfois, il se dit que c’est davantage la liberté de décider que la liberté de se mouvoir qui lui manque. Ce sentiment d’être spectateur de sa propre vie, Léo l’a déjà ressenti en d’autres circonstances – il déteste ça.

Ce soir, il n’y aura peut-être pas de message de Valentine.
Ce soir, Pedro dormira encore sur le lit.
Ce soir sera la veille d’un jour d’une terrible similitude.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


Plus de littérature…

 

STOKER : Dracula (ACTES SUD, Babel, 2001)

Temps de lecture : 4 minutes >

Le jeune Jonathan Harker rend visite au comte Dracula dans son château des Carpates afin de l’informer du domaine qu’il vient d’acheter pour lui en Angleterre. Au cours de son voyage, les autochtones qu’il rencontre tentent de le dissuader d’atteindre son but et manifestent une inquiétude véhémente où il ne voit d’abord que l’expression d’une superstition locale ridicule. Dès son arrivée chez le comte, l’inquiétude gagne pourtant Jonathan Harker, jusqu’au jour où trois jeunes femmes pénètrent dans sa chambre pour lui prodiguer des baisers qui sont autant de morsures. Alors qu’il entreprend une exploration du château, il découvre, gisant dans une caisse, le comte Dracula… A Whitby, en Angleterre, où l’histoire se déplace, Lucy, l’amie de Mina, la fiancée de Jonathan, sera la première victime du vampire.

A (re)lire d’urgence au nom de tous les rideaux de mousseline qui se soulèvent aux vents de Lune !

Qui mieux que Stoker a raconté les frémissements sous-cutanés d’un siècle qui a fait de la pudibonderie une institution et de son revers une source inépuisable pour ses créateurs.

Les ingénieurs en sécurité sanitaire apprécieront également la subtile didactisation des techniques de traçabilité qui font leur quotidien : peu de monstruosités gothiques dans ce roman, Stoker préfère distiller les indices qui révèlent le passage du Comte. Sa délicatesse narrative est à mettre en regard avec le baroque jouissif et carnivore du roman (assez inutile) de Joann Sfar, L’Eternel.

Entre autres multiples adaptations à l’écran, Dracula est un film réalisé en 1992 par Francis Ford Coppola : Bram Stoker’s Dracula.


“La longue lignée des vampires incarne les terreurs inspirées par les grandes épidémies ou les tyrans sanguinaires. Des antéchrists qu’il s’agira d’exorciser…

Mort et pas toujours mécontent de l’être, le vampire nous apparaît aujourd’hui comme
la plus séduisante créature du bestiaire monstrueux – de là le succès, dans les années 2000, de la série Twilight et de ses romances vampiriques pour adolescents. Preuve de sa popularité, nous connaissons tous ses attributs principaux : hématophagie compulsive, photosensibilité maladive, immortalité mal acquise, allergie à l’ail et aux crucifix, fort potentiel érotique (à vos risques et périls), choix de literie très personnel, problème avec les miroirs et naissance aristocratique. S’y ajoutent des caractéristiques secondaires : le vampire commande aux créatures de la nuit (et parfois aux Tziganes, visiblement considérés comme tels), dispose de talents métamorphiques, peut voler…

Des habitudes contagieuses

Faut-il s’étonner si la figure du vampire se confond avec celle de Dracula, monstre éponyme du célèbre roman ? Avant que l’écrivain britannique (irlandais) Bram Stoker n’invente le fameux comte transylvanien et ses amours contrariés avec Mina Harker (en 1897), il existait en fait une foule de vampires ou de créatures proto-vampiriques, peuplant la littérature et les légendes orales. Pour son Dracula, Bram Stoker s’est inspiré, entre autres, des contes de son Irlande natale, de la Carmilla, inventée par l’écrivain Sheridan Le Fanu (une vampire hongroise qui craint le soleil), et des monstres du folklore d’Europe de l’ Est (auxquels Stoker emprunte la capacité de se changer en brume, en chauve-souris ou en loup). Mais les origines de Dracula sont aussi historiques : comme l’explique le spécialiste de la créature Alain Pozzuoli (Le Magazine littéraire, n° 529), le vampire livide aux habitudes contagieuses incarne aussi les grandes épidémies qui traversèrent l’Europe un siècle plus tôt. À cette époque-là, le vampire était déjà l’objet de rumeurs venues d’Europe de l’Est, depuis qu’au XVIIIe siècle des fonctionnaires de l’Empire austro-hongrois avaient été dépêchés dans des villages des Balkans pour enquêter sur des cas de vampirisme décrits comme bien réels. En 1746, le bénédictin français Dom Calmet consacra à ces affaires un volume non dépourvu d’arrière-pensées catéchistes -car qui croit aux vampires peut sans peine admettre les mystères chrétiens, ce qui lui valu t d’être fessé dans l’Encyclopédie de Diderot…

ISBN 978-2-7427-3642-3

Bram Stoker, dans une prodigieuse catalyse, fond tous ces ingrédients pour les coller sur un effrayant personnage historique : Vlad Dracul, dit Tepes. Ce seigneur de Valachie (actuel sud de la Roumanie) vécut au XVe siècle, fut décoré de l’ordre du dragon (dracul, en roumain) et acquit une réputation de grande cruauté, car il s’était fait une spécialité d’empaler ses ennemis turcs et ses sujets récalcitrants (tepes signifie ‘pal’). En somme, le Dracula de Stoker est une créature de synthèse, au sens littéral. Mais il doit aussi beaucoup aux obsessions de son inventeur -on sait, par une note, que Stoker a rêvé du personnage avant d’écrire. Et Dracula bénéficie bien sûr de son talent d’écrivain : en transformant son vampire en un antéchrist romantique (la prise de sang comme eucharistie inversée), en le rendant séduisant (quand ses prédécesseurs étaient plutôt répugnants) et en l’inscrivant, surtout, dans un extraordinaire roman à tiroirs, plein d’effets de réel et de récits dans le récit, il lui a donné son costume d’éternité.”

Alexis BROCAS (LIRE, 2021)


D’autres incontournables du savoir-lire :

BAKEWELL : Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse (ALBIN MICHEL, 2013)

Temps de lecture : 7 minutes >

Comment affronter la peur de la mort ? Accepter la fin de l’amour ? Tirer parti de chaque instant ? En deux mots : comment vivre ?

“Le XXIe siècle est plein de gens imbus d’eux-mêmes. Plongez une demi-heure dans l’océan virtuel des blogs, des tweets, des (you)tubes, des (my)spaces, des face(book)s, des pages et des pods, et vous verrez surgir des milliers d’individus fascinés par leurs propres personnes et essayant d’attirer l’attention à grands cris. Ils s’épanchent; ils se ‘livrent’, ils tchattent et mettent en ligne les photos de tout ce qu’ils font. Extrovertis dénués de toute inhibition, ils se regardent le nombril comme jamais ils ne l’ont fait. Lors même qu’ils sondent leur expérience privée, bloggers et networkers communiquent avec leurs semblables dans un festival communautaire du moi.

Des optimistes ont essayé de faire de cette rencontre mondiale des esprits la base d’une nouvelle approche des relations internationales. L’historien Theodore Zeldin a lancé un site, The Oxford Muse, qui invite les gens à concocter de brefs autoportraits en mots, à décrire leur vie quotidienne et ce qu’ils ont appris. Ils les mettent en ligne pour les donner à lire et susciter des réactions. Pour Zeldin, le dévoilement de soi partagé est la meilleure manière de faire naître la confiance et la coopération à travers la planète, en remplaçant les stéréotypes nationaux par de vrais gens. La grande aventure de notre époque, dit-il, est “de découvrir qui habite le monde, un individu à la fois“. L’Oxford Muse fourmille donc d’essais personnels ou d’entretiens avec des titres du genre : Pourquoi un Russe qui a fait des études fait des ménages à Oxford, Pourquoi être coiffeur comble le besoin de perfection, Comment écrire un autoportrait vous montre que vous n’êtes pas celui que vous croyiez, Ce que vous pouvez découvrir si vous ne buvez ni ne dansez, Ce qu’une personne ajoute à ce qu’elle dit dans la conversation quand elle parle d’elle par écrit, Comment réussir quand on est paresseux, Comment un chef exprime sa bonté...

En décrivant ce qui les rend différents de tous les autres, les contributeurs révèlent ce qu’ils partagent avec tout le monde : l’expérience de l’humanité. Cette idée – écrire sur soi pour tendre aux autres un miroir où ils reconnaissent leur propre humanité – n’a pas toujours existé. Il a bien fallu l’inventer. Et, à la différence de maintes inventions culturelles, on peut l’attribuer à une seule personne : Michel Eyguem de Montaigne, noble, magistrat et viticulteur, qui vécut dans le Périgord de 1533 à 1592.

C’est tout simplement en le faisant que Montaigne en conçut l’idée. Contrairement à la plupart des mémorialistes de son temps, il n’écrivit pas pour rapporter ses prouesses et ses réalisations. Pas davantage il ne coucha par écrit la chronique des événements historiques dont il fut le témoin direct, quand bien même il aurait pu le faire: au cours des décennies passées
à incuber et écrire son livre, il vécut une guerre de religion qui faillit détruire son pays. Appartenant à une génération flouée de l’idéalisme prometteur dont jouissaient les contemporains de son père, il s’adapta aux misères publiques en concentrant son attention sur la vie privée. Il survécut aux troubles, supervisa son domaine, trancha des affaires en sa qualité de magistrat et fut le maire de Bordeaux le plus accommodant de son histoire. Dans le même temps, il composa des textes exploratoires, sans attaches, auxquels il donna des titres simples : De l’amitié, Des cannibales, De l’usage de se vêtir, Comme nous pleurons et rions d’une même chose, Des noms, Des senteurs, De la cruauté, Des pouces, Comme notre esprit s’empêche soi-même, De la diversion, Des coches, De l’expérience

Au total, il écrivit cent-sept essais de cette nature. D’aucuns couvrent une page ou deux ; d’autres sont beaucoup plus longs, en sorte que les éditions les plus récentes de la série complète couvrent plus d’un millier de pages. Ils proposent rarement d’expliquer ou d’enseigner quoi que ce soit. Montaigne se présente comme quelqu’un qui s’est contenté de coucher par écrit ce qui lui passait par la tête lorsqu’il prenait sa plume, saisissant rencontres et états d’esprit comme ils venaient. Et de ces expériences, il fit une base pour se poser des questions, par-dessus tout la grande question qui le fascina comme elle fascina tant de ses contemporains. Deux mots tout simples suffisent à la formuler : Comment vivre ?

À ne pas confondre avec la question éthique : “Comment doit-on vivre ?” Les dilemmes moraux intéressaient Montaigne, mais ce que les gens devraient faire l’intéressait moins que ce qu’ils faisaient vraiment. Il voulait savoir comment vivre une vie bonne, par quoi il faut entendre une vie correcte et honorable, mais aussi une vie pleinement humaine, satisfaisante et florissante. Cette question l’amena à la fois à écrire et à lire, car il était curieux de toutes les vies humaines, passées et présentes. Il ne cessait de s’interroger sur les émotions et les mobiles qui poussaient les gens à agir ainsi qu’ils le faisaient. Et comme il était l’exemple le plus proche qu’il eût sous la main d’un être humain vaquant à ses occupations, il s’interrogea tout autant sur lui-même.

Une question prosaïque, “Comment vivre ?“, éclatée en une myriade d’autres questions pragmatiques. Comme tout le monde, Montaigne buta sur les grandes perplexités de l’ existence : comment affronter la peur de la mort, comment se remettre de la mort d’un enfant ou d’un ami cher, comment se faire à ses échecs, comment tirer le meilleur parti de chaque instant en sorte que la vie ne s’épuise pas sans qu’on l’ait goûtée ? Mais il est aussi de moindres énigmes. Comment éviter de se laisser entraîner dans une dispute absurde avec son épouse, ou un domestique ? Comment rassurer un ami convaincu qu’un sorcier lui a jeté un sort ? Commet ragaillardir un voisin éploré ? Comment garder sa maison ? Quelle est la meilleure stratégie à adopter si vous êtes tenus en respect par des voleurs en armes qui n’ont pas l’air de savoir s’ils vont vous tuer ou vous rançonner ? Si vous surprenez la gouvernante de votre fille qui lui prodigue de mauvais conseils, est-il sage d’intervenir ? Comment faire face à un taureau ? Que dire à votre chien qui a envie de sortir jouer, quand vous souhaitez rester à votre pupitre pour écrire votre livre ?

Sarah Bakewell © London Review Bookshop

Au lieu de réponses abstraites, Montaigne nous dit ce qu’il fit à chaque fois, et quel était son sentiment quand il le fit. Il nous donne tous les détails dont nous avons besoin pour toucher du doigt la réalité, et parfois plus qu’il ne nous faut. Il nous dit, sans raison particulière, que le melon est le seul fruit qu’il aime, qu’il préfère faire l’amour couché que debout, qu’il ne sait pas chanter, qu’il aime la compagnie enjouée et se laisse souvent emporter par l’étincelle d’une répartie. Mais il décrit aussi des sensations qu’il est plus difficile de saisir verbalement, si même on en a conscience : ce que ça fait d’être paresseux, ou courageux, ou indécis ; de s’abandonner à un instant de vanité, ou d’essayer de se défaire d’une peur obsédante. Il écrit même sur la sensation pure d’être en vie.

Explorant ces phénomènes sur plus de vingt ans, Montaigne se questionna sans relâche et brossa son portrait : un autoportrait en mouvement constant, si vivant qu’il surgit pour ainsi dire de la page, pour venir s’asseoir à côté de vous et lire par-dessus votre épaule. Il lui arrive de tenir des propos surprenants : bien des choses ont changé depuis la naissance de Montaigne, voici près d’un demi-millénaire, et ni les mœurs ni les croyances ne sont toujours reconnaissables. Lire Montaigne, ce n’en est pas
moins éprouver maintes fois le choc de la familiarité, au point que les siècles qui le séparent du nôtre sont réduits à néant. Les lecteurs continuent de se reconnaître en lui, tout comme les visiteurs d’Oxford Muse se reconnaissent ou reconnaissent des aspects d’eux-mêmes dans le récit d’un Russe instruit qui fait des ménages ou dans l’expérience de celui qui préfère ne pas danser.

Dans un article à ce sujet paru dans le Times en 1991, le journaliste Bernard Levin écrivait: “Je mets tout lecteur de Montaigne au défi de ne pas poser le livre à un moment ou à un autre pour s’écrier, incrédule: “Comment a-t-il su tout cela de moi ?” La réponse est, bien entendu, qu’il le sait en se connaissant lui-même. À leur tour, les gens le comprennent parce qu’eux aussi savent tout cela sur leur propre expérience. Comme l’écrivit au XVIIe siècle Blaise Pascal, un de ses premiers lecteurs les plus obsessionnels: Ce n’est pas dans Montaigne mais dans moi que je trouve tout ce que j’y vois.”

Sarah Bakewell


BAKEWELL Sarah, “Comment vivre ? Une vie de Montaigne en une question et vingt tentatives de réponse” (ALBIN MICHEL, 2013)

“La perplexité devant l’existence nourrit toute l’œuvre de Montaigne. En écrivant sur lui-même, le grand penseur tend un miroir où chacun peut se reconnaître. D’où l’extrême modernité et l’intelligence des Essais. Véritable phénomène d’édition en Angleterre et aux Etats-Unis, le livre de Sarah Bakewell est un guide aussi érudit que savoureux de l’univers et de la pensée du philosophe. En vingt chapitres, qui sont autant de tentatives de réponse à la question existentielle Comment vivre ?, il aborde de manière chronologique et thématique la vie personnelle de Montaigne et les événements qui ont marqué son temps. Connaisseur ou néophyte, chacun y trouvera des réponses à ses doutes les plus obscurs et les plus féconds. Une superbe incitation à découvrir ou relire un des chefs-d’œuvre de la pensée moderne….”

Si vous connaissez l’œuvre de Montaigne, Comment vivre ? vous enchantera. Si vous ne la connaissez pas, le livre se suffit largement à lui-même… Pour faire court, Montaigne a ici la biographie qu’il mérite.

The Independent

Une magnifique et vivante introduction à l’œuvre de Montaigne.

The Guardian

Nous sommes bêtes, mais nous ne saurions être autrement, alors autant se détendre et vivre avec » : ainsi l’auteure britannique Sarah Bakewell résume-t-elle la philosophie de Montaigne. Le trait est provocateur mais sied à la gouaille tranquille du seigneur aquitain dont la vie et l’œuvre servent ici de matière à un questionnement plus que sérieux : « comment vivre ? » C’est qu’entre le souvenir d’une femme qui ne fait l’amour « que d’une fesse », les notes de lecture et le regard étrangement humain d’un chat, les Essais constituent l’une des tentatives de réponse les plus ambitieuses… et pragmatiques. À la traditionnelle biographie, Bakewell préfère l’habileté d’une promenade à gambades thématiques. Le point de départ : tomber de son cheval et frôler la mort. S’ensuit l’éveil à une vie que Montaigne veut « en toute douceur et liberté, sans rigueur et contrainte ». Il suffit de pouvoir se dire : « si j’avais à revivre, je revivrai comme j’ai vécu ». Apprentissage du latin, magistrature à Bordeaux, amitié intense avec Étienne de La Boétie, deuils, ennuis domestiques… l’écheveau complexe d’une vie se dévide sans autre fin qu’offrir à la vue les nerfs d’un philosophe, « un exemple ordinaire d’être vivant ».

PHILOMAG.COM


D’autres incontournables du savoir-lire :

VIENNE : Gitta (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 7 minutes >

J’ai toujours préféré les enterrements aux mariages. Non pas que les sentiments y exprimés soient plus sincères, il y a quantité d’hypocrites pleureuses, mais la mort a sur l’amour l’avantage que lui confère son caractère définitif. Donc quand mon ami Vincent m’a annoncé son mariage prochain, outre le fait que je trouvai la chose fort précipitée (je savais juste qu’il avait rencontré une collègue allemande lors d’un séminaire quelques mois auparavant), j’envisageai déjà la journée de week-end gâchée. Avec un peu de chance il pleuvrait, ce qui estomperait ma déception, sans compter le temps perdu à la recherche d’un costume car oui, forcément, il me faudrait un costume, à moins que Vincent ne tolère que je porte jeans et veste, après tout nous étions amis, pas parents, et Vincent n’était pas très formaliste. Je lui en parlerais lors de notre prochaine réunion.

Un jeudi sur deux, selon une alternance et un rythme immuables (Vincent est ingénieur), nous nous retrouvons autour d’une table de jeux, jeux de stratégie ou de gestion, la plupart du temps. Nous, c’est Vincent, François le physicien, Damien l’informaticien, Paul, dont plus personne ne sait ce qu’il fait tant il a de fois, selon ses dires, “réorienté sa carrière” et puis Pierre et moi, Philippe, qualifiés de “littéraires de la bande”. La moitié d’entre nous est célibataire, l’autre divorcée, bref nous n’avons pas d’heure pour rentrer. En ce qui me concerne, je n’ai sans doute pas rencontré suffisamment de femmes pour trouver celle qui me correspondrait, mais trop néanmoins pour conserver quelque illusion.

Au fait, Vincent, dis-je en décapsulant une trappiste, ça t’ennuie si, au mariage, je suis en jeans, enfin tu me connais et. Ah, c’est que, justement, j’allais t’en parler mais, en fait, je voulais te demander d’être mon témoin et donc, si tu pouvais, rien qu’une fois. Bien sûr, Vincent, je comprends et merci, ça me touche franchement que tu aies pensé à moi, es-tu sûr cependant que, dans la famille. Vincent est certain de son choix, je n’y échapperai pas. Et je compte sur tes talents littéraires pour le discours, ajoute-t-il comme un clou à mon cercueil. Les autres plussoient, y compris Pierre que je sens lâche et soulagé sur ce coup. Mais quand même, fait Damien, nous ne l’avons jamais vue cette fiancée, pas même une photo, est-ce que. Non, répond Vincent, Gitta n’aime pas trop être prise en photo, la seule que je pourrais vous montrer est une photo professionnelle qui ne l’avantage pas et donc, non, définitivement je préfère vous laisser la surprise. Sur ce, et d’un air entendu, ayant vidé sa trappiste, la partie peut commencer dit-il.

Parfois j’aime ne rien faire. De plus en plus souvent, à vrai dire, depuis que j’avance en âge. C’est un peu comme si, le temps semblant accélérer de manière inexorable, l’occuper à ne rien faire permettait de le ralentir. Ou bien est-ce une habitude que j’ai conservée du peu de temps où j’ai partagé la vie de Doris. En cet instant où, assis dans mon divan, je visionne un filme coréen, le temps me semble particulièrement long qu’anime fort à propos la sonnerie de mon téléphone. Avant de décrocher, je vérifie qu’un nom inopportun n’apparaît pas, mais c’est Vincent qui s’affiche. Phil, fait-il, trop excité pour ne pas amputer mon prénom, je suis vraiment dans la merde là, il faut que tu m’aides. Bien sûr, si je peux, mais que ? Gitta arrive dans quatre heures à l’aéroport, on me colle en dernière minute cette visite avec des fournisseurs japonais et putain il n’y a même pas un autre ingénieur de libre dans cette boîte, enfin j’ai pensé que toi, tu parles allemand en plus. Oh ça, je fais, mes notions d’allemand ont à peu près le même âge que Christiane F. et sont dans le même état, c’est dire. Mais pour le reste, Vincent, pas de problème, j’y serai.

Si je n’aime pas les mariages, j’aime les aéroports. Comme un point d’où l’on peut apercevoir le monde, puis partir vers une autre vie ou revenir à ses premières amours. Dans le hall d’arrivée, j’attends, une pancarte portant le nom de Gitta Hübner entre les mains, j’attends une femme que je ne pourrais même pas reconnaître, celle d’un ami de surcroît. Puis Gitta arrive, très simplement vêtue d’un jeans et d’un t-shirt blanc qui, sous sa veste en cuir, peine à contenir sa poitrine. Elle est brune, auburn plutôt, quand on l’aurait imaginée blonde, les clichés ont la vie dure quand même. Gitta débarque du vol de Berlin, scrute la foule à la recherche de son nom, de toute évidence trop coquette pour porter ses lunettes mais, à vrai dire, elle n’en a nul besoin. Parce que Gitta, je la connais, je l’ai reconnue.

Il y a vingt ou vingt-cinq ans, trente peut-être déjà, ce séjour de trois mois en Allemagne qui m’avait laissé les séquelles linguistiques auxquelles Vincent faisait allusion, ce n’était pas à Berlin pourtant, et Gitta, la petite Gitta, je n’avais aucun doute, forcément, même à travers le t-shirt je revoyais encore ses seins qui, comme au ralenti, dansaient au dessus de mon visage au rythme de cette musique délicieusement ringarde qu’elle écoutait (Mud ?). Mais quand même, depuis la réunification, il devait bien y avoir quarante millions de femmes en Allemagne, pourquoi donc fallait-il que Vincent aille épouser la seule (à deux ou trois près) avec laquelle j’aie couché ?

Gitta est presque sur moi à présent, confirmant sa myopie ou que je ne lui ai pas laissé un souvenir impérissable, elle me reconnaît seulement, effarée, affolée presque, sa bouche s’arrondit d’où s’échappe un “Du ?” à peine intelligible. Oui, moi, Gitta, plus seul, plus vieux, moins chevelu, moi qui cherche mes mots dans ta langue, excuse-moi, mais quand même à Berlin comment cela se fait-il alors que nous, c’était à Cologne, tu habitais cette bourgade improbable de Rhénanie, comment encore ? Zülpich, oui, et puis maintenant Vincent, le mariage et tout ça. Gitta m’observe en silence, s’approche encore, sourit, touche mon visage du bout des doigts, tu as quand même changé, dit-elle, et c’est mieux. Mon monde s’écroule, en cet instant j’ai fini d’aimer les aéroports.

J’ai envoyé un texto à Vincent pour le rassurer, quand même. J’aimerais qu’il en aille de même pour moi, submergé par les souvenirs et les émotions, qui sent encore ses doigts sur ma peau comme tout à l’heure les seins. Il me semble que, paradoxalement, j’ai plus envie de l’aimer aujourd’hui qu’à l’époque, je veux dire l’aimer vraiment, il ne s’agit pas que de sexe, d’ailleurs même alors, c’est parce que nous savions que cela ne pouvait durer, mais des sentiments, entre nous, il y en avait, le sexe sans sentiments, c’est juste misérable. Gitta est assise à côté de moi dans la voiture, muette elle aussi, seule la radio nous fait la conversation, la route, une heure de route, semble interminable et pourtant je n’ai pas envie d’arriver. J’observe subrepticement Gitta, croise néanmoins son regard que je ne savais plus si vert. Sa main se pose sur ma cuisse.

Il faut le dire à Vincent, je fais. Je ne sais pas, dit-elle. Si, bien sûr, c’est mon ami, je suis son témoin, tu vas être sa femme, on ne peut pas lui cacher notre passé. Je ne sais pas, répète-t-elle, je ne sais pas si le passé n’est pas encore présent. Je trouve qu’elle parle vachement bien français, tout à coup. Ca n’a aucun sens Gitta, cela fait quoi, trente ans que l’on ne s’est plus vus, on ne sait rien l’un de l’autre. Mêlant le français et l’allemand, elle me parle de sensations, de sentiments (Gefühle), c’est juste l’émotion des retrouvailles et le jaillissement des souvenirs, dis-je. Elle retire sa main, qui déjà me manque.

Vincent nous a pris de vitesse. Il est là, sur le trottoir, à guetter l’arrivée de la voiture, se précipite, ouvre la portière, embrasse Gitta, tu as fait bon voyage mon amour, puis se tournant vers moi, alors vous avez eu le temps de faire connaissance, et Gitta, oui Philippe est charmant, ah ah fait Vincent, attention je vais être jaloux. Je suis piégé, Gitta et moi sommes à présent irrémédiablement unis dans le mensonge, je lui envoie un regard de détresse, elle me répond par un haussement de sourcils. Vincent m’invite à entrer, boire un verre, après cette attente et toute cette route, pour te remercier et te détendre, dit-il, mais pour me détendre, il en faudrait bien plus, la bouteille, par exemple, que je viderai chez moi avant d’entamer la seconde, puis de m’effondrer en songeant à Faust.

Le lendemain, je suis chez Vincent pour régler les détails de la cérémonie. J’espère que tu as bien avancé dans ton discours, dit-il, sinon tu peux y réfléchir ici, tu tiendras compagnie à Gitta, ça lui fera plaisir de pouvoir un peu parler allemand parce que pour l’instant, avec la famille, les amis, tu vois. Moi, il faut que je m’absente une heure ou deux, quelques trucs à régler à la salle et puis on mange un morceau ensemble, ça te va ? Gitta m’a fait un clin d’œil, j’en suis certain, je n’ai pas eu le temps de répondre que Vincent est parti et Gitta passée dans la pièce voisine, je vais essayer ma robe, dit-elle. Puis, excuse-moi, j’ai besoin d’aide, dans mon dos le zip est-ce que tu pourrais ? oui, bien sûr et je remonte la fermeture. Gitta, dans sa robe de mariée, fait quelques tours sur elle-même face au miroir ensuite, merci, tu peux la descendre à présent, je m’exécute, d’un geste de la main Gitta dégage ses épaules puis, d’une torsion du corps, se débarrasse de la robe qui tombe à ses pieds comme une corolle, devant moi Gitta est nue.

L’instant d’après, elle est contre moi, ses seins sont une telle évidence que je ne peux les ignorer, sa bouche est sur la mienne, sa langue dans ma bouche, je ne sais quoi faire de mes mains alors je les pose sur ses fesses, ce n’est pas la meilleure idée. Non, Gitta, non, on ne peut pas faire ça. Et si, pourtant, les sentiments étaient toujours là, ou à nouveau, si le moment dans nos vies était cette fois opportun, mais non elle va se marier, oui, mais à part cela, à notre âge peut-on encore se permettre de laisser passer, le peut-on jamais d’ailleurs ? Faisons-le, dit-elle, puisque tu doutes, faisons-le et on saura. “Il faut s’aimer pour se connaître”, je songe à Pieyre de Mandiargues et sourit un instant, elle y voit un acquiescement. Tu mens, Gitta, tu sais déjà. Toi aussi, tu le sais, répond-elle, alors qu’attends-tu ?

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Musée Henner


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VIENNE : Un autre jour (2017)

Temps de lecture : 5 minutes >
© Philippe Vienne

C’est le chat qui, miaulant, grattant à la porte pour réclamer sa pitance, l’a réveillé. Neuf heures, sans doute est-ce une heure décente pour commencer une journée, un autre jour sans elle, sans elles peut-être tant l’absence est plurielle.

Parcourant le journal déplié sur la table, il prend son petit-déjeuner, deux tranches de pain grillé, qu’il tartine de confiture de fraises, ou de figues, accompagnées d’une tasse de thé, qu’il aura préalablement choisi parmi les huit variétés soigneusement rangées dans la cuisine, thé vert, thé noir, à moins qu’un oolong. Le monde n’a pas changé durant la nuit, ni sa vie, il referme le journal, condamné à envelopper les épluchures, et ouvre son ordinateur portable. Alain propose qu’ils aillent prendre un verre, ce soir ou demain, aux Beaux Dégâts par exemple, tu sais où j’ai rencontré Stéphanie, parce que les filles, là-bas, tout de même. Hélène s’inquiète un peu de ne plus avoir de ses nouvelles, j’espère que tout va bien pour toi et que tu n’es pas fâché sur moi. Non, bien sûr, comment le pourrait-il, dès le matin surtout. Finalement, c’est un jour comme les autres.

En attendant, mais en attendant quoi, il va poursuivre la lecture d’un roman islandais, s’installe dans le fauteuil où le chat l’a précédé, qui apprécie fort peu d’être délogé. Leur cohabitation ne s’en ressentira pas trop, néanmoins. Dans le silence dont il s’est entouré, le robinet qui goutte fait un écho assourdissant. Chez elle aussi, le robinet retentissait, goutte après goutte, sur le fond de l’évier en inox. Et, invariablement, il songe à Robert Smith, « waiting for the telephone to ring / and I’m wondering where she’s been / and I’m crying for yesterday / and the tap drips / drip drip drip drip drip drip drip… » Mais il n’attend plus rien, le sait pertinemment bien, s’en accommode même, enfin parfois, quand le soleil donne sur sa terrasse par exemple. Ce qui n’est pas le cas pour l’instant, il est encore trop tôt.

Ce staccato le gêne à présent, l’empêchant de se concentrer, il ne perçoit plus que lui, se lève, s’acharne en vain sur le mitigeur puis renonce au silence comme à la lecture. Passant devant la bibliothèque, il observe les quelques albums photo qui, doucement, se couvrent de poussière. Il ne les ouvre plus, depuis qu’il a cessé de figer l’instant en images parce que le vide, dans son existence, a ralenti le temps. C’est un peu étrange, par ailleurs, cette vie qui se déroule, lentement, jour après jour, sans objectif précis, sans un regard vers un passé sans doute trop douloureux et un avenir trop incertain, cette forme de détachement à laquelle il s’habitue peu à peu, allant parfois jusqu’à la trouver agréable. Pourtant, il avait dû être un enfant heureux dans une famille aimante, un adolescent rebelle, un homme marié qui avait fondé une famille avant qu’elle ne se disperse, il avait sans doute été tout cela, ou peut-être pas, ce n’était plus que réminiscence, voire l’appropriation du passé d’un autre, à moins bien sûr que cet autre ne fût lui-même, avant.

D’elle, il parle parfois, y pense souvent, avec déception, tristesse, tendresse, indifférence, c’est selon, ou tout à la fois. Et ce qui lui manque, quand elle lui manque, ce n’est pas tant sa présence charnelle – quoique – mais une infinité de petits détails de sa vie à elle qu’il avait intégrés à la sienne, davantage et plus vite qu’il ne l’aurait cru, ou voulu, lui qui tenait jalousement à une indépendance dont il mesure, aujourd’hui, pleinement le prix. Il y songe encore en glissant une tranche de fromage dans la baguette qu’il s’apprête à tremper dans son potage, sourit malgré lui. Avant elle, j’ai vécu quand même, se dit-il, j’ai bien dû être amoureux l’une ou l’autre fois, Anne ou Mathilde peut-être, il appelle prénoms et souvenirs à la rescousse pour se rassurer quant à un possible avenir, mais ce ne sont plus que des mots qu’il égrène, espérant vainement réveiller des sensations éteintes. Il va plutôt couper les orchidées fanées.

Lui vient l’envie, le besoin, de sortir, de quitter ces lieux frappés d’amnésie afin d’emmagasiner de nouvelles images, se construire lentement un présent qui remplacerait avantageusement le passé perdu. Tant pis pour la terrasse, où le soleil donne à présent, il la laissera au chat qui s’y prélassera, sans pour autant témoigner la moindre reconnaissance. Il sait où aller, il est parti, la porte claque. Dans la gare blanche et démesurée, tellement ouverte que l’on ne fait jamais que la traverser, un peu comme sa vie à lui, il prend un train usé, tagué, qui l’emmènera en une demi-heure au-delà d’une frontière inexistante que seule la langue concrétise.

Au sortir de la gare, il marche, plutôt lentement, sans but, un peu d’ennui l’accompagne. Délaissant l’artère principale, ses pas le conduisent, par d’étroites ruelles, jusque de l’autre côté du fleuve, au bord d’un bassin où sont amarrées quelques barques qui se rêvent sloops. Au bout de la jetée, un cormoran déploie ses ailes, scrute la surface de l’eau mais ne s’envole pas. Plus loin, auprès d’un marché où fleurs et poissons se côtoient, il s’assoit à une terrasse, commande une bière et observe les passants. Il pourrait aussi bien l’apercevoir, elle, qui serait venue ici, changer un peu d’air, s’offrir quelque dépaysement ou shopping, se dit-il. Mais ce seront indéfiniment des couples, des touristes, des groupes d’étudiants en Erasmus ou des lycéennes aux tonalités tantôt gutturales tantôt chuintantes. C’est la vie qu’il observe, celle-là même qui lui échappe, ou dont il ne sait plus trop quoi faire, il songe qu’elle, elle saurait ou du moins comment prendre plaisir à ne rien en faire d’autre qu’en jouir.

C’est un parc qu’il lui faut, pour encore profiter quelque peu du soleil, il s’en trouve un non loin de remparts qui lui rappellent ceux de sa ville, leur ville, auprès desquels ils allaient se coucher dans l’herbe. Ici, il se contentera de s’asseoir, regrettant de ne pas avoir emporté son roman islandais, il finira donc par s’allonger, s’assoupir peut-être même tandis que les effluves douceâtres de fumeurs de joints voisins titillent ses narines. Il rêvera dans une langue étrangère, sans doute à cause des murmures avoisinants, d’un impossible dialogue avec elle, puis d’une plage méditerranéenne où, sous une lumière dorée, des filles, nues ou presque, regardent passer, dans une gerbe d’écume, une harde de chevaux, blancs pour la plupart. Des cris d’enfants le réveilleront, ce sont toujours les enfants qui nous ramènent à la réalité, se dit-il.

Debout, il se remet en marche, passant devant une église, il y pénètre, attiré par la multitude de cierges allumés qui semblent embraser la voûte et éclairent le visage d’une vierge encore gothique dont la sérénité des traits le surprend. Et la jeunesse, par comparaison avec cet adulte en réduction qu’elle tient dans ses bras et qui semble vouloir lui échapper, pour fuir vers son destin, pourtant funeste, sans doute. Il y a, pour lui, dans la religion comme dans l’amour trop de choses qui ne s’expliquent pas. Alors, il poursuit son chemin, toujours aléatoire, comme peut l’être l’existence, il continue toutefois d’éviter les rues surpeuplées, quitte à faire de multiples détours, n’ayant de toute manière d’autre but que d’arriver à l’heure à la gare pour y prendre son train.

Lorsqu’il passe près du bassin, le cormoran est toujours là, ailes déployées, qui se refuse à prendre son envol. Plus loin, la vitrine d’une petite galerie d’art attire son attention, présentant des œuvres abstraites dont les larges mouvements font exploser la couleur, il songe à Zao Wou-Ki mais à son train aussi, hésite donc à pousser la porte, y renonce finalement. Ce n’est rien, se dit-il, car il sait qu’il reviendra. Un autre jour.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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VIENNE : Bismarck Hotel (2017)

Temps de lecture : 8 minutes >
© Thomas Ruff

Des villes allemandes, il ne retient plus que la grisaille. Il en a connu de colorées pourtant, dont le ciel, en été, faisait bleuir les eaux et verdir les parcs et qu’incendiaient, à la tombée de la nuit, les néons publicitaires. Il en a beaucoup visité, pour le travail souvent, y a aimé, quelquefois, et de tout cela il se souvient comme d’une vie antérieure. Aujourd’hui, il ne sait trop ce qu’il fait là. Il connaît son métier, bien sûr, après autant d’années, mais il n’en saisit plus la finalité, perdue quelque part entre le profit immédiat et les incohérences du management. Alors il est ici, dans cette chambre d’hôtel, assez confortable somme toute, ce qui n’offre aucune garantie contre l’ennui, au contraire peut-être. Il pourrait sortir, éventuellement, mais il pleut. Ne se voit pas ouvrir un parapluie, qu’il refermerait ensuite tout aussi ruisselant que son imper dans un quelconque Stube enfumé. Le bar de l’hôtel ferait aussi bien l’affaire où, entre deux alcools, le guetterait quelque pute balte ou slovaque. Mais de cela il ne veut pas davantage que de la pluie et de la fumée de cigarette. Bref, il ne quittera pas sa chambre ce soir.

Dès lors se déshabille, pliant soigneusement ses vêtements dans la penderie, s’assoit sur un lit trop grand pour lui seul et, de dépit, allume la télévision. Où, entre cadavres et émeutes, s’agitent d’hypothétiques starlettes aux poitrines improbables, cherchant les quinze minutes de célébrité promises par Andy Warhol dont elles ignorent, par ailleurs, jusqu’au nom. Il y aurait bien une chaîne musicale, où les mêmes filles (ou leurs sosies) encadrent de grands noirs sortant de limousines ou de piscines mais, ne voyant pas en quoi il s’agit de musique, il poursuit sa promenade cathodique. Découvrant ainsi la promesse faite par la chaîne payante de l’hôtel d’un “porno vintage” et, aussitôt, gratuitement, les premières minutes dudit film. Songeant aux putes du bar, quelques étages plus bas, il sourit. Sourire qui se fige soudain lorsqu’il lui semble reconnaître un visage, lequel disparaît instantanément, dans un chuintement aussi persistant que le brouillage de l’image. Embrouillé, son esprit l’est et cependant. Ce visage, il le connaît.

Un jour, en été, dans cette même ville où il venait apprendre l’allemand. Couché dans un parc qu’une foule de lapins peuplait, il lisait Tonio Kröger. L’orage l’avait surpris, tout comme elle. A peine protégés par le toit d’un cabanon, elle lui avait demandé du feu qu’il n’avait pu lui offrir, déjà cette horreur de la cigarette. Elle ne lui en avait pas tenu rigueur, le prenant par la main et l’entraînant vers un hôtel à la réception duquel elle travaillait, parfois, comme étudiante. Visiblement amusée, elle fredonnait un air improbable (Fall In Love Mit Mir, de Nina Hagen, il s’en souvenait assez précisément maintenant) tandis qu’il la voyait se déshabiller. La pluie avait trempé ses cheveux blonds qui gouttaient à présent sur ses seins, elle ne semblait s’en soucier ni vouloir les sécher. Lui restait englué dans son regard bleuté, fasciné par sa nudité ainsi exposée, ruisselante. “Serais-tu timide ?” avait-elle demandé, et il avait répondu “peut-être” parce qu’il ne savait pas encore comment dire “bien sûr”.

Vingt ans plus tard, dans cette chambre d’hôtel, il ne peut y croire. Il a dû se tromper, certainement, à peine l’a-t-il entrevu, ce visage, la neige est arrivée trop vite. Se lève, ouvre le mini-bar, décapsule une bière qu’il engloutit en même temps que ses doutes. Il sait qu’il ne se trompe pas mais n’en veut rien savoir, avale une deuxième bière, revient devant la télé qui chuinte toujours et découvre le prospectus de la Pay TV. Il a le titre du film à présent (Fick Hunter) et peut donc se livrer à une recherche sur internet, ouvre son portable ainsi qu’une nouvelle bouteille, se souvient qu’il a un rendez-vous d’affaires le lendemain matin, ne devrait donc pas mais. Candi Rain est le nom de l’actrice dont le visage illumine à présent l’écran de son portable, il fait défiler toutes les photos disponibles, les portraits du moins, où il retrouve toujours les mêmes yeux bleus, les mêmes mèches blondes et cette bouche gourmande qui chantonnait Fall In Love Mit Mir. Et qui hantera son sommeil, si tant est qu’il puisse le trouver, ne le trouvera pas, évidemment, car il lui faut savoir (comprendre, il ne le pourra pas), quand, combien de temps après leur rencontre et pourquoi. Forcément, pourquoi ?

Les lignes de biographies s’ajoutent les unes aux autres, inexorablement, l’allemand lui paraît plus que jamais une langue impitoyable. Candi Rain, actrice pornographique allemande (de son vrai nom Helena …), repérée à 19 ans par un photographe de charme à la réception de l’hôtel où elle travaillait, elle fera assez vite carrière dans le cinéma pornographique. Victime de mauvaises rencontres, elle devient dépendante de drogues dures qui l’amèneront sans doute à accepter certaines scènes extrêmes et lui vaudront plusieurs cures de désintoxication et tentatives de suicides. Elle disparaît ensuite plusieurs années à l’étranger (Espagne ?), avant de revenir en Allemagne où elle vit à l’heure actuelle dans l’anonymat le plus complet, refusant d’évoquer encore son passé.  Il est deux heures à présent, se pourrait-il qu’il pleure dans son sommeil ?

Il a expédié son rendez-vous comme il l’avait fait de son petit-déjeuner un peu auparavant, son esprit est évidemment ailleurs, occupé par un visage juvénile plein écran que tentent d’envahir des scènes pornographiques qu’il refoule invariablement. Alors, il marche. Traversant le parc, oubliant les lapins, négligeant un Bismarck logiquement de bronze, ses pas le ramènent intuitivement vers l’hôtel où, il y a vingt ans. Le crépi est plus coloré, lui semble-t-il, mais en définitive rien n’a vraiment changé et pourtant le monde est tellement différent aujourd’hui. Le monde et la vie. Une Agnieszka rousse l’accueille à la réception, je peux vous aider, c’est gentil merci, je voudrais juste jeter un coup d’œil, je cherche un hôtel pour mon prochain séjour et peut-être. Agnieszka, tout sourire, lui tend un dépliant publicitaire et espère avoir bientôt le plaisir de l’accueillir, ce qui, pour l’instant, lui suffit. Il en a, pour aujourd’hui, fini avec la nostalgie.

Il y retourne néanmoins, le lendemain, ne s’en étonne même pas, il se sait prévisible. Comme l’était le crachin qui l’accompagne, dont il ne se soucie cependant plus. Pas de rousse polonaise à la réception mais un homme âgé, né avec la paix probablement, beaucoup moins prompt à l’accueillir. Ce qui l’arrange, lui permettant d’encore s’imprégner des lieux tout en préparant un discours qu’il sait par avance fort peu convaincant parce que lui-même, depuis longtemps, n’est plus convaincu. Excusez-moi, Monsieur, ma question est peut-être bizarre mais vous travaillez ici depuis longtemps, demande-t-il au vieux. Bien sûr, plus de trente ans, c’est que j’en ai vu et connu des gens, et même j’ai reçu Helmut Kohl, originaire de la ville d’en face, vous savez. Oui, il sait. Lui-même, moins célèbre évidemment, a séjourné ici il y a une vingtaine d’années. Se souvient d’ailleurs d’une étudiante blonde qui travaillait là, Helena, cela vous dit quelque chose. La mémoire du vieux se fait incertaine, ou bien le feint-il, il faut donc appeler le passé à la rescousse, l’étudiant en séjour linguistique, les amours de jeunesse, la jeune fille blonde dont aujourd’hui il se demande ce qu’elle a pu devenir. Vous n’êtes pas journaliste au moins ? Non, répond-il comme insulté, alors le vieux se détend, évoque l’Allemagne d’avant, quand le Mur permettait encore d’engager des étudiantes allemandes, parce que maintenant, avec l’euro et puis tous ces gens qui viennent de l’Est, vous comprenez. Beaucoup de choses étaient mieux avant, conclut, péremptoire, le vieux. Quant à lui, il n’en est pas tout à fait convaincu que les choses étaient mieux avant, non, c’est plutôt qu’il redoute qu’elles soient pires à l’avenir. Mais Helena, insiste-t-il, est-ce que vous sauriez ? Oui, Helena, pour elle aussi la vie d’avant avait été meilleure, elle avait beaucoup souffert mais à présent elle allait mieux, elle va mieux dit-il avec conviction. Après une heure de conversation, en souvenir sans doute d’un monde disparu (“je ne sais pas pourquoi je vous fais confiance”), il s’en va, enfouissant dans sa poche un papier à en-tête de l’hôtel sur lequel, en lettres cahotantes, figure l’adresse. L’adresse d’Helena.

Il monte jusqu’à son appartement, vérifie le nom sur la sonnette, fixe la porte décolorée, et même un peu taguée, ne peut pas, ne va pas, redescend quelques marches, jusqu’à l’étage inférieur en fait, hésite encore. Il a toujours été ainsi, pesant le pour et le contre, à ce point hésitant que, dans une sorte de bégayement, sa femme et lui avaient conçu des jumelles. Desquelles il se trouve loin, en cet instant, dans cette cage d’escalier qui sent la pisse et la sueur, quoique pour la sueur, ça doit être lui, qui s’est quand même enfilé trois étages à pied, quatre si on compte la marche arrière, et maintenant qu’il se dit qu’en plus de ne savoir quoi lui dire, il va sentir la transpiration, il hésite davantage. Un “suchen Sie ‘was ?” prononcé d’une voix de rogomme met fin à ses atermoiements, le voilà obligé de décliner le nom d’Helena à la mégère qui se propose de l’aider, le surveille aussi sans doute, l’envoyant à l’étage supérieur dont il vient, mais elle ne le sait pas, du moins l’espère-t-il. Elle ne quittera le palier que lorsqu’il aura sonné à la porte, c’est évident, alors il sonne. Avec l’impression que son propre corps fait caisse de résonnance, c’est véritablement en lui qu’il la sent vibrer cette sonnette, il regrette à peine que déjà la porte s’ouvre.

Sur les dernières photos, elle avait vingt-quatre ou vingt-cinq ans. En a donc quinze de plus aujourd’hui, ses cheveux sont plus courts, plus gris aussi, ainsi que ses yeux d’ailleurs, lui semble-t-il. Il voit bien comme la drogue a transformé son visage, enlevé de son éclat, puis, songeant à lui-même, se reprend : c’est la vie qui nous abîme, se dit-il, la vie seulement. Mais elle attend, évidemment, qu’il se présente et s’explique, rien de tout cela ne le surprend, il a répété chaque mot qu’il lui dirait, de peur de ne pas les trouver, d’hésiter, ce qu’il fait quand même, évoque le jeune homme qui lisait Thomas Mann, avait des cheveux plus longs ou même avait des cheveux, tout simplement, et puis l’orage et donc. Elle semble atterrée ou bouleversée, peut-être juste surprise, cela paraît plus violent néanmoins, l’observe en silence puis, enfin, lui propose d’entrer.

Pourquoi venir après toutes ces années, il ne sait pas non plus, le lui dit, peut-être parce qu’il a conscience qu’à leur âge le passé est plus consistant que l’avenir. Et que de son passé à lui, il aime à se souvenir, maintenant que le futur lui paraît incertain. Mais elle n’aime rien de son passé, son présent l’indiffère et l’avenir, elle n’y croit pas davantage qu’en Dieu ou en Merkel (et, avec de tels exemples, il ne peut lui donner tort). De son passé, il veut l’exonérer, lui disant qu’il est au courant, du moins qu’il en sait plus qu’il ne le voudrait, c’est de la personne qu’elle est aujourd’hui qu’il se soucie. Elle n’a pas envie d’en parler mais, de lui, veut en apprendre davantage : est-il marié, a-t-il des enfants ? Deux filles, oui, des jumelles mais pas de garçon, non, ce n’est pas vraiment un regret. Quant à sa femme, partie un jour, lassée de ses tergiversations. J’ai quand même mis vingt ans pour venir te voir, dit-il, on peut la comprendre. Elle ne peut s’empêcher de sourire et lui, alors, se sent agréablement léger.

Il y a de la douceur dans ton regard, lui dit-elle, il y en a toujours eu, je m’en souviens maintenant, mais si c’est de la pitié, je n’en veux pas. Ce n’en est pas, de la tristesse sans doute, mais, en cet instant précis, il revoit la jeune fille dont le regard bleu intense dardait au travers des mèches blondes collées à son front, de cela seulement il lui parlera. Arrachant un nouveau sourire tandis qu’à lui les larmes viennent aux yeux, qu’il ferme ainsi qu’il le fait de son cœur désormais. Et pourtant.

Cette femme le bouleverse, plus qu’il ne l’avait imaginé, davantage qu’il ne le voudrait. Il pourrait. Lui effleure la joue du revers de la main et se mord la lèvre inférieure, s’empêchant de proférer la moindre parole, inutile par ailleurs. La douceur, toujours, dit-elle, saisissant son poignet pour écarter la main caressante. Il faut partir maintenant, ajoute-t-elle, et aussitôt : j’attends quelqu’un. Puis, comprenant sa méprise et le désarroi qui se peint sur son visage : quelqu’un de ma famille, on s’occupe bien de moi, ne t’inquiète pas, mais je n’ai pas envie que l’on te trouve là. Je comprends, dit-il, lui qui, de sa vie, n’a fait que des aller-retour.

Alors, il s’en va, ne croisant jamais, au coin de la rue, le jeune homme échevelé dans lequel il se serait reconnu, assurément.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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A propos des photos de Thomas Ruff…


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VIENNE : La tache (nouvelle, 2017)

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Il n’aurait sans doute pas dû mais à quoi bon les remords, à présent. Il était en route depuis le lever du jour quand la carrosserie de sa voiture, d’un blanc pourtant sale, s’était irisée de violet et d’orange. La musique dans les oreilles, il avait déjà parcouru quelques centaines de kilomètres, il en restait bien davantage, sans doute. Il ne savait pas exactement, cela lui était égal à vrai dire. Ce qui importait pour l’instant, c’était de s’éloigner de sa vie, qui lui était devenue aussi intolérable que cette tache dans le canapé qu’il n’était jamais parvenu à effacer. Il avait eu beau frotter, frotter, il lui semblait même qu’elle s’étalait plutôt que de disparaître. Alors, il était parti. Sa femme n’apprécierait pas, c’est sûr, elle se mettrait à hurler même et son chien, son insupportable chien, l’imiterait – à moins que ce ne fût l’inverse.

De tout cela, il était loin déjà. Pas assez, sans doute, mais suffisamment toutefois pour commencer à jouir d’une certaine forme d’amnésie. Il se demandait s’il ne serait pas préférable de quitter l’autoroute à présent, histoire de rompre une certaine monotonie, mais peut-être pas avant d’avoir fait le plein – on ne sait jamais. Quant à modifier le rythme, il en profiterait pour changer de CD, quelque chose de moins énervé que Parkway Drive conviendrait mieux. Alors il s’arrête à la première station, sort de sa voiture, ayant quelque peu perdu la notion du temps, s’étonne que ses jambes soient à ce point engourdies. Je vais peut-être faire une pause plus longue, se dit-il, après avoir rempli le réservoir, range sa voiture sur le côté et marche un peu sur l’aire à l’herbe rare et aux papiers gras. Songe qu’il a soif, et faim probablement aussi, prend la direction de la boutique dont les portes s’ouvrent avant qu’il ait eu l’occasion d’hésiter.

L’intérieur lui évoque une prison. Tout est emballé sous cellophane, les magazines comme la nourriture, enfermé dans des distributeurs ou des frigos, les boissons, et jusqu’à la caissière, derrière une vitre blindée, à qui il remettra un maigre sandwich et un Red Bull, et dont l’accent slave, à travers l’hygiaphone, confirmera ce qu’affiche le badge sur sa poitrine, Danuta est Polonaise, certainement, mais sa poitrine, bon dieu, sa poitrine, il en prend plein les yeux, n’a pas la tête à ça pourtant, mais les seins de Danuta, il s’en souviendra assurément. Il est toujours un peu perturbé lorsqu’il rejoint sa voiture, un chien aboie quelque part, il aurait encore préféré entendre pleurer un bébé, s’enferme dans son auto pour y manger le pain spongieux au fromage caoutchouteux. Lorsqu’il regarde au-dehors, il lui semble apercevoir une tache sur le pare-brise, ferme les yeux, inspire profondément et caresse en rêve les seins de Danuta.

Avant de se souvenir de Julie. Sa femme lui reprochait souvent sa maladresse, notamment quand, voulant remplacer un robinet qui fuyait, il avait inondé la salle de bain, tout comme elle lui reprochait son manque d’ambition. Pas Julie. Julie était stagiaire, avait sur lui un regard neuf, avec elle il n’était pas maladroit et pouvait nourrir sa seule ambition, être lui-même et non ce qu’elle attendait qu’il soit. Leur relation avait duré le temps du stage puis Julie était retournée au néant provincial d’où elle venait, lui laissant la fragrance d’un parfum italien et le goût d’une possible liberté. Il est temps de reprendre la route, se dit-il, et il démarre le moteur. Le soleil, comme l’espoir, est encore haut sur l’horizon. A la prochaine sortie, il empruntera les nationales jusqu’à la tombée de la nuit.

Il faudrait bien que je m’arrête quelque part, alors il jette son dévolu sur une petite auberge à colombages, au bord de la grand’route, qui lui semble hospitalière et rassurante. Le mobilier de sa chambre, mansardée, est sobre, fonctionnel, la literie confortable, il n’en attendait pas davantage. Par la fenêtre, il distingue, à l’arrière du bâtiment, un étang qui scintille encore sous les dernières lueurs du jour. Plus tard, au restaurant, il choisit une petite table, dans un coin, d’où il peut apercevoir tout le monde, ceux qui entrent et sortent, et du monde, il s’étonne même qu’il y en ait autant. Se demande ce qui a amené chacun en ces lieux, pour certains c’est évident, comme ce couple visiblement illégitime ou ce routier dont, tout à l’heure, il a aperçu le rutilant camion customisé. Aux autres, en guise de passe-temps, il inventera une vie comme il tente, désormais, de recréer la sienne. Puis il ira dormir tôt parce que, en définitive, il n’a rien de mieux à faire.

Au petit-déjeuner, qui fait salle comble, un homme demandera à partager sa table, ce qu’il ne pourra refuser. Tandis qu’il étale de la confiture de fraises sur sa tranche de pain grillé, l’autre se sent obligé de lui faire la conversation, un monologue en l’occurrence, je m’appelle A.D., je suis retraité, doublement dirais-je même – sourire – parce que j’effectue ici, loin de chez moi, une retraite pour me consacrer à l’écriture, j’écris oui, pas un roman, non plutôt un récit de vie. Ah bon, fait-il, il ne pensait même pas que cela puisse exister, ne trouve déjà pas sa propre existence plus ou moins passionnante qu’une autre, alors lire le récit de la vie d’un autre, quel intérêt ? Il hésite à se resservir une tasse de thé, craignant d’ainsi prolonger la discussion. Prend congé, donc. Avant de reprendre la route.

Il n’a pas emporté suffisamment de CD, allume la radio. Surfe entre les spots publicitaires pour trouver de la musique, une chaîne diffuse du jazz, pourquoi pas ? En fait c’est la présence de la musique qui lui importe, davantage que son style, pour insuffler un rythme à son voyage. Au fond, il n’aurait jamais dû accepter ce chien, c’était une concession, une de plus, une de trop. Mais il avait cédé lorsque sa femme avait appris qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant. Il n’avait pas prévu qu’ils s’aigriraient mutuellement. Quelle importance, finalement, je suis loin de tout cela, à présent. Et il augmente le volume de la radio.

Une fois encore, une tache apparait. Celle-ci est bleutée. Un panneau indicateur mentionne “plage”. Entre deux hôtels, derrière une dune, c’est en effet la mer qui s’étale. Il pourrait encore la longer, pendant une centaine de kilomètres sans doute, ou s’arrêter là, ce qu’il va faire. Garer la voiture, ôter ses chaussures, gravir la dune. Le soleil lui brûlerait presque la peau et il aurait plutôt tendance à s’en foutre. Il descend sur la plage qui commence à se peupler, à cette heure-ci. S’assoit au pied de la dune, de manière à conserver le plus grand angle de vue. La mer est immense et calme, qui chuchote à peine. Quelques masochistes courent sur l’estran. Des filles en bikini, se font bronzer, certaines topless, aucune ne peut cependant rivaliser avec Danuta. Il tourne son visage vers le soleil, ferme les yeux, distingue encore une tache à travers ses paupières, mais ça lui est égal. Définitivement. Il se sent bien, juste bien, empli de la légèreté du sable.

Tandis que là-bas, chez lui, dans le canapé, sa femme et son insupportable chien continuent, lentement, à se vider de leur sang.

Philippe VIENNE


Ce texte, extrait du recueil “Comme je nous ai aimés”, a été lu publiquement lors de la “Hot Lecture” du 16 novembre 2017, à Liège (BE).

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VIENNE : Violaine (nouvelle, 2017)

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Louise Brooks © multiglom.com

Ils ne viendraient peut-être pas, ou pas tous, ou alors trop tard. Il s’était préparé à cette éventualité, bien plus qu’à la disparition de Violaine qu’il refusait toujours d’envisager. Il connaissait, bien sûr, les obstacles que chacun aurait à affronter pour pouvoir se libérer mais, plus encore, les barrières qu’ils avaient érigées, les fossés qui, entre eux, s’étaient irrémédiablement creusés. Comment est-ce possible, nous étions, nous sommes une famille quand même, se dit-il. Et pourtant. Il avait le sentiment d’être le dernier lien entre ces diverses pièces qui, ensuite, s’égailleraient aux quatre vents, indifférents sans doute à la parenté qui aurait dû les unir ou, plus vraisemblablement, trop occupés à poursuivre leurs rêves ou trop blessés, marqués par des événements, parfois anodins en apparence, qui ne cessaient de les poursuivre.

Jeanne, au téléphone, le lui avait dit. Jeanne, la petite dernière, la rebelle, qui n’avait jamais cessé de l’étonner. Je sais bien que c’est ma mère, mais je ne peux pas lui pardonner. Et, même si elle détesterait le reconnaître, Jeanne était aussi butée que Violaine. Deux ans qu’elle ne se parlaient plus, pas même une carte, ni à Noël, ni à son anniversaire, une absence douloureuse pour Violaine et pour Jeanne aussi, sans doute, du moins en était-il persuadé. Ils avaient tout passé à Jeanne, l’avaient toujours soutenue dans ses choix, lui semblait-il, depuis les études d’architecture abandonnées en dernière année parce que non, ce n’est définitivement pas là que je pourrai exprimer au mieux ma créativité, jusqu’aux écoles d’art, fréquentées épisodiquement, où elle avait néanmoins découvert ou assumé son homosexualité. Et puis la rencontre avec Clémence, sa compagne, aujourd’hui enceinte, une procréation amicalement assistée, sujet de la dispute avec Violaine, tu n’y penses pas sérieusement, Jeanne, enfin c’est n’importe quoi, tu te rends compte, deux mères pour cet enfant et puis cet homme,  qui sait si un jour il ne voudra pas, ou bien votre enfant, et moi, grand-mère, comment voudrais-tu que je trouve ma place ? Il n’y a pas de place à trouver, maman, Clémence et moi nous aimons, quoi de plus normal que de vouloir un enfant, tu préférerais peut-être que je me marie, sans amour, avec un mec et que je le laisse me baiser jusqu’à ce que. Tu la trouverais, là, ta place, merde, maman, c’est ma vie, tu es vraiment trop conne parfois.

Lui qui a horreur des conflits, ressentant déjà la moindre hausse de ton comme une gifle, est intervenu, évidemment, mais trop tard, le mal était fait, la blessure béante qui, depuis deux ans, ne peut cicatriser. C’est dommage, avait un jour concédé Violaine, elles me manquent, mes filles, parce que malheureusement Thymiane aussi. Thymiane vivait à New-York, traductrice aux Nations-Unies, une carrière rectiligne comme l’avait été la filière de ses études et toute sa vie de trente ans, sans doute, une enfant intelligente, obéissante, ainsi qu’il sied généralement aux aînés. Elle avait pourtant été, bien malgré elle, l’objet d’une de leurs rares disputes de couple. Quand il avait fallu lui choisir un prénom, il avait dû batailler ferme pour imposer Thymiane, c’est bien toi, ça, d’aller chercher un prénom inconnu pour faire étalage de tes connaissances littéraires et cinématographiques, avait raillé Violaine. Et pareillement avec l’officier d’état-civil qui l’écoutait avec effarement citer Le journal d’une fille perdue, alors que Pabst et Louise Brooks quand même, Louise Brooks surtout. Thymiane, la plupart du temps, se résumait donc à une voix sur Skype.

Arthur, lui, avait aisément creusé son trou entre ses deux sœurs, peut-être parce qu’il était le seul garçon. Arthur viendrait, il en était certain, là n’était pas la question. Arthur était toujours quelque part avec quelqu’un, ou seul, en partance, sur le retour, en tournée, en mission, en vacances. Arthur arriverait, avec un jour ou deux de retard peut-être, parce qu’il aurait raté son avion ou son train, parce qu’en chemin il aurait rencontré Mathieu ou Valentin, bu quelques bières ou fumé un joint, parce qu’on l’aurait appelé pour déménager en catastrophe un pote qui venait de se faire larguer ou pour faire le soundcheck d’un groupe dont l’ingé son avait disparu, Arthur serait désolé, évidemment, mais tu comprends, je ne pouvais pas faire autrement, Arthur ne savait pas dire non, ne le voulait pas d’ailleurs, sa vie était rock’n’roll, il se retrouvait en lui, en plus jeune, en mieux ou en pire c’était selon, Arthur était son fils, il n’y avait aucun doute. Et puis, plus ou moins épisodiquement lui semblait-il, il y avait Luna, la lune rousse, rencontrée lors d’un concert, immanquablement, bassiste-chanteuse des Erect Nipples, et tu devrais voir, p’pa, comment elle assure. De fait, l’ayant vue sur scène, il devait reconnaître qu’elle s’en sortait plutôt bien. Mais, surtout, ayant observé tant sa gestuelle que sa tenue en latex limite SM, il ne doutait pas que cette assertion fût valable en d’autres lieux et d’autres circonstances. Arthur aurait bien des excuses pour arriver en retard, mais il viendrait.

Thymiane leur avait déjà reproché le laxisme post-soixante-huitard dont, estimait-elle, ils faisaient preuve à l’égard de ses cadets, en tolérant leurs errances et certains aspects d’une vie qu’elle jugeait par trop dissolue. Parfois, il se demandait d’où lui venait cette rigueur, cet esprit carré, lui qui cherchait toujours à arrondir les angles – de sa mère certainement. Thymiane était à l’opposé de l’héroïne homonyme, prouvant, si besoin en était, que les prénoms n’ont aucune incidence sur la personnalité de ceux qui les portent. Elle avait, avec ses frères et sœurs, encore moins de contacts qu’avec ses parents. Arthur et Jeanne, en revanche, étaient proches mais ne se voyaient jamais. Il se souvenait, non sans une certaine nostalgie, de l’époque où tous vivaient sous le même toit, partageaient leurs repas qu’animaient discussions, rires et disputes, et combien la maison lui semble vide à présent, emplie de silence, plus encore aujourd’hui évidemment.

Hier, ils avaient vingt ans, lui du moins, elle un peu moins, il revoyait Violaine dans sa petite jupe à fleurs, courte, trop courte sans doute, sentait encore l’émotion et ses mains, ses mains à elle sur lui, et sa bouche, et puis, les années, la naissance de Thymiane, Violaine allaitant Arthur, Jeanne enfin, née en siège, imprévisible déjà, la maison qu’on agrandit, Violaine toujours, lui encore, et le temps, les enfants à l’école, au lycée, diplômés, ou pas, qui se cherchent et avec eux leurs parents, en proie au doute forcément, s’éloignant parfois mais pour lui, même dans les silences, Violaine restait une évidence. Et le temps. Il l’avait ressenti très vite, comment à cinquante ans le monde des possibles se restreint, l’avait dit à Violaine. Et elle : tu sais je ne suis plus en âge d’avoir d’enfants alors le possible, cela me connaît, c’est idiot ce que tu dis, d’une vie nous pouvons en écrire plusieurs, tout reste possible jusqu’à la fin. La fin qui pour elle, justement, arrivait peut-être, quelle ironie, c’est injuste, elle si vivante, toujours pleine de projets, ce serait plus logique que moi, enfin, je n’ai plus grand chose à attendre,  me semble-t-il, à moi la mort ne fait même plus peur, alors que Violaine.

Pronostic vital engagé. Sur son lit d’hôpital, Violaine a l’air sereine cependant. Il observe son visage reposé, presque rajeuni malgré les quelques fils gris dans la frange de cheveux qui dissimule son front. Il guette le moindre signe sur le visage de cette femme avec laquelle il a vécu tant de choses, qu’il aime toujours, différemment certes, mais pas forcément moins. Non, pas forcément. Il s’assoit à ses côtés lorsque son téléphone vibre pour l’informer de l’arrivée d’un texto. Sur l’écran, il lit JEANNE et appréhende la confirmation de ce qu’il redoute depuis tout à l’heure. Ils vont arriver, Violaine, dit-il. Ils vont arriver et ce sera un peu comme les noëls d’avant.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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VIENNE : Aida (nouvelle, 2017)

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Maillol, “La Rivière” © Philippe Vienne

“Les femmes aussi ont perdu la guerre” (Curzio Malaparte)

Quand j’ai ouvert la porte, il n’y avait plus rien que ton absence. Rien n’avait changé de place, pas même le chat, et pourtant je savais déjà que plus rien ne serait comme avant. Je n’ai pas compris, Aida, mais j’ai su. Su que tu étais partie, comme un fait inéluctable, inscrit au plus profond de ton histoire.

J’aurais dû m’y attendre, j’aurais pu le sentir, mais non, j’étais aveuglé par ma confiance en notre amour, que je croyais si évident. Au point probablement d’en négliger les mots qui rassurent, de me réfugier derrière des gestes de tendresse convenus. Je t’aime, tu ne peux pas l’ignorer. Hier encore, nous faisions l’amour et j’y mettais cette rage qui masque mes blessures et m’affirme en vie.

Sans doute est-ce ma faute, de n’avoir pu accomplir nos rêves. Il y avait, comment te dire, ce poids sur mes épaules. Celui de la responsabilité de la réussite, oh pas seulement de la réussite de notre amour, le poids de la réussite attendue par les générations qui m’ont précédé. Tu le sais, j’ai deux sœurs et je suis l’aîné. C’est donc à moi de tout porter, toutes les espérances et jusqu’au nom. C’est à moi, l’enfant si beau et intelligent, d’accomplir la destinée grandiose qui m’attend. Pour mes parents, pour toi, pour l’enfant que nous n’avons pas.

Et j’ai cru pouvoir répondre à vos attentes. J’ai cru pouvoir être fils, père, amant, Dieu, et avec quel talent ! Vous m’avez fait croire que j’en avais les capacités et je marchais sur l’eau de vos rêves. Je me suis vu auréolé de votre amour ou nimbé de vos frustrations, c’est selon. Qu’importe, l’attente était immense, quel espoir vous avez mis en moi et, partant, quelle désespérance. C’est un poids, terrible, Aida, qui pèse sur les épaules des aînés.

Je me souviens de notre rencontre. Tu portais une veste rouge et tes cheveux bruns ruisselaient sous la pluie. Il pleut toujours dans ce pays, contrairement à celui dont tu étais arrivée quelques années auparavant et dont l’accent donnait de sombres inflexions à ta voix. Je te regardais avec une telle fascination que j’en oubliais que j’avais un parapluie. Ce jour-là, déjà, je n’ai pas su te protéger. Tu n’as jamais voulu parler de la guerre dans ton pays : ce qui compte, c’est l’avenir, disais-tu. Et l’avenir c’était nous. Dans une découverte l’un de l’autre, tantôt hésitante, tantôt frénétique. C’était nous et seulement nous.

Que sais-je de toi, finalement ? Fort peu de choses de ton passé : une enfance heureuse que tu évoquais cependant rarement, la guerre, une famille perdue, l’exil. Je ne connais de toi que ton sourire qui effleure ma bouche, l’heure bleue de tes yeux, les nuits dessinées par nos étreintes et le galbe de tes seins, tes rires mêlés de larmes, le sel sur ta peau cuivrée, tes hésitations en français mais avec quel charme et quelle vivacité d’esprit, les jours passés côte à côte à se regarder, cette merveilleuse connivence, tout ce que nous avons construit ensemble et, aujourd’hui, la brûlure de l’absence.

Combien de noëls avons-nous passé ensemble, Aida, en tête à tête ou avec ma famille, ma petite sœur qui était presque devenue la tienne. Et comment tu la prenais sur tes genoux, comment tu retrouvais avec elle les jeux de ton enfance et tes yeux brillaient de cette flamme qui ne devait rien aux bougies. Dans ces moments-là, je t’imaginais parfois comme la mère de mes enfants, tant il me semblait déceler en toi une tendresse que tu semblais ignorer, ou refouler que sais-je, le reste du temps. Et tu riais, toi dont le rire était si rare, et quand ton regard croisait le mien, j’y voyais l’amour, tout l’amour que nous nous portions, cet amour si fort, si unique, cet amour qui a rempli ma vie à m’en faire oublier le reste.

La nuit va bientôt arriver, Aida. L’heure où l’on ne distingue plus le fil blanc du fil noir. Cet instant magique, sacré pour ainsi dire où, m’as-tu un jour expliqué, finit le jeûne. Mais la nuit m’a toujours fait peur. Enfant, je ne pouvais dormir dans le noir. Si je me réveillais, je ne pouvais laisser à mes yeux le temps de s’accommoder à l’obscurité, l’angoisse me saisissait immédiatement. L’angoisse est toujours là. Et, comme les adultes, je l’étouffe dans les leurres de la nuit, les fêtes mélancoliques, les alcools douceâtres. Je suis toujours cet enfant et j’ai besoin de sentir ton corps auprès de moi.

J’ai besoin de savoir, de comprendre. Je ne peux pas me résigner à te perdre, pas ainsi, laisse-moi une lettre, appelle-moi, ne me traite pas par le silence du mépris. Ne me laisse pas à mes angoisses nocturnes. Je t’imagine cherchant le réconfort dans le lit d’un autre. Qu’a-t-il manqué à notre couple ? Peut-être aurions-nous dû avoir un enfant, en effet, nous en avons parlé quelquefois, tu semblais éluder le sujet. Quant à moi, je suis un homme et les hommes ne sont jamais pressés de reproduire leurs erreurs.

Un jour d’automne je t’ai emmenée à la campagne, revoir la maison où j’avais passé les plus belles années de ma vie. C’était une petite maison blanche, aux volets verts, perdue au bout d’un chemin de terre, à l’orée du bois. Les nouveaux occupants semblaient absents, nous avons doucement poussé la barrière. Et je t’ai montré, là, la mansarde qui était ma chambre, et le portique à balançoires où jouaient mes sœurs, et ces grands bouleaux majestueux, chétifs à l’époque où ils me servaient de but pour jouer au foot, et ici le grand mélèze sur lequel je m’étais tant de fois écorché les genoux, et tu as vu les larmes dans mes yeux ou tu les as senties dans ma voix, tu m’as caressé la joue comme je caressais tes cheveux, nous nous sommes embrassés et, une fois rentrés à l’appartement, tu m’as fait l’amour avec une tendresse infinie.

C’est étrange mais, en rêve, je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance. J’y ai retrouvé les objets à leur place, les odeurs inchangées. J’y ai senti la présence de ceux que j’aimais. Naturellement, je m’y suis senti chez moi et, pourtant, avec la conscience d’y être un intrus. Je suis souvent revenu dans la maison de mon enfance, à la nuit tombée, en cambrioleur de mes propres souvenirs.

Comme tous les enfants, j’ai un jour ramené un oiseau blessé que je voulais sauver. Je lui ai créé un petit nid dans une boîte à chaussures, lui ai amené à boire et caressé la tête du bout des doigts, lui prodiguant des paroles d’encouragement. Le lendemain, l’oiseau était mort. Je n’en ai rien su. Mes parents, pleins de bienveillance, ont fait disparaître le petit corps et, lorsque je me suis trouvé face au nid vide, ils m’ont dit : “tu vois comme tu l’as bien soigné, il a pu s’envoler à nouveau”. J’en ai conçu une intense sensation de bonheur. Depuis, je conserve l’illusion de pouvoir réparer toutes les blessures, toutes les fêlures – sauf les miennes, il va sans dire.

Parfois je te regardais vivre, simplement, et c’était mon plus grand bonheur. Quand tu démêlais tes cheveux le matin, avec agacement parfois, mais le geste restait toujours sensuel, quand tu marchais en rue, dans une petite robe légère, au soleil d’été, attirant irrémédiablement le regard des hommes, quand assise dans le divan, tu lisais un de ses romans français que je détestais, peut-être parce qu’ils te creusaient une ride au milieu du front, quand nous marchions, main dans la main, en forêt et que tu angoissais toujours un peu de t’y perdre. Je te regardais et, dès que tu t’en apercevais, tu me demandais invariablement : “tu m’aimes ?” Et cette question me paraissait purement rhétorique tant ma présence de tous les instants me semblait une réponse évidente. Mais peut-être attendais-tu une autre réponse, Aida ?

Contrairement à moi, tu détestes Caspar David Friedrich – tous ces romantiques qui se repaissent de leurs propres blessures, dis-tu –  et cela n’a aucune importance, d’ailleurs. C’est juste qu’en cet instant précis, par la fenêtre de notre appartement, je vois flamboyer la ville comme jamais. Je voudrais te serrer dans mes bras, Aida, te répéter combien je t’aime – s’il en est encore temps. Et tu me répondrais combien je suis stupide, que tu le sais, que toi aussi tu m’aimes évidemment, que ferions-nous là ensemble sinon, quel sens cela aurait-il, et d’ailleurs tu n’as pas oublié comment nous avons fait l’amour, hier. Non, Aida, je n’ai rien oublié.

Le téléphone a sonné et il y avait ta voix. Un peu plus métallique, un peu moins rocailleuse, un peu plus lointaine aussi. Il y avait ta voix, il y avait l’espoir donc. “Aida, où es-tu, qu’est-ce qu’il y a ?” “Pardon” a été la seule réponse. “Pardon” as-tu répété. Pardon de quoi, Aida, tu n’as pas à me demander pardon ou bien est-ce si grave ? Je n’ai rien à te pardonner parce que je n’ai aucune raison de t’en vouloir, je t’aime, je veux juste comprendre ce qui se passe, ce qui nous arrive. “Pas au téléphone, ce n’est pas possible” et tu as raccroché.

Il a encore fallu plusieurs heures avant que j’entende tourner la clé dans la serrure. Tu étais là, tremblante, hésitante, j’ai voulu te prendre dans mes bras mais tu t’es écartée de moi, il y avait quelque chose dans ton regard que je ne pouvais interpréter. “Aida, je t’aime” j’ai répété. Et tu m’as tout balancé, jeté au visage, sans un cri, sans une larme, sans amour peut-être et sans haine visiblement, juste une immense lassitude et une étrange indifférence. Non, m’as-tu dit, je ne veux pas de ton amour, de ta pitié, de ta bienveillance. Je n’en veux pas car ils me font mal, ils me rappellent à quel point je n’en suis pas digne. Ils me rappellent que je suis incapable de t’aimer comme tu m’aimes et que tu ne sais rien de cette blessure qui est en moi. Tu ne sais rien et tu n’en pourras jamais rien savoir parce que tu ne la portes pas dans ta chair, non, tu ne pourras pas en faire l’expérience. Jamais tu ne verras assassiner sous tes yeux toute ta famille. Jamais tu ne te feras baiser comme ils m’ont baisée, et quand bien même, il n’y aurait pas cette haine dans le regard de tes violeurs. Jamais tu ne verras ta mère aller au-devant d’eux, en victime quasi consentante pour qu’ils épargnent ta petite sœur, alors que de toute façon il n’y a plus d’espoir pour personne. Jamais tu n’entendras hurler ton père, hurler de l’impuissance la plus terrible pour un homme, celle de ne pouvoir protéger sa famille, et ce cri emplit encore ma tête. Tu ne te verras jamais couvert du sang des autres et coupable d’être encore en vie quand ils sont tous morts, pourquoi toi et pas ta petite sœur ? C’est ta faute sans doute, peut-être les as-tu trop bien satisfaits ces charognes, peut-être même y as-tu trouvé du plaisir ? Non, tu ne sauras jamais, car tu n’as pas connu cette guerre-là, ni aucune autre d’ailleurs, et c’est tant mieux pour toi, mon amour, c’est tant mieux mais c’est pour cela que je ne peux t’aimer.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017)

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VIENNE : Anne (Loin de Berlin) (nouvelle, 2017)

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Berlin © Philippe Vienne

Avant, il aimait prendre l’avion, parce qu’il était pressé d’arriver. Maintenant qu’il est revenu de tout, cela lui semble futile. Il ne prendrait plus l’avion pour aller à Berlin par exemple, d’ailleurs il n’irait plus à Berlin depuis que Sigrid n’y vit plus, au sens premier, c’est-à-dire depuis qu’elle a cessé de vivre et que ses cendres y sont quelque part dispersées. C’est donc malgré lui qu’il se retrouve dans ce hall d’aéroport et, même, plus précisément, qu’il s’y perd, ne voyant pas son vol s’afficher, ne trouvant donc pas le comptoir d’enregistrement. Il traîne sa valise qu’une roulette déficiente rend cahotante  et cette irrégularité l’amuse cependant plus qu’elle ne le contrarie. Finalement, il aura encore bien le temps de chercher, on fait toujours venir les passagers trop tôt, comme pour les punir d’avoir choisi un moyen de transport si rapide, pour rétablir une forme d’équité, bref il va s’arrêter quelque part. Et fait le choix d’un Starbucks Coffee pour y consommer un thé, c’est un des paradoxes de sa personnalité, il en est conscient et cela le réjouit même. La serveuse parle anglais avec un délicieux accent arabe, ses yeux sont verts comme le logo du gobelet. Il boit le thé bouillant, comme à son habitude et, ce faisant, observe la théorie de passagers qui défile devant lui. Il cherche à deviner leur provenance ou leur destination, leur invente une vie, sauf aux touristes en shorts et t-shirts bariolés, non, de ceux-là il ne veut rien savoir.

Il est temps pour lui, à présent, de trouver son chemin. Enfin, d’une manière générale, il le sait depuis longtemps mais, là, précisément, vers le comptoir d’enregistrement, il commence à y avoir urgence, surtout qu’il sait pertinemment bien qu’il ne le demandera à personne, même perdu, sauf à entendre le last call for passenger. Mais son vol est affiché maintenant, il sait où se rendre et s’y rend aussi vite, d’un tempo marqué par la roulette déficiente, et se retrouve face à une hôtesse à peine moins rugueuse que le comptoir, le rappelant à l’ordre parce que, chemin faisant, il n’a même pas préparé son passeport. Il regarde partir sa valise, vérifie d’un dernier coup d’œil que l’hôtesse l’a bien étiquetée, un vieux réflexe, puis se dirige vers la porte d’embarquement. Il sait qu’il lui faudra se défaire de sa ceinture, de sa montre, de ses chaussures même peut-être avant de passer dans le portique qui sonnera de toute façon et, de fait, il sonne. Monsieur, vous êtes sûr que vous avez bien vidé vos poches ? Vous voulez bien me suivre ? et il ira à la fouille dans cette espèce de cabine d’essayage, incongrue en ce lieu, il y restera jusqu’à ce que le fonctionnaire, lassé de ne rien trouver et de n’y rien comprendre, le laisse partir et arriver à la porte d’embarquement au moment où, justement, tout le monde embarque et, bien entendu, durant ce temps, il n’aura préparé ni son passeport ni son boarding pass.

Il a expressément demandé le siège 13A, car de la rangée 13 personne ne veut jamais, ce qui lui laisse ses aises généralement, et A pour le hublot qui constitue une de ses exigences de base lorsqu’il voyage en avion, il peut s’accommoder de l’indigence des repas mais pas de ne pas être assis à la fenêtre. Il s’y installe, étend ses jambes, prépare de la lecture, il a longtemps hésité entre relire un roman japonais (qu’il y aurait-il de mieux que Mishima ?), mais l’environnement lui semblait peu propice, et découvrir un auteur turc, pour lequel il a finalement opté, de manière très pragmatique, parce qu’il lui a semblé que le temps de lecture requis correspondrait mieux à la durée du vol.

Il en est là donc, c’est-à-dire nulle part encore, assis dans un avion qui attend pour décoller, quand une jeune femme l’apostrophe. Enfin, jeune, peut-être pas tant que cela finalement, car il lui semble distinguer quelques fils gris dans sa belle chevelure auburn mais, après tout, on peut avoir des cheveux gris à trente ou trente-cinq ans, ce qui la ferait quand même considérablement plus jeune que lui. Bref, elle est là, debout, se penchant vers lui qui scrute son regard (assez doux, finalement) plutôt que d’écouter ses paroles, je m’excuse, Monsieur, répète-t-elle, je pense que vous êtes assis à ma place. Je ne pense pas, non, répond-il, j’ai le 13A, j’ai toujours le 13A, c’est bien ici, à la fenêtre. Vous êtes sûr, dit-elle, et sa voix se fait plus douce encore que son regard tout à l’heure, vous êtes sûr parce que j’ai la 13C et j’avais demandé une fenêtre car je ne prends pour ainsi dire jamais l’avion et, vous comprenez. Je comprends bien mais regardez, dit-il montrant le dessin juste au dessus des sièges, qui n’est pas très clair, concède-t-il par ailleurs, le 13C, c’est bien le couloir. Ah, c’est embêtant, fait-elle, avec la mine d’une enfant déçue par le cadeau déballé au soir de Noël. Et lui d’être embêté que cela soit embêtant pour elle mais demandez à l’hôtesse, lui recommande-t-il, il y a peut-être une fenêtre de libre ailleurs. C’est une idée, merci, lui sourit-elle avant de s’en aller et de sortir de sa vie comme elle venait d’y passer, pense-t-il.

Mais de la vie, il a encore des leçons à prendre et la voici qui revient, se recoiffant d’une main et chassant son dépit de l’autre, s’assoit à présent presqu’à côté de lui et, comme s’excusant, l’avion est complet dit-elle. Son visage, fort peu ridé (elle ne doit pas avoir plus de trente-cinq ans, songe-t-il), est triste à présent, il la sent contrariée, angoissée même mais, après tout, cela ne le concerne pas. Sa ceinture est bouclée, les consignes de sécurité l’indiffèrent, il se saisit de son roman turc. Une dernière fois, il la regarde à la dérobée, et se félicite que le passager du siège 13B ne se soit visiblement pas présenté à l’embarquement, leur évitant une trop grande promiscuité. L’avion en est encore à prendre de la vitesse qu’il est déjà sur les rives du Bosphore et, s’y trouvant bien, ne réalise pas immédiatement qu’on lui parle.

Excusez-moi, dit-elle, mais puisque le siège entre nous n’est pas occupé, cela vous dérange si je m’y installe, ainsi, vous comprenez, je serai plus près du hublot et donc. Il comprend, bien sûr, et d’ailleurs, si lui-même ne tenait pas tant à ses habitudes, peut-être qu’il lui cèderait sa place, mais lui disant que, sans fenêtre, il est malade, il s’en tirera à bon compte. Merci, dit-elle, et d’ajouter aussitôt “Anne”. Anne, c’est bien, songe-t-il. C’est simple, c’est court, comment une femme ainsi prénommée pourrait-elle être encombrante ? Il se présente à son tour, puisqu’il suppose que c’est ce que l’on attend de lui, avant de replonger dans sa lecture. L’avion a pris de l’altitude, Anne semble respirer mieux, du moins sa poitrine se soulève-t-elle à intervalles plus réguliers. C’est ainsi qu’il prend conscience que son regard est posé sur la poitrine de sa voisine, le chemisier blanc que tendent les seins d’Anne, suffisamment en tout cas pour laisser entrevoir une dentelle parme qui en épouse le galbe. Ce n’est pas qu’il soit troublé, mais quand même. L’espace d’un instant il a senti au bout des doigts la douceur des seins de ses souvenirs, puis il a repris sa lecture.

C’est la première fois ? demande-t-elle, le tirant d’une torpeur qu’il trouvait assez agréable. Non, pas vraiment, il y est déjà allé plusieurs fois pour le travail mais là, ce sont des vacances en quelque sorte et il s’étonne de lui avoir livré cette confidence. Elle, forcément, qui ne voyage presque jamais en avion, n’y est jamais allée mais des amis l’attendent, qui s’y sont expatriés, et cela la rassure, à n’en pas douter, comme de pouvoir regarder par la fenêtre. Lui ne connaît plus personne là-bas, un peu comme à Berlin, comme dans sa vie en général sans doute, mais il avait envie d’y retourner alors, voilà, il y retourne et puis on verra bien, c’est aussi simple que cela. En fait, non, évidemment, ce n’est jamais aussi simple, la perte de ceux que l’on aime, l’attente d’autre chose, l’ailleurs impossible. Lui aussi a besoin d’une fenêtre par laquelle regarder.

Le plateau repas interrompt une conversation qui n’a jamais vraiment commencé, leurs regards se croisent, les coudes se cognent quelquefois, excusez-moi on a vraiment très peu de place dans ces avions. Il délaisse son yaourt aux cerises, il a toujours eu horreur des cerises, pardon, dit Anne, si vous ne le mangez pas, est-ce que je peux. Bien sûr, et elle sourit, elle a l’air enfin détendue, se dit-il et elle, cela me décontracte de parler avec vous, vous avez un effet apaisant sur moi, puis elle rit. Sa bouche est petite, sauf en cet instant, où persistent quelques traces de yaourt. Il la dévisage et s’étonne. De ce qu’il peut ressentir. Ou pourrait.

Le voyage arrive à son terme, on le devine avant même que les oreilles ne se bouchent car les hôtesses se sont remaquillées. Il délaisse son roman turc, dont il n’aura lu que trois chapitres, puis se tourne vers elle qui, en cet instant, le regarde lui avec un sourire un peu forcé, crispé dirait-on, parce que l’atterrissage, c’est stressant quand même, surtout que. Il songe que dans quelques instants ils vont se quitter sans s’être vraiment jamais rencontrés. Les roues touchent le tarmac, le choc n’est même pas brutal. Ils ont passé les contrôles de sécurité sans encombre, il a eu plus de chance ici que là-bas. Il avait préparé son passeport cette fois, non qu’il y ait pensé, mais Anne si, qu’il avait imité.

Ils se retrouvent devant les tapis roulants qui tournent au rythme des pales de ventilateur. J’ai toujours peur que ma valise n’arrive pas, dit-elle. Je comprends, moi aussi, avant. Il avait cette crainte, d’où la vérification de l’étiquetage à l’aéroport, mais depuis il a perdu bien plus qu’une valise, il est libéré de cette peur à présent, qui l’indiffère comme l’indiffère la roulette déficiente. J’y pense, dit-elle, puisque vous êtes seul ici, peut-être qu’avec mes amis, un soir, on pourrait. Oui, pourquoi pas, répond-il. Notez-moi votre numéro, dit-elle, voilà ma valise, je ne veux pas la rater, je vous appelle, c’est promis. Très bien, à bientôt peut-être, alors. Et il la regarde, elle, Anne, s’éloigner d’une démarche nonchalante comme une promesse mais il sait, lui, que les promesses ne sont jamais tenues.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017). Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


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VIENNE : Paul (nouvelle, 2017)

Temps de lecture : 8 minutes >
© pointculture.be

Si Paul n’avait pas pris l’avion, il ne serait rien arrivé. Si je n’avais pas connu Paul non plus, d’ailleurs. Si je n’avais pas connu Paul, qui prenait l’avion ce jour-là, lequel avion allait s’abîmer en mer quelques heures plus tard, je n’aurais rien su de son secret, ni de sa mort d’ailleurs. Bref, ma vie serait restée ce qu’elle était : une suite de jours aussi similaires qu’équidistants, ce que certains, de l’extérieur, perçoivent comme monotone mais qui, de l’intérieur, c’est-à-dire de mon point de vue (le seul qui compte, après tout), constitue une forme d’harmonie.

Cet équilibre n’avait pas été facile à atteindre, que l’on ne s’y trompe pas. J’avais été journaliste dans un grand quotidien mais ce travail était évidemment impossible pour moi, je ne pouvais quand même pas gérer l’urgence et son stress, commencer sans  savoir quand je finirais, écrire pour ne pas être lu et, pire, voir jeter ce que j’avais écrit de meilleur pour n’en conserver que le plus consensuel ou le plus sensationnel, c’était selon, mais dans tous les cas ce n’était pas moi. J’avais finalement trouvé un hebdomadaire où je publiais une rubrique suffisamment peu liée à l’actualité pour que je puisse même me permettre de prendre quelque avance.

J’avais dû renoncer aux enfants. C’était une évidence. Il n’y a pas d’éléments plus perturbateurs, imprévisibles et instables par nature, que les enfants. Et puis, le monde étant ce qu’il est, il me semblait qu’avoir des enfants relevait davantage d’un choix égoïste. Offrir le monde actuel à ses enfants, c’est leur faire cadeau du pessimisme. Une fois réglée la question de la descendance, Irène cessa d’être un problème. Que l’on ne se méprenne pas : Irène était une femme adorable, la mienne qui plus est, mais il lui était impossible de concevoir la vie sans enfant et même plus précisément sans concevoir d’enfant, ce qui excluait l’adoption et garantissait donc ma tranquillité. J’eus un peu de peine à me séparer d’Irène, je le reconnais, mais je redécouvris le plaisir d’écouter Boards Of Canada sans casque sur les oreilles.

Paul était mon ami depuis l’université. Enfin, au début, ce n’était pas à proprement parler mon ami, c’est plutôt que nous nous partagions les faveurs de Zoé. Alternativement tout d’abord, je veux dire à l’insu l’un de l’autre, puis ensemble une fois l’hypocrisie vaincue, ce qui me convenait mieux, ce qui me convenait parfaitement même, il me semblait qu’à trois notre relation était plus stable, c’est une évidence d’ailleurs, un vélo doit être en mouvement pour tenir sur deux roues, pas un tricycle. Zoé n’était pas du même avis, Paul était meilleur amant ou, plus vraisemblablement, sa carrière était plus prometteuse, Paul et Zoé se marièrent donc. Et divorcèrent, inévitablement. Paul et moi sommes restés amis, l’élément stable du couple c’était nous.

Paul se rendait régulièrement en Australie. Il avait une espèce de fascination pour les populations aborigènes, quelque chose que je m’expliquais mal, ou pas du tout même. Ce n’est pas parce qu’il était mon ami, et que nous avions partagé Zoé, que nous étions semblables. C’est donc ainsi que Paul a pris l’avion, une fois encore. Alors quand j’ai appris qu’un avion pour Sydney avait explosé en plein vol, j’ai immédiatement pensé à lui. Pas que j’aie su qu’il se trouvait à bord, non, ni même que j’en aie eu la prémonition, simplement c’était une association d’idées qui, au fil des années, était devenue naturelle : Australie égale Paul, Paul égale Australie. J’ai pensé à lui, puis j’ai lu un roman américain et je me suis endormi. Il y a même eu simultanéité, je me suis endormi en le lisant, ce n’est pas très charitable pour l’auteur mais il en va souvent ainsi chez moi avec les romans américains que je me force à lire, je m’endors, globalement je trouve d’ailleurs la culture américaine assez soporifique.

C’est un appel téléphonique qui m’a réveillé. Habituellement, je ne décroche pas, ou du moins je ne décroche que si j’attends un appel ou si le moment est opportun, mais un appel intempestif me dérange et je préfère alors l’ignorer. Cet appel-ci m’a paru particulièrement strident, il introduisait un certain désordre dans mon existence, qui n’était cependant rien à côté de celui qui allait naître une fois que j’aurais décroché, mais pourquoi ai-je décroché me suis-je dit, reproche inutile puisque l’appel aurait été renouvelé et c’est justement pour éviter cette persistance du chaos que je décrochai.

Mon interlocutrice s’exprimait en anglais. Cela aurait pu être pire, elle aurait pu parler allemand ou japonais, ou même un français de call-center mais non, elle s’exprimait en anglais et s’en excusait d’ailleurs, s’inquiétant de savoir si j’avais bien compris ses propos. Lesquels étaient de me demander, d’abord, si j’étais bien Pierre Dautun – oui, c’était bien moi et ce depuis près de cinquante ans – et si je connaissais un dénommé Paul Delage – oui, en effet, c’était un ami, un vieil ami même, peut-on dire à notre âge. Alors Vicky (mon interlocutrice se prénommait Vicky, cela ne me paraissait pas essentiel mais elles sont tenues de se présenter, paraît-il : “I’M Vicky from *** Airways”), Vicky m’annonça que Paul Delage, mon ami Paul, était au nombre des passagers portés disparus dans l’accident, qu’elle était désolée, qu’une cellule de soutien psychologique se mettait en place, qu’on allait me recontacter car c’était mon nom et mon numéro que Paul avaient fourni comme contact “in case of emergency”. Et à cet instant, de manière tout à fait incongrue, je me demandai si Vicky était rousse et avait de gros seins, un bonnet D au moins.

Le lendemain, je reçus une lettre de Paul. Je reçois habituellement fort peu de courrier. Encore plus rarement d’un mort. J’examinai l’enveloppe, de toute évidence elle avait été postée avant son départ. J’hésitai à l’ouvrir. Ce n’était pas seulement de l’appréhension, car j’ignorais encore les conséquences de ce geste, il y avait aussi une certaine retenue, comme l’envie de faire durer un moment que l’on sait par avance précieux parce que, quand même, ce message c’était la dernière parole que Paul, mon ami Paul, m’adresserait.

Paul s’excusait de ne pas m’avoir appelé mais il était parti un peu précipitamment, les choses n’étaient pas toujours aussi simples et n’allaient pas toujours comme on le voulait n’est-ce pas, bref il avait quitté dans l’urgence mais serait vite de retour, une dizaine de jours tout au plus – du moins Paul le pensait-il, l’espérait-il même au moment où il écrivait ces lignes, Paul qui ne savait pas qu’il ne reviendrait plus. Il me demandait un service, un peu plus même : il me confiait une mission en son absence, et son ton devenait aussitôt celui d’un conspirateur (“je ne peux t’en écrire plus mais voici un double de ma clé, tu trouveras les instructions nécessaires dans mon appartement”). Bien sûr il comptait sur ma totale discrétion, faisait appel à notre vieille amitié, évoquant au passage Zoé comme un gage de celle-ci.

L’appartement de Paul étant situé à l’autre bout de la ville, je résolus de prendre le métro. En chemin, je commençai à formuler des hypothèses quant à cette mission secrète et j’en éprouvai, je dois bien l’avouer, une certaine excitation. S’agissait-il, comme au temps de Zoé, de satisfaire une maîtresse à ce point exigeante qu’elle ne pût patienter dix jours ? Y avait-il de l’argent à retirer, déposer, transporter – un trésor quelconque sur lequel veiller ? Je n’étais nulle part lorsque je pénétrai dans l’appartement. J’allumai et en fit rapidement le tour, pour me réapproprier les lieux. Il se composait d’une pièce de séjour, une cuisine, une salle de bains et deux chambres dont une faisait office de bureau. Je notai au passage que la porte de cette dernière était fermée à clé. Puis je revins à mon point de départ et trouvai, bien en évidence, une lettre de la main de Paul.

Parfois, la vie vous réserve des surprises. Ainsi, la première fois qu’Irène m’a embrassé, je ne m’y attendais pas. Cela m’est tombé dessus, comme ça, sa bouche s’est collée à la mienne, je crois qu’elle a passé la main dans mes cheveux, puis j’ai senti sa langue. Parfois, il y a des choses auxquelles on ne parvient pas à croire. Ainsi en est-il de Dieu. La lettre de Paul tenait de tout cela à la fois mais avait cet avantage sur Dieu qu’il me suffisait d’ouvrir la porte pour me convaincre de sa réalité. Ce que je fis. Et je ne vis rien. D’abord parce qu’il faisait noir. Mais de cela, Paul m’avait prévenu, qui m’écrivait que la pénombre était l’écrin qui seyait le mieux à notre secret. Je laissai donc à mes yeux le temps de s’accommoder à ce nouvel environnement.  Alors, je le vis.

Je n’en avais jamais vu, autrement qu’en photo je veux dire. Je n’avais donc aucune idée de ce que pouvait être sa taille, je l’aurais imaginé plus grand : il devait faire quarante centimètres tout au plus. Il paraissait d’autant plus petit que le bureau de Paul, dans sa quasi totalité, avait été transformé en une sorte de terrarium, reproduisant au mieux, je l’imaginais, l’habitat naturel de son hôte. Son pelage était encore luisant, parce qu’il sortait de l’eau sans doute, je ne pouvais dire s’il s’était aperçu de ma présence mais il émit un soufflement dont je ne sus jamais s’il était de mécontentement ou si, plus prosaïquement, il expulsait l’eau de ses narines. Si Paul n’avait pas pris l’avion deux jours plus tôt, je n’aurais sans doute jamais vu d’ornithorynque.

Paul avait tout prévu, sauf la mort. C’est amusant – enfin, amusant est évidemment un adjectif fort mal choisi – que cette chose, la mort, qui est la seule certitude que nous puissions posséder est justement celle que nous nous efforçons d’oublier. Paul donc avait prévu l’essentiel, à savoir de quoi nourrir son ornithorynque pendant dix jours. Ce qui me laissait un peu de répit en même temps que fort désemparé car dix jours, ce n’est en définitive qu’une semaine et demi, c’est donc fort vite passé et puis l’appartement de Paul, je l’ai dit, est assez éloigné du mien, ce qui me faisait perdre du temps et, il faut bien le dire, désorganisait ma vie. Et de cela, on le sait, je m’accommode fort mal.

De Dieu, comme des femmes, je savais à peu près tout mais je ne croyais rien. De l’ornithorynque, en revanche, je ne savais rien. Je passai donc une bonne partie de la nuit sur internet à collecter un maximum d’informations. Je découvris que cet animal improbable, au bec de canard et à la queue de castor, dévorait tous les jours l’équivalent de vingt pour cent de son poids en nourriture ce qui, ramené à mon échelle, me parut effrayant. Dans sa lettre, Paul m’avait également mis en garde contre l’aiguillon venimeux dont est doté l’animal, même si, farouche, l’ornithorynque ne se laisserait certainement pas approcher. Je résolus finalement d’appeler, le lendemain, le zoo de L*** sous un prétexte fallacieux pour voir si je pouvais y glaner d’autres informations, davantage d’ordre pratique.

Il me fut répondu que l’ornithorynque était un animal protégé, que le gouvernement australien interdisait strictement l’exportation de ce mammifère semi-aquatique et que, par conséquent, aucun zoo européen n’en possédait. Par ailleurs, l’espèce se reproduisait difficilement en captivité même si, en revanche, il pouvait vivre jusqu’à vingt ans dans ces conditions. Paul m’ayant confié dans sa lettre que le sien était encore tout jeune, deux ans à peine, un rapide calcul me donna le vertige et me fit prendre conscience du poids de notre secret. Je retournai à son appartement.

J’y retournai le lendemain encore, et les jours qui suivirent. Jusqu’à l’épuisement des stocks de nourriture. Dans un premier temps, je renouvelai les provisions de larves, écrevisses et autres crevettes d’eau douce. Je repoussai doucement le moment où il me faudrait prendre une décision. Peut-être que j’espérais secrètement que la solution viendrait d’elle-même ou du moins de l’extérieur mais, dans ce cas, ce ne pouvait être que la mort du pauvre animal car Paul, lui, c’était une certitude, ne reviendrait pas à la vie. Entretemps, l’ornithorynque semblait commencer à me reconnaître, du moins sortait-il de son terrier lorsque je venais le nourrir. Un jour, quelques mois s’étaient écoulés, je sus que je n’avais plus le choix. Je ne dormis pas pendant une semaine. Puis je fis ce que je redoutais : je quittai mon appartement pour celui de Paul, l’appartement de Paul qui était donc le mien à présent, muni de son ornithorynque, nous partagions cela par delà la mort, comme nous avions partagé Zoé, Paul, mon ami Paul et moi.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil Comme je nous ai aimés (Liège, 2017)


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VIENNE : La tempête (2014)

Temps de lecture : 8 minutes >
© Philippe Vienne

Le couple, au regard absent, est puissamment enlacé, si fort à vrai dire qu’à défaut de pouvoir lire dans leurs yeux, on ne sait trop s’il s’agit d’une étreinte amoureuse ou si l’un lutte désespérément pour retenir l’autre. Mais, finalement, ne s’agit-il pas de la même chose ? Les traits épais, noirs, accentuent l’impression de force comme le rouge, inondant la toile de grande taille, évoque la violence de la passion. Il contemple à présent le sein, volumineux, qu’empoigne une main avide et se sent lui-même agressé. Il y a dans cette lutte un sentiment contradictoire qu’en lui il perçoit très précisément, sans trop savoir pourquoi, le destin des couples le concernant fort peu depuis fort longtemps.

Enfin il découvre le Musée. Tant de séjours dans cette ville, toujours pour affaires, et jamais il n’en a eu le loisir. Pourtant l’envie existait, comme de bien d’autres choses, mais son temps était précieux, du moins le lui faisait-on comprendre et il se plaisait à le croire, y trouvant non pas une satisfaction orgueilleuse mais le simple apaisement de n’avoir pas à se poser davantage de questions. La pression était devenue routinière et donc, somme toute, assez confortable. Néanmoins, la veille, animé d’une audace dont il s’étonne lui-même, il avait appelé la compagnie aérienne pour repousser son retour de deux jours. Qu’il comptait mettre à profit pour visiter, entre autres, le Musée.

La silhouette est belle, qui sort de l’ombre pour contempler le tableau, gracile en regard de la pesanteur des corps, de l’épaisseur des traits sur la toile. La femme blonde, les cheveux relevés en une sorte de chignon qui dégage la nuque, s’approche de l’œuvre dont les couleurs jurent à présent atrocement avec son manteau turquoise. Lui se demande ce qui la captive le plus, du regard de ce couple qui ne se voit plus à trop se regarder ou de l’impossibilité d’échapper l’un à l’autre. Mais cette femme a certainement sa propre histoire, sa propre perception des choses ou, simplement, est-elle juste sensible au graphisme et aux couleurs. Alors il l’abandonne à sa contemplation, reprenant le fil de sa visite autant que celui de ses pensées, déambulant de salle en salle jusqu’à ressentir le trop-plein d’émotions qui le pousse dehors. Où la moiteur de l’air le surprend, au sortir de salles à l’hygrométrie soigneusement mesurée. Il fait anormalement chaud pour la saison, se dit-il, mais cela lui convient puisqu’il se dirige vers le parc avec la ferme intention d’y achever la journée, avant de rejoindre l’hôtel.

Sa chambre est spacieuse, une suite en fait, qu’il occupe seul, naturellement, c’est-à-dire qu’espace et confort lui semblent à ce point naturels qu’il ne les remarque même plus, sa vie elle-même, en définitive, est assez confortable, tout comme la solitude qu’il partage avec un vieux siamois strabique, nourrit en cet instant par une voisine probablement un peu amoureuse. Il connecte son ordinateur portable, découvre la quantité de messages, la plupart de son employeur et, pour une fois, en ressent de la contrariété. Décide donc de ne pas les lire, allume la radio qui inonde la pièce d’un vieux morceau de hard rock, ouvre le minibar et décapsule une canette de bière. Se ravise finalement et lit tout de même le dernier message reçu. Es-tu déjà à l’aéroport, ton vol pourra-t-il décoller ce soir malgré tout, lui demande-t-on et, dans le même temps, il prend conscience qu’il a omis de prévenir la Société de son retour postposé et qu’un fragment de réalité lui échappe, rendant ce message surréaliste.

Alors, il allume la télé quand il lui suffirait de surfer un peu, réflexe archaïque, et une carte météo apparaît en même temps qu’un texte, en bandeau, dans le bas de l’écran. Puis l’information partout se répète, à mesure qu’il zappe, la tempête approche des côtes qu’elle n’évitera visiblement pas, on l’attend en fin de soirée ou cette nuit, il faut s’y préparer, ne pas sortir surtout, d’ailleurs les transports en commun ont cessé de rouler, l’aéroport est fermé. Il comprend mieux le message maintenant, et tous ceux dont il prend connaissance, s’inquiétant de sa possible absence pour la signature du contrat avec ou la finalisation du dossier de. De lui, de sa sécurité, jamais. Ca ne devrait pas le surprendre et pourtant. Est-ce à cause du rock, il sent monter en lui une sorte de révolte adolescente, l’envie de saccager sa suite peut-être ou de bousculer les gens dans le métro, à les faire tomber. Il quitte sa chambre, quitte l’hôtel, trouve la nuit dehors.

Il marche droit devant, la touffeur rend l’atmosphère quasi irrespirable, il est en nage. Au loin ou très haut, giflant la cime des gratte-ciels, le sifflement est sonore, presqu’assourdissant, et il se demande comment on peut à ce point entendre le vent et, au sol, n’en rien ressentir. Les rues sont désertes, qu’il parcourt à vive allure, arrivant pour ainsi dire hors d’haleine sur la Place, le cœur de la ville, grouillant de vie et de lumières jour et nuit, à présent étrangement vide et silencieuse, hormis là-haut le souffle ininterrompu de la tempête qui arrive. Et puis la pluie. De grosses gouttes éparses quelques instants, drues ensuite, l’averse tropicale en somme dont la violence couvre tout autre bruit. Quand surgit un agent de police, vous ne pouvez pas rester là, Monsieur, il faut rentrer vous abriter au plus vite, oui, bien sûr, c’est ce que je fais, dit-il, se mettant à courir, croisant seulement un SDF qui n’aura pas la même chance, courant encore, arrivant, dégoulinant, dans le lobby de l’hôtel où il l’aperçoit.

En fait, c’est son manteau turquoise qu’il reconnaît tout d’abord dans la foule des voyageurs anxieux, avant même sa chevelure blonde que le chignon défait laisse ruisseler, au propre comme au figuré, sur ses épaules. Curieux, il se fraye un chemin, s’approche suffisamment pour entendre à son anglais lamentable qu’elle est Française. Sourit, avec indulgence. Hésite sur l’attitude à adopter puis, la voyant fondre en larmes, opte pour l’empathie. Excusez-moi, dit-il, je crois comprendre que vous avez un problème, puis-je vous aider, je viens souvent ici et peut-être. C’est que, dit-elle, c’est gentil mais non, je ne crois pas que vous puissiez, mon avion n’a pu décoller ce soir mais comme ce matin l’aéroport était toujours ouvert, des gens sont arrivés qui ont loué ma chambre, l’hôtel affiche complet et donc je n’ai plus ni avion ni logement et je ne peux même pas dormir dehors puisque. Il la regarde, cette femme à laquelle il ne parvient pas à donner un âge mais dont il perçoit, à travers les larmes, qu’elle a assorti son manteau à la couleur de ses yeux. Ecoutez, dit-il, j’occupe seul une suite, il y a donc un divan-lit et si cela peut vous dépanner. Non, encore une fois, c’est très aimable mais avec un inconnu, vous comprenez, je ne peux pas. Bien sûr, mais nous ne sommes pas vraiment des inconnus, vous savez, ce matin, au Musée, je vous ai croisée. Et si nous avons partagé le même tableau, nous pouvons bien partager ma suite.

Ils y sont à présent installés, enfin pas vraiment, elle a déposé sa valise, ôté son manteau humide, il lui a laissé l’usage de la salle de bains, du sèche-cheveux précisément, probablement en profitera-t-elle pour retoucher son maquillage, pendant ce temps il ouvre le bar, il leur faudra bien un alcool fort, se dit-il. Elle revient, s’assied dans le fauteuil tendu de velours rouge, lui songe au tableau, elle non qui murmure un remerciement lorsqu’il il lui tend un verre de gin. C’est effrayant, cet ouragan, dit-elle, je n’ai jamais rien connu de semblable. Oui, sans doute, je n’en sais rien à vrai dire. A vrai dire, il se sent davantage spectateur qu’acteur d’un événement sur lequel il n’a, forcément, aucun contrôle. Alors il attend. N’a pas à le faire longtemps car, d’une tension trop longtemps contenue, elle se libère, entamant le récit de sa vie dans un ordre que les écueils ou la tempête rend chaotique. Les enfants, un garçon et une fille, des jumeaux pourtant, qui l’attendent chez sa mère, l’anxiété de ne pas savoir quand elle va pouvoir rentrer, et puis leur père, à cause duquel elle est là, après tant d’années d’attente, de combat pour qu’enfin il signe les documents nécessaires au divorce et maintenant qu’elle les a, libérée, captive de cette ville, dans cette chambre et tout cela à cause d’un homme qu’un jour on a aimé, oui tellement, il était brillant, un musicien remarquable, l’est toujours d’ailleurs, mais quel connard, excusez-moi, dit-elle, je ne devrais pas.

Et vous ? Moi, dit-il, leur resservant à boire pour faire diversion, car de lui, il ne voit pas ce qu’il aurait à raconter, quelques petites choses, comme des touches de tableaux impressionnistes, qu’il n’aime pas cependant, leur préférant des peintres plus actuels, celui de ce matin justement. Ou bien la musique, mais il devine que c’est un sujet sensible, et la littérature. Ni divorce, ni mariage, pas d’enfant par conséquent, et le siamois strabique. Elle paraît intriguée, il aimerait pouvoir satisfaire sa curiosité mais ne voit rien à ajouter, se souvient des entretiens d’embauche où l’on semblait également attendre de lui qu’il mette en avant de supposées qualités et se dit qu’en définitive, les choses n’ont pas changé, il participe d’un jeu dont il n’a toujours pas saisi l’ensemble des règles. Elle bâille, il mettra cela sur le compte de la fatigue et de l’émotion, l’ennui peut-être mais, en fait, cela lui est égal. Je vous laisse, dit-il, faites à votre aise, je suis à côté, forcément, donc si vous aviez besoin de quelque chose, vous n’avez qu’à frapper à la porte et puis. Bonne nuit.

Il s’éveille tôt, trop tôt, le décalage horaire évidemment. Se lève, curieux, écarte les tentures, l’éclairage public sème un peu de clarté, cependant, quelques rues plus loin, le reste de la ville semble plongé dans l’obscurité. Il allume la télé, pas d’image, son ordinateur, pas de signal, se sent coupé du monde, sentiment étrange, il imagine l’angoisse de sa voisine quand elle apprendra mais, lui, paradoxalement, se sent bien dans cet isolement, libre en dépit du confinement. Il ne se rendormira pas. Décide alors de sortir, discrètement, voir ce qu’il se passe là où l’obscurité persiste dans l’attente du crépuscule. La nuit agonisante rend plus dramatique le spectacle de désolation, ce n’est qu’au lever du jour que les formes menaçantes se transformeront en débris de toiture, poubelles, branches et troncs d’arbre qui, partout, jonchent rues et trottoirs. Et le silence. Comme si les gens avaient disparu avec la tempête, comme si la ville était morte avec l’électricité.

De retour à l’hôtel, il trouve Emilie, car c’est son nom, à peine éveillée, déjà affolée, parce qu’enfin, c’est impossible, vous comprenez, je ne peux même pas joindre mes enfants ni mon travail, je dois rentrer à Paris, je ne peux pas rester ici, prisonnière, indéfiniment. Je comprends, dit-il, compatissant, pour couper court plutôt car, en cet instant, ce sont Paris et le travail qui lui semblent une prison. En définitive, ce chaos généré par une nature qui reprend ses droits l’amuserait plutôt, lui que l’on tient pour un modèle d’organisation et d’efficacité. Et si, dit-il, nous allions prendre le petit-déjeuner ?

La nouvelle a tôt fait de supplanter les œufs au bacon : l’aéroport va rouvrir, l’aéroport a rouvert, les vols reprennent bientôt. Emilie roule des yeux affolés, excitée et angoissée à la fois, comment vont-ils faire, dit-elle, pour recaser les passagers de tous ces vols annulés, pensez-vous que j’aurai une place ou vais-je rester bloquée sur une liste d’attente, coincée ici pour combien de temps encore et mes enfants qui à Paris m’attendent. Il faut partir, maintenant, oui, tout de suite, être les premiers à l’enregistrement et alors peut-être que. Calmez-vous, dit-il, regardant son assiette qu’il n’a nulle intention d’abandonner, laissez-moi m’occuper de cela, je vais appeler la compagnie, j’ai l’habitude et puis, avec ma carte gold, on ne sait jamais. Elle se sent un peu rassurée, lui aussi de pouvoir finir son repas.

Elle attend, assise dans le même fauteuil de velours rouge que la veille. Il la considère un peu différemment à présent qu’avec elle il a partagé une certaine intimité, voit en elle tout à la fois la mère anxieuse et la femme enfin libre, celle du tableau qui voulait échapper à une étreinte par trop étouffante. Lui-même a changé, il en a conscience, quelque chose avec la tempête en lui s’est brisé ou s’est ouvert, il ne saurait dire, il est trop tôt sans doute. Venez, fait-il, un taxi attend en bas. Elle est déjà debout, la main crispée sur la poignée de sa valise. Oh, c’est formidable, s’exclame-t-elle, vous avez réussi à nous avoir deux places. Non, dit-il. Non, vous rentrez à Paris, moi je reste encore un peu.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 10e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2014 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


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Plus de littérature…

 

VIENNE : Le Bleu russe (2017)

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Bleu russe © myanimals.com

Tout commence par une fenêtre que l’on ouvre. En l’occurrence, que l’on ne ferme pas. J’ai quitté mon appartement, j’ai pris la route, cinquante kilomètres plus tard, je me suis souvenu que j’avais oublié de fermer la fenêtre. Ce n’était pas grave, en soi. Pas de quoi faire demi-tour. J’habite au premier étage et demi, une sorte d’entresol, qui n’a de vue que sur des toits et, plus loin, quelques cours intérieures, aucun accès par la rue, peu de risques de cambriolage donc. Tout au plus, c’était gênant s’il se mettait à pleuvoir. Mais la météo était optimiste, sans quoi je ne serais pas parti chez mes amis. Non pas qu’ils ne vaillent pas la peine d’être rencontrés par temps pluvieux mais, dans de telles conditions, il eut été de peu d’intérêt de me déplacer jusqu’à leur maison de campagne pour y profiter de la piscine. La fenêtre pouvait bien rester ouverte tout un week-end.

Lequel, devant l’insistance de Caroline et Thomas (c’étaient mes amis, enfin Caroline surtout) et la persistance du beau temps, se prolongera jusqu’au lundi. Voire au mardi. Quand je les quitte le jeudi matin, Caroline est toujours aussi blonde mais un peu plus hâlée, Thomas n’a pas encore récupéré de sa gueule de bois de l’avant-veille. Quant à moi, je n’ai toujours pas compris ce qui les maintient ensemble, à part la piscine peut-être, ou les enfants qu’ils n’ont pas encore trouvé le temps de faire. Finalement, la solitude de mon petit appartement me convient assez bien, c’est ce que je me dis face à la porte de mon immeuble, solitude relative par ailleurs puisque huit appartements, cela fait quand même du monde, de la promiscuité et, pire encore, du bruit. Mais c’est le silence qui m’accueille lorsque j’ouvre la porte de mon appartement et constate qu’en effet la fenêtre est bien restée ouverte, que je m’empresse de refermer. Ce bruit-là, en revanche, provoque un écho inattendu dans ma chambre où je me rends, sans méfiance, et où il m’accueille d’un regard plein de défiance. C’est un chat qui trône à présent sur mon lit.

Je m’interroge, à défaut de pouvoir le questionner lui, sur le chemin qu’il a suivi pour parvenir chez moi mais, de faîtes de murs en toitures, c’est un chemin praticable, évidemment, pour un chat de gouttière. Bien qu’il me semble fort racé pour un vulgaire matou, d’un pelage uniforme et d’un port altier – je veux dire qu’il me snobe, voire me méprise sans doute. Mais je ne suis pas du tout expert en chats. Suffisamment pour constater qu’il s’agit d’une femelle, certes, je ne peux néanmoins écrire “je ne suis pas du tout expert en chattes”, ce serait aussi vulgaire qu’inconvenant. Et puis mon problème n’est pas là, mais bien de savoir ce que je vais en faire de ce chat. Plus précisément, comment je vais m’en débarrasser, retrouver son propriétaire qui me remerciera sans doute, en tout cas moi, je le remercie par avance de m’avoir débarrassé de cette boule de poils grise qui squatte mon lit, s’y étant recouché de tout son long et se plongeant dans une sieste que je m’étais promis. Clairement, je déteste déjà ce chat.

Suffisamment, en tout cas, pour me convaincre d’aller sonner chez les autres locataires et, ce faisant, mon taux d’animosité envers cet animal augmente encore. D’où le chat peut venir, la locataire du dessous n’en a aucune idée, ce n’est pas une surprise à proprement parler, s’agissant d’une styliste ongulaire. Le locataire du 2A, je n’y songe même pas, il doit être plongé dans la même sieste que le chat, attendant le crépuscule pour reprendre sa partie de WOW (World Of Warcraft pour les non-initiés). J’irai donc voir Ezgül, j’aurais pu commencer par là d’ailleurs, Ezgül étant un peu notre concierge mais elle est souvent assez sèche, pour ne pas dire revêche, tandis qu’à défaut d’informations, Maud, la styliste, offre toujours d’enthousiasmants décolletés. Bref, je suis là, devant la porte de l’appartement d’Ezgül, qui s’ouvre alors que je ne suis même pas certain d’avoir sonné, excusez-moi, je dis, j’ai un problème un peu particulier, en fait (elle fronce déjà les sourcils), j’ai trouvé un chat, enfin c’est plutôt lui qui m’a trouvé, je veux dire qu’il est entré dans mon appartement en mon absence, enfin elle, car c’est une chatte et… Ca vous arrive de vider votre boîte aux lettres, me demande-t-elle. C’est que, comme je vous l’ai dit, j’étais absent quelque jours et à mon retour, ce chat, cette chatte plutôt, donc non, la boîte je ne l’ai pas vidée (elle soupire à présent). Tenez, fait-elle, me tendant tout à la fois une sorte de photocopie au format A5 et le battant de la porte qui se referme aussitôt.

“Aidez-moi à retrouver Nikita”. Je me dis que le propriétaire de cet animal a le sens de la formule, bonne accroche. “Pendant mon déménagement, mon chat, Nikita, s’est échappé. C’est une femelle bleu russe, poil gris, yeux verts, très affectueuse”. J’avais bien entendu parler de russes blancs, pour ceux de ma génération, ils étaient plutôt rouges, mais j’ignorais qu’il en existât de bleus. Surtout s’ils sont gris. Suit l’information essentielle pour moi : “si vous la trouvez, appelez-moi au 049…. Anaïs L.”. Au moins, je sais à qui appartient ce chat. Evidemment, le fait que cette voisine ait déménagé est un peu contrariant, je ne vais pas pouvoir m’en débarrasser immédiatement mais bon, si je l’appelle maintenant, je peux encore espérer en être libéré ce soir. S’il le faut, je le conduirai moi-même à l’autre bout de la ville, voire dans une commune périphérique, cela j’en suis capable pour retrouver ma tranquillité. Que je trouve fort saccagée en rentrant chez moi, moins que mon sac de sport toutefois, dans lequel la chatte, Nikita donc, s’est soulagée.

“Bonjour, c’est Anaïs, je ne suis pas dispo pour l’instant, laissez-moi un petit message et je vous rappelle”. Elle a une assez jolie voix, Anaïs, plutôt jeune, souriante dirait-on, presqu’ensoleillée. A laquelle je réponds, par boîte vocale interposée : “Bonjour, ici Philippe V., je suis, enfin j’étais votre voisin, j’ai trouvé Nikita ou plutôt elle m’a trouvé, bref elle est chez moi, si vous voulez venir la chercher sinon je peux aussi bien vous la ramener, rappelez-moi que l’on s’arrange”. Car de la cohabitation avec cet animal qui, à présent, réclame à manger, moi, je m’accommode de moins en moins. Voulant éviter une nouvelle catastrophe, j’installe dans un coin de vieux journaux, comptant sur la compréhension et l’instinct de Nikita pour désormais s’y soulager, puis je sors lui acheter quelques boîtes de nourriture. En chemin, je croise Ezgül qui, changeant de trottoir, vient aux nouvelles mais elle ne saura rien parce qu’en cet instant précis mon téléphone sonne. Où se précipitent les paroles d’Anaïs, enthousiaste, presqu’exaltée, rassurée aussi bien qu’émue, alors c’est vrai, vous l’avez trouvée, elle va bien, c’est formidable. Oui, je dis, c’est ce qu’on peut appeler de la chance, quand venez-vous la chercher ? C’est que c’est là le problème, fait Anaïs, j’ai déménagé et. Oui, je comprends, vous n’avez pas beaucoup de temps, ce n’est rien, je peux vous l’apporter moi. Non, je ne crois pas. Comment ça, vous ne croyez pas ? Je vous assure. Non, dit-elle, j’ai déménagé loin, je suis près de Biarritz à présent, à Bidart précisément.

Cela, de fait, je ne l’avais pas prévu. Le silence s’installe dans la conversation, me privant de la voix d’Anaïs dans laquelle j’avais perçu le soleil et ramené l’espoir, elle me plaisait bien, à moi, cette voix, je ne pouvais plus la décevoir à présent. Je vois, je dis. C’est un peu loin, en effet, mais on doit pouvoir s’arranger. Quand même, répond Anaïs, plus de mille kilomètres, on a mis douze heures pour descendre vous savez, on peut dire que ça fait long, en effet. Ecoutez Anaïs (je pouvais bien l’appeler par son prénom, après tout son chat habitait chez moi), ça devrait pouvoir s’arranger, je n’ai pas encore pris de jours de congés, je pensais justement partir avant l’été mais manquais d’idées, alors Bidart, oui, pourquoi pas, j’y suis allé, enfant, avec mes parents et peut-être, sans doute, que cela me plairait d’y retourner et de vous ramener Nikita par la même occasion, pourquoi pas. Non, proteste-t-elle, je ne peux pas vous demander ça, vraiment. C’est parce que je commence un nouveau job dès lundi sinon je serais venue immédiatement le chercher mais peut-être, si ce n’est pas abuser, pouvez-vous garder Nikita jusqu’au week-end prochain. Mais moi, je n’ai aucune envie de garder ce chat une semaine encore, je me vois davantage à Bidart à présent que partageant mon lit avec une russe, fût-elle bleue. Vraiment Anaïs, je dis, ce ne serait pas raisonnable de faire l’aller-retour sur le week-end alors que vous venez de déménager, démarrez une nouvelle carrière, c’est fatigant tout cela, tandis que moi. Moi, je vous rappelle demain, après avoir parlé avec mes collègues et samedi, samedi soir, je suis à Bidart. Avec Nikita.

Bidart © biarritz-pays-basque.com

J’y suis, en effet, à Bidart, que le jour à peine déclinant dore déjà mais n’embrase pas encore. Au terme d’un voyage finalement assez linéaire, ponctué de scansions miaouesques, seulement émaillé d’un incident, par ailleurs prévisible. Nikita n’avait pu, tout ce temps, se retenir et donc, dans sa cage, s’était un peu oubliée, y trempant le bout des pattes malgré les journaux dont j’avais tapissé le fond. Je ne me voyais pas la ramener ainsi dégoulinante et malodorante à Anaïs (qu’aurait-elle pensé de ma capacité à m’occuper de son précieux bleu russe ?), alors je m’étais arrêté aux toilettes d’une station service où je l’avais quelque peu shampouinée dans l’évier, avec le savon liquide destiné à se laver les mains. A Bidart, où je suis arrivé, j’appelle Anaïs. Voilà, je suis chez vous dans quelques minutes si mon GPS est correctement programmé, Nikita va bien. Super, je vous attends devant l’immeuble, il n’y a pas encore de nom sur la sonnette et puis je suis impatiente. Moi aussi, je réponds, enfin impatient d’arriver je veux dire, quand ce n’est pas du tout ce que je pense mais plutôt qu’il me tarde de donner corps à cette voix, finalement.

Il est assez joli, ce corps, gracile, du moins la silhouette que j’aperçois devant la porte. Pas de formes provocantes, cela m’arrange plutôt de n’avoir pas à composer avec l’évidence, Anaïs est pourtant lumineuse comme sa voix, peut-être parce que sa chevelure blonde, carré long, accroche les derniers rayons du soleil. Au travers de ses lunettes, j’ai peine à définir le regard, bleu ou vert, qu’elle pose sur moi. Puis Nikita. Revenant à moi, bonjour, on peut se faire la bise, n’est-ce pas, maintenant qu’on se connaît un peu, en quelque sorte. Oui, bien sûr, on le peut, et me tutoyer aussi, Anaïs, si tu veux. C’est vraiment super sympa d’être venu, viens, on monte, que Nikita puisse sortir de sa cage, mais ne regarde pas au désordre, le déménagement, les caisses. J’observe seulement le déhanchement d’Anaïs qui, devant moi, monte les marches et, au bout de son bras, oscillant, la cage dans laquelle son chat, entre les barreaux, implore une liberté forcément conditionnelle.

Il n’est pas bien grand cet appartement, fort encombré en effet, au milieu duquel Nikita s’étire, s’assoit enfin et se lèche consciencieusement les pattes. J’espère qu’elle ne va pas trahir notre secret. Les toits que l’on aperçoit par la fenêtre, comme chez moi, sont ici à double pente. Puis, par delà ces accents circonflexes, l’océan. Tu dois avoir faim, s’inquiète Anaïs. Je n’y songeais plus. Oui, quand même un peu mais il faudrait d’abord que je me trouve une chambre d’hôtel. Près du fronton, là, il m’a semblé en apercevoir un qui me conviendrait assez. En effet, répond Anaïs, je suis désolée de ne même pas pouvoir t’héberger, j’ai bien une petite pièce qui pourrait, mais c’est le matelas qui fait défaut. En revanche, je peux t’accompagner à la réception de l’hôtel, je les connais, j’ai grandi ici tu sais, ils te feront un prix. C’est gentil, faisons comme ça, oui, puis allons manger. Nikita nous considère avec étonnement, puis saute sur un entassement de caisses. La nuit est tombée, les caisses pas.

Je dois inspirer confiance, appeler les confidences. Pas seulement avec Anaïs, avec les gens, en général, qui, comme elle, me racontent leur vie, leurs espérances et leurs déceptions. Je la regarde, Anaïs, tandis que nous mangeons, m’évoquer son enfance à Bidart, ses études, ce garçon qu’elle a suivi jusque dans ma ville, qui d’elle n’a pas voulu d’enfant avant d’en aller aussitôt faire un ailleurs, de la blessure, forcément, puis la décision de revenir au pays. Et plus je la regarde, plus je la trouve captivante, non pas sa conversation à proprement parler, mais la façon qu’elle a de dire les choses, sans détour mais avec une certaine pudeur néanmoins. Elle doit remarquer que je l’observe parce que, passant la main dans ses cheveux, elle me sourit, avant de s’enquérir : et toi ?

De moi, il n’y a pas grand chose à dire, pas de femme, non, pas même divorcé, bien plus de lendemains sans aventures que le contraire, pas d’enfant non plus par conséquent. Ah bon ? fait Anaïs étonnée, un peu inquiète peut-être, semblant attendre une forme d’explication, voire de justification, mais je n’en ai pas, c’est juste ainsi, parfois la vie vous conduit sur un chemin que vous n’aviez pas forcément prévu d’emprunter, je suis bien à Bidart ce soir. Elle sourit, Anaïs, mais quand même on peut lutter, dit-elle, pour changer le cours des choses, regarde les surfeurs, là, face à l’océan. Sans doute, mais les vagues reviennent toujours, tandis que les surfeurs pas forcément, je voudrais lui répondre mais je sens que ma réponse ne va pas lui plaire. Et je n’ai aucune envie de lui déplaire, moi, à Anaïs. Alors, oui, tu as sans doute raison, est une conclusion qui me permet de déceler une étincelle de triomphe dans ses yeux, définitivement verts.

Et demain, tu sais ce que tu fais ? C’est une question existentielle, à laquelle je n’ai toujours pas de réponse, que me pose innocemment Anaïs mais je comprends bien qu’elle s’enquiert des mes activités du lendemain. Je vais commencer à visiter, Guéthary je pense, puis Saint-Jean de Luz peut-être, on verra, j’aime rouler au hasard, m’arrêter sur une image, une odeur, une impression. Il y a tellement d’endroits que j’aurais voulu te faire découvrir, dit Anaïs, mais demain, vraiment, je ne peux pas. Ne te tracasse pas, j’ai l’habitude de voyager seul, on pourrait même dire que j’aime ça ou bien c’est l’habitude, à force. Mais le soir peut-être qu’à nouveau on pourrait, comme ça tu me raconterais et. Oui, demain soir, ce serait parfait, Anaïs.

Où je lui dépeins ce qu’elle connaît déjà, les surfeurs à Belharra, les pottoks sur les routes de montagne, Ainhoa et tous ces noms euskariens que j’arrose alors d’Irouléguy. Et sans doute feint-elle de s’y intéresser, Anaïs, ou bien est-ce moi qui éveille son intérêt, après tout c’était un peu mon but quand même, serait-ce à ce point invraisemblable ? Nikita est fort perturbée, me dit-elle, elle peine à trouver ses marques, s’est lovée dans un de mes pulls qu’elle a abimé, j’espère que ça va aller. Il faut la comprendre, la route a été longue et tout est différent ici, je veux dire l’air de la mer, je parie qu’elle le sent, ça aussi. Oui, tu as sans doute raison, c’est juste que ça m’embête un peu de la laisser seule toute la journée alors qu’elle n’est même pas encore acclimatée. Ah mais, si ce n’est que ça, je peux passer la voir, elle me connaît à présent, enfin il me semble, vu que. Tu ferais ça, vraiment ? Ca ne t’ennuie pas ? demande Anaïs, avec dans la voix cette émotion solaire qui m’a amené jusqu’ici. Non, évidemment. Evidemment, non, Anaïs, que voudrais-je encore, en cet instant, te refuser ?

Nous nous retrouvons donc, le bleu russe et moi, parmi des caisses encore, un peu moins sans doute, quelques unes sont ouvertes mais incomplètement vidées. Comme celle-là contient des livres, je me dis que c’est une chose que je pourrais bien faire, ranger des bouquins sur une étagère tandis que je tiens compagnie à Nikita laquelle, m’ayant sans doute reconnu, se frotte à ma jambe. Anaïs lit peu et peu de romans, semble-t-il. Un Eric-Emmanuel Schmitt cependant, que j’oublie délibérément au fond de la caisse, il me semble presqu’indécent d’avoir grandi si près de Beigbeder et d’avoir pareille lecture. En fait, Anaïs ne semble pas posséder grand chose, parce qu’elle a souvent changé de place peut-être, ou alors par choix, elle est légère et gracile, cette fille, sans doute n’a-t-elle pas envie de s’alourdir. Juste de se poser, un instant, le temps de reprendre son souffle, qui sait ? Le pull dans lequel s’est lovée Nikita est rose fuchsia, tout comme la lingerie en dentelles que j’aperçois, par la porte de la chambre entr’ouverte, négligemment posée sur le lit, et qui me trouble un peu, quand même.

Quoi que l’on fasse, ou que l’on s’abstienne de faire, le temps passe. Il m’a paru court, un peu moins morne, celui qui, depuis mon arrivée à Bidart, m’a rapproché de ce jour où je dois quitter Anaïs. C’est que j’avais fini par m’habituer à mes visites quotidiennes à son bleu russe, à nos rendez-vous en soirée, mes comptes-rendus détaillés et au sourire, discret mais obsédant, d’Anaïs. Je n’ai pas vraiment envie de partir, maintenant qu’entre nous ces rituels ont créé une sorte de familiarité, d’intimité presque. Mais on m’attend, enfin mon travail, mon appartement, ma vie à moi qui, à un millier de kilomètres d’ici, est installée. Vraiment, à ce point installée ? demande Anaïs, et je ne perçois pas vraiment le sens de sa question. C’est dommage, dit-elle. Dommage quoi ? Ton refus de t’impliquer, répond-elle. Je ne vois pas de quoi tu veux parler. Je crois que tu le sais très bien, mais ce n’est pas grave, ajoute-t-elle en m’effleurant le visage du bout des doigts. Et là, j’ai le sentiment de la décevoir, Anaïs, dont j’ai mis tant de temps à me rapprocher, et je suis triste, bien sûr. Triste de ne pouvoir faire autrement.

La route est monotone, définitivement. Généralement, j’aime ça, rouler, et ce côté répétitif, presqu’hypnotique que la sécurité impose, hélas, de rompre. Là, c’est juste fastidieux. Alors, je m’arrête, sur une aire de stationnement, presque déserte. Il y a une famille d’Allemands, pique-niquant aux abords de sa Mercedes, deux gamines rousses que leur dessert lacté a rendu moustachues. L’une d’elle retourne à la voiture et me sourit, je la gratifie de trois mots en allemand, j’ai gagné sa confiance, elle me demande si je veux voir. Et me montre. Dans la cage, le petit chat qu’elle emmène avec elle en vacances.

Quand la porte s’est enfin ouverte sur une Anaïs aux yeux rougis, j’ai dit : “Peut-être qu’ils auront besoin de quelqu’un qui parle allemand à la réception de l’hôtel, cet été ?”

Philippe VIENNE

Cette nouvelle est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


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VIENNE : Le Phare (2013)

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© Philippe Vienne

C’est d’abord une gifle. Une chaleur granuleuse qui vous frappe et l’on ne sait s’il s’agit de grains de sel ou de sable. Les deux, sans doute. Ensuite, une fois les moteurs de l’avion complètement à l’arrêt, c’est le silence que véhicule le vent. Et déjà on prend conscience que la vie, ici, n’est pas inféodée au temps.

Dans le taxi improbable qui me conduit à l’hôtel, je vois défiler des fragments de la ville, comme autant d’instantanés furtifs qu’un appareil photo aurait peine à saisir. C’est d’ ailleurs pour cela que je n’en ai pas. Je fige les images avec des mots, définitivement. Mon chauffeur ressemble à Emir Kusturica, dans sa version la plus hirsute. Dans un anglais aussi relatif que sa notion du code de la route, il s’étonne de voir débarquer un touriste dans sa ville. Les seuls étrangers qu’on voit par ici sont des reporters ou des archéologues, dit-il. Des gens qui inventent le monde plus qu’ils ne le créent, des inutiles selon ce philosophe du changement de vitesse. “Je suis écrivain”, je réponds, pour le conforter dans son opinion.

Cette ville était à la croisée des chemins, engoncée entre deux empires dont la rivalité faisait sa richesse, ouverte sur le monde par son port florissant que vantaient les marchands et chantaient les poètes. Et puis la source s’est tarie, la mer s’est retirée et le sable ocre est devenu l’or de la misère. Il reste des édifices fabuleux, menaçant ruine pour la plupart, la cathédrale à la coupole de cuivre oxydé, la grande mosquée dont le dôme turquoise est rongé par le sel. Et le port fantôme, de rouille et de blocs mal équarris, grand ouvert sur cette funeste mer siliceuse, dominé par un phare qui fait écho aux minarets.

A peine entré dans ma chambre, je jette mon sac sur le lit et je ressors. J’ai hâte d’être dehors, de sentir autre chose que de l’air en conserve, même si cette chaleur salée peut se faire agressive, je suis pressé par l’envie de m’immiscer dans ce monde, de me perdre pour ainsi dire. De me perdre ou de me retrouver, que sais-je ? Que cherche le voyageur quand il choisit sciemment une destination à ce point différente de son quotidien ? Le dépaysement est-il une fuite, une rupture, ou nous renvoie-t-il à la conclusion qu’en définitive, en dépit de nos différences, nous restons tous des humains semblables quant à leurs aspirations ? Sarah est partie et elle ne reviendra pas. C’est pour moi la seule évidence en cet instant. Vivre m’est déjà suffisamment difficile, le reste est littérature. Et à ce sujet, justement, la douleur a remplacé l’inspiration.

Les rues sont ocres, des enfants courent partout. Ils m’observent avec une curiosité mêlée de crainte. A vrai dire, je crois surtout qu’ils se moquent. Plus loin, un chameau paît dans les ruines d’un hammam. Une vieille, édentée, l’imite, se gavant de dattes, assise au pied d’un drapeau vert, effiloché, qui claque au vent. J’arrive sur le port. Au loin, on aperçoit l’épave rouillée d’un bateau, piégé par la mer de sable. Des gamins jouent au foot entre deux jetées en ruine, sous les yeux d’un vieillard, assis, qui ne les regarde même pas. Le temps ici s’est arrêté. Il se dégage de cette ville une nostalgie empreinte de sérénité. Une forme de fatalisme sans doute, pas de douleur ni de révolte apparentes. Je les envie presque.

La nuit arrive toujours de manière assez abrupte. Je suis assis sur mon lit, mon ordinateur portable sur les genoux. Etablir une connexion internet relève ici de la gageure. Je me contente de lire quelques messages, qui n’ont jamais que l’urgence qu’on leur prête. Celui que j’attends ne viendra jamais, et je le sais déjà. Une lueur jaunâtre sourd à travers les rideaux, par intermittence. Comme une enseigne publicitaire, sauf qu’il n’en existe pas. Ou comme… mais non, cela ne se peut pas. J’écarte cependant les tentures pour m’en convaincre. Eh bien, si. Ici tout est possible qui semblerait surréaliste ailleurs. C’est bien la lumière du phare, en contrebas. Je l’observe, de loin. Je me demande toujours d’où vient cette fascination. Est-ce l’alternance d’ombre et de lumière qui donne à voir un instant puis reprend aussitôt, nous transformant en voyeurs frustrés ? Est-ce cette succession rapide de jours et de nuits qui fait défiler en accéléré le film de notre vie ? Ou bien cette musique silencieuse au rythme binaire qui se fait hypnotique ? Je m’endors, envoûté.

Le lendemain, ce que j’ai vécu la veille me semble plus improbable que ce dont j’ai rêvé. J’en remercierais presque Sarah de m’avoir quitté. Mais il ne faut rien exagérer. Il me reste des choses à oublier, j’ai besoin de marcher. Après avoir laissé mon petit déjeuner à une nuée de moineaux,  je parcours les rues avec David Bowie dans les oreilles, chantant en italien comme pour ajouter à l’incongru de la situation : Dimmi ragazzo solo dove vai,
 Perché tanto dolore?
 Hai perduto senza dubbio un grande amore (“Dis-moi, jeune homme solitaire, où vas-tu, Pourquoi tant de douleur ? Tu as sans doute perdu un grand amour”). Au loin, il me semble distinguer un appel à la prière. Etrangement, c’est la première fois que je le remarque. Je pense descendre vers le port, vérifier que je n’ai pas pu être victime d’une illusion, que le phare est encore dans un état qui lui permettrait d’être opérationnel.

Le vieux est assis là, sur les vestiges d’une jetée, à contempler cette plaine immense, immobile et silencieuse comme lui. Son visage buriné est parcouru de rides comme les sillons de ces vieux vinyles qui nous racontaient une histoire. Sauf que lui ne dit rien. Il ne bronche même pas quand je lui adresse la parole. Est-il sourd ou indifférent ? Que contemple-t-il ainsi ? Voit-il encore les bateaux aller et venir, ramenant les poissons comme des turquoises volées à la mer ? Ou ressent-il, comme moi, le vide infini que creuse l’absence ?

Tout ici est imprévisible. Notre rencontre aussi. Elle surgit devant moi, comme apportée par une rafale de vent. Je ne sais pas si c’est une enfant qui a grandi trop vite ou une jeune femme restée adolescente, j’ai à peine le temps d’apercevoir sa chevelure noire, ébouriffée, qu’elle plante en moi son regard de macassar et demande : “Where do you come from ?” Ma réponse fait apparaître une rangée de dents blanches. Je redoute la morsure, elle me demande juste ce que je fais ici. En français. “Tu parles français, toi, comment ça se fait ?” “Ma mère était Française. Elle est arrivée avec un bateau, a rencontré mon père. Puis mon père est parti, la mer est partie, ma mère est restée”.

Je lui demande si elle connaît un endroit où je pourrais étancher ma soif.  “Le sel et le sable”, j’explique en m’excusant presque. Elle m’emmène dans un dédale de ruelles dont je ne pourrais jamais m’extraire si elle me plantait là. Puis elle pousse une porte turquoise, qui grince un peu. Dans la pénombre, je distingue un alignement de bancs et de tables, assez rudimentaires, il y a des tapis partout, quelques shishas aussi. Il fait frais mais l’atmosphère est emplie d’une odeur douceâtre. Le thé est brûlant et trop sucré. Mon guide improvisé m’observe d’un air narquois, elle me scrute, m’analyse. J’ai l’impression que je la déçois. Mais il en va souvent ainsi avec les femmes. Pour ma part, si ce n’était son côté sauvage, je pourrais presque la trouver jolie. Elle m’extrait du labyrinthe pour me raccompagner à l’hôtel. “Demain, si tu veux, je te fais encore visiter”. Demain, que ferais-je d’autre ?

Nous marchons plusieurs heures, en silence la plupart du temps. Elle répond juste à mes questions lorsque je l’interroge sur tel bâtiment ou sur l’une ou l’autre coutume. Une fois, parce que ma tristesse était trop perceptible sans doute, je lui ai parlé de ma rupture et des raisons qui m’ont amené ici. Elle a rejeté ses cheveux en arrière, du revers de la main, n’a rien dit et nous avons poursuivi notre chemin. Pour finalement nous arrêter devant un palais, une sorte de réplique miniature de l’Alhambra de Grenade. J’imagine que ce devait être la demeure d’un puissant. Elle se met à raconter, à la manière d’un conte oriental : “Au dix-septième siècle, c’était le palais d’un riche marchand. Cet homme, alors âgé d’une cinquantaine d’années, avait épousé une jeune fille de vingt ans, d’une grande beauté. Il en était fou. C’est pour lui plaire qu’il fit ainsi orner son palais et tracer les jardins ombragés où elle pouvait sortir tout en prenant soin de son teint délicat. Mais la fille était jeune et rêvait d’autre chose. Elle tomba amoureuse d’un miniaturiste, leur liaison se fit de moins en moins discrète. Cependant, le marchand semblait vouloir l’ignorer, ou s’en accommoder, tant l’essentiel pour lui était de l’avoir à ses côtés et de se repaître de sa beauté. Un beau jour cependant, voulant vivre leur passion au grand jour, les amoureux s’enfuirent. Sans doute bénéficièrent-ils de la complicité d’un marin pour prendre le large, toujours est-il qu’ils disparurent à jamais”. “J’imagine que le marchand a été inconsolable”, lui dis-je. “Si tel a été le cas, il n’en a rien laissé paraître. Il  a consacré davantage de temps à ses affaires, augmentant encore sa fortune et sa puissance politique”. Je m’étonne : “A quelque chose malheur est bon, c’est cela ta conclusion ?” Elle sourit. “Pas vraiment : durant la dernière guerre, le palais a été endommagé par les bombardements. Et on a retrouvé deux squelettes emmurés”. “Quelle horrible vengeance !”, et je frissonne vraiment.

Pendant plusieurs jours nous répétons ce qui est à présent devenu une sorte de rituel : elle m’attend devant l’hôtel, nous partons visiter la ville, repassant quelquefois aux mêmes endroits, parlant peu la plupart du temps. Le soir, dans ma chambre, la lumière blanche de mon écran reflète ma solitude et mon incapacité à créer quoi que ce soit.

Avant mon départ, pour célébrer ma dernière soirée, nous mangeons à la terrasse d’un restaurant. Une viande de chameau marinée, paraît-il. La lumière du phare fait office de bougies et éclaire nos visages, alternativement. Je ne peux m’empêcher de remarquer  : “Mais pourquoi garder en activité un phare dans une ville où il n’y a plus la mer ? C’est absurde”. “C’est parce qu’il y a un phare que la mer viendra, un jour”, me répond-elle.

Je souris. “Ca me fait penser au vieux fou qui reste assis sur le port à scruter l’horizon”, je lui dis, “je l’ai vu plusieurs fois”. Son visage se ferme, se durcit, je la sens plus sauvage que jamais. Je l’ai vexée, sans aucun doute. “Non, il n’est pas fou, le vieux. Je le sais c’est mon grand-père”, me dit-elle. “Il était pêcheur et il a vu disparaître la mer. C’est depuis lors qu’il ne parle plus. Mais il entend. Il entend le ressac des vagues, il entend le cri des oiseaux qui suivent le bateau au retour de la pêche. Et il attend le retour de la mer”. “Excuse-moi, dis-je, mais je crois que c’est ce qu’on appelle être fou”. “Non, non, rétorque-t-elle avec véhémence. Tu n’as rien compris. Tu contemples nos ruines comme tes propres blessures. Dans l’histoire du marchand, tu ne vois que la vengeance d’un homme trompé mais ne mesure spas à quel point il s’est lui-même emmuré. Le sel qui te brûle les yeux et t’embrouille la vue est celui de tes propres larmes, pas celui de notre mer. Tu contemples l’absence quand nous vivons de l’espoir du retour. Je vais te dire un secret : moi aussi je l’entends, le ressac. Un jour la mer reviendra, je le sais. Crois-moi. Je t’en prie, crois-moi “.

Philippe VIENNE

Cette nouvelle a obtenu le 4e prix du concours de textes de la Maison de la Francité (Bruxelles) 2013 et est extraite du recueil “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017).


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


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FABRY : Le journal du Nightstalker (2020)

Temps de lecture : 3 minutes >
ISBN 978-2-36868-643-0

Steve “Serpent” FABRY, bassiste et chanteur au sein du groupe de métal Sercati, raconte au fil des albums l’histoire d’un personnage nommé le Nightstalker. Voulant explorer une autre facette de son protagoniste, il créa une seconde formation musicale portant sobrement le nom The Nightstalker, narrant les moments plus personnels de son héros en parallèle de l’histoire principale. S’attachant à sa création et l’univers qu’il mit en place, Steve a ainsi décliné ce récit en roman ainsi que dans un film. Il a aussi scénarisé un comics sur cet univers, dont les illustrations sont largement utilisées pour illustrer ce roman, premier tome d’un cycle de trois trilogies. Un jeu de rôle est également en préparation.

Steve Fabry et son héros © Steve Fabry

Un ange décide de descendre du Paradis afin d’aider une humanité en proie aux démons. Témoin de la souffrance que les humains ressentent, il devra trouver sa place et le sens de son existence parmi eux. Prenant le rôle d’un protecteur, il deviendra le Nightstalker. De nombreux ennemis entraveront sa route mais quelques alliés se rangeront à ses côtés. Au cœur de cette guerre, à qui pourra-t-il accorder sa confiance ?

Cette trilogie s’adresse, évidemment, aux amateurs du genre, ce qui ne la rend pas pour autant inaccessible à d’autres lecteurs. Si le récit du premier livre paraît un peu plus faible – mais c’est aussi une mise en place – l’histoire monte en puissance à mesure qu’elle avance. Steve Fabry a créé un univers qu’il construit au travers de différents médias et si la puissance de son imaginaire est la première chose que l’on note, l’humanité de ses personnages n’est pas la moindre de ses qualités.

© Anthony Rubier

“Je parcourais la ville le coeur léger. Courir sur les toits enneigés était l’un de mes plaisirs. Cette sensation de liberté était si intense… Cela me rappelait le Paradis. Je prenais le temps de m’arrêter et d’observer, au travers des fenêtres, les humains qui se retrouvaient en famille autour d’un dîner, un bon feu allumé dans l’âtre. Ce spectacle m’interpellait à chaque fois. Je repensais aux moments passés avec Gabriel et à la disparition de Père. Mes frères me manquaient. Ces instants rendaient ma solitude plus pesante encore. Je pensais encore à elle… Je quittai mon poste d’observation pour me diriger vers le port, tenant une rose dans la main gauche. J’avais une chose importante à faire. Pendant que je me déplaçais, des souvenirs douloureux traversaient mon esprit. Je n’arrivais pas à penser à autre chose. La culpabilité, la tristesse et la colère m’étreignaient tour à tour. Ce flot de sentiments s’interrompit lorsque j’arrivai à destination. Les docks étaient déserts. Je pris le chemin du hangar où s’était déroulé le dernier affrontement. Je pouvais encore sentir l’odeur de la mort qui planait sur cet endroit et  entendre les cris de douleur ainsi que le son des os qui  se fracassaient. Je déposai la fleur sur le sol. Je restai là quelques minutes pour me remémorer la bataille que nous avions livrée peu de temps auparavant dans ces lieux. Je repensais aussi aux sacrifices quand, soudain, un son de cloche attira mon attention. Je me retournai et vis une ombre au loin, qui s’enfuyait. Qui était-ce ?”

Philippe VIENNE


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RAHIR : La Beauté sûre de nos vies (2020)

Temps de lecture : 3 minutes >
ISBN : 978-2-8061-0539-4

RAHIR, Vincent, La Beauté sûre de nos vies (Louvain-la-Neuve, Academia, 2020)

Vincent Rahir © Vincent Rahir – auteur

Romaniste, Vincent RAHIR écrit depuis l’adolescence. Son écriture sensible et visuelle est inspirée par le langage cinématographique et le roman américain. Depuis plusieurs années, il accompagne des entrepreneurs responsables et les conseille notamment en storytelling. “La Beauté sûre de nos vies” est son premier roman.

Alors qu’elle passe quelques jours en famille, Christine meurt accidentellement. C’est dans ces circonstances que son petit ami Antoine rencontre Fabienne et Franck, ceux qui auraient pu devenir ses beaux-parents. À l’enterrement, il croise l’énigmatique Nora, qui se tient à l’écart. Insaisissable, la jeune femme s’immisce lentement dans la vie qu’il tente de reconstruire. Mais malgré le soutien de ses amis, Antoine est incapable de faire son deuil. Il se rapproche alors des parents de Christine et, peu à peu, devine des ombres sous les apparences de leurs petites vies tranquilles. Que cache la jolie maison de banlieue ? Quel rôle joue Nora ? Et qui était réellement Christine ? Hanté par ses propres fantômes, jusqu’où ira-t-il pour comprendre ?

“Derrière la statue de Charlemagne, la grande roue s’illumine et se penche, d’une rotation à l’autre”  photo © Philippe Vienne

Par un délicat mélange de suspense et d’introspection, Vincent Rahir explore la fragile frontière qui sépare le confort du quotidien de l’ivresse des passions. Ses personnages touchants, malmenés par la violence de leurs émotions, nous rappellent qu’à travers l’adversité, nous restons maîtres de nos choix.

La force de Vincent Rahir est là, dans cette écriture visuelle, cinématographique, qui nous plonge dans son univers comme s’il nous était déjà familier. Mais, mieux encore, il réussit à rendre visible l’invisible : les sentiments, les émotions de ses personnages qu’ils partagent avec nous, ou nous avec eux, ces sentiments dont la sincérité nous dit qu’ils ne sont sans doute pas totalement fictifs et nous renvoient à nos propres fêlures. Mais, que l’on ne s’y trompe pas, ce roman n’a rien du film noir, il reste lumineux comme peut l’être la vie, fût-elle parfois acidulée.
“(Antoine) écoute les feuilles mortes murmurer les pas de Christine…” photo © Philippe Vienne

“Quand la tonalité continue tinte dans le combiné, Antoine raccroche le téléphone comme un somnambule, incapable d’assimiler l’information qu’il vient d’entendre. Des images traversent sa mémoire, glissent devant son regard flou. Des mots, des rires émergent de ses souvenirs. Sa main retombe le long de son corps et Antoine prend conscience du poids de sa chair. Ses os, ses organes, sa tête. Ses jambes refusent de le porter et cependant, il reste là, debout devant le guéridon, à côté du sofa, devant la fenêtre au regard clos par un reste de nuit sombre. Il voudrait vaciller, se laisser basculer dans le canapé ou s’avachir sur le sol, mais ses muscles se contredisent. Certains se liquéfient quand d’autres se resserrent ; certains le lâchent quand d’autres se contractent. Antoine reste immobile, les yeux dans le vide, l’esprit accroché aux paroles de Franck, le père de Christine, ce père qu’il n’a jamais rencontré et dont elle ne lui a, pour ainsi dire, jamais parlé. Franck. Ce père qui d’une voix rauque s’est armé de courage ce matin pour prendre le téléphone et appeler Antoine ; ce père détruit qui affronte l’espace et le vide d’entre deux téléphones et murmure à un inconnu, du bout des lèvres (mais que peut-on faire d’autre en de pareils instants ?), qui murmure simplement, la voix gonflée de larmes : “Elle est morte.”

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Philippe VIENNE

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VIENNE : Caillou (2020)

Temps de lecture : 2 minutes >

C’est un caillou blanc, que je fais tourner dans ma main. Il est doux, poli sur un côté, ce qui rend plus surprenante encore l’arête rugueuse qui surgit sur l’autre face. Il était froid quand je l’ai ramassé et j’essaie de lui communiquer un peu de ma chaleur. Il me semble pourtant que c’est l’inverse qui se produit, que sa froideur minérale s’empare de moi.

C’est un caillou blanc que je fais tourner dans ma main et, là, soudain, ce sont mes souvenirs que j’égrène. J’ai douze ans, ou treize, ou quinze, tous ces étés passés au village avec ma mère, ces vacances forcées, ce déracinement loin de ma ville dans un monde que je sens résolument hostile. Il y a plein de jeunes de ton âge, ici, tu vas te faire des amis, qu’elle dit, ma mère. Alors je vais vers eux, cherchant à partager leurs jeux et ils m’accueillent, à leur manière. Ils ont conscience, bien avant moi, de ma différence et ils me la font sentir, me la font payer. J’entends leurs rires, leurs insultes qui me frappent bien plus que les cailloux qu’ils me lancent. Je m’enfuis et ils me courent après, je participe enfin à leur jeu, bien malgré moi, je suis le gibier qu’ils traquent et je cours, ils me poursuivent, je tombe, ils me ramassent, ils m’attachent, me déshabillent, le grand Greg s’approche et…

Ma mère s’est trompée, je ne me suis pas fait d’amis, ni cette année-là, ni aucune autre, je suis devenu un garçon bizarre, j’ai cessé de parler, d’ailleurs je ne parle plus à ma mère non plus. Je ne suis jamais retourné au village. Jusqu’à ce matin quand j’ai pris le train et qu’au sortir de la gare, je suis descendu au bord de la rivière. J’y ai trouvé ce caillou blanc, que j’ai fait tourner dans ma main et que je regarde scintiller comme une étoile dans la nuit rouge de ton front, Greg.

Philippe VIENNE


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : rédaction | source : inédit | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Philippe Vienne


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TUNSTRÖM : L’Oratorio de Noël (1986)

Temps de lecture : 3 minutes >
ISBN 978-2-8686-9929-9

Jauchzet, frohlocket, auf preiset die Tage !
Rühmet, was heute der Höchste ge-than…

Ce livre est la beauté en sabot ; la preuve à chaque brin d’herbe que la Grande Santé est l’avers des abysses de la tristesse ; l’évidence à chaque bûche fendue avec force qu’au sommet rugueux de la pyramide des larmes, repose la lumière du cœur et que les deuils les plus sages sont aussi des couloirs de folie douce. La souriante brutalité du Grand Nord à tous les étages, une narration foisonnante, une des écritures les plus subtilement modernes et exactes que l’on puisse goûter dans un roman qui est, en fait, une fausse épopée, qui est plutôt une mise en abyme du premier drame de l’histoire, revisité dans chacune des vies qui l’ont suivi. Ce n’est pas tant l’Oratorio de Noël que l’Art de la Fugue. A lire, à goûter avec une saine émotion…

TUNSTRÖM Göran, L’Oratorio de Noël (Arles : Actes Sud, 1986, traduit du suédois par Marc de Gouvenain et Lena Grumbach)


Piétinée par un troupeau de vaches, Solveig, la soprano, ne pourra prendre sa place à Sunne dans L’Oratorio de Noël. Autour de ce drame fondateur va s’orchestrer, dans la Suède de notre siècle, le destin de trois générations de Nordensson — leurs tribulations, leurs rêves, leurs souffrances, leurs transgressions et leurs désirs visionnaires qui, au fil du récit, se déploient en un véritable oratorio. Car tel est le motif de ce roman foisonnant, intense et lyrique, qui nous entraîne aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour, et qui valut à Göran Tunström la consécration en Suède, lors de sa parution en 1983, puis en France.

Marc de Gouvenain (Actes Sud)


“À la fois poète et romancier, Göran Tunström (1937-2000) est considéré comme un écrivain majeur de la littérature suédoise de la fin du XXe siècle. Sa carrière littéraire s’est étendue sur presque quatre décennies, mais il n’a réellement été connu du grand public qu’en 1996, lorsque son œuvre L’Oratorio de Noël (Actes Sud, 1986) a été adaptée au cinéma. Il est reconnu pour son exploration complexe des relations interpersonnelles. On lui doit une vingtaine d’œuvres comprenant des romans, une dizaine de recueils de poésie, des nouvelles ainsi que des témoignages et des pièces radiophoniques.” [source : ACTES-SUD.FR]


Dès les premières pages de L’Oratorio de Noël, nous savons que nous allons être emportés par un fort courant romanesque aux confins de l’éblouissement, de la folie, de la mort et de l’amour. Trois générations de Nordensson, que dominent trois hommes — Aron, Sidner et Victor —, nous prennent en effet à témoins des inoubliables transgressions auxquelles leurs rêves, leurs talents, leurs ambitions et leurs désirs visionnaires vont les entraîner. Mais les femmes ne sont pas absentes de ces tribulations pathétiques, et en particulier Solveig, l’épouse d’Aron, qui meurt dès les premières pages, piétinée par un troupeau de vaches sous les yeux de son fils, et qui va les hanter tous, au point parfois de les conduire à l’irréparable. Et L’Oratorio de Noël. de Bach dans tout cela ? Au premier degré, c’est l’un de ces sujets où la communion des personnages soudain s’exalte. Mais très vite la symbolique s’impose. Car le roman de Tunström se construit, s’épanouit, s’amplifie comme un oratorio. La Suède nous avait habitués à des livres forts et passionnants. Cette fois elle nous propose l’un de ces grands romans européens dont Kundera dit qu’ils ont engagé le dialogue avec la philosophie. Un dialogue inoubliable.

Hubert Nyssen / Bertrand Py (Actes Sud)


La paix est sur eux maintenant, comme tant d’autres fois, ils sont ensemble, entourés de l’air de Noël de Bach.
Pour commencer, tu vas me pousser, Sidner.
Et il pose ses mains sur le porte-bagages, appuie ses pieds nus dans le gravier, la pousse un bon coup. Solveig s’assied sur la selle, et la voilà partie, les rayons chantent, du gravier et des petits cailloux giclent et elle engloutit dans ses poumons tout l’été des arbres et des bords du chemin, aspire les odeurs des reines-des-prés, du gaillet jaune et des marguerites, et Sidner coupe à travers la cour, arrive en haut du talus abrupt juste au-dessus du virage et crie : « Salut… » et voit les vaches, voit son père, voit que Solveig essaie de freiner, voit la chaîne qui saute, voit qu’elle ne réussit pas éviter, voit les premières vaches s’écarter devant cette flèche qui file, voit que celles qui trottinent derrière n’ont pas le temps, la voit tomber droit en plein dans la grotte de chair, de cornes et de sabots doubles, la voit tomber et rester étendue, tandis qu’elle est piétinée, piétinée, et longtemps encore après qu’elle n’est plus – « Il existe, note Sidner dans son journal Des Caresses, des instants qui ne cessent jamais. »


Savoir lire…

NIHOUL : Claymore (2020)

Temps de lecture : 4 minutes >
ISBN 9791094689653

NIHOUL, Arnaud, Claymore (Bruxelles, Genèse, 2020)

Arnaud Nihoul
Arnaud Nihoul © lavenir.net

À côté de son métier d’architecte, Arnaud NIHOUL consacre tout son temps à l’écriture. Après quelque quinze nouvelles, dont plusieurs primées, et dix romans conservés dans ses tiroirs, il a enfin osé sauter le pas avec Caitlin (couronné par le Prix Saga Café du meilleur premier roman belge en 2019) que wallonica.org avait été un des premiers à vous présenter. Claymore est donc son second roman publié. De la campagne namuroise, Arnaud Nihoul ne cesse de regarder vers les îles bretonnes et écossaises où il se retire souvent pour imaginer ses prochains romans.

Distillerie © Philippe Vienne

Ervyn McHardy est maître assembleur dans une distillerie de whisky, perdue au large de l’Écosse. Élégant et secret, il est venu s’installer sur l’île d’Ardoran cinq ans plus tôt, rompant avec son ancienne vie de libraire. La découverte du corps d’un inconnu et la disparition de deux responsables de la distillerie vont mettre en émoi la petite communauté de l’île. Ervyn décide d’apporter sa contribution – olfactive – à l’enquête. Avec l’aide de Liam, son jeune assistant et de Heather, une photographe atypique, cet étrange détective en kilt va reconstituer l’enchaînement des événements qui ont conduit au drame. Mais tout ne sera réglé que lorsque le dernier mystère, une disparition plus ancienne, qui endeuille encore la distillerie, sera à son tour résolu.

Le premier roman était prometteur, restait à savoir si le deuxième allait confirmer cette promesse. Et c’est le cas, Claymore est le roman de la maturité, de la maîtrise. Arnaud Nihoul retrouve l’Ecosse âpre et sauvage qu’il affectionne, d’un amour contagieux tant il transparaît tout au long de son récit. Il en va de même de ses personnages, brossés avec affection, dont l’histoire personnelle, distillée (on ne saurait mieux dire !) tout au long du récit, nourrit et éclaire celui-ci. L’intrigue en deviendrait presque secondaire, mais ce n’est pas le cas, on est tenu en haleine par ce puzzle qui s’assemble sous nos yeux, aidés en cela par la fluidité de l’écriture. Et bien fort est celui qui résistera à l’envie de se servir un whisky à la fin de ce roman – si ce n’est avant ! Merci pour ce partage, Arnaud Nihoul.

Paysage d’Ecosse © Philippe Vienne

“Les prises de vue étaient empreintes d’une atmosphère particulière. C’était d’abord l’option d’un regard bas, un angle en légère contre-plongée qui, selon l’interprétation d’Ervyn, amenait l’observateur à se placer au niveau des animaux. Ensuite, la lumière était toujours palpable, théâtrale, celle d’un entre-deux, entre l’aube et le jour, le crépuscule et la nuit, entre l’averse et le retour du soleil. L’Écosse n’était pas avare de tels éclairages délicats. Encore fallait-il les capter au vol. Enfin, Heather ne prenait jamais d’animal en gros-plan. À première vue, ses photographies représentaient un paysage avec des jeux de lumière, des moments saisis où Ardoran offrait des toiles de maître à celui qui savait regarder. De manière discrète et pourtant frappante, un animal était toujours intégré à la scène, en périphérie, tel un observateur attentif. Cela donnait toute son âme à l’image.”

“(…) Cinq whiskies leur avaient été servis et on leur avait demandé d’exprimer ce qu’ils sentaient et goûtaient. Un exercice qu’Ervyn n’avait jamais effectué consciemment et il s’était laissé aller à chercher ses propres évocations. Stuart Calder avait insisté sur le fait qu’une bonne part de subjectivité caractérisait les dégustations, selon notre vécu personnel, notre mémoire olfactive. Et qu’il n’y avait pas de mauvaise réponse.
Il y eut d’abord les classiques notes boisées, de vanille, de cuir ou d’agrumes, puis on glissa vers le caramel au beurre salé, les fruits de mer ou le foin, sans craindre d’évoquer l’hôpital ou le caoutchouc brûlé. Stuart Calder les avait poussés dans leurs derniers retranchements, les invitant à fermer les yeux, à humer et goûter alternativement. Vinrent alors le feu de jardin, le magasin d’antiquité, les aiguilles de pin chauffées au soleil, l’étui à violon, la forêt humide, la vieille bibliothèque. Et au bout de cela, des pointes d’épices à peine perceptibles, toute la palettes fruits frais ou cuits jusqu’aux sièges de la voiture du grand-père ou les bottes d’équitation après une promenade en sous-bois.”

Philippe VIENNE


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