[Extraits du catalogue de l’exposition Christian Dotrement, le peintre de l’écriture, 2022] Artiste, poète novateur et écrivain nomade, Christian DOTREMONT (1922-1979) compte parmi les personnalités les plus influentes de la seconde moitié du XXe siècle. Très tôt impliqué dans les mouvements d’avant-garde, il fut l’un des fondateurs du Surréalisme révolutionnaire (1947) et l’un des principaux animateurs du mouvement CoBrA (1948-1951). C’est au retour d’un de ses voyages en Laponie, en 1962, qu’il crée les ‘logogrammes’, des compositions à l’encre de Chine et au crayon fusionnant texte et peinture, geste et pensée. Durant toute sa vie, Dotremont fera de son œuvre un véritable champ d’expérimentation autour de la matérialité de l’écriture. Disparu en 1979, l’artiste aurait eu 100 ans en 2022.
Chronologie
1922 : naît à Tervuren (Brabant flamand) d’un père juriste, écrivain et musicien, et d’une mère journaliste.
1931-1939 : effectue sa scolarité dans une série de pensionnats catholiques (Namur, Braine-l’Alleud, Liège) ; publie un premier poème, Le Printemps, dans Le Petit Vingtième (1935) ; découvre le jazz et suit des cours de dessin à Louvain ; fugue à Charleville, pour se recueillir sur la tombe de Rimbaud ; abandonne ses études.
1940 : publie Ancienne Éternité, qui rencontre l’enthousiasme de Raoul Ubac, René Magritte et Louis Scutenaire, avec qui il se lie; intègre le groupe surréaliste belge.
1941 : publie Souvenirs d’un jeune bagnard et Le Corps grand ouvert ; quitte le domicile paternel pour Paris, où il rencontre Paul Éluard et Pablo Picasso et se lie avec Jean Cocteau, Oscar Dominguez, Alberto Giacometti, Gaston Bachelard (grande source d’inspiration) et Henri Goetz ; participe à la création de la revue surréaliste La Main à Plume, qui publie deux recueils de ses poèmes, Noués comme une cravate (avec des dessins de Dominguez) et Lettres d’amour (avec un dessin de Magritte).
1942-1944 : fonde à Louvain les Éditions du Serpent de mer, où il publie une série d’essais, s’intéresse à la linguistique et commence à rédiger un ouvrage de sémantique ; apprend les rudiments du chinois ; rédige le premier jet d’un Traité d’optique avec Ubac ; rencontre et épouse Annie (Ai-Li) Mian ; se réfugie dans les Fagnes pour échapper au Service du Travail obligatoire.
1945 : adhère au Parti communiste et collabore au journal Le Drapeau rouge ; avec Paul Colinet et Marcel Mariën, publie l’hebdomadaire Le Ciel bleu (auquel collaborent notamment Breton, Picasso, Magritte et Chavée), se lie avec Édouard Jaguer et Yves Bonnefoy, à Paris ; travaille comme coordinateur de traduction pour les éditions de La Boétie ; est exclu du groupe surréaliste bruxellois mais participe in extremis à l’exposition Surréa/isme.
1946 : fonde la revue surréaliste Les Deux Sœurs (à laquelle participent Bonnefoy, Char, Chavée, Scutenaire et Magritte) ; travaille pour l’éditeur Ernest Collet ; avec Jean Seeger et Louis Scutenaire, publie la plaquette La Grasse Matinée.
1947 : avec Jean Seeger et Paul Bourgoignie, rassemble les forces vives du mouvement surréaliste à Bruxelles ; au terme d’une série de réunions de travail, co-écrit le manifeste du surréalisme révolutionnaire (“Pas de quartiers dans la Révolution”), acte de naissance d’un mouvement qui entreprend de réconcilier les vues de l’art expérimental et l’action du Parti communiste, et auquel adhèrent notamment Marcel Arents, Marcel Broodthaers, Achille Chavée, Irène Hamoir, Marcel Havrenne, Marcel Lefrancq, Louis Scutenaire et Armand Simon.
1948 : coordonne les publications de la revue Surréalisme révolutionnaire et du Bulletin international du surréalisme révolutionnaire, tout en agissant comme secrétaire de l’Amicale nationale des Artistes communistes ; crée les premières ‘peintures-mots’ avec le peintre danois Asger Jorn (début d’une grande amitié) ; en marge de la Conférence des Arts l’Avant-Garde (novembre), prend l’initiative de réunir Jorn, les peintres néerlandais Karel Appel, Constant et Corneille, et l’écrivain belge Joseph Noiret ; rédige un texte-programme (La cause était entendue), signé par tous, qui marque la fondation du mouvement expérimental CoBrA (Copenhague, Bruxelles et Amsterdam) ! ; agit dès lors comme l’un des animateurs les plus actifs du groupe, depuis son domicile au 10 Rue de la Paille (Bruxelles), et comme son principal théoricien (il coordonne les publications de la revue Cobra et signe huit des quinze monographies parues dans la Bibliothèque Cobra).
1949 : organise l’exposition La Fin et les Moyens au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, à l’occasion de laquelle il rencontre Pierre Alechinsky, dès lors intégré à CoBrA (début d’une longue amitié); se mêle au Congrès mondial des partisans de la Paix (Paris); coordonne l’exposition L’Objet à travers les âges au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles où il expose des pommes de terre ; participe aux rencontres expérimentales de Bregnernd (Danemark) ; réalise de nouvelles peintures-mots avec Corneille, Appel, Corneille et Constant ; participe (avec Appel, Corneille, Doucet et Alechinsky) à l’Exposition et au Congrès d’art expérimental au Stedelijk Museum d’Amsterdam et prononce son discours Le Grand Rendez-vous naturel qui fait scandale.
1950 : organise et préface de nombreuses expositions CoBrA, dont deux à la galerie Apollo et une à la galerie Saint-Laurent de Bruxelles (Les Développements de l’œil) ; rencontre Max Ernst ; avec Jean-Michel Atlan, crée les peintures-mots Les Transformes ; participe à l’écriture et au tournage du film Perséphone (scénario de Luc de Heusch) ; séjourne à Copenhague avec une bourse pour étudier les arts populaires danois.
1951 : organise avec Alechinsky et Uffe Harder la IIe Exposition internationale d’Art expérimental au Palais des Beaux-Arts de Liège ; à Copenhague, fait la rencontre de Bente Wittenburg, qui sera désormais sa muse (“Gloria”) ; est reçu au sanatorium de Silkeborg aux côtés de Jorn (fin officielle du mouvement CoBrA) ; entame la rédaction d’un roman inspiré de ces événements, d’abord intitulé Journal de la catastrophe.
1952 : s’installe à Paris avec Gloria (mars) puis à Tervuren, dans les vestiges du Royal Hotel (“Gloria House” et futur “Grand Hôtel des Valises”), avant un séjour à Hellerup et la première grande rupture avec l’amante ; errances à Copenhague, Stockholm, Malmö et Oslo.
1953 : séjourne longuement en Suède avant de retourner à Bruxelles et d’investir les ateliers du Marais d’Alechinsky ; est reçu au sanatorium universitaire d’Eupen, où il collabore à la revue inter-sanatoriale Sillages et trace des ‘écritures lumineuses’ ; dépose le manuscrit de son roman chez Jean Paulhan, avec lequel il se lie ; publie le recueil Les grandes choses (avec des aquarelles de Bente).
1954 : séjourne au sanatorium Rose de la Reine, à Buizingen; entame une collaboration avec La Nouvelle Revue Française (Le Pays du nja).
1955 : publie La Pierre et l’oreiller chez Gallimard ; se lie avec Michel Butor; reprend l’expérience des peintures-mots (avec Alechinsky, Appel, Balle, Claus, Corneille et Jorn).
1956 : entame un long effort de promotion et de défense du mouvement CoBrA, au-delà de CoBrA ; prépare deux expositions pour la galerie Taptoe (Bruxelles) et réalise avec Jorn une exposition exclusivement consacrée au mouvement (Bruxelles), où s’exposent les peintures-mots réalisées en 1948 ; séjourne au Danemark puis en Finlande ; effectue un premier court séjour en Laponie, dont il s’inspire pour écrire Commencements Japons.
1957 : conçoit le commentaire du film d’Alechinsky Calligraphie japonaise ; publie Vues, Laponie (avec des dessins d’Alechinsky, Appel, Corneille et Jorn).
1958-1959 : avec Serge Vandercam, publie Fagnes avant de réaliser les Boues et bouologismes ; avec le photographe Oscar Schellekens, publie Digue ; avec Corneille enfin, Petite géométrie fidèle.
1960 : séjourne longuement au Danemark ; publie La Reine des murs (avec des lithographies de Pierre Alechinsky) et entame la rédaction des Mémoires d’un imaginiste (publié en 1981) 1961 : publie La Chevelure des choses, dessins-mots réalisés avec Jorn entre 1949 et 1952, et réédite Ancienne Éternité avec des burins d’Ubac ; fait un premier long séjour en Laponie, grâce à une bourse d’étude du Ministère de l’Éducation nationale et de la Culture ; signe les premiers dessins lapons, publie ses premiers poèmes à mots brisés, Moi qui j’avais (avec des dessins de Pierre Alechinsky) ; se réinstalle à Tervuren.
1962 : voyage pour la troisième fois en Laponie ; au retour, trace ses premiers logogrammes à Tervuren (au stylo), puis à Silkeborg (au pastel gras de couleur) ; crée de nouveaux dessins-mots et peintures-mots avec Alechinsky, Appel et Hugo Claus.
1963 : crée la revue-tract Le Tressor (à Silkeborg) et la revue expérimentale Strates (à Bruxelles), à laquelle collaboreront notamment Jorn, Alechinsky, Reinhoud et Bury ; effectue un quatrième voyage en Laponie (où il conçoit les premières ‘écritures espacées’) et un premier séjour en Irlande (où il s’initie à l’écriture gaélique).
1964-1965 : publie les plaquettes Logogrammes I et Logogrammes II et entreprend trois nouveaux voyages en Laponie ; développe l’idée du projet Cobra-forêt avec le mécène italien Paolo Marinotti ; poursuit son travail de mise en valeur des artistes CoBrA, en signant des textes et préfaces d’expositions.
1966 : voyage pour la huitième fois en Laponie ; en réaction à l’organisation d’une exposition Cobra au musée Boijmans-Van Beuningen (Rotterdam), monte une ‘contre-exposition’ à la galerie Carstens(Copenhague) puis à la galerie Westing (Odense).
1967 : neuvième voyage en Laponie ; rencontre et collabore avec le peintre suédois Rune Jansson.
1968 : après une nouvelle hospitalisation au sanatorium de Buizingen, crée les premiers grands logogrammes sur papier Steinbach ; premières expositions personnelles à la Jysk Kunstgalleri (Copenhague) puis dans les Salles Dejong-Bergers (Maastricht) ; publie le recueil de variations graphiques Le oui et le non, le peut-être.
1969 : première exposition personnelle de logogrammes à la galerie Maya (Bruxelles), conçoit avec Mogens Balle L’Imagitatrice, série d’affiches gravées sur bois, qui s’exposent à la galerie Jensen (Copenhague) ; s’installe à la maison de repos Pluie de Roses à Tervuren, où il vivra désormais.
1970 : publie Ltation exa tumulte et différents poèmes ; expose au musée d’Art moderne de Bruxelles.
1971 : expose avec succès à la Galerie de France (Paris) puis à la galerie Maya (Bruxelles), publie Typographismes I.
1972 · réalise une série d’œuvres à deux temps (logogramme et dessin, gravure ou peinture) avec Alechinsky, Bury, Corneille et Reinhoud ; expose au Palais des Beaux-Arts (Bruxelles), à la galerie Lefebre (New York), avec Alechinsky, représente la Belgique à la 35e Biennale de Venise, le Museum of Modern Art achète deux de ses logogrammes.
1973 : expose ses logogrammes à Lyngby, Milan, Rome et Copenhague ; signe une nouvelle série d’œuvres à quatre mains avec Alechinsky, Corneille, Reinhoud, Bury, etc. ; effectue un nouveau voyage en Laponie ; signe une lithographie et le texte Une rencontre lithographique de vagabonds pour l’album Cobra 1973 ; traduit des poèmes danois pour Gallimard ; publie De loin aussi d’ici ; reçoit le prix de la Libre Académie de Belgique ; se lie et collabore avec le peintre Michel Mineur.
1974 : expose à la galerie Maya (Bruxelles) ; participe à l’exposition Cobra 48.51.74 à l’hôtel de ville de Bruxelles ; publie le livre Logbook, rassemblant un choix de logogrammes.
1975 : expose à la Galerie de France (Paris), à l’Eco Galleria d’Arte (Finale Ligure), à la galerie Grand (Copenhague) et à la Jacques Damase Gallery (Bruxelles).
1976 : avec Alechinsky, réalise une peinturelog pour la station du métro bruxellois Anneessens ; expose à la galerie D. Benadorà (Genève) et à la Galeria Cesarea (Gênes), onzième voyage en Laponie, en compagnie de Caroline Ghyselen.
1977 : renoue avec Gloria, à Snekkersten (Danemark) ; réalise une série de peintures-mots et dessins-mots avec Jacques Calonne et Karel Appel, travaille à la composition d’un ‘roman poétique’, grand logogramme en 25 parties (édité chez Ziggurat à Anvers), participe à une série d’expositions collectives, notamment au Musée d’Art moderne de Bruxelles ; expose ses logogrammes à la galerie Mark (Zurich), à la galerie Actuel (Bruxelles) et à La Dérive (Paris) ; les logogrammes entrent aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, au musée d’Art moderne à Paris, à la Fondation Maeght, etc.
1978 : participe à des expositions collectives (Rennes, Calais, Tourcoing, Malmö) et monte des expositions personnelles à Montréal, Ottawa, Bruxelles et Paris ; voyage pour la douzième et ultime fois en Laponie.
1979 : séjourne au Danemark et en Irlande, où il trace et fait publier Logbookletter, expose une nouvelle fois à la galerie Lefebre (New York) et au Cabinet des Arts graphiques (Bruxelles) ; décède au sanatorium de Buizingen, le 20 août 1979.
Ceci (n’)est (pas) un logogramme
Ceci est un logogramme : énoncé laconique, modestement tracé au dos d’une enveloppe, mais qui signale le double champ où s’inscrit l’invention de Christian Dotremont. Une topographie campée hardiment au Nord, où s’insérait déjà La Trahison des images (“Ceci n’est pas une pipe”). Un espace symbolique, aussi : celui des révolutions picturo-poétiques. Pour dépasser l’évidence et saisir ce qu’est (ce que n’est pas) un logogramme, il ‘suffit’ en quelque sorte de suivre le poète à travers le long et patient commentaire qu’il a livré sur les soubassements et les étapes de son cheminement créatif. C’est ce récit – tout adroitement mené soit-il – qui nous a semblé devoir guider la trame de l’exposition-centenaire comme le plan de ce volume.
Le logogramme a son année et son lieu de naissance : Tervuren (dans le Brabant flamand), courant 1962. Une série de rendez-vous ont assurément préparé son avènement. Deux décennies plus tôt, tandis qu’il fait son entrée sur la scène surréaliste, Dotremont est mis sur la voie des hybridations du verbe et de la peinture en fréquentant René Magritte (dont il dévore l’essai historique Les Mots et les Images) puis, à Paris, Pablo Picasso et Paul Éluard, dont les créations à quatre mains le marquent durablement). La guerre finie et les espoirs du surréalisme révolutionnaire déçus, il s’investit tout entier dans l’aventure collective de CoBrA où s’impose un idéal d’inter-spécialisme et éclot la pratique jubilatoire des peintures-mots.
Pour que le métissage du mot et de l’image excède le dialogue, pour qu’il inspire l’élan d’une pratique individuelle et syncrétique, il aura toutefois fallu, vers 1950, cette expérience proprement renversante : regardant par le plus grand des hasards (“ou par une sorte d’intuition“) le manuscrit de son texte Le Train mongol en transparence, à l’envers et verticalement, Dotremont découvre un univers graphique insoupçonné, apparentant sa cursive aux écritures d’herbe asiatiques. Dans le récit de la geste dotremontienne, cet événement incarne le choc initiatique, par lequel l’homme de lettres put expérimenter une projection au-delà de sa propre conscience de l’écrit : “J’eus l’impression d’avoir été, en traçant quelques mots de français, le scribe aveugle d’un écrivain que je ne connaissais pas encore ; un médium ignorant de son pouvoir.” De ce point de bascule, qui marque l’aube d’une entreprise de refondation poétique et où s’origine la mue de l’écrivain en peintre de l’écriture, il faut dire en quelques mots de quoi il retourne.
“Écrire les mots comme ils bougent”
Ce que j’ai cherché, c’est à regarder l’écriture sous tous ses angles et pas seulement sous le seul angle de la signification. J’ai voulu aussi la regarder autrement, à l’endroit, à l’envers, tête-bêche, pour y découvrir ce que d’emblée on pouvait y découvrir, une grande mobilité, une immense bougerie.
Au cœur de ce processus créatif se niche la reconnaissance d’une qualité intrinsèque de l’écriture, qui est sa gymnastique débordante. Saisie dans son état naturel (pré-communicationnel), la cursive est une suite d’irruptions, d’interruptions et d’éruptions, un constant gigotement. Le logogramme ne ferait au fond que prolonger et gonfler cette danse rebelle du langage :
[…] j’exagère le naturel, voilà ce que je fais dans mes logogrammes, j’exagère le naturel je le laisse exagérer, et quand le naturel exagère il exagère, il fait des cabrioles, des strates, conteste l’école, fait des accidents, des éclats.
En plaidant pour une création naturelle, dégagée des carcans formalistes, Dotremont dit sa dette vis-à-vis de CoBrA et des philosophies de Gaston Bachelard et d’Henri Lefebvre : la quête des artistes se limiterait – mais s’ennoblirait par là – à révéler la poésie inhérente à la matière et à explorer l’action de l’art sur la vie quotidienne.
Parce qu’il épouse l’inventivité spontanée de la cursive, l’art de Dotremont assume en outre une dimension quasi démocratique : “Toutes les personnes qui écrivent font des logogrammes sans le savoir.” Loin de se résumer à un dogme accrocheur, cette formule atteste la fascination authentique que le poète nourrissait pour les écritures du quotidien, toute d’irrégularités pétries :
Vous écrivez tous irrégulièrement, pour toutes sortes de raisons, notamment parce que la signification détermine l’écriture, parce que le texte ne vient pas régulièrement, parce que vous n’êtes pas personne, parce que vous n’êtes pas mort. parce que vous n’êtes pas parfait, parce qu’à chaque instant vous vous inventez vous-mêmes, et le plus irrégulièrement lorsque vous écrivez pour vous-même, très vite avec le seul souci de savoir vous-même vous relire […]
À la manière de ces graphies vernaculaires, mais secouée un degré plus loin et dès lors expressément maintenue dans le domaine de l’illisible, l’écriture de Dotremont révèle ses dispositions et moyens intimement picturaux.
je ne vous demande pas de savoir lire mes logogrammes […], je vous suggère de voir dans leur écriture exagérément naturelle, excessivement libre. le dessin, le dessin non-naturaliste, certes, mais de toute façon matériel, de mon cri ou de mon chant ou des deux tout ensemble.
Certes, le poète ne renonce pas in fine à se faire comprendre : “Vous pouvez lire le texte toujours écrit en petites lettres lisibles, calligraphiques, au crayon, sous le logogramme.” Mais il s’assure que cette bougerie de mots, avant d’être restituée à l’intelligence du lecteur, s’offre d’abord aux yeux d’un spectateur :
écrire les mots comme ils bougent
[…] pour que même tout écrits déjà
ils bougent encore dans vos yeux
“L’ant(e/i)linguistique”
Ce que le logogramme n’est donc pas : un art de dire qui s’encombre des chaînes de la linguistique, “cette science qui ne sait pas que […] l’imagination verbale communique toujours – plus ou moins apparemment mais toujours – avec l’imagination graphique.” À travers son œuvre et l’arsenal théorique qui l’accompagne, Dotremont réaffirme la vitalité de l’écriture face au progrès galopant de la typographie (corollaire d’une dictature de J’imprimerie) et dessine les contours d’une ‘linguistique réelle’, attentive aux processus de production matérielle de la langue. Ce faisant, il invite à réinsérer la signification du log dans une vision anti ou ante-linguistique. Loin des diktats de la lisibilité et de la communicabilité, la poésie peinte réaffirme l’immanence du sens aux signes et réinscrit l’activité scripturale dans le domaine de l’empreinte et de la trace :
[…] j’ai entrepris de tracer des logogrammes en renonçant à la lisibilité de telle façon que les lettres, les ligatures, les espaces mêmes, les espaces blancs entre les traces noires, les jeux de contrastes, tout apparaît dans sa matérialité et reprend sa nature de trace, de trace directe, de trace immédiate que la lisibilité nous dérobe.
“Califourchons la calligraphie”
Ce que le logogramme n’est pas davantage : un art calligraphique. L’impression du cousinage est grande lorsqu’on parcourt certaines pages de Logogrammes I (1964), dont les tracés revêtent des contours quasi idéogrammatiques. Elle est plus forte encore à la vue de certains grands logs des années 1970, qui peuvent rappeler la courbe élancée des calligraphies arabes. Dotremont a brouillé les pistes dès le récit du Train mongol, en alignant la recherche d’une graphie nouvelle à une quête de sinification. Il n’a du reste pas caché son admiration pour les calligraphies d’Orient et d’Extrême-Orient – en témoigne le commentaire enthousiaste qu’il signe pour le film Calligraphie japonaise, tourné par Pierre Alechinsky en 1955. Mais le poète s’est régulièrement défendu contre un réflexe d’assimilation, en lequel il voyait un trait de paresse. De fait, il y a loin du logogramrne à cette recherche d’esthétisme et de perfection guidant la main du calligraphe :
[…] je ne cherche pas la beauté, je la trouve parfois, et alors je l’accepte, si elle n’est pas purement formaliste. Mon but n’est ni la beauté ni la laideur, mon but est l’unité verbale-graphique : mon but est cette source.
Dotremont boude le trait raffiné au profit du tracé naturel et vivant. La parenté du log doit ainsi moins être recherchée du côté de la calligraphie que des écritures populaires non-latines, auxquelles il eut parfois à cœur de s’initier – il apprit ainsi les rudiments du chinois (tandis qu’il séjourne à Louvain chez sa future épouse Ai-Li, en 1943) et s’intéressa à l’alphabet runique (au Danemark en 1951) et au gaélique (à Dublin et à Tervuren, entre 1963 et 1964).
“Pour une poésie debout”
Ce que le logogramme est en revanche : ce qui relie les ‘caprices’ des mots au ‘désordre’ du scripteur.
les écrire de mon désordre certes
mais aussi de leurs caprices
La motilité intrinsèque du verbe est ainsi ce qui déclenche et traduit à la fois le mouvement du plasticien. La pratique du logogramme réaffirme fièrement ce qui de l’acte d’écrire tient d’une aventure physique, élargie des élans de la main à une danse du corps.
J’ai commencé par tracer de petits logogrammes en 1962 et j’étais assis à ma table, comme un écrivain, dans cette position lamentable de l’écrivain bureaucratique. Et un jour, je me suis levé parce que j’avais décidé d’écrire sur des feuilles beaucoup plus grandes et je n’ai plus pu travailler assis mais debout et c’est devenu une danse de mon corps tout entier, une chorégraphie, oui, et c’est ainsi que j’arrive à dessiner.
Que le poète daigne se lever apparaît donc comme une condition de possibilité de l’écriture-peinture. De cette conversion à la verticale Dotremont aura fait un impératif, lui dont la pratique des tracts surréalistes avait éveillé le sens du slogan : “Pour une poésie debout”, griffonnera-t-il dans son agenda de 1968.
“Premiers jets et rebuts d’écriture”
Renouer avec la dimension physique de l’écriture équivaut à réconcilier la poésie avec l’élan direct et primitif de la cursive : il s’agit d'”écrire une seule fois mais de toutes [ses] forces.” À travers l’inextricabilité du verbe et des formes qui le matérialisent, une éthique se déploie : rien ne doit préexister à l’action de l’écrivain-peintre, tout doit éclore ici et maintenant. Selon une formule devenue classique sous la plume de Dotremont, les logogrammes sont ainsi des “manuscrits de premier jet”. L’inspiration poétique et la créativité plastique se confondent, procédant d’un commun jaillissement ; puisant à la source d’une “masse alphabétique disponible”, le flux des mots-formes inonde la page, s’épanchant de manière tantôt fébrile, tantôt véhémente. La métaphore aquatique est omniprésente, qui traduit le processus créatif de Logogus :
C’est que la création d’un texte est une crue (toujours lorsqu’il y a création), une coulée […] qui tient bien du déversement […]. C’est le ruisseau, le ruissellement plus ou moins brusque jusqu’au déluge de l’écriture, toujours illisible lorsqu’elle est encore dans sa fraîcheur de fracassement, dans son désordre d’étranglement et de fracassement et de fragilité, ou de remontée, lorsqu’elle n’a pas encore tout à fait cessé ni recommencé d’échanger les champs, les échantillonnages de semences, les gémissements de sens, les glissades de neiges, les dessins plus ou moins indéfinissables des signes.
Il faut nuancer l’idée selon laquelle le logogramme, ainsi défini en déluge de matière verbale et picturale, n’eût jamais connu d’ébauche. De l’aveu de Dotremont lui-même, la spontanéité se conquiert de dure lutte (“l’auteur ne peut certes pas toujours éviter de penser, avant le commencement du traçage“) et le principe du premier jet peut souffrir quelques écarts. Il existe en effet de longs logogrammes-récits où une poésie – consciencieusement mûrie – mène le jeu, des esquisses et quelques œuvres ‘jumelles’, qu’il nous semble possible de dévoiler sans trop ébrécher le mythe. Car l’éthique fut sincère et eut ses témoins ; elle s’est donnée à voir à l’atelier de Pluie de Roses, où des visiteurs assistèrent à la danse de l’écriture et découvrirent, souvent médusés, un sol jonché de logogrammes répudiés. Œuvres inabouties parce que conçues trop délibérément aux yeux de l’artiste ou parce qu’au contraire, elles furent couchées dans une telle fièvre que le texte en était rendu impénétrable à la mémoire, incessible à la retranscription. La large majorité des tracés ont ainsi fini à la corbeille ou sous les flammes. Rescapées de cette purge, quelques pièces avortées sont rassemblées sous l’étiquette des “logogrammes au texte incertain“.
Paola Rossi, responsable de la rédaction du catalogue
“Cet ouvrage est paru à l’occasion de l’exposition Christian Dotremont. Peintre de l’écriture, présente divers aspects de son travail. Richement illustré, il rassemble de nombreux logogrammes, documents autographes, créations à quatre mains et photographies, issus du Fonds Christian Dotremont de la Fondation Roi Baudouin en dépôt aux Archives & Musée de la Littérature, prêtés par plusieurs collectionneurs parmi lesquels Pierre Alechinsky, ou encore conservés aux Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique. Une sélection à la fois pertinente et inédite dévoilant tout le foisonnement créatif de cet artiste majeur…”
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- Collectif, Christian Dotremont, Peintre de l’écriture (Milan : Silvana, 2022, existe en FR, NL et EN)
- Edité chez Silvana Editoriale, le catalogue de l’exposition Christian Dotremont, Peintre de l’écriture (à l’occasion du centenaire de la naissance de l’artiste, 28.04 > 07.08.2022) est en vente à la boutique des Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique (Bruxelles, BE) et en ligne, dans les librairies indépendantes…
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, correction et iconographie | sources : Ouvrage collectif, Christian Dotremont, Peintre de l’écriture (Milan : Silvana, 2022, existe en FR, NL et EN) | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © MRBAB.
Contempler encore…
- FIS : 100 % naturel (s.d., Artothèque, Lg)
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