TRIBUNE LIBRE : Côté cour, le capital ; côté jardin, la science

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En 1543, Nicolas Copernic a suggéré que la Terre [N.d.A. On savait que la Terre était ronde depuis Aristote (IVème siècle av. JC) et avait une circonférence d’environ 40.000 km à l’équateur depuis Erathostène (IIIème siècle av. JC)] tournait autour du soleil, renversant ainsi le modèle aristotélicien d’un univers géocentré [N.d.A. Dans un modèle géocentré, la Terre est le centre de l’univers et est immuable. Cela s’oppose au modèle de l’héliocentrisme où le Soleil est le centre de l’univers et où la Terre n’est pas immuable]. Cette théorie a rencontré une opposition farouche pendant des siècles pour des raisons plutôt politiques que scientifiques. Aujourd’hui, une fraction importante des détenteurs de capitaux créent de la confusion pour étouffer le savoir écologique et climatique. Cela a paralysé les gouvernants et permis aux multinationales de faire du profit pendant quarante ans … au détriment de l’humanité et de la vie sauvage.

Le capital fait son marché dans la science

La science n’a pas toujours été mal accueillie dans le système capitaliste. À partir des années 1920-1930, avec un modèle révolutionnaire de l’atome, les physiciens quantiques dévoilent un univers insoupçonné. Désormais on manipule la matière au gré des desiderata, on force des réactions chimiques, on construit des polymères, on concentre l’énergie, on synthétise des médicaments ; bref, on offre aux investisseurs industriels les clés d’une innovation insoupçonnée et illimitée. Comment pensez-vous que les capitalistes ont accueilli cette science inespérée ? Ils en ont fait “l’avenir de l’humanité“, la nouvelle croyance, la base de toutes les émancipations. La production de marchandises s’est diversifiée et accélérée au nom d’une vision du progrès qui associe science et production industrielle, générant une pollution sans précédent. Aujourd’hui, beaucoup se bercent de l’espoir selon lequel “la science nous sauvera” de nos erreurs. Rien n’est moins sûr. Car la science n’a pas vocation à sauver quoique ce soit, ni à bannir la pollution ni à supporter la prospérité économique. La science a pour seule vocation de dire comment est le monde.

À partir des années 1960, les scientifiques ont révolutionné les connaissances dans un autre domaine : la compréhension du système Terre. Les progrès ont accéléré grâce à l’étude de la vie sauvage et des écosystèmes, la diversité génétique des espèces (biodiversité), la capacité naturelle de recyclage, l’observation satellitaire de l’atmosphère et de l’océan, leurs interactions, la distribution des climats, etc. Il a fallu des recherches transdisciplinaires pour comprendre le système Terre et pour découvrir que les activités industrielles y impriment des changements rapides et bouleversants : émissions de gaz à effet de serre qui déstabilisent le climat, agro-industrie et pesticides qui annihilent la vie sauvageengrais industriels qui causent l’eutrophisation et ruinent l’eau potable, surpêche et chasse, abus d’antibiotiques, plastiques, déforestation, trou d’ozone, acidification de l’océan, la liste est longue. Comment pensez-vous que les détenteurs de capitaux et leurs réseaux d’influence ont accueilli ces nouveaux savoirs ? En y voyant un frein à leurs profits, ils ont globalement ignoré la science du système Terre, ou se sont employés à la contredire par la falsification et la propagande.

La stratégie obscurantiste

Le savoir scientifique pose désormais des limites à la croissance industrielle et à l’accumulation de profit. Les lobbies du secteur privé ont donc développé des stratégies de confusion pour semer le doute sur la science et sur les solutions politiques. Dès les années 1970, les lobbies de l’industrie ont développé une propagande selon laquelle les flux de pollution seraient liés au comportement des consommateurs qui jettent les déchets hors des poubelles. En mettant l’accent sur la consommation, le but des lobbies était de contrer les mouvements écologistes naissants qui demandaient des solutions politiques contraignant la production en amont. Cette propagande est parfaitement intégrée aujourd’hui puisque la majorité des politiques fustigent volontiers le consommateur mais rechignent à contraindre le producteur industriel. Les plus optimistes serinent que la solution est dans le recyclage, en oubliant que chaque poubelle qu’un ménage recycle a généré environ trente poubelles sur les lieux de production industrielle [N.d.A. Aux États-Unis, on estime qu’il y a chaque année 236 millions de tonnes de déchets solides domestiques pour 7.6 milliards de tonnes de déchets solides industriels, i.e. un rapport de un à trente environ].

Depuis les années 1990, des budgets privés ont été alloués à des think tanks (900 Mo dollars par an aux États-Unis en 2014) pour fabriquer un contre-savoir climatosceptique. Ce savoir frelaté a toujours été adressé aux citoyens via des blogs sur internet ou via une littérature affranchie de révision (livres, opinions…), mais jamais dans les journaux scientifiques de premier plan car le climatoscepticisme ne cherche pas à alimenter le débat scientifique. Le climatoscepticisme est un cas d’école de stratégie obscurantiste dont la vocation est de contrer le savoir scientifique à des fins politiques. Il s’agit de semer le doute pour maintenir le statu quo du modèle économique actuel et limiter l’interventionnisme de l’état auprès des multinationales polluantes. En septembre 2018, l’influent lobby Business Europe (qui rassemble de nombreux syndicats patronaux dont la FEB et le MEDEF) a développé des stratégies à grande échelle pour repousser les décisions politiques contraignantes qui lutteraient contre le changement climatique. Plus ponctuellement, en période électorale, certains lobbies font surgir à la demande un prétendu capitalisme vert ou bleu qui réconcilierait tout le monde dans l’idéal technologique avec des propositions farfelues comme la privatisation des baleines. En somme, il s’agit de raconter des sornettes pour ne rien changer.

Quel avenir peut-on forger ?

L’ère géologique dans laquelle le système Terre est entré s’appelle pudiquement Anthropocène pour la différencier de l’Holocène dont la Terre est sortie sous l’action humaine. Toutefois, un terme plus adéquat est Capitalocène car l’écrasante majorité des humains ne portent qu’une responsabilité marginale dans ces processus. La destruction de la nature résulte de l’accumulation du capital par les multinationales qui exploitent sols, sous-sols, écosystèmes, eau douce etc. La production industrielle de marchandises est en croissance pour maintenir le taux de profit des investisseurs. Cette croissance du profit, présentée comme un objectif vertueux, est accompagnée d’une pollution irréductible qui dépasse déjà les limites de la régénération naturelle. Comme les détenteurs de capitaux gardent la mainmise sur les processus de production, ils contrôlent l’organisation du travail, les choix d’investissement et donc les flux de pollution. Pour le moment, les travailleurs n’ont pas de contrôle sur le processus de production. Ils n’ont accès qu’à des choix de consommation dont les effets sont – par construction – marginaux sur la gestion de la pollution. Que faire, alors, quand les multinationales outrepassent les limites physiques du système Terre ?

La question reste ouverte mais les solutions devront notamment passer par un contrôle démocratique sur la production. À l’heure actuelle, on ne peut pas “assurer la croissance“, c’est-à-dire l’accumulation de profit, sans accélérer l’émission du carbone fossile et aggraver le déséquilibre climatique. Les solutions de la géoingénierie proposées par les multinationales sont soit inefficaces soit dangereuses, comme le souligne Naomi Klein, elles visent surtout à ne pas entraver la production. Or c’est le modèle de production qu’il faut changer. Par exemple, laisser les détenteurs de capitaux privés décider de l’investissement énergétique est inopportun, tandis que la création d’une entreprise publique d’énergie pourrait favoriser la transition écologique. Dans le même ordre d’idées, une taxe carbone semble très inadéquate : son coût sera répercuté sur les prix à la consommation et elle aggravera la marchandisation du carbone dont la cotation en bourse n’a jamais apporté les bienfaits attendus. La solution des biocarburants est aussi limitée car on ne peut pas accroître les surfaces agricoles sans déforester et mettre en péril la vie sauvage[N.d.A. Un million d’espèces sont menacées dans les dix ans par la dégradation des habitats et la pollution]. Au lieu de déforester ou d’extraire du carbone sous d’autres latitudes, nos pays pourraient se recentrer sur la production locale et le stockage des énergies renouvelables. L’économie de l’énergie passe aussi par l’isolation des bâtiments publics et des logements, une motivation supplémentaire pour construire des logements sociaux modernes. Par ailleurs, une agriculture soucieuse de la santé des sols et de la vie sauvage constituerait également un puit de carbone considérable. Nos gouvernements, y compris la Commission européenne, pourraient favoriser cette transition au cœur de l’agriculture, spécialement à l’heure où les abeilles sont menacées par les intrants chimiques. On sait que la pollinisation contribue pour 35% de la nourriture végétale produite par l’agriculture et pour 90% de la vitamine C produite. Outre les effets sur le bien-être, la santé et les écosystèmes, préserver les abeilles en bannissant les pesticides industriels protégerait une économie agricole qui pèse plusieurs centaines de milliards d’euros.

À l’heure actuelle, les processus de production échappent largement au contrôle citoyen. Or sans contrôle sur les rapports sociaux de production, il n’y a pas de contrôle sur les flux planétaires de pollution. Cette impuissance globale pourrait être renversée par des gouvernements volontaires et informés qui ne céderaient plus aux injonctions des multinationales. Il y a une urgence à la fois climatique, écologique et sociale. La science enseigne que nous devons opérer des changements profonds endéans la décennie si nous voulons préserver le climat et restaurer la vie sauvage. C’est un signe très positif que la jeune génération ait réussi à placer ces enjeux au sommet de l’agenda politique pour la première fois dans l’histoire.

Xavier Desmit et Alexis Merlaud


Allo, le monde ?