Inutile de lire La peau de l’ours. J’dis ça, j’dis rien, mais c’est un livre de plus à abandonner sur la tablette du train, surtout maintenant qu’il est sorti en format poche (le livre).
Tout commence bien pourtant, comme dans un conte (dont le style n’est pas trop mal singé). Mais Joy Sorman (née en 1973), toute contente de son idée initiale (mettre en regard humanité et animalité dans la même peau, celle d’un bâtard homme-ours qui, malgré lui, est soumis à un voyage qui devrait être initiatique), n’arrive pas tenir la longueur et la pauvre bête qui se voit offrir le rôle-titre n’est rapidement plus qu’un ours savant qui réfléchit… un peu.
Le narrateur, hybride monstrueux né de l’accouplement d’une femme avec un ours, raconte sa vie malheureuse. Ayant progressivement abandonné tout trait humain pour prendre l’apparence d’une bête, il est vendu à un montreur d’ours puis à un organisateur de combats d’animaux, traverse l’océan pour intégrer la ménagerie d’un cirque où il se lie avec d’autres créatures extraordinaires, avant de faire une rencontre décisive dans la fosse d’un zoo. Ce roman en forme de conte, qui explore l’inquiétante frontière entre humanité et bestialité, nous convie à un singulier voyage dans la peau d’un ours. Une manière de dérégler nos sens et de porter un regard neuf et troublant sur le monde des hommes.
Au fil des pages et malgré les promesses de la quatrième de couverture (reproduite ci-dessus), on se dit que les Aventures de Babar étaient plus trépidantes. La magie du conte, assez efficace dans les premières pages, est aussi rapidement étouffée et remplacée, comme par dépit, par une narration assez linéaire où le découpage en chapitre est le seul vrai rythme, là où on attendait une succession de passages initiatiques que le sujet aurait permis (on tenait enfin un premier Bildungsroman plantigrade ; au moins le deuxième, si on considère Winnie the Pooh).
Dans un domaine où la géniale orfèvre Siri HUSTVEDT offre à tous les hommes (en d’autres termes, les ‘gender-disabled short-sighted humans‘) la possibilité d’entrevoir la douloureuse renaissance d’une femme blessée, vue par une femme (Un été sans les hommes, 2013), l’espoir était grand de voir une romancière explorer une des grandes ambivalences viriles : raison vs. sauvagerie.
Ah ! Quelle est l’auteuse qui arrivera à mettre en oeuvre la finesse acérée de sa plume (In Memoriam Virginia W.) pour décrire cette sensation d’avoir “les épaules à l’étroit dans un costume trois-pièces” ?
Pour l’aider, quelques questions prolégoméniques : Proust péterait-il dans son marais, pendant le bain matutinal ? Shrek s’essuierait-il la bouche après s’être enfourné un demi-kilo de madeleines ?
Dieu me tripote ! Desproges aurait précisé qu’il s’essuyait toujours la bouche après avoir pété dans son bain. Mais c’est une autre histoire…
[PHILOMAG.COM, 11 janvier 2017] Les concepts boursouflés, très peu pour lui. Ruwen Ogien (1947-2017), philosophe libertaire spécialiste d’éthique, est de ceux qui ne goûtent guère le poids des traditions et la morale mal placée. Dans son dernier livre, très personnel, il dégonfle sans se payer de mots une certaine idée de la maladie. Ah ! de l’air !
“Avons-nous une sorte de deadline ?” m’a écrit Ruwen Ogien, alors que nous préparions cet entretien, avec cette autodérision qui ne le quitte jamais. Le philosophe souffre, selon les médecins, d’un adénocarcinome canalaire pancréatique. En clair, un cancer du pancréas, une maladie de longue durée, à perpétuité comme il dit, pas de celles dont on peut espérer guérir. Mais ce bienveillant spécialiste des questions morales, partisan d’une éthique dénuée d’obligations envers soi-même, toute contenue dans un principe minimal bien qu’infiniment ambitieux – ne pas nuire intentionnellement à autrui –, n’est pas du genre à désespérer.
Lui qui se méfie des grands mots métaphysiques – l’amour, la dignité –, joyeux démolisseur du “culte de l’ineffable“, de “la philosophie morale à la française“, soit “un certain style d’écriture philosophique qu’il est permis de ne pas apprécier : le “ressassement” ou la répétition plus ou moins masquée par une surenchère d’hyperboles et d’injonctions pathétiques“, a fourbi ses armes conceptuelles. Tout prêt à en découdre avec les poncifs qui entourent la maladie et qui attribuent au malade un “rôle“, sinon un statut – “déchet social“ –, il est allé décrocher quelques vieilles lunes, comme à son habitude.
Parmi elles, cette baudruche nietzschéenne : ce qui ne te tue pas te rend plus fort. Pour le philosophe, ce cliché dont Johnny Hallyday a fait une chanson n’est pas seulement faux, il véhicule une idée réactionnaire. Cette idée a un nom : le dolorisme, qui, sous couvert de chercher d’hypothétiques vertus positives à la souffrance, participe en fait d’un courant de pensée conservateur regrettant la perte de “l’esprit de sacrifice“. Cet esprit-là, Ruwen Ogien ne l’a jamais eu. Mieux, il s’attache à le combattre de livre en livre, définitivement progressiste.
Dans le dernier, renversant d’érudition, d’esprit et de style, il rassemble les différentes facettes de “la maladie comme drame et comme comédie“. Le philosophe brosse un aperçu, autobiographique comme jamais, de ses Mille et une nuits de patient, durant lesquelles il s’attache à “faire durer le suspense comme Shéhérazade“. Après des semaines d’échanges amicaux, entrecoupés par de “fichues journées de torture” médicale, Ruwen Ogien a répondu à ces questions sur le fil, à l’approche de notre deadline éditoriale, à la façon d’un “Phileas Fogg bouclant son tour du monde en quatre-vingts jours à la seconde près“, avec le sang-froid, la méthode et l’humour du gentleman et la promesse d’un voyage (philosophique) extraordinaire.
Qu’avez-vous appris de la maladie ?
Ruwen Ogien : Il serait absurde d’affirmer que la maladie, surtout l’affection grave ou de longue durée, n’apprend rien. Elle en dit long sur les rapports de pouvoir au sein de l’institution médicale, le “métier” de malade, le côté théâtral, tantôt tragique, tantôt comique, des relations entre le corps médical et la masse des patients à l’hôpital, etc. Mais je reste profondément sceptique à propos de ce que j’appelle le “dolorisme“, l’idée que la maladie et la souffrance physique qui souvent l’accompagne nous en apprennent beaucoup sur nous-mêmes et sur la condition humaine, qu’elles nous rendent, en quelque sorte, nécessairement plus intelligents et plus vertueux. C’est ce qu’un bout de vers d’Eschyle voudrait nous faire croire. Il dit : “Páthei máthos” – “la souffrance enseigne“, selon une traduction controversée. Cette généralité me paraît infondée.
En quoi le dolorisme est-il dangereux ?
Le dolorisme voudrait accréditer l’idée que la souffrance possède des vertus positives. Ce serait une éducation à la vertu ou un “merveilleux malheur“, comme le dit Boris Cyrulnik dans son éloge de la résilience. Mais, en réalité, le dolorisme peut enfermer les plus faibles, les plus dépendants, les plus gravement malades ou handicapés dans une forme de fatalisme, les pousser à accepter le sort cruel qui leur est fait en société, comme si c’était le mieux qu’ils puissent espérer.
La maladie a-t-elle renforcé votre scepticisme, de la même façon qu’Emerson dit dans Expérience que le deuil crée une forme de désillusion ?
Dans ce texte complexe auquel vous faites référence, Emerson s’interroge sur le chagrin que lui a causé la mort de son jeune fils, Waldo. Il parle donc plutôt des souffrances morales que des douleurs physiques. Pourtant, je pourrais faire miennes quelques-unes des phrases qu’il a écrites : “Ma douleur, c’est que la douleur ne saurait rien m’apprendre, ni me faire avancer d’un seul pas dans la nature réelle.“
La philosophie a-t-elle une vertu consolatrice ?
Elle peut aider bien sûr. Elle peut consoler aussi, pourquoi pas ? Mais pas plus qu’un carré de chocolat ou un bon vieux film de Frank Capra !
Selon vous, la maladie n’est pas qu’un état physique…
Dans la mesure où elle détermine des droits à l’assistance, des devoirs à l’égard de la société qui garantit ces droits, et toutes sortes d’attentes normatives comme l’impartialité et la neutralité affective du soignant, la reconnaissance par le patient des compétences du soignant, on peut considérer que la maladie est une condition sociale autant qu’un état physique. Une condition difficile dans la mesure où elle demande au patient d’accepter une certaine forme de domination du soignant à son égard.
Cette forme de domination est-elle la caractéristique de l’hôpital comme “institution totalitaire” ?
Le sociologue américain Erving Goffman [1922-1982] a introduit le concept d’”institution totalitaire” pour souligner les traits qu’ont en commun des lieux de résidence et de travail relativement coupés du monde extérieur par leur organisation, et souvent séparés physiquement par des murs ou autres barrières. Il pensait aux prisons, casernes, hôpitaux, internats, orphelinats, maisons de retraite, monastères, couvents… Toutes ces institutions ont instauré des techniques de dépersonnalisation des reclus par des cérémonies d’admission qui les mortifient. Ils sont dépouillés de certains marqueurs de leur individualité comme les vêtements personnels ou les cheveux. On substitue à leur nom un numéro ou un code-barres – en évitant toutefois pour le moment de le tatouer ! Une fois installés, tous subissent le poids d’une surveillance constante et généralisée qui les prive de la possibilité de cloisonner leurs activités et de préserver des espaces de vie privée. Tous souffrent de l’attitude du personnel d’encadrement qui travaille à maintenir un fossé infranchissable entre eux. On retrouve ces caractéristiques assez révoltantes dans toutes les institutions totalitaires à des degrés divers. Elles n’épargnent pas les hôpitaux, supposés être conçus pour notre plus grand bien.
Comment échapper à ce paradoxe ?
Il y a toujours eu des critiques, parfois radicales, de cette situation paradoxale des hôpitaux. Elles prennent actuellement la forme philosophique d’un appel à donner la priorité aux malades plutôt qu’à la maladie. Je ne crois pas que ce mouvement – qui s’appuie sur les écrits de Georges Canguilhem, devenu en France une sorte de gourou intouchable en philosophie de la médecine – puisse changer grand-chose à la structure des relations humaines à l’hôpital. Il reste une institution totalitaire au sens de Goffman. Mais il ne faut peut-être pas désespérer. Le changement dans un sens plus favorable au patient n’est pas inconcevable, même si la structure d’ensemble semble être là pour durer, surtout si les politiques restrictives des dépenses publiques de santé continuent.
Vous démontrez que si la maladie a des causes, elle n’a pas de raison, aucun sens. Comment ne pas désespérer ?
Ce que je veux dire en écrivant que la maladie et les souffrances physiques qui l’accompagnent ont des causes mais pas de raisons, c’est que ni la maladie ni les souffrances physiques n’ont de justification morale. Ce ne sont pas des épreuves nécessaires pour renforcer notre caractère, nous enseigner la vertu. Ce n’est pas le châtiment d’un péché, un mal précédant un plus grand bien. Je comprends que l’absence de justification morale à la maladie puisse provoquer une forme de désespoir, laisser désemparé, parce que les éléments glorieux ou romantiques de la maladie semblent disparaître lorsqu’on la dépouille de ce genre de rationalisation. Mais revenir à une vue plus terre à terre de la souffrance et de la maladie ne doit pas nécessairement provoquer le désespoir. Ce retour peut aussi favoriser une forme d’ironie, d’autodérision et d’humour salutaires.
Pour parler de la maladie, vous avez fait, comme Fritz Zorn ou Susan Sontag, un détour par l’essai littéraire personnel. Pourquoi ?
Je ne crois pas qu’il existe une seule façon de philosopher ou une méthode philosophique qui pourrait servir de modèle, comme il en existe dans les sciences naturelles avec les procédures expérimentales, ou en mathématiques avec les démonstrations formelles. Nous bricolons des arguments pour essayer de confirmer ou d’infirmer des hypothèses conceptuelles sur des notions extrêmement générales : l’action, l’événement, le bien, le mal, la perception, les émotions, l’espace et le temps, comment le sens vient aux mots, les relations entre le langage et la pensée, la possibilité de la connaissance du monde extérieur et de la vie intérieure, etc.
Certains philosophes semblent regretter que leur discipline n’ait rien de mieux à offrir pour confirmer ou invalider leurs hypothèses que cette méthode éclectique. Personnellement, je ne la trouve pas spécialement frustrante. J’ai toujours fondé mes arguments sur des matériaux hétéroclites : règles logiques élémentaires, intuitions communes, faits linguistiques, historiques, psychologiques, sociologiques ou juridiques quand ils me semblaient pertinents. Mon pari méthodologique, c’est que la convergence de ces arguments hétéroclites pourrait donner un certain poids à mes hypothèses. C’est ce pari qui donne forme à ma réflexion sur l’institution médicale ou le dolorisme. Mais pour parler de la maladie telle qu’elle peut être ressentie par ceux qui en sont victimes, mes matériaux habituels me semblaient insuffisants ou inadaptés. Je me suis donc lancé dans l’essai littéraire à caractère autobiographique sans aucune garantie de trouver un équilibre entre le personnel et l’impersonnel, le pudique et l’impudique, et, surtout, sans espérer être en mesure de rivaliser avec le Mars de Fritz Zorn !
Et qu’espériez-vous en “entrant en philosophie” ?
Je n’ai jamais ressenti, plus jeune, le désir d’être philosophe, et je continue à me demander si c’est vraiment ma vocation. J’y suis venu assez tardivement après être passé par l’anthropologie sociale et… la bande dessinée ! En fait, c’est la rencontre avec la philosophie analytique qui m’a donné le goût de philosopher et le désir de m’y consacrer entièrement. Plus précisément, ce qui m’a donné ce goût, si je me souviens bien, c’est l’impression profonde que m’a laissée la controverse autour du positivisme logique. Elle a mobilisé des penseurs aussi remarquables que Rudolf Carnap, Carl Hempel, Karl Popper, Ludwig Wittgenstein, W. V. O. Quine, dans la première moitié du XXe siècle et au-delà. Tout en se disputant copieusement, ils avaient probablement le même objectif : débarrasser la philosophie des non-sens, des formules creuses, des banalités converties en pensées profondes par une rhétorique flamboyante. Je reste attaché à cet objectif. Tous ces philosophes, auxquels j’ajouterais David Hume pour sa façon de déconstruire nos préjugés sur l’unité du moi, la causalité, le rôle de la raison dans l’action humaine, et Donald Davidson pour sa façon de reconstruire le dualisme des sciences humaines et naturelles, du psychologique et du physique, ont exercé une influence assez profonde dans mes recherches en philosophie de l’action et en philosophie des sciences sociales. Pour la philosophie politique et morale, c’est plutôt du côté de John Stuart Mill et de John Rawls que j’ai trouvé des sources d’inspiration.
J’ai découvert tous ces penseurs hors de France, dans les universités où j’ai fait mes études supérieures, à Bruxelles, à Tel-Aviv et à Cambridge. Puis je les ai redécouverts à Paris grâce à Jacques Bouveresse, qui fut un merveilleux directeur de thèse. Je m’empresse d’ajouter que finalement mon sujet de thèse ne fut pas la “querelle du positivisme logique“, où le terrain était trop encombré, mais le thème aristotélicien de la faiblesse de la volonté, qui n’intéressait à peu près personne !
Vous avez préféré la philosophie analytique aux grands discours métaphysiques. Pourquoi ?
Il y a probablement beaucoup de mythologie et même de mensonges à soi-même dans l’image qu’on se fait de son propre passé. Mais ce qui me paraît assez sûr, c’est que je n’ai jamais cherché à élaborer une conception générale de la philosophie. Je ne passe pas mon temps à essayer de la définir en identifiant ses propriétés nécessaires et suffisantes. Et je ne cherche pas non plus à savoir si ce que je fais relève vraiment de la philosophie. Mais je peux dire que ma façon de la pratiquer me rattache à la philosophie analytique. Comme elle, je préfère l’enquête conceptuelle à l’histoire des idées, la construction d’hypothèses qui pourraient être confirmées ou réfutées aux bavardages hermétiques qu’on ne peut pas contester, l’invention de divisions conceptuelles originales à l’exégèse des grands auteurs, la clarté, la sobriété, la brièveté au jargon répétitif, interminable et inintelligible. Et, last but not least, la philosophie analytique me séduit parce qu’elle ne voit pas l’humour et l’autodérision comme des obstacles à la pensée mais comme des moyens de la faire progresser. Finalement, je crois que si la philosophie analytique n’existait pas, je n’aurais pas fait de philosophie du tout. Ce que je veux dire, ce n’est absolument pas que je récuse toute autre façon de philosopher. C’est que, personnellement, en raison de mes propres limites intellectuelles, je n’aurais jamais consacré tellement de temps à la philosophie si sa branche analytique n’avait pas été inventée.
L’humour participe-t-il à une forme de déflation conceptuelle ?
C’est plutôt une façon de “démocratiser” la philosophie en essayant de neutraliser le côté intimidant de cette discipline.
Vos textes sont truffés d’expériences de pensée. Ont-elles aussi cette vertu ?
Les expériences de pensée sont des petites fictions, inventées spécialement pour susciter la perplexité morale. Comme il s’agit de récits simples, schématiques, courts et sans valeur littéraire, toutes les manipulations des éléments narratifs utiles au progrès de la réflexion morale sont concevables. Un exemple : imaginez un canot de sauvetage pris dans une tempête. À son bord, il y a quatre hommes et un chien. Tous les cinq vont mourir si aucun homme n’accepte d’être sacrifié, ou si le chien n’est pas jeté par-dessus bord. Est-il moralement permis de jeter le chien à la mer simplement parce que c’est un chien ? Qu’en pensez-vous ? Supposez, à présent, que ces hommes soient des nazis en fuite, auteurs de massacres de masse barbares, et que le chien soit un de ces sauveteurs héroïques qui ont permis à des dizaines de personnes d’échapper à une mort atroce après un tremblement de terre. Cela changerait-il quelque chose à votre façon d’évaluer leurs droits respectifs à rester sur le canot de sauvetage ? Ainsi, j’ai introduit un petit changement par rapport au premier scénario du canot de sauvetage, en disant quelque chose du passé des quatre hommes et du chien. Cette modification devait servir à mesurer l’importance respective de l’appartenance à une espèce et des qualités individuelles dans notre jugement moral. Les fictions simplifiées qu’on appelle “expériences de pensée” nous donnent les moyens d’identifier plus clairement les facteurs qui influencent nos jugements moraux.
Vous êtes l’un des représentants de l’éthique minimale. Quels sont ses principes ?
À la base de l’éthique minimale ou du minimalisme moral, il y a l’idée que nous n’avons pas de devoirs moraux envers nous-mêmes mais seulement à l’égard autrui. J’ajoute que, parmi les devoirs moraux envers autrui, il faut distinguer, comme le faisait Kant, les devoirs négatifs, soit : ne pas causer de tort aux autres ; et les devoirs positifs, autrement dit : contribuer au bien des autres. Seuls les premiers sont authentiquement moraux en ce sens qu’eux seuls autorisent un traitement égal et universel de tous. Par contraste, les devoirs positifs à l’égard des autres semblent exclure un traitement égal de tous. Il est possible de ne jamais massacrer personne, mais on ne peut pas aimer tout le monde de la même manière ou aider sérieusement tout le monde en même temps et aussi bien. Même si on est riche comme Bill Gates, on doit choisir ceux qui seront l’objet de ces devoirs positifs. Il y aura probablement une explication psychologique ou sociologique aux choix que nous ferons, mais ils n’auront pas de justification éthique dans la mesure où ils excluent un traitement égal de tous. Ce sont ces divisions analytiques entre le rapport à soi et le rapport aux autres, entre les devoirs positifs et les devoirs négatifs, puis l’élimination des devoirs moraux envers soi-même et des devoirs moraux positifs envers les autres qui me permettent de réduire tous les principes éthiques à un seul : ne pas nuire à autrui intentionnellement.
La pauvreté volontaire de ces principes suscite une forme de “panique morale”. Sur quoi repose-t-elle ?
Évidemment, une conception aussi pauvre de l’éthique contredit certaines de nos intuitions les plus enracinées. Nous jugeons spontanément que nous avons des devoirs moraux envers nous-mêmes, comme celui de rester “dignes”, de ne pas participer à un lancer de nains si on est une personne de très petite taille. Nous avons tendance à voir dans nos prétendus devoirs moraux positifs à l’égard des autres le sommet de la moralité. Agir en vue du bien d’autrui reste, pour la plupart des gens, l’expression la plus accomplie de l’éthique. Que nos intuitions morales de base semblent contredire l’éthique minimale est une source de panique morale. Mais la source principale me semble être qu’elle autorise tout ce que la “morale ordinaire” réprouve : la consommation de drogues, les relations sexuelles sous toutes leurs formes si elles sont le fait d’adultes consentants, le blasphème et d’autres formes de sacrilège, etc. L’éthique minimale revient à exclure de nos conceptions pénales et de nos jugements moraux ce qu’on peut appeler les “crimes sans victimes”. S’il n’y a pas de victime, je veux dire quelqu’un qui subirait un certain dommage sans y consentir, il n’y a pas de crime.
Vous avez entamé une dispute publique avec le philosophe Michael Sandel, à propos du bien et du juste. Quel est votre désaccord ?
Michael Sandel ne croit pas que, dans les débats publics, nous puissions nous passer de références à nos valeurs, à nos conceptions de la “vie bonne“, alors que je considère qu’on peut parfaitement les ignorer. Dans le cas de l’avortement par exemple, Sandel estime que nous devons décider en priorité si le fœtus est une personne. Si c’est une personne, l’avortement devrait être criminalisé, car il ne serait rien d’autre qu’un infanticide. Mais dans le débat public sur l’avortement en France et ailleurs, on est parvenu à une sorte de consensus précisément parce que cette question morale a pu être mise de côté. Ce qui a été invoqué pour arriver à un accord, c’est la totale inefficacité des mesures coercitives contre l’avortement, les dangers que son illégalité faisait courir aux femmes, ainsi que le droit des femmes à disposer de leur corps. Le même raisonnement pourrait prévaloir pour la dépénalisation du cannabis ou du travail sexuel. Autrement dit, ce sont des arguments de droit et de justice qui ont eu la priorité sur des arguments relatifs au bien, aux valeurs, à la morale courante. C’est cette position que j’essaie de justifier philosophiquement. Pour le dire à la manière du philosophe John Rawls et dans l’esprit de Kant, je soutiens que le juste a la priorité sur le bien, alors que pour Sandel le bien a la priorité sur le juste.
Votre Portrait logique et moral de la haine est réédité vingt-trois ans après sa parution. Vous n’y avez rien changé. Pourquoi ?
J’ai préféré ne rien changer pour bien marquer que ce petit ouvrage sur la haine est une enquête linguistique et conceptuelle complètement détachée de l’actualité politique. Tout ce que j’aurais pu ajouter en préface, c’est que ce genre d’enquête purement linguistique et conceptuelle n’est plus du tout à la mode en philosophie analytique. Cette dernière s’est largement tournée vers la psychologie et les neurosciences pour clarifier les problèmes que posent les émotions comme la peur ou la haine. J’aurais peut-être pu expliquer pourquoi je n’adhère pas à ce tournant naturaliste de la philosophie analytique. Mais je ne crois pas que c’était indispensable.
Vous y réfutez l’évidence d’un lien entre “l’irrationalité et le mal”. Peut-on aller jusqu’à conclure que le mal ne relève ni de l’ignorance ni de la bêtise ?
Il me semble que vous pouvez en effet conclure ainsi. J’ajouterais “malheureusement”, car il serait plus simple ou plus facile d’expliquer pourquoi le mal est mauvais, si je puis dire, s’il était toujours l’effet de la stupidité, de l’ignorance, de l’irrationalité.
La rédaction de vos livres “ressemble à la conclusion d’une longue conversation”, dites-vous. Avec qui l’entretenez-vous ?
Concrètement, avec les amis proches que je cite dans mes pages de remerciements – celles que ces amis lisent et relisent en premier, je suppose. J’ai l’habitude de leur envoyer une première version de mes textes que je modifie ensuite en fonction de leurs commentaires et de leurs objections, que j’aimerais parfois plus complaisants ! Mais, idéalement, elle se fait avec tous mes lecteurs imaginaires dont j’envisage les objections possibles.
[LEPOINT.FR, 23 janvier 2018] ENTRETIEN. Aujourd’hui comme hier, pour être bien dans leur peau, les enfants ont besoin de sécurité et d’ouverture, selon le psychiatre.
Boris Cyrulnik : Un enfant heureux, c’est un enfant qui est à la fois sécurisé et dynamisé. Il ne peut pas être heureux tout le temps, mais, s’il l’est, c’est qu’il a été sécurisé et donc désangoissé. Lorsqu’un bébé naît, il ignore tout de ce monde. Pour lui, tout est un danger s’il est seul. Tout est un jeu et un bonheur d’explorer s’il est en présence d’une base de sécurité, c’est-à-dire de quelqu’un qui le tranquillise. S’il ne parle pas encore, cela peut être le corps de la mère, du père si c’est lui qui materne, d’une grand-mère si c’est elle qui s’en occupe, d’une nounou s’il est familiarisé avec elle… C’est un objet sensoriel qui le rassure. Plus tard, quand il parle, cela peut être la parole de la mère ou du père, ou de quelqu’un qui lui dit comment faire pour ne pas être anxieux. À l’adolescence, la base de sécurité change de forme : elle passe en dehors du foyer. On commence à attacher de l’importance aux pairs, copains de classe, profs, sportifs, artistes, etc. Les adolescents qui ont été sécurisés enfants ont davantage confiance en eux quand ils doivent quitter leur famille. Les autres ont plus de mal à partir et à découvrir une nouvelle base de sécurité extérieure. Ils ont ce que l’on appelle des attachements insécures.
Les enfants d’aujourd’hui sont-ils les mêmes qu’avant ?
Ils sont incroyablement différents. Ne serait-ce que parce que leur développement physique et mental a étonnamment changé. Surtout chez les filles. Quand j’étais gamin, il était très rare d’en rencontrer une qui dépassait 1,70 m. Aujourd’hui, c’est courant. Les filles ont des pubertés de plus en plus précoces : avoir ses règles à 10 ans est fréquent maintenant. Ces évolutions biologiques sont la conséquence des progrès en tout genre dans la société, mais aussi de facteurs endocriniens. À 12 ans, les filles ont une maturité psychophysiologique en avance de deux ans au moins sur les garçons, qui ont une puberté plus tardive, aux alentours de 14 ans. Au moment du bac, ce sont des jeunes femmes matures alors que les garçons sont encore immatures.
Cependant, beaucoup de jeunes semblent déprimés, est-ce un mythe ?
Ce n’est pas un mythe, ils sont mal dans leur peau. Pourtant, la société occidentale n’a jamais été aussi peu violente. C’était bien pire avant. Mais aujourd’hui le retard d’indépendance détruit les jeunes. En France, une fille est autonome en moyenne vers 24-25 ans, un garçon vers 26-28 ans. C’est très tard et cela contribue à altérer l’image de soi. Alors que les conditions matérielles et psychologiques de développement n’ont jamais été aussi bonnes, les conditions sociales de développement n’ont jamais été aussi mauvaises. Il y a un décalage entre la maturité psychologique précoce et l’indépendance économique. Cette dissociation est déprimante et angoissante. En 1903, un rapport psychiatrique de Gilbert Falleré signalait déjà qu’il y avait plus de dépressions d’usure chez les enfants qui poursuivaient leurs études que chez ceux qui allaient travailler tôt, lesquels étaient plus heureux, car fiers de gagner leur vie.
L’école en demande-t-elle trop aux enfants d’aujourd’hui ?
On exige beaucoup d’eux sur le plan intellectuel. Aujourd’hui, il y a dans les écoles des enfants qui sont en souffrance. Cela ne veut pas dire qu’ils ne réussiront pas leur vie. Je connais beaucoup de chefs d’entreprise qui ont été de très mauvais élèves et qui, plus tard, ont appris les langues étrangères, le droit, la gestion en un clin d’œil. Certains sont incapables d’apprendre à l’école, car celle-ci est inadaptée et contraint à l’immobilité : un enfant qui veut se dépenser ne peut pas, ça le rend malheureux. L’action est un très bon tranquillisant. Par ailleurs, l’école est devenue anxiogène : on dit aux jeunes “si vous n’avez pas le bac, vous serez au chômage” et, en même temps, “si vous avez le bac, vous serez au chômage aussi.” Comment peuvent-ils résoudre le problème de cette projection paradoxale ? C’est impossible. L’école crée les conditions psychologiques de fabrication de l’angoisse.
On évoque désormais le burn-out chez les enfants. Qu’en pensez-vous ?
La société pousse les enfants à faire plein de choses tout le temps. Ils sont pris dans un schéma extra-déterminé et n’arrêtent pas de subir des pressions extérieures : le professeur au collège, les parents qui en rajoutent et les chargent d’activités extrascolaires… Ce ne sont pas des tortures, mais cela signifie que l’enfant n’a aucune liberté. Son bonheur est imposé par les autres : tu dois bien travailler à l’école, apprendre le piano, la danse, l’anglais… Dans l’esprit des parents, c’est pour le bien des enfants, c’est certain. Mais dans l’esprit des enfants, c’est une contrainte constante. Certains craquent.
Est-ce important de les laisser se confronter à l’ennui ?
Il faut un juste équilibre entre l’action et l’inaction pour pouvoir avoir l’existence qui nous convient. Les moments d’ennui sont nécessaires pour les enfants, car ce sont des moments de créativité. Un enfant qui est toujours dans l’agir répète ce qu’il a appris à faire, il est efficace. Mais, grâce à l’ennui, il peut chercher d’autres solutions, être plus imaginatif. Ce n’est pas ce qui se passe actuellement, où les enfants sont en permanence stimulés par l’extérieur, et non par l’intérieur. Les écrans en sont une preuve.
Beaucoup d’enfants jouent justement avec des écrans. Y a-t-il des risques ?
Le jeu est vital pour le psychisme. Un enfant qui joue est un enfant qui va développer son monde mental, qui sera curieux. Sauf que les jeux actuels sont pervertis par les écrans. Beaucoup de publications scientifiques montrent que l’hyperconnexion produit non seulement des adultes différents, mais des cerveaux différents. Les adolescents ont des cerveaux plus vifs pour la communication et l’image que les nôtres, mais moins aptes à la parole et aux relations. Cela engendre une autre manière de s’engager dans la société. Les jeunes sont de plus en plus centrés sur eux-mêmes et se mettent de moins en moins à la place des autres. Les psychanalystes appellent ça le narcissisme. Les écrans les préservent de la souffrance quand ils s’ennuient, mais altèrent leurs capacités d’empathie. Or, l’empathie est un signe de solidarité et d’attention aux autres. Sans compter que les jeux vidéo exercent une fascination chez certains adolescents au point qu’ils deviennent addicts et mettent en péril l’école, qui reste le lieu de la socialisation. Ils agissent comme une drogue : dès que l’effet s’éteint, c’est le désespoir.
Quel est le bon rythme pour un enfant ?
Le maître mot est ralentir. C’est ce qui a été mis au point en Europe du Nord dans les politiques éducatives. Au Danemark, par exemple, les trois premiers mois de congé parental sont pour la mère. Après, le couple décide qui reste à la maison. Les mères sont encore majoritaires à s’arrêter de travailler, mais le nombre de pères augmente très vite. De plus en plus d’hommes s’occupent des bébés. Un énorme changement culturel se prépare et les enfants vont en bénéficier. C’est très sécurisant pour eux de pouvoir s’identifier à l’image autant maternelle que paternelle. De plus, comme ils entrent à l’école plus tard grâce au congé parental, lorsqu’ils affrontent les apprentissages, ils sont plus mûrs et plus confiants. Le résultat de ces réformes a surtout été évalué en Norvège : quinze ans après leur mise en place, le nombre d’illettrés a été ramené à 1 %, contre 7 % en France, les psychopathies ont diminué de 40 %, les suicides de 50 %. Tous les indicateurs du bien-être ont augmenté.
Peut-on être heureux quand ses parents sont séparés ?
Oui, bien sûr. La condition la plus favorable au bon développement d’un enfant, c’est le système familial à multiples attachements. Si un attachement cesse parce que la mère meurt, que le père part… il faut que d’autres tuteurs prennent le relais pour que les enfants se construisent bien. Jusque dans les années 1950, les enfants grandissaient dans des villages, dans des petits groupes. Et il ne faut pas oublier que, pendant la Première Guerre mondiale, un enfant sur deux était orphelin. Il était généralement recueilli et élevé par une tante, une grand-mère… À l’époque, les divorces étaient rares, mais, si l’enfant était malheureux dans sa famille, il pouvait fréquenter les voisins et il était autonome vers 12-13 ans. Il était moins soumis aux contraintes du ménage. De nos jours, les parents se séparent, mais si autour d’eux il y a l’équivalent d’un village, un groupe d’amis, une famille recomposée, l’enfant sera heureux quand même. C’est plus problématique si la séparation a lieu dans un foyer parental isolé ; là, il pourra souffrir, car il aura un foyer appauvri.
Beaucoup de guides existent pour aider les parents. Être parent est-il devenu un métier ?
Les enfants étaient plus faciles à élever avant, même lorsque les parents en avaient cinq ou six, contre un ou deux aujourd’hui. Ils quittaient la maison beaucoup plus tôt et on mettait la barre beaucoup moins haut. Les parents étaient moins exigeants et, si l’école était plus dure physiquement – les enfants étaient battus et tout le monde trouvait ça normal –, elle demandait un programme d’études minimum. De nos jours, il faut avoir la bonne orientation, le bon professeur, la bonne école… Mais il ne faut pas culpabiliser les parents. Ils cherchent à faire leur boulot de parents le mieux possible, même si c’est difficile. Il n’y a pas de recettes : il faut que l’enfant soit entouré, certes, mais il faut qu’il ait sa part d’efforts à faire. D’ailleurs, les études montrent que les enfants dont les mamans travaillent obtiennent d’aussi bons résultats, voire même légèrement meilleurs, que ceux dont les mamans restent à la maison pour s’occuper d’eux.
Comment repérer qu’un enfant va mal ?
Le premier signe est le décrochage ou le ralentissement scolaire. Les enfants bien sécurisés sont pour la plupart ceux qui fournissent la population des futurs bons élèves. Après l’école, il y a les troubles de la relation. Un enfant qui a des amis, quatre ou six, est un enfant qui se développe bien. S’il en a trop, cela signifie qu’il n’a pas d’amis. Mais s’il est incapable d’en nommer un, là, c’est inquiétant.
Quels conseils donneriez-vous aux parents ?
Je ne peux que citer Freud : “L’éducation, quoi que vous fassiez, c’est raté.” Les parents ne sont pas responsables de tout, et le couple, même s’il est soudé, ne peut pas tout régler. À l’âge de 6 ans, dès le cours préparatoire, les enfants commencent à être façonnés par autre chose que leurs parents et à leur échapper un peu. Il faut donc agir sur l’école et sur l’organisation socioculturelle autour de la famille. Au lieu de faire la course aux cours de piano, de tennis, d’anglais… et de privilégier les performances individuelles qui isolent, il faut valoriser les activités périfamiliales et revenir aux activités de groupe, au patronage, que l’on a ridiculisés mais dans lesquels les enfants se socialisent très bien. Un enfant qui évolue dans une famille close est freiné dans sa construction. Il a besoin d’ouverture, de pratiquer un sport collectif, de faire du théâtre, d’aller en colonie, d’être scout… Les Américains et les Suédois sont en train de revaloriser ça à leur manière. Après le bac, ils proposent désormais aux jeunes de ne pas s’inscrire à l’université tout de suite et de prendre une année sabbatique ou deux pour parcourir le monde. Ce n’est pas une perte de temps, au contraire, cela les fait réfléchir, mûrir. Les premiers résultats montrent qu’ils ont moins d’échecs à l’université.
Finalement, il faut leur ficher la paix, aux enfants ?
Non, mais il faut que les parents passent et organisent le relais. L’enfant roi est terriblement malheureux. J’ai travaillé en Chine l’hiver dernier : là-bas, on parle d’enfant empereur. Les parents font tout pour leurs enfants, ils les entourent, les mettent dans les meilleures écoles, leur achètent ce qu’ils veulent, cèdent à tous leurs caprices. Ils vont même jusqu’à trop les nourrir. Résultat, ces enfants sont obèses, ils s’ennuient, sont méchants et battent leurs parents. Le Japon, où la pression parentale est également énorme, et la Chine sont les deux pays où les parents sont les plus battus par leurs enfants. Les enfants rois souffrent, car ils sont finalement en prison…
[LALIBRE.BE, 15 juin 2024] L’extension à une deuxième heure d’éducation politique, philosophique et aux médias pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique.
Pour la première fois en Belgique, tous les jeunes de 16 et 17 ans ont pu faire entendre leur voix dans les urnes ce 9 juin [2024]. C’était une opportunité pour eux, mais aussi pour la démocratie. En tant que société civile, notre devoir est de les former à faire un choix éclairé et citoyen.
Malgré les initiatives d’enseignants, l’éducation politique n’est pas assez enseignée et de nombreux jeunes estiment ne pas être préparés, certains exprimant même un désintérêt voire une vraie méconnaissance de la politique. Exercer son esprit critique, décoder les fake news, résister aux passions haineuses… sont autant de compétences qui s’apprennent et s’exercent collectivement.
Pour y arriver, deux heures par semaine de cours philosophie et citoyenneté (CPC) sont un minimum afin d’apprendre à forger ses opinions au moyen d’outils philosophiques, à bien comprendre le fonctionnement de notre démocratie et à opérer en conscience des choix éclairés.
Le statu quo intenable
Après les élections de 2019, il semblait exister un consensus politique pour avancer vers une deuxième heure pour tous les élèves de CPC dans l’enseignement obligatoire. Le second rapport parlementaire de décembre 2021 était clair à ce sujet, et renforçait d’ailleurs celui de 2015 : il faut aller vers une extension de l’éducation à la philosophie et la citoyenneté. Cependant, en août 2023, ce projet d’extension fut reporté à la prochaine législature…
Or, au manque de formation citoyenne des élèves s’ajoute une situation sur le terrain qui est intenable. Autant les directions que les enseignants dénoncent des difficultés organisationnelles absurdes qui participent à la précarité des conditions de travail de ces derniers. Tous demandent l’extension urgente du cours à une 2e heure, sa pérennisation et une revalorisation significative de la fonction.
Du côté des élèves, le nombre d’inscrits à la deuxième heure de CPC ne cesse de progresser. Le Forum des Jeunes, porte-parole officiel des 16-30 en Fédération Wallonie-Bruxelles, affirmait en 2022 que “70 % ⌈des jeunes⌉ estiment que recevoir une meilleure éducation à la citoyenneté dans les écoles est l’un des moyens les plus importants pour que les jeunes aient davantage d’influence sur les politiques publiques et sur les processus de décisions.” Ils sont rejoints par de nombreux parents qui, depuis la création du cours, sont convaincus que son extension est une priorité.
Enfin, au niveau politique, des points restent à trancher : neutralité budgétaire, accessibilité confortable à l’éducation religieuse… Mais tout ceci peut être réglé, en accordant notamment une attention particulière à la préservation de l’emploi des professeurs de cours philosophiques si ces deux heures de CPC sont appliquées. C’est une question de volonté politique. Il y a urgence !
Une priorité politique
Pour le CEDEP (Centre d’Etude et de Défense de l’Ecole Publique), la formation actuelle à une éducation politique, philosophique et aux médias est insuffisante et ne permet pas d’outiller tous les jeunes face aux défis actuels et futurs. L’extension à une deuxième heure de philosophie et citoyenneté pour tous les élèves, en primaire et en secondaire, doit être une priorité politique et une question d’intérêt public.
Au vu de la montée des extrémismes, des inégalités hommes/femmes, des défis environnementaux et de la fragmentation du corps social, il est prioritaire d’offrir aux enfants deux heures hebdomadaires de philosophie et citoyenneté dans tout l’enseignement obligatoire durant lesquelles ils apprennent ensemble à échanger leurs points de vue dans le respect réciproque, et à élaborer une pensée complexe.
Si ces éléments font l’unanimité : qu’attendons-nous pour passer à deux heures du cours de philosophie et citoyenneté ?
Il est de certains livres comme des petits vieux sur les bancs : on peut passer à côté en les remarquant à peine, pressé que l’on est d’aller, soi-disant, quelque part. Mais celui qui prend la peine de s’asseoir un instant et d’écouter la conversation, voire de s’y mêler, va peut-être se relever avec des trésors d’humanité dans les oreilles et… matière à méditer sur ce que signifie effectivement “aller quelque part.“
Faire confiance à la confiance, le livre de Mark Hunyadi paru en 2023, fait cet effet-là. Au fil d’une petite centaine de pages, le philosophe louvaniste replace la confiance au cœur de la réflexion sur l’homme et sa société : le résultat est inédit et fondateur. En passant, il rend au péril numérique sa juste place, ce qui ne va pas faire plaisir aux complotistes de tout poil. A lire d’urgence !
Ce que j’ai d’ailleurs fait, au point d’intégrer l’approche de Hunyadi au cœur de ma réflexion sur comment “être à sa place” (l’ouvrage prévu a été rebaptisé, après que la philosophe française Claire Marin ait choisi ce titre pour son dernier livre). Vous retrouverez donc la confiance comme principe directeur dans les pages du livre que j’écris en ligne : Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé. Et, en attendant la publication dudit ouvrage, foncez chez votre libraire indépendant ou lisez la conclusion de Faire confiance à la confiance ci-dessous : nous n’avons pas résisté à l’envie de la reproduire intégralement… avec une mise en édition qui, l’espérons-nous, en facilite la compréhension.
Étant fondamentalement rapport au monde, la confiance est ce dans quoi nous séjournons. Mais le concubinage forcé avec le numérique modifie notre habitat : plus sûr, plus fonctionnel, il est aussi à même de satisfaire plus rapidement une gamme plus étendue de désirs, pour le plus grand contentement de ses utilisateurs. Il est donc aussi libidinalement plus satisfaisant, ce qui lui confère une force irrésistible.
J’ai essayé de montrer que ce taux accru de satisfaction allait de pair avec une baisse tendancielle du taux de confiance – au sens où on en avait de moins en moins besoin-, puisque le principe même de cette modification de notre manière d’habiter le monde est la prise en charge de nos désirs et volontés par des processus automatisés capables de les exécuter dans les conditions techniques les plus optimales. Du coup, la sécurité technique se substitue à la confiance naturelle dans le processus de réalisation de nos désirs.
Cela nous rive tous de manière inédite au système. Si la satisfaction de nos désirs devient, grâce au numérique, automatique ou quasi automatique, toute résistance se trouve abolie. Des processus machiniques prennent le relais et assurent l’exécution automatique du désir, rivant l’individu à la puissance sans limites de ce système libidinal. Le numérique, par le confort réel qu’il procure, affaiblit les énergies individuelles potentiellement en révolte contre la réalité en place, alimente donc la conservation du système en dédommageant chacun par un confort accru, érodant par là même les énergies antagonistes. De ce monde, le sens de la transcendance se trouve lui-même exilé, car plus les satisfactions sont immédiates, plus l’aspiration à un monde autre s’ éloigne.
Politiquement, les conséquences de cette évolution sont délétères pour la démocratie. Le problème ne tient pas aux institutions elles-mêmes, et on a envie de dire : hélas. Car le mal est plus profond, plus insidieux que cela. Il touche non pas au fonctionnement des institutions démocratiques (qui, formellement, tiennent le coup), mais, plus fondamentalement, aux valeurs sur lesquelles elles reposent. Au premier rang de celles-ci : la recherche coopérative de la vérité, ou la volonté de trouver un consensus et de s’y tenir. En effet, s’il est bien un acquis fondamental de la modernité démocratique, et ce, en gros, depuis la fin des guerres de religion qui avaient laissé l’Europe exsangue, c’est que les conflits doivent se résoudre symboliquement – c’est-à-dire par la discussion plutôt que par les armes.
Principe exigeant, ‘idéal régulateur’ comme disent les philosophes, mais suffisamment puissant et efficace pour que, par exemple, la construction européenne tout entière s’y adosse. Il est en outre éminemment générateur de confiance, car il permet aux citoyens de s’attendre légitimement à ce que les affaires publiques soient gérées dans le meilleur intérêt de tous.
Seulement voilà : la résolution symbolique des conflits suppose d’être d’accord de s’accorder, c’est-à-dire de coopérer à la recherche de la vérité, avec un petit v. Or, s’est progressivement imposée sous nos yeux, à bas bruit, une conviction d’une tout autre nature, selon laquelle ce qui compte, ce n’est plus tant la recherche de la vérité que l’affirmation de soi. L’identité plutôt que la vérité. Crier haut et fort ce que l’on est, clamer ce que l’on veut, penser ce qu’on pense et le faire savoir, voilà la grande affaire. Polarisation entre communautés irréductibles, fragmentation des revendications, populismes et fake news s’alimentent à ce même primat de l’identité sur la vérité : ne compte que ce qui me renforce dans mes convictions.
Ce qui, au-delà de routes leurs différences, réunit ces symptômes politiques, c’est précisément cette attitude de brutale affirmation de soi qui refuse route transcendance à soi-même : je veux ou je désire quelque chose parce que je suis ce que je suis, point barre. On retrouve ici le traitement naturaliste du désir dont il était question plus haut, mais à l’égard de soi-même : j’adhère à une info non en fonction de sa vérité présumée, mais parce qu’elle me plaît et flatte ce que je pense, sucre pour mon cerveau.
Il n’est pas question de former, de réinterpréter, de réévaluer mes aspirations spontanées en fonction de celles d’autrui, ou en regard d’un intérêt ou d’une valeur supérieurs. Chacun considère son désir ou sa volonté comme un fait brut qui cherche sa satisfaction comme la pierre tombe vers le bas. Comme pour les assaillants du Capitole le 6 janvier 2021, le désir doit faire loi.
J’ai essayé de le montrer, le numérique joue un rôle majeur dans ces évolutions. Car il renforce formidablement cette tendance à l’affirmation de soi, qui est aussi une tendance à la satisfaction de soi. Dans ce monde, on a de moins en moins besoin de confiance, donc de relation constructive à autrui. Dans un monde administré par le numérique, la confiance devient inutile, parce que le système tend toujours davantage à sécuriser la réalisation de nos désirs. Il les prend en charge et les exécute à notre meilleure convenance, éliminant au maximum les risques de déception.
De ce point de vue, le numérique se présente comme un immense système de satisfaction, où tout le monde, du cueilleur de champignons à l’athlète de pointe en passant par le diabétique et le chercheur en philosophie, trouve son compte. C’est une réussite diabolique, en ce sens qu’elle enferme tout un chacun dans sa bulle de satisfaction (à l’origine, diable veut dire : qui sépare). Le numérique n’est pas une fenêtre sur le monde, mais monde lui-même, paramétré par d’autres ; un monde au sein duquel, je l’ai dit, l’individu ne fait que répondre à une offre numérique.
Extrapolée à la limite, cette évolution lourde conduit à une forme de fonctionnalisme généralisé: non pas un fonctionnalisme où le système attribue à chacun sa fonction (comme dans la division du travail, où chacun est assigné à une tâche par son n + 1), mais où chacun attend du système qu’il remplisse la fonction qu’il lui attribue. Renversement, au demeurant, typiquement dans la veine de l’individualisme nominaliste : souverain dans sa volonté, l’individu met à son service un système qui l’exécute. Et le système est ainsi fait qu’il en est désormais techniquement capable. Dans ce monde, chacun devient l’administrateur de son propre bien-être, pour sa plus grande satisfaction. L’exécution du désir et de la volonté est automatisée, prise en charge par les algorithmes. Plus besoin de confiance dans ce monde-là ! La confiance y est remplacée par la sécurité. Les relations naturelles de confiance, et leur incertitude constitutive, se trouvent remplacées par des relations techniques, comme on a pu le voir ici à l’exemple du bitcoin.
Cette évolution marque un vrai tournant anthropologique et sociétal. Elle embarque tout sur son passage, y compris, donc, les valeurs qui sous-tendent la démocratie. Car elle renforce immensément chez l’individu la tendance libidinale à la satisfaction de soi, qui dès lors prévaut sur toute autre considération. Et elle renforce au passage son narcissisme cognitif, qui le pousse à préférer sa vérité à la recherche coopérative de celle-ci. L’individu trouve désormais d’autres communautés de confiance, structurées autour des influenceuses et influenceurs, par exemple, des communautés affectives formées de ceux qui pensent et sentent comme lui. Individuel ou collectif, le cockpit numérique n’en est pas moins un puissant isolant.
Nous ne sommes malheureusement, en l’état actuel des choses, pas équipés pour faire face à ces évolutions et adopter les réponses qu’elles réclament. Ni moralement, ni politiquement. Car le seul cadre dont sont dotées les démocraties constitutionnelles modernes, c’est la défense des droits et libertés individuels. Or, l’emprise du numérique comme le changement climatique sont des phénomènes globaux qui nécessitent des réponses globales. L’éthique individualiste libérale, de part en part nominaliste comme je l’ai rappelé, n’est simplement pas taillée à la mesure de ces problèmes. Au contraire, elle les aggrave, animée qu’elle est du seul souci de préserver à chacun sa sphère de liberté d’action, incapable en conséquence d’agir sur les effets cumulés des libertés individuelles agrégées.
En l’occurrence, l’enjeu éthique fondamental de l’emprise numérique n’est pas l’ensemble des risques qu’elle fait courir à nos vies privées ou à la sécurité de nos données. Ce sont là des problèmes certes importants et qu’il faut résoudre, mais le droit allié à la technique s’y emploie déjà ; et bien que difficile, cette tâche n’est pas insurmontable. En revanche, ce que le numérique fait à l’esprit représente un enjeu autrement plus considérable !
Le fonctionnalisme généralisé, l’automatisation de l’exécution des désirs, le renforcement du narcissisme cognitif, l’isolement mental, et tout cela au nom d’une plus grande satisfaction libidinale : voilà qui menace la vie de l’esprit humain bien davantage que les risques juridiques que fait courir aux individus le commerce de leurs données.
Or, cette menace ne peut être appréhendée dans le cadre de l’éthique individualiste – celle des droits de l’homme – dont nous disposons actuellement. Elle n’est simplement pas à la hauteur des enjeux anthropologiques et sociétaux qui se dessinent. Ainsi, l’Union européenne par exemple, qui se considère facilement exemplaire dans le domaine de la régulation du numérique, produit à grande vitesse un nombre considérable de textes législatifs, à commencer par le RGPD (Règlement général sur la protection des données, entré en vigueur en 2018), mais qui tous, sans exception aucune, ne font qu’entériner le système existant, en l’obligeant simplement à se conformer aux exigences des droits fondamentaux des individus. Une telle obligation est importante, certes, et on se désolerait si on ne s’évertuait à l’honorer. Elle est de plus difficile à implémenter dans la réalité, en raison des caractéristiques techniques du fonctionnement numérique, chacun le sait ; tenter de le faire est donc en soi une tâche héroïque.
Il n’empêche que cette approche par ce que j’appelle l’éthique des droits – l’éthique qui se focalise sur les torts faits aux individus – ne peut qu’ignorer les enjeux éthiques fondamentaux qui concernent la vie de l’esprit en général, c’est-à-dire nos rapports au monde, aux idées, à l’imagination. Car la vie de l’esprit pourrait être entièrement prise en charge par des processus automatiques – elle pourrait donc être intégralement automatisée en ce sens -, tout en respectant scrupuleusement les principes fondamentaux de l’éthique des droits. Chacun pourrait se retrouver à gérer son existence dans son cockpit, sans qu’aucune charte éthique ou texte législatif n’y trouve rien à redire. Le respect de l’ éthique des droits est ainsi compatible avec la déshumanisation de la vie de l’esprit.
La défense des droits individuels ne peut donc être le dernier mot de notre rapport au numérique. Sécuriser les transactions numériques, protéger la vie privée, garantir la liberté d’expression et la non-discrimination, tout important que cela soit, passe à côté des véritables enjeux éthiques du numérique, pour lesquels il n’existe pourtant aucun comité d’éthique. Tous sont en effet prisonniers de l’éthique des droits, qui ruisselle des plus hauts textes normatifs (le préambule des Constitutions, ou la Convention européenne des droits de l’homme) jusqu’aux plus infimes règlements internes d’entreprises.
L’impuissance de l’éthique des droits et de la pensée libérale en général rend indispensable une refonte de l’organigramme de nos sociétés démocratiques chancelantes. Je ne reviens pas ici sur la nécessité de créer une institution capable d’organiser l’ agir collectif à la hauteur où agissent actuellement les grandes puissances privées du numérique. C’est là une nécessité en quelque sorte conceptuelle, car aucun agir individuel, même agrégé, ne parviendra à contenir, infléchir ou réorienter ces évolutions massives. Politiquement donc, ce qui est requis, c’est une institution transnationale dont l’horizon normatif ne saurait se limiter à la défense des droits et libertés individuels, pour la raison simple que l’ensemble des phénomènes que j’ai décrits pourrait se dérouler dans le respect intégral des principes de l’éthique des droits. Ces phénomènes sont plutôt à comprendre comme l’effet systémique engendré par l’éthique des droits elle-même, qui laisse tout faire pour peu qu’il ne soit pas fait de tort aux individus en particulier. D’où la nécessité d’une institution qui secondarise l’éthique des droits, pour permettre de penser à l’horizon global du type d’humanité et de société (donc de vie de l’ esprit) que nous souhaitons. Seule une telle institution réflexive peut nous sortir de l’impuissance dans laquelle nous enferme la petite éthique des droits.
Mais une telle institution serait elle-même impossible si elle ne pouvait pas puiser dans les ressources des acteurs eux-mêmes. Cette institution doit apparaître normativement désirable à leurs yeux. Pour qu’une institution ne flotte pas dans le vide éthéré de ses principes abstraits, elle doit pouvoir s’ancrer dans le sens que les acteurs sont capables de conférer à leur propre expérience.
Ce sont ces ressources de pensée négative dont s’alimente la vie de l’esprit que le système érode jour après jour en s’adressant méthodiquement à ses utilisateurs comme à des êtres libidinaux ; il s’adresse à eux non comme à des êtres rationnels capables de pensée et de jugement, mais comme à des êtres cherchant la satisfaction automatique de leurs désirs et volontés. J’ai évoqué comment cette tendance actuellement à l’œuvre s’inscrivait dans le cadre général d’une substitution de relations techniques aux relations naturelles avec le monde, et ses conséquences de longue portée.
Mais une tendance n’est qu’une tendance, précisément, et elle laisse encore la place à des expériences qui ne s’y plient pas. Le numérique ne pourra pas remplacer ni même médiatiser toutes les relations au monde ; s’éprouver soi-même et éprouver le monde et la force illuminante des idées reste et restera l’apanage des sujets vivants, sauf à devenir des robots. C’est par conséquent dans des îlots d’expériences quotidiennes non encore colonisées par le numérique – expériences de confiance, de face-à-face, d’amour, de communication authentique, de confrontation réelle, mais aussi expériences du corps vivant, du corps dansant, du corps sentant -, c’est dans ces expériences d’épreuve qualitative de soi et du monde que les acteurs peuvent trouver eux-mêmes les ressources de contre-factualité capables d’alimenter leur pensée négative, pensée critique qui témoigne encore qu’un autre monde est possible. L’épreuve qualitative du monde, qui a été méthodiquement occultée par l’émergence du nominalisme, et qui est aujourd’hui systématiquement écartée par l’ontologie implicite du numérique, recèle, pour peu qu’on y porte une juste attention, l’image vivante d’une relation possiblement non aliénée au monde.
La philosophie est la seule science qui puisse appréhender l’expérience humaine comme un tout. C’est donc à elle que revient la tâche, aujourd’hui muée, sous la pression des circonstances, en tâche politique, d’exhiber le sens de ces expériences intramondaines riches en ressources face à l’administration numérique du monde. Ces expériences conservent les traces d’un rapport non nominaliste au monde ; traces inapparentes, comme diluées dans l’océan de l’ esprit nominaliste qui nous gouverne, mais que pour cette raison même la philosophie, en particulier dans ses usages critiques, est en charge de préserver et d’exposer comme autant de pépites où se réfugie l’esprit authentiquement humain.
La sécurité technique ne peut certes pas remplacer toutes les relations naturelles de confiance, sauf à ce que nous devenions des robots – auquel cas nous ne pourrions même plus nous en plaindre. C’est à la philosophie – la seule science qui envisage l’expérience humaine comme un tout – que revient la tâche éminente de montrer qu’un autre monde est possible, un monde où l’esprit humain, plutôt que s’ encapsuler sur lui-même, puisse se confronter à ce qui le dépasse. C’est à la philosophie que revient de montrer que la vérité, la confiance, l’amour, et d’autres expériences semblables, irréductibles à la relation numérique, élèvent l’esprit parce qu’ils le transcendent.
L’anglais Stephen John FRY (né en 1957) est un humoriste, auteur (romancier, poète et chroniqueur), acteur, réalisateur, une célébrité de la télévision. Il est le fils d’Alan Fry, un physicien anglais, et de Marianne Newman, de descendance juive-autrichienne, dont les tantes et cousins avaient été déportés et tués dans le camp de concentration d’Auschwitz. [en savoir plus sur Stephen Fry dans wallonica.org…]
Le politiquement correct
[L’intervention de Stephen Fry ci-dessous ouvrait une rencontre organisée par les Munk Debates le 18 mai 2018 ; elle est traduite par IA (chatGPT) d’après une transcription de SCRAPSFROMTHELOFT.COM, révisée par Patrick Thonart]
Mai 2018. Le psychologue canadien Jordan Peterson et l’acteur et militant britannique Stephen Fry affrontent la blogueuse américaine Michelle Goldberg et le commentateur politique et universitaire américain Michael Eric Dyson dans un débat enflammé sur le politiquement correct dans la société moderne. Ce qui suit est la transcription du discours d’ouverture de Stephen Fry :
Bon, en acceptant de participer à ce débat et de me tenir de ce côté de la scène, je suis pleinement conscient que beaucoup de gens, qui choisissent (à tort selon moi) de voir cette question en termes de Gauche et de Droite (des termes désuets et galvaudés selon moi) croiront que je me trahis et moi-même, et les causes et les valeurs que j’ai défendues au fil des ans.
J’ai déjà affronté d’énormes critiques simplement parce que je me tiens ici, à côté du professeur Peterson, alors que c’est précisément la raison pour laquelle je suis ici aujourd’hui. Je me tiens à côté de quelqu’un avec qui j’ai, comment dire, des divergences, en termes d’options politiques et de toutes sortes d’autres choses, précisément parce que je pense que tout cela doit cesser.
Cette rage, ce ressentiment, cette hostilité, cette intolérance, surtout cette certitude de “vous êtes avec nous ou contre nous.” Un Grand Canyon s’est ouvert dans notre monde et la fissure – que dis-je, la crevasse – s’élargit chaque jour. Aucun des deux côtés ne peut entendre un mot que l’autre hurle et aucun ne le veut. Et, pendant que ces armées et ces propagandistes des guerres culturelles s’affrontent, dans l’espace immense entre les deux côtés, les gens du monde essaient de continuer leur vie, alternativement déconcertés, ennuyés et trahis par les horribles bruits et explosions qui résonnent tout autour d’eux. Je pense qu’il est temps que cette folie toxique, binaire et à somme nulle cesse, avant que nous ne nous détruisions nous-mêmes. [applaudissements]
Je ferais mieux d’afficher clairement mes couleurs avant d’aller plus loin et, par simple politesse, de vous donner une idée de mes origines. Toute ma vie adulte, j’ai été ce que l’on pourrait appeler un gauchiste – un gauchiste modéré – un libéral de la variété la plus effacée et timide. Pas un socialiste enflammé prêt à ériger des barricades, même pas vraiment un progressiste digne de ce nom. J’ai participé à des manifestations, mais je n’ai jamais osé brandir des pancartes ou des bannières. En fait, suis-je un membre détesté de ce groupe, un SJW [Social Justice Warrior], un “guerrier de la justice sociale” ? Je n’ai pas une fort bonne opinion de l’injustice sociale, je dois le dire, mais je me considère surtout comme un inquiet [worrier] de la justice sociale.
En grandissant, mes héros intellectuels étaient Bertrand Russell et G.E. Moore – des penseurs libéraux, des gens comme eux – des écrivains comme E.M. Forster. Je croyais (et je pense que je crois encore) au caractère sacré des relations humaines, à la primauté du cœur, de l’amitié, de l’amour et de l’intérêt commun. Ce sont des croyances plus personnelles et intérieures que des convictions politiques extérieures. Plus la version humaniste d’une pulsion religieuse, je suppose. J’ai confiance en l’humanité, je crois en l’humanité, je pense que j’en donne la preuve au jour le jour, malgré tout ce qui s’est passé au cours des 40 ans de ma vie adulte.
Je suis tendre et je peux facilement être emporté par des cœurs plus durs et des intellects plus durs. Je suis parfois surpris d’être décrit comme un “militant“, mais avec le temps, je me suis activement impliqué dans ce que l’on pourrait appeler des causes. J’ai grandi en sachant que j’étais gay – eh bien, en fait, dès le début, je savais que j’étais gay – je me souviens que lorsque je suis né, je me suis retourné et je me suis dit “c’est la dernière fois que je passe par là !” [rires] Je suis juif. Donc, j’ai une horreur naturelle et évidente du racisme. Naturellement, je veux que le racisme, la misogynie, l’homophobie, la transphobie, la xénophobie, l’intimidation, le sectarisme, l’intolérance sous toutes ses formes humaines prennent fin. C’est sûrement un point acquis pour nous tous. La question est de savoir comment atteindre un tel Graal.
Mon objection ultime au politiquement correct n’est pas qu’il combine tant de choses que j’ai passé ma vie à détester et à combattre, nous prêchant (avec beaucoup de respect…) la Piété, l’auto-justification, la chasse aux hérétiques, la dénonciation, la honte, l’affirmation sans preuve, l’accusation, l’inquisition, la censure, etc. Ce n’est pas pour cette raison que je m’attire d’avance les foudres de mes camarades libéraux, en me tenant de ce côté de la tribune. Mon objection réelle est simplement que je ne pense pas que le politiquement correct fonctionne. Je veux atteindre… Je veux aussi atteindre le Dôme du Rocher, mais je ne pense pas que ce soit la manière d’y parvenir. Je crois que l’une des plus grandes erreurs humaines est de préférer avoir raison plutôt que d’être efficace. [applaudissements]
Et le politiquement correct est toujours obsédé par le fait d’avoir raison sans penser à son efficacité potentielle. Je ne me considère pas comme un libertaire classique, mais j’apprécie la transgression et je me méfie profondément et instinctivement de la conformité et de l’orthodoxie. Le progrès n’est pas réalisé par des prédicateurs et des gardiens de la morale, mais pour paraphraser Ievgueni Zamiatine “…par des fous, des ermites, des hérétiques, des rêveurs, des rebelles et des sceptiques.” Je peux me tromper.
J’espère apprendre ce soir. Je pense vraiment que je peux me tromper, et je suis prêt à envisager la possibilité que le politiquement correct nous apporte plus de tolérance et un monde meilleur. Mais je n’en suis pas sûr et je voudrais que cette citation de mon héros Bertrand Russell plane sur la soirée : “L’une des choses pénibles de notre époque est que ceux qui ressentent la certitude sont stupides et ceux qui ont de l’imagination et de la compréhension sont remplis de doute et d’indécision. Que le doute prévale.”
Je ne crois pas que les avancées de ma culture, celles qui m’ont permis de me marier, comme je le suis depuis trois ans avec quelqu’un du même genre que moi, soient le résultat du politiquement correct. Et peut-être que le politiquement correct est en réalité une sorte de truite vivante qui s’éloigne à nouveau chaque fois qu’on la saisit. Et vous direz “Je ne parle pas de cela…” Que vous parliez de justice sociale, avec quoi je suis d’accord, que vous parliez de politique identitaire ou d’histoire de votre peuple, d’histoire de mon peuple – car mon peuple a aussi été esclave. Les Britanniques ont été esclaves des Romains et les Juifs ont été esclaves des Égyptiens, tous les êtres humains ont été esclaves à un moment donné et nous partageons tous, en ce sens, cette connaissance de l’importance de s’exprimer. Mais Russell Means, qui était un ami à moi vers la fin et qui a fondé le Mouvement Amérindien, a dit : “Oh, pour l’amour de Dieu ! Appelez-moi un Indien ou un Lakota Sioux ou Russell. Peu importe comment vous m’appelez. C’est la façon dont on nous traite qui importe.” Et donc je vise vraiment une conception plus générale. Une anecdote : à Barrow, en Alaska, un Iñupiat a dit “appelez-moi un Eskimo – c’est évidemment plus facile pour vous parce que vous continuez à mal prononcer Iñupiat.” Vous savez : les mots comptent.
Je vais juste finir avec une autre petite histoire. Les droits des homosexuels ont été obtenus en Angleterre parce que nous avons lentement et de manière persistante frappé à la porte des personnes au pouvoir. Nous n’avons pas crié. Nous n’avons pas hurlé. Des gens comme Ian McKellen ont finalement rencontré le Premier ministre. Et lorsque la Reine a signé l’assentiment royal, comme elle doit le faire, pour la loi autorisant l’égalité du mariage, elle a dit : “Bon Dieu, vous savez, je ne pouvais pas imaginer cela en 1953. C’est vraiment extraordinaire, n’est-ce pas ? Juste merveilleux !” et l’a transmis. Maintenant, c’est une belle histoire et j’espère qu’elle est vraie, mais cela n’a rien à voir avec le politiquement correct. Cela a à voir avec la décence humaine. C’est aussi simple que cela. [applaudissements]
[LALIBRE.BE, 18 juin 2024] Dans “La Libre”, le président du MR [parti libéral en Belgique francophone] a déclaré vouloir “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“. Or en prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes, le poète n’a rien du rêveur inutile.
Une opinion de Pascale Seys, philosophe
Permettez-moi tout d’abord, Monsieur Bouchez, de vous féliciter, vous et vos équipes, à l’occasion de l’éclatante victoire qu’a remportée votre parti lors des élections du 9 juin dernier. J’espère que cette lettre vous trouve en bonne forme, après ces mois de campagne, et que vous êtes impatient de passer à l’action afin d’accomplir la grande tâche que vous vous êtes fixée : une cure de gestion dont notre pays aurait, selon vous, besoin, ce que les élections ont confirmé en vous donnant mandat pour réaliser le rêve et les ambitions que vous nourrissez pour notre pays.
Incompatibilité
J’aimerais, si vous me le permettez, m’attarder sur le projet que vous avez récemment décrit dans les colonnes de La Libre Belgique. En estimant qu’il est opportun de “gérer le pays comme des ingénieurs, pas comme des poètes“, vous semblez souligner une incompatibilité entre deux manières d’être au monde, valorisant la première au détriment de la seconde. Nous avons bien pris la mesure de l’urgence de la situation : “Nous voulons un Etat plus efficace“, dites-vous. Il faut donc avancer, vite marcher, courir, vite de l’avant, vers l’avenir, vite. Mais vers quoi ? Pour attraper quoi ? Le temps perdu ? Et pour gagner quoi ? Plus d’argent ? Mais pour acheter quoi ? Plus de biens ? Ce que vous interrogez, au fond, je crois, Monsieur Bouchez, en opposant l’ingénieur au poète, c’est la condition d’une vie réussie, si je puis me permettre, en brouillant la sémantique.
Certes, la rigueur, la précision et l’efficacité sont des qualités essentielles pour une bonne gouvernance. Mais lorsqu’il s’agit de choses humaines, il ne saurait être question de gestion ou de management, loin s’en faut, mais bien de politique, c’est-à-dire de prises de décisions et d’actions au service de destins humains qui s’arriment à une vision des “fins“. L’ingénieur fabrique des objets techniques (des avions, des fibres optiques, des ponts, des ordinateurs et des immeubles) ou, s’il est économiste, applique des grilles d’évaluations basées sur des plans prévisionnels. Le politique prend des décisions qui affectent la société tout entière et le gestionnaire administre.
Mais que fait le poète ? Une tâche souveraine. Il invente le monde qui vient en questionnant le sens. En prenant le temps d’écouter le “pourquoi” des choses qui se murmure et qui se travaille dans les couches profondes et que recouvre le bruit, le poète, Monsieur Bouchez, n’est pas un rêveur inutile. Il crée des mondes visibles, des mondes possibles avec des mots qui deviennent des représentations, puis des valeurs, qui se muent en actions réelles et parfois, en action politique. Parce qu’il dispose de la faculté rare de vivre plusieurs vies en imagination, parce qu’il est “mieux voyant” et “mieux disant“, le poète inspire et rassemble, plus universellement que n’importe quel discours, celles et ceux qui le lisent autour d’une vision commune. En réalité, le politique devrait humblement s’incliner devant le poète parce que le poète courageux autant qu’insatisfait, qui travaille jour et nuit, lui aussi, voit plus loin et mieux que lui. C’est ainsi que, par la vérité de ses mots libres, le poète rappelle au ministre qu’il est un “minister” c’est-à-dire, un serviteur.
Libres et heureux
L’enjeu serait donc moins de “gérer” efficacement un pays à coups de novlangue managériale et de punchlines, Monsieur Bouchez, que de cultiver une société au sein de laquelle les citoyens se sentent valorisés, inspirés, responsables et, pour le dire simplement, libres et heureux : libres d’appartenir à une société solidaire et heureux de vivre, d’aimer, d’apprendre et de faire des enfants capables d’admirer, à leur tour, grâce aux mots des poètes, ce qui, dans le monde et dans la nature, les dépasse, qu’ils n’ont pas pu voir seuls et qui nous est gracieusement “donné.” Eugène Ionesco avait exprimé cette idée à travers un paradoxe qui réveille : l’utilité de l’inutile.
Regardez les gens courir affairés, dans les rues. Ils ne regardent ni à droite, ni à gauche, l’air préoccupé, les yeux fixés à terre, comme des chiens. Ils foncent tout droit, mais toujours sans regarder devant eux, car ils font le trajet, connu à l’avance, machinalement. Dans toutes les grandes villes du monde c’est pareil. L’homme moderne, universel, c’est l’homme pressé, il n’a pas le temps, il est prisonnier de la nécessité, il ne comprend pas qu’une chose puisse ne pas être utile ; il ne comprend pas non plus que, dans le fond, c’est l’utile qui peut être un poids inutile, accablant. Si on ne comprend pas l’utilité de l’inutile, l’inutilité de l’utile, on ne comprend pas l’art ; et un pays où l’on ne comprend pas l’art est un pays d’esclaves et de robots, un pays de gens malheureux, de gens qui ne rient pas ni ne sourient, un pays sans esprit ; où il n’y a pas l’humour, où il n’y a pas le rire, il y a la colère et la haine.
Eugène Ionesco
C’est cela, monsieur Bouchez, avoir une vision. La leçon d’Ionesco nous rappelle qu’il y a des choses dans la vie qui méritent d’être défendues, sous peine de perdre la raison même pour laquelle la politique et nous-mêmes existons.
L’arbre de la liberté
Proust ne courait pas. Il a écrit les quatre mille pages de La Recherche allongé dans son lit. En fait, il a retrouvé le temps perdu – ce que nous oublions d’essentiel – dans des détails infimes auxquels lui seul a prêté attention et sur lesquels son regard a attiré ensuite l’attention de ses lecteurs : le pavé irrégulier d’un trottoir, une madeleine trempée dans une tasse de tilleul, une petite musique entendue lors d’une soirée particulière, ont eu le pouvoir d’éveiller en lui, l’écrivain, et en nous, ses lecteurs, un souvenir qui nous connecte à notre vie intérieure, sensible, humaine. Cette expérience est universelle mais il fallait un poète pour la traduire en sens. Pour citer d’autres exemples, ancrés dans une réalité que vous connaissez bien, de grandes figures inspirantes de la politique, des collègues à vous, somme toute, ont compris le caractère vital – au sens de ce qui rend vivant – d’un destin humain sur une planète menacée. En plus de faire de la politique, ils ont offert au monde une immense œuvre poétique, en mettant leur vision au service d’un idéal : combattre les injustices et, comme vous, promouvoir la liberté et l’émancipation de leur pays.
Léopold Sédar Senghor était président du Sénégal et poète en pleine tourmente décoloniale ; il a su, grâce à sa sensibilité, parler à son peuple en attisant l’espérance plutôt que la violence. Nelson Mandela, écrivain et poète, a connu la prison parce qu’il défendait la liberté de son peuple, victime de l’apartheid, qui n’est jamais qu’une version connue de la domination et de la violence exercée par des dominants sur des dominés. En France, au milieu du XIXe siècle, Victor Hugo, député républicain, laïc convaincu, comme vous et défenseur de l’union européenne, dénonçait la misère du peuple dans des discours vibrants d’humanité. Le 2 mars 1848, il avait participé à un évènement public hautement symbolique, place des Vosges à Paris, auquel vous auriez peut-être aimé, il me plaît de l’imaginer, participer : la plantation d’un arbre de la liberté.
S’ensuivit un discours fédérateur dans lequel Hugo s’est adressé conjointement, sans les opposer, aux travailleurs “par le bras” et “par l’intelligence“, réconciliant les classes de travailleurs et les exclus, en même temps que les deux facultés en nous que sont la raison et la sensibilité, sans les exclure. Travailleur acharné, qui polissait chaque phrase, Victor Hugo était surnommé “l’homme océan“. À ses funérailles, une des plus grandes processions funéraires de l’histoire de France, deux millions de personnes de tous horizons, touchées au cœur, lui ont rendu hommage parce qu’en poète, l’homme politique avait trouvé des mots simplement humains, qui disent la précarité, la souffrance, la joie, la peur du lendemain et pour nous en consoler, la fraternité. Voyez-vous, c’est avec le secours de la poésie qu’Hugo a rendu courage et espoir à celles et à ceux, parmi les démunis du genre humain, qui l’avaient, l’un et l’autre, perdus.
Fabriquer, produire, inventer, innover
Victor Hugo avait interpellé la jeunesse pressée en un vers prompt, efficace : “Prenez garde, aux choses que vous dites. Tout peut sortir d’un mot qu’en passant vous perdîtes.” En suggérant, en passant, que l’ingénieur serait supérieur au poète, permettez-moi, Monsieur Bouchez, de porter à votre connaissance que le mot “ingénieur” est un terme issu de l’ancien français “engigneor” qui signifie à l’origine un “constructeur d’engins de guerre” et le que le mot “poète” est issu d’une racine grecque qui signifie “fabriquer, produire, inventer, innover“. Aussi, il est possible, me dis-je, à l’appui de votre héritage, de la vision politique et des ambitions constructives que vous nourrissez pour notre beau pays, que vous vous soyez tout simplement trompé et que ce que vous vouliez dire, en passant, c’est que notre pays devrait être gouverné plutôt par des poètes que par des ingénieurs.
En vous souhaitant un plein succès dans votre entreprise, qui soit à la hauteur de votre responsabilité, je me permets de relayer la crainte d’un jeune poète belge, Noé Preszow, porte-parole de sa génération, qui, fixant la lune et écoutant l’océan “entrevoit trop de vagues brunes par le hublot juste devant” et vous prie d’accepter, Monsieur Bouchez, mes salutations distinguées.
[NOETIQUE.EU, février 2011] Sortir du binaire blanc-noir pour entrer dans le ternaire rouge-bleu-jaune et, ainsi, passer du conflit et du compromis gris, aux couleurs et à la complexité infinie des combinaisons, contrastes et harmonies. Toute la pensée occidentale porte ses évaluations sur tout ce qui la concerne en termes de binaires : Bien et Mal, Vrai et Faux, Beau et Laid, Sacré et Profane, pour reprendre les quatre axes classiques (éthique, logique, esthétique, métaphysique).
On le sait depuis toujours mais d’autant plus depuis que la complexité est entrée, en tant que concept-clé, dans le champ des sciences et de la philosophie, cette approche binaire est largement insuffisante pour plusieurs raisons.
D’abord, elle est la plus pauvre puisqu’elle ne conçoit que deux possibles. Elle est aussi le plus infertile puisqu’elle n’ouvre que trois chemins : le conflit (toujours destructeur), le compromis (toujours insatisfaisant) ou la synthèse dialectique (toujours recommencée) qui relance le jeu d’un nouveau couple thèse-antithèse.
Il convient donc d’apprendre à sortir du binaire blanc-noir pour entrer dans le ternaire rouge-bleu-jaune et, ainsi, passer du conflit et du compromis gris, aux couleurs et à la complexité infinie des combinaisons, contrastes et harmonies.
Mais le ternaire n’est jamais le binaire originel plus un troisième pôle ; il exige la déconstruction des deux pôles du binaire et la requalification d’un ternaire original sur le même thème. Cela appelle une méthodologie rigoureuse.
Pour construire cette méthodologie, il suffit de se rappeler que lorsque l’on parle, on parle d’un processus. Toujours. Lorsque je parle d’un carré, je parle de quelque chose qui résulte d’un tracé, d’une construction géométrique : quatre côté égaux (quatre segments de droites de même longueur) et quatre angles droits (quatre poses d’équerre aux extrémité desdits segments).
Procédons donc systématiquement et méthodologiquement …
Primo : quelque soit le jugement évaluatif que l’on porte, on le porte sur un processus qu’il faut, avant toute chose, clairement identifier. Ainsi, lorsque je demande si la choucroute est bonne ou mauvaise, je m’intéresse à la qualité d’un processus culinaire (la choucroute a-t-elle été bien préparée ?) ou gustatif (quel est la nature et l’ampleur du plaisir procuré par la dégustation de cette choucroute ?). Bref, le jugement binaire classique doit être suspendu (au sens sceptique et stoïcien) au profit d’une reformulation processuelle. Dans notre exemple, lorsque je demande si la choucroute est bonne, il convient de distinguer les deux versants (culinaire et gustatif) de la question, et de choisir clairement duquel des deux l’on parle.
Secundo : tout processus se déploie porté par trois moteurs que la physique théorique a nommés la propension métrique (ce qui concerne le volume, la taille, les ressources, les territoires, les potentiels, les patrimoines, les matériaux, les réserves, etc …), la propension eidétique (ce qui concerne la forme, l’organisation, la structure, la cohérence et la cohésion, la logique, les règles, les modèles, les normes, et …) et la propension dynamique (ce qui concerne l’activité, le rythme, le mouvement, l’effervescence, la performance, le travail, etc.). A ce stade, il s’agit donc de réactiver le processus d’évaluation au regard de ces trois dimensions fondamentales du processus concerné. Ainsi, notre choucroute, en tant que processus culinaire, devra être vue comme un ensemble d’ingrédients et de matériels cuisine (c’est la dimension métrique), comme une recette particulière c’est-à-dire un ensemble de règles et normes de fabrication (c’est la dimension eidétique) et comme un ensembles d’actes mettant en œuvre un savoir-faire, une expérience, un talent et des temps de cuisson (c’est la dimension dynamique).
Tertio : pour éviter de retomber dans les pièges de la binarisation (il suffirait de plaquer l’évaluation “bon ou mauvais”, “bien ou mal”, sur chacune des trois dimensions), il convient de choisir des critères ou des indicateurs de qualité qui offrent des spectres larges et continus.
Ici encore, la théorie nous aide puisqu’elle précise que chaque propension possède une face externe (sa relation au monde, au “dehors” du processus) et une face interne (sa relation aux constituants, au “dedans” du processus). La propension métrique induit l’excellence de ses ingrédients internes et la frugalité de ses prélèvement externes. La propension eidétique induit l’élégance de ses structures internes et la simplicité de ses rapports à l’extérieur. La propension dynamique induit la fécondité de ses activités internes et la noblesse de ses buts externes.
On a ainsi en main une palette de six critères d’évaluation (dont les description détaillée ne sont pas l’objet de cet article) qui sont un peu l’équivalent, en peinture, des six couleurs de bases, trois étant originelles (rouge, bleu et jaune) et trois étant composées (violet, vert et orange). Dans l’exemple de la choucroute, on pourra évaluer, ainsi, l’excellence des matières premières, la frugalité des achats (gaspillages), l’élégance des présentations (le dressage), la simplicité des apprêts (sans fioritures et sans clinquants), la noblesse du métier (version gargote ou version gastronomie) et la fécondité des tours de main (la subtilité des assaisonnements ou des cuissons).
Quarto : il convient, enfin, d’opérer la synthèse de ces évaluations non pas en portant une sorte de cote globale qui serait une absurde moyenne des évaluations analytiques, mais bien sous la forme de deux constats. Le premier touche à l’harmonie globale des six dimensions du processus, de leur adéquation réciproque (par exemple : faire une choucroute “cantine” avec un dressage tape-à-l’œil ou avec les ingrédients les plus chers). Le second liste les pistes d’amélioration du processus en vue d’une évaluation ultérieure éventuelle.
Cette approche méthodologique est universelle. Elle peut s’appliquer avec fruit pour affronter des évaluations aussi vastes et essentielles que : “notre société est-elle juste ou injuste ?” (c’est tout l’enjeu des débats politiques actuels) ou “cette personne est-elle quelqu’un de bien ?” (question cruciale pour choisir un associé ou un collaborateur, par exemple).
En résumé, les huit questions à se poser sont les suivantes :
Quel est le degré d’excellence des ressources propres ?
Quel est le degré de frugalité des échanges externes ?
Quel est le degré d’élégance des règles internes ?
Quel est le degré de simplicité des postures externes ?
Quel est le degré de fécondité de la dynamique interne ?
Quel est le degré de noblesse des buts poursuivis ?
Cet ensemble est-il cohérent (adéquat et harmonieux) ?
Cette cohérence est-elle perfectible ?
On comprendra aisément qu’une telle approche méthodologique échappe enfin au simplisme des binaires classiques et accroît le niveau de complexité – donc de richesse et d’adéquation – de toute démarche d’évaluation. Illustrons en appliquant tout ceci à l’idée suivante : “toute proposition logique est vraie ou fausse.” C’est l’axiome classique du tiers-exclu. C’est aussi une position binaire.
Pour déconstruire cette binarité, trois questions surgissent :
Territoire : quel est le champ de la logique ? (critères de frugalité et d’excellence) ;
Modèle : dans quelle structure de logique se place-t-on ? (critères de simplicité et d’élégance) ;
Mouvement : quelle est l’activité logique concernée ? (critères de fécondité et de noblesse).
Le champ de la logique : n’entreraient dans le champ strict de la logique du “vrai” que le petit nombre des propositions vérifiable visant un objet directement observable (frugalité) et que les propositions formulées de manière non ambiguë, chacun de leurs éléments étant univoque (excellence).
La structure de logique : de quelle logique parle-t-on ? aristotélicienne ou non ? Outre leur véritable intérêt théorique, les logiques non aristotéliciennes sont à éviter car elles sont compliquées (simplicité) et lourde (élégance) pour un résultat pratique assez maigre, voire inexistant (la plupart des propositions convergent assez vite vers la valeur “indéterminé”).
L’activité logique : la logique n’a d’intérêt qu’en tant que méthode engendrant (fécondité) des propositions vraies à partir d’autres propositions vraies, avec pour but non de tromper ou de circonvenir, mais d’enrichir (noblesse).
En synthèse, afin de rendre ces six évaluations congruentes, une conclusion s’impose : plutôt que de vérité, il faudrait éclater ce concept en trois et parler de plausibilité (territoire), de probabilité (norme) et de décidabilité (activité).
On pourrait aussi investiguer dans le champ de l’esthétique où règne le binaire du beau et du laid. On arriverait assez vite à rejeter ces deux “valeurs” simplistes et à porter jugement selon six critères : virtuosité (excellence), composition (élégance), profondeur (fécondité), essentialité (frugalité), épurement (simplicité), thème (noblesse).
L’évaluation finale de l’œuvre découlant de la convergence harmonieuse et cohérente de ces six critères. Il n’y a plus ni laid, ni beau.
[d’après LIBERATION.FR, 1 janvier 2018] “Monarque absolu” de notre logique binaire, il est aussi celui de l’accouplement avec lequel commence la société. Avec lui, vient l’autre. Méditation pour un 2 janvier.
La fête de l’épiphanie, qui commémore la venue du “Messie venu et incarné dans le monde”, a lieu le 6 janvier, c’est les Rois, tout le monde sait cela. On sait moins que, depuis 1802, année de la naissance de Victor Hugo, les deux événements sont indépendants, cette célébration peut se tenir le premier dimanche qui suit le 1er janvier, selon un décret du cardinal Caprara, légat du pape Pie VII. Ainsi, le 2 janvier, le jour d’après, est tout de même premier en quelque chose : c’est le premier jour possible pour la fête des Rois. C’est arrivé en 2011. Hasard de la numérologie, cela se produira de nouveau en… 2022.
En mathématiques, le nombre 2 est chargé de significations et lourd de promesses. Pour un mathématicien, 2 est d’abord le premier (si, si) des nombres premiers. Vous savez ces nombres entiers qui ne sont divisibles par aucun nombre plus petit (sauf le 1). Euclide a montré, il y a deux mille cinq cents ans, qu’ils sont une infinité. L’une des raisons de la fascination pour les nombres premiers est que tout nombre entier est représentable d’une manière unique comme produit de nombres premiers. Ainsi, 12 = 2 × 2 × 3, 2018 = 2 × 1009, et mis à part l’ordre des facteurs, ces décompositions sont intangibles. C’est la raison pour laquelle le nombre 1 a été exclu de la liste : multipliez par 1 autant de fois que vous voudrez, vous ne changerez pas le résultat. C’est la version multiplicative de la tête à Toto.
Ainsi, 2 est premier, ce qui n’est pas son moindre titre de gloire, et c’est même le seul nombre premier pair, ce qui le met souvent à l’écart, mais il paraît qu’il ne s’en offusque pas, dans beaucoup de démonstrations mathématiques.
Le nombre 2 a aussi ses victimes. Le fameux théorème de Pythagore doit son nom au philosophe de Samos qui l’a énoncé au VIe siècle avant notre ère, mais il était connu des Mésopotamiens plus de mille ans auparavant. Dans un triangle rectangle, le carré de l’hypoténuse est égal à la somme des carrés des longueurs des deux autres côtés. Considérons le carré de côté 1. Cet énoncé stipule donc que le carré de la diagonale est égal à 2. Selon une légende vraisemblable, Hippase de Métaponte, un pythagoricien, aurait découvert que cette diagonale ne peut être mesurée avec la même règle que le côté, aussi rapprochées que soient les graduations. Cela ne vous choque peut-être pas outre mesure (c’est l’expression qui convient) mais cette découverte mettait à mal l’entière conception du monde en vigueur dans cette école de pensée : “Toute chose est nombre.” Si le monde était censé être entièrement explicable par les nombres, comment pouvait-on concevoir que cette simple diagonale soit réfractaire à toute mesure raisonnable, c’est-à-dire rationnelle comme l’on dit aujourd’hui ? Porteur de cette terrible nouvelle, le pauvre Hippase aurait été jeté par-dessus bord ou sauvagement poignardé par ses condisciples. Ainsi, le nombre 2, pour innocent qu’il paraisse, aurait engendré le premier martyr de la science.
La résonance du 2, dans le monde des mathématiques, est infinie. L’un des concepts essentiels dans le développement de cette science, et particulièrement à notre époque, est celui de “dualité”. Il s’agit là du deux du miroir, de celui de la symétrie, mais décliné et approfondi par des siècles de réflexion. L’évolution des mathématiques nous a progressivement amenés de l’étude des objets et des notions conçues pour modéliser le réel, vers l’étude des relations entre ces objets. Compter, c’est d’abord énumérer, donc additionner, mais la tentation est grande de pouvoir revenir sur ses pas : on définit alors l’opération duale qui est la soustraction. Sous une forme très générale, on peut dire que la dualité est, en substance, une opération de traduction de concepts, relations ou structures vers d’autres concepts, relations ou structures, effectuée d’une manière “biunivoque” : à chaque élément d’un monde correspond un et un seul élément de l’autre monde. Le plus souvent cette liaison est d’ailleurs subtilement réversible : si, à partir d’un objet A, on a obtenu un objet (dual) B, et que l’on réitère l’opération sur B, on retrouve A. Prendre le dual du dual, vous ramène au point de départ. Ouf.
Le miracle de la dualité est que cette exploitation de la symétrie enrichit considérablement le champ d’étude initial et permet des avancées spectaculaires. Si un système physique, comme une machine ou même un être vivant, évolue uniquement en fonction de son passé immédiat (disons son état dans la seconde précédente), l’étude mathématique pourra se fonder sur un modèle abstrait où un système évolue en fonction de son futur immédiat, autrement dit, l’état dans lequel il sera dans la seconde suivante. Ce modèle imaginaire, dual théorique sans assise physique du système réel, permettra cependant de décrire et de prévoir l’évolution effective du système considéré.
Le nombre 2 est aussi le “monarque absolu” de notre logique, dite du “tiers exclu” : une assertion est “juste” ou “fausse”, une réponse est “oui” ou “non”, le “courant passe” ou “ne passe pas”. D’où son utilisation systématique en informatique, fondée sur une logique dite “binaire” : à partir de circuits électroniques susceptibles de prendre deux états, on peut mettre le monde en équations, transmettre et recueillir des informations, induire des évolutions, et, finalement, jouer à Dieu. Les ordinateurs quantiques du futur opéreront selon une logique comportant un nombre arbitraire, voire infini, d’états. Ce sera alors la première défaite du nombre 2. Mais nous n’en sommes pas là, et la logique binaire, pourtant si sommaire et restrictive, a encore de beaux jours devant elle. Ce n’est qu’avec une certaine réticence que les applications des mathématiques, et plus généralement les raisonnements humains, entrent dans l’univers inquiétant du peut-être.
L’histoire, qui ne s’arrête pas là, a peut-être débuté avec le nombre 2 qui est évidemment notre premier modèle du couple, qu’il soit homogène ou hétérogène, fondé sur la ressemblance ou sur le contraste. Et le couple est d’abord le lieu de la conversation et de la négociation puisqu’il ne peut contenir de majorité. Si deux ne sont pas d’accord, il faut parler. Ainsi, le nombre 2, à partir duquel commence la société, nous suggère, pour vivre ensemble, une voie fondée sur l’accord plus que sur la contrainte. Il contient en germe la notion de partage : 2 est par nature généreux.
De là à imaginer, en ce 2 janvier, que ce jour d’après soit aussi un jour d’attention et de sollicitude envers tous ceux qui frappent à notre porte parce qu’ils fuient la persécution ou la misère, il n’y a qu’un pas. Si le premier est le jour des vœux, pourquoi ne pas faire du deuxième jour de l’année le jour d’eux ? Car eux sont nous, c’est l’évidence.
[THECONVERSATION.COM, 20 mars 2024] La conversation relève souvent de la gratuité, de la flânerie, de la rencontre, elle est une parole partagée. Mais que devient-elle à l’ère du smartphone omniprésent ? Jour et nuit, nous communiquons : via WhatsApp, Messenger, Instagram, Slack, TikTok, par mail ou par texto, via des messages vocaux… Et pourtant, nous rappelle David Le Breton, communiquer n’est pas converser. À la fois vigilants, disponibles et déconnectés de nos sensations physiques, nous avons peu à peu désappris l’ennui, la lenteur, les silences et l’attention à l’autre…
Le smartphone a introduit au sein du lien social dans le monde entier un avant et un après de son usage. En une quinzaine d’années, la banalisation de son recours a opéré une transformation inouïe du rapport au monde et aux autres. J’aborderai ici seulement les profondes altérations que connaît la conversation face à l’impact colossal de la communication, notamment quand elle passe par la médiation du téléphone portable.
Communiquer n’est pas converser
J’entends par communication l’interposition de l’écran dans la relation à autrui, la distance, l’absence physique, une attention distraite, flottante… Utilitaire, efficace, elle appelle une réponse immédiate ou des justifications ultérieures car elle exige une disponibilité absolue qui induit par ailleurs le sentiment que tout va trop vite, que l’on a plus de temps à soi. À tout moment une notification, un appel, un message somme l’individu à une réponse sans retard qui maintient une vigilance sans relâche.
À l’inverse, la conversation relève souvent de la gratuité, de la flânerie, de la rencontre, elle est une parole partagée. Il s’agit seulement d’être ensemble en toute conscience et de dialoguer en prenant son temps. Si la communication fait disparaître le corps, la conversation sollicite une mutuelle présence, une attention au visage de l’autre, à ses mimiques et à la tonalité de son regard. Elle compose volontiers avec le silence, la pause, le rythme des uns et des autres. À l’inverse de la communication où toute suspension sollicite un pénible rappel, surtout pour ceux qui sont autour et ne sont pas concernés, d’un : “On a été coupés“, “T’es là ?“, “J’entends plus rien“, “Je te rappelle“. La conversation n’a pas ce souci car le visage de l’autre n’a jamais disparu et il est possible de se taire ensemble en toute amitié, en toute complicité, pour traduire un doute, une méditation, une réflexion. Le silence dans la conversation est une respiration, dans la communication elle est une panne.
Il y a quelques mois à Taipei, j’étais dans un restaurant populaire. À une table, non loin de la mienne, est venue s’installer une dizaine de personnes de la même famille, des plus jeunes aux plus âgés. Le temps de prendre place, et tous ont sorti leur smartphone, les plus petits avaient deux ou trois ans, jusqu’aux anciens, la soixantaine. Ayant à peine jeté un coup d’œil au menu avant de commander, tous se sont immergés dans la contemplation de leur portable, sans aucune attention les uns envers les autres. Ils n’ont pratiquement pas dit un mot et ils mangeaient leur smartphone à la main. Seule exception parfois, de petites tensions entre deux des enfants qui devaient avoir quatre ou cinq ans. Ils sont restés une bonne heure en échangeant guère plus que quelques phrases, sans vraiment se regarder.
La scène aurait pu se passer à Strasbourg, à Rome ou à New York, dans n’importe quelle ville du monde. Elle est aujourd’hui commune. Il suffit d’entrer au hasard dans un café ou un restaurant pour voir la même situation. Les anciennes rencontres familiales ou amicales disparaissent peu à peu, remplacées par ces nouvelles civilités où l’on est ensemble mais séparés les uns des autres par des écrans, avec parfois quelques mots échangés avant de retrouver la quiétude de son portable, replié sur soi. À quoi bon s’encombrer des autres puisqu’un monde de divertissement est immédiatement accessible où l’on a plus à soutenir l’effort de nourrir la relation aux autres. La conversation devient désuète, inutile, pénible, ennuyeuse, alors que l’écran est une échappée belle qui ne déçoit pas et qui occupe agréablement le temps.
Des villes peuplées de zombies
La disparition massive de la conversation, même avec soi-même, se traduit par le fait que maintenant les villes sont désertes, on n’y rencontre plus personne, les trottoirs regorgent de zombis qui cheminent hypnotisés par leur smartphone. Les yeux baissés, ils ne voient rien de ce qui se passe à leur entour. Si vous cherchez votre chemin, inutile de demander de l’aide, il n’y a personne autour de vous. Les uns sont casqués ou portent des oreillettes, parlent tout seuls, et arborent une attitude indifférente ostentatoire, tous n’ont d’yeux que pour leur écran.
Parfois, la communication s’impose dans l’espace public, infligée à ceux qui n’osent pas protester ou s’en vont ailleurs, envahis par la parole insistante de quelqu’un venu s’asseoir à leur banc ou près de leur table pour entamer une discussion à voix haute. Autre donnée de plus en plus courante, regarder une vidéo criarde sans oreillette ou mettre le haut-parleur pour mieux entendre la voix de son interlocuteur.
Autre forme d’incivilité courante devenue banale, le fait de parler avec quelqu’un qui ne peut s’empêcher de sortir son smartphone de sa poche toutes les trente secondes, dans la peur de manquer une notification ou qui vous laisse tomber après une vibration ou une sonnerie. Échange de bon procédé, chacun occupant une place ou un autre selon les circonstances. La hantise de manquer une information provoque cette fébrilité des adolescents, mais pas seulement, et cette quête éperdue du smartphone dans la poche, à moins qu’il ne reste en permanence à la main. Ce que les Américains appellent le Fear of Missing Out (FOMO) est devenu un stress qui affecte la plupart de nos contemporains. Même posé près de soi sur une table, l’expérience montre que le smartphone exerce un magnétisme difficile à contrer, les regards se posent avec régularité sur lui dans une sorte de nostalgie.
Pour ces usagers, les relations à distance, sans corps, sont moins imprévisibles, moins frustrantes, elles n’engagent que la surface de soi, et en ce sens elles apparaissent souvent préférables aux interactions de la vie réelle. Elles donnent lieu à des relations conformes au désir et fondées sur la seule décision personnelle sans craindre un débordement, car dès lors il suffit d’interrompre la discussion en prétextant un problème de réseau et de couper la communication. Les interactions en face-à-face sont plus aléatoires, plus susceptibles de blesser ou de décevoir. Mais plus on communique moins on se rencontre, plus la conversation disparaît du quotidien. Les écrans donnent le moyen de franchir le miroir du lien social pour se retrouver ailleurs sans plus de contrainte de présence à assumer devant les autres. Ils induisent une communication spectrale, essentiellement avec soi-même, ou avec un minimum d’altérité. Souvent dans le sillage des habitudes prises lors du confinement quand tout autre lien était impossible. Nous multiplions aujourd’hui les réunions, les conférences à distance qui dans mon expérience personnelle n’existaient pas avant l’émergence du Covid.
Un sentiment d’isolement croissant
La société numérique ne se situe pas dans la même dimension que la sociabilité concrète, avec des personnes en présence mutuelle qui se parlent et s’écoutent, attentifs les uns aux autres, en prenant leur temps. Elle morcelle le lien social, détruit les anciennes solidarités au profit de celles, abstraites, le plus souvent anonymes, des réseaux sociaux ou de correspondants physiquement absents.
Paradoxalement, certains la voient comme une source de reliance alors que jamais l’isolement des individus n’a connu une telle ampleur. Jamais le mal de vivre des adolescents et des personnes âgées n’a atteint un tel niveau. La fréquentation assidue de multiples réseaux sociaux ou l’ostentation de la vie privée sur un réseau social ne créent ni intimité ni lien dans la vie concrète.
La société numérique occupe le temps et donne le moyen de zapper tout ce qui ennuie dans le quotidien, mais elle ne donne pas une raison de vivre. Bien entendu certains y trouvent du lien du fait de leur isolement, mais ce dernier n’est-il pas aussi une incidence du fait que l’on ne se rencontre plus dans la vie réelle ?
Chacun est en permanence derrière son écran, même en marchant en ville, l’expérience individuelle de la conversation ou de l’amitié se raréfie, l’isolement se multiplie en donnant le sentiment paradoxal de la surabondance. Mais il ne reste du lien qu’une simulation. Les cent “amis” des réseaux sociaux ne valent pas un ou deux amis dans la vie quotidienne.
Le smartphone donne les moyens de ne plus tenir compte des autres. Il contribue à l’émiettement social, et paradoxalement, non sans ironie, il se propose comme le remède à l’isolement, la prothèse nécessaire puisqu’on ne se parle presque plus dans les trains, les transports en commun, les cafés, les restaurants, maints autres lieux propices autrefois aux rencontres, mais qui juxtaposent aujourd’hui des individus isolés, séparés, en contemplation devant leur écran.
De nouvelles formes d’expression émergent qui relèvent désormais de l’évidence pour nombre de contemporains, et pas seulement pour les digital natives. Globalement la connexion prend le pas sur une conversation renvoyée à un anachronisme mais non sans un impact majeur sur la qualité du lien social, et potentiellement sur le fonctionnement de nos démocraties.
[SLATE.FR, 1 février 2018, d’après The Guardian] À la Manchester Art Gallery, une peinture du XIXe siècle a été remplacée par une affiche avec des commentaires sur la représentation du corps des femmes dans l’art.
Le tableau Hylas et les nymphes du peintre britannique John William Waterhouse n’est plus exposé à la Manchester Art Gallery depuis le 26 janvier. À la place de cette oeuvre préraphaélite, le musée a accroché une feuille de papier qui explique sa disparition :
Cette galerie présente le corps des femmes soit en tant que “forme passive décorative” soit en tant que “femme fatale”. Remettons en cause ce fantasme victorien ! Cette galerie existe dans un monde traversé par des questions de genre, de race, de sexualité et de classe qui nous affectent tous. Comment les œuvres d’art peuvent-elles nous parler d’une façon plus contemporaine et pertinente?»
Les visiteurs sont invités à écrire leurs commentaires sur des petits papiers ou à en discuter sur Twitter [AKA X]. Jusqu’ici, la plupart des réactions sont critiques et certains accusent le musée de censurer une œuvre sous prétexte de ‘débattre’ et de ‘contextualiser’.
Plus de cent personnes ont signé une pétition pour que le tableau soit remis à sa place. Le texte dénonce une “censure politiquement correcte.”
Le décrochage du tableau a été filmé et fait partie d’une performance de l’artiste Sonia Boyce, dont le travail sera exposé au musée à partir de mars. La boutique du musée cessera aussi de vendre toute reproduction de cette œuvre.
La salle dans laquelle Hylas et les nymphes était exposée s’appelle Recherche de la beauté et contient de nombreuses peintures du XIXe siècle représentant des femmes dénudées. Or pour Clare Gannaway, la conservatrice à l’origine de cette initiative, le titre est gênant car il s’agit seulement d’artistes hommes qui s’intéressent à des corps de femmes. Elle explique que le mouvement #MeToo a influencé sa décision de lancer ce débat et que le tableau pourrait bientôt être réexposé, mais avec une ‘contextualisation’ différente.
Le critique d’art du Guardian a vivement critiqué le retrait du tableau, expliquant que ce genre de discussion sur la représentation des femmes devrait se faire devant l’œuvre elle-même, pas en la censurant.
Claire Levenson
“Une femme regarde les hommes regarder les femmes (2021).Siri Hustvedt, fidèle à son engagement envers la cause des femmes, analyse ici la nature et les implications du regard, bien souvent manipulateur, voire prédateur, que les artistes de sexe masculin tendent à poser sur les femmes (quelles soient ‘simples’ modèles ou elles-mêmes artistes). Mais elle s’attache surtout à identifier les partis pris, conscients et inconscients, qui affectent notre manière de juger l’art, la littérature et le monde en général. Convoquant entre autres les œuvres de Picasso, De Kooning, Max Beckmann, Jeff Koons, Robert Mapplethorpe, en passant par Pedro Almodovar, Wim Wenders, Louise Bourgeois ou Emily Dickinson, l’auteur d’Un monde flamboyant développe une réflexion sur l’art dans ses rapports avec la perception ; elle interroge la façon dont nous évaluons la notion de créativité et montre que les critères d’appréciation se modifient constamment dès lors que nous nous déplaçons d’une culture à une autre ou d’une période de l’histoire à la suivante – alors même que d’aucuns prétendent que tout art digne de ce nom relève de critères tout à la fois universels, intemporels et quasi immuables. S’insurgeant contre un tel postulat, Siri Hustvedt, respectueuse de l’éthique intellectuelle dont elle a toujours fait preuve en tant qu’essayiste, privilégie les questions par rapport aux réponses et se montre avant tout soucieuse d’ouvrir des espaces de libre discussion, invitant le lecteur à adopter divers angles d’approche, comme pour mieux lui laisser le choix ultime de celui qu’il fera sien.” [d’après ACTES-SUD.FR]
[LIBERATION.FR, 30 janvier 2017] L’écrivain britannique Tolkien et le médecin polonais Zamenhof ont créé les deux langues imaginaires les plus populaires au monde. Cent ans après, le Dothraki, inventé par David J. Peterson pour la série Game of Thrones, trouve sa source à la fois dans l’espéranto et les langues de Tolkien.
JRR Tolkien a commencé à écrire la Chute de Gondolin après la Première Guerre mondiale, tandis qu’il tentait de se remettre de la fièvre des tranchées, contractée au cours de la bataille de la Somme, il y a cent ans de cela. La Chute de Gondolin est la première histoire de ce qui deviendra son ‘legendarium’ soit toute l’œuvre consacrée aux aventures elfiques, une mythologie qui sous-tend les trois romans du Seigneur des Anneaux. Mais au-delà de la fiction, JRR Tolkien était également passionné par une autre forme de création : la construction de langages imaginaires.
En cette même année 1916, à l’autre bout de l’Europe, Ludwik Zamenhof mourait dans son pays d’origine, la Pologne. Lui aussi avait été obsédé toute sa vie par l’invention de nouveaux langages, et en 1887, il sortait un livre pour présenter la langue qu’il avait créée de toutes pièces. La méthode était signée du pseudonyme Doktoro Esperanto (“docteur qui espère“, en espéranto !), qui par extension devint le nom de la langue elle-même.
La création de langues imaginaires, ou ‘conlangues’ est riche d’une longue histoire, qui remonte au XIIe siècle. Tolkien et Zamenhof sont sans aucun doute ceux qui ont remporté les plus grands succès en la matière. Pourtant, leurs objectifs étaient très différents ; leurs inventions respectives mènent à deux pistes diamétralement opposées.
Zamenhof, un juif polonais qui a grandi dans un pays où la xénophobie était monnaie courante, pensait qu’avec un langage universel, on pourrait enfin aspirer à une coexistence pacifique. Il écrit ainsi que si le langage est “le moteur essentiel de la civilisation“, “la difficulté à comprendre les langues étrangères cause de l’antipathie, voire de la haine, entre les gens.” Son projet était de créer un langage simple à apprendre, sans lien avec une nation ou une culture particulière, qui aiderait à unir l’humanité.
En tant que ‘langue auxiliaire internationale’, l’espéranto a connu un franc succès. Tout au long de son histoire, plusieurs millions d’individus l’ont pratiqué. Et même s’il est difficile de faire des estimations exactes, aujourd’hui encore, jusqu’à un million de personnes le parlent. Il existe un grand nombre de livres en espéranto, et il y a même un musée de l’espéranto en Chine. Au Japon, Zamenhof est honoré comme un dieu par une branche du shintoïsme dont les adeptes parlent l’espéranto. Pourtant, le rêve d’harmonie mondiale de Zamenhof est resté utopique. Et à sa mort, tandis que la Première Guerre mondiale déchirait l’Europe, son optimisme n’était plus du tout d’actualité.
Langues imaginaires
JRR Tolkien était lui-même un fervent supporter de l’espéranto ; il pensait qu’une telle langue pourrait aider les pays d’Europe à cheminer vers la paix après la Première Guerre mondiale. Mais sa motivation pour créer de nouveaux langages était toute autre. Il ne cherchait pas à améliorer le monde, mais plutôt à en créer un nouveau, un univers de fiction. Il qualifiait son intérêt pour l’invention linguistique de ‘vice secret’, et disait que son but était esthétique plutôt que pragmatique. Il se plaisait avant tout à faire correspondre le son, la forme et le sens de façon originale.
Pour donner corps aux langues qu’il inventait, il avait besoin de les appuyer sur une mythologie. En tant qu’entités vivantes, toujours en évolution, les langues tirent leur vitalité de la culture de ceux qui les utilisent. C’est exactement ce qui a conduit Tolkien à créer son univers de fiction. “L’invention des langues est à l’origine de tout“, écrit-il ainsi, “Les histoires ont été inventées plutôt pour fournir un monde aux langues et non l’inverse.“
Qu’en est-il des ‘conlangues‘ aujourd’hui ? Cent ans après la mort de Zamenhof, à bien des égards, l’art de la construction linguistique est plus populaire que jamais. Citons le Dothraki, dans Game of Thrones. Cette langue a été inventée par David J Peterson pour la série tirée des romans de George RR Martin. Or, le Dothraki trouve sa source à la fois dans l’espéranto et dans les langues imaginées par Tolkien.
C’est en prenant un cours sur l’espéranto à l’université que Peterson s’est d’abord intéressé aux conlangues. Martin, de son côté, admet que sa saga est, à bien des égards, une réponse au Seigneur des Anneaux. Il inclut d’ailleurs mille références linguistiques au monde de Tolkien, comme autant d’hommages : le mot ‘warg’, par exemple, qui signifie “une personne qui peut projeter sa conscience dans les esprits des animaux“, est un mot que Tolkien emploie pour désigner une espèce de loup.
Il semble donc que la tradition tolkienienne de construction d’un monde fantastique ait mieux fonctionné que l’espéranto. Il y a peut-être deux raisons à cela.
La première est linguistique. Paradoxalement, le concept de Tolkien est plus proche de la façon dont les langues fonctionnent dans le monde réel. Ses langues elfiques, telles qu’elles sont représentées dans son œuvre, sont vivantes et évolutives. Elles reflètent la culture des communautés qui les parlent.
Le principe d’une langue auxiliaire internationale est de fournir un code stable, qui peut être facilement appris par n’importe qui. Mais les langues humaines ne sont jamais statiques ; elles sont toujours dynamiques, toujours diversifiées. Donc, l’espéranto comporte un défaut fondamental dans sa conception même.
Et la deuxième raison ? Eh bien, peut-être que de nos jours, nous avons plus envie de nous consacrer à la création de mondes fantastiques, plutôt que de chercher comment réparer le monde réel.
Qui suis-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?
A tout seigneur, tout honneur : ne suis-je pas le premier objet de ma méconnaissance de la réalité ? Alors que le soir, avant d’aller dormir, un coup d’œil vers le fond du jardin peut provoquer des mélancolies dignes des pires poètes romantiques, quelle est donc cette question que je n’arrive pas à me formuler ? Avec un peu de rigueur, formuler un problème, fut-il vital, est chose possible et, partant, trouver une solution devrait rester jouable. Mais que faire quand le malaise est indicible et que je ne trouve par les termes pour l’objectiver ? Comment relier ce sentiment de “ne pas être à ma place” (“à côté de mes pompes” ?) avec une éventuelle vexation, une colère interne qui ne désarme pas ou cette timidité qui me fait rougir quand la Vie est bien là ?
Vanité des vanités, tout est vanité… et c’est joyeux.
Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…
L’Ecclésiaste (III-IIe ACN)
L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus. Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les œuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”
Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée [Renan, 1881], Marcel CONCHE, expert es épicurisme [CONCHE, 2009], est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.” André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe !) :
C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.
Du tragique au matérialisme (et retour) (2015)
‘Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, Montaigne aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire aujourd’hui qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite. Il y a plus à y trouver, ne serait-ce qu’en termes de travail de la pensée : si, dans le monde qui m’entoure, rien n’est à ajouter, rien n’est à retirer, ce sentiment confus de “ne pas être à ma place” peut-il venir de moi-même ? Le cas échéant, il restera difficile d’accuser quiconque de cet écart entre les choses et ce que je m’en raconte…
La vanité est dans la pomme. Le péché originel n’est pas dans les croquettes du chat.
Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs les plus intégristes. On y trouve de franches menaces du type : “Dieu fera venir toute œuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais.“ Méfie-toi donc, petit humain, il y a une instance supérieure qui trône dans la Lumière aveuglante et qui va mesurer chacune de tes actions (ça prendra le temps que ça prendra…). Un penseur peu critique peut s’en offusquer s’il se limite à prendre la chose littéralement et à réagir en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses œuvres minimes a tout faux. Cette posture est le fondement même des religions monothéistes, qui situent l’idéal dans un-delà non vérifiable par le commun des mortels (quel consultant spécialisé en ISO9001 a pu auditer la maîtrise de la qualité au Paradis ? A ce jour, nous en restons au stade des prospectus promotionnels, si riches soient-ils en enseignements). Avec un peu de recul et moins de goût pour les exagérations hollywoodiennes, on peut également s’asseoir aux côtés du joyeux Ecclésiaste et se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause du Dieu, justement.
Dans le texte premier, l’Ecclésiaste invite à jouir du monde (avec mesure, préciserait Montaigne, à la suite d’Epicure) tel qu’il est, tel qu’il s’offre à notre perception lorsque celle-ci n’est pas aveuglée par des biais cognitifs (nous en reparlerons plus loin). Dans son sourire, on peut lire la confiance et la satisfaction, le petit café serré du matin, assis à trois sous la treille, un chat sur les genoux, avec une vue imprenable sur le fjord : Epicure ne prend pas de sucre et Montaigne juste un nuage de lait. Et c’est à ce moment précis qu’une ombre se fait sur la table, celle de Platon qui débarque à l’improviste, avec son croissant à l’ambroisie. Le philosophe au large front (et à la bouche pleine) pointe le doigt vers le ciel en évoquant le Vrai, le Bien et le Beau, ces Idées de là au-dessus dont nous ne vivons que des avatars, de pâles copies incarnées, appauvries par leur nature accidentelle. Un vent froid passe sur la table et fait s’étirer le chat, qui se rendort néanmoins. “Tu veux un café ?”, lui demande l’Ecclésiaste. Platon, toujours le doigt tendu comme un paratonnerre, consent à s’asseoir, laissant les trois larrons mesurer la distance entre le monde des Idées, là haut, et la table de leur petit-déjeuner, ici bas.
Voilà peut-être un angle d’attaque pour nous : la distance entre le sublime (qui n’est pas de ce monde) et la table de notre petit-déjeuner (sans laquelle le café se renverserait sur mes genoux), voire entre le Paradis promis dans le “Livre” et le bol de croquettes du chat (je doute par ailleurs que ce dernier s’encombre du Divin pour gérer son quotidien de confort et de sécurité), cette distance est précisément celle qui génère toute notre angoisse. A garder le nez levé, on trébuche dans ses lacets. Fonder sa représentation du monde sur une imagerie sublime (là-haut) ne peut que générer tristesse et frustration face aux phénomènes concrets de notre quotidien (ici-bas). Plus encore, à fonder l’image de soi sur un (auto)modèle sublime, on ne peut que se décevoir soi-même et… ne pas se sentir à sa place.
Comme Jeanine a longtemps hésité à divorcer, dans un mariage où elle dépérissait, se disant qu’en passant à l’acte, elle priverait ses enfants du soir de Noël en famille ! Comme Jean-Pierre a passé sa vie à travailler au-delà de ce qui lui était demandé, se disant qu’en se surchargeant moins, il ne mériterait plus son salaire ! Jeanine l’a quitté. Jean-Pierre a fait un burn-out dont on n’a pu décider de la cause : son surmenage, son divorce ou ses enfant qui l’ont vu pleurer pour la première fois. Qu’ont-ils donc imaginé, tous les deux, comme version sublime (idéale) d’eux-mêmes qui puisse les porter jusque dans la douleur ? Quelle représentation martiale Jean-Pierre avait-il de lui même, hors de ses réels besoins contingents de calme, de tendresse et de repos ? A quelle image de mère idéale Jeanine se mesurait-elle pour que, pendant des années, elle fasse du bonzaï avec ses désirs bien réels de respect de soi et d’épanouissement ? Dans les deux cas, penser à soi-même en termes sublimes implique la confrontation avec une réalité quotidienne insatisfaisante voire douloureuse. Quand l’image de soi ne correspond pas avec l’activité réelle, l’écart entre les deux génère une anxiété, bien compréhensible certes, mais peu acceptable. Le delta entre le moi sublime et le moi actif, cette distance béante, vide, vaine, entre la “fiction de soi” et le “moi actif” est probablement le péché originel annoncé par les mythes.
Plus près de toi, mon Diel. Monsieur Loyal n’a pas raison.
C’est en tout cas la proposition de Paul Diel qui, en 1947, s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son étude de la motivation humaine [Diel, 1947]. Germanophone d’origine, Paul Diel a maladroitement choisi le terme “vanité” par association avec l’adjectif “vain”. Pour le lire sans agacement, il s’agit donc de se défaire de l’association, faite spontanément par tout francophone, entre le terme ‘vanité’ et le terme ‘orgueil’ pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.“ Chez Diel, plus question d’adopter la posture de l’idéaliste désabusé parce que, quoi qu’il fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour l’auteur de Psychologie de la motivation [1947], la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à l’ineffable grandeur de la Création. Non, chez lui, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit : elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle. Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes posés par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…
Tricheur ? Diel n’invente rien, Montaigne avait déjà martelé dans son essai De l’expérience (III, 13) : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” Il insistait par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons. Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Spinoza qui insiste sur notre capacité à avoir une ‘idée vraie’ : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” [Spinoza,1677]. Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir sa vie et à penser “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !
ENTER l’homéostase ? Le mot fait penser aux pires maladies mais il évoque simplement ici “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Antonio Damasio [Damasio, 2017] considère que le vivant porte en lui une force irrépressible qui œuvre à la continuation de la Vie même et en régule toutes les manifestations, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou même sociales : l’homéostasie. Le neuroscientifique américain va jusqu’à y ramener la génération des formes les complexes de la culture et de l’organisation sociale. Le fonctionnement de l’être humain et son évolution seraient motivés par cette recherche d’équilibre intérieur-extérieur. Diel évoquait le même concept, qu’il baptisait ‘loi d’harmonie’, pour expliquer l’articulation de nos désirs avec les possibilités du monde extérieur, dans le seul but d’obtenir l’équilibre, condition de la pérennité de l’organisme. Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité incriminée serait alors le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre écologie vitale : elle marque le désaccord entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?
Nous sommes après-guerre (pour ma génération, il s’agit de la guerre 40-45 du siècle dernier, dois-je déjà le préciser ?). Le comportementalisme à l’américaine triomphe dans l’Europe des psychologues et autres analystes. Face à ce Behaviourisme anglo-saxon (l’anglais ‘behaviour’ signifie ‘comportement’), Diel veut défendre l’introspection. Celle-ci est bannie des auditoires et des divans : “Comment pourrait-on faire confiance à quelque chose d’aussi subjectif que l’introspection, nous qui sommes tous un peu malades ? Faisons de la philosophie, tant qu’on y est !” Le décor est planté : pas question pour le quidam d’essayer d’ouvrir sa ‘boîte noire’, on va mesurer ses comportements avant tout. S’ouvre l’âge d’or de la course du rat dans les laboratoires. Et Diel de commencer son travail en sacrifiant à l’esprit du temps : l’entame de Psychologie de la motivation aborde un modèle énergétique des désirs, censé justifier son approche introspective aux yeux de détracteurs de ce type de méthodologie. Si le modèle s’avère pertinent comme grille de lecture de nos motivations (et Diel est remarquable de cohérence à travers toute son œuvre), sa laborieuse description est assez rébarbative et peut amener le lecteur lambda à refermer l’ouvrage trop tôt, manquant ainsi une ‘substantifique moëlle’ que, plus sympathiquement, l’on retrouvera illustrée dans d’autres de ses livres, dont l’étude du Symbolisme dans la mythologie grecque, publié en 1952 et préfacé par Gaston Bachelard. Etonnamment, Diel est souvent plus connu pour ce travail d’analyse de la pensée antique à l’aide sa méthode que pour ses ouvrages plus explicitement consacrés à des thèmes psychologiques, tels que La peur et l’angoisse en 1956 ou Culpabilité et lucidité en 1968, son dernier opus.
A la devise “science et objectivité” du comportementalisme, Diel semble opposer “subjectivité raisonnée” : soit, l’introspection est a priori morbide mais il revient au patient (et à monsieur-tout-le-monde au quotidien) d’élucider ses propres motivations pour y déceler la fameuse “vanité” à l’origine de l’angoisse et de l’insatisfaction vitale. Pour ce faire, l’analyste et son patient vont explorer le chemin parcouru du désir à l’action : fontaines d’énergie, les trois sources de désirs vont soumettre à la délibération de chacun des propositions de réactions à des phénomènes qui surgissent. Ces pulsions – les désirs en version “bruts de décoffrage” – procéderont de la sexualité (amour, amitié, tendresse, sexe, chaleur humaine, camaraderie, partenariats à la pétanque…), de la matérialité (ne pas avoir faim, soif, froid…) ou de la spiritualité (sentiment d’harmonie avec le monde). On reconnaîtra ici les trois grands inspirateurs de Diel, dont il fait la synthèse : Freud, Adler et Jung.
Il revient alors à l’Esprit, l’instance de délibération de l’individu, de donner sa juste valeur à chacun des désirs qui lui sont soumis (on imagine Zeus distribuant les laissez-passer à ses rejetons) : “non, on n’achète pas de voiture de luxe cette fois, en tout cas pas tant qu’on n’a pas fini de payer la nouvelle chaudière” ; “on renonce à la soirée d’enterrement de vie de garçon programmée la veille d’un gros examen” ; “on prend la peine d’acheter des légumes frais pour le souper des enfants ce soir, ce sera plus sain”… Pour résumer les quelque 327 pages de Psychologie de la motivation, valoriser justement est l’activité principale de l’Esprit, une instance critique qui doit faire preuve d’un discernement toujours grandissant, car les avocats qui introduisent les dossiers de chaque désir n’ont pas toujours les yeux en face des trous. D’un côté, l’imagination peut donner une vision déformée du monde extérieur et, de l’autre, l’intellect peut monter des stratégies théoriques qui ne résisteront pas à l’épreuve de la réalité. Comment voulez-vous faire votre boulot dans des circonstances pareilles ? Mal informé, l’Esprit peut mal valoriser les désirs en attente ; en d’autres termes, initier des actions qui seront mal ‘motivées’, que ce soit (a) parce que l’individu se concentre de manière obsessionnelle sur les désirs procédant d’une des trois pulsions (Diel parle dans ce cas d’un profil de ‘nerveux’ avec, par exemple, le profil anorexique qui, avide de sublime, va survaloriser les désirs spirituels et bloquer au maximum les désirs matériels), ou (b) parce que l’individu se disperse en désirs multiples, se satisfaisant à gauche et à droite, jusqu’à en perdre toute consistance personnelle (Diel parle de ‘banalisé’, ce profil caractérisant bien le consommateur non avisé dénigré par Bard & Söderqvist dans leur critique du consomtariat actuel [Bard & Söderqvist, 2008]). Pour mieux identifier ces dérapages, moteurs d’angoisse et d’insatisfaction, Diel propose une clef de lecture à quatre cases.
Imaginez une matrice à deux entrées (deux colonnes et deux lignes). La première colonne concerne l’individu par rapport à lui-même :
sur la première ligne, apparaît le terme VANITE, à savoir ‘survaloriser l’égo’ (je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde). Diel n’hésite pas à assimiler cette vanité au péché originel du mythe. En accord avec Montaigne, il affirme que ce qui n’est pas “à propos” est morbide, que si écart il y a entre la représentation (de moi-même) et l’action que je mène, la mesure de cet écart (ce delta entre deux valeurs) donnera la mesure de l’angoisse que je ressens à titre essentiel. En d’autres termes, voilà une réinterprétation des notions de bien et de mal qui permet de se sevrer des dogmes religieux : le bien est le bien que je me fais en élucidant la vision de moi selon mon activité effective ; le mal que je me fais est le châtiment contenu dans toute aliénation que je provoque en m’accrochant à une image sublime de ma petite personne. Et, ce faisant, je ressens…
…de la CULPABILITE (deuxième ligne), à cause de laquelle je “sous-valorise l’égo”. Je me sens coupable de tricher alors j’évite les confrontations avec le réel (ma timidité traduit une volonté de ne pas voir la réalité démentir la vision sublime que j’ai de moi) ou j’organise ma punition (je mène une politique d’échec afin de ne pas être vexé si je n’arrive pas à réaliser le projet sublime que je vise intimement).
La deuxième colonne concerne l’individu dans son rapport avec les autres :
sur la première ligne apparaît le terme SENTIMENTALITE (survalorisation de l’importance des autres). Je me sens coupable (voir case précédente) donc, faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres, je vais mendier leur reconnaissance (“Voilà, patron, j’ai travaillé toute la nuit pour rédiger ce rapport“), m’associer avec des tiers remarquables (“Vous savez, depuis que je vis avec Marilyn Monroe, je fume beaucoup moins“) ou me prendre publiquement en pitié (“C’est toujours à moi que ça arrive ces choses là !“).
Problème : nos frères humains ont autre chose à faire que nous encenser alors, on n’est pas content et on bascule dans la sous-valorisation de l’importance des autres, l’ACCUSATION. Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi). Située en bas à droite, la case “accusation” clôture l’articulation des quatre catégories de la fausse motivation proposées par Diel comme clef de lecture de nos comportements insatisfaisants.
Du dieu à Diel, on passe dès lors de l’option idéaliste, d’une profonde ‘vanité’ de vouloir faire œuvre sublime afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience), à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart que nous ressentons, entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde extérieur. La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la Joie en prime.
Comme nous sommes compliqués ! Ou plutôt, non, comme nous sommes simples, une fois les multiples accidents de notre quotidien passés au crible de tels modèles plus essentiels, comme la Loi d’harmonie de Paul Diel ou le Mythe d’Icare. Ceci, en n’oubliant pas qu’ici encore ces modèles n’ont de “loi” que le nom : ils ne sont que des opportunités de former notre pensée, au même titre qu’un vélo d’appartement nous permet de faire des exercices de cardio. Voyez le tristement célèbre Complexe d’Œdipe de Sigmund Freud : pris littéralement, comme une loi incontournable, il a dû provoquer moult cris et chuchotements dans les chaumières. J’ai eu la chance d’avoir une mère sexy. Aurais-je dû coucher avec elle pour valider la proposition de Freud ? Je n’en ai pas le sentiment mais j’ai par contre compris la métaphore du patriarche viennois quand j’ai réalisé, pour la première fois, dans les bras de ma petite amie, que le désir qui me liait à elle n’était pas filial pour un sou. De la même manière, tuer le Commandeur ou sortir de l’ombre du phallus paternel est une tâche évolutive difficilement évitable. Dans les deux cas, cela s’est avéré évident : aimer ses parents, c’est savoir leur échapper, en vie. Dans le contexte qui nous occupe, la folle arrogance d’Icare n’est pas éloignée des prétentions adamiques : à prétendre au sublime, on encourt le châtiment divin. Divin, le châtiment l’est dans le mythe : Adam est chassé du paradis par le dieu jaloux de ses prérogatives (mais la leçon est magnifique : enfin pouvoir penser sa vie !) et Icare sombre dans l’antre des océans parce qu’il voulait manger le soleil.
Il est des choses que l’on peut faire d’emblée (quand on en a la puissance) et d’autres qui demandent du travail (quand on n’en a pas encore la connaissance) ; dans les deux cas, Diel insiste sur la saine valorisation de nos désirs. Sa ‘loi d’harmonie’ reflète à l’intérieur de nous, ce que tout arbre respecte, sans y réfléchir : par souci d’équilibre entre ses besoins et son environnement, il multiplie les feuilles si l’ensoleillement est faible et plonge plus de racines dans le sol si l’eau s’y fait rare. Obéissant au même souci ‘écologique’ d’homéostase, nos désirs exagérés par rapport aux possibilités offertes dans notre milieu naturel (l’humanité) mènent à l’insatisfaction et entraînent une culpabilité essentielle… angoissante. Vanité, quand tu nous tiens.
Comme nous sommes simples, puisque chaque fois que cette angoisse nous prend au ventre, nous pouvons chercher à identifier – par une introspection assainie – le modèle sublime de nous-mêmes que nous nous proposons comme référence pour délibérer et, le cas échéant, motiver faussement nos actions. “Pour qui est-ce que je me prends ?” : en ancrant notre réflexion dans un ‘moi sublime’, une version ‘strass et paillettes’ de notre personne, nous trahissons notre condition réelle, qui est souvent loin d’être si misérable. Obsédés par une telle auto-fiction, nous choisissons d’agir comme si nous étions ce moi sublime, ce héros de western ou de romance, dans des situations où nous sommes simplement un quidam dans un magasin de bretelles…
Partant, je laisse les croyants se débattre avec le péché d’orgueil mais je tiens à proposer au défunt Diel une adaptation de sa terminologie. Si, comme expliqué plus haut, le terme de ‘vanité’ désigne un écart, celui entre l’image de soi et l’activité réelle, autre chose est d’en faire une des quatre catégories de la fausse motivation (voir plus haut), où il désignerait les comportements liés à une survalorisation de soi. Il y a là deux notions qui ne peuvent être couvertes par le même terme. Je laisse les professionnels trouver un autre terme qui désignerait la “loyauté envers le moi sublime.“
La loyauté est une qualité, tous les adjudants de toutes les armées vous le confirmeront. Etre loyal est valorisé par les autorités et… par nous-mêmes : nous avons un sentiment gratifiant de rectitude quand nous sommes loyaux. Reste que ce qui fait l’objet de la loyauté n’est pas toujours digne de loyauté. L’exemple d’Adolf Eichmann est éclairant : fonctionnaire nazi, il a fait exécuter des millions de juifs, au service de la Solution finale… envers qui était-il loyal ? Dans une moindre mesure, il est gratifiant pour chacun d’entre nous de se sentir loyal mais, si c’est envers un moi sublime que s’exerce cette loyauté, ne reste de positif qu’une gratification… faussement motivée.
Loyautés tordues. Moi, ce héros. Dans mes rêves…
Le plus grand secret consiste à tromper les hommes afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut et tiennent non pour une honte, mais pour le plus grand honneur, de gaspiller leur sang et leur vie pour la vanité d’un seul homme.
Spinoza, Traité théologico-politique (1670)
En termes de servitude volontaire, La Boétie comme Spinoza montrent, chacun selon ses options, combien nous sommes capables de générer nous-mêmes nos servitudes, socialement. Si l’on adapte leurs conclusions à notre propos, on exonérera également les autres, le monde, les patrons, les syndicats, le réchauffement climatique, le complot judéo-maçonnique et Brigitte Bardot, de la responsabilité des écailles sur les yeux qui traduisent notre propre aveuglement. Comme expliqué plus haut : il nous arrive de considérer comme un ‘grand honneur’ (en récompense d’une loyauté tordue) de ‘gaspiller notre vie’ pour la ‘vanité d’un seul homme’, notre moi sublime. Diel avait lu Spinoza et nous avons évoqué Diel : combien d’insatisfactions, de vexations et d’angoisses ne générons-nous pas chaque jour, à notre encontre, par servilité envers une image dorée de nous-même, pour être conforme à une représentation décalée de notre personne ? Décalée en mieux (“Mon nom est Bond, James Bond“) ou décalée en moins bien (“C’est toujours à moi que ça arrive, ces trucs-là !“). Là réside la ‘vanité d’un seul homme’ : dans la déformation de notre vision de nous-même, quand nous prenons pour étalon un ego mal dimensionné, qui n’est pas en accord (en harmonie, dirait Diel) avec les conditions de notre existence. Cette vanité est la nôtre, individuellement.
Quelle drôle d’alchimie que la nôtre : contrairement au chat, à la crevette ou au pingouin, semblerait-il, nous disposons de la faculté d’être conscient de nous-mêmes, de vivre consciemment l’expérience d’être soi. Cité par Annaka Harris dans son livre (très lisible) sur la conscience [2021], le philosophe Thomas Nagel explique que nous avons “des états mentaux conscients si cela nous fait un certain effet d’être nous.” J’en reparlerai plus loin mais il est question ici de la conscience auto-noétique, selon la taxonomie de Tulving [Tulving, 1985].
Endel Tulving est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne, disparu en 2023. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités. Tulving a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue belge Paul Jorion pour les explications. Il cite, sur son blog, un texte de 2023, récent donc :
La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.
Nous y voilà : dans ma conscience auto-noétique, la conscience de moi-même, je vis mon expérience concrète, actuelle, dans le cadre d’un récit de moi-même, d’une fiction à mon propos susceptible d’être biaisée par d’obsédantes écailles sur les yeux (la vanité diélienne). En tournant le dos aux phénomènes que je perçois de mon environnement, pour élever le regard vers une narration falsifiée de ce que je suis dans la situation actuelle, je romps le lien d’harmonie entre moi et la Vie. Or, la Vie a des exigences d’homéostase lorsqu’il s’agit de garantir ma pérennité, ma subsistance. En me voyant comme le héros (ou l’anti-héros) de ma propre histoire, je me joue un personnage, sans considération pour les contraintes pragmatiques auxquelles sont confrontées les personnes. Tous névrosés ! Et, surtout, tous responsables de, le cas échéant, creuser l’écart entre l’image de soi et l’activité que nous développons dans nos relations avec le monde, fruits de nos décisions.
On est bel et bien en train de parler de l’être-au-monde heideggérien (certes sans couvrir la totalité de la notion philosophique qu’a développée le théoricien allemand). Chacun se positionne par rapport au monde où il évolue, l’intérêt n’étant plus dans la définition (neuve ou héritée) de ce monde (ce qui est) et du chacun en question (ce que je suis), mais bien dans la relation fonctionnelle entre les deux : l’objet et le sujet. Cette relation, nous pouvons chacun la distordre en jouant un rôle, notre moi sublime, auquel nous restons loyal lorsque nous sommes amenés à agir (chacun pense ce qu’il veut, ce sont les actes qui vont traduire l’éventuelle inadéquation). “Moi, ce héros” a beau avoir été façonné par les épreuves de la vie, les traumas ou les succès, les grands moments comme les passages de misère, reste que nous le concevons manifestement en des termes similaires à ceux que nous utilisons dans nos rêves : hors contingences mais avec des attributs symboliques (“… et je portais d’énormes chaussures rouges vernies quand je suis entré dans l’aquarium où ils étaient tous les trois assis…“).
D’où la proposition ici, de considérer l’existence d’un moi héroïque et narratif (fruit de notre conscience auto-noétique) comme un des trois “moi” que la Raison va devoir réguler au quotidien. Les héros étaient des bâtards des dieux qui s’étaient commis avec les humains mais il y a plusieurs manières d’être un ‘bâtard des dieux’. D’une part, loyal à un moi sublime, en digne héritier de l’Olympe, je peux promener mes basques dans un monde qui ne me mérite pas ou qui m’en veut, marqué que je suis par une grandeur sublime ou un destin funeste (j’exagère à peine et quiconque fera l’expérience sincère de sa propre vanité me croisera dans la rue avec un sourire complice d’humanité).
D’autre part, le divin en moi peut se traduire dans une sagesse active, un appel vers l’harmonie entre ma personne et la vie que je mène, une recherche de cette homéostase qui semble être la règle de toutes les choses vivantes. Tout écart, tout déséquilibre dans cette configuration déclenchera ce que Diel baptise la culpabilité essentielle, qui, hors de tout jugement, va m’inciter à rétablir une situation d’à propos, d’harmonie. Ce faisant, si la représentation symbolique de moi-même est bel et bien héroïque, traduite en rêves, elle évoquera un héros mythique de Lumière, apaisé par une péréquation retrouvée : mon personnage est égal à ma personne.
Si les mythes traditionnels évoquent l’Être (les dieux), ils narrent surtout le parcours de héros, pas toujours reluisants, et, pour antiques qu’ils soient, les mythes et les contes sont alors en pleine modernité : à l’image des penseurs du XXe siècle, ils narrent l’être-au-monde vécu par chacun. Quand ils évoquent la puissance du Vivant, c’est pour montrer la légalité de la Vie, qui exige un rapport d’harmonie avec elle quand on lui demande d’assurer la subsistance de chacun. Une représentation de moi-même assainie intègre avant tout cette quête d’adéquation, puisque “subsister, je veux“. Ma morale se fait alors dynamique : elle ne dépend plus de la conformité à des valeurs pré-existantes définissant le bien et le mal, mais elle sanctionne la pertinence de l’activité humaine, ressentie individuellement comme source de satisfaction ou d’insatisfaction. Là est le vertige…
Au terme des chapitres qui précèdent, forts que nous sommes d’une promenade attentive dans notre Jardin de pensées, le moment est venu de reprendre notre quotidien en mains, la Raison affûtée par de multiples surprises ou… de nombreuses confirmations. Par quoi commencer, cette fois ? En élucidant nos motivations, en identifiant nos biais de pensée, pourrions-nous nous approprier une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire le sentiment d’être à notre place, sans œillères ? En d’autres termes, pourrions-nous enfin devenir puissants, libres et… satisfaits ? Le travail préconisé ici sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. Comme évoqué plus haut, au modèle camusien du Mythe de Sisyphe [1942], on préférera la représentation du Jongleur de mondes de Grandville [1844] : à lui comme à nous, les exercices préconisés seraient au nombre de trois, hors desquels point de salut. Pour faire de cette Grande Santé la Joie de chaque matin, commençons par de bonnes résolutions qui soient à notre portée, à savoir une pratique quotidienne des exercices de jonglerie suivants :
EXERCICE n°1. Pour pouvoir jongler, le jongleur doit maintenir son équilibre personnel. Si, à Hercule, on a imposé le nettoyage des écuries d’Augias, il nous revient également chaque jour de nettoyer les scories de nos états nerveux, les biais qui déforment notre vision personnelle et les diktats qui prétendent nous précéder dans notre pensée. Rassurer notre cerveau sur notre pérennité, neutraliser nos affects trop aliénants, évoluer dans une vision du monde pertinente et apaisante : autant d’alignements qui nous rapprochent d’une existence menée à propos et qui nous rendent capables d’accepter avec satisfaction ce qui nous arrive. Notre équilibre est à ce prix : réduire l’écart entre ce que nous imaginons de nous-mêmes et notre activité réelle.
EXERCICE n°2. Pour jongler utilement, le jongleur doit sélectionner en permanence les mondes qu’il va faire tourner dans ses mains (c’est une question de quantité et de qualité : pourquoi penser médiocre ?), il doit les reformuler dans des termes qu’il peut appréhender et s’approprier chacune de leurs logiques internes comme des opportunités de pensée, pas comme des faits établis. Ce n’est rien d’autre que raison garder devant la complexité et le multiple. L’utilité de notre pensée est à ce prix et notre énergie mentale n’est pas inépuisable.
EXERCICE n°3. Enfin, pour trouver la satisfaction, le jongleur devra goûter la jonglerie même, dans l’exercice pragmatique de son humanité plutôt que dans la conformité à un idéal, dans son activité quotidienne plutôt que dans des aspirations sublimes, dans la pratique active de sa puissance plutôt que dans la quête de la reconnaissance. La Joie de vivre est à ce prix.
Et que ceux parmi vous qui voient encore dans ces tâches des défis herculéens, qu’ils me pardonnent de les avoir perdus en chemin et qu’ils essaient de concevoir la modestie d’une telle approche : si le sentiment d’humanité peut bien entendu se ressentir dans toute sa gloire théâtrale, avec tambours et trompettes, un sein dénudé et le drapeau brandi sur les barricades, dans des représentations sublimes (de soi), n’est-elle pas plus facilement accessible quand on prend un enfant dans les bras ? Camus lève le doigt, au fond de la classe, près du radiateur : « Je l’avais bien dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.«
Méditations septièmes : Chaos par l’absurde
Dans les années 1970, l’écrivain et ministre de la Culture français, André Malraux, a nié avoir prononcé sa célèbre prophétie : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » En ce qui nous concerne, nous devrons déjà attendre l’avènement de l’an 2100 pour savoir si notre siècle aura survécu ou non : les paris sont ouverts et d’aucuns ne miseraient pas une chaussette sur l’avenir de notre monde actuel. Le catastrophisme ambiant – et les pleureuses professionnelles qui le servent – ne favorise pas une vision apaisée de la Vie qui passe, tant la confusion est grande entre la simple fin de l’humanité et une apocalypse complète qui mettrait un terme à l’existence de notre planète. A suivre. Mais, connaître ou ne pas connaître le prochain millénaire, la question est-elle là ?
« Mourir, dormir ; dormir, peut-être rêver ! Ah, voilà le mal ! » Shakespeare mettait le propos dans la bouche d’Hamlet (Hamlet, III, 1) [Shakespeare, 1623] : quand se pose la question de la fin, de la mort, quand l’horizon frappe à votre porte et que vos orteils dépassent au bord du vide, au-dessus du néant, quel rêve peut-on rêver pour conjurer le vertige ? Le monde de nos concitoyens qui regardent le Journal Parlé tous les soirs ressemble plus aux promesses d’apocalypses infernales d’un Jérôme Bosch qu’à son Jardin des Délices…
On l’a vu, contre l’angoisse, la fabulation religieuse est une option ; elle est adoptée par une grande partie du consomtariat mondial [Bard & Söderqvist, 2008] qui, habitué à s’assurer pour l’avenir, rentrera une déclaration de sinistre à l’instant de mourir, dans l’espoir de toucher le pactole dans l’au-delà, la franchise ayant déjà été acquittée par le respect plus ou moins scrupuleux de catéchismes, encadré par des clergés en robe de tous acabits. Écœuré par une telle servilité, Nietzsche commentait ce choix avec sévérité : « La foi sauve, donc elle ment. » Chantre de l’individuation jungienne avant la lettre, Nietzsche voulait que chacun s’affranchisse des dogmes pour exercer sa capacité d’être humain par delà le bien et le mal, entendez ici quelque chose comme : « Homme (ou Femme, bien entendu) ! Ne rumine pas tes dogmes médiocres comme s’ils étaient des vérités mais intègre plutôt l’ineffable loi de la Vie dans ta propre vie et agit sainement, sans devoir être conforme à quelque modèle que ce soit : tu verras, tu es ta propre norme et ça marche ! » Cette invitation est-elle si différente de l’exhortation de Kant à devenir « majeur » puisque, dit-il, « la minorité [de l’homme] consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » ? C’était pour lui le fondement de la philosophie des Lumières [Kant, 1784].
Ce qui est au centre de notre propos, ici, c’est l’affirmation de Nietzsche sur le « mensonge de la foi ». On respectera les croyances de chacun et personne ne pensera à les critiquer tant que leur exercice n’empiète pas sur le bien commun : en effet, quel vivre-ensemble pourrait-on imaginer s’il devait se plier aux diktats contradictoires de chacune des multiples religions qui cohabitent désormais au sein de chaque nation ? Pour reprendre l’excellente formule d’organisation sociale d’Henri Peña-Ruiz : nous visons le « droit à la différence mais pas la différence de droits. » Au temps pour le vivre-ensemble dans la Cité.
Mais Nietzsche regardait ailleurs, il regardait droit dans les yeux de chaque croyant pour fustiger la foi utilitaire, celle qui permet aux « ruminants » (cette délicate appellation est de Nietzsche lui-même) de croire avec suffisance à des dogmes qui clament que la mort ne sera pas, qu’elle ne sera qu’un passage vers une Cité céleste, que le vertige au bord du néant s’apparente en fait à un problème de digestion, juste bon pour les existentialistes. Dans le sillon tracé par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra [1883], Camus tient un propos similaire dans le Mythe de Sisyphe [1942] quand il critique l’attitude de celui qui aliène sa liberté sur la base d’un espoir d’au-delà. Nietzsche-Camus, même combat : mettre la religion (et le type d’espoir servile qu’elle entretient) sur le banc des accusés… lorsque l’au-delà conditionne l’ici-bas.
Tel qu’annoncé par l’auteur de L’espoir [1937], on pourrait donc s’accommoder d’un « XXIe siècle religieux » pour peu que la cohabitation avec les mécréants parmi nous soit paisible : en d’autres termes, un siècle de spiritualité privée. Autre chose serait que le romancier français ait annoncé un siècle où prime la croyance, au détriment de la Raison, dans les termes où nous en avons déjà exploré la signification.
Et force est de constater que l’esprit critique ne sort pas vraiment vainqueur de notre changement de siècle. A ce propos, une fine boutade circule d’ailleurs sur les réseaux sociaux qui oppose l’ancien « Je pense donc je suis » cartésien (qui vaut ce qu’il vaut, on l’a vu) au « Je crois donc je sais » de nos actuels ‘ultracrépidariens’. Pour mémoire, les ultracrépidariens sont ces personnes qui donnent leur avis sur tout mais sans avoir de connaissances ou de compétences dans les sujets évoqués. Elles ne se taisent jamais, nous corrigent, nous suggèrent des tonnes de choses, veulent sauver le monde et sous-estiment les véritables experts dans un domaine. L’origine de ce mot remonterait à l’époque du peintre préféré d’Alexandre le Grand, Apelle de Cos (-352). Pendant que l’artiste travaillait sur l’une de ses œuvres, un cordonnier entra dans son atelier pour remettre une commande. Lorsqu’il vit les peintures et les gravures, le quidam commença à les critiquer sans retenue. Face à ces commentaires, Apelle de Cos lui aurait dit la chose suivante : “Ne supracrepidam sutor iudicaret” (« Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la sandale« ). D’où le néologisme approximatif de « ultra-crépidarien », soit ‘celui qui pérore au-delà de sa sandale’. Plus récemment, cette approche du savoir a même été élevée au rang de biais cognitif, sous le nom d’effet Dunning-Kruger, qui montre combien les personnes qui ont le moins de compétences cognitives et intellectuelles ont tendance à surestimer leurs propres capacités. Plus précisément, la tendance à tenir un savoir pour vérifié… parce le seul fait qu’ils croient le savoir. A ce propos, la lecture de l’ouvrage Croiver, Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit du neuroscientifique Sebastian Dieguez [Dieguez, 2022] est éclairante et, c’est la mode, suggère un néologisme amusant : la croivance.
A défaut d’une sincère intuition, croire sans savoir, accepter sans vérifier, penser connaître sans s’être pleinement approprié la teneur d’un propos, accepter des pensées sans en faire d’abord des « objets de pensée », voilà bien le dérapage ‘religieux’ qui irrite le duo Nietzsche-Camus. On ne parle pas ici de la fonction religieuse telle qu’évoquée par Jung mais de son renversement, de la crédulité, de la conjuration des imbéciles, des paris pascaliens ou de l’arrogance du médiocre, au contraire de la raison pratique ou de la conviction sincère et éclairée.
Les chapitres précédents l’ont exploré : les écailles sur les yeux sont de différentes natures, qui nous tendent des pièges lorsque nous croyons savoir, nous croyons pouvoir affirmer. Notre aspiration au bonheur et aux plaisirs peut nous laisser avides et frustrés si elle n’est pas convertie en quête de satisfaction, d’équilibre entre nos aspirations et ce que le monde peut offrir effectivement. Nos cerveaux peuvent nous forger des œillères hormonales aux seules fins de nous préserver mais ils sont quelque fois « à côté de la plaque » ou excessifs. Notre soif d’explications, notre quête de sens nous fait fabuler des discours dont la vocation apaisante nous fait penser qu’ils sont des vérités (ainsi, la religion). Nous voulons ramener à la parole et aux mots une Vie dont la marche nous échappe, inquiets que nous sommes devant le Silence. La croissance exponentielle de l’information disponible nous égare, dilue notre force de pensée et le Tentateur des Anciens n’est pas loin quand nous nous laissons penser n’importe quoi (et il se trouvera toujours un autre ultracrépidarien pour abonder dans notre sens).
Souvenez-vous de l’exhortation d’Henri Gougaud, cité au chapitre précédent : Explorons ! N’essayons pas de résoudre l’énigme de la Vie avec des explications, comme si elle n’était qu’un problème, alors qu’elle est un mystère à explorer. Notre détresse n’est-elle pas attendrissante, quand nous sortons les calculettes pour conjurer ce Mystère ? Expliquer la Vie n’est pas se l’approprier et le triomphe de la raison, lorsqu’elle est confondue avec la logique, nous laisse aussi inquiets qu’un cœur de lapin dans un corps d’ours. De la même manière, à l’inverse, l’expérience aveugle, celle qui permet de sauter à l’élastique sans vérifier s’il est breveté, ne nous permet pas non plus d’apaiser le vertige devant le Mystère. Penser comme les autres, penser contre les autres ou ne plus penser, sont autant de variations sur le thème de « je n’ose pas travailler à ma connaissance par moi-même » (Kant nous regarderait en souriant : « pauvre mineur… »)
Quelles certitudes nous reste-t-il alors ? Comment fonder notre délibération et notre morale si tous nos repères sont aussi mouvants, voire fallacieux et biaisés ? Comme si ce n’était pas suffisant, pour être bien certain de préparer notre intranquillité contemporaine, le XVIIIe siècle a décapité en hurlant les rois du temporel et renvoyé en chambre le clergé du spirituel : nous voilà orphelins comme des enfants allemands au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Qui plus est, ‘de son côté, le XIXe nous a lancé sur la course folle du progrès positiviste et nous voilà en proie aux pires paniques, à manger nos doigts, alors qu’ils serviraient mieux à étrangler les acteurs d’un capitalisme – on le voit aujourd’hui – clairement nauséabond et qu’ils seraient bien utiles une fois replongés dans la terre ou réunis dans les mains de nos proches. Enfin, le XXe n’est pas en reste, qui nous a montré dans les camps jusqu’où l’homme peut plonger dans l’inacceptable et où, dans les salons, les gourous de la pensée occidentale ont fini de déstructurer le discours trop institutionnel des générations précédentes. Ont-ils ainsi laissé chacun libre de basculer dans des préoccupations trop individualistes pour permettre le vivre-ensemble, un vivre-ensemble qui doit désormais lutter chaque jour face aux exigences de repli d’une myriade de communautés exclusives ?
Dans ce monde-là, où suis-je à ma place ? La réponse est aisée même si elle n’est pas toujours facile à digérer : partout là-dedans ! Car ce sont des êtres humains qui ont brûlé les sorcières, qui ont inventé la pénicilline, qui ont incendié des maisons et étranglé des enfants, qui ont construit le Taj Mahal et composé l’Arietta de l’opus 111 pour piano… Ce serait penser à l’ancienne que de vouloir trouver sa place quelque part dans les vitrines que nous avons déjà évoquées, à un endroit donné, avec un statut particulier et un cartel qui renseigne nos titres et qualités. Ce serait penser en termes de vérités, révélées ou non, desquelles on pourrait déduire l’ordre du monde et ranger les phénomènes de la Vie selon une Classification Décimale Universelle. Serions-nous alors à notre place ? Les Anciens le pensaient et ils ont épuisé leurs forces à décrire des réalités qui ne se sont jamais laissé faire. Aujourd’hui, ces mêmes Anciens reposent au seul endroit où les allées sont organisées, avec des cartels de pierre mentionnant leurs titres et qualités, fleuris de chrysanthèmes…
La proposition est ici de renoncer à identifier cette ‘place où l’on serait à sa place‘, ce qui supposerait qu’elle existe, qu’elle puisse être décrite et que nous puissions y arriver un jour, se marier, être heureux et avoir beaucoup d’enfants. Pour compenser, une bonne nouvelle : faire le deuil des dogmes, des définitions et des explications logiques comme repères de notre moralité n’implique pas le chaos et n’exige pas que chacun s’équipe pour une expédition punitive dans la sauvagerie du monde ! Toujours dans Le mythe de Sisyphe, Camus raconte (car, c’est avant tout un romancier) comment l’homme castre sa liberté en se laissant guider par l’espoir d’un monde meilleur… après, au-delà. Face à l’inefficacité des dogmes, qu’ils soient scientifiques ou religieux, il acte qu’aucun discours idéaliste ne peut apaiser l’angoisse de l’homme face au monde qui persiste à être muet. On retrouve ceci dans un sobre et amusant poème de Mary Oliver [2012] :
Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.
Le motif du silence de la mer, du silence du Mystère, du monde qui ne prend pas la peine de s’expliquer n’est pas nouveau. Après Laô-Tseu, d’autres ont évoqué l’ineffable (« que l’on ne peut dire ») de la Vie… et notre tendance, pour compenser ce silence, à projeter sur elle nos fabulations, nos explications, nos fictions, le sens que nous avons mitonné dans nos réflexions ou nos intuitions. Cela sonne comme une preuve que c’est le silence de la Vie qui fait de nous l’Espèce fabulatrice [Huston, 2008]. Reste que l’impressionnant mutisme de la Vie, qui passe comme un éléphant trop gigantesque pour se soucier de nos pantoufles, est peut-être justement le fruit de notre attitude mentale : nous posons de pathétiques questions existentielles à la mer immense (à Dieu, au fantôme de Grand-Maman, au Soleil, au Tarot ou aux étoiles, à la Science : biffez la mention inutile) sans vérifier sa capacité à nous répondre dans le même langage ! Mary Oliver a la poésie de lui donner la parole, plutôt que de rendre évident l’insupportable aphasie du Mystère par une image dont elle a le secret.
Apôtre du lien à la Nature comme école de Vie, elle donne au texte un final qui n’est pas anodin : « j’ai à faire« , dit la mer en s’excusant poliment. Le premier chapitre de ce livre en faisait déjà ses choux gras, quand on y voyait que le bonheur n’était pas un état extatique spécifique mais qu’il résultait plutôt d’une activité satisfaisante. Pourquoi ne pas maintenir cette approche et renoncer à identifier « la place où l’on serait à sa place » pour plutôt écouter Mary Oliver qui nous chante que ce qui vit doit « faire » ou relire le mythe biblique dans lequel Adam (Adamah) est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front » ? Il ne s’agirait plus de trouver ce lieu où on serait enfin à sa place (« quand je serai grand.e, je serai… ») mais, plus dynamiquement, de mener des activités satisfaisantes, propres à nous apporter le sentiment d’être à notre place. Bref, renoncer au Graal sans cesser de pratiquer la Chevalerie !
Encore captif de l’ancienne manière, Camus se débat pour montrer combien l’Être est absurde, combien le monde peut être rangé dans la vitrine des choses dénuées de sens dans nos musées mentaux. Oracle de la pensée nouvelle (également en gestation chez Heidegger, Cassirer et consorts), il pose néanmoins que le sentiment de l’absurde résulte de la différence entre, d’une part, nos attentes de sens et, d’autre part, l’absence de réponses aux questions que nous posons au Mystère (imaginez Stanley, en pleine forêt tropicale, tendant la main à un rocher et disant son célèbre « Docteur Livingstone, je présume ? »). Pour faire court, cette génération de philosophes a généré un glissement formidable de la pensée : de l’impérieuse et docte nécessité de définir l’Être et l’Homme, on est passé à l’étude de l’Être-au-monde, en se concentrant sur la manière dont les femmes et les hommes sont actifs face aux phénomènes du monde qui les concernent. Exit Platon et son idéalisme, Enter Sisyphe et son caillou ! Le personnage du mythe convoqué par Camus « gagne son pain à la sueur de son front« , il fait ce qu’il doit faire sans s’arrêter et, propose Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux« . La leçon pour nous serait dès lors qu’il nous faut travailler à bien travailler plutôt que travailler pour arriver quelque part. « OK, me direz-vous, mais je fais comment ? »
Une belle image extraite du Phèdre de Platon est celle du « char de l’âme ». Dans ce dialogue, Platon l’Idéaliste compare l’âme à un char ailé conduit par un cocher et tracté par deux chevaux. Mais dans l’âme humaine, ajoute-t-il, un des animaux est enclin à tirer vers le haut, l’autre vers le bas, ce qui rend la conduite du véhicule fort périlleuse. Très tôt, le conducteur a été interprété comme la raison, les deux chevaux comme les désirs antagonistes en l’homme, l’un qui l’élève aux réalités supérieures, l’autre qui le plonge dans la matérialité du monde. Platon est comme la Suze : inimitable ! Et tellement prévisible : quand se pose la question du choix entre le Bien et le Mal, elle doit bien entendu être débattue en tension entre, en bas, la matière répugnante et, en haut, la pureté des Idées. Raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ; corps, finitude, affects, sexualité, déchéance et mort, en bas. Désolé pour le « philosophe au large front » mais l’existence d’Idées supérieures, immuables, de composantes sublimes de l’Être desquelles on pourrait déduire toute notre pensée n’a jamais trouvé grâce à mes yeux : trop court pour témoigner de la diversité de l’expérience, trop binaire pour illustrer les nuances de la beauté du monde et trop tentant pour ne pas constituer un réel danger mental, une peau de banane vers les tentations dogmatiques et totalitaires dénoncées par Cassirer (chapitre 3).
Reste que le dualisme entre les deux chevaux peut nous aider à visualiser ce que peut être « travailler à bien travailler ». Oublions le char ailé qui ne fait plus vraiment partie de notre imaginaire collectif et remplaçons-le par la charrue, qui permettra de mieux nous imprégner de la notion de travail :
Ce matin-là, Adamah sortit au devant de la ferme encore endormie et mena ses deux chevaux dans la cour, où il les harnacha et fixa une longe à chacun pour les guider sur le chemin, vers le champ qui lui restait à charruer. Il y avait un bon bout de marche avant de pouvoir travailler et il voulait en profiter pour habituer les deux bêtes puissantes à aligner leurs pas et à avancer de concert. Devant lui, à sa gauche, le plus jeune des deux chevaux était frémissant et soufflait tout le temps des naseaux ; racé et rapide, il convenait mieux pour la promenade et supportait difficilement le bât, manquant un peu de puissance quand le sol était plus dur à retourner. Aussi, Adamah avait-il enroulé plus fermement la longe autour de son avant-bras, afin de pouvoir immédiatement ramener au calme l’animal, si la fantaisie lui prenait de s’emballer. A sa droite, le vieux cheval de trait marquait le pas en silence, prêt à fournir tous les efforts pour peu qu’Adamah comprenne quand la faim ou la fatigue l’en empêcherait. La longe était souple sur son encolure et Adamah ne manquait jamais de lui parler doucement, avec une voix plus grave qu’à son habitude. La journée s’annonçait belle et les deux bêtes s’accordaient : le labeur serait bon et, ce soir, chacun reviendrait en sueur à la ferme, avec la satisfaction du travail bien accompli…
Dans cette histoire, pour « creuser son sillon », Adamah doit harmoniser les puissances de deux chevaux très différents, l’un bruyant et prompt à s’affoler, l’autre régulier et sans question. S’il tient la bride courte pour l’un, il peut faire confiance à la placidité de l’autre et lâcher prise, pour peu qu’il reste à l’écoute de ses besoins. Dans la fable idéaliste de Platon, le conducteur du char est la Raison, garante de l’équilibre entre le Bien et le Mal qui se disputent verticalement la conscience du sujet. Changeons les rôles et jouons l’allégorie comme ceci : Adamah n’est pas en danger d’être emporté vers les cieux divins par un des coursiers ou précipité dans les abysses du Malin par un cheval vicieux. S’il n’arrive à accorder le pas et la force de traction de ses deux complices, il ne pourra travailler convenablement et rentrera penaud, le soir, auprès des siens. Si les chevaux ne tirent pas ensemble sur la charrue, Adamah ne pourra suivre son sillon. Il est donc question ici d’harmonie entre deux tendances de notre délibération intime. Adamah joue le rôle de la conscience (de notre âme telle que définie au chapitre 2) : assise entre deux voix intérieures, elle doit composer pour continuer. Ainsi, le bras gauche d’Adamah est attaché fermement à un cheval fougueux, qui s’emballe facilement, et qui – surprise ! – incarne ici la raison, celle que l’on confond avec la logique et qui nous permet de générer les fabulations les plus débridées, pour peu qu’elles soient conformes à l’un ou l’autre discours. Les hashtags sont ici : #mots, #discours, #justifications, #dogmes, #autofictions, #angoisse, #visiondumondeapaisante… A l’autre bras d’Adamah, la longe est souple mais le lien fort avec l’animal : la puissance ne fera pas défaut mais Adamah devra rester vigilant et sentir les besoins du cheval avant que celui-ci ne s’arrête et refuse d’avancer, têtu qu’il peut être. Les mots-clefs sont dans ce cas : #vitalité, #pulsionsnaturelles, #idéevraie, #intuition, #silence, #respectdesbesoins, #wuwei…
Dans un tel scénario, il n’est pas nécessaire de lutter avec l’ange. Pas question de passer son temps à se justifier pour montrer son jour sublime, pas question de craindre la déchéance et la culpabilité qui en découlerait. L’objectif est simplement la satisfaction du travail (sur soi) bien fait et il peut être atteint si l’on reste bien centré, entre, d’une part, les discours sur le monde qui viennent à l’esprit et qu’il faudra intégralement soumettre à la pensée (on notera qu’ils sont autant composés de raison que d’affects) et, d’autre part, les intuitions et les besoins ressentis qui, sans verbalisation, restent présents grâce au lien que l’on entretient avec la Vie (le second nombril évoqué plus haut). Maîtriser d’une main, garder le contact de l’autre : Sisyphe n’aurait pas parlé autrement…
Plus n’est besoin alors de définir l’Être ou l’Homme, de décider si l’ordre des choses existe ou si le monde est absurde, de statuer sur le Bien, le Mal et leurs origines respectives ? Pousser sa pierre avec le sourire permettrait-il de combattre le vertige existentiel ? Dans tous les cas, cela permet de revisiter les trois grandes valeurs platoniciennes : en faisant de chacune de nos pensées un objet de pensée et en ne permettant pas à nos folles fabulations de nous mener par le bout du nez, nous respectons le « vrai » ; en restant liés aux exigences de la Vie et en goûtant chacun de ses dons avec mesure, on savoure le « beau » ; enfin, en renonçant à poursuivre des chimères sublimes et en gardant le cap grâce à un baromètre unique – notre degré de satisfaction – nous nageons dans le « juste ». Voilà de quoi mettre tout le monde d’accord, non ?
[EDL.LAICITE.BE, 19 mars 2024] Le samedi 16 décembre dernier, la candidate Ève Gilles était couronnée du titre de Miss France 2024. S’en est suivie une violente polémique sur les réseaux sociaux, regrettant que le jury de ce prestigieux concours ait définitivement basculé dans le clan du wokisme.
La raison ? C’est la première fois qu’une femme à la coupe “garçonne” (c’est-à-dire qui a les cheveux courts) est élue reine de beauté. Les internautes les plus réactionnaires déplorent également son manque de formes et son teint mat. Ils n’ont pas non plus été tellement séduits par ses déclarations sur la diversité de la beauté du corps féminin. La conclusion derrière ces critiques fait de la nouvelle Miss France une égérie woke, marquant encore un peu plus le trait du déclin de la République.
L’actualité ne manque pas de polémiques de ce genre et qui usent du terme “wokisme” et de ses adjectifs tels que “woke” ou plus péjoratif encore “wokiste“. En Belgique comme en France, elles font le lit de l’extrême droite qui soit est à leur origine, soit se les réapproprie stratégiquement. Pour s’en rendre compte, il suffit, par exemple, de taper le mot “woke” sur la page Facebook du Vlaams Belang. S’ouvre alors à vous une longue suite de publications livrant bataille à la menace woke. Qu’il s’agisse de mettre fin aux subsides destinés à l’Institut Hannah-Arendt – jugé trop woke car on y mène des recherches sous l’angle de la diversité –, de lutter contre la venue à l’hôtel de ville de Gand de la Queen Nikkolah – la version féminine et inclusive de Saint-Nicolas – ou bien de dénoncer l’organisation d’une marche non mixte consacrée aux femmes pénalisées par la Covid, le Vlaams Belang ne s’accorde aucun répit face à ce qu’il désigne comme l’extrémisme à abattre, le wokisme. Toutefois, si ces publications pullulent sur leur réseau, elles donnent peu d’indications sur le contenu que l’extrême droite flamande associe au terme “wokisme“.
L’impossible définition du “wokisme“
Dans la même veine, soulignons le discours prononcé par le député européen Tom Vandendriessche (VB), lors d’une conférence organisée par son parti en avril 2023, intitulée “Woke, a culture war against Europe“. Si le titre révèle un élément de définition plutôt flou, l’explication donnée par le député est encore plus déroutante : “Le wokisme mène à un nombre incommensurable de phénomènes étranges, mais qui sont complètement normaux selon les standards du mouvement woke. Car c’est justement le concept de normalité que les wokes essaient de détruire. C’est pourquoi, tout à coup, les gens commencent à renverser des statues, à mentionner leur gender pronouns, à teindre leurs cheveux en bleu ou à demander la décolonisation de notre langage et de la littérature. Le mouvement woke sème ainsi un trouble qui n’est pas nécessaire, partout où ils peuvent.” Donc, selon cette définition, un woke serait un individu aux cheveux bleus susceptible de s’identifier aux pronoms “il“, “elle” ou “iel“, dont le hobby est de renverser des statues et qui a un regard critique sur le passé colonial de l’Europe. Mis à part les risques de sécurité liés au renversement impromptu de quelques statues, on a du mal à percevoir la menace.
Pour saisir ce qui préoccupe réellement l’extrême droite flamande, cherchons du côté des sciences humaines et de leur éclairage du phénomène. Dans son analyse sémantique et étymologique “De woke au wokisme : anatomie d’un anathème“, le politologue et sociologue Alain Policar commence par replacer le concept dans son contexte historique. Le mot “woke” est originaire du langage parlé afro-américain et est utilisé pour évoquer, dès 1896, l’idée d’un nécessaire réveil des Noirs dans une société marquée par le racisme et la ségrégation. Alain Policar rappelle que, déjà à l’époque, les militants abolitionnistes étaient accusés d’être trop moralisateurs.
Le terme a gardé la même signification lorsqu’il a été popularisé en 2008 par la chanteuse Erykah Badu qui, dans son morceau Master Teacher, fait émerger le mantra “I stay woke” pour énoncer l’importance de rester attentif aux discriminations vécues quotidiennement par les Noirs. Jusqu’ici, on voit mal le lien entre cet usage militant de l’adjectif “woke” et la définition qu’a esquissée le député européen du Vlaams Belang. Mais ce lien devient plus clair dans la suite de l’article. En effet, Alain Policar situe le point de bascule sémantique du concept, en 2014, lorsque les conservateurs américains se le réapproprient en réaction à la campagne Black Lives Matter, après l’assassinat, par un policier blanc, du citoyen Michael Brown. Le sociologue analyse cette récupération comme une stratégie des conservateurs pour disqualifier tous ceux qui sont soucieux de dénoncer des discriminations et qui sont ainsi engagés dans les luttes antiracistes, féministes, LGBTQIA+ ou encore écologistes. Dès lors, on saisit mieux l’intérêt du discours prononcé par Tom Vandendriessche. Il n’a aucunement l’intention de définir le wokisme, mais bien de tourner en ridicule celles et ceux qui critiquent l’ordre politique et les normes sociétales ainsi que les militants en faveur de la justice sociale et de l’émancipation des minorités dont font notamment partie les femmes et les personnes non blanches. Alain Policar précise – en citant le philosophe Valentin Denis – que le terme “wokisme” “ne se caractérise pas par son contenu, mais par sa fonction : stigmatiser des courants politiques souvent incommensurables tout en évitant de se demander ce qu’ils ont à dire“.
Diviser pour mieux régner
Cette stratégie discursive est tout à fait caractéristique de l’extrémisme, car elle vise à polariser la société en deux entités distinctes et chacune homogène : les wokes – “eux, l’ennemi commun” – et les anti-wokes – “nous, le peuple uni par ses racines identitaires“. En cadenassant le débat, cette stratégie de la division porte directement atteinte à l’intégrité du corps social. Ainsi, en Belgique, chaque publication du Vlaams Belang à l’encontre des wokes présente ceux-ci comme les fossoyeurs de la culture nationale flamande, de ses traditions et de son folklore. Peu importe que le blackface soit une coutume coloniale héritée de l’exposition des esclaves noirs du début du XIXe siècle, il n’est pas question de revoir l’apparence du traditionnel Zwarte Piet. Et gare à celle ou celui qui oserait alimenter le débat en démontrant les effets produits par un tel biais raciste sur l’estime de soi d’une personne noire, car cet individu serait immédiatement catalogué de “woke extrémiste anti-belge” et donc “anti-blanc“.
Enfin, derrière la multiplication de ce type de publications, l’objectif est aussi de provoquer une “panique morale“. Alex Mahoudeau, politologue, définit parfaitement cette tendance dans son ouvrage La panique woke. Selon lui, cette crise se produit au moment où “un ensemble d’acteurs au sein d’un groupe se met à s’inquiéter du danger que feraient peser sur l’ordre social, la bienséance, la civilisation, etc., des personnes identifiées comme responsables de cette brèche” : ces paniques vont apparaître et “elles vont ensuite former un point d’obsession dans le débat public, parfois via les médias et finalement disparaître, alors que la menace est toujours surreprésentée et exagérée“.
La stratégie de la panique, une recette qui porte ses fruits
Le moins que l’on puisse dire est que le pari de l’extrême droite est gagné. En effet, on ne compte plus le nombre de discours et de déclarations dans le débat public sur le wokisme. Que ce soit d’ailleurs pour le défendre, le dénoncer ou le déconstruire. Ce faisant, ce thème s’est peu à peu détaché d’une rhétorique spécifiquement conservatrice ou d’extrême droite. Effectivement, on observe désormais une percolation du discours sur le wokisme dans d’autres mouvances politiques.
En France, le gouvernement d’Emmanuel Macron a fait du phénomène woke une préoccupation majeure. L’ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer, a notamment été à l’initiative du Laboratoire de la République, destiné à lutter contre le wokisme. En Belgique francophone, le MR défend une publication du Centre Jean-Gol, dans laquelle le wokisme est défini comme un totalitarisme. L’ancienne ministre socialiste Laurette Onkelinx a quant à elle exprimé dans La Libre Belgique son regret sur le fait que “les partis de gauche laissent la critique du wokisme à la droite“. En Flandre, les partis de gauche comme de droite tentent de récupérer l’électorat du Vlaams Belang, à commencer par la NVA, dont le président Bart de Wever a publié un ouvrage intitulé Over woke. L’ex-président de Vooruit, Conner Rousseau, déclarait également il y a peu que “les wokes sont tout aussi intolérants que les extrêmes“.
Au-delà de la récupération politique, on observe de plus une forte médiatisation du débat intellectuel autour de la pertinence du concept et de la réalité du phénomène. Dans tous les journaux et revues francophones, on trouve des articles qui décryptent le sujet. En radio aussi avec, par exemple, la diffusion par la RTBF en juin dernier d’un épisode de podcast intitulé “Le wokisme existe-t-il ?“, croisant les regards des philosophes Nathalie Grandjean et Vincent de Coorebyter. Puis, par-delà les analyses intellectuelles, on remarque que tout un chacun semble devenir légitime pour exprimer publiquement son opinion sur le wokisme. Le Soir donne ainsi la parole au cinéaste Denys Arcand qui compare les wokes à des enfants gâtés ; La Libre relaie les propos de Michel Sardou qui, sur BFM TV, a déclaré haïr le féminisme et le wokisme ; Le Vif mène l’enquête auprès des Belges sur la question “le wokisme est-il une menace contre la démocratie ?“, etc.
De cette façon, on ne peut que constater la victoire de l’extrême droite et des conservateurs qui sont définitivement parvenus à imposer la “panique woke” dans le débat public. Ce faisant, ils détournent une bonne partie de l’attention politique et médiatique à l’égard de la lutte contre les discriminations, mais aussi de ce qu’il peut y avoir de critiquable dans des formes de militantisme qui répondent exclusivement à des logiques identitaires. Car le danger d’aborder cette dernière question sous le prisme du wokisme réside, comme nous l’a fait observer Alain Policar, dans le fait que cette notion est vide de contenu. Par conséquent, chacun est libre d’y voir sa propre menace, même celle que représenteraient les femmes aux cheveux courts et teints en bleu.
[LEPARISIEN.FR, 31 mars 2024] La chroniqueuse et humoriste Sophia Aram salue la fermeté des pouvoirs publics face aux accusations en “islamophobie” à l’encontre du proviseur, qui ont vite tourné aux menaces.
‘Convenance personnelle’ : ce sont les mots du rectorat pour annoncer la décision de départ en retraite anticipée du proviseur du lycée Maurice-Ravel, à Paris. Pourtant, derrière l’euphémisme qui annonce le choix d’un homme sous les menaces de mort, c’est tout un système qui a pris la mesure du problème. De la ministre au préfet en passant par les policiers qui assurent la protection du lycée, on peut saluer la réaction des pouvoirs publics. Reste la démission d’un proviseur et la pression de l’islam politique sur l’école.
Qu’en 2024, en France, une gamine choisisse de se soumettre à l’un des marqueurs emblématiques de l’islam rigoriste, certains peuvent trouver ca formidable ; moi, j’ai le droit de trouver ça consternant, surtout à l’heure où d’autres jeunesses, dans d’autres contrées, se soulèvent au risque de leur vie pour en finir avec ce patriarcat religieux. Nous pourrions, d’ailleurs, être plus nombreux à défendre cette opinion sans que cela retire à cette gamine son droit d’exhiber sa ‘pudeur religieuse‘ en dehors de l’école, ni celui de tous ceux qui lui présentent cet archaïsme comme un marqueur identitaire et culturel. C’est du reste ce qui nous différencie des pays où l’islam politique a réussi à s’imposer.
Le problème tient dans le fait qu’une élève ait eu la possibilité de se retourner contre l’autorité d’un proviseur par un simple mensonge avec le soutien de la petite coterie de lycéens et de militants venus scander devant le lycée: “Elève frappée, lycée bloqué !” Ce qui éveille en moi l’envie de les priver de TikTok ou de distribuer quelques baffes. Envie que le tweet irresponsable de la députée Insoumise Danielle Simonnet, renvoyant le proviseur et l’élève dos à dos tout en diffusant les bobards de cette dernière n’a fait qu’accroître.
La suite, vous la connaissez : le procès en islamophobie laisse rapidement la place aux menaces et à l’incertitude qu’une crevure de passage décide ou non de les mettre à exécution. Une incertitude à laquelle nous ne pouvons nous habituer.
La bonne nouvelle, dans cette séquence de fermeté des pouvoirs publics, c’est le constat que l’élève a fini par reconnaître avoir menti, comme avait menti l’élève de Samuel Paty lorsqu’elle se disait blessée par un cours auquel elle n’avait pas assisté, comme a menti l’ayatollah Khomeyni se disant blessé par la lecture des Versets sataniques de Salman Rushdie, et comme mentent la plupart de ceux qui se disent blessés par un dessin.
Reste à s’en souvenir et à lutter résolument contre le misérabilisme et la condescendance avec lesquels une partie de la société accueille ces “croyants” soudainement “blessés” dans leur foi.
Parce qu’au fond ce qui protégerait notre modèle laïc [français] tout en rendant la tâche plus difficile aux promoteurs de l’islam politique en France, ce serait que chaque élève, chaque croyant, chaque individu ait la conviction que personne ne peut remettre en cause la loi, menacer une institution ou condamner à mort un individu, simplement en racontant partout qu’il est offensé, choqué, blessé, ou meurtri par un dessin, un tableau du XVIIe siècle, l’interdiction de porter un foulard, une abaya ou n’importe quel autre signe religieux ostentatoire dans l’enceinte scolaire. Et que ces fausses pudeurs soient traitées par le mépris et l’indifférence qu’elles méritent dans une société ne reconnaissant pas le blasphème.
Mais, pour cela, il faudrait encore que les laïcs qui se taisent se remettent à parler et luttent contre le misérabilisme ambiant à l’égard de ces fausses pudeurs.
Sophia Aram, humoriste et chroniqueuse
CONTEXTE : [extrait de LEMONDE.FR, 26 mars 2024] …Le proviseur de la cité scolaire Maurice-Ravel à Paris (20e arrondissement), menacé de mort sur Internet après une altercation avec une élève pour qu’elle enlève son voile, a quitté ses fonctions, a déclaré mardi 26 mars le rectorat de Paris à l’Agence France-Presse. Selon un message adressé mardi aux parents, aux élèves, aux enseignants et aux membres du conseil d’administration, le proviseur “a quitté ses fonctions pour des raisons de sécurité“, ce que n’a toutefois pas confirmé le rectorat, qui invoque des “convenances personnelles.”
Le 28 février, le proviseur du lycée Maurice-Ravel avait demandé à trois élèves de retirer leur voile dans l’enceinte du lycée. L’une d’elles, majeure et scolarisée en BTS*, avait ignoré le proviseur, ce qui a provoqué une altercation. Des menaces de mort à l’encontre du proviseur avaient ensuite été proférées en ligne. L’enquête du pôle national de lutte contre la haine en ligne, division spécialisée du parquet de Paris, avait abouti à l’interpellation d’un suspect mi-mars. Ce jeune homme de 26 ans a été place sous contrôle judiciaire jusqu’à son procès, prévu le 23 avril…
[* Le BTS (Brevet Technique Supérieur) et le BUT (Bachelor Universitaire de Technologie) sont tous les deux des diplômes de niveau III, qui s’acquièrent en deux ans après le bac. Suivis en formation initiale ou en alternance, ils dispensent un savoir technique]
[EDL.LAICITE.BE, 15 mars 2024] Les mots sont des armes redoutables, et de la bouche de l’extrême droite, ils peuvent être à double tranchant. Un constat alarmant : l’usage de terminologies qui recouvrent en réalité des prises de position extrêmes est devenu banal. Pour planter le décor, nous profitons de l’expertise de la journaliste Isabelle Kersimon. Elle a analysé les termes utilisés aujourd’hui par l’extrême droite et qui ont investi le champ sémantique.
Dans son ouvrage abondamment documenté, Isabelle Kersimon répertorie par thématique des termes et des expressions utilisées de plus en plus couramment, dans les médias, sur les réseaux sociaux et dans la sphère sociale. Des mots pour certains banalisés et que l’autrice analyse pour en révéler la part d’idéologie d’extrême droite qu’ils véhiculent. “Mâle alpha“, “néoféminisme“, “fake news“, “politiquement correct“, “gauchisme culturel“, “élite“, “tyrannie des minorités“, “islamo-gauchisme“, “égalitarisme“, “théorie des minorités“, “repentance“, “victimaire“, “insécurité culturelle“, “communautarisme“, “déni“, “tyrannie du bien“, autant de mots choisis au hasard d’une longue liste, qui s’articule autour de thématiques, pour mieux mettre en perspective le sens profond que ces terminologies revêtent.
Une banalisation du langage de l’extrême droite
En 2007 sortait un Dictionnaire de l’extrême droite, sous la direction d’Erwan Lecœur, qui évoquait déjà les thématiques du racisme ou de l’antisémitisme en France depuis l’affaire Dreyfus. Quinze ans plus tard, qu’est-ce qui a changé ? “Il y a des termes et des expressions, des syntagmes qui n’existaient pas en 2007“, explique l’autrice. “Le langage de l’extrême droite ne s’était pas banalisé et “mainstreamisé” à cette époque. Aujourd’hui, il y a une volonté d’euphémiser les choses. Marine Le Pen, par exemple, qui se déclare “anti-woke” à l’Assemblée : ce n’est pas du tout son terrain d’action, mais elle choisit cela tactiquement pour séduire une autre partie de l’électorat dont elle a besoin par rapport à ses ambitions aux élections européennes de 2024 et présidentielles de 2027. Il y a un phénomène d’appropriation par l’extrême droite de thèmes comme la laïcité, la notion de République aussi, alors qu’on sait à quel point l’extrême droite est antirépublicaine. Or Marine Le Pen et Éric Zemmour glorifient la République. Mais de quelle République parlent-ils ? C’est la question. De quoi parlent-ils quand ils parlent de laïcité ? C’est ce que j’essaie de faire comprendre.”
L’autrice explique d’ailleurs avoir créé un néologisme, celui de “néolaïques“, faisant référence aux personnalités qui se revendiquent de la laïcité en lien avec l’islam : “L’un de leurs paradoxes est d’avoir abandonné une lutte historique et motrice de la laïcité – la défense de l’école publique – et de soutenir des personnalités connues pour leurs idées anti-laïques, au nom d’un combat commun fantasmé comme une nouvelle résistance face à un envahisseur invisible, protéiforme et menaçant : l’islamité. Les néolaïques ont développé et répandu, en réaction aux massacres du 13 novembre, une panique morale empruntée de terreur et de paranoïa dans une surenchère croissante de violence verbale, en entretenant une confusion fautive et dangereuse entre les questions de laïcité, d’islamité et de terrorisme djihadiste.“
Une importance historique exagérée
Dans son édition de fin 2022-début 2023, Philosophie magazine titrait “Peut-on encore parler de racisme, de sexisme et d’identités de genre sans se fâcher ?” et évoquait la “dynamique conflictuelle de l’espace public“, s’inquiétant d’une tentation de l’absence de débat entre réactionnaires (lisez “traditionalistes”) et progressistes… Après tout, la démocratie n’est-elle pas précisément dans la possibilité du débat ? Mais d’après Isabelle Kersimon, pas de complaisance pour les discours réactionnaires ou traditionalistes, qui ne sont, selon elle, que l’articulation de thématiques d’extrême droite : “Je pense à ceux qui se revendiquent comme “pour les traditions” : c’est quand même tout le propos de l’extrême droite et de l’ultradroite. Or la première des traditions auxquelles l’extrême droite veut revenir, c’est la place de la femme dans la société. C’est pourquoi je commence mon livre par le féminisme et les attaques dont il est l’objet parce que c’est le premier de leurs objectifs pour refonder une société telle qu’ils la rêvent : celui de renvoyer les femmes à leur condition d’avant. Elle va dire “mais non, on défend les féministes”, et va prendre en exemples des féministes qui sont mortes. Mais celles d’aujourd’hui ? L’extrême droite va dire ce qu’affirment Alain Soral et Éric Zemmour depuis des années : “Les vraies féministes ne font pas la guerre des sexes, elles respectent les hommes.” Mais c’est une entourloupe doublée du fait qu’ils vont qualifier de néoféministes celles qui sont féministes. Or historiquement, les néoféministes étaient anti-suffragettes, elles étaient réactionnaires, précisément. C’est tout le dévoiement de l’extrême droite, qui fait croire que si elle existe, c’est en réaction à ce qui se passe en face. Or c’est faux, l’extrême droite ne dévie pas de sa route, peu importe ce qui se passe autour. Mais elle laisse entendre le contraire : “Les féministes sont allées trop loin, tout comme les Juifs et les lois mémorielles, les Noirs et leur racisme…” Alors que simplement elle a toujours été là.“
Une fascination pour George Orwell
S’il est connu pour ses deux célèbres dystopies, 1984 et La Ferme des animaux, qui dénoncent les totalitarismes et la mort de toute liberté d’expression, George Orwell s’est également intéressé au pouvoir de la langue et de la sémantique. Dans 1984, une novlangue est créée par l’État pour mieux asseoir son pouvoir, qui rend impossible l’expression de toute idée susceptible de critiquer ce pouvoir. Paradoxalement, aujourd’hui, l’extrême droite se réclame de plus en plus du fameux romancier britannique. Comme le rappelle Isabelle Kersimon, quand Éric Zemmour a été condamné pour appel à la discrimination raciale, le député de la droite radicale Lionnel Luca a évoqué la mise en cause de la liberté d’expression dans une société que certains aimeraient voir devenir orwellienne…
L’autrice de citer également la création d’orwell.tv, la Web-télé créée par l’ancienne chroniqueuse Natacha Polony, qui finalement s’appellera polony.tv faute d’avoir obtenu les droits pour utiliser le nom de l’écrivain. Pourquoi l’auteur de 1984, qui a précisément consacré son œuvre à dénoncer les travers des totalitarismes, est-il si souvent mentionné ? Isabelle Kersimon l’explique par le fait que de nombreux extrémistes de droite vivent dans une “alt-réalité” faite de complots, de remise en cause des médias, de paranoïa. L’exemple de l’assaut du Capitole ou des théories du complot lors de la pandémie de Covid en sont les exemples les plus connus. “Dans ce monde alt-réel“, écrit la spécialiste de l’extrême droite, “quand les commentateurs médiatiques omniprésents, se revendiquant porte-parole du “pays réel”, se plaignent, ils sont censurés par une société du “déni” qui dissimulerait, à l’aide de sa “doxa”, de sa “bien-pensance” et de son wokisme, l’“insécurité culturelle” et le “grand remplacement”. […] Dans cette alt-réalité, les universités seraient aux mains de chercheurs “antirépublicains”, “complices des islamistes”.“
C’est bien là tout le danger aujourd’hui : une inversion de la réalité qui transforme en victimes les puissants et fait le terreau d’une extrême droite qui, comme l’explique dans la préface du livre le professeur de théorie politique à l’ULB Jean-Yves Pranchère, “procède d’un projet politique plus radical consistant à susciter des paniques morales et à exploiter l’intersection des peurs et des haines“. Un processus ô combien pernicieux !
[TERRITOIRE-MEMOIRE.BE, Aide-mémoire n°72, 2015] Nous avons eu l’occasion dans cette chronique d’aborder nombre des thèmes classiques de la littérature d’extrême droite. L’un de ceux-ci n’avait été abordé que par la bande mais jamais à travers un ouvrage qui lui était spécifiquement consacré. Nous comblons cette lacune avec un livre très particulier aux conséquences non négligeables.
La Ligue antimaçonnique belge. Épuration
Le Docteur Paul Ouwerx (1896-1946) est le fondateur de la troisième Ligue antimaçonnique belge en septembre 1940. Sous l’Occupation donc. Cette ligue s’inscrit dans une tradition antimaçonnique qui remonte à l’encyclique papale Humanum Genus de Léon XIII qui condamne en 1884 la franc-maçonnerie. Après l’existence d’une première ligue antimaçonnique, une deuxième est relancée en 1910 après la décision du congrès catholique tenu à Malines l’année précédente. Cette deuxième ligue constitue non seulement une bibliothèque, mais également des listes de francs-maçons, principalement des fonctionnaires travaillant dans les colonies et qui sont vus comme une menace pour les missionnaires catholiques. Après une accalmie suite à la Première Guerre mondiale, le climat délétère reprend en parallèle avec la montée du fascisme. La Belgique suit dans les années 30 la même courbe que la France. C’est le journal La Libre Belgique qui va se distinguer avec la publication du 8 janvier au 28 mai 1938 d’une première liste de francs-maçons.
Paul Ouwerx se fait à cette période une spécialité à travers plusieurs livres, dont Les précurseurs du communisme. La Franc-Maçonnerie peinte par elle-même que nous analysons ci-dessous, de ce type de publication dénonciatrice. Aidé, notamment financièrement, par les nazis dès leur arrivée en Belgique, il édite Le Rempart et crée une exposition antimaçonnique qui sera inaugurée le 30 janvier 1941 dans les locaux du Grand Orient de Belgique, rue de Laeken, avant de tourner dans les grandes villes belges. Le 20 août 1941, l’occupant prend un décret interdisant officiellement les Loges. L’étape suivante sera la persécution, la déportation et l’assassinat de nombreux maçons. Le procès d’Ouwerx et de ceux qui l’entouraient commencera le 5 mai 1947 et se fera sans le principal accusé mort l’année avant.
Un livre introduisant la délation
Le livre d’Ouwerx se compose en fait de deux parties. Un exposé d’une centaine de pages visant à démasquer le complot maçonnique, puis un nombre similaire de pages reprenant des noms de francs-maçons que l’auteur présente ainsi : “Le présent répertoire est établi par ordre alphabétique. Il contient les noms de beaucoup de militants, ‘officiers dignitaires’, faisant partie des comités de gérance des loges ; noms relevés soit dans des documents maçonniques, soit dans le Moniteur Belge ou dans les listes déposées aux greffes des tribunaux de première instance, lorsqu’il s’agit de loges constituées en ASBL.” Cette première liste, prenant pas moins de 77 pages, est suivie de 5 pages de noms de responsables ‘d’œuvres satellites’ parmi lesquelles la Libre Pensée, La Ligue de l’enseignement mais aussi la Ligue des Droits de L’homme et le Rotary. L’ouvrage se termine par la liste sur 15 pages des membres du corps enseignants de l’ULB. Quand nous aurons précisé que de très nombreux noms sont suivis des adresses privées, et à la lumière de notre brève contextualisation, on comprend mieux que l’ouvrage est loin d’être anecdotique.
L’auteur est d’ailleurs conscient que sa démarche est particulière et se justifie : “En écrivant cet ouvrage, nous avons été guidé par le souci de la vérité scientifique (…). Nous l’avons fait dans un but de SALUT PUBLIC et non en vue d’une basse délation. D’ailleurs la dénonciation du crime est un devoir. (…) Si nous ne voulons pas laisser périr dans une mer de sang notre civilisation chrétienne et les bienfaits qui en dérivent, il faut écouter la voix du Grand Pape ; il faut faire connaître les faux principes maçonniques, qui ne sont qu’une façade trompeuse. Il faut dénoncer toutes les abominations qui se passent au nom de ce que, par dérision, on appelle “le progrès” est qui n’est qu’un complot pour le bouleversement général, dont le bolchévisme est l’aboutissement. Souvenons-nous donc des terribles prophéties judaïques contenues dans les Protocoles des sages de Sion.” Nous reviendrons dans notre conclusion sur l’affirmation contenue à la fin de cette citation. Mais avant, nous allons examiner les différents reproches faits à la franc-maçonnerie par Ouwerx.
Celui-ci, comme la précédente citation le montre déjà, s’inscrit totalement dans le cadre réactionnaire de l’église catholique et considère d’abord la Franc-Maçonnerie comme un ennemi mortel : “C’est la première fois, (après le piétinement de la croix par le Grand Ecossais de Saint-André d’Ecosse) que l’on parle en clair de s’attaquer à la religion et au christianisme dénommés fanatisme et superstition. Il fallait pour cela une longue initiation, une longue discrétion, une longue terreur du châtiment, une longue domestication de l’esprit.” Le livre d’Ouwerx insiste beaucoup sur le fait qu’il révèle des secrets cachés en publiant les serments des différents grades notamment. L’occasion pour lui d’insister sur le côté secret des serments et sur la fidélité qui est promise par le nouveau membre sans qu’il connaisse les buts réels.
Car si les révélations de l’ouvrage sont certes destinées au grand public, elles le sont aussi et surtout à de nombreux maçons : “Car cela prouve que la majorité des francs-maçons sont maintenus dans les bas grades et, par conséquent, ignorent ce qui se passe dans les grades supérieurs” et plus loin d’insister : “Nous avons établi que la majorité des francs-maçons ne sont que des moutons de Panurge, que la secte maintient dans les bas grades, c’est-à-dire dans l’ignorance des buts finaux poursuivis par elle.” Ce serait donc les hauts grades qui dirigent réellement : “La franc-maçonnerie belge est dirigée par deux grands corps régulateurs : le Grand Orient et le Suprême conseil de Belgique. Le Suprême conseil s’est réservé la direction des 4e au 33e degrés, abandonnant les trois premiers au Grand Orient. Mais plusieurs ‘Vénérables’ de loges symboliques (c’est-à-dire dépendant du Grand Orient) ont eu pour secrétaires des membres des hauts grades du Suprême conseil (…) De sorte que le secrétaire de la loge était en réalité le supérieur du vénérable !” Et ce serait dans ces mêmes hauts-grades que seraient gardés les vrais buts de la maçonnerie, par une petite minorité. D’autant que la présence en loge est faible allant de 1 sur 7 à 1 sur 5 qui participerait réellement. Une présence qui a de plus diminué de 10.000 à 5.000 membres depuis le début des années 30 : “On voit donc qu’elles ont subi une décadence. Nous attribuons celle-ci aux divulgations faites des actes de la secte.“
Le complot judéo-maçonnique contre la civilisation
Loin de l’émancipation et de la liberté, c’est à l’anarchie que la maçonnerie mène : “Quand les francs-maçons parlent de “liberté”, nous devons comprendre “anarchie”. Car ils ne posent aucune limite à la liberté qu’ils revendiquent… et qu’ils prétendent devoir encore conquérir.” Et de prendre en exemple les mobilisations faites en faveur de [Francesc] Ferrer : “Ferrer ne fut pas un penseur tout court : ce fut un révolutionnaire dans le sens le plus complet du mot.” Anarchie politique, mais aussi sociale : “En attendant ‘l’âge d’or’, la Franc-Maçonnerie s’efforce de dissoudre la cellule sociale de base qu’est la famille.” Si la responsabilité de la guerre civile espagnole est clairement mise sur le dos des républicains téléguidés par les loges maçonniques, il en est de même de la Révolution française, mais aussi des “déficiences militaires de 1914 [qui] sont imputables à des francs-maçons.” Et d’insister en mettant la responsabilité sur les pacifistes comme Lafontaine : “Quant aux conséquences de l’invasion, rendue possible grâce à l’intransigeance des antimilitaristes, opposés aux mesures de précautions militaires indispensables, il est bon de les rappeler : plus de 40.000 morts, un nombre incalculable d’invalides, rien que pour l’armée. Nos villes saccagées, incendiées, notre industrie détruite. Notre dette publique passant de 5 à 55 milliards.“
Il ne fait d’ailleurs aucun doute pour l’auteur que “La guerre de 1914 éclata à la suite de l’attentat de Sarajevo. Or le meurtrier Princip était juif ; une conjuration judéo-maçonnique en avait fait son exécutant.” Conjuration judéo-maçonnique, le terme fondamental est lâché qui permet de tout expliquer : “Nous établirons que le sens maçonnique de la “liberté” est celui de les laisser libres d’exécuter leurs complots pour établir la république mondiale, sous la domination juive.” En effet, “Il y a identité absolue de vues entre les juifs et les francs-maçons quant à l’idéal poursuivi.” Et de prendre un exemple qu’il veut éloquent et démonstratif : “La judéo-maçonnerie est bien représentée à la tête des institutions de prévoyance sociale, puisque la direction de l’Office du placement et du chômage belge fut confiée au juif franc-maçon Max Gottschalk. Or, jamais le chômage n’a été plus lourd pour nos finances, ni plus inquiétant pour la sécurité de l’État. Car, parallèlement, le F Max Gottschalk est président du comité d’accueil des juifs réfugiés en Belgique ! Et comme, d’après la loi maçonnique, il faut d’abord aider les TT CC FF, les goyim s’installent dans un chômage sans fin, formant ainsi une armée de mécontents, terrain propice aux mouvements révolutionnaires !” Le Plan du travail est vu dans ce cadre comme une soviétisation de l’économie belge avec “tentacules de l’étatisation (qui) se resserrent.“
Toute la thèse centrale du livre est que “Toute l’histoire de la franc-maçonnerie n’est qu’une immense piperie de mots et une duperie infâme, à la faveur de laquelle se poursuit la désagrégation de l’ordre établi. En bref, la franc-maçonnerie constitue un complot contre la sureté de l’État.” Un complot qui n’a qu’un seul but, la domination du cosmopolitisme, la domination des Juifs : “Ce qui frappe le plus dans cet article, c’est qu’il cadre totalement avec les idées développées dans les Protocoles des Sages de Sion : à savoir que “liberté” veut dire, “ce que la loi (juive) permet”. Or, quand les juifs, fondateurs des loges, seront les maîtres, la liberté ne sera plus qu’un souvenir ! Voyez la Russie !” Le sérieux des affirmations de ce livre, qui comme nous l’avons souligné en commençant n’a pas été sans conséquences concrètes, doit se lire à l’affirmation qui veut que le Protocole des sages de Sion soit un livre de référence, ce que nous avions démonté dans une de nos premières chroniques.
Dans ce 72e numéro, la revue Aide-mémoire se penche sur les alternatives démocratiques dans un numéro spécial consacré aux tentatives de faire coïncider la définition de la démocratie (pouvoir du peuple par le peuple pour le peuple) avec la réalité de nos organisations institutionnelles. Le présent numéro se veut une approche de ces nouvelles formes d’organisations démocratiques : leur histoire, leurs origines, leurs perspectives mais aussi leur pertinence dans une perspective politologique. Parce qu’en période de crise brutale, les tentatives d’alternatives sont indispensables, les réflexions porteuses de changement nécessaires.
À chaque numéro, citoyens engagés, philosophes, historiens et autres enseignants s’efforcent de décrypter les enjeux réels auxquels sont confrontées les sociétés démocratiques contemporaines. Dans notre revue, les discours démagogiques, les résurgences du fascisme et les tentations nationalistes se lisent à la lumière de la mondialisation, des relations politiques internationales, des inégalités et de l’exclusion sociale. Nous savons qu’il est inutile d’isoler tel acte raciste ou tel groupe d’extrême droite sans les intégrer dans un cadre plus global d’explication et d’interprétation du fonctionnement de nos sociétés.
[LIBREL.BE] Qui d’autre que le légendaire dessinateur Will Eisner pour retracer l’histoire de ce “complot juif” inventé de toutes pièces au début du XXème siècle pour attiser l’antisémitisme en Europe ? Les Protocoles des Sages de Sion justifient les pires passions et leur diffusion connaît un succès retentissant avant et pendant la première Guerre mondiale. Un journaliste britannique du Times révèle la supercherie en 1921 : les Protocoles sont un plagiat d’un obscur traité anti-bonapartiste écrit par un dissident français en exil. Les ‘auteurs’ des Protocoles n’ont eu qu’à remplacer bonapartistes par Juifs et le mot France par le monde…
On connaît donc la vérité mais rien n’y fait : les Protocoles sont utilisés par Hitler, le Ku Klux Klan et trouvent encore aujourd’hui de nombreux lecteurs dans les pays arabes et chez les activistes d’extrême droite. Intrigué et choqué par le destin de ce faux grossier, Eisner nous raconte son histoire avec un coup de crayon unique, drôle et noir, ironique et inquiétant ; on est pris par le charme de la bande dessinée sans jamais oublier ce que l’auteur combat : un grand mensonge qui sert la haine et l’antisémitisme.
[ARLLFB.BE] Membre belge littéraire de l’Académie Royale de Langue et de Littérature Françaises de Belgique, du 10 novembre 1990 au 11 août 2014, au fauteuil 26 (prédécesseur : Georges Simenon ; successeur : Amélie Nothomb)
BIOGRAPHIE
C’est avec Les Habits neufs du Président Mao, publié en 1971, que Simon LEYS, pseudonyme de Pierre Ryckmans, né à Anvers en 1935, s’est fait connaître du grand public. Il y développait une thèse centrale : plutôt qu’un mouvement de masse issu de la base contre les privilèges et les classes, la Révolution culturelle chinoise n’était qu’une lutte pour le pouvoir, menée au sommet entre une poignée d’individus, qui se pratiquait par l’élimination des rivaux, des opposants et bientôt de tout qui pût incarner une pensée : professeurs, intellectuels, artistes, écrivains. Historien d’art de formation, il s’était intéressé à la littérature, à la peinture et à la calligraphie en Chine qu’il qualifiait de “l’autre pôle de l’expérience humaine“, “l’autre absolu“. Confronté à une civilisation en tout point opposée à la nôtre, il remet en question tout ce qui, jusque-là, lui avait paru évident. Mais voilà que, jour après jour, sur les rivages de Hong Kong où il vivait, la mer charriait son lot de cadavres et de rescapés à la nage qui témoignaient de l’horreur qu’ils avaient réussi à fuir. Pour échapper à la honte du silence complice, il ne lui restait qu’à écrire et à témoigner.
Ce livre fut accueilli en France par des volées de bois vert de la part des journaux ou des intellectuels les plus en vue, ou par le mépris ou l’indifférence. Son combat se transforme en un combat contre le mensonge et l’aveuglement. Son œuvre s’apparente à une quête de la vérité. Son moteur est l’indignation. Elle dévoile surtout une pensée à rebours qui trace sa voie à contre-courant du fleuve, une pensée libre sans cesse en éveil qui ne se réclame d’aucune figure tutélaire, une pensée concrète qui, tentant d’élucider les zones d’ombre, se forge à l’épreuve des faits ou des textes et s’adresse au lecteur sans artifice ou appareil conceptuel. Quatre essais sur la Chine suivront : Ombres chinoises (1974), Images brisées (1976), La Forêt en feu (1983), L’Humeur, l’honneur, l’horreur (1991).
La mer a exercé sur lui une fascination constante. Au commencement, il y avait la mer. Simon Leys le pensait volontiers lui qui, dans sa préface à sa monumentale Anthologie de la mer dans la littérature française (Plon, 2003) cite Hilaire Belloc : “C’est sur la mer qu’un homme se rapproche le plus de ses origines et se trouve en communion avec ce dont il est issu, et à quoi il retournera.” Pour rien au monde, il n’aurait manqué une sortie en mer, à condition que ce fût en voilier. Quand il était étudiant, il n’avait pas hésité à embarquer à bord d’un thonier breton, le Prosper, un bateau qui, sous sa plume, devient un personnage du récit qu’il publie. Pour tenter d’élucider le mystère du naufrage, en 1629, d’un joyau de la Compagnie hollandaise des Indes, le Batavia, Simon Leys partagea la vie des pêcheurs de langoustes sur l’archipel inhabité d’Abrolhos. Les trois cents rescapés du naufrage réussirent à se réfugier sur quatre îlots de l’archipel. À peine sauvés de la noyade, ils tombèrent sous l’emprise d’un des leurs, “un psychopathe qui les soumit à un régime de terreur puis, secondé par une poignée de disciples, entreprit méthodiquement de les massacrer, n’épargnant ni les femmes ni les enfants.” Anatomie d’un massacre, tel est le sous-titre du récit Les Naufragés du Batavia (Arléa, 2003) qui décrit l’entreprise sanguinaire consécutive au naufrage, une expérience en laboratoire du phénomène totalitaire, observé auparavant en Chine, qui, selon son analyse, serait tributaire de la réunion de trois facteurs : un psychopathe intelligent et charismatique, un groupe d’hommes de main prêts à tout et une foule de braves gens qui ne veulent pas de problèmes.
Lui que les hasards de la vie avaient conduit à vivre d’île en île, Taïwan, Hong Kong et finalement l’Australie où il s’était installé avec sa famille, avait choisi la mer pour que, après sa mort, ses cendres y fussent dispersées, à l’image de sa vie même où, retiré du monde, il n’avait cessé de s’effacer derrière son oeuvre, répugnant aux interviews et aux manifestations censées le porter sur le devant de la scène. Cet effacement, qui fait songer à Beckett, Gracq, Blanchot ou Michaux, est une composante intime de la tâche du traducteur qu’il qualifie d’’homme invisible’. Le traducteur “s’emploie à effacer toute trace de sa propre existence. (…)” Simon Leys, s’est très tôt attelé à traduire les textes qui lui étaient chers. Selon lui, “on ne peut vraiment bien traduire que ce qu’on aurait aimé écrire soi-même.” Ainsi, Les Entretiens de Confucius, La Mauvaise Herbe de Lu Xun, Six récits au fil inconstant des jours de Shen Fu, Les Propos sur la peinture du moine Citrouille-Amère de Shitao, traductions qui trouvent naturellement place dans son œuvre, aux côtés de ses ouvrages originaux.
“La traduction est la forme suprême de la lecture“, écrivait-il. Et il était un immense lecteur, lui qui affirmait “fréquenter les livres plus que les gens.” En lisant ses livres, les siens, où se bousculent les citations et les épigraphes, on a le sentiment que toute la littérature du monde est passée par ses mains, du moins celle qui s’écrit en anglais, en français ou en chinois. Dans Les Idées des autres (Plon, 2005), il prend plaisir à compiler les citations, classées par thèmes, de ses écrivains de cœur aux premiers rangs desquels figurent ses compagnons de route : Chesterton, Orwell, Conrad, Simone Weil, Segalen, Michaux, Kafka… qui se retrouveront au centre de ses essais : L’Ange et le Cachalot (Le Seuil, 1998), Protée et autres essais (Gallimard, 2001), Le Studio de l’inutilité (Flammarion, 2012).
Auteur d’un seul roman, La Mort de Napoléon (1986), c’est dans ses essais que Simon Leys fait montre d’une intuition qui, comme poussée par le vent de la langue, ouvre chez le lecteur les portes de l’imagination. Lui qui, toute sa vie, s’est érigé contre le totalitarisme de la politique et de la pensée, s’est réfugié dans l’humour et dans la beauté pour ne pas désespérer du monde et des humains.
Jean-Luc Outers
BIBLIOGRAPHIE
Les habits neufs du Président Mao. Chronique de la révolution culturelle, essai, Paris, Champ libre, 1971.
Ombres chinoises, essai, Paris, Union Générale d’Edition, coll. “10-18», 1974.
Images brisées, essai, Paris, Laffont, 1976.
La forêt en feu. Essai sur la culture et la politique chinoises, essai, Paris, Hermann, 1983.
Orwell ou l’horreur de la politique, essai, Paris, Hermann, 1984 (rééd. Plon, 2006).
La mort de Napoléon, roman, Paris, Hermann, 1986 (rééd. Bruxelles, Labor, coll. “Espace Nord», 2002; rééd. Paris, Plon, 2005).
Leys, l’homme qui a déshabillé Mao : un intellectuel face aux maoïstes
[LEMONDE.FR, 3 février 2024] Portrait d’un sinologue belge qui, le premier, a regardé la réalité du maoïsme en face, et a été cloué au pilori pour avoir eu le tort d’avoir raison trop tôt.
Pour avoir décrypté dès 1971, dans Les Habits neufs du président Mao, les ressorts de la Révolution culturelle – une stratégie de Mao pour garder le pouvoir malgré le criminel échec du Grand Bond en avant –, Pierre Ryckmans (Simon Leys est un pseudonyme) a été ignoré, méprisé, voire traîné dans la boue par ceux qui tenaient le haut du pavé, y compris Le Monde. Il faudra attendre 1983 pour que Bernard Pivot l’invite à s’exprimer à la télévision, dans un numéro d’Apostrophes d’anthologie au cours duquel le sinologue étrille l’une des maoïstes les plus ferventes, Maria Antonietta Macciocchi, également présente sur le plateau.
Un documentaire de Fabrice Gardel et Mathieu Weschler présente à grands traits sa vie, de sa naissance, en 1935, dans une famille bruxelloise à son décès, à Sydney, en 2014, en passant bien sûr par son séjour à Hongkong au milieu des années 1960 et ses six mois comme conseiller culturel à l’ambassade de Belgique à Pékin en 1972. Pourtant, ce film est, en fait, autant consacré aux errements des maoïstes qu’à la biographie du briseur d’idoles.
Myopie collective
Au-delà de Mme Macciocchi, mais également de Philippe Sollers et d’André Glucksmann, le film dénonce toute une génération pour laquelle l’idéologie ne reposait sur aucun savoir. S’il a été, lui aussi, fasciné par le maoïsme, Simon Leys a fait l’effort d’apprendre le chinois, de lire minutieusement la propagande qui parvenait à Hongkong et de discuter avec les réfugiés qui, au péril de leur vie, fuyaient la Chine continentale pour trouver refuge dans la colonie britannique. Un travail de chercheur consciencieux, qui lui valut d’être traité ‘d’agent de la CIA‘.
L’un des principaux intérêts du documentaire est de donner la parole à plusieurs acteurs ou témoins-clés de cette époque, dont Amélie Nothomb, fille d’un diplomate belge qui a directement travaillé avec Ryckmans à Pékin, et surtout René Viénet, l’un des rares sinologues à avoir soutenu Simon Leys dès le début. “On a imposé la vérité contre des gens qui étaient puissants, bien organisés et odieux“, témoigne-t-il.
A part l’inénarrable Alain Badiou, butte-témoin d’une époque révolue, rares sont aujourd’hui les intellectuels à se déclarer maoïstes. Mais il faudra attendre le massacre de la place Tiananmen, en juin 1989, pour que les analyses de Simon Leys emportent définitivement l’adhésion. Les dégâts de cette myopie collective ont été considérables. Si Simon Leys a fini sa vie en Australie, c’est notamment parce que l’université française n’a pas voulu lui offrir un poste.
A travers ce portrait, le documentaire fait le procès d’une génération d’intellectuels et de sinologues français. On peut donc regretter qu’il ne s’attarde pas davantage sur la personnalité de son héros, le rôle de ses convictions religieuses chrétiennes ou son immense talent littéraire, qui faisait de Leys un redoutable polémiste.
Découvrir
Des décennies plus tard, c’est avec délectation que l’on continue de dévorer Les Habits neufs du président Mao (Ivrea) ou ses Ombres chinoises (Champ libre, 1974), alors que les écrits de ses adversaires sont tombés dans l’oubli. Si le documentaire apporte peu à ceux qui connaissent Simon Leys, il a le mérite de faire découvrir cette grande figure intellectuelle et humaniste à tous les autres.
Frédéric Lemaître
[LIBERATION.FR, 3 février 2024, extraits] Dans la catégorie dézingage, c’est un moment de choix. La scène se passe le 27 mai 1983 sur le plateau d’Apostrophes, alors la grand-messe du livre ordonnée par le pape des lettres Bernard Pivot. Ce jour-là, il reçoit quatre invités pour parler des ‘intellectuels face à l’histoire du communisme’. Parmi eux, la journaliste, écrivaine et femme politique italienne Maria-Antonietta Macciocchi qui vient de publier Deux mille ans de bonheur, un ouvrage sur son compagnonnage avec la gauche communiste et ses voyages, notamment en Chine. Face à elle, un inconnu ou quasi : Simon Leys, sinologue averti et lucide, précis et rigoureux mais non sans esprit, l’intellectuel cingle la passionaria maoïste pour son précédent ouvrage De la Chine. […] “De son ouvrage De la Chine, ce qu’on peut dire de plus charitable, c’est que c’est d’une stupidité totale ; parce que si on ne l’accusait pas d’être stupide, il faudrait dire que c’est une escroquerie.” Puis Leys démonte une thèse avancée par l’autrice : “dire que le maoïsme, c’est la rupture avec le stalinisme, ça va à l’encontre de toute évidence historique connue de tout le monde.“
A court d’arguments, Macciocchi s’agite, s’offusque, s’essouffle. Ce soir-là, Simon Leys sort de l’anonymat et de l’ostracisme où il a été relégué par l’intelligentsia et l’establishment. Ces beaux esprits épris d’un culte délirant pour le Grand Timonier et son bréviaire, le Petit Livre rouge. En consacrant un film à cet intellectuel libre et incisif, Fabrice Gardel et Mathieu Weschler éclairent le parcours trop méconnu du ‘plus lucide contempteur des crimes de Pékin’ et rétablissent des vérités.
Enquêté, agrémenté d’archives et d’entretiens avec des observateurs (…) et des proches du spécialiste, Leys, l’homme qui a déshabillé Mao est d’abord un document sur la cohérence, l’unité et la ténacité d’un homme seul et détesté. C’est également un précieux rappel historique sur la grande boucherie du communisme chinois revisitée dans le climat d’hystérie idolâtre qui s’est emparée du milieu intellectuel et politique dans les années 60 à 80, notamment dans les colonnes de Libération. Le décalage est édifiant entre la ferveur révolutionnaire des thuriféraires de Mao en France, dont l’écrasante majorité ne parle pas chinois et ne s’est jamais rendue en Chine, et la clairvoyance courageuse de Leys […]
Simon Leys, né Pierre Ryckmans en 1935 en Belgique, découvre la Chine à 20 ans à la faveur d’un voyage étudiant. Le “choc fondateur” produit par cette première visite va conditionner son existence. Le jeune Belge arrête ses cours de droit, se lance dans des études de chinois et arpente le pays, sac à dos et carnet de voyage en poche. Séjourne à Taiwan, au Japon. “Il devient un lettré chinois“, rappelle René Viénet, l’ami-éditeur de Leys et, lui aussi, fin connaisseur de la Chine. En 1963, Leys s’installe à Hongkong […] Là, en passionné empirique du terrain et de la langue chinoise, il prend la mesure de la “lutte de pouvoir terrible entre Mao Zedong et le Parti communiste et de ce que le peuple en est la victime.” Les cadavres de la boucherie maoïste finissent par arriver dans les eaux de Hongkong. “Je ne peux pas rester en dehors, je dois prendre position, sinon je ne pourrai plus me regarder dans la glace“, raconte Simon Leys dans une archive. L’ancien étudiant “apolitique, avec un intérêt assez exclusivement culturel” pour la Chine, s’engage pour raconter l’envers de la campagne des Cent Fleurs, du Grand Bond en avant et de la Révolution culturelle qui a raflé des dizaines de millions de vies entre 1957 et 1976.
[…] Sur les conseils de René Viénet, Pierre Ryckmans devient Simon Leys et rédige les Habits neufs du président Mao en 1971, une synthèse de documents repérés par Leys et de témoignages recueillis à Hongkong. “On avait sous les yeux l’évidence, l’immensité de cette terreur atroce que représentait le maoïsme pour la Chine“, dit Leys. Il est insulté, vilipendé par la gauche intellectuelle et les médias qui lui sont proches, le Monde, le Nouvel Observateur, la revue Tel Quel du très ‘Mao-béat’ Philippe Sollers. Certaines archives sont aujourd’hui aussi comiques que pathétiques sur le niveau d’aveuglement et de bêtise alors atteint. La funeste mode maoïste finira par pâlir après la mort du Grand Timonier et le grand massacre perpétré par les Khmers rouges au Cambodge […]
Dossier Rushdie vs. Khomeiny
Conclusions (paru en 1994)
ENTRE
Monsieur Salman Rushdie, romancier anglais d’origine indienne, auteur des Versets Sataniques (Paris, Christian Bourgois, 1989 ; publié auparavant sous la forme d’un livre-journal par l’Idiot International, la même année),
partie demanderesse,
ayant pour conseil lui-même en sa qualité de citoyen britannique, d’artiste et d’homme libre (sous protection), d’une part,
ET
Monsieur Rouhollah Khomeiny, ayatollah iranien cumulant les fonctions de chef d’Etat avec celle de chef religieux chiite,
partie défenderesse,
ayant pour conseil lui-même en sa qualité de Guide de la révolution iranienne, habilité à interpréter les textes sacrés dans son pays, d’autre part,
EXPOSE DES FAITS
Attendu que la partie demanderesse a publié en Grande-Bretagne un roman intitulé The Satanic Verses et ce, le 26 septembre 1988, malgré les manifestations populaires en Inde, en Thaïlande et dans d’autres pays à haute densité musulmane intégriste, réclamant le retrait de la publication du susdit roman ;
Attendu qu’il a été établi que lesdites manifestations constituaient une réaction à des extraits du roman faxés quelques jours auparavant (vraisemblablement au départ de l’Angleterre) afin de susciter de tels troubles “anti-Versets” ;
Attendu que, dans les mois qui ont suivi, l’oeuvre dont question a été mise à l’index dans divers pays musulmans (Inde, Afrique du Sud, Arabie Saoudite, Egypte, Pakistan, Iran…), ainsi que par la Ligue Arabe et les pays de l’OCI (Organisation de la Conférence Islamique) ;
Attendu que des copies du roman ont été brûlées publiquement en Grande-Bretagne, à Bradford, le 14 janvier 1989 ;
Attendu que, à l’occasion du dixième anniversaire de la révolution iranienne et six mois après la défaite de l’Iran dans sa guerre contre l’Irak (et donc, de nombreux mois après la première publication du roman), la partie défenderesse a condamné à mort la partie demanderesse sans que celle-ci n’ait à comparaître devant une Cour quelconque ; ladite condamnation a été identifiée comme une fatwah ;
Attendu que le mot fatwah ne signifie pas “condamnation à mort” mais bien “sentence rendue sur la base d’une interprétation de la Loi coranique” et que, en sa qualité de “Mufti” (nous dirions “Docteur de l’Eglise”), l’Imam Khomeiny n’était que religieusement habilité à rendre ladite sentence ;
Attendu que la partie défenderesse a déclaré que ladite fatwah était exécutable urbi et orbi par n’importe quel musulman considérant la condamnation valide et qu’une récompense a été proposée par des ‘organisations charitables’ à ‘l’exécuteur’ virtuel (à savoir, initialement 3.000.000 $ s’il est Iranien ou 1.000.000 $ s’il ne l’est pas) ;
Attendu que la partie demanderesse a été condamnée à titre religieux à une peine capitale qui, à notre époque, ne devrait être prononcée, le cas échéant, que par une cour non-religieuse ;
Attendu que, de par la nature religieuse de la sentence, la partie défenderesse estime que l’étendue géographique de son applicabilité dépasse les frontières nationales iraniennes pour s’étendre au monde entier et ce, au mépris du droit international et de toutes les conventions internationales.
Attendu qu’une sentence religieuse ne peut impliquer de peine temporelle, le fait religieux étant un fait privé et non de nature publique ;
Attendu que la sentence a, depuis, été rituellement confirmée chaque année par le parlement iranien, semblerait-il afin de ne pas trahir l’héritage spirituel de son auteur, aujourd’hui décédé ;
Attendu que ladite fatwah a été étendue aux éditeurs et à tous les traducteurs des Versets Sataniques et qu’il peut être décemment considéré qu’elle est à l’origine de la liste non-exhaustive des méfaits repris ci-après :
février à juin 1989 (France et Italie) – les éditeurs français (Christian Bourgois Editeur) et italien (Mondadori) qui détiennent les droits de traduction déclarent officiellement renoncer à la publication de l’ouvrage pour préserver la sécurité de leur personne ; révolté par cette attitude, un groupe d’intellectuels francophones laïques organise la traduction et la publication ‘pirate’ de ce qui sera la première traduction française des Versets Sataniques ; ce document sera distribué devant l’ambassade d’Iran à Paris (FR) en juin de la même année et l’éditeur Christian Bourgois, faisant valoir ses droits, obtiendra une décision en référé frappant d’astreinte toute diffusion complémentaire ;
février 1989 (France) – un cardinal catholique établit un parallèle conciliant entre la fatwah et la réaction (violente) de ‘croyants blessés dans leur foi‘ par la sortie du film de Martin Scorcese La dernière tentation du Christ ;
février 1989 – l’OCI s’en remet officiellement au verdict des tribunaux islamiques en la matière ;
mars 1989 (Belgique) – un chef de file musulman, saoudien modéré, est assassiné, ainsi que son bibliothécaire : il avait déclaré ne pas avoir été choqué par les Versets Sataniques ;
juillet 1989 (France) – Christian Bourgois publie la version française, qu’il a fait traduire en secret malgré ses déclarations antérieures, probablement pressé par la distribution d’une traduction pirate (cfr. supra) ; en toute humilité, le traducteur de l’ouvrage signe son travail A. Nasier (Alcofribas Nasier est l’anagramme de François Rabelais, utilisé comme tel par ce dernier) ;
février 1990 (Japon) – l’éditeur du roman est molesté au cours d’une conférence de presse ;
avril 1990 (Pakistan) – un film pakistanais montre, avec moult trucages (faut-il le préciser ?), la partie demanderesse punie ‘par la main de dieu‘ ;
juillet 1990 (Italie) – le traducteur italien est poignardé ;
juillet 1990 (Japon) – le traducteur japonais est assassiné ;
juillet 1990 (Turquie) – un hôtel abritant une rencontre littéraire est incendié (bilan : 36 morts) : un des journalistes participants avait publié des extraits du roman dans son périodique ;
etc.
Attendu que, depuis quelques années, la partie demanderesse a pu bénéficier, au nom des Droits de l’homme en général comme en sa qualité d’artiste, de multiples encouragements, à savoir notamment :
février 1989 (Grande-Bretagne) – l’éditeur anglais confirme son soutien en publiant la version en format poche des Versets Sataniques ;
février 1989 (USA) – manifestation de soutien d’intellectuels américains ;
juillet 1989 (France) – le Ministère de la culture soutient officiellement la publication du livre ;
février 1991 (Grande-Bretagne) – Salman Rushdie rencontre (enfin) officiellement le Gouvernement britannique ;
novembre 1991 (Grande-Bretagne) – à l’occasion du 1000e jour de la fatwah, un collectif d’intellectuels anglais soutient Rushdie et mandate le dramaturge Tom Stoppard pour le faire savoir au 10 Downing Street ;
décembre 1991 (USA) – Rushdie est reçu à l’Université de Columbia ;
mars 1992 (France) – Jack Lang reçoit Salman Rushdie au nom du Gouvernement français ;
juillet 1993 – un groupe d’intellectuels réclame la création d’un Parlement international des écrivains ;
août 1993 (Grande-Bretagne) – au cours d’un concert de U2 à Wembley, le chanteur, portant un masque de diable, demande à Salman Rushdie d’apparaître “s’il n’a pas peur” et l’auteur monte sur scène en déclarant : “Je n’ai pas peur de vous : les vrais diables n’ont pas de cornes !” ;
septembre 1994 (Portugal) – le Parlement du Conseil mondial des écrivains se réunit pour la première fois à Lisbonne ;
Attendu que lesdits encouragements ont également été exprimés par différents Etats et par la Communauté européenne (même si, par exemple, la suppression par certains pays d’accords culturels avec l’Iran a constitué la seule mesure répressive en l’espèce, les relations commerciales restant, quant à elles, inchangées) ;
PAR CES MOTIFS,
PLAISE AU TRIBUNAL,
Dire la fatwah irrecevable en ce qu’elle a été prononcée, soit
à titre religieux et, de ce fait, ne peut déboucher sur une peine temporelle,
unilatéralement par un chef d’Etat prévoyant son exécution à l’extérieur de ses frontières nationales, ce qui est contraire au Droit international ;
Dire la fatwah non-fondée parce que motivée par une interprétation individuelle de textes sacrés, ladite interprétation ne tenant aucun compte de la liberté (et du devoir) d’expression de tout homme en général et des artistes en particulier ;
Subsidiairement condamner la partie défenderesse aux dépens (en vies humaines, notamment).
[d’après BABELIO.COM] George Saunders (né en 1958) est un écrivain américain, auteur de nouvelles et d’essais. Il est diplômé en géophysique de la Colorado School of Mines à Golden en 1981. En 1988, il a obtenu une M.A. en création littéraire de l’Université de Syracuse où il a rencontré sa future femme, Paula Redick. Ils sont parents de deux filles. De 1989 à 1995, il a travaillé comme ingénieur géophysicien et rédacteur technique pour une société à Rochester, New York. Depuis 1996, George Saunders est professeur à l’Université de Syracuse, dans l’État de New York, et y enseigne l’écriture créative.
Son premier recueil de nouvelles, Grandeur et décadence d’un parc d’attractions (CivilWarLand in Bad Decline, 1996), a été finaliste du PEN/Hemingway Award. Ses thèmes de prédilection sont les excès du consumérisme ainsi que de la culture d’entreprise.
Ses recueils de nouvelles les plus connus sont Pastoralia (2000), In Persuasion Nation (2006), Dix décembre (Tenth of December, 2013). La nouvelle L’Évadé de la Spiderhead (Escape From Spiderhead), tirée du recueil Dix décembre, a été adapté au cinéma en 2022 (titre original: Spiderhead), réalisé par Joseph Kosinski, avec Chris Hemsworth et Miles Teller. On lui doit aussi un roman jeunesse, Les gloutons glouterons du village de Frip (The Very Persistent Gappers of Frip, 2000), un court roman, The Brief and Frightening Reign of Phil (2005) et surtout Lincoln au Bardo (Lincoln in the Bardo, 2017) pour lequel il a reçu le Man Booker Prize 2017. Il a également écrit de nombreux articles pour le New Yorker, Harper’s Magazine, McSweeney’s, GQ et The Guardian.
[…] Au commencement, il y a un esprit vierge. Ensuite, une idée débarque, et les ennuis commencent, car l’esprit confond l’idée avec le monde. En confondant l’idée avec le monde, l’esprit formule une théorie et, une fois la théorie formulée, il se sent des ailes pour agir. Vu que l’idée n’est toujours qu’une approximation du monde, que cette action soit catastrophique ou bénéfique dépend principalement de la distance entre l’idée et le monde. Le rôle des médias de masse est de fournir un simulacre du monde, sur lequel nous construisons nos idées. Il y a un autre nom pour la construction de ce simulacre : le storytelling.
[…] Les meilleures histoires procèdent de ce mystérieux appel vers la vérité dont certains écrits témoignent lorsqu’ils ont été mûrement révisés ; elles sont complexes, déconcertantes et ambiguës ; elles ont tendance à nous rendre plus lents à agir plutôt que plus rapides. Elles nous rendent plus humbles, nous amènent à compatir avec des personnes que nous ne connaissons pas, car elles nous aident à les imaginer, et lorsque nous les imaginons – si le récit est assez bon – nous les imaginons comme étant essentiellement comme nous. Si l’histoire est moins bonne ou cache mal ses intentions, si elle témoigne d’un manque d’imagination ou est bâclée, nous imaginons ces autres personnes comme essentiellement différentes de nous : impénétrables, incompréhensibles voire incompatibles.
[…] Une culture capable de représentations complexes est une culture humble. Elle agit – quand elle doit agir – aussi tard et aussi prudemment que possible, car elle connaît ses propres limites comme elle connaît les limites étroites du magasin de porcelaine dans lequel elle s’apprête à trébucher. Et elle sait que, quelle que soit sa préparation, quel que soit l’examen critique sévère auquel elle a soumis ses représentations, l’endroit vers lequel elle se dirige sera très différent de l’endroit qu’elle a imaginé. L’écart entre l’imaginé et le réel, multiplié par la violence de ses intentions, équivaut au mal qu’elle occasionnera.
Extraits de SAUNDERS George, The Braindead Megaphone (2007, trad. Patrick Thonart)
[DEFINITIONS-MARKETING.COM] “Le storytelling est littéralement le fait de raconter une histoire à des fins de communication. Dans un contexte marketing, le storytelling est le plus souvent le fait d’utiliser le récit dans la communication publicitaire. Le terme anglais de storytelling est généralement traduit en français par celui de communication narrative.
Le storytelling consiste donc à utiliser une histoire plutôt qu’à mettre classiquement en avant des arguments marque ou produit. La technique du storytelling doit normalement permettre de capter l’attention, de susciter l’émotion, de travailler la personnalité de marque et, selon certaines études, de favoriser la mémorisation. Elle peut également être utilisée pour élever la marque à un rang de mythe. Le storytelling peut utiliser des histoires réelles (mythe du fondateur ou de la création d’entreprise) ou créer des histoires imaginaires liées à la marque ou au produit.
La technique de communication peut être utilisée de manière isolée et ponctuelle au sein d’un spot publicitaire ou être utilisée de manière plus globale et permanente dans la communication de marque et participer ainsi fortement à l’image et au positionnement. L’usage ‘global’ du storytelling est notamment fréquemment utilisé dans le domaine du luxe à travers le storytelling de marque.
Le storytelling est aussi utilisé en communication interne et en communication politique.”
Fidèles lecteurs, je sais qu’une question lancinante vous taraude, au point d’avoir pris plus d’un apéritif avant de vous mettre devant cet écran, afin de noyer votre malaise existentiel avant de commencer à lire. Plus précisément, deux interrogations vous minent le moral. La première concerne la longueur de cet article (“Vais-je prendre plus de temps pour lire et comprendre cet article que le minutage calculé automatiquement et affiché dans l’en-tête ?”) et la seconde, nous l’avons tous et toutes en tête, tient en une question simple : “Allons-nous un jour lire dans wallonica.org des articles rédigés par un robot doté d’un moteur d’Intelligence Artificielle, afin de nous rapprocher plus rapidement de la Vérité ?”
Aux deux questions, la réponse est “non”, selon moi. Selon moi et selon l’algorithme simple grâce auquel je surveille le décompte des mots de mon texte. Il me confirme qu’il tourne autour des 6.000 mots, soit moins de 25 minutes de lecture. Ensuite, pour répondre à la question 2 : il y a peu de chances qu’un robot, fut-il assez rusé pour passer le filtre de nos interviews préliminaires, puisse un jour être actif au sein de notre équipe et y exercer son intelligence… artificielle.
Sans vouloir manquer de respect envers mes voisins ou mes amis (ce sont quelquefois les mêmes), je ne doute pas qu’un robot puisse faire le service pendant une de nos fêtes de quartier, d’autant qu’on l’aura probablement équipé de bras supplémentaires pour rendre la tâche plus aisée. Mais je doute par contre que je puisse partager avec lui la joie de ce genre de festivités, comme je le fais avec mes amis voisins, que je présuppose honnêtes et libres.
Car libres, les algorithmes ne sont pas – ils sont prisonniers de leurs cartes-mémoire – et, honnêtes, ils le sont d’autant moins puisque, lorsqu’on leur demande de dire la Vérité, ils en inventent une qui est… statistiquement la plus probable !
Pour filer le parallèle, en adoptant de nouveaux amis, je mise premièrement sur leur liberté de pensée qui permettra des échanges sains ; je parie ensuite sur leur probité en ceci que j’attends, en retour de ma confiance, qu’ils partagent en toute sincérité leur expérience de vie ; enfin, puisque nous savons que de Vérité il n’y a pas, j’espère que toute vérité individuelle qu’ils soumettraient au cours de nos échanges soit la plus pertinente… et pas celle qui me séduirait le plus probablement.
La liberté, la probité et la pertinence : voilà trois points de comparaison entre intelligence artificielle et intelligence humaine qui peuvent nous aider à déduire le travail à entreprendre, pour ne pas vivre une singularité de l’histoire de l’humanité, où les seuls prénoms disponibles pour nos enfants resteraient Siri, Alexa ou leur pendants masculins…
Pour mémoire, le mot singularité– ici, singularité technologique – désigne ce point de rupture où le développement d’une technique devient trop rapide pour que les anciens schémas permettent de prévoir la suite des événements. La même notion est employée pour décrire ce qui se passe à proximité d’un trou noir : les grandeurs qui d’habitude décrivent l’espace-temps y deviennent infinies et ne permettent plus de description au départ des paramètres connus.
Mais, revenons à l’Intelligence Artificielle car tout débat a besoin d’un contexte. A moins de croire en un dieu quelconque, aucun objet de pensée ne peut décemment être discuté dans l’absolu et, cet absolu, nous n’y avons pas accès. Alors versons au dossier différentes pièces, à titre de mises en bouche…
Pièce n°1
Brièvement d’abord, un panneau affiché dans une bibliothèque anglophone évoque la menace d’un grand remplacement avec beaucoup d’humour (merci FaceBook), je traduis : “Merci de ne pas manger dans la bibliothèque : les fourmis vont pénétrer dans la bibliothèque, apprendre à lire et devenir trop intelligentes. La connaissance c’est le pouvoir, et le pouvoir corrompt, donc elles vont devenir malfaisantes et prendre le contrôle du monde. Sauvez-nous de l’apocalypse des fourmis malfaisantes.“
Au temps pour les complotistes de tout poil : l’intelligence artificielle est un merveilleux support de panique, puisqu’on ne la comprend pas. Qui plus est, l’AI (ou IA, en français) est un sujet porteur pour les médias et je ne doute pas que les sociétés informatiques qui en vendent se frottent les mains face au succès de ce nouveau ‘marronnier‘, qui trouve sa place dans les gros titres des périodes sans scoop : “Adaptez notre régime minceur avant l’été“, “Elvis Presley n’est pas mort : les archives de la CIA le prouvent“, “L’intelligence artificielle signe la fin de l’humanité” et, si vraiment on n’a plus rien à dire, un dossier sur les “Secrets de la Franc-Maçonnerie“. Plus on en parle, plus on en vend, ne l’oubliez pas.
Pièce n°2
Moins rigolo mais toujours dans des domaines prisés par les alarmistes, la confidentialité serait mise à mal par l’utilisation des IA. Là, on revient à la réalité : pour répondre à des cahiers spéciaux des charges de plus en plus exigeants et dévoreurs de temps, beaucoup de responsables commerciaux s’adjoignent l’assistance de ChatGPT (licence payante) pour rédiger leur documents de soumission et, ce faisant, partagent des données confidentielles de leur entreprise avec le GPT (GPT signifie en anglais Generative Pre-trained Transformer, soit transformeur génératif pré-entraîné que j’aurais plutôt traduit par ‘transformateur’). Si c’est confortable, économise beaucoup de temps et donne des résultats surprenants de pertinence en termes techniques, cela reste une faute professionnelle grave !
Autre chose est l’utilisation individuelle du même outil (même licence payante) par des consultants indépendants qui doivent également ‘pisser à la copie’, comme on dit, et qui demandent à ChatGPT une première version du texte qu’ils doivent rédiger, un brouillon, un draft, sur lequel ils reviennent ensuite pour lui donner ‘forme humaine’.
Pièce n°3
J’en ai moi-même fait l’expérience lorsqu’il m’a fallu rédiger un article nécrologique sur André Stas dans ces pages. André Stas était un artiste pataphysicien liégeois né en 1949, qui vient de passer l’arme à gauche en 2023. Par curiosité, j’ai demandé à ChatGPT qui était André Stas.
Réponse du robot : “André Stas était un chimiste belge du XIXe siècle, né le 30 décembre 1813 à Leuven en Belgique et décédé le 13 décembre 1864 à Schaerbeek. Il est surtout connu pour sa découverte de la loi de Stas, qui a permis d’établir avec précision les masses atomiques des éléments chimiques. […] Cette méthode a été essentielle pour la compréhension de la composition chimique de la matière, et a jeté les bases de la chimie moderne. […] Sa contribution à la science lui a valu de nombreux honneurs, notamment l’élection à l’Académie royale des sciences, des lettres et des beaux-arts de Belgique en 1850.” Impressionnant ! Surtout la qualité du français !
La réponse du robot est identique si la question devient : “Qui était le liégeois André Stas ?” et lorsque ChatGPT est à nouveau sollicité avec la question “Qui était l’artiste liégeois André Stas ?“, la réponse ne se fait pas attendre : “Je suis désolé, mais il n’y a pas d’artiste liégeois connu sous le nom d’André Stas. Le nom André Stas est généralement associé à un chimiste belge du XXe siècle, comme je l’ai expliqué dans ma réponse précédente.“
Le chimiste belge évoqué s’appelait en fait Jean-Servais Stas ; la datation donnée (1813-1864) aurait dû être (1813-1891) et, personnellement, j’avais l’habitude de situer ces dates au XIXe siècle, et non au XXe ; par ailleurs, notre André Stas n’était pas un inconnu ! La messe est dite !
Pièce n°4
Une expérience similaire a été faite par le sémanticien français, Michelange Baudoux, qui a donné à ChatGPT le devoir suivant : “Quelles sont les trois caractéristiques les plus importantes de l’humour chez Rabelais ? Illustre chaque caractéristique avec un exemple suivi d’une citation avec référence à la page exacte dans une édition de ton choix.” Du niveau BAC, du lourd…
Avec l’apparence d’une totale confiance en soi, le robot a répondu par un texte complet et circonstancié, qui commençait par le nécessaire “Voici trois caractéristiques de l’humour chez Rabelais, illustrées avec des exemples et des citations…” Vérification faite, les trois caractéristiques étaient crédibles mais… les citations étaient inventées de toutes pièces et elles étaient extraites d’un livre… qui n’a jamais existé. J’ai partagé son article dans notre revue de presse : il y explique pourquoi, selon lui, ‘intelligence artificielle’ est un oxymore (un terme contradictoire). Détail amusant : il tutoie spontanément le robot qu’il interroge. Pourquoi cette familiarité ?
Pièce n°5
Le grand remplacement n’est pas qu’un terme raciste, il existe aussi dans le monde de la sociologie du travail. “Les machines vont-elles nous remplacer professionnellement” était le thème d’un colloque de l’ULiège auquel j’ai assisté et au cours duquel un chercheur gantois a remis les pendules à l’heure sur le sujet. Il a corrigé deux points cruciaux qui, jusque là, justifiaient les cris d’orfraie du Forem et des syndicats. Le premier concernait l’étude anglaise qui aurait affirmé que 50 % des métiers seraient exercés par des robots en 2050. Le texte original disait “pourrait techniquement être exercés“, ce qui est tout autre chose et avait échappé aux journalistes qui avaient sauté sur le scoop. D’autant plus que, deuxième correction : si la puissance de calcul des Intelligences Artificielles connaît une croissance exponentielle (pour les littéraires : ça veut dire “beaucoup et chaque fois beaucoup plus“), les progrès de la robotique qui permet l’automatisation des tâches sont d’une lenteur à rendre jaloux un singe paresseux sous Xanax. Bonne nouvelle, donc, pour nos voisins ils garderont leur job derrière le bar de la fête en Pierreuse.
Pièce n°6
Dans le même registre (celui du grand remplacement professionnel, pas de la manière de servir 3 bières à la fois), les juristes anglo-saxons sont moins frileux et, même, sont assez demandeurs d’un fouineur digital qui puisse effectuer des recherches rapides dans la jurisprudence, c’est à dire, dans le corpus gigantesque de toutes les décisions prises dans l’histoire de la Common Law, le système de droit appliqué par les pays anglo-saxons. Il est alors question que l’Intelligence Artificielle dépouille des millions de références pour isoler celles qui sont pertinentes dans l’affaire concernée plutôt que de vraiment déléguer la rédaction des conclusions à soumettre au Juge. Je demanderai discrètement à mes copains juristes s’ils font ou non appel à ChatGPT pour lesdites conclusions…
Pièce n°7
Dernière expérience, celle de la crise de foie. Moi qui vous parle, j’en ai connu des vraies et ça se soigne avec de l’Elixir du Suédois (je vous le recommande pendant les périodes de fêtes). Mais il y a aussi les problèmes de foie symboliques : là où cet organe nous sert à s’approprier les aliments que nous devons digérer et à en éliminer les substances toxiques, il représente symboliquement la révolte et la colère… peut-être contre la réalité. C’est ainsi que le Titan Prométhée (étymologiquement : le Prévoyant), représentera la révolte contre les dieux, lui qui a dérobé le feu de l’Olympe pour offrir aux hommes les moyens de développer leurs premières technologies, leurs premiers outils. Zeus n’a pas apprécié et l’a condamné à être enchaîné sur un rocher (la matière, toujours la matière) et à voir son foie dévoré chaque jour par un aigle, ledit foie repoussant chaque nuit. Il sera ensuite libéré par Hercule au cours de la septième saison sur Netflix.
IA : un marteau sans maître ?
Le mythe de Prométhée est souvent brandi comme un avertissement contre la confiance excessive de l’homme en ses technologies. De fait, l’angoisse des frustrés du futur, des apocalyptophiles, comme des amateurs de science-fiction alarmiste, porte sur la révolte des machines, ce moment affreux où les dispositifs prendraient le pouvoir.
Les robots, développés par des hommes trop confiants en leurs capacités intellectuelles, nous domineraient en des beaux matins qui ne chanteraient plus et qui sentiraient l’huile-moteur. Nous serions alors esclaves des flux de téra-octets circulant entre les différents capteurs de Robocops surdimensionnés, malveillants et ignorants des 3 lois de la robotique formulées par Isaac Asimov en… 1942. Je les cite :
Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger ;
Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres entrent en contradiction avec la première loi ;
Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la première ou la deuxième loi.
Une illustration magnifique de ce moment-là est donnée par Stanley Kubrick dans son film 2001, l’odyssée de l’espace. Souvenez-vous : une expédition scientifique est envoyée dans l’espace avec un équipage de 5 humains, dont trois sont en léthargie (il n’y a donc que deux astronautes actifs) ; cet équipage est secondé par un robot, une Intelligence Artificielle programmée pour réaliser la mission et baptisée HAL (si vous décalez d’un cran chaque lettre, cela donne IBM). HAL n’est qu’intelligence, au point qu’il va éliminer les astronautes quand ceux-ci, pauvres humains, menaceront le succès de la mission. Pour lui, il n’y a pas de volonté de détruire : il est simplement logique d’éliminer les obstacles qui surgissent, fussent-ils des êtres humains.
Kubrick fait de HAL un hors-la-loi selon Asimov (il détruit des êtres humains) mais pousse le raffinement jusqu’à une scène très ambiguë où, alors que Dave, le héros qui a survécu, débranche une à une les barrettes de mémoire du robot, celui-ci affirme : “J’ai peur“, “Mon esprit s’en va, je le sens…” Génie du réalisateur qui s’amuse à brouiller les cartes : une Intelligence Artificielle connaît-elle la peur ? Un robot a-t-il un esprit ? Car, si c’est le cas et que HAL n’est pas simplement un monstre de logique qui compare les situations nouvelles aux scénarios prévus dans sa mémoire, l’Intelligence Artificielle de Kubrick a consciemment commis des assassinats et peut être déclarée ‘coupable’…
A la lecture de ces différentes pièces, on peut garder dans notre manche quelques mots-miroirs pour plus tard. Des mots comme ‘menace extérieure’, ‘dispositif’, ‘avenir technologique’, ‘grand remplacement’, ‘confiance dans la machine’, ‘intelligence froide’, ‘rapport logique’ et, pourrait-on ajouter : ‘intellect‘, conscience‘ et ‘menace intérieure‘, nous allons y venir.
Mais, tout d’abord, il faudrait peut-être qu’on y voie un peu plus clair sur comment fonctionne une Intelligence Artificielle (le calculateur, pas la machine mécanique qui, elle, s’appelle un robot). Pour vous l’expliquer, je vais retourner… au début de mes années nonante !
A l’époque, je donnais des cours de traduction à l’ISTI et j’avais été contacté par Siemens pour des recherches sur leur projet de traduction automatique METAL. C’était déjà une application de l’Intelligence Artificielle et le terme était déjà employé dans leurs documents, depuis le début des travaux… en 1961. METAL était l’acronyme de Mechanical Translation and Analysis of Languages. On sentait déjà les deux tendances dans le seul nom du projet : traduction mécanique pour le clan des pro-robotique et analyse linguistique pour le clan des humanistes. Certaines paires de langues avaient déjà été développées par les initiateurs du projet, l’Université du Texas, notamment le module de traduction du Russe vers l’Anglais (on se demande pourquoi, en pleine période de guerre froide).
Siemens a repris le flambeau sans connaître le succès escompté, car le modèle de METAL demandait trop… d’intelligence artificielle. Je m’explique brièvement. Le projet était magnifique et totalement idéaliste. Noam Chomsky – qui n’est pas que le philosophe qu’on connaît aujourd’hui – avait développé ce que l’on appelait alors la Grammaire Générative et Transformationnelle. En bon structuraliste, il estimait que toute phrase est générée selon des schémas propre à une langue, mais également qu’il existe une structure du discours universelle, à laquelle on peut ramener les différentes langues usuelles. C’est cette hypothèse que devait utiliser METAL pour traduire automatiquement :
en décomposant la syntaxe de la phrase-source en blocs linguistiques [sujet] [verbe de type A] [attribut lié au type A] ou [sujet] [verbe de type B] [objet lié au type B], etc.,
en identifiant les expressions idiomatiques traduisibles directement (ex. le français ‘tromper son partenaire‘ traduit le flamand ‘buiten de pot pissen‘, littéralement ‘pisser hors du pot‘ : on ne traduit pas la phrase mais on prend l’équivalent idiomatique) puis
en transposant le résultat de l’analyse dans la syntaxe de la langue-cible puis
en traduisant les mots qui rentrent dans chacun des blocs.
Deux exemples :
FR : “Enchanté !” > UK : “How do you do !” > expression idiomatique que l’on peut transposer sans traduire la phrase ;
FR : “Mon voisin la joue fair play” > UK : “My neighbour is being fair” > phrase où la syntaxe doit être analysée + une expression idiomatique.
Le schéma utilisé par les ingénieurs de METAL pour expliquer le modèle montrait une espèce de pyramide où les phases d’analyse montaient le long d’un côté et les phases de génération de la traduction descendaient de l’autre, avec, à chaque étage, ce qui pouvait être traduit de la langue source à la langue cible (donc, un étage pour ce qui avait déjà été traduit et pouvait être généré tel quel ; un étage pour les expressions idiomatiques à traduire par leur équivalent dans la langue cible ; un étage pour les phrases de type A demandant analyse, puis un étage pour celles de type B, etc.). Le tout supposait l’existence d’une langue “virtuelle” postée au sommet de la pyramide, une langue théorique, désincarnée, universelle, un schéma commun à la langue source comme à la langue cible : voilà un concept universaliste que la machine n’a pas pu gérer… faute d’intelligence. Sisyphe a donc encore de beaux jours devant lui…
Ce grand rêve Chomskien (doit-on dire humaniste) de langue universelle a alors été balayé du revers de la main, pour des raisons économiques, et on en est revenu au modèle bon-marché des correspondances de un à un de SYSTRAN, un autre projet plus populaire qui alignait des paires de phrases traduites que les utilisateurs corrigeaient au fil de leur utilisation, améliorant la base de données à chaque modification… quand tout allait bien. C’est le modèle qui, je pense, tourne aujourd’hui derrière un site comme LINGUEE.FR ou GOOGLE TRANSLATE.
Pour reprendre les mêmes exemples, si vous demandez la traduction de ‘enchanté‘ hors contexte vous pouvez obtenir ‘charmed‘ ou ‘enchanted‘ (à savoir charmé, enchanté par un sort) aussi bien que “How do you do !” Pour la deuxième phrase, si vous interrogez LINGUEE.FR, et que vous constatez que la traduction anglaise enregistrée est “My donut is being fair” (ce qui équivaut à “Mon beignet est blondinet“), votre correction améliorera automatiquement la mémoire de référence et ainsi de suite…
A l’époque, nous utilisions déjà des applications de TAO (ce n’est pas de la philosophie, ici : T.A.O. est l’acronyme de Traduction Assistée par Ordinateur). Elles fonctionnaient selon le même modèle. Dans notre traitement de texte, il suffisait d’ouvrir la mémoire de traduction fournie par le client (Toyota, Ikea ou John Deere, par exemple), c’est-à-dire, virtuellement, un gigantesque tableau à deux colonnes : imaginez simplement une colonne de gauche pour les phrases en anglais et, en regard, sur la droite, une colonne pour leurs traductions déjà faites en français.
On réglait ensuite le degré de similarité avec lequel on voulait travailler. 80% voulait dire qu’on demandait à l’application de nous fournir toute traduction déjà faite pour ce client-là qui ressemblait au minimum à 80% à la phrase à traduire.
Exemple pour un mode d’emploi IKEA : je dois traduire l’équivalent de “Introduire la vis A23 dans le trou préforé Z42” et cette phrase est similaire à plus de 80% à la phrase, déjà traduite dans la mémoire, “Introduire le tenon A12 dans le trou préforé B7“. Le logiciel me proposera la traduction existant dans sa mémoire comme un brouillon fiable puisqu’elle est exacte… à plus de 80%.
La seule différence avec l’Intelligence Artificielle dont nous parlons aujourd’hui est que le GPT répond avec assurance, comme s’il disait la vérité… à 100% ! Dans cet exemple, dire que le moteur informatique d’Intelligence Artificielle est malhonnête serait une insulte pour notre intelligence… humaine : un algorithme n’a pas conscience de valeurs comme la droiture ou, comme nous le disions, comme la probité.
Ceci nous renvoie plutôt à nous-mêmes, au statut que nous accordons, en bon prométhéens, à un simple outil ! Si Kubrick brouille les cartes (mémoire) avec la possibilité d’un robot doté d’une conscience en… 1968, il est beaucoup plus sérieux quand il montre le risque encouru, si l’on donne les clefs du château à un dispositif dont le fonctionnement est purement logique (je n’ai pas dit ‘raisonnable’). Dans son film, il y a bel et bien mort d’homme… du fait d’un robot !
Le maître sans marteau ?
La problématique n’est pas nouvelle. Depuis l’histoire de Prométhée et du feu donné aux hommes, beaucoup de penseurs plus autorisés que nous ont déjà exploré la relation de l’Homme avec ses dispositifs. Des malins comme Giorgio Agamben, Jacques Ellul, Michel Foucault ou le bon vieux Jacques Dufresne, ont questionné notre perception du monde, l’appropriation de notre environnement, selon qu’elle passe ou non par des dispositifs intermédiaires, en un mot, par des médias au sens large.
C’est ainsi que différence est faite entre, d’une part, la connaissance immédiate que nous pouvons acquérir de notre environnement (exemple : quand vous vous asseyez sur une punaise et que vous prenez conscience de son existence par la sensation de douleur aux fesses émise dans votre cerveau) et, d’autre part, la connaissance médiate, celle qui passe par un dispositif intermédiaire, un médium. Par exemple : je ne pourrais pas écrire cet article, sans l’aide de mes lunettes.
Ces lunettes sont un dispositif passif qui m’aide à prendre connaissance de mon environnement dans des conditions améliorées. Dans ce cas, le dispositif est un intermédiaire dont la probité ne fait aucun doute : je conçois mal que mes lunettes faussent volontairement la vision du monde physique qui m’entoure. Dans ce cas, les deux types de connaissance – immédiate et médiate – restent alignées, ce qui est parfait dans un contexte technique, où l’outil se contente d’augmenter passivement les capacités de mon corps, là où elles sont déficientes.
Mais qu’en est-il lorsque l’outil, le dispositif – mécanique, humain ou même conceptuel : il est un intermédiaire entre moi et le monde à percevoir – est actif, que ce soit par nature (le dispositif a une volonté propre, comme lorsque vous apprenez la situation politique d’un pays au travers d’un article tendancieux) ou par programmation (exemple : l’algorithme de Google qui propose des réponses paramétrées selon mon profil d’utilisation du moteur de recherche). Dans ces cas d’espèce, le dispositif m’offre activement une vue déformée de mon environnement, un biais défini par ailleurs, pas par moi, et selon les cas, avec neutralité, bienveillance ou… malveillance.
Transposé dans le monde des idées, l’exemple type, la quintessence d’un tel dispositif intermédiaire actif qui offre à notre conscience une vue biaisée du monde autour de nous est, tout simplement, le… dogme. Le dogme – et au-delà du dogme, la notion même de Vérité – le dogme connaît le monde mieux que nous, sait mieux que nous comment aborder notre expérience personnelle et dispose souvent de sa police privée pour faire respecter cette vision. Si nous lui faisons confiance, le dogme se positionne comme un médium déformant, un intermédiaire pas réglo, placé entre le monde qui nous entoure et la connaissance que nous en avons.
CNRTL : “DOGME, subst. masc., Proposition théorique établie comme vérité indiscutable par l’autorité qui régit une certaine communauté. Un dogme moral, métaphysique ; le dogme du fatalisme ; “À mesure que les peuples croiront moins, soit à un dogme, soit à une idée, ils mourront moins volontiers et moins noblement” (Lamartine) ; “Hélas ! à quels docteurs faut-il que je me fie ? La leçon des Anciens, dogme ou philosophie, Ne m’a rien enseigné que la crainte et l’orgueil ; Ne m’abandonne pas, toi, qui seule, ô science, Sais forger dans la preuve une ancre à la croyance ! Le doute est douloureux à traîner, comme un deuil.” (Sully Prudhomme).
Aborder le dogme – ou, par exemple, l’intégrisme woke ou la religion – sous l’angle de l’intermédiaire, du dispositif, ce n’est pas nouveau et la connaissance proposée aux adeptes d’un dogme organisé a ceci de particulier que, non seulement il s’agit d’une connaissance médiate, mais que, ici, le medium est une fin en soi, qu’il définit en lui la totalité de la connaissance visée. De cette manière, un ‘religieux’ pourrait se retirer du monde et s’appuyer sur les seules Écritures pour conférer sur la morale ou sur la nécessité de payer son parking en période de soldes.
Or, dans mon approche de la Connaissance, je peux difficilement me satisfaire d’une image du monde fixe et prédéfinie, qui resterait à découvrir (ce qui suppose une énigme à résoudre) ou qui serait déjà consignée dans des textes codés, gardés par Dan Brown avec la complicité de Harry Quebert : ceci impliquerait que cette vérité ultime existe quelque part, comme dans le monde des Idées de Platon, qu’elle soit éternelle et que seuls certains d’entre nous puissent y avoir accès.
Or, c’est le travail, et non la croyance, qui est au centre de toutes nos représentations de l’Honnête Homme (et de l’Honnête Femme, bien entendu) et nous naviguons chaque jour de veille entre les rayons d’un Brico spirituel qui, de la culture à l’intuition vitale, nous invite à la pratique de notre humanité, à trouver la Joie dans le sage exercice de notre puissance d’être humain.
“Travaillez, prenez de la peine“, “Cent fois sur le métier…“, “Rien n’est fait tant qu’il reste à faire…” : le citoyen responsable, actif, critique et solidaire (les CRACS visés par l’éducation permanente en Belgique) se définit par son travail et, pourrait-on préciser, “par son travail intellectuel.” Or, pour retourner à notre vrai sujet, réfléchir, l’Intelligence Artificielle le fait aussi. Oui, elle le fait, et plus vite, et mieux ! Mais, me direz-vous, le dispositif d’Intelligence Artificielle ne fait que manipuler des savoirs, calculer des données mémorisées, il n’a pas accès à la connaissance comme nous, humains, faute de disposer d’une conscience…
Ce que tu ne ramènes pas à ta conscience te reviendra sous forme de destin.
Magnifique citation de Carl-Gustav Jung qui propose lui aussi de travailler, plus précisément de travailler à élargir le champ de notre conscience, à défaut de quoi, nos œillères, nos écailles sur les yeux, nous mettront à la merci de pulsions refoulées ou d’une réalité déformée par nos biais cognitifs.
Pour lui aussi, manifestement, le couple Connaissance-Conscience serait alors le critère qui nous permettrait de faire la différence entre l’Homme et la Machine. On l’opposerait alors au couple Savoirs-Mémoire évoqué au XVIIe par le matheux le plus intéressant de l’histoire de la religion catholique, l’inventeur torturé de la machine à calculer, j’ai nommé : Blaise Pascal. Je le cite : “La conscience est un livre qui doit être consulté sans arrêt.” La conscience est vue ici comme l’ancêtre de la carte-mémoire des Intelligences Artificielles !
Mais, ici encore, de quoi parlons-nous ? Nous voici en fait rentrés dans le périmètre d’une science récente, baptisée la noétique (du grec “noûs” pour connaissance, esprit). Il s’agit de l’étude de la connaissance, sous tous ses aspects.
Endel TULVING est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne qui vient de mourir, le 11 septembre dernier. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités : il a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétiqueet la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue Paul JORION pour les explications. Il cite un texte de 2023, récent donc :
La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.
Au temps pour les définitions. Et, quand le même Paul Jorion demande à ChatGPT, quand il lui demande (et vous remarquerez qu’il vouvoie le robot) : “Où situez-vous le niveau de conscience d’un GPT (comme vous-même) ?“, ledit GPT répond :
Dans la taxonomie tripartite de la conscience d’Endel Tulving, il est important de noter que GPT-3.5, ou tout autre modèle de langage d’IA, ne possède pas de conscience de la même manière que les humains. Les systèmes d’IA tels que GPT-3.5 sont dépourvus d’expériences subjectives, d’émotions, de conscience de soi et de la compréhension profonde associée à la conscience humaine. Ils fonctionnent sur la base de modèles de données et de relations statistiques apprises au cours de leur formation. Sur la base de la taxonomie fournie, les capacités de GPT-3.5 pourraient être partiellement classées dans la catégorie de la conscience “noétique” dans une certaine mesure. Il a la capacité de traiter et de générer des connaissances sémantiques et conceptuelles sans véritable conscience de soi ou conscience réflexive. Il peut appliquer des concepts à un texte d’entrée et générer des réponses qui semblent contextuellement pertinentes et cohérentes, ce qui s’apparente au niveau de conscience “noétique” décrit.
En répondant à d’autres questions de Paul Jorion, le GPT remet une couche et insiste (je résume) :
Il existe des différences importantes entre la façon dont les humains apprennent et la façon dont les modèles de langage de l’IA tels que GPT-3 fonctionnent, ce qui contribue aux différences dans leurs capacités et leur conscience : (1) la profondeur et la portée de l’apprentissage… ; (2) la généralisation… ; (3) l’expérience subjective et la conscience… ; (4) la compréhension du contexte… ; et (5) l’apprentissage adaptatif, à savoir que les humains peuvent adapter leurs stratégies d’apprentissage, intégrer de nouvelles informations et réviser leur compréhension au fil du temps. Les modèles d’IA nécessitent un recyclage manuel pour intégrer de nouvelles données ou s’adapter à des circonstances changeantes.
Le GPT la joue modeste… et il a raison : il ne fait jamais que la synthèse statistiquement la plus logique de ce qu’il a en mémoire ! Plus encore, il aide (sans le savoir vraiment) Paul Jorion à faire le point quand ce dernier lui rappelle que, lorsqu’il lui a parlé un jour de la mort d’un de ses amis, le GPT avait écrit “Mes pensées vont à sa famille…” d’où émotion, donc, pense Jorion. Et le logiciel de préciser :
La phrase “Mes pensées vont à sa famille…” est une réponse socialement appropriée, basée sur des modèles appris, et non le reflet d’une empathie émotionnelle ou d’un lien personnel. Le GPT n’a pas de sentiments, de conscience ou de compréhension comme les humains ; ses réponses sont le produit d’associations statistiques dans ses données d’apprentissage.
Comment faut-il nous le dire ? Les Transform(at)eurs Génératifs Pré-entraînés (GPT) disposent d’algorithmes qui dépasse notre entendement, soit, mais seulement en termes de quantitéde stockage de données et en termes de puissance combinatoire d’éléments pré-existant dans leur mémoire. Leur capacité à anticiper le mot suivant dans la génération d’une phrase donne des résultats bluffants, peut-être, mais indépendants d’une quelconque conscience. Ils sont très puissants car très rapides. Souvenez-vous de votre cours de physique : la puissance est la force multipliée par la vitesse ! Et n’oublions pas que notre cerveau peut compter sur quelque chose comme 100 milliards de neurones et que le développement récent d’un mini-cerveau artificiel ne comptait que 77.000 neurones et imitait un volume de cerveau équivalent à… 1 mm³ !
Est-ce que ça veut dire que, faute de conscience auto-noétique et a-noétique, l’IA ne représentera aucun danger pour l’humanité avant longtemps ? Je ne sais pas et je m’en fous : la réponse n’est pas à ma portée, je ne peux donc rien en faire pour déterminer mon action.
Mais, est-ce que ça veut dire que nous pouvons faire quelque chose pour limiter le risque, si risque il y a ? Là, je pense que oui et je pense que notre sagesse devrait nous rappeler chaque jour qu’un outil ne sert qu’à augmenter notre propre force et que la beauté de nos lendemains viendra d’une sage volonté de subsistance, pas de notre aveugle volonté de croissance infinie avec l’aide de dispositifs efficaces à tout prix.
Résumons-nous : tout d’abord, qu’une Intelligence Artificielle ne soit pas dotée d’une conscience autonoétique d’elle-même semble acquis actuellement. Qu’elle soit dénuée d’une conscience anoétique qui lui donnerait à tout le moins autant d’instinct qu’un animal semble aussi évident dans l’état actuel de la science informatique. En fait, une Intelligence Artificielle fait, à une vitesse folle, une synthèse statistiquement probable de données présentes dans sa mémoire et génère sa réponse (pour nous) dans un français impeccable mais sans afficher de degré de certitude !
Quant à lui refuser l’accès à une conscience noétique, en d’autres termes “une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi“, le questionnement qui en découlerait est au cœur de cet article.
Car, voilà, vous en savez autant que moi, maintenant, nous sommes plus malins, plus savants : nous savons tout de l’Intelligence Artificielle. Nous savons tout de l’intelligence, de la conscience, des rapports de cause à effet. Nous sommes des as de la noétique. Nous avons enregistré tous ces savoirs dans notre mémoire. Nous avons confiance en notre capacité logique. Nous sommes à même d’expliquer les choses en bon français et de répondre à toute question de manière acceptable, à tout le moins crédible, comme des vrais GPT !
D’accord, mais, en sommes-nous pour autant heureux d’être nous-mêmes ? Est-ce que limiter notre satisfaction à cela nous suffit ? Je n’en suis pas convaincu et j’ai l’impression que le trouble que l’on ressent face à la machine, les yeux dans l’objectif de la caméra digitale, cette froideur, ce goût de trop peu, nous pourrions l’attribuer à un doute salutaire qui ne porte pas sur les capacités de ladite machine mais bien sur le fait que le fonctionnement d’une Intelligence Artificielle, manifestement basé sur les mots et les concepts sans conscience de soi, pourrait bien servir de métaphore d’un fonctionnement déviant dont nous, humains, nous rendons trop souvent coupables…
Ce qu’il y a de terrible quand on cherche la vérité, c’est qu’on la trouve.
Quelles qu’aient été les intentions de Remy de Gourmont (un des fondateurs du Mercure de France, mort en 1915) lorsqu’il a écrit cette phrase, elle apporte de l’eau à mon moulin. Il est de fait terrible, quand on cherche la Vérité avec un grand T, d’interroger une Intelligence Artificielle et… de toujours recevoir une réponse. Et on frôle l’horreur absolue, humainement parlant, quand on réalise que cette Vérité tant désirée est statistiquement vraie… à 80% (merci Pareto). Bienvenue en Absurdie !
Ces 80% de ‘certitude statistique’ (un autre oxymore !) donneraient un sourire satisfait au GPT, s’il était capable de satisfaction : il lui faudrait pour cela une conscience de lui-même, de sa propre histoire. Qui plus est, les robots ne sont pas réputés pour être les rois de la passion et de l’affect. Surfant sur les mots et les concepts, une Intelligence Artificielle ne peut pas plus se targuer d’une conscience anoétique, non-verbalisée et reptilienne, on l’a assez dit maintenant.
Reste cette activité dite noétique, nourrie de structures verbales et de concepts, de rapports principalement logiques et de représentations intellectuelles du monde non-validées par l’expérience, bref, d’explicationslogiques !
C’est avec cette froideur explicative que le robot répond à nos requêtes, fondant son texte sur, postulons, 80% de données pertinentes selon sa programmation, des données exclusivement extraites de sa mémoire interne. Il nous vend la vérité pour le prix du 100% et les 20% qu’il a considérés comme hors de propos sont pour lui du bruit (données extraites non-pertinentes) ou du silence (absence de données). Le GPT nous vend la carte pour le territoire !
Mais n’avons-nous pas aussi, quelquefois, tendance à fonctionner comme des Intelligences Artificielles, à délibérer dans notre for intérieur comme des GPT et à nous nourrir d’explications logiques, générées in silico (c’est-à-dire dans le silicium de notre intellect), générant à volonté des conclusions dites rationnelles, des arguments d’autorité et des rapports de causalité bien éloignés de notre expérience vitale ? Pire encore, ne considérons-nous pas souvent qu’une explication peut tenir lieu de justificationet que ce qui est expliqué est d’office légitime ? En procédant ainsi, ne passons-nous pas à côté des 20% restant, négligés par le robot, obsédé qu’il est par ses savoirs, ces 20% qui, pourtant, constituent, pour nous humains, le pourcentage de connaissance bien nécessaire à une saine délibération interne.
Qui plus est, ce faisant, nous ne rendons pas justice à notre Raison : nous clamons qu’elle n’est que science, nous la travestissons en machine savante, logique et scientifique, spécialisée qu’elle serait dans les seules explications intellectuelles. Dans ma vision de l’Honnête Homme, la Raison est autre chose qu’une simple intelligence binaire, synthétisée par un algorithme, verbalisant et conceptualisant tous les phénomènes du monde face auxquels je dois prendre action.
Non, la Raison que j’aime vit d’autre chose que des artifices de l’intellect, plus encore, elle s’en méfie et trempe sa plume dans les 100% de la Vie qui est la mienne, pour répondre à mes interrogations intimes ; elle tempère la froide indépendance de mes facultés logiques avec les caresses et les odeurs de l’expérience, et du doute, et des instincts, avec la peur et l’angoisse et avec la poésie et les symboles qui ne parlent pas la même langue que mes raisonnements, juchés qu’ils sont au sommet de la pyramide de l’intellect.
La Raison que j’aime est dynamique et je la vois comme un curseur intuitif entre deux extrêmes :
à une extrémité de la graduation, il y a ce que je baptiserais notre volonté de référence, notre soif inquiète d’explications logiques, de réponses argumentées qui nous permettent de ne pas décider, puisqu’il suffit d’être conforme à ce qui a été établi logiquement,
à l’autre extrémité, il y a la volonté d’expérience et le vertige qui en résulte. De ce côté-là, on travaillera plutôt à avoir les épaules aussi larges que sa carrure et on se tiendra prêt à décider, à émettre un jugement subjectif mais sincère.
La pensée libre naît du positionnement du bouton de curseur sur cette échelle, une échelle dont je ne connais pas l’étalonnage et dont la graduation nous permettrait de mesure l’écart entre volonté de référence et volonté d’expérience, plus simplement, entre les moments où je fais primer les explications et les autres où c’est la situation qui préside à mon jugement.
La Raison que j’aime veille en permanence (lorsqu’elle reste bien réveillée) à me rappeler d’où je délibère face aux phénomènes du monde intérieur comme extérieur. Elle m’alerte lorsque je cherche trop d’explications là où l’intuition me permettrait d’avancer ; elle me freine là où mes appétences spontanées manquent de recul. C’est peut-être en cela que la Raison me (nous) permet d’enfin renoncer à la Vérité (qu’elle soit vraie à 80% ou à 100%) !
Dans le beau texte d’Henri Gougaud avec lequel j’aimerais conclure, l’auteur du livre sur les Cathares d’où vient l’extrait compare l’influence du mythe et de la raison sur l’histoire ; mais, nous pouvons le lire en traduisant automatiquement mythe et raison par expérience et référence, la Raison que j’aime mariant les deux dans des proportions variables selon les circonstances. Je cite Gougaud :
Le mythe est accoucheur d’histoire. Il lui donne vie, force, élan. Il fait d’elle, en somme, un lieu à l’abri du non-sens, de l’objectif froid, de l’absurde. La raison s’accommode mal de ses extravagances. Elle fait avec, à contrecœur, comme d’un frère fou dont on craint les ruades et les emportements toujours intempestifs. Elle s’insurge parfois contre les excès de ce proche parent incontrôlable qu’elle nomme, avec un rien de gêne, “imagination populaire”. Elle a besoin d’ordre et d’appuis solides. Elle est sûre, et donc rassurante. Elle nous est à l’évidence un bien infiniment précieux, mais elle n’est guère téméraire. Elle se veut ceinte de remparts, elle tremble si l’on se risque à les franchir car elle ne voit, au-delà de ses territoires, que dangereuse obscurité. Elle sait déduire, analyser, bâtir théories et systèmes. Elle ne peut pas créer la vie. Elle ne peut accoucher d’un être. Le mythe, lui, est fort, mais intenable. Il crée ce que nul n’a prévu. Sur un Jésus crucifié que la science connaît à peine et dont la raison ne sait rien il a enfanté des croisades, des saint François, des cathédrales, deux mille ans de folle espérance, d’horreurs, d’effrois et de chefs-d’oeuvre, un monde, une histoire, la nôtre. Quel homme de raison pouvait prévoir cela?
Tout est dit : les 20% de Connaissance que nous ne partageons décidément pas avec les Intelligences Artificielles ont encore un bel avenir dans mon quartier. Il est vrai qu’entre voisins, nous ne tutoyons que les vivants !
“C’est un matin d’argent comme tous les matins d’argent. Je suis à mon bureau. C’est alors que le téléphone sonne ou que quelqu’un frappe à la porte. Je suis profondément plongée dans la machinerie de mes méninges mais, à contre-cœur, je réponds au téléphone ou j’ouvre la porte. Et l’idée que j’avais à portée de la main – ou presque à portée de la main – s’est déjà envolée.
Le travail créatif a besoin de solitude. Il a besoin de concentration, sans interruptions. Il a besoin de tout le ciel pour voler, sans qu’aucun regard n’en soit témoin, jusqu’à ce qu’il atteigne cette certitude à laquelle il aspire, mais n’a pas nécessairement ressenti tout de suite. L’intimité, donc. Un endroit à part – un rythme pour mâcher ses crayons, griffonner, effacer et griffonner à nouveau.
Mais aussi souvent, sinon plus souvent, l’interruption ne vient pas d’un autre, mais de soi-même, ou d’un autre soi au sein de soi, qui siffle et frappe à la porte et se jette, en éclaboussant tout, dans le lac de la méditation. Et que veut-il dire ? Que vous devez appeler le dentiste, que vous êtes à court de moutarde, que l’anniversaire de votre oncle Stanley est dans deux semaines. Vous réagissez, bien sûr. Puis vous retournez à votre travail, pour découvrir que les petits lutins de votre idée sont retournés dans le brouillard.
C’est cette perturbation interne – ce trublion intime – dont je voudrais suivre les traces. Le monde est un lieu ouvert et partagé et il distribue l’énergie de ses nombreux signes, comme un monde doit le faire. Mais que le soi puisse interrompre le soi – et le fasse – est une affaire plus sombre et plus curieuse.
Je suis, moi-même, au moins trois moi différents. Tout d’abord, il y a l’enfant que j’ai été. Bien entendu, je ne suis plus cet enfant ! Pourtant, de loin en loin, et parfois de pas si loin que ça, je peux entendre la voix de cet enfant – je peux ressentir son espoir, ou sa détresse. Il n’a pas disparu. Puissant, égocentrique, toujours à insinuer des choses – sa présence surgit dans ma mémoire, ou descend des rivières brumeuses de mes rêves. Il n’est pas parti, pas du tout. Il est avec moi en ce moment présent. Il sera avec moi dans la tombe.
Puis il y a le moi vigilant, le moi social. C’est celui qui sourit et fait office de gardien. C’est la part qui remonte l’horloge, qui me pilote à travers la vie quotidienne. Qui garde à l’esprit les rendez-vous qui doivent être pris, auxquels on doit se rendre ensuite. Il est enchaîné à mille obligations. Il traverse les heures de la journée comme si son mouvement même constituait la totalité de sa tâche. Qu’il cueille en chemin une fleur de sagesse ou de plaisir, ou rien du tout, c’est un problème qui ne le concerne guère. Ce qu’il a en tête nuit et jour, ce qu’il aime par-dessus tout autre chant, c’est l’éternelle avancée de l’horloge, ces mesures régulières et vives, et pleines de certitudes.
L’horloge ! Ce crâne lunaire à douze chiffres, ce ventre blanc d’araignée ! Quelle sérénité dans le mouvement des aiguilles, de ces fins indicateurs tout en filigrane, et quelle régularité ! Douze heures, et puis douze heures, et puis on recommence ! Manger, parler, dormir, traverser une rue, laver une assiette ! L’horloge continue à faire tic-tac. Tous ses possibles sont si vastes – sont si réguliers. (Notes bien ce mot.) Chaque jour, douze petites boîtes pour ordonner une vie désordonnée, et plus encore des pensées désordonnées. L’horloge de la ville sonne haut et fort, et la face sur chaque poignet bourdonne ou s’allume ; le monde marque le pas, à son propre rythme. Un autre jour s’écoule, un jour régulier et ordinaire. (Remarquez également ce mot.)
Supposons que vous ayez acheté un billet pour un avion et que vous ayez l’intention de voler de New York à San Francisco. Que demandez-vous au pilote lorsque vous montez à bord et que vous prenez votre place à côté du petit hublot, que vous ne pouvez pas ouvrir mais à travers lequel vous voyez les altitudes vertigineuses auxquelles vous êtes emportée loin de la terre amicale et si sécurisante ?
Bien sûr, vous voulez que le pilote soit son moi ordinaire et régulier. Vous voulez qu’il aborde son travail et le fasse avec rien de plus qu’un plaisir calme. Vous ne voulez rien de fantaisiste, rien d’inattendu. Vous lui demandez de faire, en mode routine, ce qu’il sait faire – piloter l’avion. Vous espérez qu’il ne rêvassera pas. Vous espérez qu’il ne s’égarera pas dans quelque méandre intéressant de la pensée. Vous voulez que ce vol soit ordinaire, pas extraordinaire. La même chose est vraie pour le chirurgien, le conducteur d’ambulance et le capitaine du navire. Laissez-les tous faire leur boulot, comme ils le font ordinairement, avec confiance, dans un environnement de travail familier, et pas plus. Cet ordinaire est la certitude du monde. Cet ordinaire fait tourner le monde.
Moi aussi, je vis dans ce monde ordinaire. J’y suis née. Et la majeure partie de mon éducation visait à me le rendre familier. Pourquoi cette entreprise s’est soldée par un échec est une autre histoire. De tels échecs se produisent, et ensuite, comme toutes choses, ils sont tournés au bénéfice du monde, car le monde a besoin de rêveurs aussi bien que de cordonniers. (Ce n’est pas si simple, en fait – car quel cordonnier ne se blesse pas parfois le pouce quand il est, comme on dit, “perdu dans ses pensées” ? Et quand ce bon vieux corps animal réclame de l’attention, quel rêveur ne doit pas de temps en temps descendre de son rêve éveillé et se précipiter au supermarché avant l’heure de fermeture, à défaut de quoi, il devra se résigner à avoir faim ?).
D’accord, mais ceci est également vrai : dans le travail créatif – quel qu’il soit – les artistes actifs dans le monde n’essaient pas d’aider le monde à tourner, mais à marcher plus avant. Ce qui est quelque chose de tout à fait hors de l’ordinaire. Un tel travail ne réfute pas l’ordinaire. C’est simplement autre chose. Ce type de labeur nécessite une perspective différente – un autre ensemble de priorités. Il ne fait aucun doute qu’il y a en chacun de nous un moi qui n’est ni un enfant, ni un serviteur des heures. C’est un troisième moi, occasionnel chez certains, tyran chez d’autres. Ce moi n’a plus d’amour pour l’ordinaire ; il n’a plus d’amour pour le temps. Il a soif d’éternité.
Il mobilise des forces – dans le cas du travail intellectuel parfois, pour le travail spirituel certainement et toujours dans le cas du travail artistique – des forces qui agissent sous son emprise, qui doivent voyager au-delà du décompte des heures et des contraintes de l’habitude. Ceci étant, son activité concrète ne peut pas être entièrement séparée de la vie. Comme les chevaliers du Moyen Âge, il y a peu que le créateur puisse faire sinon se préparer, corps et esprit, pour le labeur à venir – car ses aventures sont toutes inconnues. En vérité, le travail lui-même est une aventure. Et aucun artiste ne pourrait entreprendre ce travail, ni ne le voudrait, sans une énergie et une concentration extraordinaires. L’extraordinaire, c’est de cela que l’art est fait.
Il n’est pas non plus possible de contrôler – ou de réguler – la mécanique de la créativité. On doit travailler avec les forces créatives (à défaut, on travaille contre elles) ; en art, tout comme dans la vie spirituelle, il n’y a pas de position neutre. Surtout au début, il faut de la discipline ainsi que de la solitude et de la concentration. Établir un emploi du temps pour écrire est une bonne suggestion à faire aux jeunes écrivains, par exemple. Mais il suffit de le leur dire. Qui irait leur dire d’emblée qu’il faut être prêt à tout moment, et toujours, que les idées dans leurs formes les plus scintillantes, n’ont cure de toute notre discipline consciente, qu’elles surgiront quand elles le voudront et que, au milieu des battements rapides de leurs ailes, elles seront désordonnées ; imprudentes ; aussi incontrôlables, parfois, que la passion.
Personne n’a encore dressé de liste des endroits où l’extraordinaire peut surgir et où il ne le peut pas. Pourtant, il existe des indications. Il apparaît rarement dans la foule, dans les salons, dans les servitudes, le confort ou les plaisirs, il est rarement vu. Il aime le plein air. Il aime l’esprit qui se concentre. Il aime la solitude. Il est plus enclin à suivre celui qui prend des risques qu’à celui qui prend des tickets. Ce n’est pas qu’il dénigrerait le confort ou les routines établies du monde, mais son regard se porte ailleurs. Il cherche la limite, et il vise la création d’une forme à partir de l’informe qui est au-delà de cette limite.
Une chose dont on ne peut douter, c’est que le travail créatif exige une loyauté aussi complète que la loyauté de l’eau envers la gravité. Une personne qui cheminerait à travers les dédales de la création et qui ne le saurait pas – qui ne l’accepterait pas – est perdue pour de bon. Celui qui ne désire pas ce lieu sans toit, l’éternité, doit rester chez lui. Une telle personne est parfaitement digne, utile, voire belle, mais n’est pas un artiste. Une telle personne ferait mieux de vivre avec des ambitions plus adaptées et de créer ses œuvres pour l’étincelle d’un moment seulement. Une telle personne ferait mieux d’aller piloter un avion.
On pense souvent que les créatifs sont absents, distraits, imprudents, peu soucieux des coutumes et des obligations sociales. C’est, espérons-le, vrai. Car elles sont dans un tout autre monde, un monde où le troisième moi tient les rênes. Et la pureté de l’art n’est pas l’innocence de l’enfance, si cela existe. La vie de l’enfant, avec toutes ses colères et ses émotions, n’est que de l’herbe pour le cheval ailé – elle doit être bien mastiquée par ses dents sauvages. Il y a des différences inconciliables entre, d’une part, identifier et examiner les fabulations de son passé et, d’autre part, les habiller comme s’il s’agissait de figures adultes, propres à l’art, ce qu’elles ne seront jamais. L’artiste qui travaille concentré est un adulte qui refuse d’être interrompu par lui-même, qui reste absorbé et tonifié dans et par le travail – qui est ainsi responsable envers ce travail.
Le matin ou l’après-midi, les interruptions sérieuses au travail ne sont jamais les interruptions inopportunes, gaies, voire aimantes, qui nous viennent d’autrui. Les interruptions sérieuses viennent de l’œil vigilant que nous lançons sur nous-mêmes. C’est le coup qui dévie la flèche de sa cible ! C’est le frein que nous mettons à nos propres intentions. Voilà l’interruption à craindre !
Il est six heures du matin et je suis en train de travailler. Je suis distraite, imprudente, négligente des obligations sociales, etc. Tout est pour le mieux. Le pneu se dégonfle, la dent tombe, il y aura une centaine de repas sans moutarde. Le poème est écrit. J’ai lutté avec l’ange et je suis taché de lumière et je n’ai pas honte. Je n’ai pas non plus de culpabilité. Ma responsabilité ne concerne pas l’ordinaire ou l’opportun. Elle ne concerne pas la moutarde ou les dents. Elle ne s’étend pas au bouton perdu ou aux haricots dans la casserole. Ma loyauté va à la vision intérieure, d’où qu’elle vienne et de quelque manière que ce soit. Si j’ai un rendez-vous avec vous à trois heures, réjouissez-vous si je suis en retard. Réjouissez-vous encore plus si je n’arrive pas du tout.
Il n’y a pas d’autre manière de réaliser un travail artistique digne de ce nom. Et le succès occasionnel, pour celui qui s’y consacre, vaut tout. Les personnes les plus regrettées sur terre sont celles qui ont ressenti l’appel du travail créatif, qui ont senti leur propre pouvoir créatif agité et en ébullition, et ne lui ont donné ni force ni temps.”
Mary Oliver, Upstream, Collected Essays (2016, trad. Patrick Thonart)
Une anthologie des poèmes de Mary Oliver est en cours de traduction par Patrick Thonart : ils sont disponibles dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (2023)
[LALIBRE.BE, 25 avril 2004, tribune libre] Quelques précisions qui paraissent s’imposer sur la noétique, un domaine d’études émergeant au cœur des chavirements de notre époque. L’objectif du présent article est de préciser certains aspects d’un domaine d’études en pleine émergence, la noétique, et ainsi, espérons-le, de susciter des intérêts et des vocations pour ce qui est déjà une des dimensions de demain.
Le mot “noétique”
Le mot dérive de la racine grecque noûs qui signifie connaissance, intelligence, esprit. Cette racine, à la source du mot noétique, a donné de nombreux autres rejetons comme noosphère (Pierre Teilhard de Chardin) ou noologie (Edgar Morin) ou noèse et noème (Husserl). Le mot noetic est beaucoup plus usité en anglais qu’en français ; on connaît ainsi, par exemple, l’Institute of Noetic Sciences de Sausalito.
Le contenu de la noétique
La noétique, en très bref, est l’étude de la connaissance. Non seulement au sens de l’épistémologie ou des sciences cognitives, mais, plus généralement, comme l’étude, sous tous leurs aspects, de la production (créativité), de la formulation (sémiologie et métalangages), de la structuration (théorie des systèmes, des paradigmes et des idéologies), de la validation (critères de pertinence, épistémologie) et de la prolifération (processus d’appropriation et de normalisation) des idées, au sens le plus large de ce terme. Elle étudie notamment la dynamique et les cycles de vie des idées et des théories. Le champ est vaste. Presque tout y est encore à défricher. Les méthodologies restent souvent à inventer. Les concepts eux-mêmes, si l’on veut éviter barbarismes et néologismes jargonneux, doivent souvent être reformulés avec soin.
Historiquement, on peut dire que le développement récent de la noétique est enfant de la révolution informatique qui, en provoquant le traitement, l’échange et le stockage de quantités immenses d’informations (donc d’éléments de connaissance), a rendu indispensable une réflexion de fond sur la nature, la structure et les procédures de la connaissance en général. Mais la noétique est plus qu’un champ d’études et de recherches. Elle est aussi au cœur des chavirements de notre époque…
Une révolution noétique ?
Cette même révolution informatique, avec, pour parangon actuel, le phénomène Internet, a également enclenché une révolution de fond, paradigmatique (au sens de Kuhn) : nous passons de l’âge “moderne” à l’âge “post-moderne”, de la société des objets et de la consommation à la société de la connaissance et de l’information, d’une économie industrielle à une économie immatérielle, d’un pouvoir de l’argent à un pouvoir du talent, d’une vision mécaniste et réductrice du monde à une vision organique et holistique du monde. C’est cela que j’appelle la “révolution noétique”.
Elle avait été prédite par Henri Bergson, Albert Einstein, Werner Heisenberg, etc., et elle a déjà été décrite par Edgar Morin, Ilya Prigogine, Trinh Xuan Thuan, Ervin Laszlo, Hubert Reeves, Jacques Lesourne, Henri Atlan, Fritjof Capra, James Lovelock, Rupert Sheldrake et bien d’autres…
Que s’est-il donc passé ?
Rien de plus que la réalisation de la prédiction de Pierre Teilhard de Chardin quant à l’émergence, au départ de la sociosphère humaine, d’une nouvelle “couche” sur l’oignon terrestre : une couche abstraite faite de connaissances autonomes, intégrées au sein de réseaux infinis. Cette couche, Teilhard l’appela la noosphère.
C’est la révolution informatique qui a permis l’accélération contemporaine de cette émergence noosphérique. L’homme, après s’être libéré des dangers de la Nature sauvage, se libère, aujourd’hui, peu à peu, de l’emprise de la Machine (emblème et modèle mécanistes de la Modernité) et de l’Objet (emblème de la société mercantile de la consommation) pour entrer dans l’ère de la connaissance et de la pensée créative. Cette libération n’est pas neutre quant aux comportements…
Une culture noétique ?
Cette révolution noétique induit déjà des changements comportementaux et sociaux fondamentaux. C’est ce que les sociologues américains Paul Ray et Sherry Anderson ont appelé : “L’émergence des créatifs culturels” (Ed. Yves Michel – 2001).
En deux mots, hors de la bipolarité classique entre “modernistes” (tenants du progrès technologique, de la consommation effrénée et de l’euphorie hédoniste) et “traditionalistes” (tenants du “bon vieux temps” et de toutes les nostalgies morales, idéologiques, positivistes et religieuses), les enquêtes menées montrent la montée d’une troisième force (qui représente entre 25 et 30% des populations adultes aux USA et en Europe).
Cette troisième force, les créatifs culturels, déploie une conception du monde et de la vie qui, probablement, deviendra bientôt dominante.
On y trouve les valeurs principales suivantes : autonomie sociale, respect actif de la nature, spiritualité libre, accomplissement de soi, défiance politique (leur devise serait : ni à gauche, ni à droite, mais en avant !), multi-activités et multi-appartenances, nomadismes, solidarités sélectives, désurbanisation, médecines douces et diététiques étudiées, réhabilitation du corps, réactivation du cerveau droit en plus du cerveau gauche, etc.
Pour conclure, une idée centrale: la noétique est le domaine de la Connaissance et des transformations intellectuelles, sociales et spirituelles qui l’accompagnent. De la connaissance au sens vaste, fluent et dynamique de ce terme. De la connaissance au sens de quête millénaire qui s’accélère, où le cerveau de l’homme part à la rencontre de tous ses propres mystères et de ceux du cosmos.
De cette connaissance profonde et féconde qui allie recherche scientifique, création artistique et démarche spirituelle. De cette connaissance qui induit un regard prospectif sur l’humanité, son sens et son devenir.
[TERRESTRES.ORG, 12 décembre 2023] Comment peut-on tirer des profits faramineux des hydrocarbures et promettre de vendre jusqu’à la dernière goutte de pétrole tout en organisant la COP28 et en promouvant les renouvelables et l’hydrogène ? En conclusion de la COP de Dubaï, quelques leçons d’écoblanchiment géopolitique depuis les États pétroliers du Golfe.
La capacité des États du Golfe à faire face au changement climatique a fait ces dernières années l’objet de spéculations dans les médias occidentaux. Dans certains cas, c’est la survie même de ces pays qui est mise en question. Selon un article paru dans le journal anglais The Guardian, la région du Golfe risque d’être confrontée à une “apocalypse” dans un avenir proche, en raison de l’augmentation des températures et de la montée du niveau de la mer. L’article dépeint des pays confrontés à un environnement hostile, avec des sociétés fragiles qui seront profondément bouleversées par la crise climatique. Outre les défis imposés par celle-ci, l’article laisse entendre qu’une baisse de la demande en pétrole et en gaz pourrait provoquer l’effondrement des pays du Golfe, en raison de leur dépendance aux exportations d’hydrocarbures.
Au-delà de leur ton dramatique, ces articles présentent de sérieuses lacunes. Ils ont tendance à supposer que les États du Golfe restent passifs face au changement climatique. Plutôt que de constituer une source de puissance, leur contrôle de 30 à 40 % des réserves pétrolières connues est présenté comme une vulnérabilité. On sous-entend que l’utilisation accrue des énergies renouvelables marginalisera ces pays au sein de l’économie mondiale, à mesure que celle-ci se convertira à des sources d’énergie vertes. Ce cadre analytique repose sur l’hypothèse selon laquelle les conditions environnementales et climatiques seraient homogènes dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient, rendant les pays du Golfe aussi vulnérables que les autres pays de la région face à la crise climatique et au défi d’une supposée transition énergétique.
Je montre dans ce texte comment, loin d’être de simples producteurs impuissants, les pays du Golfe s’emploient en réalité à demeurer au cœur du régime énergétique mondial. Cela implique la formulation d’une double politique, pour bénéficier à la fois de l’exploitation des combustibles fossiles et de celle des énergies renouvelables. Les États membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont l’intention d’extraire, de produire et de vendre du pétrole et du gaz, ainsi que leurs sous-produits en aval, aussi longtemps que la demande le permettra. Mais dans le même temps, ces pays s’imposent sur le marché des énergies renouvelables et dans le développement des secteurs d’autres combustibles, tels que l’hydrogène, et utilisent leurs capitaux pour investir dans l’installation de parcs éoliens et solaires dans toute la région de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Concernant l’hypothèse selon laquelle les pays du Golfe seraient soumis aux mêmes dangers socioécologiques que les autres pays de la région, j’argumenterai au contraire que certains États membres du CCG investissent massivement dans des infrastructures d’adaptation aux changements climatiques, et que leurs capacités de gestion de l’alimentation, de l’eau et de l’énergie sont bien supérieures aux autres pays de la région.
Les capitaux des pays du Golfe sont investis dans les économies des pays arabes, ce qui leur donne un rôle de supervision de la politique intérieure de ces États.
Il est essentiel de comprendre cette dynamique pour bien comprendre à la fois ce qui se joue dans la “transition actuelle”, et ce qui serait nécessaire pour un autre type de transition dans le monde arabe, égalitaire et politiquement juste. Les flux énergétiques, l’extraction et le développement dans cette région ont été déterminés par le schéma traditionnel de domination du Nord sur le Sud. La période coloniale a conduit à l’intégration subordonnée de nombreuses sociétés régionales dans l’économie mondiale. Les économies d’Afrique du Nord, par exemple, se sont développées autour de l’extraction de produits agricoles et de ressources naturelles, un rôle qui perdure encore aujourd’hui. Mais cette hiérarchie se manifeste désormais également au niveau régional. Le pouvoir politique et économique des pays du Golfe crée une dynamique régionale très polarisée. Les capitaux des pays du CCG sont investis dans les économies de certains des pays arabes les plus peuplés ; ainsi, le Golfe constitue l’une des principales sources de capitaux étrangers dans des pays comme la Jordanie, l’Égypte et le Soudan. En parallèle, les pays du Golfe jouent également un rôle dans la supervision de la politique intérieure de ces États, car leurs aides et investissements soutiennent leurs dirigeant·es, ce qui leur permet de résister aux aléas économiques et de réprimer les dissensions politiques internes. Par conséquent, le pouvoir des États du Golfe fait obstacle aux progrès sociaux et démocratiques qui seraient nécessaires à une transition énergétique plus juste.
Cette dynamique régionale très polarisée a aussi des répercussions au niveau mondial. L’un des objectifs politiques des pays du CCG est de veiller à ce que les préoccupations sociales croissantes concernant la crise climatique n’aboutissent pas à des réglementations gouvernementales qui restreignent la demande en combustibles fossiles. Cet objectif est partagé avec des entreprises, des marchés et des classes dirigeantes de l’économie mondiale. Le pouvoir des économies du Golfe se manifeste par leurs investissements dans les marchés mondiaux, la publicité, les événements sportifs ainsi que diverses institutions, telles que l’actuelle conférence des Nations unies sur le climat (COP) qui se tient aux Émirats arabes unis.
VERS UNE TRANSITION ÉNERGÉTIQUE VERTE DANS LE GOLFE ?
Ces dernières années, on a beaucoup parlé de “durabilité” et d’”économie verte”, dans les pays du Golfe comme partout ailleurs. Les pays du CCG cherchent à se présenter comme des acteurs enthousiastes de la transition énergétique. C’est particulièrement le cas pour l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar. Ces pays ont fait la promotion de leurs investissements dans les énergies renouvelables, et ont rendu public leurs programmes de modernisation des systèmes de protection de l’environnement, notamment des projets de “pétrole et gaz décarbonés”, une économie circulaire, une agriculture verticale ainsi que toute une panoplie de solutions basées sur la technologie. En réalité, ces pays n’ont pas l’intention de réduire leur production de pétrole, et se sont même engagés à augmenter leur production aussi longtemps que la demande le permettra. En ce sens, la position des économies du Golfe est totalement alignée sur celle de la plupart des autres exportateurs d’hydrocarbures et des compagnies pétrolières.
“Nous serons là jusqu’au bout, chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” (Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, ministre saoudien de l’Énergie)
Cette position a été exprimée sans détour par les dirigeant·es des États du Golfe. Au cours de l’été 2021, le ministre saoudien de l’Énergie, le prince Abdelaziz ben Salmane Al-Saoud, a été clair sur ce point. Selon un rapport de Bloomberg, lors d’une réunion privée, le prince a fait part de l’intention de son pays de continuer à produire et à vendre du pétrole, quoi qu’il arrive. “Nous serons là jusqu’au bout, a-t-il déclaré, et chaque molécule d’hydrocarbure sera extraite.” En 2022, Mariam Al Mheiri, ministre émiratie chargée du climat et de la sécurité alimentaire, a déclaré que “tant que le monde aura besoin de pétrole et de gaz, nous lui en donnerons.” Cette intention de protéger la valeur des actifs d’hydrocarbures et de répondre à la demande se reflète dans les stratégies développées par tous les États du Golfe pour augmenter leur production de pétrole et de gaz.
À la lumière de cet engagement résolu en faveur des hydrocarbures, comment les énergies renouvelables s’intègrent-elles dans les politiques énergétiques des pays du Golfe ? Tout d’abord, il convient de souligner que les progrès actuels en matière de transition vers les énergies renouvelables dans ces pays sont très lents. En 2019, les Émirats arabes unis ont produit la plus grande quantité d’énergie renouvelable parmi tous les États membres du CCG, qui représentait 0,67 % de la consommation nationale totale d’énergie du pays. Ce chiffre est bien inférieur à celui de nombreux autres pays non membres du CCG. Toutefois, certains pays du Golfe ont déclaré qu’ils avaient l’intention de remédier à la situation. Les Émirats arabes unis ont annoncé qu’ils s’engageaient à satisfaire 50 % de leur demande nationale en électricité avec des “énergies propres”, en combinant énergies renouvelables, nucléaire et “charbon propre”, d’ici 2050. L’Arabie saoudite a fait part de son intention d’atteindre le même objectif dès 2030.
Les pays du Golfe ne parviendront sans doute pas à la transition rapide à laquelle ils se sont engagés ; en revanche, les énergies renouvelables sont susceptibles de s’implanter au cœur de l’extraction pétrolière mondiale. Étant donné leur environnement chaud et aride, ces pays sont caractérisés par des niveaux très élevés de consommation d’énergie domestique. L’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Qatar ont une consommation d’électricité par habitant·e parmi les plus élevées au monde, et tous les États du CCG ont une consommation par habitant·e supérieure à la moyenne des pays à revenu élevé. L’une des causes de cette consommation considérable est la l’utilisation d’énergie pour la climatisation domestique. Une autre cause de cette demande est la production d’eau dessalée, très énergivore. En Arabie saoudite, par exemple, le dessalement de l’eau représente environ 20 % de la consommation d’énergie, et les usines de dessalement des pays du Golfe représenteraient 0,2 % de la consommation mondiale d’électricité.
Dans les pays du Golfe, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.
L’électricité dans ces pays est principalement fournie par des centrales alimentées au pétrole et au gaz. En raison de l’augmentation de la demande intérieure, des quantités croissantes de pétrole sont détournées de l’exportation. La demande intérieure de pétrole ne montre aucun signe de fléchissement, et certaines estimations suggèrent que la consommation domestique de pétrole pourrait continuer à augmenter de 5 % par an. Ces tendances stimulent le développement de la production d’énergie renouvelable dans les États du Golfe. Dans ces pays, le passage à l’énergie verte est en réalité motivé par la nécessité de réserver le pétrole à l’exportation.
UN NOUVEAU MARCHÉ
Les économies du Golfe considèrent les énergies renouvelables et les carburants tels que l’hydrogène comme une nouvelle opportunité de marché. L’énergie verte sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe. Le secteur est peu risqué, car il bénéficie du soutien des institutions de financement du développement et des garanties des gouvernements hôtes. De nouvelles entreprises énergétiques ont vu le jour, et bénéficient souvent d’un soutien et de financements non négligeables de la part de l’État. Propriété de l’État émirati, Masdar s’est d’abord fait connaître pour son projet de construction d’une ville “durable” à Abou Dhabi qui fonctionnerait entièrement grâce aux énergies renouvelables. L’entreprise dispose également d’une importante branche d’investissement détenant environ 20 milliards de dollars d’actifs dans le domaine des énergies renouvelables, sur de nombreux marchés à travers le monde. Un autre cas est celui d’Acwa, qui appartient en partie à l’État saoudien. Implantée dans le monde entier, cette société possède 75 milliards de dollars d’actifs, mais seule une minorité d’entre eux appartiennent à la catégorie des énergies renouvelables.
Ces entreprises sont très actives en Afrique du nord et au Moyen-Orient. Des économies telles que celles du Maroc, de la Jordanie et de l’Égypte sont accessibles aux entreprises du Golfe grâce à des relations bilatérales étroites. Les acquisitions dans le domaine des énergies renouvelables sont souvent incluses dans les programmes d’aide et d’investissement des États du Golfe aux autres pays de la région, ce qui garantit aux entreprises de bénéficier d’un fort soutien politique dans les pays hôtes. Cet élan s’accompagne d’investissements dans d’autres secteurs, tels que la production alimentaire et les infrastructures, ainsi que de l’octroi d’une aide gouvernementale directe aux alliés régionaux. Le cas de l’Égypte en est le parfait exemple. En effet, on estime qu’entre 2014 et 2016, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et le Koweït ont accordé au gouvernement d’Abdel Fattah al-Sisi une aide d’environ 30 milliards de dollars. Ce financement a joué un rôle essentiel pour permettre au dirigeant égyptien de gouverner et de stabiliser le pays pendant la période contre-révolutionnaire qui a suivi la révolution de 2011. Il a été déterminant dans la restauration du régime autoritaire actuellement au pouvoir dans le pays le plus peuplé du monde arabe.
L’énergie verte est une nouvelle opportunité de marché : elle sert d’investissement pour les capitaux excédentaires des pays du Golfe.
La COP27, qui s’est tenue à Charm el-Cheikh en novembre 2022, a révélé une autre facette du soutien d’État à État dans le secteur des énergies renouvelables. Le cheikh Mohammed ben Zayed, président des Émirats arabes unis, et Abdel Fattah el-Sisi, président de l’Égypte, ont tous deux assisté en personne à la signature d’un accord entre Masdar et Infinity, la plus grande entreprise d’énergies renouvelables en Égypte, pour l’installation du plus grand parc éolien de ce type dans le pays. L’accord signé entre les gouvernements des Émirats arabes unis, de l’Égypte et de la Jordanie en 2022, intitulé Partenariat industriel pour une croissance économique durable et qui comprend des plans visant l’amélioration de la production d’énergie renouvelable, constitue un autre exemple.
Ces accords se caractérisent notamment par un financement par les banques de développement. Des institutions telles que la Banque mondiale, la Banque européenne pour la reconstruction et le développement et la Banque africaine de développement ont financé des projets dans lesquels les États du Golfe ont investi. Les gouvernements et les institutions internationales impliqué·es dans ces projets en deviennent donc de puissantes parties prenantes, ce qui permet de minimiser les risques. Ce type de soutien a permis aux investisseur·euses du Golfe de devenir des acteur·trices majeur·es des politiques d’énergie renouvelable développées par certains gouvernements dans la région Afrique du nord et au Moyen-Orient. Au Maroc, le complexe solaire de Ouarzazate est l’une des plus grandes centrales solaires à concentration du monde, et constitue un exemple éloquent de la puissante association de partenaires gouvernementaux et institutionnels dans ce type de projets.
Une proposition signée entre les Émirats arabes unis, Israël et la Jordanie illustre la façon dont les capitaux des États du CCG sont introduits dans le développement des énergies renouvelables et dans la gouvernance des ressources à l’œuvre dans la région. Ces trois pays se sont mis d’accord sur un plan permettant à Masdar, la société émiratie, d’investir dans une installation solaire en Jordanie qui vendra toute l’électricité produite à Israël. En retour, Israël vendra de l’eau dessalée à la Jordanie. L’électricité produite par une ferme solaire installée sur le territoire jordanien sera détournée vers le marché israélien. Les réseaux de production d’eau et d’électricité seront livrés aux consommateur·trices les plus riches, excluant les populations démunies et soumises à l’occupation militaire. S’il se concrétise, cet accord illustrera comment les capitaux des Émirats arabes unis et la technologie israélienne parviennent à s’imposer dans la région. Cet accord normalisera et renforcera également l’occupation israélienne des territoires palestiniens, et le système d’apartheid imposé à la population palestinienne.
L’hydrogène pourrait également jouer un rôle dans la transition en tant que carburant alternatif et vecteur d’énergie. Plusieurs pays du Golfe, comme l’Arabie saoudite, le Qatar, Oman et les Émirats arabes unis, conçoivent des projets pour répondre à la demande mondiale croissante d’hydrogène. Reste à savoir si ces projets produiront de l’hydrogène dit “vert” (à partir d’énergies renouvelables), de l’hydrogène “bleu” (à partir de gaz avec capture du carbone) ou de l’hydrogène “gris” (à partir de combustibles fossiles sans capture du carbone). Il est difficile de déterminer dans quelle mesure le produit fini sera un carburant “décarboné”, ou à faible teneur en carbone. L’avantage concurrentiel de ces pays réside dans le gaz naturel : en utilisant ce combustible, ils seront en mesure de produire de l’hydrogène à un coût bien moindre qu’en utilisant des énergies renouvelables et d’énormes quantités d’eau dessalée (qui nécessiteraient une plus grande consommation d’énergie).
La croissance du marché de l’hydrogène permet de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur des réserves de gaz.
Les investisseurs des pays du Golfe acquièrent également des actifs étrangers dans le secteur de l’hydrogène. L’Égypte cherche à devenir l’épicentre de la production d’hydrogène vert (et bleu), et les entreprises du CCG comptent bien tirer parti de ces projets. Masdar a par exemple signé une proposition d’investissement dans deux sites de production d’hydrogène vert en Égypte. L’accord comprend également un projet de production d’ammoniac vert, qui peut être utilisé pour fabriquer des engrais “neutres en carbone”.
Si ces projets se concrétisent, ils aboutiront à un système similaire au développement des projets d’énergie renouvelable (solaire et éolienne), avec l’investissement de capitaux du Golfe et de l’Occident dans des projets dirigés par l’État qui seront ensuite intégrés dans les réseaux énergétiques européens. Pour les économies du Golfe, la croissance du marché de l’hydrogène constitue une opportunité doublement gagnante de participer à ce que l’on présente comme la “transition énergétique” tout en maintenant la valeur de leurs réserves de gaz.
UNE RÉGION MARQUÉE PAR LES INÉGALITÉS
Les ressources des États du Golfe les placent au sommet de la hiérarchie politique et économique régionale, caractérisée par une polarisation croissante. Les inégalités entre les pays pauvres et les pays riches de la région sont criantes. Par exemple, le PIB par an et par habitant·e au Yémen est de 701 dollars, alors qu’il s’élève à 44 315 dollars aux Émirats arabes unis. Ce différentiel est observable partout dans la région ; ainsi, le PIB par an et par habitant·e de la Syrie est de 533 dollars, contre 66 000 dollars au Qatar. En raison de ce déséquilibre, les pays arabes ne sont pas sur un pied d’égalité en ce qui concerne leurs possibilités d’adaptation aux effets du changement climatique.
Les enjeux de sécurité alimentaire dans les pays du Golfe illustrent bien ces inégalités régionales. Les États du CCG importent 80 à 90 % de leurs produits de base. Cette situation les rend vulnérables aux perturbations géopolitiques susceptibles d’affecter la logistique et les chaînes d’approvisionnement. Néanmoins, ces pays utilisent leur capital pour atténuer ce risque, en investissant massivement dans les infrastructures de transport et de stockage. Ils peuvent ainsi importer des denrées alimentaires d’une grande diversité de provenances, ce qui réduit d’autant leur vulnérabilité à des ruptures d’approvisionnement locales.
Les pays du Golfe importent des denrées alimentaires depuis toutes les régions du monde, et ont acquis des terres en Afrique du Nord, dans la région de la mer Noire, ainsi qu’aux États-Unis et en Amérique latine. Ils ont également mis en place de vastes opérations de transformation alimentaire, d’élevage de volailles et de production laitière. Ces installations desservent les marchés du Golfe et assurent une certaine autosuffisance, mais elles nécessitent toujours l’importation de matières premières, telles que les aliments pour le bétail. Plus récemment, les pays du Golfe ont commencé à investir dans des dispositifs agro-technologiques qui leur permettent de cultiver des aliments dans des environnements fermés et entièrement contrôlés. Ces projets, très gourmands en énergie, bénéficient d’un approvisionnement en électricité subventionné par les États, comme le sont les nombreux intrants nécessaires à ces cultures agro-technologiques. Par le contrôle drastique des conditions environnementales de production, cette hypermodernisation des pratiques agricoles tend ainsi à réduire la vulnérabilité aux aléas climatiques, au moins dans un premier temps.
À l’inverse, les pays qui dépendent fortement de la petite agriculture et de la paysannerie comme sources de subsistance et de revenus sont très fragiles face aux changements climatiques. Au Yémen, en Égypte et au Maroc, l’agriculture emploie entre 20 et 35 % des travailleur·euses, alors qu’elle représente moins de 5 % de l’emploi dans les pays du Golfe.
Au Soudan, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres fertiles, dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.
Les inégalités régionales se manifestent également dans les investissements des économies du Golfe dans l’agro-industrie à l’étranger. Les États du Golfe ont acquis de vastes étendues de terres en Égypte, au Soudan et en Éthiopie pour y installer des plantations, qui consomment de l’eau et d’autres ressources nécessaires à la production de denrées alimentaires et qui sont ensuite directement exportées vers les pays du Golfe. On y cultive principalement de la luzerne destinée au bétail des grandes exploitations laitières dans le Golfe, accaparant des terres arables et accentuant l’insécurité alimentaire de pays déjà touchés par des famines. Au Soudan, par exemple, les investisseurs du Golfe ont acquis plus de 500 000 hectares de terres, souvent dans des zones agricoles très fertiles proches du Nil, et dont l’usage est revendiqué par de petit·es agriculteur·ices.
Les inégalités régionales se manifestent également au niveau de la capacité de stockage des céréales, qui permet d’amortir la hausse des prix et les crises d’approvisionnement. Les pays du Golfe ont massivement investi dans les silos à grains et les entrepôts alimentaires, et ces infrastructures ont été incluses dans des projets portuaires et aéroportuaires. Leur capacité de stockage dépasse ainsi de loin celle des autres pays de la région. Par exemple, l’Arabie saoudite dispose d’une capacité de stockage de céréales d’environ 3,5 millions de tonnes pour une population de 35 millions d’habitant·es, alors que la capacité de stockage de céréales de l’Égypte est d’environ 3,4 millions de tonnes pour une population trois fois plus importante. La capacité de stockage du Qatar est d’environ 250 000 tonnes pour 2,6 millions d’habitant·es, tandis que le Yémen dispose d’une capacité similaire pour 30 millions d’habitant·es.
Outre les silos, les États du Golfe investissent également dans d’autres infrastructures qui leur permettront de sécuriser leurs ressources de première nécessité face aux effets du changement climatique. L’Arabie saoudite, le Qatar et les Émirats arabes unis ont récemment achevé la construction d’installations de stockage d’eau. Ces installations font partie des plus importantes du monde ; ainsi, le réservoir d’eau du Qatar, d’une capacité de 6,5 millions de mètres cubes, est suffisant pour assurer sept jours de consommation dans le pays.
PEUT-IL Y AVOIR UNE TRANSITION JUSTE DANS LE GOLFE ?
En investissant dans les énergies renouvelables, l’agro-industrie et la modernisation des infrastructures, les pays du Golfe poursuivent un programme technologique et capitalistique de modernisation environnementale. Cette stratégie repose sur des solutions basées sur la technologie et sur une accumulation par dépossession au nom de la “durabilité” de leur propre modèle, aux dépens d’autres pays et sans considération de justice ou de respects des droits fondamentaux.
Cette forme injuste de “transition” a des ramifications régionales. L’influence des États du Golfe à l’échelle régionale se manifeste de nombreuses façons : par des investissements dans les énergies renouvelables, notamment en Égypte, en Tunisie, au Maroc et en Jordanie ; par un soutien financier à différents gouvernements auxquels les États du Golfe accordent des prêts ; mais également par un soutien militaire, notamment lorsque l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis ont lancé une intervention militaire au Yémen, ou que le Qatar et l’Arabie saoudite ont soutenu des forces réactionnaires en Syrie. Ces interventions obstruent l’espace démocratique nécessaire à ce que pourrait être une transition plus juste ; elles entravent l’émergence de mouvements sociaux pour revendiquer une utilisation plus équitable et durable des ressources nationales.
Au niveau régional, l’influence des États du Golfe entrave l’espace démocratique et l’émergence de mouvements sociaux.
En outre, comme nous l’avons vu plus haut, l’accaparement de vastes étendues de terre pour la production d’énergie renouvelable et l’enclosure de l’agro-industrie reposent souvent sur la dépossession des autres usager·es de la terre, une appropriation qui s’opère par le biais de formes de gouvernance autoritaires et répressives. Pour qu’une transition juste puisse prendre forme dans de nombreux pays du monde arabe, la question de la justice sociale et environnementale doit prendre en compte cette dimension régionale. Les dynamiques de lutte des classes au niveau national ne peuvent à elles seules suffire à engager un tournant social et révolutionnaire ; le poids de l’influence des pays du Golfe dans l’économie politique régionale doit également être inclus dans l’équation.
Ces obstacles peuvent également s’observer à l’échelle mondiale. Les pays du CCG sont actifs dans la gestion politique du changement climatique, et utilisent leurs profits pour blanchir leur image d’économies basées sur le pétrole. Cela se manifeste par l’écoblanchiment et l’image de marque de la durabilité diffusée par ces pays, jusqu’à la nomination d’un patron du secteur pétrolier pour présider la COP28. Ce marketing est également largement apparent dans les investissements réalisés par les États du Golfe dans des actifs qui bénéficient d’une notoriété et d’une visibilité accrues en Occident. L’exemple le plus flagrant est celui des équipes de football, et certains des plus grands clubs de football d’Europe appartiennent à des pays du Golfe, ou ont signé des accords publicitaires avec des compagnies aériennes et autres entreprises de la région. Des clubs tels que le Paris Saint-Germain, Barcelone, Newcastle et Manchester City appartiennent à des États du Golfe qui les utilisent pour blanchir leur réputation, et injecter leurs pétrodollars dans ces emblèmes de la fierté et de l’identité de la classe ouvrière. Cela s’inscrit dans une démarche pour continuer à normaliser les combustibles fossiles à travers la culture, et assurer ainsi leur demande continue sur le marché mondial.
Mais les pays du Golfe ne sont pas les seuls à vouloir préserver un climat politique favorable aux émissions de carbone provenant du pétrole et du gaz. Leur engagement en faveur des combustibles fossiles s’aligne sur le système capitaliste mondial, et cet objectif est partagé avec les multinationales, les marchés financiers et les États. Les pays du Golfe sont indispensables pour garantir leur toute-puissance, en raison de leurs exportations de pétrole et de gaz, mais aussi grâce à leurs capitaux, qui sont investis dans l’économie à l’échelle mondiale. Ces pays vont donc rester au sommet de la pyramide du pouvoir pendant encore un certain temps. En outre, la demande croissante en énergie des économies émergentes d’Asie va permettre aux États du Golfe de conserver leur suprématie.
Et pourtant, malgré leur puissance, un certain nombre d’incertitudes se profilent à l’horizon pour ces pays. Comme toutes les sociétés, celles des pays du Golfe ne pourront pas se mettre totalement à l’abri des changements climatiques. Leur dépendance économique au pétrole et au gaz signifie que ceux-ci doivent diversifier leurs économies afin d’assumer le coût croissant de leurs importations alimentaires, de leur production d’énergie et de leur consommation d’eau. La hausse des températures peut affecter les rendements agricoles à l’échelle mondiale et provoquer des ruptures dans les chaînes de production de denrées alimentaires, et ces perturbations pourraient affecter ces économies. À l’échelle régionale, leur capacité à consolider des alliances autoritaires, sur lesquelles reposent en partie leur pouvoir, et l’accaparement de denrées alimentaires, pourrait également être mise à l’épreuve. Les tensions qui ont conduit aux révolutions arabes de 2010 et 2011 ne se sont pas apaisées, et une reconfiguration structurelle profonde est plus que jamais nécessaire. Il est encore trop tôt pour prévoir l’évolution de ces enjeux, mais les États du Golfe ne sont pas à l’abri des aspirations populaires à la démocratie, à l’équité et à la redistribution, qui sont au cœur de toute transition juste.
Cet article est une version traduite et largement remaniée d’un chapitre qui figure dans le livre Dismantling Green Colonialism: Energy and Climate Justice in the Arab Region coordonnée par Hamza Hamouchene et Katie Sandwell (Pluto Press, Octobre 2023).
Le blog terrestre.org fait partie de nos sources de presse priorisées. L’article original propose des notes bibliographiques intéressantes que nous n’avons pas reprises, pour faciliter votre première lecture. Plus d’infos sur terrestres.org…
Comment le wokisme transforme-t-il les films, les séries et, plus largement, l’imaginaire de notre époque ? Un essai stimulant et rigoureux qui plonge au coeur des débats d’aujourd’hui. Pourquoi Friends, Psychose, Intouchables et Game of Thrones ne pourraient-ils plus être produits tels quels aujourd’hui ? Pourquoi les séries Netflix se ressemblent-elles toutes ? Pourquoi les films Disney ne font-ils plus rêver ? Dans cet essai percutant, Samuel Fitoussi répond à ces questions et brosse un tableau édifiant du monde de la culture. Il montre que la pression idéologique fait tout d’abord une victime : la liberté artistique. En s’appuyant sur l’analyse de films et de séries à succès, il identifie les injonctions morales qui pèsent sur la création et transforment – le plus souvent à notre insu – notre imaginaire en champ de bataille politique. Avec lucidité et rigueur, Woke Fiction éclaire les grands clivages idéologiques de notre époque, dévoilant les erreurs de raisonnement dans les discours militants dominants. Une lecture essentielle, à la fois érudite et vivante, pour comprendre ce qui se joue dans la fiction contemporaine et se munir d’arguments solides pour participer au débat d’idées.
Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.
PROUST M., Du côté de chez Swann
Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.
La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :
“Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…“
Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.
Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.
La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?
Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos“) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juge et partie” :
“juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?
A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.“
Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?
Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…
En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :
C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.
Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)
Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.
Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…
Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?
Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.
Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.
Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?
Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…
Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.
Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :
tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).
Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.
Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.
Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.
Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :
Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.
Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante : pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.
Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?“
Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)
L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.
Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :
Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…
Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)
Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum(adnauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.
Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”
Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.
Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…
Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.
C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.
Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.
Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…
Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).
Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.
[TRENDS.LEVIF.BE, 13 octobre 2022] Venise, 1494. Aldus Manutius, imprimeur et éditeur, publie le texte de l’humaniste Pietro Bembo intitulé De Aetna, un récit qui relate sous forme de dialogues une ascension de l’Etna. Il lui faut à tout prix domestiquer la prose éruptive de son auteur s’il veut que ses lecteurs – même cultivés, le texte est rédigé en latin – puissent s’y retrouver.
Nous sommes à la Renaissance, la ponctuation est encore une affaire personnelle et des signes naissent comme nos start-up d’aujourd’hui. Afin de ménager des respirations dans le texte, Manutius a une idée. Pourquoi pas une virgule chapeautée d’un point pour baliser son texte ? Une pause plus appuyée qu’une virgule et un peu moins qu’un point. C’est ainsi que voit le jour le plus controversé des signes de ponctuation : le point-virgule.
Aussitôt on se l’arrache ; il connaît un succès foudroyant ; il pousse sa petite corne de pages en pages à travers les publications des Humanistes. Il devient signe de ralliement et s’invite partout : dans les essais philosophiques, les recueils de poésie, les textes juridiques, la grande littérature et aussi les romans populaires…
Mais très vite, son statut hybride déconcerte et dérange. Par quel bout prendre ce drôle d’attelage ? Et surtout qu’en faire ? Certains se retrouvent impuissants face à ce signe fourbe et fuyant. N’a-t-il pas, par essence, le cul entre deux chaises (ni point, ni virgule, mais un peu des deux quand même) ? D’autres n’ont que mépris pour ce signe bâtard. Pour le romancier américain Donald Barthelme, “ils sont aussi laids qu’une tique sur le ventre d’un chien.“
Adulé, incompris et honni ; tel fut longtemps le destin du point-virgule. Cecelia Watson, historienne et philosophe des sciences, raconte dans Semicolon (éditions 4th Estate), un ouvrage passionnant consacré au point-virgule, comment ce signe typographique a toujours développé un don particulier pour provoquer des querelles autour des questions de langage, de classe sociale ou d’éducation, et envenimé les débats savants ou littéraires. En 1837, deux professeurs de droit de l’Université de Paris se seraient même battus en duel pour lui !
Aujourd’hui, c’est plutôt un autre sentiment qu’il provoque : l’indifférence. Largement délaissé par les écrivains, enseigné du bout des lèvres, utilisé avec embarras, incompris ou simplement ignoré : il est devenu vieillot, académique, snob ou ringard. Alors pourquoi diable s’encombrer d’un signe que visiblement plus personne ne comprend ni n’utilise ? Tout ne serait-il pas plus simple si l’on s’en débarrassait ?
Mais voilà, retirez les points-virgules que Marcel Proust a placés avec minutie comme autant de précieuses chevilles dans la Recherche du temps perdu et, soudain, c’est tout l’édifice romanesque qui s’écroule. C’est également grâce aux points-virgules distillés par Virginia Woolf que nous pouvons nous glisser dans les flux de conscience de Clarissa dans Mrs Dalloway : une pensée rebondit, se métamorphose en une犀利士 autre ; des sentiments s’enchaînent, se bousculent au sein d’une seule et même phrase ; au moment même où elles prennent naissance chez elle. Et enfin, confisquez les points-virgules à Michel Houellebecq et ce sont autant de rapprochements incongrus, aussi malicieux que certains haïkus, qui s’évaporent : “Il n’arrivait plus à se souvenir de sa dernière érection ; il attendait l’orage.“
Mais le point-virgule a un atout maître : lui n’assène rien, il préfère suggérer ; il pose un lien, mais ne l’impose pas. Il est espace de liberté bienvenu, une oasis dans notre société toujours plus polarisée. N’est-ce pas ce qui devrait rendre ce signe inutile totalement indispensable aujourd’hui ?
Ce point-virgule est bien plus qu’un tatouage : quelle est sa signification ?
[LALIBRE.BE, 13 juillet 2015] Que signifie le tatouage point virgule ? Et d’où vient l’idée ? Les tatouages composés d’un point-virgule ont fait récemment leur apparition en nombre sur les réseaux sociaux. Ils symbolisent la lutte contre la dépression…
Les poignets tatoués de ce signe font partie du projet Semicolon. L’idée ? Se tatouer un point virgule pour lutter contre la dépression, l’addiction, l’automutilation et les tendances suicidaires. L’initiative a été lancée en 2013 par une Américaine, Amy Bleuel, suite au suicide de son père. “Le point virgule est choisi par un auteur qui pourrait décider de terminer la phrase, mais qui ne le fait pas“, peut-on lire sur le site du projet, “l’auteur, c’est vous. Et la phrase c’est votre vie.” Le point virgule marque donc le tournant qu’on peut prendre dans sa propre vie. L’emplacement de ce point-virgule sur le poignet n’est pas choisi au hasard puisque c’est l’endroit où des personnes peuvent se tailler les veines. Une variation est de mettre le point-virgule à la place du “i” dans le mot “continue“.
Les détracteurs du tatoo point-virgule. Cette thérapie virtuelle collective pose toutefois question, comme le souligne la psychosociologue spécialisée dans les tatouages, Marie Cipriani, dans une carte blanche pour le Nouvelobs. “L’injonction “tatouez-vous ce symbole si vous êtes une personne fragile” me dérange. Marquer volontairement son corps par un signe évoquant la faiblesse “avouée” ainsi en s’appuyant sur l’argument d’un appel à l’aide est surprenant, écrit-elle, il y a un côté copier-coller qui va totalement à l’encontre des fondements de l’histoire du tatouage ancestrale qui perdure encore de nos jours.” Elle explique aussi le potentiel impact stigmatisant d’un tel tatouage, qu’elle recommande donc de ne pas faire sur un coup de tête.
[THE GUARDIAN, traduit par COURRIERINTERNATIONAL.COM, 13 novembre 2014] Alors que c’est aujourd’hui la Journée de la gentillesse, force est de reconnaître que cette qualité n’a plus la cote à l’ère du chacun pour soi. En 2009, un psychanalyste et une historienne britanniques nous invitaient déjà à réhabiliter cette disposition d’esprit si précieuse.
La gentillesse, disait l’empereur et philosophe romain Marc-Aurèle, est “le plus grand plaisir” de l’être humain. Penseurs et écrivains ont abondé dans ce sens pendant des siècles, mais aujourd’hui beaucoup de gens trouvent ce plaisir incroyable ou du moins hautement suspect. On en est venu à penser l’être humain comme étant dépourvu de générosité naturelle. Nous sommes pour la plupart convaincus qu’en tant qu’espèce nous sommes profondément et foncièrement hostiles les uns aux autres, que nos motivations sont égoïstes et nos élans d’affection des formes de protection. La gentillesse – et non pas la sexualité, non pas la violence, non pas l’argent – est aujourd’hui notre plaisir interdit.
En un sens, la gentillesse est périlleuse parce qu’elle repose sur une sensibilité aux autres, sur une capacité à s’identifier à leurs plaisirs et à leurs souffrances. Se mettre à la place de l’autre peut être très inconfortable. Mais les plaisirs que procure la gentillesse, comme tous les grands plaisirs humains, ont beau être par nature périlleux, ils sont parmi les plus choses les plus gratifiantes que nous possédions. En 1741, le philosophe écossais David Hume perdit patience face à une école philosophique qui tenait l’humanité pour irrémédiablement égoïste. Ceux qui étaient assez bêtes pour nier l’existence de la gentillesse humaine avaient perdu de vue la réalité des sentiments, estimait-il. Pendant presque toute l’histoire de l’humanité – jusqu’à l’époque de Hume et au-delà, à l’aube de l’âge moderne –, les gens se sont perçus comme naturellement bons. En renonçant à la gentillesse – et en particulier aux actes de bonté –, nous nous privons d’un plaisir essentiel à notre bien-être.
Notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs
Le terme de “gentillesse” recouvre des sentiments que l’on nomme aujourd’hui solidarité, générosité, altruisme, humanité, compassion, pitié, empathie – et qui par le passé étaient connus sous d’autres noms, tels que philanthropia (amour de l’humanité) et caritas (amour du prochain ou amour fraternel). La signification précise de ces mots varie, mais ils désignent tous en gros ce que l’on appelait à l’époque victorienne “grand cœur” [open-heartedness], la disposition favorable à l’égard de l’autre. “Plus répandu encore que l’éloignement entre les personnes est le désir de rompre cet éloignement“, disait le philosophe allemand Theodor Adorno, pour signifier que la distance que nous gardons vis-à-vis des autres nous fait nous sentir en sécurité mais nous rend aussi malheureux, comme si la solitude était le prix inévitable à payer pour nous préserver. L’Histoire nous montre les multiples façons qu’a l’homme d’exprimer son désir d’aller vers l’autre, des célébrations classiques de l’amitié aux philosophies de l’action sociale du XXe siècle, en passant par les enseignements chrétiens de l’amour et de la charité. Elle nous montre aussi à quel point nous sommes étrangers les uns aux autres, et à quel point notre capacité à aimer autrui est inhibée par des peurs et des rivalités aussi anciennes que la gentillesse elle-même.
Pendant la plus grande partie de l’histoire occidentale, la tradition dominante en matière de gentillesse a été le christianisme, qui sacralise les instincts généreux de l’homme et en fait le fondement d’une foi universaliste. La charité chrétienne a servi pendant des siècles de ciment unissant les individus en une société. A partir du XVIe siècle, le commandement chrétien “Tu aimeras ton prochain comme toi-même” commence à subir la concurrence de l’individualisme. Le Léviathan de Thomas Hobbes (1651), le texte fondateur du nouvel individualisme, considérait la bonté chrétienne comme une absurdité psychologique. Les hommes étaient, selon Hobbes, des animaux égoïstes qui ne se souciaient que de leur propre bien-être, et l’existence humaine “une guerre de tous contre tous“. Ses vues mettront du temps à s’imposer, mais à la fin du XVIIIe elles sont devenues l’orthodoxie – en dépit des tous les efforts de Hume et d’autres. Deux siècles plus tard, il semble que nous soyons tous hobbesiens, convaincus d’être mus par l’intérêt personnel. La gentillesse inspire de la méfiance, et ses démonstrations publiques sont jugées moralistes et sentimentales. Ses icônes populaires – la princesse Diana, Nelson Mandela, Mère Teresa – sont soit vénérées comme des saints, soit accusées d’être des hypocrites intéressés. Donner la priorité aux besoins d’autrui est peut-être louable, pensons-nous, mais certainement pas normal.
Refus phobique de la gentillesse
Aujourd’hui, il n’y a qu’entre parents et enfants que la gentillesse est attendue, bien vue et de fait obligatoire. La gentillesse – c’est-à-dire la disposition à assumer la vulnérabilité des autres, et donc de soi-même – est devenue un signe de faiblesse (sauf naturellement chez les saints, chez qui elle témoigne de leur nature exceptionnelle). On n’en est pas encore à dire que les parents doivent cesser d’être gentils avec leurs enfants. Mais nous avons développé dans nos sociétés une phobie de la gentillesse, évitant les actes de bonté et trouvant toutes sortes de bonnes raisons pour justifier cette aversion. Toute compassion est de l’apitoiement sur soi, relevait l’écrivain D.H. Lawrence, et cette formule reflète bien ce qu’inspire aujourd’hui la gentillesse, qui est prise soit pour une forme noble d’égoïsme, soit pour la forme de faiblesse la plus vile (les gentils sont gentils uniquement parce qu’ils n’ont pas le cran d’être autre chose).
La plupart des adultes pensent secrètement que la gentillesse est une vertu de perdants. Mais parler de perdants et de gagnants participe du refus phobique de la gentillesse. Car s’il y a une chose que les ennemis de la gentillesse – et nous en sommes tous aujourd’hui – ne se demandent jamais, c’est pourquoi nous en éprouvons. Pourquoi sommes-nous portés à être gentils envers les autres ? Pourquoi la gentillesse est-elle importante pour nous ? La gentillesse a ceci de particulier que nous savons parfaitement la reconnaître, dans la plupart des situations ; et pourtant le fait de reconnaître un acte de gentillesse le rend plus facile à éviter. Nous savons généralement quoi faire pour être gentil – et reconnaître les occasions où l’on est gentil avec nous et celles où on ne l’est pas. Nous avons généralement les moyens de le faire (nul besoin d’être expert pour cela) et cela nous procure du plaisir. Et pourtant, cela nous perturbe à l’extrême. Il n’y a rien dont nous nous sentions plus régulièrement privés que de gentillesse ; le manque de gentillesse est la maladie de notre époque. “Un signe de santé mentale, écrivait [le psychanalyste britannique] Donald Winnicott en 1970, est la capacité à entrer en imagination dans les pensées, les sentiments, les espoirs et les peurs de quelqu’un d’autre et de laisser ce quelqu’un d’autre en faire autant avec soi.“
Le manque de gentillesse dénote un manque d’imagination tellement grave qu’il menace non seulement notre bonheur, mais aussi notre santé mentale. Se soucier des autres, comme le disait Jean-Jacques Rousseau, est ce qui nous rend pleinement humains. Nous dépendons les uns des autres non seulement pour notre survie, mais aussi pour notre existence même. L’individu sans liens affectifs est soit une fiction, soit un dément. La société occidentale moderne rejette cette vérité fondamentale et fait passer l’indépendance avant tout. Or nous sommes tous foncièrement des êtres dépendants. La pensée occidentale en est convenue tout au long de son histoire ou presque. Même les stoïciens – ces incarnations de l’autosuffisance – reconnaissaient que l’homme avait un besoin inné des autres comme pourvoyeurs et objets de gentillesse. L’individualisme est un phénomène très récent. Les Lumières, que l’on considère habituellement comme l’origine de l’individualisme occidental, défendaient les “affections sociales” contre les “intérêts personnels“. L’époque victorienne, que l’on s’accorde à qualifier d’âge d’or de l’individualisme, a vu s’affronter violemment défenseurs et adversaires de l’individualisme économique. Au début des années 1880, l’historien et militant chrétien Arnold Toynbee s’en prend à la vision égoïste de l’homme prônée par les prophètes du capitalisme de la libre entreprise dans une série de conférences sur la révolution industrielle en Angleterre. Le “monde d’animaux chercheurs d’or, dépourvus de toute affection humaine” envisagé par les tenants de l’économie de marché est “moins réel que l’île de Lilliput“, s’emportait-il.
Une qualité défendue par Darwin
Les transcendantalistes américains de cette époque dénoncent l’esprit de “compétition égoïste” et établissent des communautés de “coopération fraternelle“. Même Charles Darwin, coqueluche des individualistes modernes, rejetait violemment l’idée que le genre humain était foncièrement égoïste, défendant l’existence chez lui d’instincts altruistes aussi puissants que les instincts égoïstes. La bienveillance et la coopération sont innées chez l’homme, argumente-t-il en 1871 dans The Descent of Man [traduit en français notamment sous le titre La Filiation de l’homme, Syllepse, 1999] et sont un facteur déterminant pour le succès de l’évolution. Darwin défendait la gentillesse sur des bases scientifiques et non pas religieuses.
Pour la plupart de ses contemporains, toutefois, la charité chrétienne incarnait la gentillesse par excellence. Servir Dieu, c’était servir les autres, via un ensemble d’organisations philanthropiques placées sous le patronage des Eglises. Les laïques s’imprégnèrent de ces idées. Le sacrifice de soi et le devoir social devinrent au Royaume-Uni des éléments essentiels de la “mission impériale” et attirèrent une foule d’hommes et de femmes à l’âme noble prêts à porter le “fardeau de l’homme blanc“. Pendant ce temps, outre-Atlantique, une armée de philanthropes se mirent en tête d’élever moralement les Américains pauvres tout en soulageant leurs malheurs. La bonté de l’époque victorienne est aujourd’hui condamnée pour son autosatisfaction morale, ses préjugés de classe, son racialisme et son impérialisme.
Tout le monde ou presque est d’accord aujourd’hui avec Nietzsche pour railler la mauvaise conscience des philanthropes du XIXe. Ces bons samaritains ne manquaient pas non plus d’adversaires à l’époque : d’Oscar Wilde, qui affichait son exécration de “l’écœurante litanie hypocrite du devoir“, aux radicaux et aux socialistes, bien décidés à remplacer la charité par la justice, la gentillesse de l’élite par les droits universels. Les horreurs de la Première Guerre mondiale vont révéler la vacuité du discours impérial et sacrificiel, tandis que l’érosion des hiérarchies sociales traditionnelles consécutive à la guerre sape l’idéal de service de la patrie. Les femmes, qui ont longtemps vanté l’abnégation et le dévouement comme des “devoirs féminins“, se mettent à songer aux avantages de l’égalité.
La condescendance de la philanthropie victorienne
Quand elle est le fait du pouvoir, la gentillesse dégénère facilement en harcèlement moral, comme l’ont appris à leurs dépens beaucoup d’actuels allocataires des aides sociales. William Beveridge, le père du système de protection sociale britannique, avait bien conscience de ce danger. La bienveillance qu’il défendait était résolument moderne et populaire, c’était la charité sans la coercition condescendante de la philanthropie victorienne. L’actuel système de santé public britannique (NHS) est à de nombreux égards un archaïsme, un dinosaure d’altruisme public qui refuse obstinément de mourir. Les tentatives acharnées des gouvernements successifs pour le privatiser ont fait beaucoup de dégâts mais la philosophie altruiste demeure et témoigne de cet élan humain universel qui pousse à “aider des inconnus“, comme le disait [le sociologue britannique] Richard Titmuss, l’un des plus ardents défenseurs du NHS. Pourquoi devrait-on se soucier qu’un parfait inconnu reçoive ou non les soins dont il a besoin ?
En vertu de la conception hobbesienne de la nature humaine, cela n’a aucun sens ; et pourtant, tout prouve que cela n’est indifférent à personne, pensait Titmuss. La victoire de Margaret Thatcher en 1979 marque la défaite de la vision d’une société bienveillante, chère à Beveridge et à Titmuss, et l’on assiste à une érosion semblable des valeurs de solidarité aux Etats-Unis avec l’avènement du reaganisme, dans les années 1980. La gentillesse est désormais reléguée au rang de motivation minoritaire, tout juste bonne pour les parents (et en particulier les mères), les travailleurs sociaux et les bonnes âmes en sandales. Les années 1990 proclament un retour aux valeurs de solidarité, mais cela s’avérera être une escroquerie rhétorique, les enfants de Thatcher et Reagan baignant dans l’idéologie néolibérale et ayant perdu la mémoire de la protection sociale du milieu du XXe siècle.
Avec le triomphe du New Labour en Grande-Bretagne en 1997 et l’élection de George W. Bush aux Etats-Unis en 2000, l’individualisme compétitif devient la norme. La “dépendance” devient encore plus taboue et les dirigeants politiques, les chefs d’entreprise et une brochette de moralistes bien nourris haranguent les pauvres et les plus vulnérables sur les vertus de l’autosuffisance. Tony Blair se prononce en faveur d’une compassion exigeante pour remplacer la version plus laxiste défendue par ses prédécesseurs. “Le nouvel Etat providence doit encourager le travail, pas l’assistanat“, déclare-t-il, tandis qu’une horde de gestionnaires réducteurs de coûts dévorent à belles dents le système de protection sociale britannique. Le capitalisme n’est pas fait pour les gens de cœur. Même ses adeptes le reconnaissent, tout en soulignant que, si ses motivations sont bassement matérielles, ses résultats sont bénéfiques à la société : la libre entreprise sans entraves génère de la richesse et du bonheur pour tous. Comme toutes les croyances utopiques, elle relève du trompe-l’œil. Les marchés libres ruinent les sociétés qui les abritent. Le grand paradoxe du capitalisme moderne, remarque le philosophe et thatchérien repenti John Gray, c’est qu’il sape les institutions sociales qui lui ont permis de prospérer – la famille, la carrière, la collectivité. Pour un nombre croissant de Britanniques et d’Américains, la “culture d’entreprise” est synonyme de surmenage, d’anxiété et d’isolement. La compétition règne en maître – même les enfants en bas âge y sont soumis et finissent par en tomber malades. Une société compétitive, une société qui divise les gens entre gagnants et perdants, engendre hostilité et indifférence. La gentillesse nous vient naturellement, mais la cruauté et l’agressivité aussi. Quand on est soumis à une pression constante, on s’éloigne les uns des autres. La solidarité diminue et la bienveillance devient trop risquée. La paranoïa s’épanouit et les gens cherchent des boucs émissaires à qui faire payer le fait qu’ils ne sont pas heureux. On voit se développer une culture de la dureté et du cynisme, alimentée par l’admiration envieuse pour ceux qui ont l’air de prospérer dans cet environnement impitoyable – les riches et célèbres, notre clergé moderne.
Que faire ? Rien, diront certains. Les êtres humains sont intrinsèquement égoïstes, un point c’est tout. Les journaux nous bombardent de preuves scientifiques étayant ce pessimisme. On nous parle de chimpanzés cupides, de gènes égoïstes, d’impitoyables stratégies d’accouplement. Le biologiste Richard Dawkins, à qui l’on doit l’expression “gène égoïste“, est très clair à cet égard : “Une société humaine reposant uniquement sur la loi génétique de l’égoïsme universel serait une société très dure. Malheureusement, ce n’est pas parce qu’on déplore une chose qu’elle n’est pas vraie…” Il ne désespère pas pour autant : “Si on souhaite, comme moi, édifier une société dans laquelle les individus coopèrent de manière généreuse et désintéressée en vue du bien commun, il ne faut pas attendre grand-chose de la nature biologique. Essayons d’enseigner la générosité et l’altruisme, car nous sommes nés égoïstes… Tâchons de comprendre ce que veulent nos gènes égoïstes, car nous pourrons alors au moins avoir la possibilité de contrecarrer leurs desseins.” Le diagnostic de Dawkins est aussi spécieux que la solution qu’il préconise est absurde.
“On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité”
L’altruisme inné a aussi ses partisans parmi les scientifiques. Les théoriciens de l’évolution démontrent que l’ADN des gens gentils a de fortes chances de se reproduire, tandis que les neurologues font état d’une activité accrue dans le lobe temporal supéro-postérieur des individus altruistes. Quantité d’études prétendent démontrer l’existence de comportements généreux chez les animaux, en particulier chez les fourmis, dont la propension à se sacrifier pour le besoin de leur colonie impressionne fortement les journalistes de la presse populaire. Dans tous les cas, disent toutefois les scientifiques, ces comportements sont motivés par l’impératif d’assurer des intérêts à long terme, en particulier la reproduction de l’espèce. Du point de vue des sciences naturelles, la gentillesse est toujours “égoïste” au bout du compte. La science a beau être la religion moderne, tout le monde ne croit pas en ces pseudo-certitudes ni n’en tire consolation. Beaucoup se tournent encore vers les valeurs chrétiennes, pour retrouver le sens de la fraternité humaine, qui, dans un monde sécularisé, a perdu son ancrage éthique. Mais on ne peut pas dire que le bilan du christianisme en matière de gentillesse inspire confiance, pas plus que celui de la plupart des autres religions. Le paysage spirituel contemporain, avec ses violentes prises de bec entre religions et au sein de chacune d’elles, offre un spectacle déprimant même pour les non-croyants. On préfère, semble-t-il, les certitudes bon marché du “nous contre eux” aux déstabilisantes manifestations de fraternité humaine transcendant les clivages culturels.
Le soupçon le plus tenace qui pèse sur la gentillesse, c’est qu’elle n’est que du narcissisme déguisé : nous sommes gentils parce que cela nous fait du bien ; les gens gentils sont des drogués de l’autoapprobation. Confronté à cet argument dans les années 1730, le philosophe Francis Hutcheson l’avait expédié prestement : “Si c’est de l’amour de soi, qu’il en soit ainsi […]. Rien n’est mieux que cet amour de soi, rien n’est plus généreux.” Rousseau ne dit pas autre chose dans son Emile. Il montre que la gentillesse d’Emile naît de son amour de soi. Rousseau montre ici parfaitement pourquoi la gentillesse est le plus envié des attributs humains. On pense envier aux autres leur réussite, leur argent, leur célébrité, alors qu’en fait c’est la gentillesse qu’on envie le plus parce que c’est le meilleur indicateur de bien-être, du plaisir de l’existence. La gentillesse n’est donc pas que de l’égoïsme camouflé. A ce soupçon, la société moderne postfreudienne en a ajouté deux autres – la gentillesse serait une forme déguisée de sexualité et une forme déguisée d’agressivité, c’est-à-dire, finalement, une fois encore de l’égoïsme camouflé.
Dans la mesure où la gentillesse est un acte sexuel, elle peut être une stratégie de séduction (je suis gentil avec toi pour pouvoir avoir des relations sexuelles et/ou des enfants) ou de défense contre la relation sexuelle (je vais être gentil avec toi pour que tu ne penses plus au sexe et que l’on puisse faire autre chose ensemble), ou bien encore une façon de réparer les dégâts supposément causés par le sexe (je vais être gentil avec toi pour me faire pardonner tous mes désirs néfastes). Dans la mesure où la gentillesse est un acte agressif, elle est une stratégie d’apaisement (j’éprouve tellement d’agressivité à ton égard que je ne peux nous protéger tous les deux qu’en étant gentil) ou un refuge (ma gentillesse te tiendra à distance). “On peut toujours être gentil, par mesure de sécurité“, dit Maggie Verver à son père dans le roman de Henry James La Coupe d’or. Dans chacun de ces cas, on part du principe que nous sommes des êtres cherchant à se protéger et à se faire plaisir, et que la gentillesse est l’une des nombreuses stratégies visant à satisfaire ces besoins. C’est là une vision très réductrice. Car la gentillesse reste une expérience dont nous ne savons pas nous passer, du moins pas encore. Tout, dans notre système de valeurs actuel, fait qu’elle peut sembler parfois utile (autrement dit efficace) mais qu’elle est potentiellement superflue, qu’elle constitue un vestige d’une autre époque ou un élément d’un vocabulaire religieux. Pourtant, nous la désirons toujours, en sachant qu’elle crée la sorte d’intimité, la sorte d’implication avec l’autre dont nous avons à la fois peur et terriblement besoin. En sachant que c’est la gentillesse, à la base, qui fait que la vie vaut la peine d’être vécue et que tout ce qui va à son encontre est un coup porté à nos espoirs.
La folie de la princesse Charlotte de Belgique, soeur de Léopold II, impératrice du Mexique
La princesse Charlotte, fille de Léopold Ier, épousa Maximilien, frère de l’empereur d’Autriche, un des principaux monarques à l’époque. Sur l’insistance de Napoléon III, Maximilien accepta d’occuper le trône impérial du Mexique. L’aventure échoua et Maximilien fut passé par les armes par les Mexicains. Il aurait pu abdiquer à temps et éviter cette exécution mais la princesse Charlotte s’obstina et l’en dissuada de telle façon qu’apparaît déjà la naissance de sa folie.
La princesse Charlotte a souffert de paranoïa et de schizophrénie. Lorsque Napoléon III réalisa l’échec du corps expéditionnaire français (trente mille hommes) dans l’essai de pacification du Mexique et décida d’abandonner l’aventure, la princesse Charlotte fit le voyage du Mexique en Europe et força par deux fois les portes de Napoléon III afin d’intervenir en faveur de son époux et ce, de façon extravagante. Psychotique, elle souffrait de la folie des grandeurs, à tout prix et contre toute réalité. Elle intervint également dans le même but auprès du pape, allant jusqu’à saisir brutalement la tasse de chocolat du souverain pontife et l’avaler, morte de faim, tant elle craignait d’être empoisonnée.
A l’époque, on connaissait mal la schizophrénie qui était soignée vaille que vaille. De nos jours, avec les progrès du scanner et les neuroleptiques, on aurait pu soigner Charlotte ou, en tout cas, atténuer les effets pervers de ses dérèglements. Les facteurs génétiques semblent intervenir dans le cas des psychoses ainsi qu’un parallèle entre génie et folie. Ainsi, une des filles de Léopold II, Louise, devint folle, de même que la fille de Victor Hugo et celle de Claudel. Léopold II lui-même possédait un caractère très spécial. Dernier parallèle d’ordre médical, le père de Charlotte, Léopold Ier, était âgé de 52 ans lors de sa naissance ; un tel âge, chez un père, favorise de discrètes particularités génétiques.
Charlotte était une enfant surdouée : elle lisait à l’âge de quatre ans, en français et en anglais. Adolescente, elle possédait “l’idéal du pouvoir“, à 18 ans, elle avait “la frénésie du décorum“. Au Mexique, se succèdent les manifestations d’un faste impérial : ils débarquent avec une suite de 85 personnes, 500 malles et un carrosse rococo. Le goût du faste s’allie au goût du pouvoir et à la volonté sincère mais aveugle d’apporter “le bien“. Tout Mexicain pris les armes à la main sera néanmoins passé par les armes. D’où le sort qui sera réservé à l’empereur Maximilien.
Napoléon III possédait des créances importante sur le Mexique, il espérait se voir remboursé par l’exploitation du pays et organiser un empire extra-européen. Ce projet allait faire exploser chez Charlotte la réalisation de ses objectifs trop grandioses et en complète contradiction avec un édifice chimérique. Charlotte souffre d’un contraste entre une brillante et généreuse intelligence et une perception aveugle des contingences de la réalité. Agressive, irritable, nerveuse, paranoïaque, elle viendra plaider en vain la cause de Maximilien en Europe.
En janvier 1868 – Charlotte a 28 ans – le corps de Maximilien est ramené en Europe. Charlotte alternera alors les périodes de calme relatif et des périodes de grande agitation. Elle vivra. au château de Tervueren, détruit en 1879 par un incendie, puis au château de Bouchout. Née en 1840, elle mourra d’une complication de bronchite en 1927, à 87 ans.
La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte est le résumé d’une conférence donnée par le Dr Emile MEURICE et organisée en mars 2011 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne…
L’extrait ci-dessous provient d’un livre éclairant de Jeanine Solotareff, élève de Paul DIEL qui a travaillé avec lui pendant des années sur le chantier de la psychologie de la motivation. Autant la lecture de l’oeuvre (titanesque) de Paul Diel est assez aride, autant l’écriture de Jeanine Solotareff est plus accessible et la synthèse qu’elle fait de la théorie diélienne dans l’introduction de Le symbolisme dans les rêves (dernière réédition : 2004) est limpide et rigoureuse. Une bonne manière de découvrir un outil d’analyse psychologique important du “siècle dernier”…
Comme désormais dans nos textes commentés, nous vous proposons des extraits significatifs (à nos yeux) et nous commentons au-dessous les différentes notions clefs présentes dans le texte (mots cliquables en gras). C’est parti !
[…] La délibération ne peut ainsi aboutir à sa finalité première, la libération de l’excès des désirs ; elle conduit l’imagination à s’évader des données de la réalité et elle surcharge le psychisme de toutes sortes de justifications obsédantes, la privant ainsi de présence d’esprit et de réactivité sensée. Le jeu imaginatif et pervers avec les désirs constitue les évasions (de la réalité). La fausse justification, consécutive aux évasions, étant un jugement faussé, une fausse valorisation, devient du même coup une fausse motivation, puisque tout jugement de valeur motive l’activité. Pouvoir préciser les multiples aspects de la fausse motivation (évasions et justifications) et leur rapport, c’est rendre possible une introspection objective et méthodique – telle est la proposition de la Psychologie de la Motivation. L’introspection peut devenir lucide. L’introspection élucidante, méthodiquement guidée, est fondée sur l’analyse de la culpabilité essentielle : pré-connaissance surconsciente des satisfactions justes et fausses, préconnaissance du dérangement de l’harmonie vitale. Son but est une progressive libération de l’exaltation vaniteuse. C’est pourquoi faire de la culpabilité un phénomène exclusivement social, conduit à nier non seulement la possibilité de toute introspection authentique, mais encore celle de l’évolution. La culpabilité essentielle est, au niveau humain, le moteur évolutif. Elle est l’expression de la lucidité de l’homme sur lui-même. Elle est l’indispensable condition de l’évolution humaine, recherche toujours plus lucide des conditions de la satisfaction. L’évolution, qui lie les premières manifestations de vie aux plus hautes expressions du psychisme humain, est constatable, à travers les millénaires, sous l’aspect d’une progression continue vers toujours plus de lucidité, qui, de perceptive au niveau animal, est devenue au niveau humain cognitive. Il n’en reste pas moins vrai que la culpabilité essentielle est pour tous pénétrée de culpabilité conventionnelle créée par les idéologies sociales ,et pour beaucoup faussée par une culpabilité purement imaginative venant de l’imposition que l’homme se fait de réaliser l’idéal, un des aspects les plus marquants de la vanité. La préconnaissance essentielle de l’erreur vitale, aussi fortement établie que l’instinct, est l’assise de la délibération humaine. C’est donc sur elle qu’il faut prendre appui pour élargir l’introspection intuitive en introspection méthodique, et transformer l’introspection morbide en introspection objective; car l’introspection morbide se concentre autour de l’exaltation vaniteuse de la culpabilité essentielle ou de son refoulement vaniteux. La culpabilité essentielle est la protection la plus naturelle contre l’exaltation des désirs et l’appui le plus sûr de l’évolution humaine. […]
[…] Le rêve est une manifestation de la psyché humaine. Sa raison d’être est certainement décelable dans la mesure on l’on peut comprendre le psychisme et incorporer le rêve à l’ensemble de son fonctionnement.
La vie diurne se présente comme une activité et cette activité est motivée par des intentions. C’est le jeu des désirs valorisés, devenus intentions, qui déclenche, il est facile de le constater, l’activité extérieure.
Ce jeu des intentions, autrement dit des raisons d’agir, n’est autre que la délibération ; face a la multiplicité des désirs qui l’animent, l’homme se trouve dans la nécessité de choisir, il pense, il hésite, il suppute, il envisage, il évalue, il croit, il doute, tous ces termes et maints autres n’ont d’autre fonction que d’exprimer les différentes nuances de la délibération. Le but de la délibération est d’aboutir au choix, capable d’apporter la satisfaction.
La délibération ne peut s’accomplir qu’introspectivement. Comment en effet l’homme pourrait-il choisir de réaliser certains désirs plutôt que d’autres s’il n’en avait préalablement pris connaissance et apprécié plus ou moins justement la promesse de satisfaction. Cela revient a dire que délibération et introspection sont une seule et même chose.
L’introspection est une fonction vitale. C’est non seulement par introspection que l’homme se connait, mais c’est a partir de la connaissance introspective de ses motifs que l’homme peut connaitre autrui. Qu’il le veuille ou non, il interprète les intentions de l’autre grâce à ce qu’il a pu observer en lui-même. Combien de fois n’a-t-il pas saisi, par l’intermédiaire de ses mimiques, de ses intonations, de ses paroles, de ses gestes, ses propres intentions secrètes que la honte l’a conduit à parer de justifications pseudo-sublimes ? L’homme établit une relation entre ces manifestations du comportement, seraient-elles impondérables et les intentions cachées qui les sous-tendent ; il en projette la connaissance sur les autres.
Le terme “délibération” implique l’idée d’une libération ; de quoi donc ? De la multitude des désirs et des motifs (intentions) qui ne sont pas réalisables ou qui s’avèrent insensés. Il faut insister sur le fait que le terme libération ne doit pas être pris dans un sens actuellement courant et qui signifie le défoulement pervers des désirs, la psyché se laissant aller : la réalisation anarchique de ses intentions les plus insensées.
Le refoulement des désirs n’est pas non plus la solution du problème. Le refoulement est la tentative, absolument inefficace, de se libérer des désirs sentis comme coupables, en les repoussant au-dessous du seuil du conscient. Les désirs persistent cependant et sans possibilité de réalisation, ni de dissolution, ils obsèdent le psychisme.
La libération, promesse inclue dans le terme délibération, est exactement à l’opposé de ces deux attitudes ; elle implique que la psyché dissolve les désirs irréalisables ou insensés et se libère de la tension intérieure qu’ils engendrent.
Si la finalité du travail intrapsychique était le défoulement pervers des désirs (la pseudo-libération), aucune “délibération” ne serait nécessaire. Compte tenu de cette évidence, il est clair que le choix délibérant s’opère selon deux critères : la réalisabilité et la valeur.
Une intention en soi valable peut se trouver sans possibilité de réalisation, le désir de se marier par exemple ; un désir réalisable peut se trouver sans véritable valeur.
Ces données montrent que l’homme se trouve souvent dans l’obligation de renoncer a certains désirs. Or, un simple acte introspectif prouve a chacun combien il est difficile de renoncer aux désirs dont on espère la satisfaction, seraient-ils irréalisables. Une recherche déjà plus approfondie montrera combien il est fréquent de masquer les désirs les plus insensés par une apparente sublimité, pour se justifier de continuer à nourrir de tels désirs, du moins imaginativement. Si l’homme a, en général, des difficultés à faire cette constatation sur lui-même, du moins est-il très porté à la faire sur les autres.
Cependant, les justifications pseudo-sublimes n’empêchent ni que les désirs soient insensés, ni qu’ils soient irréalisables. Soustraits au contrôle conscient par le processus de la fausse justification, ils deviennent sub-conscients, moins que conscients.
De toute évidence, ce moyen de tourner la difficulté n’aboutit pas à une véritable libération. Guidé par le besoin authentique de satisfaction, commun à toutes les formes de vie, le psychisme humain connait de façon intuitive le mal qu’il se fait a désirer l’irréalisable ou l’insensé et le bien qu’il peut se faire à s’en libérer.
Cette connaissance intuitive a toujours été appelée la “conscience” et chacun peut en constater la présence en soi-même, durant la vie diurne, sous forme d’un sentiment de légèreté qui vient de l’accord avec soi-même ou au contraire d’un malaise plus ou moins indéfinissable, expression du désaccord intérieur.
La conscience est en réalité une forme évoluée de l’instinctivité animale, la capacité innée de connaitre les conditions biologiques de la satisfaction indispensable au maintien de la vie.
culpabilité essentielle : “je me sens coupable d’avoir effectivement fait ceci ou cela“, c’est la culpabilité accidentelle. On en répondra devant soi et les hommes. “Je me sens coupable d’avoir fait ceci ou cela, ce n’est pas mon genre“, c’est la culpabilité exaltée ou déformée par la vanité. On en répondra devant l’image sublime qu’on a de soi, être parfait et donc infaillible. “Je ne vais pas faire cela puisque cela ne m’apportera aucune vraie satisfaction” : ici, c’est la coulpe vitale, la culpabilité essentielle qui nous guide dans notre délibération. On en répondra devant l’ordre des choses, l’harmonie du monde ou notre intégrité personnelle. La culpabilité essentielle est à rapprocher de “l’idée vraie” qu’évoque Spinoza à propos de cette connaissance intime que nous avons de ce qui nous fait du bien ou du tort.
délibération : en 1947, lorsque Diel publie son Psychologie de la motivation, il se met en porte-à-faux avec le monde de la pyschologie de l’époque, en plaidant pour l’introspection alors proscrite. La mode était alors au comportementalisme (l’homme est une boîte noire et on n’étudie que son comportement extérieur). Selon Diel, pour gérer notre rapport au monde, nous sommes constamment en train de délibérer ou, plus précisément, en train de donner une certaine valeur à chacun des désirs qui se présentent à nous, motivant ainsi les différents actes que nous posons… ou pas. Cette motivation est-elle saine et honnête, elle devrait nous amener à la satisfaction, voire à la Joie de vivre. Par contre, si notre délibération est fondée sur une représentation faussée de notre capacité personnelle et de notre situation effective dans le monde (l’écart avec les faits est baptisé vanité par Diel, au sens de ce qui est vain, vide de sens), l’insatisfaction risque d’être au rendez-vous. La méthode d’analyse de Paul Diel vise à assainir la délibération et à dépister la vanité qui se glisse dans notre introspection, morbide dans ce cas.
désirs : Diel fait une heureuse synthèse entre ses trois prédécesseurs (Freud, Adler et Jung) et identifie trois pulsions, sources des désirs qui se présentent à notre délibération, respectivement la pulsion sexuelle au sens large (la sexualité autant que la relation familiale, la tendresse ou la fraternité, par exemple), la pulsion matérielle (manger, dormir, être en sécurité…) et la pulsion spirituelle, unifiante. La délibération va donc valoriser ces désirs entre eux (“je donne 30 % d’énergie pour satisfaire ces désirs-là, 50 % pour ceux-là et le reste à ceux-ci”, soit un total de 100 % de l’énergie vitale disponible) pour en faire la motivation de notre comportement, à tort ou à raison…
fausse justification : par définition, je suis sublime ! Toute erreur, tout manquement à mon image ainsi formulée doit être justifiée par des arguments qui entreront dans ma délibération. C’est peut-être le volet de la méthode le plus ardu à intégrer : je dois regarder la Méduse en face (me confronter à ma vanité) et reconnaître la manière dont je me pare de sublimité ; ce n’est qu’alors qu’il me sera possible de progressivement dépister la manière (perverse) dont je me justifie post hoc.
fausse motivation : un dossier mal présenté à la délibération, des fausses justifications, une imagination trop prompte à masquer les aspects peu reluisants de ma personne face au monde, autant de pièges qui vont déboucher sur une motivation erronée de mon comportement. Diel distingue 4 catégories de la fausse motivation (matrice disponible dans l’article “vanité”) : (1) la survalorisation de soi ou vanité (je me vois plus sublime que je n’agis) ; (2) la sous-valorisation de soi ou culpabilité (je me cache pour ne pas être évalué sur mon image sublime, j’organise des politiques d’échec…) ; (3) la survalorisation des autres ou sentimentalité (je quémande auprès des autres la reconnaissance que je ne m’accorde pas, je m’associe à des personnes sublimes -mon partenaire ?- dont le rayonnement rejaillit sur moi…) et (4) la sous-valorisation des autres ou accusation (tous ces gens ne comprennent pas combien je suis sublime, ils sont nuls ou mal-intentionnés…).
imagination : Diel était assez précis sur la fonction exercée par l’imagination dans notre délibération. L’imagination nous propose une vision du monde au départ de laquelle nous sommes amenés à délibérer. Reste que ce plaideur intérieur prépare son dossier et ne présente pas toujours les faits objectivement : il s’agit d’une représentation, susceptible d’être influencée par notre vanité et, partant, nos fausses justifications.
introspection méthodique : c’est l’objectif même de la méthode diélienne, à savoir assainir l’introspection et dépister dans la manière dont nous nous regardons les exagérations, les fausses justifications, les fausses motivations induites par la vanité. Évoquera-t-on ici les éclairs mythiques de Zeus qui nous éclairent (symboliquement) dans ce parcours intérieur bien tortueux ?
lucidité : un objectif ? Un idéal ? Une promenade au phare ? Quoi qu’il en soit, tout gain de lucidité qui éclairerait notre introspection est bienvenu, en ceci qu’il réduit la part de vanité qui brouille la perception que nous avons de notre réalité et, partant, l’angoisse qui en résulte.
réalité : il est des débats qu’il est salutaire d’éviter (ex. dit-on un ou une Orval ?). La nature de la réalité en fait partie. Reste que la notion est centrale chez Diel : notre délibération porte sur la réalité que nous imaginons. Plus cette réalité est similaire à notre activité effective, moins nous “louchons” dans notre délibération et plus saines sont nos motivations
satisfaction : Paul Diel avait l’audace d’y loger le sens de la Vie. Quoi d’autre sur terre que de viser la satisfaction en s’efforçant de vivre “à propos” (Montaigne) ?
vanité : assez simplement, Diel définit la vanité comme l’écart entre notre vision de nous-même et notre activité effective. Qu’un grand ébéniste se vive comme un grand ébéniste, la satisfaction peut être au rendez-vous. Que moi, je me considère comme le Boulle (André-Charles) du XXIe siècle quand je taille une marionnette avec mon Opinel, alors je m’expose à des déconvenues (il aurait été si sain de me réjouir de la marionnette un peu rustaude que j’aurais offerte à un enfant à mon retour…). Cet écart sans cesse variable, donne également la mesure de l’angoisse qu’il provoque. C’est la culpabilité essentielle en action !
Depuis l’enfance, depuis la balle au prisonnier,
Jusque dans mon lit, on m’a demandé de choisir un camp.
Les faibles ou les forts, littéraires ou scientifiques,
Vierges ou salopes, Israël ou Palestine.
L’Europe oui ou non, homo ou hétéro,
De plus en plus vite et de plus en plus souvent.
Rejeter l’un pour appartenir à l’autre,
Lâcher le débat pour honorer des divisions.
Réac ou éveillé, me too ou pas me too,
Censeurs ou libertaires.
Inscrivez-vous quelque part, on en parle après…
Moi qui n’ai jamais été pressée d’appartenir,
Qui n’aime rien tant qu’écouter les autres,
Raconter le flou intérieur, regarder la pensée en train de se faire,
Comme on regarde couler du café filtre, j’ai un peu peur…
Et si tout ce qu’on avait bossé au Bac de philo,
Et la suspension du jugement – étaient démonétisés ?
Au profit d’un monde simpliste, radical,
Tailladé de frontières à l’arrache entre les genres, les gens, les idées.
Un monde inhabitable de positions et d’antagonismes,
Où “je ne sais pas” ne serait plus une réponse, mais une infamie.
Alors simplifier c’est tentant.
Le réel est d’une complexité déroutante, NOUS somme déroutants.
Troublés, facettés comme du quartz, éperdus,
Blessés et changeants, amoureux, nous sommes impensables.
Mais simplifier c’est réduire.
Trancher dans le réel, c’est le mutiler, nous avec.
Et cette part, que dans l’impatience d’arbitrer nous pourrions abandonner,
C’est la plus riche, et sûrement la plus libre, c’est la nuance.
Faite d’hypothèses, de temps et de questions, la nuance est une lampe.
Elle laisse apparaître le tracé singulier de nos routes.
Des cohérences soudaines entre les camps,
De chatoyants revers de médailles, des rires,
Et d’infinis dégradés dans les vérités.
Des couleurs inouïes, auxquelles il faut encore chercher des noms.
La Pensée en somme, et la Littérature…
[MONDE-DIPLOMATIQUE.FR, septembre 2023] Nul ne s’accorde sur la signification du mot woke — terme américain qui signifie littéralement éveillé et désigne les personnes politisées autour des questions d’inégalités raciales et sociétales. Les débats qu’il suscite font souvent office de test d’éveil moral et spirituel. C’est pourquoi le linguiste américain John McWorther qualifie d’Élus ces évangélistes de l’antiracisme. Les Élus, écrit-il, “se considèrent eux-mêmes comme ayant été choisis (…) et ayant compris quelque chose que la plupart n’ont pas saisi.”
Appréhender le wokisme comme un phénomène essentiellement protestant permet d’identifier la logique qui sous-tend certains rituels devenus monnaie courante ces dernières années : en particulier, l’excuse publique. À la différence des catholiques, qui se confessent en privé à leur prêtre afin d’obtenir l’absolution, nombre de protestants choisissent d’affirmer haut et fort leur vertu en se confessant publiquement. La scène n’est que trop familière : un homme, ou parfois une femme, énonce une opinion ou un mot perçus comme offensants ; il ou elle présente alors ses excuses devant tout le monde et propose de faire pénitence.
Le rituel de l’aveu public apparaît en Europe à la faveur de la Réforme. Alors que juifs et catholiques intègrent leurs communautés religieuses par des cérémonies durant leur enfance, beaucoup de protestants, à la manière des anabaptistes, déclarent leur foi en présence de leurs coreligionnaires adultes, parfois au cours de ce qu’ils appellent un récit de conversion. Que l’on songe à Elmer Gantry, le personnage éponyme du roman de Sinclair Lewis. Charlatan évangélique, Gantry est à la fois un pécheur en série et un compulsif de la confession. Dans les dernières pages du livre, il implore une nouvelle fois le pardon pour ses innombrables péchés en vue de réintégrer les rangs des dévots, avant d’aller lorgner les “chevilles charmantes” d’une jeune choriste.
Chaque dimanche, les télévangélistes invitent ainsi leurs ouailles à s’avancer les bras en l’air et à confesser leurs péchés devant des millions de spectateurs, pour les prier ensuite de s’acquitter d’une contribution financière. C’est le même spectacle auquel on assiste depuis des décennies dans des émissions télévisées plus séculières, comme The Oprah Winfrey Show, où des animateurs font passer à confesse les stars fourvoyées du cinéma.Dans son livre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, le sociologue Max Weber observe que le protestantisme poursuit un idéal plus exigeant que la simple accumulation de bonnes actions personnelles dont se satisfait le catholicisme. Dans le modèle réformé, l’âme ne trouve son salut que dans “un contrôle de soi systématique qui place à chaque instant le croyant devant l’alternative de l’élection et de la damnation.” Jamais l’Élu ne cesse de signaler sa vertu.
Pour Weber, l’objectif protestant de la perfection éthique se caractérise par “l’esprit du travail acharné“, lequel ne consiste pas seulement, pour chacun, à accumuler des richesses par l’effort, mais aussi, ce faisant, à œuvrer spirituellement pour son amélioration morale. Weber était parfaitement conscient de l’intolérance qu’une telle posture pouvait susciter. “Pour les élus —saints par définition—, écrit-il, la conscience de la grâce divine, loin d’impliquer à l’égard des péchés d’autrui une attitude secourable et indulgente fondée sur la connaissance de sa propre faiblesse, s’accordait avec une attitude de haine et de mépris pour celui qu’ils considéraient comme un ennemi de Dieu, marqué du sceau de la damnation éternelle.”
En 1964, l’historien Richard Hofstadter identifiait le “style paranoïaque” comme l’un des marqueurs de la vie politique américaine, dont les acteurs tendaient à métamorphoser tout conflit social en un “match de catch spirituel entre le bien et le mal.” Dans les pays majoritairement peuplés de protestants, les signes d’un statut social plus élevé correspondaient au sentiment d’avoir été élu en raison de sa vertu. Voyez ces dignitaires au visage pincé dans les peintures hollandaises du XVIIe siècle, solennellement regroupés autour de tables en bois de chêne, dans leurs sobres costumes noirs et leurs fraises blanches, administrant la charité aux pauvres méritants. Certains parmi eux tirent peut-être leur fortune du commerce avec les plantations esclavagistes du Brésil et d’autres colonies néerlandaises, ou plus directement, dans le négoce des esclaves. Mais, en calvinistes stricts, nul doute qu’ils se considéraient eux-mêmes comme touchés par la grâce divine en récompense de leur rectitude morale.
Parmi leurs équivalents contemporains apparaîtrait certainement M.Philip Knight, le cofondateur de Nike, qui a validé une campagne publicitaire contre le racisme mettant en vedette le joueur de football américain Colin Kaepernick, avant de financer certains des élus républicains les plus droitiers. Il coudoierait à la même table M.Jeff Bezos, dont la compagnie, Amazon, a accroché surla page d’accueil de son site Internet une bannière Black Lives Matter tout en continuant de vendre ses logiciels de reconnaissance faciale à la police.
Aujourd’hui, l’Élu tend à opérer presque exclusivement dans les institutions d’élite : des banques et multinationales aux plus prestigieuses fondations culturelles, aux musées et aux organisations médicales, en passant par les grands journaux et les magazines littéraires. Il est devenu pour ainsi dire obligatoire, pour toute entreprise figurant parmi les cinq cents plus grosses capitalisations boursières, de publier une charte de la diversité, de l’équité et de l’inclusion (DEI) professant les valeurs les plus respectables, sans se soucier le moins du monde de la distance qui la sépare de cette profession de foi. “Nous sommes sur le chemin qui mène de la conscience à l’engagement pour l’action“, annonce PepsiCo ; “La diversité et l’inclusion sont la fondation de notre culture et reflètent les valeurs qui nous poussent à faire ce qui est juste“, assure Lockheed Martin ; “Depuis longtemps nous nous engageons à promouvoir l’inclusion, la diversité et l’équité“, proclame Goldman Sachs. Aussi creux que puissent paraître ces mots dans la bouche d’un vendeur de junk food, d’un marchand d’armes ou d’une banque d’investissement, ce qui compte, c’est qu’ils soient récités, comme dans la liturgie protestante, en public.
La même hypocrisie règne dans les écoles privées haut de gamme, comme Dalton à Manhattan, qui se caractérise à la fois par des frais de scolarité exorbitants (jusqu’à 61 000 dollars), et par la présence de trois “officiers diversité” à plein temps, d’une équipe de psychologues formés au “stress traumatique racial” et de formations anti-préjugés à destination des parents et des étudiants. L’université d’Amherst, dans le Massachusetts (jusqu’à 66 000 dollars), invite ses employés et étudiants blancs à suivre un programme “d’activités introspectives et d’actions concrètes pour amorcer et approfondir le travail de l’antiracisme.” Dans ces enseignements, le “privilège blanc” constitue le péché originel. Riche ou pauvre, on est né avec. Une personne blanche ne sera considérée comme antiraciste qu’à la condition de confesser sa culpabilité, à l’instar de ces protestants qui expient le fait d’être nés dans le péché. Il est certes plus facile de procéder à ces rituels — recruter des experts en diversité, multiplier les formations, trompeter des déclarations pleines de noblesse — que de payer des impôts pour améliorer les écoles et les services publics.
S’interrogeant sur l’incompréhension des Blancs de gauche devant l’adhésion d’hommes et de femmes noirs au mouvement des Black Muslims dans les années 1960, James Baldwin note que “les positions des progressistes n’avaient que peu de rapport avec les perceptions, la vie et les connaissances des Noirs, et révélaient finalement leur disposition à parler sur et en faveur du Noir en tant que symbole ou victime, mais aussi leur incapacité à voir en lui un homme.” Une discussion déconnectée des conditions matérielles où toute chose ou presque se trouve réduite à la fonction de symbole indique qu’on a affaire à une mentalité protestante, et non plus à un débat politique.
Ce n’est pas seulement la richesse qui distingue l’Élu : M. Donald Trump et ses soutiens milliardaires sont assurément plus fortunés que les professeurs d’université ou les conservateurs de musée. Pour les héritiers contemporains de l’éthique protestante, l’importance du statut se définit par la qualité des opinions exprimées sur les questions sociales et culturelles. Cela découle d’une évolution plus générale à gauche : la défense des intérêts économiques de la classe ouvrière cède le pas à la promotion de causes culturelles et sociales. Cette évolution, visible surtout dans les pays occidentaux, a coïncidé avec l’affaiblissement des syndicats. La mondialisation, incontestablement, a profité à de nombreuses personnes — non seulement aux présidents-directeurs généraux, mais aussi aux professeurs, écrivains, cinéastes, journalistes, comédiens, organisateurs de conférence, gestionnaires de fondation et conservateurs de musée, c’est-à-dire à ceux-là mêmes qui composent la grande majorité des Élus.
J’en fais moi-même partie. En tant que journaliste international, j’apprécie les bénéfices apportés par le monde cosmopolite dans lequel je vis, avec sa politique migratoire généreuse, sa liberté d’entreprendre et ses populations urbaines hétérogènes qui enrichissent l’offre culturelle et culinaire. Je pense que les accords commerciaux internationaux sont généralement une bonne chose et je soutiens l’Union européenne. Mais tous n’en profitent pas. Comme le dit le penseur marxiste noir Adolph Reed Jr, “si la seule injustice contre laquelle il faut lutter est la discrimination, il n’est plus de base sur laquelle penser l’inégalité économique comme un problème. C’est ce qui en train de se produire dans une société de plus en plus inégalitaire.” Répondre au défi d’améliorer l’éducation publique et le système de santé, ou introduire des réformes fiscales en vue d’une meilleure redistribution, favoriserait davantage les pauvres et les personnes marginalisées que des démonstrations de vertu.