La violence est partout, sous des formes infiniment diverses, mais la force de la poésie aussi, qui la renvoie dans les cordes. Notre espèce va peut-être disparaître ; nous nous préparons en tout cas un avenir difficile. Mais nous savons faire chanter les mots… comme un solo de saxophone ténor.
Les trois textes proposés ici ont été écrits en réaction à des agressions distinctes et lancent leur appel de détresse selon des modalités bien différentes, même s’il me semble que pour tous les trois il est possible de parler de poésie épique.
La Mère des batailles, de Michael HULSE (né à Stoke-on-Trent en 1955), a été écrit en réaction à la première guerre du Golfe en 1991, quand l’Irak de Saddam Hussein avait annexé le Koweït pour des raisons historiques et afin de se ménager un accès à la mer et s’était tout aussitôt fait déloger par une coalition de 35 pays menée par les États-Unis. Hulse condamne la violence militaire à travers l’ancien mythe d’Inanna/Ishtar dépouillée peu à peu d’attributs très contemporains jusqu’à se retrouver ‘nue et sans défense’. La rédaction de ce poème est datée du 11 février 1991, avant même la fin de la seconde phase de ce conflit. Il a été publié la même année avec une préface de l’archéologue Nancy Sandars et une postface de l’auteur.
Nouvelle Babel, de Leonard SCHWARTZ (poète juif né à New York en 1963), nous emporte en versets généreux avec une fougue, une respiration, une verve très whitmaniennes [1]. Schwartz y exprime sa colère, son indignation, sa compassion devant les représailles des États-Unis contre l’Afghanistan après les attentats du 11 septembre 2001. Comme Hulse, il s’est inspiré de coupures de journaux, ainsi d’un article de presse sur la destruction du village afghan de Madou dans la partie numérotée 2. La référence à Babel est ambivalente. S’il s’agit d’abord, selon la lecture traditionnelle du texte biblique, de l’orgueil des Tours jumelles, symbole d’une insolente hégémonie, la ‘nouvelle Babel’, c’est tout le contraire, c’est la jubilation de la langue et des langues, c’est le plaisir sensuel de l’acte transgressif, c’est, tout à fait explicitement dans la cinquième partie (numérotée 4 puisque la première porte le numéro 0), en écho à la réflexion d’Alexis Nouss sur le sens de Babel [2], l’affirmation d’un “devenir nouveau offert à l’homme” (en opposition à toute forme de contrôle totalitaire) et accomplissement d’une jouissance intérieure et partagée, loin du chaos du commerce inégal et des guerres impériales. Dès le deuxième verset, Babel se dédouble en ‘babil’, la langue qui se cherche dans la bouche de l’enfant, la parole quand elle est encore pur plaisir des sons.
Ark, de Kamau BRATHWAITE (1930-2020, poète, essayiste, historien, né et mort à la Barbade, ayant vécu à Cambridge, au Ghana, à la Jamaïque et à New-York), associe une élégie aux morts du 11 septembre 2001 (faisant également appel à des citations tirées de programmes d’informations) et la célébration de la vie dans le solo de saxophone ténor de Coleman Hawkins, body & soul. L’autre titre de ce poème est Hawk, comme le surnom donné au saxophoniste “Mighty Hawk” ; mais dans un contexte étatsunien, ce terme peut évoquer le contraire de ce que convoque Brathwaite, l’agressivité guerrière des Faucons, alors que ARK, l’arche, est associée à la réconciliation, à l’accueil, à l’inclusion. En contrepoint de l’envolée musicale, chute et effondrement sont omniprésents dès les premières pages, y compris dans l’écho de la comptine “London Bridge is Falling Down” (devenu Rollins Bridge). L’effondrement des tours jumelles est mis en regard de massacres perpétrés par l’armée étatsunienne (ainsi l’agent Ornage est l’agent Orange, le défoliant dont les conséquences sur la fertilité et la santé des nouveaux nés se font encore sentir aujourd’hui) ou par des consortiums industriels, comme la tragédie de Bhopal. L’emprise de la violence aveugle est soulignée également par de nombreuses références à des tueries racistes, des violences policières, des actes de négligences industrielles aux conséquences tragiques. Les dernières pages, hésitantes puis triomphales, nous ramène à la beauté pure, au solo de Colin Hawkins.
Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir.
Christine Pagnoulle, traductrice
- [1] Voir Christine Pagnoulle, Babels du 21e siècle. Quelques notes sur la traduction française d’un poème de Leonard Schwartz, in Palimpsestes hors série 2006, 243-271 ;
- [2] Alexis Nouss, Babel, avant, après, TTR 3 : 2 (1990), 53-70, p. 62.
Trois voix, trois cris, trois chants pour conjurer l’avenir…
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- HULSE Michael, La mère des batailles (1991) traduit de The Mother of Battle (Hull : Littlewood Arc, 1991) ;
- SCHWARTZ Leonard, Nouvelle Babel (2016) traduit de The New Babel in The Tower of Diverse Shores (Jersey City NJ : Talisman House, 2003) ;
- BRATHWAITE Kamau, Ark (2004) traduit de Ark (New York & Kingston : Savacou North, 2004).
Traduire, c’est trahir ?
- BELGICISMES : dix mots que seul un Belge pourra comprendre…
- GRAHAM : La bourse et la vie (The Scale of Change, 2011, trad. Christine Pagnoulle)
- Historiciser le mal : une édition critique de Mein Kampf
- BRATHWAITE : Ark (poème, 2004, trad. Christine Pagnoulle)
- WISMANN : Et voilà pourquoi l’allemand met le verbe à la fin
- Terme français : céans
- PAGNOULLE : Trois poètes, trois plaidoyers pour la paix
- JUARROZ : textes
- Terme français : déclinisme
- I.A. : ChatGPT, tu peux écrire mon mémoire ? (quand les profs mènent l’enquête…)
- SCHWARTZ : Nouvelle Babel (poème, 2016, trad. Christine Pagnoulle)