Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.
Montaigne
Tout au long des Essais, Michel de Montaigne (1533-1592.) vante le bonheur d’être chez lui à étudier les Anciens, s’applique à évoquer le plaisir d’un bon vin ou les douleurs que lui causent ses calculs rénaux. Il semble mener la vie d’un seigneur oisif… alors qu’il ne cesse, en réalité, de jongler entre carrière politique et retrait du monde. Cette tentative permanente d’équilibre donne naissance à une sagesse pratique toujours aussi indispensable à notre époque pressée.
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 120 de juin 2018 était consacré à la question A quelle vitesse voulons-nous vivre ? : “Constat : le désir d’une existence intense mais qui dure longtemps est devenu dominant aujourd’hui. La course rapide est-elle vraiment tenable sur la distance ?” Plusieurs penseurs de marque sont étudiés dans ce magazine : Isabelle Autissier, Jérôme Lèbre, Carlo Ginzburg, Sartre, Bimbenet et… Montaigne.
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Introduction
“Non mais là, c’est la course…” : cette phrase, nous l’avons tous entendue dans la bouche de quelqu’un – voire l’avons nous-mêmes prononcée. Elle sert en général d’excuse à celui qui n’a pas du tout le temps pour un déjeuner, un verre, un ciné, et en est “vraiment désolé“. L’ennui, avec cette histoire de course, c’est qu’elle suppose plusieurs participants avec un vainqueur et un classement. Vous qui osez proposer de passer une heure à profiter du soleil en terrasse, voilà ce que vous avouez sans même vous en rendre compte : je m’arrête au bord de la piste, je marque une pause, et qu’importe si je perds des points au classement. Votre petit blanc à la main ne signifie rien qu’autre que “dégonflé“. N’empêche. A regarder les autres courir, vous sentez bien qu’il y a quelque chose qui cloche. La ligne d’arrivée ? Jamais vue, jamais entendu parler. Ou alors sous un autre nom : la mort. Et si le podium se situe après, personne n’est jamais revenu pour se vanter d’en avoir conquis la première marche. Tout ça sent l’arnaque… Cette intuition, Montaigne l’étaye tout au long des Essais. Pour leur auteur, rien de plus vain que courir après les honneurs, la gloire et l’illusion de l’immortalité : “Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance“, affirme-t-il. Il insiste :”mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles“. Est-ce là un éloge de la médiocrité ? Plutôt une invitation à trouver chacun son propre tempo. Car rien de plus absurde qu’être pressé par le temps au point de devoir “chier en courant“, comme le souligne le fabuliste grec Ésope (VII-VIe siècle av. J.-C.) que cite avec malice Montaigne. Quand Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.) “disait que la fin de son travail, c’était travailler“, Montaigne préfère accorder son corps et son âme pour jouir des plaisirs que lui offre la Nature, son seul guide. En cela, il s’inspire de l’éthique épicurienne qui recommande non pas de s’adonner exclusivement au plaisir, mais d’en user avec parcimonie selon notre besoin, afin d’atteindre la tranquillité de l’âme, ou ataraxie. C’est cet apaisement que Montaigne met en scène dans ce beau et célèbre passage :”Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi.” Ce “vivre à propos” résonne avec l’idéal antique de s’accorder à la nature, à l’ordre du monde. Les mythes sont là pour rappeler ce qui arrive à ceux que sortir du cadre démange : le foie dévoré à l’infini par un aigle, un rocher roulé pour l’éternité sur une pente dont il finit toujours par dévaler… La démesure, ou hubris, rien de pire pour les Anciens. “Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie” : voilà toute l’ambition de Montaigne. Tout cela semble bien loin de la course frénétique dans laquelle vous vous sentez embarqué malgré vous ? C’est bien pour ce genre d’adversité que Montaigne forge sa sagesse. Loin d’avoir toujours eu le loisir de se promener “en un beau verger“, il mena une carrière politique active. Le jardin, même métaphorique, reste un espace intérieur préservé quand tout s’emballe autour de soi.
L’auteur
La lecture des Essais pourrait faire passer Montaigne pour un sage retranché dans sa tour d’ivoire. C’est que “je suis moi-même la matière de mon livre“, prévient-il d’emblée : “ce ne sont pas mes gestes que je décris, c’est moi, mon essence“. Comprendre : il ne s’agit pas d’écrire ses mémoires avec une chronologie fidèle, mais de suivre le fil de ses idées. De la vie à cent à l’heure de Montaigne -du moins telle qu’elle pouvait l’être au XVIe siècle-, il transparaît peu dans les Essais. Et pourtant. S’il commence par prendre son temps – il serait né au onzième mois de grossesse de sa mère le 28 février 1533 -, il suit très tôt une éducation drastique. Son père, Pierre Eyquem, seigneur du château de Montaigne dans le Périgord, le fait réveiller tous les matins par un musicien et engage un précepteur qui ne lui parle qu’en latin. Après des études de droit à Toulouse, il devient magistrat à la Cour des aides de Périgueux, puis est affecté au parlement de Bordeaux. L’époque est aux affrontements entre catholiques et protestants : les tensions politiques et les fréquentes injustices dont Montaigne est témoin ne lui laissent que le temps de déplorer “l’humaine imbécillité“. À cette même époque, il se lie d’amitié avec Étienne de La Boétie. Ce dernier, emporté par la peste en 1563, laisse Montaigne dévasté. Il se marie sans conviction, hérite du château de son père et renonce à la magistrature en 1570. “Lassé de l’esclavage de la cour et des fonctions publiques“, il semble entrer en retraite. Il entame la rédaction des Essais en 1572, qu’il poursuivra jusqu’à sa mort. Mais la retraite n’a qu’un temps : il s’attelle à plusieurs missions diplomatiques jusqu’à être élu maire de Bordeaux en 1581. Jusqu’à sa mort, en 1592, il oscille entre affaires politiques et périodes d’écriture afin de peaufiner ses Essais. “Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient” : tel fut le combat permanent de Montaigne.
Le texte
Entamé en 1572 après que leur auteur décide de renoncer à une charge publique, les Essais connaissent plusieurs versions et ajouts jusqu’à la mort de Montaigne. Véritable work in progress, ils se nourrissent de l’expérience d’un homme à l’intense carrière politique. S’il se plaint régulièrement du poids de ses responsabilités, il reconnaît volontiers qu’”il se tire une merveilleuse clarté pour le jugement humain de la fréquentation du monde“. Cette sagesse née de la confrontation au monde fait l’objet des dernières pages des Essais que nous vous proposons ici : un extrait des Essais, mis en français moderne et présentés par Claude Pinganaud, parus en 2002 aux éditions Arléa.
L’équipe wallonica a fait son choix, en termes de traduction des Essais de Montaigne en français moderne : il s’agit du texte limpide d’André Lanly paru chez Gallimard (Quarto). Nous reproduisons ici le texte choisi par Philosophie Magazine. Le débat est ouvert…
LIVRE III Chapitre 13 : De l’expérience
[…] À la vérité, je reçois une principale consolation, aux pensées de ma mort, qu’elle soit des justes et naturelles, et que désormais je ne puisse en cela requérir, ni espérer de la destinée faveur qu’illégitime. Les hommes se font accroire qu’ils ont eu autrefois, comme la stature, la vie aussi plus grande. Mais Solon, qui est de ces vieux temps-là, en taille pourtant l’extrême durée à soixante-dix ans. Moi, qui ai tant adoré, et si universellement, cette médiocrité excellente du temps passé et ai pris pour la plus parfaite la moyenne mesure, prétendrai-je une démesurée et monstrueuse vieillesse ? Tout ce qui vient au revers du cours de nature peut être fâcheux, mais ce qui vient selon elle doit être toujours plaisant. Tout ce qui advient selon nature doit être compté parmi les biens (Cicéron, La Vieillesse, XIX). Pour ainsi, dit Platon, la mort que les plaies ou maladies apportent soit violente, mais celle qui nous surprend, la vieillesse nous y conduisant, est de toutes la plus légère et quelque peu délicieuse. Aux jeunes gens, c’est un coup violent qui arrache la vie ; aux vieillards, c’est la maturité (Cicéron, La Vieillesse, XIX).
La mort se mêle et confond partout à notre vie : le déclin préoccupe [anticipe] son heure et s’ingère au cours de notre avancement même. J’ai des portraits de ma forme de vingt-cinq et de trente-cinq ans ; je les compare avec celui d’aujourd’hui : combien de fois ce n’est plus moi ! Combien est mon image présente plus éloignée de celles-là que de mon trépas ! C’est trop abuser de nature de la tracasser si loin qu’elle soit contrainte de nous quitter, et abandonner notre conduite, nos yeux, nos dents, nos jambes, et le reste à la merci d’un secours étranger et mendié, et nous résigner entre les mains de l’art, lasse de nous suivre.
Je ne suis excessivement désireux ni de salades, ni de fruits, sauf les melons. Mon père haïssait toute sorte de sauces : je les aime toutes. Le trop-manger m’empêche ; mais, par sa qualité, je n’ai encore connaissance bien certaine qu’aucune viande [nourriture] me nuise ; comme aussi je ne remarque ni lune pleine, ni basse, ni l’automne du printemps. Il y a des mouvements en nous, inconstants et inconnus ; car des raiforts, pour exemple, je les ai trouvés premièrement commode, depuis [après] fâcheux, à présent derechef commodes. En plusieurs choses, je sens mon estomac et mon appétit aller ainsi, diversifiant : j’ai rechangé du blanc au clairet [vin rouge de Bordeaux], et puis du clairet au blanc. Je suis friand de poisson et fais mes jours gras des maigres, et mes fêtes des jours de jeûne ; je crois ce que certains disent qu’il est de plus aisée digestion que la chair. Comme je fais conscience de manger de la viande le jour de poisson, aussi fait mon goût de mêler le poisson à la chair : cette diversité me semble trop éloignée.
Dès ma jeunesse, je dérobais [supprimais] parfois quelques repas : ou afin d’aiguiser mon appétit au lendemain – car, comme Épicure jeûnait et faisait des repas maigres pour accoutumer sa volupté à se passer de l’abondance, moi au rebours, pour dresser ma volupté à faire mieux son profit et se servir plus allégrement de l’abondance-, ou je jeûnais pour conserver ma vigueur au service de quelque action de corps ou d’esprit – car l’un et l’autre s’apparessent cruellement en moi par la réplétion, et surtout je hais ce sot accouplage d’une déesse si saine et si allègre [Vénus] avec ce petit dieu indigeste et roteur, tout bouffi de la fumée de sa liqueur [Bacchus] -, ou pour guérir mon estomac malade ; ou pour être [parce que j’étais] sans compagnie propre, car je dis, comme ce même Épicure, qu’il ne faut pas tant regarder ce qu’on mange qu’avec qui on mange, et loue Chilon de n’avoir pas voulu promettre de se trouver au festin de Périandre avant que d’être informé qui étaient les autres conviés. Il n’est point de si doux apprêt pour moi, ni de sauce si appétissante, que celle qui se tire de la société.
Je crois qu’il est plus sain de manger plus bellement et moins, et de manger plus souvent. Mais je veux faire valoir l’appétit et la faim : je n’aurais nul plaisir à traîner, à la médicinale, trois ou quatre chétifs repas par jour ainsi contraints. Qui m’assurerait que le goût ouvert que j’ai ce matin je le retrouvasse encore à souper ? Prenons, surtout les vieillards, prenons le premier temps opportun qui nous vient. Laissons aux faiseurs d’almanach les éphémérides, et aux médecins. L’extrême fruit de ma santé, c’est la volupté : tenons-nous à la première présente et connue. J’évite la constance en ces lois de jeûne. Qui veut qu’une forme lui serve fuie [qu’il fuie] à la continuer ; nous nous y durcissons, nos forces s’y endorment ; six mois après, vous y aurez si bien acoquiné votre estomac que, votre profit, ce ne sera que d’avoir perdu la liberté d’en user autrement sans dommage.
Je ne porte les jambes et les cuisses non plus couvertes en hiver qu’en été, un bas de soie tout simple. Je me suis laissé aller pour le secours de mes rhumes à tenir la tête plus chaude, et le ventre pour ma colique ; mes maux s’y habituèrent en peu de jours et dédaignèrent mes ordinaires provisions. J’étais monté d’une coiffe à un couvre-chef, et d’un bonnet à un chapeau double. Les embourrure de mon pourpoint ne me servent plus que de garbe [ornement] : ce n’est rien, si je n’y ajoute une peau de lièvre ou de vautour, une calotte à ma tête. Suivez cette gradation, vous irez beau train. Je n’en ferai rien, et me dédirais volontiers du commencement que j’y ai donné, si j’osais. Tombez-vous en quelque inconvénient nouveau ? Cette réformation ne vous sert plus : vous y êtes accoutumé, cherchez-en une autre. Ainsi se ruinent ceux qui se laissent empêtrer à des régimes contraints et s’y astreignent superstitieusement : il leur en faut encore, et encore après d’autres au-delà ; ce n’est jamais fait.
Pour nos occupations et le plaisir, il est beaucoup plus commode, comme faisaient les anciens, de perdre le dîner [sauter le déjeuner] et remettre à faire bonne chère à l’heure de la retraite et du repos, sans rompre le jour : ainsi le faisais-je autrefois. Pour la santé, je trouve depuis, par expérience, au rebours, qu’il vaut mieux dîner et que la digestion se fait mieux en veillant.
Je ne suis guère sujet à être altéré, ni sain ni malade : j’ai bien volontiers alors la bouche sèche mais sans soif ; communément, je ne bois que désir qui m’en vient en mangeant, et bien avant dans le repas. Je bois assez bien pour un homme de commune façon : en été et en un repas appétissant, je n’outrepasse point seulement les limites d’Auguste, qui ne buvait que trois fois précisément ; mais pour n’offenser la règle de Démocrite, qui défendait de s’arrêter à quatre comme à un nombre mal fortuné, je coule à un besoin jusqu’à cinq, trois demi-setiers environ [trois quarts de litre] ; car les petits verres sont les miens favoris, et me plaît de les vider, ce que d’autres évitent comme chose malséante. Je trempe mon vin plus souvent à moitié, parfois au tiers d’eau. Et quand je suis en ma maison, d’un ancien usage que son médecin ordonnait à mon père et à soi, on mêle celui qu’il me faut dès la sommellerie, deux ou trois heures avant qu’on le serve. Ils disent que Granaos, roi des Athéniens, fut inventeur de cet usage de tremper le vin d’eau ; inutilement ou non, j’en ai vu débattre. J’estime plus décent et plus sain que les enfants n’en usent qu’après seize ou dix-huit ans. La forme de vivre plus usitée et commune est la plus belle : toute particularité m’y semble à éviter, et haïrais autant un Allemand qui mît de l’eau au vin qu’un Français qui le boirait pur. L’usage public donne loi à de telles choses.
Je crains un air empêché et fuis mortellement la fumée (la première réparation où je courus chez moi, ce fut aux cheminées et aux retraits [lieux d’aisance], vice commun des vieux bâtiments, et insupportable), et entre les difficultés de la guerre compte ces épaisses poussières dans lesquelles on nous tient enterrés, au chaud, tout le long d’une journée. J’ai la respiration libre et aisée, et se passent mes morfondements [rhumes] le plus souvent sans offense du poumon et sans toux.
L’âpreté de l’été m’est plus ennemie que celle de l’hiver ; car, outre l’incommodité de la chaleur, moins remédiable que celle du froid, et outre le coup que les rayons de soleil donnent à la tête, mes yeux s’offensent de toute lueur éclatante : je ne saurais à cette heure dîner assis vis-à-vis d’un feu ardent et lumineux. Pour amortir la blancheur du papier, au temps que j’avais plus accoutumé de lire, je couchais sur mon livre une pièce de verre, et m’en trouvais fort soulagé. J’ignore jusqu’à présent l’usage des lunettes et vois aussi loin que je fis jamais, et que tout autre. Il est vrai que, sur le déclin du jour, je commence à sentir du trouble et de la faiblesse à lire, de quoi l’exercice a toujours travaillé mes yeux, mais surtout nocturne. Voilà un pas en arrière, à tout peine sensible. Je reculerai d’un autre, du second au troisième, du troisième au quatrième, si coiement [doucement] qu’il me faudra être aveugle formé avant que je sente la décadence et vieillesse de ma vue. Tant les Parques détordent artificiellement notre vie. Si suis-je en doute que mon ouïe marchande à s’épaissir [pourtant je doute que je deviens dur d’oreille], et verrez que je l’aurai demi-perdue que je m’en prendrai encore à la voix de ceux qui parlent à moi. Il faut bien bander l’âme pour lui faire sentir comme elle s’écoule.
Mon marcher est prompt et ferme ; et ne sais lequel des deux, ou l’esprit ou le corps, ai arrêté le plus malaisément en même point. Le prêcheur est bien de mes amis qui oblige mon attention tout un sermon. Aux lieux de cérémonie, où chacun est si bandé en contenance, où j’ai vu les dames tenir leurs yeux mêmes si certains, je ne suis jamais venu à bout que quelque pièce des miennes n’extravague toujours ; encore que j’y sois assis, j’y suis peu rassis. Comme la chambrière du philosophe Chrysippe disait de son maître qu’il n’était ivre que par les jambes (car il avait cette coutume de remuer en quelque assiette qu’il fût, et elle le disait lorsque, le vin émouvant les autres, lui n’en sentait aucune altération), on a pu dire aussi dès mon enfance que j’avais de la folie aux pieds, ou de l’argent vif, tant j’y ai de remuement ou d’inconstance en quelque lieu que je les place.
C’est indécence, outre ce qu’il nuit à la santé, voire et au plaisir, de manger goulûment, comme je fais : je mords souvent ma langue, parfois mes doigts, de hâtiveté. Diogène, rencontrant un enfant qui mangeait ainsi, en donna un soufflet à son précepteur. Il y avait à Rome des gens qui enseignait à mâcher, comme à marcher, de bonne grâce. J’en perds le loisir de parler, qui est un si doux assaisonnement des tables, pourvu que ce soient des propos de même, plaisants et courts.
Il y a de la jalousie et envie entre nos plaisirs : ils se choquent et empêchent l’un l’autre. Alcibiade, homme bien entendu à faire bonne chère, chassait la musique même des tables à ce qu’elle ne troublât la douceur des devis [propos], par la raison – que Platon lui prête – que c’est un usage d’hommes populaires d’appeler des joueurs d’instruments et des chantres à leurs festins, à faute de bon discours et agréables entretiens, de quoi les gens d’entendement savent s’entre-festoyer. Varron demande ceci au convive [banquet] : l’assemblée de personnes belles de présence et agréables de conversation, qui ne soient ni muettes, ni bavardes, netteté et délicatesse aux vivres et au lieu, et le temps serein. Ce n’est pas une fête un peu artificielle et peu voluptueuse qu’un bon traitement de table : ni les grands chefs de guerre, ni les grands philosophes n’en ont refusé l’usage et la science. Mon imagination en a donné trois en garde à ma mémoire, que la fortune me rendit de principale douceur en divers temps de mon âge plus fleurissant, car chacun des conviés y apporte la principale grâce, selon la bonne trempe de corps et d’âme en quoi il se trouve. Mon état présent m’en forclôt [exclut].
Moi, qui ne manie que terre à terre, hais cette inhumaine sapience qui nous veut rendre dédaigneux et ennemis de la culture du corps. J’estime pareille injustice de prendre à contre-cœur les voluptés naturelles que de les prendre trop à cœur. Xerxès était un fat, qui, enveloppé en toutes les voluptés humaines, allait proposer prix à qui lui en trouverait d’autres. Mais non guère moins fat est celui qui retranche celles que nature lui a trouvées. Il ne les faut ni suivre, ni fuir, il les faut recevoir. Je les reçois un peu plus grassement et gracieusement, et me laisse plus volontiers aller vers la pente naturelle. Nous n’avons que faire d’exagérer leur inanité ; elle se fait assez sentir et se produit assez, merci [grâce] à notre esprit maladif, rabat-joie, qui nous dégoûte d’elles comme de moi-même : il traite et soi et tout ce qu’il reçoit, tantôt avant, tantôt arrière, selon son être insatiable, vagabond et versatile.
Si le vase n’est pur, ce qu’on y verse s’aigrit.
(Horace, Épîtres, I, 2, 54)
Moi qui me vante d’embrasser si curieusement [soigneusement] les commodités de la vie, et si particulièrement, n’y trouve quand j’y regarde ai finement à peu près que du vent. Mais quoi, nous sommes partout vent. Et le vent encore, plus sagement que nous, s’aime à bruire, à s’agiter, et se contente en ses propres offices, sans désirer la stabilité, la solidité, qualités non siennes.
Les plaisirs purs de l’imagination ainsi que les déplaisirs, disent certains, sont les plus grands, comme l’exprimait la balance de Critolaüs. Ce n’est pas merveille : elle les compose à sa poste [guise] et se les taille en plein drap. J’en vois tous les jours des exemples insignes, et, à l’aventure, désirables. Mais moi, d’une condition mixte, grossier, ne puis tordre si à fait à ce seul objet si simple que je ne me laisse tout lourdement aller aux plaisirs présents de la loi humaine et générale, intellectuellement sensibles, sensiblement intellectuels. Les philosophes cyrénaïques tiennent, comme les douleurs, aussi les plaisirs corporels plus puissants, et comme doubles et comme plus justes.
Il en est qui, d’une farouche stupidité, comme dit Aristote, en sont dégoûtés. J’en connais qui, par ambition, le font ; que ne renoncent-ils encore au respirer ? Que ne vivent-ils du leur et ne refusent la lumière de ce qu’elle est gratuite et ne leur coûte ni invention ni vigueur ? Que Mars, ou Pallas, ou Mercure les sustentent, pourvoir, au lieu de Vénus, de Cérès et de Bacchus : chercheront-ils pas la quadrature du cercle juchés sur leurs femmes ! Je hais qu’on nous ordonne d’avoir l’esprit aux nues pendant que nous avons le corps à table. Je ne veux pas que l’esprit s’y cloue, ni qu’il s’y vautre, mais je veux qu’il s’y applique ; qu’il s’y assoit, non qu’il s’y couche. Aristippe ne défendait que le corps, comme si nous n’avions pas d’âme ; Zénon n’embrassait que l’âme, comme si nous n’avions pas de corps. Tous deux vicieusement. Pythagore, disent-ils, a suivi une philosophie toute en contemplation, Socrate toute en mœurs et en action ; Platon en a trouvé le tempérament entre les deux. Mais ils le disent pour en conter, et le vrai tempérament se trouve en Socrate, et Platon est bien plus socratique que pythagorique, et lui sied mieux.
Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées ne sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. Nature a maternellement observé cela, que les actions qu’elle nous a enjointes pour notre besoin nous fussent aussi voluptueuses, et nous y convie non seulement par la raison, mais aussi par l’appétit : c’est injustice de corrompre ses règles.
Quand je vois César et Alexandre, au plus épais de leur grande besogne, jouir si pleinement des plaisirs naturels, et par conséquent nécessaires et justes, je ne dis pas que ce soit relâcher son âme, je dis que c’est la raidir, soumettant par vigueur de courage, à l’usage de la vie ordinaire, ces violentes occupations et laborieuses pensées. Sages s’ils eussent cru que c’était là leur ordinaire vacation, celle-ci l’extraordinaire. Nous sommes de grands fous : “Il a passé sa vie en oisiveté“, disons-nous.
– Je n’ai rien fait d’aujourd’hui.
– Quoi, avez-vous pas vécu ? C’est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.
– Si on m’eût mis au propre des grands maniements, j’eusse montré ce que je savais faire.
– Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.
Pour se montrer et exploiter, nature n’a que faire de fortune, elle se montre également en tous étages, et derrière, comme sans rideau. Composer nos mœurs est notre office, non pas composer des livres, et gagner non pas des batailles et provinces, mais l’ordre et tranquillité à notre conduite. Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n’en sont qu’appendicules et adminicules pour le plus.
Je prends plaisir de voir un général des armées, au pied d’une brèche qu’il vaut tantôt attaquer, se prêtant tout entier et délivre [à l’aise] à son dîner, à son devis, entre ses amis ; et Brutus, ayant le ciel et la terre conspirés à l’encontre de lui et de la liberté romaine, dérober à ses rondes quelque heure de nuit pour lire et breveter [annoter] Polybe en toute sécurité. C’est aux petites âmes ensevelies du poids des affaires de ne s’en savoir purement démêler, de ne les savoir et laisser reprendre :
Ô vaillants guerriers qui souvent, avec moi,
Avez souffert les pires épreuves,
Noyez aujourd’hui vos soucis dans le vin,
Demain nous voguerons sur la vaste mer.
(Horace, Odes, I, 7, 30)
Soit par gausserie [moquerie], soit à certes [sérieusement], que le vin théologal et sorbonnique est passé en proverbe, et leurs festins, je trouve que c’est raison qu’ils [les étudiants] en dînent d’autant plus commodément et plaisamment qu’ils ont utilement et sérieusement employé la matinée à l’exercice de leur école. La conscience d’avoir bien dispensé les autres heures est un juste et savoureux condiment des tables. Ainsi ont vécu les sages ; et cette inimitable contention à la vertu nous étonne en l’un et l’autre. Caton, cette humeur sévère jusqu’à l’importunité, s’est ainsi mollement soumise et plu aux lois de l’humaine condition et de Vénus et de Bacchus, suivant les préceptes de leur secte, qui demandent le sage parfait autant expert et attendu à l’usage des voluptés naturelles qu’en tout autre devoir de la vie. Qui a le cœur avisé doit avoir le palais avisé (Cicéron, Les Fins, II, 8).
Le relâchement et la facilité honorent, ce semble, à merveilles et siéent mieux à une âme forte et généreuse. Épaminondas n’estimait pas que de se mêler à la danse des garçons de sa ville, de chanter, de sonner et s’y embesogner avec attention fit chose qui dérogeât à l’honneur de ses glorieuses victoires et à la parfaite réformation de mœurs qui était en lui. Et parmi tant d’admirables actions de Scipion l’Aïeul, personnage digne de l’opinion d’une origine céleste, il n’est rien qui lui donne plus de grâce que de le voir nonchalamment et puérilement baguenaudant à amasser et choisir des coquilles, et jouer à cornichon-va-devant le long de la marine [plage] avec Lélius, et, s’il faisait mauvais temps, s’amusant et se chatouillant à représenter par écrit les plus populaires et basses actions des hommes, et, la tête pleine de cette merveilleuse entreprise d’Annibal et d’Afrique, visitant les écoles en Sicile, et se trouvant aux leçons de la philosophie jusqu’à en avoir armé les dents de l’aveugle envie de ses ennemis à Rome. Ni chose plus remarquable en Socrate que ce que, tout vieux, il trouve le temps de se faire instruire à baller [danser] et jouer des instruments, et le tient pour bien employé.
Celui-ci s’est vu en extase, debout, un jour entier et une nuit, en présence de toute l’armée grec surpris et ravi par quelque profonde pensée. Ils vu, le premier parmi tant de vaillants hommes de l’armée, courir au secours d’Alcibiade accablé des ennemis, le couvrir de son corps et le décharger de la presse à vive force d’armes, et, le premier parmi tout le peuple d’Athènes, outré comme lui d’un si indigne spectacle, se présenter à recourir [délivrer] Théramène, que les trente tyrans faisaient mener à la mort par leurs satellites ; et ne désista cette hardie entreprise qu’à la remontrance de Théramène même, quoiqu’il ne fût suivi que de deux en tout. Il s’est vu recherché par une beauté de laquelle il était épris, maintenir au besoin une sévère abstinence. Il s’est vu, en la bataille délienne, relever et sauver Xénophon renversé de son cheval. Il s’est vu continuellement marcher à la guerre et fouler la glace les pieds nus, porter même robe en hiver et en été, surmonter tous ses compagnons en patience de travail, ne manger point autrement en festin qu’en son ordinaire. Il s’est vu, vingt-sept ans, de pareil visage, porter la faim, la pauvreté, l’indocilité de ses enfants, les griffes de sa femme, et enfin la calomnie, la tyrannie, la prison, les fers et le venin. Mais cet homme-là était-il convié de boire à lut [à qui boira le plus] par devoir de civilité, c’était aussi celui de l’armée à qui en demeurait l’avantage ; et ne refusait ni à jouer aux noisettes avec les enfants, ni à courir avec eux sur un cheval de bois, et y avait bonne grâce, car toutes actions, dit la philosophie, siéent également bien et honorent également le sage. On a de quoi, et ne doit-on jamais se lasser de présenter l’image de ce personnage à tous patrons [modèles] et formes de perfection. Il est fort peu d’exemples de vie pleins et purs, et fait-on tort à notre instruction de nous en proposer tous les jours, imbéciles et manques, à peine bons à un seul pli, qui nous tirent en arrière plutôt, corrupteurs plutôt que correcteurs.
Le peuple se trompe : on va bien plus facilement par les bouts, où l’extrémité sert de borne d’arrêt et de guide, que par la voie du milieu, large et ouverte, et selon l’art que selon la nature, mais bien moins noblement aussi, et moins recommandablement. La grandeur de l’âme n’est pas tant de tirer à mont et tirer avant comme de savoir se ranger et circonscrire. Elle tient pour grand tout ce qui est assez, et montre sa hauteur à aimer mieux les choses moyennes que les éminentes. Il n’est rien si beau et légitime que de faire bien l’homme, et dûment, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et, de nos maladies, la plus sauvage, c’est mépriser notre être. Qui veut écarter son âme le fasse hardiment, s’il peut, lorsque le corps se portera mal, pour la décharger de cette contagion. Ailleurs, au contraire, qu’elle l’assiste et favorise, et ne refuse point de participer à ses naturels plaisirs, ni de s’y complaire conjugalement, y apportant, si elle est plus sage, la modération, de peur que par indiscrétion ils ne se confondent avec le déplaisir. L’intempérance est peste de la volupté, et la tempérance n’est pas son fléau : c’est son assaisonnement. Eudoxe, qui en établissait le souverain bien, et ses compagnons, qui la montèrent à si haut prix, la savourèrent en sa plus gracieuse douceur par le moyen de la tempérance, qui fut en eux singulière et exemplaire. J’ordonne à mon âme de regarder et la douleur et la volupté de vue pareillement réglée – l’exaltation de l’âme dans la joie est aussi blâmable que sa crispation dans la peine (Cicéron, Tusculanes, IV, 31 )-et pareillement ferme, mais gaiement l’une, l’autre sévèrement, et, selon ce qu’elle y peut apporter, autant soigneuse d’en éteindre l’une que d’étendre l’autre. Le voir sainement les biens tire après soi le voir sainement les maux. Et la douleur a quelque chose de non évitable en son tendre commencement, et la volupté a quelque chose d’évitable en sa fin excessive. Platon les accouple, et veut que ce soit pareillement l’office de la fortitude combattre à l’encontre de la douleur et à l’encontre des immodérées et charmeresses blandices de volupté. Ce sont deux fontaines auxquelles qui puise, d’où, quand et combien il faut, soit cité, soit homme, soit bête, il est bien heureux. La première, il la faut prendre par médecine et par nécessité, plus écharsement [parcimonieusement], l’autre par soif, mais non jusqu’à l’ivresse. La douleur, la volupté, l’amour, la haine sont les premières choses que sent un enfant ; si la raison survenant, elles s’appliquent à elle, cela c’est vertu.
J’ai un dictionnaire [manière de parler] tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m’y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir [s’arrêter] au bon. Cette phrase [expression] ordinaire de “passe-temps”, et de “passer le temps”, représente l’usage de ces prudentes gens qui ne pensent point avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir et autant qu’il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable. Mais je la connais autre, et la trouve et prisable, et commode, voire en son dernier décours [déclin], où je la tiens ; et nous l’a nature mise en main, garnie de telles circonstances, et si favorables, que nous n’avons à nous plaindre qu’à nous si elle nous presse et si elle nous échappe inutilement. La vie du fou est déplaisante, confuse, tout entière tournée vers l’avenir (Sénèque, Lettres à Lucilius, XV). Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme modeste et importune. Aussi ne sied-il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu’à ceux qui se plaisent à vivre. Il y a du ménage [art] à la jouir : je la jouis au double des autres, car la mesure en la jouissance dépend du plus ou moins d’application que nous y prêtons. Principalement à cette heure, que j’aperçois la mienne si brève en temps, je la veux étendre en poids ; je veux arrêter la promptitude de sa fuite par la promptitude de ma saisie, et par la vigueur de l’usage compenser la hâtiveté de son écoulement. À mesure que la possession du vivre est plus courte, il me la faut rendre plus profonde et plus pleine.
Les autres sentent la douceur d’un contentement et de la prospérité ; je la sens ainsi qu’eux, mais ce n’est pas en passant et glissant. Si [aussi] la faut-il étudier, savourer et ruminer, pour en rendre grâces condignes à celui qui nous l’octroie. Ils jouissent les autres plaisirs comme ils font celui du sommeil, sans les connaître. À cette fin que le dormir même ne m’échappât ainsi stupidement, j’ai autrefois trouvé bon qu’on me le troublât pour que l’entrevisse. Je consulte d’un contentement avec moi, je ne l’écume pas, je le sonde et plie ma raison à le recueillir, devenue chagrine et dégoûtée. Me trouvé-je en quelque assiette tranquille ? Y a-t-il quelque volupté qui me chatouille ? Je ne la laisse pas friponner aux sens, j’y associe mon âme, non pas pour s’y engager, mais pour s’y agréer ; non pas pour s’y perdre, mais pour s’y trouver ; et l’emploie de sa part à se mirer dans ce prospère état, à en peser et estimer le bonheur, et amplifier. Elle mesure combien c’est qu’elle doit à Dieu d’être en repos de sa conscience et d’autres passions intestines, d’avoir le corps en sa disposition naturelle, jouissant ordonnément et compétemment des fonctions molles et flatteuses par lesquelles il lui plaît compenser de sa grâce les douleurs de quoi sa justice nous bat à son tour, combien lui vaut d’être logée en tel point que, où qu’elle jette sa vue, le ciel est calme autour d’elle ; nul désir, nulle crainte ou doute qui lui trouble l’air, aucune difficulté passée, présente, future, par-dessus laquelle son imagination ne passe sans offense. Cette considération prend grand lustre de la comparaison des conditions différentes. Ainsi je me propose, en mille visages, ceux que la fortune ou que leur propre erreur emporte et tempête, et encore ceux-ci, plus près de moi, qui reçoivent si lâchement et incurieusement leur bonne fortune. Ce sont gens qui passent voirement leur temps ; ils outrepassent le présent et ce qu’ils possèdent pour servir à l’espérance, et pour des ombrages et vaines images que la fantaisie leur met au-devant,
Pareils à des fantômes qui voltigent, dit-on, près la mort,
Ou à ces songes qui trompent nos sens assoupis,
(Virgile, Énéide, X, 641)
lesquels hâtent et allongent leur fuite à même qu’on les suit. Le fruit et but de leur poursuite, c’est poursuivre, comme Alexandre disait que la fin de son travail, c’était travailler,
Convaincu de n’avoir rien fait
Tant qu’il restait quelque chose à faire.
(Lucain, La Pharsale, II, 657)
Pour moi, donc, j’aime la vie et la cultive telle qu’il a plu à Dieu nous l’octroyer. Je ne vais pas désirant qu’elle eût à dire [qu’elle ne connût pas] la nécessité de boire et de manger, et me semblerait faillir non moins excusablement de désirer qu’elle l’eût double –Le sage recherche avidement les richesses naturelles (Sénèque, Lettres à Lucilius, CXIX) ; ni que nous nous sustentassions mettant seulement en la bouche un peu de cette drogue par laquelle Épiménide se privait d’appétit et se maintenait ; ni qu’on produisît stupidement des enfants par les doigts ou par les talons, mais, parlant en révérence, plutôt qu’on les produise encore [en plus] voluptueusement pal’ les doigts et par les talons, ni que le corps fût sans désir et sans chatouillement. Ce sont plaintes ingrates et iniques. J’accepte de bon cœur, et reconnaissant, ce que nature a fait pour moi, et m’en agrée et m’en loue. On fait tort à ce grand et tout-puissant donneur de refuser son don, l’annuler et défigurer. Tout bon, il a fait tout bon. Tout ce qui est selon la nature est digne d’estime (Cicéron, Les Fins, III, 6).
Des opinions, de la philosophie, j’embrasse plus volontiers celles qui sont les plus solides, c’est-à-dire les plus humaines et nôtres : mes discours sont, conformément à mes mœurs, bas et humbles. Elle fait bien l’enfant, à mon gré, quand elle se met sur ses ergots pour nous prêcher que c’est une farouche alliance de marier le divin avec le terrestre, le raisonnable avec le déraisonnable, le sévère à l’indulgent, l’honnête au déshonnête, que volupté est qualité brutale, indigne que le sage goûte : le seul plaisir qu’il tire de la jouissance d’µne belle épouse, c’est le plaisir des consciences de faire une action selon l’ordre, comme de chausser ses bottes pour une utile chevauchée. N’eussent ses suivants non plus de droit, et de nerfs, et de suc au dépucelage de leurs femmes qu’en a sa leçon ! Ce n’est pas ce que dit Socrate, son précepteur et le nôtre. Il prise comme il doit la volupté corporelle, mais il préfère celle de l’esprit comme ayant plus de force, de constance, de facilité, de variété, de dignité. Celle-ci ne va nullement seule selon lui (il n’est pas si fantastique [fantasque]), mais seulement première. Pour lui, la tempérance est modératrice, non adversaire des voluptés.
Nature est un doux guide, mais non pas plus doux que prudent et juste. Il faut pénétrer la nature des choses, et voir exactement ce qu’elle exige (Cicéron, Les Fins, V, 16). Je quête partout sa piste : nous l’avons confondue [brouillée] de traces artificielles, et ce souverain bien académique et péripatétique, qui est vivre selon celle-ci, devient à cette cause difficile à borner et exprimer ; et celui des stoïciens, voisin à celui-là, qui est consentir à nature. Est-ce par erreur d’estimer certaines actions moins dignes de ce qu’elles sont nécessaires? Si [aussi] ne m’ôteront-ils pas de la tête que ce ne soit un très convenable mariage du plaisir avec la nécessité, avec laquelle, dit un ancien, les dieux complotent toujours. À quoi faire démembrons-nous en divorce un bâtiment tissu d’une si jointe et fraternelle correspondance? Au rebours, renouons-le par mutuels offices. Que l’esprit éveille et vivifie la pesanteur du corps, le corps arrête la légèreté de l’esprit et la fixe. Celui qui célèbre l’âme comme le souverain bien en condamnant la chair comme un mal embrasse l’âme charnellement et charnellement fuit la chair, par ce qu’il en juge selon la vanité humaine et non selon la vérité divine (Saint Augustin, Cité de Dieu, XIV, 5).
Il n’y a pièce indigne de notre soin en ce présent que Dieu nous a fait ; nous en devons compte jusqu’à un poil. Et n’est pas une commission par acquit, à l’homme, de conduire l’homme selon sa condition : elle est expresse, naïve et très principale, et nous l’a le créateur donnée sérieusement et sévèrement. L’autorité peut seule envers les communs entendements, et pèse plus en langage pérégrin [étranger]. Rechargeons en ce lieu. Qui n’avouerait que le propre de la sottise soit de faire mollement et en rechignant ce qu’on est obligé de faire, de pousser le corps à hue, l’âme, à dia, tiraillé entre des mouvements aussi contraints (Sénèque, Lettres à Lucillius, LXXIV).
Or sus, pour voir, faites-vous dire un jour les amusements et imaginations que celui-là met en sa tête, et pour lesquels il détourne sa pensée d’un bon repas et plaint l’heure qu’il emploie à se nourrir, vous trouverez qu’il n’y a rien de si fade et tous les mets de votre table que ce bel entretien de son âme (le plus souvent il nous vaudrait mieux dormir tout à fait que de veiller à ce à quoi nous veillons), et trouverez que ses discours et intentions ne valent pas notre capilotade [ragoût]. Quand ce seraient les ravissements d’Archimède même, que serait-ce ? Je ne touche pas ici et ne mêle point à cette marmaille d’hommes que nous sommes ni à cette vanité de désirs et cogitations qui nous divertissent, ces âmes vénérables élevées par ardeur de dévotion et religion à une constante et consciencieuse méditation des choses divines, lesquelles, préoccupant par l’effort d’une vive et véhémente espérance l’usage de la nourriture éternelle, but final et dernier arrêt des chrétiens désirs, seul plaisir constant, incorruptible, dédaigneux de s’entendre à nos nécessiteuses commodités, fluides et ambiguës, et résignent facilement au corps le soin et l’usage de la pâture sensuelle et temporelle. C’est une étude privilégiée. Entre nous, ce sont chose que j’ai toujours vues de singulier accord : les opinions supercélestes et les mœurs souterraines.
Ésope, ce grand homme, vit son maître qui pissait en se promenant : “Quoi donc, fit-il, nous faudra-t-il chier en courant ?» Ménageons le temps, encore nous en reste-t-il beaucoup d’oisif et mal employé. Notre esprit n’a volontiers pas assez d’autres heures à faire ses besognes, sans se désastrer du corps, en ce peu d’espace qu’il lui faut pour sa nécessité. Ils veulent se mettre hors d’eux et échapper à l’homme. C’est folie : au lieu de se transformer en anges, ils se transforment en bêtes ; au lieu de se hausser, ils s’abattent. Ces humeurs transcendantes m’effraient, comme les lieux hautains et inaccessibles ; et rien ne m’est à digérer fâcheux en la vie de Socrate que ses extases et démoneries, rien si humain en Platon que ce pour quoi ils disent qu’on l’appelle divin. Et, de nos sciences, celles-là me semblent plus terrestres et basses, qui sont le plus haut montées. Et je ne trouve rien de si humble ni si mortel en la vie d’Alexandre que ses fantaisies autour de son immortalisation. Philotas le mordit plaisamment par sa réponse ; il s’était conjoui avec lui par lettre de l’oracle de Jupiter Ammon qui l’avait logé entre les dieux : “Pour ta considération j’en suis bien aise, mais il y a de quoi plaindre les hommes qui auront à vivre avec un homme et lui obéir, lequel outrepasse et ne se contente pas de la mesure d’un homme.“ (Horace, Odes, III, 6, 5).
La gentille inscription de quoi les Athéniens _.10rèrent la venue de Pompée en leur ville se conforme à mon sens :
D’autant es-tu dieu comme
Tu te reconnais homme.
C’est une absolue perfection, et comme divine, de savoir jouir loyalement de son être. Nous cherchons d’autres conditions pour n’entendre l’usage des nôtres, et sortons hors de nous pour ne savoir quel il y fait. Si [aussi] avons-nous beau monter sur des échasses, car sur des échasses encore faut-il marcher sur nos jambes. Et au plus élevé trône du monde, si [pourtant] ne sommes assis que sur notre cul.
Les plus belles vies sont, à mon gré, celles qui se rangent au modèle commun et humain, avec ordre, mais sans miracle et sans extravagance. Or la vieillesse a un peu besoin d’être traitée plus tendrement. Recommandons-la à ce dieu, protecteur de santé et de sagesse, mais gaie et sociale :
Accorde-moi, ô fils de Latone, de jouir de mes biens
Avec une santé robuste et, si possible, toutes mes facultés.
Fais que ma vieillesse ne soit pas avilissante
Et que je puisse toujours pincer la lyre.
(Horace, Odes, I, 31, 17)
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- PENA-RUIZ : La crue de la fortune ou Le refus de la fatalité
- DIEL : Psychologie et philosophie (conférence, 1958)
- BAKEWELL S., Comment vivre ? (2013)
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