Avec E2-E4, longue pièce minimaliste d’une heure, au carrefour de la “kosmische musik”, du psychédélisme et de l’ambient, le compositeur et guitariste allemand Manuel Göttsching (…) posait, en 1981, les bases de la house et de la techno telles qu’on les connaît aujourd’hui. Le tout sans le faire exprès.
[LESINROCKS.COM, 13 décembre 2022] Dans l’histoire de la musique populaire, il existe tellement de morceaux involontairement légendaires, improvisés sur un coin de table comme si de rien n’était, qu’il serait a priori presque superflu d’en recenser ici une énième occurrence.
Pourtant, il y a quelque chose de tellement spontané, de si irrésistiblement évident et d’un enthousiasme si fortement communicatif à l’écoute de E2-E4 de Manuel Göttsching, qu’il est difficile de passer ses conditions de création sous silence, tant cette longue pièce improvisée d’une heure donne encore aujourd’hui l’impression de se construire sous nos yeux, au moment où on l’écoute.
Deux notes et un solo de guitare
L’histoire est désormais connue : en décembre 1981, peu après être rentré de tournée avec son compatriote et ex-acolyte de groupe, Klaus Schulze, avec lequel il créa l’entité krautrock Ash Ra Tempel, active jusqu’au milieu des années 1970, le guitariste et compositeur Manuel Göttsching se posa tranquillement dans son home studio pour y improviser une pièce musicale afin de se faire la main sur ses synthétiseurs et séquenceurs flambant neufs, et se constituer, en passant, une petite cassette à écouter prochainement sur la route.
Construit autour de deux seules notes répétées à l’envi et d’un solo de guitare recouvrant presque entièrement la seconde demi-heure, E2-E4 est devenu, bon an mal an, un jalon essentiel et indéboulonnable de la musique électronique. D’abord, en ne s’écoulant qu’à quelques milliers d’exemplaires, puis, en devenant un des morceaux favoris du DJ pionnier Larry Levan, résident du mythique et ô combien influent club new-yorkais Paradise Garage, dans lequel, au début des années 1980, ses sets extended ne ressemblaient plus tout à fait à du disco, et pas encore exactement à de la house.
E2-E4 a connu ensuite une seconde jeunesse, à la fin de la décennie, en se faisant retravailler sur Sueño Latino, l’hymne ultime de la house balearic par le groupe italien du même nom. Et afin de boucler la boucle, il s’est ensuite fait remixer par Derrick May, déité de la techno des origines, puis par le duo germanique Basic Channel, en 1995, avant de largement inspirer LCD Soundsystem pour son EP 45:33 dans les années 2000. Ce qui peut sembler de prime abord étonnant, lorsqu’on pense au peu d’intérêt que portait alors Göttsching à la chose dance, étonné lui-même que des gens puissent se trémousser sur son propre disque, mais aussi à quel point il improvisa E2-E4 avec une facilité et une décontraction déconcertantes, sans vraiment y réfléchir une seconde, se repassant tout de même le morceau en boucle après coup, afin d’en comprendre toutes les subtilités qui lui avaient à lui-même échappé.
Construit autour de deux seules notes répétées à l’envi et d’un solo de guitare recouvrant presque entièrement la seconde demi-heure, E2-E4 est devenu, bon an mal an, un jalon essentiel et indéboulonnable de la musique électronique.
Le seul problème avec ce type d’histoire (belle) serait de n’y voir qu’une expérimentation ex nihilo, partie de rien et arrivant à tout, comme si ce genre de tentative musicale ne s’inscrivait pas dans une histoire, un lieu, de multiples contextes d’émergence. Et E2-E4 ne déroge pas à la règle de la réalité matérielle : s’il serait aisé de n’y voir que le fruit du génie et du hasard, la vérité est que sa prouesse d’exécution ne vient pas exactement de nulle part.
Le nouvel âge
Rembobinons donc un peu le cours des événements. A l’orée des années 1980, alors que cela fait désormais plusieurs années que l’aventure Ash Ra Tempel a pris fin, que ses principaux membres sont partis et que Manuel Göttsching évolue désormais seul sous le nom de Ashra, l’homme a des envies d’ailleurs. Et cet ailleurs, il va le trouver dans les longues plages minimalistes des maîtres new-yorkais en la matière, Terry Riley, Steve Reich et Philip Glass en tête. Épris de new age, de space rock, des signatures rythmiques sous influence latine qu’il peut entendre dans les clubs new-yorkais, Göttsching est également féru de tous ces instruments et machineries électroniques qui paraissent alors, se faisant la main sur les séquenceurs, boîtes à rythmes, cordes synthétiques, bref, tout ce qui est à portée de main pour poursuivre ses trips psychédéliques entamés sous Ash Ra Tempel.
E2-E4 peut donc être vu comme le prolongement pur et radical de tout ce que le guitariste a entrepris jusqu’ici, le croisement entre la révolution technologique naissante et les hallucinations soniques dont le guitariste se fait un spécialiste depuis le début des années 1970, période où Timothy Leary, pape déclaré et théoricien du LSD, était invité à chanter en 1973 sur l’album Seven Up de Ash Ra Tempel, E2-E4 pourrait être vu comme une sorte de pendant ralenti de la rêverie synthétique de New Age of Earth, disque paru en 1977 sous le nom de Ashra, ou encore une version dénudée de son premier album solo, intitulé Inventions for Electric Guitar, disque absolument inouï, dans lequel son instrument de prédilection agit comme un continuum de notes, bien aidé en cela par cet effet si hypnotique et obsédant du tape echo, pour lequel la guitare n’apparaît plus comme le meneur de jeu, mais plutôt comme une bande magnétique environnante permettant à son auteur de s’adonner plus avant à l’exploration de formes nouvelles.
Épris de new age, de space rock, des signatures rythmiques sous influence latine qu’il peut entendre dans les clubs new-yorkais, Göttsching est également féru de tous ces instruments et machineries électroniques qui paraissent alors, se faisant la main sur les séquenceurs, boîtes à rythmes, cordes synthétiques, bref, tout ce qui est à portée de main pour poursuivre ses trips psychédéliques entamés sous Ash Ra Tempel.
Tout entière dédiée à l’avant-garde sonore, l’œuvre discographique de Manuel Göttsching trouve en E2-E4 sans doute son point d’ancrage, mais le fait bien involontairement, alors même que le disque est plutôt globalement ignoré lors de sa parution, et que des critiques allemands n’hésitent pas à le comparer à de la musique d’ascenseur, décrétant que Göttsching ne comprend rien à la musique électronique. Sans doute ne voient-ils pas, alors, tout ce que ce disque comporte de trouées hypnotiques et de boucles en lévitation qui inspireront bien des héritier·es par la suite, bien décidé·es à poursuivre ce geste cosmique avec ce qu’il faut de transe, de danse et d’extase. Soit une certaine idée de ce que l’on appelle plus communément, aujourd’hui, la dance music.
Marc-Aurèle Baly
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