Christine l’Admirable, la prédicatrice perchée

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[LECHO.BE, 8 janvier 2022] Christine l’Admirable, une figure excentrique de la chrétienté médiévale, fait l’objet d’un livre de deux récits, mettant en lumière ce destin du Moyen Âge.

Il existe un point commun entre Nick Cave, le chanteur, poète et star internationale et Sylvain Piron, médiéviste à l’EHESS. Ils se sont tous deux intéressés à Christine l’Admirable, une figure excentrique de la chrétienté médiévale. Pour ceux et celles qui connaissent la chanson Christina the Astonishing, il faut savoir que tous les faits dont Nick Cave parle, ceux de son retour à la vie après avoir été déclaré morte, celle de son dégoût pour l’odeur humaine et pour son habitude de la fuir en ne vivant qu’en haut des arbres ou des tours ou de sauter dans la Meuse et de partir en nageant, tout cela est avéré.

Nous le savons d’abord par le texte de Thomas de Cantimpré, un contemporain de Christine l’Admirable qui décidé de rédiger sa biographie, traduite ici par Sylvain Piron et Armelle Le Huerou. En dehors des miracles et des comportements radicaux de Christine l’Admirable, nous sommes aussi plongés dans un mouvement particulier de la fin du XIIᵉ siècle se déroulant dans les actuels Liège et Louvain : des femmes dévouées à Dieu, mais refusant d’être sous la tutelle des ordres monastiques et créant donc les béguinages (bien que Christine ne soit pas une béguine).

Le texte s’accompagne d’un passionnant appareil critique rédigé par Sylvain Piron, qui interprète et explique le comportement (terrorisant les nobles et bourgeois) de Christine l’Admirable, son rapport à la prière, mais aussi au corps, en le mettant en lien avec d’autres pratiques spirituelles comme certaines formes de chamanisme qui subsistait à l’époque. Admirable.

Timour SANLI


© Magali Lambert / Agence VU – Musée du château de Dourdan

[INEXPLORE.COM, 30 mai 2022] Grande mystique du Moyen Âge, Christine l’Admirable a cumulé toute sa vie les miracles et les manifestations paranormales. Récit de la vie d’une sainte belge peu commune.

Orpheline très jeune de parents paysans, Christine mène avec ses sœurs une vie religieuse dans le village de Brustem, près de Liège en Belgique.

Nous sommes dans les années 1170 environ, et elle est affectée à la tâche de garder les bêtes. Elle raconte déjà que le Christ la visite souvent lorsqu’elle est seule dans les pâturages. On ne sait pas bien comment, mais elle perd la vie une première fois, la date est totalement incertaine ainsi que son âge, les récits divergent. Tout le village est rassemblé dans l’église, ses sœurs sont éplorées quand soudain, Christine se redresse dans son cercueil et se lève, les bras en croix. La légende raconte qu’elle serait entrée en lévitation au-dessus de l’assemblée. Ensuite, Christine relate ce qui serait aujourd’hui une EMI [eW : Expérience de Mort Imminente] : elle a voyagé dans le purgatoire, vu aussi l’enfer et y a reconnu des personnes croisées jadis. “Après cela, je fus transportée au paradis, devant le trône de la majesté divine…“, raconte-t-elle par le biais du théologien Thomas de Cantimpré, contemporain et compatriote de la sainte, qui fut aussi son biographe. Dieu lui propose de rester auprès de lui, ou bien de repartir sur Terre pour “y souffrir les peines de l’âme immortelle dans un corps mortel, sans dommage pour lui. Tu arracheras à leurs peines, par les tiennes, toutes les âmes dont tu as eu pitié dans le lieu du purgatoire et tu convertiras à moi les vivants par l’exemple de ta peine et de ta vie.” Sans hésiter, Christine revient dans son corps pour accomplir sa tâche divine.

© DP

À partir de ce moment-là, Christine commence une vie d’ascète, sans domicile la plupart du temps, courant les bois, dormant dehors dans le plus grand dénuement, afin d’expier pour les âmes en peine. Au début, elle rencontre beaucoup d’embûches et d’incompréhension de la part de ses contemporains qui, au lieu de la voir sainte, la croient possédée. Il faut dire qu’elle enchaîne les étranges phénomènes : elle se jette dans des eaux glacées ou dans des fours et en ressort sans blessures. Parfois, elle est prise dans les turbines du moulin et ses os semblent brisés en mille morceaux, cependant elle reprend sa marche au sortir de l’eau. Emprisonnée par ses sœurs effrayées, elle se nourrit de son propre sein, dont coule une huile sainte qui soigne ses blessures… Après quelque temps, ses proches l’acceptent comme elle est et s’ensuivent des prédictions comme le massacre de 1213, la prise de Jérusalem par les Sarrasins, ou de manière plus proche, des événements liés aux personnes l’entourant. Au cours de ses prédictions, ainsi qu’à d’autres moments, elle est souvent saisie par l’extase et les transes, ce qui rappelle que les traditions chamaniques n’étaient pas si loin au Moyen Âge.

L’auteur Sylvain Piron a fait un travail remarquable sur l’œuvre de Thomas de Cantimpré, l’hagiographe de Christine l’Admirable, dont il analyse le récit phrase par phrase. Sans affirmer la véracité de tous les faits, il tente de voir ce qui relève des contes de l’époque, des récits populaires et des vrais événements qui ont pu se produire. Christine meurt de vieillesse au couvent des Bénédictins en 1224. Elle fut longtemps vénérée dans sa région et son histoire est parvenue jusqu’à nous.


EAN9782931146002

[d’après LIBREL.BE] La Vie de Christine l’Admirable ressemble à un roman gothique d’Italo Calvino, à ceci près que l’ouvrage fut rédigé en 1232 à Saint-Trond en Hesbaye [eW : Christine est de Brustem, près de Saint-Trond, en Principauté de Liège] par un jeune dominicain, huit ans après son décès, sur la foi de témoignages recueillis sur place avec la plus grande circonspection. La protagoniste du récit est l’une de ces nombreuses femmes du diocèse de Liège qui avaient choisi de mener une vie sainte sans entrer dans une institution établie. Elle constitue en même temps une anomalie, tant les pénitences qu’elle s’inflige sortent de l’ordinaire et s’apparentent parfois au comportement de chamanes. Son cas invite ainsi à réfléchir à la persistance dans les dévotions médiévales de mémoires plus anciennes. Ses manières étranges, auxquelles Nick Cave a été sensible en lui consacrant une chanson, conduisent à poser la question de la réalité du merveilleux dans l’histoire. L’ouvrage Christine l’Admirable. Vie, chants et merveilles se compose d’une traduction de sa Vie, dont le texte latin fait l’objet d’une édition critique présentée en annexe, de commentaires historiques et d’un essai d’interprétation anthropologique.

Table des matières

      • Présentation
      • Traduction de la Vie de Christine l’Admirable de Thomas de Cantimpré
      • I. Le travail de la mémoire
      • II. Circonstances
      • III. Au fil du texte
      • IV. Un tissu de merveilles
      • V. L’anomalie Christine
      • Conclusion – Pour une pragmatique de l’extase
      • Principes d’édition du texte
      • Édition de la Vita Christinae Mirabilis, suivie de l’abréviation d’Henri Bate de Malines
      • Notes
      • Remerciements

d’après l’éditeur VUESDELESPRIT.ORG


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, édition, correction et iconographie | sources : lecho.be ; inexplore.com ;  vuesdelesprit.org ; librel.be | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, peinture d’église © DR ; © Magali Lambert / Agence VU – Musée du château de Dourdan.


Plus de symbolique en Wallonie-Bruxelles…

ELIOT : Mercredi des cendres (poème, 1930, trad. C. Pagnoulle)

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ELIOT, Thomas Steams (1888-1965). “Avant d’aborder l’œuvre de T.S. Eliot, deux remarques d’ordre bien différent s’imposent. D’une part, et du seul point de vue français, T.S. Eliot est le seul poète anglo-saxon dont l’œuvre, non seulement poétique mais aussi théâtrale et critique, soit presque entièrement traduite en France. D’autre part, il faut savoir que T.S. Eliot appartient autant à la littérature anglaise qu’à la littérature américaine…” [lire la suite sur wallonica.org…]

Trésor dans les trésors de la Gallica (BnF), un enregistrement où le long poème est dit par l’auteur lui-même… Le texte intégral en anglais est disponible ici

 

I. Parce que n’ai espoir de tourner encore

Parce que n’ai espoir de tourner encore
Parce que n’ai espoir
Parce que n’ai espoir de tourner

Désirant le talent de celui-ci la vision de celui-là
Je ne tends plus à tendre vers ces choses
(Pourquoi l’aigle vieilli étirerait-il les ailes ?)
Pourquoi regretterais-je
Le pouvoir disparu du règne d’ici-bas ?

Parce que je n’ai espoir de connaître encore
La gloire infirme de l’heure positive
Parce que je ne pense pas
Parce que je savais que je ne saurai point
Le seul véritable pouvoir transitoire
Parce que je ne peux boire
Là où fleurissent les arbres, où coulent les sources, car il n’y a plus rien

Parce que je sais que le temps est toujours le temps
Et le lieu toujours et seulement le lieu
Et que ce qui est ne l’est que pour un temps
Et seulement pour un lieu
Je me réjouis que les choses soient ce qu’elles sont et
Je renonce au visage bienheureux
Et renonce à la voix
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Par conséquent je me réjouis, devant me construire de quoi
Me réjouir

Et prie Dieu de prendre pitié de nous
Et prie de pouvoir oublier
Ces questions qu’en moi-même je trop débats
Trop explique
Parce que n’ai espoir de tourner encore
Que ces mots répondent
De ce qui est fait, n’est plus à faire
Que le jugement ne soit pas trop sévère

Parce que ces ailes ne sont plus ailes pour voler
Rien que vanneaux pour éventer
Un air désormais sec et étriqué
Plus sec et plus étriqué que la volonté
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience.

Priez pour nous pauvres pécheurs maintenant et à l’heure de notre mort
Priez pour nous maintenant et à l’heure de notre mort.

II. Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier

Dame, trois léopards blancs étaient assis sous un genévrier
Dans la fraîcheur du jour, repus
De mes jambes mon cœur mon foie et ce qui était contenu
Dans le creux de mon crâne. Et Dieu dit
Ces os vivront-ils ? faut-il que ces
Os vivent ? Et ce qui était contenu
Dans les os (qui étaient déjà secs) répondit d’une petite voix :
Grâce à la bonté de cette Dame
Et grâce à sa beauté, et parce qu’elle
Honore la Vierge en méditation,
Nous resplendissons. Et moi qui suis ici dispersé
Je voue mes gestes à l’oubli, et mon amour
À la postérité du désert et au fruit de la gourde.
C’est là ce qui reçoit
Mes entrailles l’attache de mes yeux et les portions indigestes
Que rejettent les léopards. La Dame s’est retirée
En robe blanche, en contemplation, en robe blanche.
Que la blancheur des os expient jusqu’à l’oubli.
Il n’y a pas de vie en eux. Comme je suis oublié
Et veux être oublié, de même je veux oublier
Ainsi consacré, concentré dans un but. Et Dieu dit
Prophétise au vent, rien qu’au vent car seul
Le vent écoutera. Et les os chantèrent d’une petite voix
Sous le fardeau de la sauterelle, pour dire

Dame des silences
Calme et désolée
Déchirée et entière
Rose de la mémoire
Rose de l’oubli
Épuisée et généreuse
Soucieuse sereine
La Rose unique
Est désormais le Jardin
Où finissent tous les amours
Se termine le tourment
De l’amour insatisfait
Le tourment plus grand
De l’amour satisfait
Fin de l’infini
Voyage vers nulle fin
Conclusion de tout ce qui ne peut
Se conclure
Parole sans mot et
Mot sans parole
Grâce soit rendue à la Mère
Pour le Jardin
Où finissent tous les amours.

Sous un genévrier les os chantaient, éparpillés et resplendissant
Nous sommes heureux d’être éparpillés, nous ne nous sommes guère entre-aidés,
Sous un arbre dans la fraîcheur du jour, avec la bénédiction du sable,
S’oubliant eux et les autres, unis
Dans le silence du désert. Voici la terre que vous vous
Partagerez. Et ni division ni unité
N’a d’importance. Voici la terre. Nous avons notre héritage.

III. Au premier coude de la deuxième volée

Au premier coude de la deuxième volée
Je me retourne et vois plus bas
La même forme penchée
Dans la vapeur d’un air vicié
Aux prises avec le diable des escaliers dissimulé
Sous le masque fourbe d’espoir et désespoir.
Au second coude de la deuxième volée

Je les ai laissés s’entre-déchirer ;
Il n’y avait plus de visages, l’escalier était obscur,
Humide, plein de trous, comme la bouche radotante d’un vieillard, irréparable,
Ou la gueule d’un requin sur le retour.

Au premier coude de la troisième volée
Il y avait une fenêtre arrondie comme le fruit du figuier
Et par-delà des fleurs d’aubépine et une scène pastorale
Le personnage bien bâti habillé de bleu et de vert
Enchantait le joli mai d’un air de flûte.
Les cheveux au vent sont doux, cheveux bruns que le vent rabat sur la bouche,
Lilas et cheveux au vent ;
Distraction, musique de flûte, pauses et pas du mental sur la troisième volée,
Qui s’efface, s’efface ; force au-delà d’espoir et désespoir
Escaladant la troisième volée.

Seigneur, je ne suis pas digne
Seigneur, je ne suis pas digne
mais dis seulement un mot.

IV. Qui marchait entre la violette et la violette

Qui marchait entre la violette et la violette
qui marchait entre
Les rangées diverses de verts variés
S’avançant en blanc et bleu, aux couleurs de Marie,
Parlant de banalités
Dans l’ignorance et la connaissance d’une douleur éternelle
Qui se mouvait parmi les autres qui marchaient,
Qui a ravivé les fontaines et renouvelé les sources

Rafraîchi le rocher desséché et affermi le sable
En bleu pied d’alouette, bleu couleur de Marie,
Sovegna vos

Voici les années qui s’interposent, emportent
Flûtes et violons, ramenant
Celle qui arrive à l’heure entre sommeil et veille, enveloppée

De plis de lumière, habillée de ses plis.
Les années nouvelles s’avancent, ramenant
Dans un nuage de larmes, les années, ramenant
D’un nouveau rythme l’ancien refrain. Rachète
Le temps. Rachète
La vision non déchiffrée dans le rêve plus élevé
Tandis que des licornes endiamantées tirent le corbillard doré.

La sœur silencieuse voilée de blanc et bleu
Entre les ifs, derrière le dieu du jardin,
Dont la flûte est sans voix, pencha la tête et soupira mais ne dit rien

Mais la fontaine jaillit et l’oiseau siffla
Rachète le temps, rachète le rêve
Le signe du mot non ouï, non dit

Jusqu’à ce que le vent secoue de l’if un millier de soupirs

Et après, notre exil

V. Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé

Si le mot perdu est perdu, si le mot dépensé est dépensé
Si le mot non ouï non dit
Est non dit, non ouï ;
Pourtant le mot non dit, le Mot non ouï,
Le Mot sans mot, le Mot au sein
Du monde et pour le monde ;
Et la lumière brillait dans l’obscurité et
Contre le Mot le monde inquiet s’émouvait sans cesse
Autour du centre du Mot silencieux.

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

Où trouver le mot, où le mot
Retentira-t-il ? Pas ici, il n’y a pas assez de silence
Pas sur les mers ni sur les îles, pas
Sur les continents, dans le désert ou les marais,
Pour ceux qui marchent dans l’obscurité
Que ce soit le jour ou la nuit
Ce n’est ni le moment ni le lieu
Pas de lieu de rédemption pour ceux qui se détournent
Pas de moment de réjouissance pour ceux qui marchent dans le bruit et nient la voix

La sœur voilée priera-t-elle pour
Ceux qui marchent dans l’obscurité, qui te choisissent et te combattent,
Ceux qui sont déchirés sur les cornes entre saison et saison, temps et temps, entre
Moment et moment, mot et mot, pouvoir et pouvoir, ceux qui attendent
Dans l’obscurité ? La sœur voilée priera-t-elle
Pour les enfants à la barrière
Qui ne veulent pas s’en aller et ne peuvent prier :
Priez pour ceux qui choisirent et combattirent

Ô mon peuple, que t’ai-je fait.

La sœur voilée entre les ifs frêles
Priera-t-elle pour ceux qui l’ont offensée
Et sont terrifiés et ne peuvent se rendre

Et affirment devant le monde et nient entre les rochers
Dans le dernier désert avant les derniers rochers bleus
Le désert dans le jardin le jardin dans le désert
De sécheresse, recrachant le pépin racorni.

Ô mon peuple.

VI. Même si je n’ai espoir de tourner encore

Même si je n’ai espoir de tourner encore
Même si je n’ai espoir
Même si je n’ai espoir de tourner

Vacillant entre profit et perte
Dans ce bref transit où les rêves se croisent
La pénombre traversée de rêves entre naissance et mort
(Bénissez-moi mon père) même si je ne souhaite pas souhaiter ces choses
De la fenêtre ouverte sur la côte de granit
Les voiles blanches fuient encore vers le large, vers le large fuyant
Leurs ailes pas brisées

Et le cœur perdu se raidit et se réjouit
Du lilas perdu et des voix perdues de la mer
Et l’esprit défaillant se ravive et se rebelle
Pour les verges d’or et l’odeur perdue de la mer
Se ravive et retrouve
Le cri de la caille les voltes du pluvier
Et l’œil aveugle crée
Les formes vides entre les portes d’ivoire
Et l’odorat retrouve la saveur salée de la terre sablonneuse

C’est le temps de la tension entre mourir et naître

Le lieu de solitude où trois rêves se croisent

Entre les rochers bleus

Mais quand les voix secouées de l’if s’en vont à la dérive

Que l’autre if réponde d’une autre secousse.

Sœur bienheureuse, sainte mère, esprit de la fontaine, esprit du jardin,
Ne nous laisse pas nous abrutir d’illusions
Enseigne-nous l’engagement dégagé
Enseigne-nous la patience
Même parmi ses rochers,
Notre paix dans Sa volonté
Et même parmi ces rochers
Sœur, mère
Et esprit du fleuve, esprit de la mer,
Ne me permets pas d’être séparé

Et laisse mon cri monter vers Toi.

T.S. Eliot, Mercredi des cendres (trad. Christine Pagnoulle)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : traduction, édition et iconographie | traductrice : Christine Pagnoulle | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR.


Plus de poésie en Wallonie-Bruxelles…

LEONARD : La fête de la Pentecôte à Cointe (avant 1940)

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Le texte qui suit est un inédit, retrouvé par M. Philippe Léonard parmi des documents de son père, M. Jean Léonard (1920-2015). Jean Léonard est né à Liège, rue des Hirondelles, il a habité route sa jeunesse rue du Batty et a fréquenté l’école primaire communale du boulevard Kleyer. Son fils a pensé que ce manuscrit pourrait intéresser la CHiCC, puisqu’il concerne Cointe, et son partenaire wallonica.org pour la publication. De fait, il constitue un témoignage intéressant de la période d’entre-deux-guerres, complémentaire de celui de M. Georges Fransis. On y trouve, notamment, beaucoup de détails techniques concernant le fonctionnement des carrousels de l’époque ainsi que des anecdotes au sujet du… tram.


“Cette fête paroissiale appelée aussi “la fête à Saint-Maur” était la première fête religieuse de la région, aussi était-elle très fréquentée. Elle se déroulait pendant les deux jours fériés de la Pentecôte (le dimanche et le lundi). Les carrousels, partiellement démontés, tournaient encore le mardi.

Elle était appelée “fête à Saint-Maur” par les anciens (à l’époque, nous étions encore des gamins) parce que, au dessus de la rue Saint-Maur, à droite un peu en retrait, existait une petite chapelle vouée à ce saint qui avait la propriété de guérir les rhumatismes. La chapelle était d’ailleurs tapissée d’ex-votos et aux murs pendaient aussi de nombreuses cannes et béquilles, et c’était un pèlerinage de monter cette rampe fort raide.

Le jour de la Pentecôte (le dimanche), c’était la procession avec les bannières, les enfants de chœur et de Marie, les communiants et, pour terminer, le dais sous lequel se tenait le curé. Les cordons étaient tenus par les quatre édiles du quartier, souvent des habitants du parc privé de Cointe (avocats, médecins, industriels, etc.). C’était la fanfare (l’harmonie) des salésiens Don Bosco du Laveu qui donnaient la partie musicale à l’ensemble.

Puis on tirait “les campes.” C’était un alignement de petits cônes tronqués (comme des pots de fleurs), en acier, placés sur une charge de poudre, réunis entre eux par une coulée, de poudre également, qu’allumait un artificier (des petits pots au début puis de plus en plus grands pour terminer — ceux-là “pétaient” plus fort que les autres).

La semaine précédente, les “baraques” (c’est à dire les roulottes) arrivaient et venaient s’installer long du mur du couvent des Filles de la Croix (sur la place et rue du Batty). Parmi ces roulottes, il y avait celles pour le matériel et celles pour l’habitation du patron et celles pour le personnel. Pour le personnel il s’agissait souvent d’une partie de roulotte XXXL dans laquelle étaient installés des lits superposés.

Le manège (“galopant“) allait s’installer sur le haut de la place du Batty, les tirs et les baraques à croustillons sur le côté droit (en descendant). Il y avait également des petits carrousels montés sur le boulevard Kleyer — et, naturellement, nous allions jouer tout autour et l’on entendait les parents crier : “Måssî gamin, n’allez nin co djouwer divins les baraques !” On y allait quand même mais, comme les timons étaient enduits de cambouis, vous voyez déjà les résultats !

L’attraction principale était, bien entendu, le “galopant“, un vrai celui-là, c’est à dire un manège où les chevaux de bois galopaient réellement tandis que, actuellement, les chevaux se contentent de monter et de descendre. Ce n’est plus pareil…

Montage du “galopant

Les chevaux étaient groupés par trois sur une espèce de charrette à deux roues sur un seul essieu montée sur un plancher en bois en trapèze pour que l’ensemble des charrettes assemblées forment une couronne. Cet essieu de charrette était muni d’excentriques (deux par cheval) placés décalés sur l’axe et réunis au cheval (à l’avant et à l’arrière) par deux tiges en acier.

Lorsque l’essieu tournait et que les excentriques étaient enclenchés, leur décalage sur cet essieu provoquait un mouvement de montée et de descente de l’avant ou de l’arrière du cheval qui ressemblait à un galop. Il en était de même pour les quelques nacelles qui alternaient avec les chevaux. Ce mouvement ressemblait à une barque se balançant sur des vagues houleuses.

C’était très bien trouvé mais, évidemment, devait coûter très cher en main d’oeuvre de construction à l’origine et d’entretien à l’usage… Lors du transport par route d’une fête à une autre, les chevaux étaient recouverts chacun d’une bâche épousant leur forme et les protégeant ainsi de la pluie. En route, les excentriques étaient désolidarisés de leurs essieux respectifs pour éviter une usure inutile et la déchirure de la bâche.

Le “galopant” s’installait sur le haut de la place du Batty mais, comme elle était en pente, il fallait d’abord obtenir l’horizontalité de l’ensemble par de nombreux calages à l’aide de madriers et de poutres sur des petits supports semblables à ceux utilisés au cirque, dans la cage des fauves et sur lesquels ils doivent monter. La première pièce maîtresse à installer était le chariot sur lequel était installé, à demeure, la machine à vapeur car c’était sa cheminée qui allait supporter tout le toit du carrousel.

Le toit se montait sur une couronne située autour de la cheminée de manière à pouvoir tourner autour de celle-ci qui restait fixe (elle se montait en deux pièces). Le toit était entraîné par un arbre vertical avec pignon denté qui entraînait une couronne dentée à denture verticale (en échelle), fixée au toit. L’axe vertical était commandé à partir de la machine à vapeur par un jeu de pignons coniques. C’était le toit qui entraînait le plancher [et] donc les chevaux et les nacelles par des barres verticales croisées fixées sur la circonférence intérieure du plancher.

Presque tous les “galopants” avaient une machine à vapeur à chaudière horizontale (comme les locomobiles) mais, exceptionnellement, le carrousel Bluart d’Amay possédait une chaudière verticale et la machinerie était installée à côté. Je crois que les cylindres à vapeur étaient verticaux, mais je n’en suis plus certain…

Les roues supportant les chevaux et les nacelles roulaient dans des rails à gorge constituant ainsi une double couronne. Une seule roue était rendue solidaire de l’essieu destiné à commander les excentriques afin de contrecarrer la différence chemin de roulement intérieur et extérieur (il n’y avait pas de différentiel comme sur une auto !).

Chaque machine à vapeur était commandée par un machiniste à demeure qui actionnait un sifflet à vapeur avant chaque départ. Il y avait aussi une sirène semblable à celle utilisée sur les navires de guerre et dont le son ressemblait à un hennissement de cheval (rappelez-vous le film Les canons de Navarone lorsque, à la fin du film, les navires de guerre défilent devant les canons détruits).

Dolhain–Limbourg. Un galopant “Bairolle” (fabriqué à Liège). Au centre Jacques Bairolle et son épouse Mélanie Saroléa © Lambert Jamers

Les carrousels “galopant” tournaient dans le sens contraire à celui de Maquet qui, lui, tournait dans l’autre sens. Le carrousel Bairolle, un des plus beaux, a été vendu au Canada où il fait les délices des jeunes et des moins jeunes qui, eux, savent encore apprécier les belles choses… On l’a revu à la TV, dans un feuilleton télévisé.

Il y avait aussi, placé à l’avant et monté sur un chariot propre, l’orgue de Barbarie qui jouait des airs à la mode (de l’époque !). C’étaient des cartons perforés qui actionnaient les contacts et les soupapes de chaque sifflet de l’orgue ou le tambour, etc. Les airs de musique n’étaient plus tout à fait récents et dataient même d’avant 1914. Comme ces carrousels étaient appelés à fonctionner dans les campagnes ardennaises ou condruziennes ou hesbignonnes, où l’électricité n’était pas encore installée, il fallait bien la produire sur place. Or, le manège était équipé de plusieurs centaines d’ampoules de toutes les couleurs. C’était vraiment féerique, le soir, lorsqu’il tournait.

Il faut savoir que les camions à essence étaient rares et peu performants à cette époque. Certains avaient été récupérés dans le surplus de la guerre 1914-18 et avaient encore des bandages pleins. Aussi la traction des roulottes était-elle assurée par des locomotives routières, à vapeur (c’est à dire comme un rouleau compresseur à vapeur, sans le rouleau). La locomotive routière avait des roues en acier et, après avoir remorqué deux roulottes, les avoir garées, elle se plaçait le long du carrousel.

A l’avant de la chaudière était fixée une dynamo reliée par une courroie au volant d’inertie de la machine qui, après désolidarisation des roues motrices, n’actionnait plus que la dynamo qui fournissait ainsi du courant continu à tout l’ensemble du manège. Bluart possédait encore un camion à vapeur de construction anglaise (d’avant 1914) qui pouvait également remorquer une roulotte. Le conducteur était à gauche et le chauffeur à droite du sens de la marche (côté porte du foyer).

Tous les panneaux du carrousel (toit, plancher et garnitures intérieures) étaient couverts de tableaux peints par des artistes, le tout entouré de petits miroirs du plus bel effet. Le dimanche, un “trompette” bénévole s’installait devant le limonaire et jouait, accompagnant la musique. Plus tard, les “galopants” se sont modernisés, la machine à vapeur neutralisée, remplacée par un moteur électrique mais la chaudière “hors feu” a été conservée parce que c’était sa cheminée qui soutenait le toit ! Et, finalement, ils ont été garés, vendus, démontés et remplacés par des autos-scooters, beaucoup plus rentables en entretien et au montage-démontage – et puis, d’ailleurs, c’était la grande mode de l’époque.

Il y avait aussi les inévitables baraques à croustillons. A Cointe, c’était Clarembeau, puis les tirs et les baraques à loterie (on gagnait des plats, des vases, des casseroles). Maintenant, ce sont des nounours et des Mickey ! Il y avait aussi des petits carrousels pour les enfants, des petites autos, des vélos mais à une roue et montés en cercle, puis les multiples échoppes vendant des babioles comme sur la Batte à Liège.

Devant les cafés, les terrasses étaient installées et, chez Delhez, dans la salle située rue des Lilas [rue Constantin-le-Paige], on dansait  “au cachet“. C’est à dire que, à chaque danse, un préposé à la collecte passait parmi les danseurs et percevait  cinq, dix ou vingt-cinq centimes. Comme c’était la première fête de l’année dans la région liégeoise, un monde fou montait sur le “plateau”, par calèches, autos, fiacres et, surtout, par le bon vieux tram vert (20 centimes depuis la rue Sainte-Véronique).

Le tram vert (li vî tram di Cointe)

Il reliait le bas de la rue Hemricourt au plateau de Cointe. Le petit dépôt de tram style autrichien, construit en bois, était situé au milieu de l’avenue de l’Observatoire, à droite en montant. La ligne était à voie unique avec des évitements (un cent mètres plus haut que le dépôt, un autre au lieu dit “Champ des Oiseaux” et celui du terminus au plateau. Une voie de manœuvre pénétrait de quelques dizaines de mètres dans le parc privé de Cointe. Elle servait à permettre au tram qui venait d’arriver de reprendre la voie de droite pour le départ. Mais, comme il y avait rarement plus de deux véhicules en ligne, elle ne servait que les jours de grande affluence…

Un raccordement en boucle en face de l’église Sainte-Véronique permettait, via la ligne des trams blancs (TULE n°3) d’atteindre la place Cockerill (face à la Grand Poste) où les renforts de petites motrices vertes du tram de Seraing nous parvenaient. Elles étaient nécessaires les jours de Pentecôte. Entre 1920 et 1930, les moteurs étaient encore desservis par deux hommes, un conducteur et un percepteur, mais le percepteur a été rapidement supprimé.

Comme, entre les deux guerres, les routes étaient recouvertes de pavés ou comme le boulevard Kleyer de gravier (alors que j’étais à l’école communale, je me souviens l’avoir vu asphalter), il y avait souvent des problèmes. Quand il avait plu, le gravier de la rue du Batty ou du Boulevard Kleyer “descendait” vers les rails à gorge du tram et, comme le retour du courant s’effectuait par les roues, la motrice tombait en panne ou déraillait sur les pavés. Comme il n’existait pas de “train de secours” comme aux chemins de fer, on utilisait le système D.

On allait chercher les vieux pensionnés et les chômeurs, toujours assis sur un banc à l’entrée du boulevard, et le percepteur leur demandait d’appuyer avec leur dos contre la paroi du véhicule pendant que lui, ganté de gros gants en caoutchouc et armé d’un fil électrique, assurait le retour du courant en touchant à la fois la roue en acier et le rail. Le tram, avec le conducteur à bord, se dandinait sur les gros pavés mais, sous la poussée des bénévoles, finissait toujours par retomber sur ses rails. Ce n’était pas bien compliqué !

Quand il ne pleuvait pas, c’était nous qui, au bas de la rue du Batty, remplissions les gorges des rails de poussière et alors… c’était la panne ! On était cachés et on regardait le percepteur avec ses gants  réaliser le retour du courant et on n’avait pas besoin des pensionnés puisque, si le tram n’avait plus de courant, il était cependant resté sur ses rails.

On allait chez Dessel-Cloux [?] (au coin de la rue du Puits et des Lilas) chercher des “crick-cracks” pour vingt-cinq centimes. C’étaient des petites gouttes de poudre brunes collées sur des bandes de papier et on en avait vingt-cinq pour une pièce de vingt-cinq centimes. On allait les placer sur les rails du tram, quelques mètres après son emplacement de stationnement et on les disposait sur quelques dizaine de mètres. Lorsque le tram partait, il les écrasait et ça “pétait” vingt-cinq fois !”

Jean Léonard

Le manuscrit original est dans notre documenta !

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : dématérialisation, partage, édition et iconographie | sources : Jean et Philippe Léonard | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : © Jean Léonard ; P. Schurgers et J. Hariga (photo en tête de l’article) ; © Lambert Jamers.


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KOKELBERG : Rabelais, moine truculent et médecin voyageur (CHiCC, 2022)

Temps de lecture : 4 minutes >

Quatrième enfant d’un avocat, François RABELAIS naît à La Devinière, propriété familiale située non loin de Chinon, berceau de la famille. Sa date de naissance fait l’objet de controverses : 1483, 1489 ou 1494. Des indices divers peuvent accréditer chacun de ces millésimes. Quoi qu’il en soit, il a vécu à l’époque de Colomb, de Luther, d’Érasme, de François Ier, de Charles-Quint, de Jules II, de Léonard de Vinci et de Michel-Ange. Un bouillon d’Humanisme en pleine Renaissance.

Après une instruction à Seuilly (à 1,5 km de La Devinière), Rabelais devient novice puis moine chez les Cordeliers (“de cordes liés” !) à Angers (1509-1519) puis à Fontenay-le-Comte (1520-1525). Mais ces années passées chez les Franciscains (appelés “cordeliers” en France) l’étouffent. La Sorbonne conservatrice lui interdit même de lire les Évangiles à partir du texte grec. Pour se libérer de ce joug, il passe chez les Bénédictins, plus ouverts au travail intellectuel : le voilà à Maillezais, protégé par Geoffroy d’Estissac (les ruines de l’ancienne abbaye, face au marais poitevin, incitent à visiter la Vendée).

En 1530 cependant, après avoir fréquenté plusieurs universités françaises, il s’inscrit à la réputée Faculté de Médecine de Montpellier. Grâce à son immense savoir et à sa mémoire prodigieuse, il est reçu bachelier en moins de deux mois. Il lui reste à exercer pratiquement le métier pour être certifié médecin. Il va soigner 200 malades à l’Hôtel-Dieu de Lyon ; pendant son passage, la mortalité baisse de 3 %. Dans la foulée, il est engagé comme médecin et secrétaire particulier de Jean du Bellay, évêque de Paris – l’occasion de voyager en Italie.

Ce n’est qu’en 1532 – la quarantaine bien sonnée ! – qu’il publie son premier ouvrage Pantagruel, suivi, vu le succès, de la Pantagruéline Prognostication (satire des faiseurs d’horoscopes) et de Gargantua (père de Pantagruel) en 1534.

A travers Pantagruel et Gargantua, il a l’occasion de préciser ses idées en matière d’instruction et d’éducation. Idéalement, l’élève doit devenir “un abysme de science” et s’intéresser à tout : les langues, les maths, le droit, les sciences naturelles et la diététique – préoccupation très avant-gardiste mais qui s’explique par ses connaissances médicales.

Comme piliers, deux préceptes latins : “Mens sana in corpore sano” et “Utile dulci” : si on joint l’utile à l’agréable, la leçon se retient mieux (ex. le jeu de cartes à finalité mathématique).

Les ouvrages rabelaisiens précités sont enrobés dans des récits plaisants où le gigantisme et la bouffonnerie constituent l’enveloppe… mais comme il l’écrit : “L’habit ne fait point le moine.” Il faut dépasser la forme pour s’attacher au contenu.

A côté de ses leçons pédagogiques, Rabelais ne se prive pas de railler la justice, la Sorbonne et le bas-clergé.

Après un silence de 12 ans, il publie le Tiers Livre, opus dans lequel Panurge, compagnon de Pantagruel, consulte 16 spécialistes pour savoir s’il doit ou non se marier, car le risque d’être cocu semble réel dans le mariage.

Si l’on veut bien se laisser porter par le ton et le rythme de son oeuvre, Rabelais apparaît comme un promoteur de la joie de vivre, laquelle se décline en 4 mots : rire, boire, manger…et desbraguetter. Ce sera l’occasion pour Rabelais de faire exploser sa créativité : des rythmes de phrase très puissants et un vocabulaire richissime.

Ses personnages respirent la Gourmandise : Grandgousier et Gargantua (“car grand tu as”… le gosier) et ses cuisiniers sont affublés de jolis noms : “Saulpicquet”, “Paimperdu”, “Carbonnade” et “Hoschepot”.  Notre époque s’en sert encore !

François Rabelais © causeur.fr

Il convient enfin de souligner avec force cette vérité : Rabelais est le plus grand créateur de mots de notre langue française.

Il a popularisé des expressions toujours en vogue… après 5 siècles : “tirait les vers du nez”, “qui trop embrasse peu estrainct”, “saultoyt du coq a l’asne”. Dans le seul Pantagruel, on recense pas moins de 800 néologismes, entièrement imaginés par Rabelais. C’est à lui que l’on doit des mots comme écrabouiller, excrément, frugal, imposteur, intempéries et quinconce. Et quand il soigne les blessés dans son grand nosocome, on comprend mieux l’adjectif dérivé de ce substantif.

Il a aussi parlé de “la sepmaine des troys jeudis”, des “calendes grecques” et de “l’année des couilles molles”. En façonnant ce curieux “calendrier”, il a pu observer qu’il ne fallait pas confondre une femme “folle à la messe”… avec une femme “molle à la fesse”. L’inventeur de la contrepèterie, c’est encore lui, le père François !

Jean KOKELBERG

  • illustration en tête de l’article : Pantagruel par Gustrave Doré © BnF.

La CHICC ou Commission Historique et Culturelle de Cointe (Liège, BE) et wallonica.org sont partenaires. Ce texte de Jean KOKELBERG  a fait l’objet d’une conférence organisée en septembre 2022 par la CHiCC : le voici diffusé dans nos pages. Pour les dates des autres conférences, voyez notre agenda en ligne

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RUSHDIE : Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Temps de lecture : 7 minutes >

Quelle histoire… pour un roman !

L’histoire. “A l’aube d’un matin d’hiver, un jumbo-jet explose au-dessus de la Manche. Au milieu de membres éparpillés et d’objets non identifiés, deux silhouettes improbables tombent du ciel : Gibreel Farishta, le légendaire acteur indien, et Saladin Chamcha, l’homme des Mille Voix, self-made man et anglophile devant l’Eternel. Agrippés l’un à l’autre, ils atterrissent sains et saufs sur une plage anglaise enneigée… Gibreel et Saladin ont été choisis (par qui ?) pour être les protagonistes de la lutte éternelle entre le Bien et le Mal. Tandis que les deux hommes rebondissent du passé au présent et du rêve en aventure nous sommes spectateurs d’un extraordinaire cycle de contes d’amour et de passion, de trahison et de foi, avec, au centre de tout cela, l’histoire de Mahmoud, prophète de Jahilia, la cité de sable – Mahmoud, frappé par une révélation où les Versets sataniques se mêlent au divin…” [RADIOFRANCE.FR]

© AFP

Qui a traduit les Versets ?

[LESOIR.BE] Le premier traducteur des Versets est belge : il est l’auteur du texte «pirate». Un lecteur avait réagi vivement à notre article consacré à la traduction des Versets sataniques parue chez Bourgois, étonné par ces mots : “Puisque manquait jusqu’à présent une traduction française…” Avec sa lettre, un exemplaire du ‘livre-journal’ dans lequel L’Idiot international, l’hebdomadaire de Jean-Edern Hallier, avait publié, en français, le texte intégral du roman de Salman Rushdie…

RUSHDIE, Salman, Les Versets sataniques (L’IDIOT INTERNATIONAL, livre-journal, 1989)

Ce lecteur était bien placé pour réagir. Janos Molnar de Parno – c’est son nom – est en effet celui que Jean-Edern Hallier appelait, dans son édition des Versets, le ‘chef d’édition’ de cette traduction. D’origine hongroise, Janos Molnar de Parno vit à Huy et est belge depuis qu’il a vingt et un ans. Professeur de philosophie, il trempe davantage maintenant dans les milieux du journalisme et de l’édition, et il a d’ailleurs travaillé, jusqu’à il y a peu, à L’Idiot international. “Après que Bourgois ait annoncé qu’il ne publierait pas la traduction [NDLR : il était question, plus précisément, de «surseoir» à la publication, sans indication de délai, ce qui pouvait en effet être compris comme un renoncement], j’ai appelé Jean-Edern pour lui dire qu’il y avait quelque chose à faire, que si quelqu’un pouvait l’éditer, c’était lui. Il y a eu, à ce moment, une fantomatique association de quatre éditeurs qui ont annoncé la traduction, mais ils ont renoncé. Pendant que Jean-Edern lançait L’Idiot, j’ai contacté de mon côté l’une ou l’autre personne pour m’assurer qu’on pouvait commencer à traduire. Puis Jean-Edern m’a téléphoné pour me dire : «C’est décidé !»” Pour se lancer dans une telle aventure, il fallait que Janos Molnar de Parno soit particulièrement motivé…

d’après LESOIR.BE (article retiré de publication)


L’Idiot International

Copain comme cochon avec Mitterrand, [Jean-Edern Hallier] n’obtient aucun poste en 1981. Le nouveau président de la République devient son ennemi intime. Hallier balance tout dans l’Honneur perdu de François Mitterrand (Mazarine, etc.), mais ne trouve aucun éditeur. Bon prétexte pour réactiver l’Idiot en 1984 avec Philippe Sollers, Jean Baudrillard, Roland Topor… Mais les problèmes de censure reprennent le dessus. Hallier attend un nouveau coup médiatique pour relancer une troisième fois l’Idiot, le 26 avril 1989 : il sort une traduction sauvage des Versets sataniques. Procès du vrai éditeur de Salman Rushdie, pub, scandale, c’est reparti. L’équipe est nouvelle. Critère de recrutement : il faut une plume et des avis qui vomissent le tiède…

d’après TECHNIKART.COM


Versets Sataniques, la France riposte

[Archives de Libé, 23 février 1989] Une semaine après la fatwa de Khomeiny contre Salman Rushdie, Libération publie le premier chapitre des Versets sataniques. Tandis que le monde de l’édition s’organise. Une semaine après la décision de Christian Bourgois de ‘surseoir’ à la publication de la traduction française du roman de Salman Rushdie, initialement prévue pour le début de l’année 1990, la confusion et l’incertitude qui règnent dans le milieu éditorial français vont peut-être se dissiper. Et une solution semble en vue, du côté du groupe de la Cité, qui permet une parution assez prochaine de la version française de The Satanic Verses.

d’après Antoine de Gaudemar, LIBERATION.FR (20 février 2012)


Difficile de lire le roman (ennuyeux) de Salman RUSHDIE dans sa traduction officielle (et franchouillarde) chez CHRISTIAN BOURGOIS : il n’est plus dans le catalogue de l’éditeur. Notez que le traducteur de Bourgois, dont on comprend le désir d’anonymat, a quand même adopté le pseudonyme d’Alcofribas Nasier soit, dans le désordre : François Rabelais. Il est vrai que Jean-Edern Hallier s’autoproclamait Voltaire dans l’édito du livre-journal paru en premier et ajoutait “L’imprimerie de la Liberté, c’est nous“. Mais qu’est-ce qu’il fabrique, l’égo…?

Patrick THONART


Salman Rushdie placé sous respirateur, son agresseur identifié

© Tribune de Genève

[LESOIR.BE, 13 août 2022] Poignardé vendredi, l’auteur “va sans doute perdre un œil”. Son agresseur, Hadi Matar, est âgé de 24 ans. Ses motifs ne sont pas encore connus. “Les nouvelles ne sont pas bonnes“, prévenait vendredi soir l’agent littéraire américain Andrew Wylie. Quelques heures plus tôt, le célèbre écrivain Salman Rushdie avait été poignardé par un agresseur alors qu’il s’apprêtait à prendre sur la scène du festival de littérature de la Chautauqua Institution, dans le nord-ouest de l’État de New York.

Âgé de 75 ans, Salman Rushdie était en vie, après avoir été prestement évacué en hélicoptère vers l’hôpital le plus proche, à Erie en Pennsylvanie. Mais ses blessures n’augurent rien de bon et il a été placé sous respirateur. Frappé à de nombreuses reprises au cou, au visage et à l’abdomen, “Salman va sans doute perdre un œil, a ajouté Andrew Wylie. Les terminaisons nerveuses dans son bras sont sectionnées, son foie a été poignardé et il est endommagé.

L’auteur des Versets sataniques, qui romançait une partie de la vie du prophète Mahomet et lui valu une fatwa (décret religieux) de l’ayatollah iranien Ruhollah Khomeini le 14 février 1989, aurait repris conscience après une intervention chirurgicale de plusieurs heures, mais il serait sous assistance respiratoire et incapable de parler.

L’agresseur se nomme Hadi Matar, est âgé de 24 ans et serait originaire de Fairview dans le New Jersey, directement en vis-à-vis de Manhattan, le long du fleuve Hudson. Ses motifs ne sont pas encore connus. Les enquêteurs auraient récupéré sur les lieux de l’attentat un sac à dos et plusieurs appareils électroniques, qu’un mandat permettra d’examiner.

Les témoins ont décrit une agression fulgurante, survenue à 10:47 du matin, et une lutte farouche pour neutraliser l’assaillant tandis qu’il continuait de porter des coups de couteau à sa victime. “Il a fallu cinq personnes pour l’écarter, relate Linda Abrams, qui se trouvait au premier rang dans l’amphithéâtre de la fondation à l’origine de l’invitation de Rushdie. Il était juste furieux, complètement furieux. Tellement fort, et juste très rapide.” Un officier de police en uniforme aurait alors réussi à passer les menottes à Hadi Matar, tandis que le couteau ensanglanté tombait de ses mains.

Aussitôt entouré par les spectateurs, Salman Rushdie a dans un premier temps été allongé à même le sol en attendant l’arrivée des secours, tandis que des spectateurs commentaient : “son pouls bat, son pouls bat.”

Le commissaire de police Eugene Staniszewski, de la police d’État de New York, a assuré lors d’une conférence de presse qu’une enquête conjointe avait été ouverte avec le FBI. Agé de 41 ans lors de la fatwa édictée contre lui, sa tête mise à prix plusieurs millions de dollars par le régime chiite iranien, l’écrivain britannique d’origine indienne, qui résidait alors à Londres, avait dû entrer en clandestinité forcée. Cet exil forcé allait se prolonger trois décennies, jusqu’à ce qu’à 71 ans, il se résolve à en sortir. “Oh, il faut que je vive ma vie“, rétorquait-il à ceux qui le conjuraient de rester prudent.

Depuis lors, Salman Rushdie, auteur d’une quinzaine de livres et romans, intervenait régulièrement lors d’événements littéraires et caritatifs, près de New York où il résidait. Et le plus souvent, sans aucune sécurité apparente.

Des réactions enthousiastes en Iran

Son agression a provoqué des réactions enthousiastes parmi les ultra-conservateurs religieux en Iran. Une citation de l’ayatollah Ali Khamenei, remontant à plusieurs années, était abondamment citée en ligne : la fatwa contre Salman Rushdie, assurait le leader religieux iranien, est “une balle qui a été tirée et ne s’arrêtera que le jour où elle atteindra sa cible.”

A Washington, le conseiller à la sécurité nationale Jake Sullivan s’est bien gardé d’incriminer ouvertement Téhéran, précisant toutefois qu’un tel “acte de violence était révoltant“, “priant pour le rétablissement rapide” de l’écrivain blessé. Celui-ci est “un des plus grands défenseurs de la liberté d’expression, a déclaré le modérateur de l’événement littéraire, Ralph Henry Reese, âgé de 73 ans et légèrement blessé au visage lors de l’attaque. Nous l’admirons et sommes inquiets au plus haut point pour sa vie. Le fait que cette attaque se soit produite aux Etats-Unis est révélateur des menaces exercées sur les écrivains par de nombreux gouvernements, individus et organisations.”

Ebranlée, la directrice de l’association d’écrivains PEN America, Suzanne Nossel, a déclaré n’avoir “pas connaissance d’un incident comparable lors d’une attaque publique contre un auteur littéraire sur le sol américain.” […] “L’attaque perpétrée aujourd’hui contre Salman Rushdie était aussi une attaque contre l’une de nos valeurs les plus sacrées, la libre expression de penser“, a pour sa part commenté le gouverneur de l’Etat de New York, Kathy Hochul.

Les Versets sataniques demeurent interdits à ce jour au Bangladesh, au Soudan, au Sri Lanka, et en Inde. Avant Rushdie, le traducteur japonais des Versets, Hitoshi Igarashi, avait été poignardé à mort le 12 juillet 1991 à l’université de Tsukuba, l’enquête pointant du doigt le Corps des Gardiens de la révolution islamique (CGRI), les fameux pasdarans. Son homologue italien, Ettore Capriolo, avait réchappé de justesse au même sort deux semaines auparavant, le 3 juillet 1991 à Milan. L’éditeur norvégien, William Nygaard, a quant à lui été blessé de trois balles à son domicile d’Oslo le 11 octobre 1993, par deux individus ultérieurement identifiés comme un ressortissant libanais et un diplomate iranien.

La fatwa contre Salman Rushdie reste d’actualité, bien qu’un président iranien, Mohammed Khatami, a déclaré en 1998 que Téhéran ne soutenait plus sa mise en œuvre. Al-Qaïda a placé l’écrivain sur sa liste noire en 2010. Deux ans plus tard, une fondation religieuse iranienne aurait même porté la récompense pour son assassinat à 3,3 millions de dollars.

d’après Maurin Picard, lesoir.be


[INFOS QUALITE] statut : mis-à-jour | mode d’édition : rédaction, partage, correction et iconographie | sources : lesoir.be ; liberation.fr ; technikart.com ; collection privée ; Centre culturel de Welkenraedt ; ina.fr | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Collection privée | Rushdie est présent dans wallonica.org : Auprès de quelle cour Salman Rushdie pouvait-il déposer les conclusions suivantes, pour que justice soit faite ? ; L’Idiot International


D’autres incontournables du savoir-lire :

DESJEUX : En l’an 70, la start-up Jésus aurait pu disparaître

Temps de lecture : 9 minutes >

[LEMONDE.FR, article du 3 juillet 2022, cité intégralement dans TRIBUNEJUIVE.INFO] Dans Le Marché des dieux, l’anthropologue Dominique DESJEUX se demande, à travers l’étude des débuts du judaïsme et du christianisme, comment une nouvelle croyance peut s’imposer à toute une société et devenir une “innovation de rupture”. Comment le monothéisme et, plus précisément, le christianisme sont-ils devenus des “innovations de rupture”, au sens où ils sont passés du statut de simple nouveauté à celui d’innovation capable de bouleverser toute une société ? C’est la question posée par Dominique Desjeux dans Le Marché des dieux. Comment naissent les innovations religieuses. Du judaïsme au christianisme (PUF, 2022).

Vous qualifiez votre méthode d’”anthropologie stratégique”, en quoi cela consiste-t-il ?

Quand je m’intéresse à l’histoire, n’étant pas historien de formation, je cherche d’abord à comprendre les “jeux d’acteurs” de la période que j’étudie, les objectifs de ces acteurs, leurs intérêts, leurs stratégies, leurs réseaux, leurs rapports sociaux, leurs alliances, les incertitudes auxquelles ils sont confrontés, etc.

J’ai été formé auprès de Michel Crozier, le père de la sociologie des organisations et de l’analyse stratégique. Son approche met justement l’accent sur les jeux d’acteurs face à des zones d’incertitude. Je l’ai enrichie à travers l’étude de la logistique, de l’imaginaire, du climat. Et j’ai appliqué tout cela à la religion.

Pour faire ce livre, qui m’a pris entre cinq et dix ans de travail, je me suis appuyé sur l’ensemble des sciences, à la fois historiques et exégétiques, de la nature et du vivant. Depuis les années 1990, notamment grâce à l’archéologie, l’histoire du monothéisme ne se fait plus principalement à partir des livres sacrés. L’histoire se lit à partir du contexte, de l’époque, de l’ensemble des acteurs.

Evidemment, je n’explique pas l’histoire par l’action de Dieu. Je suis agnostique au sens scientifique. Cela ne veut pas dire que ceux qui croient que Dieu intervient ont tort : je n’en sais strictement rien. Je me suis simplement appuyé sur l’histoire moderne qui, elle, change complètement la vision qu’on pouvait avoir il y a encore quelques années, au sujet d’Israël en particulier.

Votre enquête démarre aux environs du XIIe siècle avant notre ère. Que se passe-t-il de si important à cette époque ?

Je m’appuie notamment sur les travaux du biologiste et historien des religions Nissim Amzallag, qui a récemment apporté une pièce de puzzle intéressante. Cette époque est une période d’effondrement des grands royaumes méditerranéens : l’Egypte, l’empire hittite, le royaume mycénien. Il y a alors une sorte de transfert de pouvoir vers les Qénites, un peuple de forgerons vivant dans le nord-ouest de l’Arabie et le Néguev, au sud d’Israël. Ce peuple maîtrisait le cuivre, un métal central dans l’économie de l’époque. Et il se trouve qu’il vénérait un dieu du nom de Yahvé, la divinité de la forge.

A cette époque, tout le monde est polythéiste. Même si un peuple vénère un dieu plus qu’un autre, il n’exclut pas l’existence d’autres dieux. Et quand on est polythéiste, on cherche les dieux les plus efficaces. Dans mon enquête, j’essaie de rechercher comment fonctionnent les religions non pas à partir de leurs croyances, mais de leur utilité sociale. Je pense que le succès d’une croyance comme celui d’une innovation reposent sur son utilité sociale. C’est universel : même si on ne l’appelle pas Dieu, une croyance doit assurer la sécurité des populations, assurer les récoltes, la bonne santé, la vie longue.

Dans un monde polythéiste, chaque divinité a une fonction. Et si elle n’est pas efficace, on en change facilement. On peut aussi adopter une divinité qui vient d’ailleurs. C’est peut-être ce qu’a fait le royaume de David : constatant le succès des Qénites, il a peut-être voulu adopter leur dieu qui paraissait si puissant, Yahvé (qui deviendra plus tard le théonyme du Dieu unique d’Israël). C’est une des hypothèses possibles.

Cela ne veut pas dire que le royaume de David est devenu immédiatement monothéiste – c’est même peu probable. Les Hébreux sont devenus monothéistes entre le Xe et le VIe siècle, au moment de l’exil à Babylone. C’est en tout cas à cette période qu’ils ont justifié leur Dieu unique à travers les textes de la Torah, au contact des religions mésopotamiennes. Pendant les siècles qui ont précédé, des batailles ont opposé monothéistes et polythéistes au sein même du peuple hébreu, comme l’illustre l’épisode du Veau d’or dans l’Exode.

Selon vous, comment le monothéisme s’est-il maintenu, voire répandu, face à un polythéisme que vous qualifiez de si “efficace” ?

La réponse, au départ, est peut-être militaire et politique : je pense qu’il y a un lien très fort entre le monothéisme et la centralisation du royaume autour de Jérusalem. Prenons la dynastie hasmonéenne (140-37 avant notre ère), la monarchie des Hébreux issue de la révolte des Maccabées contre l’occupation grecque. Ces dirigeants vont conquérir la Judée, au nord et au sud de Jérusalem, exigeant de la population de se faire circoncire, d’adopter les règles de leur religion. Cela se fait par la force : les religions ne se diffusent pas toutes seules. Pour beaucoup d’innovations, une part de contrainte est nécessaire : regardez aujourd’hui comme les systèmes Google ou Windows s’imposent à nous !

Mais la contrainte n’explique pas tout. La langue et la logistique jouent aussi un rôle essentiel dans la circulation des innovations. Il est important de rappeler que les victoires d’Alexandre le Grand entraînent une hellénisation de toute la Méditerranée. Une langue, le grec, est devenue commune. La Torah est traduite en grec. Une forte urbanisation s’observe aussi, la création de routes commerciales : tout cela va favoriser le développement des synagogues dans plusieurs villes importantes du pourtour méditerranéen.

Se pose, enfin, la question du prosélytisme. Pour qu’une innovation soit acceptée, il faut qu’elle réponde à une attente. Or, aux premiers siècles de notre ère, se développe une sorte d’attente d’un monothéisme, au Moyen-Orient et du côté de Rome. Chez certaines élites, en particulier, se perçoit le désir d’une forme de spiritualité plus sophistiquée que le polythéisme. A lire les textes et les débats religieux du Ier et du IIe siècle, un lien peut être observé entre la diffusion du platonisme, entre une forme d’idéalisation de la pensée, et celle du monothéisme, du Dieu unique.

La population juive au Ier siècle de notre ère représente 6 % à 8 % de la population romaine, selon les estimations les plus fiables. Bien que ces chiffres soient très débattus, ils traduisent une forte présence juive qui ne peut pas s’expliquer uniquement par les déportations ou par un fort taux de natalité chez les membres de la diaspora. Une part de prosélytisme explique sans doute ces chiffres. La présence de synagogues tout autour de la Méditerranée l’atteste aussi.

Pourtant, c’est l’”innovation” du christianisme qui s’est le plus répandue… Comment l’expliquez-vous ?

Au départ, l’objectif de Jésus n’était pas de créer une religion, mais de purifier le judaïsme. Lorsqu’il est mort, son frère Jacques a pris la suite, et lui non plus ne voulait pas organiser une nouvelle religion. En l’an 70, les trois “leaders”qui avaient suivi Jésus – Jacques, Pierre et Paul – sont morts. La “start-up” Jésus aurait donc pu disparaître. Au même moment, le Temple de Jérusalem est détruit par les Romains. Pour moi, c’est la clé de l’histoire.

La religion juive est alors menacée dans sa survie. La caste des prêtres disparaît. Il n’existe plus aucune structure. Et deux “stratégies” se mettent en place. Les adeptes de la première décident de se “recentrer sur leur cœur de métier” : ils vont se resserrer autour des règles de la Torah, ce qui donnera le judaïsme rabbinique. Les partisans de cette stratégie ne céderont rien sur la circoncision, les règles alimentaires. Face à cela, d’autres font au contraire le choix d’une stratégie d’ouverture et de prosélytisme envers les païens.

C’est, toutes proportions gardées, un peu ce qui se passe aujourd’hui dans une entreprise entre ceux qui disent qu’il ne faut faire que du local et ceux qui veulent faire de nouvelles alliances au niveau mondial, quitte à faire un peu différemment.

Un débat entre juifs s’est opéré. Il s’est diffusé dans toutes les synagogues et autour de la Méditerranée. Les juifs les plus “progressistes” vont alors se référer à un rabbin du nom de Jésus, qui prônait une certaine souplesse quant aux règles. Celui-ci proclamait, entre autres, qu’au lieu de procéder à des purifications tous les jours ou à chaque cérémonie, il n’y aurait qu’une seule purification : le baptême, qui lave des péchés.

Ils vont en outre se référer à Paul de Tarse, lui aussi très accommodant quant aux prescriptions religieuses : abandon de la circoncision, des règles alimentaires, etc. Il y a là quelque chose de fondamental pour la diffusion d’une innovation : la baisse de la charge mentale, du temps de “formation”, d’assimilation.

© bbc
Vous soulignez également l’importance de la promesse en la vie éternelle, qui a reçu beaucoup d’écho chez les Romains. Vous allez même jusqu’à la comparer à la publicité d’aujourd’hui…

La publicité peut se définir comme l’enchantement des produits, des biens et des services. Une façon d’enchanter la réalité. A partir d’un objet, on ajoute un “packaging”, un nom, un slogan, etc. En développant ma métaphore (discutable, j’en conviens), on peut rapprocher cela de la transsubstantiation chez les catholiques : lors de l’eucharistie, le pain et le vin deviennent le corps du Christ, ils deviennent une divinité. La substance change. Selon moi, c’est le même procédé avec la publicité. Elle transforme un objet ordinaire en un objet extraordinaire. Elle en fait une “divinité”, en quelque sorte. D’ailleurs, à regarder le lexique publicitaire, il y a un vocabulaire incroyablement religieux : il est question d’être “fidèle” à une marque, d’”engagement”, de “promesse”, etc.

Une innovation doit comporter des éléments qui s’adressent à l’imaginaire du public, pour lui donner du sens. La publicité permet cela, de même que la promesse en la vie éternelle. Il s’agit d’une croyance ancienne des juifs puisqu’elle date, au moins, de la révolte des Maccabées contre les Grecs (175 à 140 avant notre ère). A cette époque, il s’agissait de comprendre comment quelqu’un qui respecte les lois de Dieu peut perdre le combat et mourir. L’idée d’une vie éternelle, d’une récompense des serviteurs de Dieu dans l’au-delà répondait à ce questionnement. Les chrétiens vont la reprendre et la diffuser, ce qui aura un impact considérable sur l’imaginaire des Romains.

Pour fonctionner, une innovation doit aussi s’adapter à sa culture de réception. Comment cela s’est-il produit avec le christianisme ?

En faisant du christianisme sa religion personnelle, l’empereur Constantin, au IVe siècle, opère un tournant. Selon moi, sa décision est liée à la grande crise monétaire qui impacte l’empire à cette époque. Après cette conversion, le paganisme n’est en effet plus considéré comme une religion d’Etat. L’empereur peut alors se servir de l’or qui se trouvait dans les temples.

Les chrétiens vont ensuite devenir les alliés du pouvoir. Petit à petit, ils vont intégrer la fonction publique romaine, puis y devenir majoritaires. Ils vont également assimiler des éléments de la culture romaine : l’eau bénite, les cierges, les ex-voto, l’encens, etc. Ce qui sera même théorisé par des auteurs comme saint Augustin ou saint Jérôme, qui font de ces “emprunts” une condition du développement du christianisme. Ce que j’appelle “l’innovation de réception” : pour qu’une innovation se développe, il faut sans arrêt la transformer et l’adapter à la population de réception. C’est selon moi l’étape la plus importante dans le processus de constitution d’une innovation de rupture.

A ce propos, vous qualifiez le récit de la condamnation de Jésus de “cas d’école”. Pourquoi ?

Historiquement, cela fait peu de doute : c’est bien le Romain Ponce Pilate qui a condamné Jésus. Ponce Pilate avait probablement horreur des juifs parce que beaucoup d’entre eux se sont révoltés contre Rome. Mais pour convertir les Romains, il fallait atténuer cet aspect quelque peu négatif concernant l’un des leurs.

Les Évangiles vont donc rapporter que ce sont d’abord les autorités juives qui ont condamné Jésus à mort pour blasphème. Ils affirment que le Sanhédrin, le tribunal de Jérusalem, s’est réuni de nuit pour le procès. Or, cela est historiquement peu plausible : le Sanhédrin ne se réunissait jamais de nuit. Mais à Rome, qui sait cela ? Les chrétiens ont donc raconté une histoire pour convaincre les Romains. C’est une forme de”storytelling“.

Crise du cuivre, grandes sécheresses, exil à Babylone, effondrement du Temple… Les crises sont au centre de votre analyse. Pourquoi sont-elles si importantes ?

Les innovations ont parfois besoin des crises pour se diffuser, car celles-ci ouvrent des fenêtres d’opportunité. A chaque crise, des personnes vont perdre, des systèmes vont s’effondrer. Et en même temps, c’est un moment de renouveau, d’adoption de nouvelles pratiques. C’est à la fois, comme toujours, négatif et positif.

Il existe d’ailleurs des parallèles entre les crises antiques et celles d’aujourd’hui : crises climatique, militaire avec la guerre en Ukraine, sociale, monétaire… Je pense que l’étude des crises passées nous donne des outils intellectuels pour comprendre un tant soit peu la situation. L’incompréhension génère de l’angoisse. Et l’angoisse ouvre la porte aux solutions faciles et aux régimes populistes.

D’après l’interview de Gaétan Supertino


EAN 9782130836018

Dominique Desjeux n’est pas un historien des religions. Anthropologue, professeur émérite à la Sorbonne, il a passé sa vie à analyser les processus d’innovations en tous genres.
Ses travaux vont de la paysannerie congolaise aux objets électriques dans la vie quotidienne en France, en passant par l’essor de la société de consommation en Chine.
Il en a tiré une méthode de travail, qu’il applique aujourd’hui aux religions, en particulier à la naissance du judaïsme et du christianisme.

 


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LIOGIER : Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme

Temps de lecture : 6 minutes >

[BONPOURLATETE.COM, 18 septembre 2017] Comment le bouddhisme peut-il engendrer la violence et la haine ethnique? C’est la question posée par la tragédie des Rohingyas de Birmanie. Pour le cinéaste Barbet Schroeder, converti au bouddhisme par idéal pacifiste, c’est la question de toutes les désillusions. Il y apporte une réponse désespérée dans Le Vénérable W (2017). Raphaël Liogier, sociologue des religions, documente le constat : le bouddhisme, que nous adorons idéaliser, n’échappe pas à la tentation fondamentaliste. Dans une interview parue en 2015, il avertit : le cas de la Birmanie n’est pas isolé. Un pan-nationalisme bouddhiste anti-islam se développe en Asie du Sud-est.

La violence au nom du bouddhisme, c’est un phénomène nouveau ?

Non, elle a déjà existé dans l’histoire. Les kamikazes zen durant la Seconde Guerre mondiale étaient, avant d’être envoyés au sacrifice, nourris de sermons. Ils y apprenaient à abandonner leur ego au nom du grand Japon, assimilé à la vacuité, objet de la quête bouddhiste.

Mais la notion de non-violence est bien un concept central du bouddhisme originel ?

Elle vient plutôt du djaïnisme, cette religion minoritaire indienne qui était celle de Gandhi. Dans le bouddhisme, la notion est moins centrale. Ce qui est fondamental, c’est l’idée que le désir engendre la souffrance. C’est également le souci de ne pas engendrer la souffrance d’autrui. Mais un principe de base peut donner lieu à toutes sortes d’interprétations. Ainsi, le samouraï, en tuant l’ennemi, lui épargne une vie de souffrance et d’aveuglement. Il est de la sorte autorisé à tuer s’il le fait au nom d’un bien supérieur.

Il n’y a donc pas une spécificité non violente du bouddhisme, et de malheureuses distorsions subséquentes du message originel ?

Tout dépend de ce qu’on entend par message originel. Par rapport au message du Bouddha, bien sûr, il y a distorsion. Tout comme il y en a eu par rapport au message de Jésus. En théorie, comme le christianisme et la plupart des religions, le bouddhisme n’est pas violent. Et, pourtant, comme les autres religions, il a nourri la violence à un moment ou un autre de son histoire. Il n’y a pas de spécificité bouddhiste, c’est une religion comme les autres. Tout le monde se réfère à la tradition, mais la tradition comprend toujours une part de négociation avec le message originel.

Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Le moine politicien, engagé dans les conflits et détenteur de pouvoir, c’est aussi dans la tradition ?

Originellement, non : le moine est un mendiant, qui abandonne tout pouvoir et toute possession. Mais dans l’histoire de la Birmanie, du Sri Lanka, de la Thaïlande, oui, le moine engagé, voire chef de guerre, est une figure ancienne. Dans la construction des Etats modernes tout particulièrement, le bouddhisme a joué un rôle important pour alimenter le nationalisme.

Pourquoi la violence bouddhiste éclate-t-elle particulièrement au Sri Lanka et en Birmanie ?

Au Sri Lanka, depuis longtemps, la religion est instrumentalisée dans le conflit interethnique, qui est très ancien. En Birmanie, une partie du clergé bouddhiste a activement participé à la construction du régime militaire et constitue actuellement encore un véritable pouvoir parallèle. Il y a dans ce pays aussi un ethnocentrisme très fort, qui vire parfois au racisme. Tout cela dans un contexte plus général: celui de l’émergence, à l’échelle de l’Asie du Sud-Est, d’un pan-nationalisme tourné contre l’islam, sur fond d’insécurité identitaire. Le discours qui l’alimente rappelle beaucoup celui de la défense de l’Occident chrétien.

Le bouddhisme aussi a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident.

Ce fondamentalisme est-il un phénomène marginal ou faut-il craindre son expansion ?

Le fondamentalisme est en expansion, mais c’est un phénomène mondialisé. Globalement, à l’échelle de la planète, on observe aujourd’hui trois tendances qui font système et dépassent les différences entre religions : celle du spiritualisme, axé sur la quête de sens et la méditation. C’est un courant qui a beaucoup de succès dans les pays riches. Il y a ensuite le charismatisme, qui met l’accent sur l’émotion collective et qui est surtout le fait du protestantisme évangélique, en Afrique, en Amérique latine, en Asie et aux Etats-Unis, surtout dans les populations défavorisées. Et puis il y a le fondamentalisme, alimenté par le rejet, le retour vers le passé, le refus de l’ouverture. C’est une posture réactive, qui existe dans toutes les religions et se développe surtout là où les populations souffrent d’un manque de reconnaissance de soi.

Comme dans les pays du Moyen-Orient ?

Oui, ce qui se passe avec l’islam et ses dérives au Moyen-Orient n’a rien à voir avec l’islam lui-même. C’est une conséquence de l’histoire : les populations de cette région ont été particulièrement humiliées par la puissance occidentale. Pour parler comme les psychanalystes, il y a eu une grande blessure narcissique qui a engendré un désir de vengeance. En Asie aussi, le bouddhisme a servi de levier anticolonialiste, mais avec cette spécificité : c’était une religion admirée en Occident, et cela dès le XIXe siècle. La blessure narcissique était donc moins grande, et le fondamentalisme s’est développé à une échelle moindre.

Mais cette religion que nous admirons tant n’est pas réelle, expliquez-vous…

Le bouddhisme qui séduit les Occidentaux est un fantasme, une sorte de mise en scène planétaire et suresthétisée de traditions qui n’ont jamais existé de cette manière. Le paradoxe, c’est que le bouddhisme s’est transformé en Asie même pour ressembler au fantasme occidental. Aujourd’hui, les temples et les moines constituent une attraction touristique majeure. Et pour être sur la photo, il faut être une sorte d’hyperbouddhiste exotisé…

Le touriste cherche en Birmanie un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Prenons l’exemple du fameux monastère aux 3.000 moines, le Mahagandayon de Mandalay, un passage obligé du touriste en Birmanie : on y croise plus de photographes que de moines…

L’exemple le plus spectaculaire est chinois : c’est celui de l’ancien monastère de Shaolin, qui abrite traditionnellement des moines-guerriers. Il y a cinquante ans, il était vide et abandonné. Puis il a été rouvert et peuplé de moines-gymnastes, plus gymnastes que moines, qui font le tour du monde avec leurs spectacles d’arts martiaux. Il s’agit d’une reconstitution pure et simple, entièrement tournée vers le tourisme et le public. Dans le cas du monastère birman, il y a une continuité entre la tradition et ce qui est donné à voir aux touristes. Mais cette tradition est suresthétisée à leur intention.

A voir ces moines qui vivent sous l’œil des appareils photo, on se demande ce que devient leur vie intérieure : la quête spirituelle qui devrait être la leur n’est-elle pas complètement dévoyée ?

C’est vrai qu’ils sont comme des acteurs dans une sorte de Disneyland religieux. Tout de même, ce qu’il faut savoir, c’est que ce cérémonial tourné vers le public fait partie de la tradition du bouddhisme Theravada, pratiqué notamment en Birmanie et en Thaïlande. Dans cette voie des anciens, où le nirvana ne peut être atteint que par les moines, ces derniers sont de deux catégories : les moines de la forêt, essentiellement tournés vers la méditation, et les moines des villes, qui sont là pour faire le lien avec l’extérieur et nourrir la religiosité populaire. Les moines des villes mettent l’accent sur le cérémonial, les offrandes et la récitation en pali, un idiome ancien que personne ou presque ne comprend, y compris parmi les moines.

Une religiosité qui frôle la superstition, c’est en tout cas l’impression que l’on a en Birmanie…

Vous n’êtes pas la seule à réagir ainsi. Le paradoxe, c’est qu’aux yeux des Occidentaux en quête de spiritualité, le modèle le plus intéressant est celui des moines de la forêt. Parmi ses premiers importateurs en Occident, il y a les soldats états-uniens basés en Thaïlande pendant la guerre du Vietnam. Certains, après leur démobilisation, sont restés sur place, avec les moines de la forêt, pour chercher à retrouver une sérénité existentielle. Avant de rentrer chez eux avec leur bagage bouddhiste. La demande du touriste en Thaïlande ou en Birmanie, elle, est différente de celle de l’Occidental engagé dans une quête spirituelle : il cherche un monde-musée, une mise en scène de traditions, quitte à ce qu’elles soient surjouées.

Anna LIETTI


Raphaël Liogier © DR

Sociologue et philosophe français, Raphaël Liogier dirige depuis 2006 l’Observatoire du religieux. Il a publié en 2008 A la rencontre du dalaï-lama et observe comment le bouddhisme s’est imposé comme la “bonne” religion. Ses travaux portent sur l’évolution des croyances au niveau mondial et décrivent l’émergence d’un «individuoglobalisme». On lui doit également :

        • Souci de soi, conscience du monde. Vers une religion globale ? (2012),
        • Le bouddhisme mondialisé (2004).

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Splendeur et misère du hula

Temps de lecture : 7 minutes >

L’histoire du hula est intimement mêlée à celle de Hawaii, son évolution suit celle du pouvoir politique ainsi que les mutations de la société. La situation de la danse avant la découverte des îles par les Européens demeure bien évidemment inconnue, faute de témoignages écrits ou iconographiques. Seuls les récits des premiers explorateurs, dont James Cook qui découvrit l’archipel en 1778, permettent d’appréhender la réalité. Cook lui-même n’a pu assister à une cérémonie de hula, il écrit : “Nous ne vîmes pas les danses dans lesquelles ils se servent de leurs manteaux et bonnets garnis de plumes ; mais les gestes des mains que nous vîmes à d’autres occasions, quand ils chantaient, nous montrèrent qu’elles doivent ressembler à celles des îles méridionales,  bien qu’il y ait moins d’art dans leur exécution. “

Ce n’est qu un demi-siècle plus tard, avec Willlam Ellis, que vont apparaître les premières descriptions de la danse et que le terme de hula, alors transcrit “hura“, va faire son apparition dans la langue anglaise. La danse et le chant, qui composent le hula, forment un tout indissociable, à caractère sacré. La danse ne constitue donc pas un divertissement, accessible à tous, mais bien un rite, confié à un corps de danseurs spécialement éduqués et entraînés, soumis à la stricte observance de tabous (kapu, en hawaiien). Si, à l’origine, les interprètes étaient aussi bien des hommes que des femmes, seuls les hommes pouvaient pratiquer le hula durant les cérémonies du culte au temple. Ce n’est que plus tard, lorsque les guerres, puis les cultures, occupèrent trop les hommes pour leur permettre de consacrer les années d’entraînement rigoureux nécessaires à la formation d’un danseur de hula, que les femmes prirent leur place.

Nathaniel B. Emerson fait le récit d’une scène d’initiation de danseurs de hula ; ainsi découvre-t-on que, le jour précédent son admission dans la corporation, peu avant minuit, le danseur se plongeait, en compagnie des autres, dans l’océan. Ce “bain de minuit” était soumis à un rituel bien particulier : la nudité totale, considérée comme “l’habitat des dieux“, était requise et, à l’aller comme au retour, il n’était permis que de regarder devant soi; se retourner, regarder à gauche ou à droite était formellement proscrit.

Les dieux auxquels les danses étaient consacrées, dans l’espoir de se les concilier, étaient nombreux mais, parmi ce panthéon, Laka était considérée comme la protectrice (“au-makua“) du hula ; des sacrifices lui étaient offerts, des prières et des chants lui étaient dédiés qui révèlent l’étendue de son domaine : “Dans les forêts, sur les crêtes des montagnes se tient Laka, Séjournant à la source des brumes, Laka, maîtresse du hula…”

Le terme de hula est en fait un terme générique, regroupant une variété de styles dont le nom évoque généralement les gestes ou les instruments utilisés. Ainsi, par exemple, en est-il du hula kala’au, les kala’au étant des bâtons de bois, de longueurs inégales, que l’on frappe l’un contre l’autre. William Ellis en donne une description précise : “Cinq musiciens avancèrent d’abord, chacun avec un bâton dans la main gauche, de cinq ou six pieds de long, environ trois ou quatre pouces de diamètre à une extrémité et se terminant en pointe de l’autre. Dans sa main droite, il tenait un petit bâton de bois dur, de dix à neuf pouces de long, avec lequel il commença sa musique, en frappant le petit bâton sur le grand, battant la mesure tout le temps avec son pied droit sur une pierre, placée sur le sol, à côté de lui, dans ce but. “

Autre danse décrite par Ellis, le hula solennel ou hula ‘ala’apapa est accompagné du ipu huta, “une grande calebasse, ou plutôt deux, une de forme ovale d’environ trois pieds de haut, l’autre parfaitement ronde très soigneusement attachée à celle-ci, ayant aussi une ouverture d’environ trois pouces de diamètre au sommet”, toujours selon Ellis. On peut encore citer le hula noho i lalo (danse assise), le hula pa’i umauma (où l’on frappe sur une caisse), le hula pahu (danse du tambour), le hula kuolo (danse agenouillée), le hula’uli ‘uli…

Les instruments le plus couramment utilisés sont donc les bâtons de bois (kala’au), la calebasse (ipu hula), le tambour (pahu hula) composé d’un rondin évidé sur lequel est tendue une peau de requin, la gourde-hochet (‘uli’uli), les bracelets en dents de chiens (kupe’e niho ‘ilio), le bambou (pu’ili)… En fait, les trois grandes familles d’instruments sont représentées par les quelque dix-sept instruments dénombrés par les musicologues.

Le roi David Kalakaua devant Iolani Palace (Honolulu) © fr.m.wikipedia.org

Intimement liée à la religion, la danse va suivre son déclin. La société hawaiienne, soumise à un système de kapu strict, va progressivement connaître une mutation. Kamehameha Ier avait réussi pour la première fois l’unification de l’archipel (vers 1795), accroissant son prestige et celui de la fonction royale. À un système politique fort et autoritaire correspondait une religion omniprésente aux mains d’un clergé puissant ; le roi est alors assimilé aux divinités. À la mort de Kamehameha Ier, en 1819, son fils Liholiho règne sous le nom de Kamehameha II. Le jeune roi est soumis à la pression de sa mère et de l’épouse favorite du roi défunt, Kaahumanu, qui cherchaient à affaiblir le pouvoir des prêtres. En effet, la religion est un obstacle à l’ambition de ces femmes, puisque les kapu les excluent, notamment, des débats politiques. Ainsi Kamehameha II décidera-t-il l’abandon de la religion de ses ancêtres et ceci avant même l’installation des premiers missionnaires. Ces derniers, à leur arrivée, trouveront donc une société en pleine mutation, à la recherche de nouvelles valeurs et s’implanteront d’autant plus facilement.

Les missionnaires vont introduire les chants religieux, les hymnes qui vont séduire les Hawaiiens pour qui ce type d’harmonie est inconnu. Les hommes d’église vont jouer de cette fascination pour mieux introduire leur religion ; les Hawaiiens vont apprendre ces hymnes (appelés par eux himeni) par cœur, avec l’influence que l’on devine sur leurs compositions musicales ultérieures et même sur l’orchestration des hula traditionnels. De plus, les missionnaires vont user de leur influence pour interdire le hula, jugé obscène en raison de la lascivité de certains de ses gestes.

A partir de cet instant, l’occidentalisation de la musique hawaiienne est inéluctable : de nouveaux instruments sont introduits par les immigrants (la guitare, venant de la côte ouest des États-Unis, la braguinha, venant de Madère, et désormais appelée ukulele) Cet instrument, qui passe pour typiquement hawaiien, est donc une importation récente. Le roi Kamehameha V lui-même décide de s’attribuer un orchestre royal à l’instar des souverains européens ; il demande au gouvernement prussien de lui envoyer un chef-d’orchestre confirmé : c’est ainsi que Heinrich Wilhelm Berger débarque à Hawaii, en 1872. Berger, naturalisé Hawaiien en 1879 et surnommé le “Père de la musique hawaiienne”, va arranger à l’occidentale de nombreux chants hawaiiens et composer bon nombre d’œuvres “dans le style hawaiien”, achevant le processus d’occidentalisation de la musique.

C’est également dans la seconde moitié du XIXe siècle que va affluer la main-d’oeuvre d’origine étrangère, en raison notamment de l’essor de la production du sucre. En effet, les Hawaiiens considéraient qu’ils avaient assez de terres pour satisfaire leurs propres besoins. Le labeur monotone des plantations ne les attirait nullement ; ainsi décida-t-on de faire venir des Chinois en leur offrant des contrats de travail à long terme. Il en ira de même des Japonais, des Philippins, des Portugais… Les mariages mixtes vont très vite se multiplier et Hawaii va devenir une société pluri-culturelle, perdant aussi de son identité.

Le règne de David Kalakaua (1874-1891) se caractérise par une “renaissance hawaiienne”. Le roi, soucieux de ses prérogatives, fait promulguer une nouvelle constitution qui restaure l’autorité royale. De même, il suscite un retour aux valeurs hawaiiennes traditionnelles. Sous son règne, le hula, agonisant parce que jugé obscène par les missionnaires, ressuscite. Un pan entier de la culture hawaiienne est néanmoins à jamais perdu et, malheureusement, cette renaissance finira avec la disparition du souverain.

La reine Liliuokalani et la couverture de son oeuvre © homeyhawaii.com

Sa soeur, la reine Liliuokalani, est elle-même compositrice, mais elle opère une sorte de synthèse entre les thèmes hawaiiens anciens et les influences occidentales qui aboutit à une production assimilable à de la variété. Sa création la plus célèbre, Aloha Oe est un “hit” à Hawaii depuis plus de quatre-vingts ans. Malgré les conseils de son entourage, la reine Liliuokalani cherchera à poursuivre, sur le plan politique, le projet de son frère : renforcer le pouvoir royal. Les Américains, dont les intérêts financiers dans le royaume sont d’importance, voient cela d’un mauvais œil. En janvier 1893, avec l’aide des marines, un groupe de citoyens américains renverse la reine et la contraint à abdiquer. Un gouvernement provisoire est constitué par des citoyens américains, qui proclame la république. Le 14 juin 1900, Hawaii devient, malgré elle, un territoire américain.

L’américanisation achèvera l’acculturation : désormais, c’est le jazz qui domine la scène musicale et les airs traditionnels sont accommodés à cette sauce. Sur le continent américain, les danseurs de hula se produisent en attraction dans les music-halls et les cirques. Hollywood récupère le hula, dont elle fait un accessoire de sa machine à fabriquer du rêve. Elvis Presley interprétera le Aloha Oe de la reine Liliuokalani et, dans les années ’50, le hula va inspirer une nouvelle mode, celle du hula hoop (le terme fait son entrée dans la langue anglaise en 1958). Le 21 août 1959, Hawaii devient le cinquantième état des Etats-Unis.

Il faut attendre les années ’70 pour voir se dessiner une réaction à cette acculturation massive. De jeunes Hawaiiens cherchent à retrouver les chants et les gestes de leurs ancêtres et, en quête d’authenticité, questionnent les anciens. C’est seulement à cette époque que les mouvements corporels retrouvent de cette lascivité qui les avait fait proscrire par les missionnaires. Mais faute de témoignages suffisants, ces reconstitutions, comme celles de l’époque de Kalakaua, sont hypothétiques. Aussi d’aucun préfèrent-ils créer de nouvelles chorégraphies, inspirées de la tradition ; par exemple, une nouvelle version de la cérémonie d’initiation est instituée, basée en partie sur les récits d’Emerson. Cela atteste néanmoins d’une volonté, de la part d’une population jeune, devenue minoritaire sur le territoire de ses ancêtres, de retrouver son identité et d’en assurer la pérennité.

Parallèlement, le développement du tourisme, devenu la première source de revenu de l’archipel, favorise l’éclosion de spectacles soi-disant traditionnels ; on assiste ainsi à une évolution paradoxale : d’une part des spectacles “grand public” livrant une imagerie hollywoodienne et, d’autre part, de nouvelles écoles de hula cherchant à retrouver une gestuelle et, partant, une philosophie proches de la tradition.

Philippe Vienne

  • Image en tête de l’article : danseuse hawaiienne, années ’60 © Alan Houghton
  • Cet article est une version remaniée d’un article publié dans la revue “Art&fact” n°11 (1992), sous le titre “Le Hula, splendeur et misère de la danse à Hawaii“, où l’on trouvera les notes et références bibliographiques.
  • Plus de Hawaii sur wallonica.org…

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Une cathédrale médiévale émerge des sables au Soudan

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C’est une découverte archéologique exceptionnelle que viennent de faire des chercheurs polonais sur les bords du Nil.

Fondée au Ve siècle, la capitale du royaume de Dongola (au nord du Soudan) a connu il y a plus de quinze siècles un développement rapide. Placé sur la route reliant la Nubie et l’Égypte, ce micro-État, aussi connu sous le nom de Makurie, tira, semble-t-il, sa prospérité de l’exploitation de mines, mais aussi de la présence d’oasis permettant aux caravanes de faire halte sur son territoire. Son histoire est cependant mal connue. A-t-il été fondé par la tribu nubienne portant le nom de Makkourae  ? C’est ce que laisse entendre le chercheur américain William Y. Adams (1927-2019), qui a publié, en 1977, une recension des manuscrits de l’époque ptoléméenne qui évoquent les débuts de ce royaume. Mais rien n’est moins sûr.

Christianisés par des missionnaires provenant probablement d’Anatolie, au VIe siècle, les monarques de Dongola auraient fait ériger une grande cathédrale à l’époque médiévale. C’est du moins ce qu’avancent les chercheurs de l’université de Varsovie qui ont exhumé, en mai dernier, les fondations d’un vaste bâtiment qu’ils pensent être religieux, sur la rive orientale du Nil. Un palais, un cimetière et des ateliers de poteries avaient déjà été identifiés, en 2018, dans cette région qui fut islamisée après le XIVe siècle. Une église et un monastère avaient aussi été retrouvés sur place lors de précédentes campagnes de fouille.

Des dimensions inhabituelles pour la région

Le bâtiment récemment sorti des sables présente des dimensions inhabituelles dans la région. La forme de ses fondations et la présence de ce qui ressemble à une abside, large de 25 mètres, laissent entendre que cet édifice, orienté à l’est, était un important sanctuaire. D’autant qu’une tombe y a été retrouvée. Elle pourrait être celle d’un des premiers évêques du royaume de Makurie. Cette structure est cinq fois plus imposante que celle qui avait été découverte dans les années 1960 dans la ville de Faras, plus au sud. Où des inscriptions avaient permis de déterminer la présence de la sépulture d’un autre évêque, prénommé Jean, et ayant vécu autour de l’an mille.

Une reconstitution en trois dimensions du bâtiment indique qu’il disposait probablement de trois étages et d’au moins un dôme. “Ce devait être l’édifice le plus imposant de la ville, couvrant à l’époque 200 hectares”, énonce Artur Obłuski, qui dirige les fouilles pour le compte du Centre polonais d’archéologie méditerranéenne de l’université de Varsovie (PCMAUW). Des murs peints datant des Xe et XIe siècles ont été retrouvés. Ils représentent des personnages alignés sur deux rangs. Ces fresques devaient atteindre trois mètres de haut. Elles pourraient être celles d’apôtres. Une équipe du département de conservation et de restauration de l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie, travaillant sous la supervision du professeur Krzysztof Chmielewski, tentera d’en restituer le motif très dégradé.

Les fouilles du site du vieux Dongola doivent se poursuivre jusqu’au début de l’année prochaine. Ce n’est qu’à la fin des travaux d’excavation qu’une date précise de construction de cette cathédrale pourra être avancée. “Il y a probablement d’autres peintures et inscriptions sous nos pieds”, émet Artur Obłuski. Un bâtiment voisin ayant abrité des bains est également exploré par l’équipe polonaise. [d’après LEPOINT.FR]

  • image en tête de l’article : le chantier de fouilles © PCMAUW/Mateusz Rekłajtis

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Pourquoi cette disgrâce du latin dans l’enseignement ?

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Pourquoi le latin, cette langue dans laquelle on forme les élites aux Temps Modernes, va-t-il finir par n’être plus qu’une matière optionnelle, enseignée quelques heures par semaine ? Pourquoi cette disgrâce ? Christophe Bertiau, assistant chargé d’exercices à l’Université libre de Bruxelles, nous explique l’usage du latin à travers les siècles et notamment au 19e siècle.

Première mort du latin au Ve siècle et renaissance

A la fin de l’Empire romain d’Occident, vers la fin du Ve siècle, la culture latine a, dans un premier temps, tendance à se perdre. Toutefois, les missionnaires qui partent dans les îles britanniques vont la conserver et vont maintenir ces traditions vivantes. C’est de là que va partir un mouvement progressif de rénovation de l’enseignement en Europe. On va rétablir des écoles où le latin sera enseigné tel qu’on le faisait vers la fin de l’Empire.

L’idéal pédagogique de cet apprentissage est au service de la foi chrétienne, car l’enseignement vise avant tout à former des religieux, le latin étant une langue très importante pour l’Eglise.

Le règne de Charlemagne à la fin du VIIIe s. et au IXe s. va accélérer ce mouvement. Il réforme l’institution scolaire, il crée l’Ecole Palatine, à Aix La Chapelle, très importante pour les élites de l’époque. Il va aussi promulguer deux textes très importants pour renforcer l’apprentissage du latin à l’école.

Cette langue n’est pourtant déjà plus du tout une langue maternelle à l’époque. Les langues modernes commencent à se développer ou à s’émanciper du latin, dans le cas des langues romanes. Malgré tout, le latin reste parlé, il reste une langue de communication, principalement pour l’Eglise.

L’Humanisme va redécouvrir des manuscrits, mettre l’accent sur l’Antiquité classique et contribuer fortement à rehausser les exigences de l’apprentissage du latin. On est encore dans un enseignement tout à fait religieux, mais il devient compatible avec une époque qui n’est pas chrétienne. Les enseignants dispensent leurs cours en latin, les élèves répondent en latin et travaillent avec des manuels latins.

Déclin du latin à partir du XVIIIe et du XIXe siècle

Au fil du temps, les langues nationales vont prendre le relais du latin dans ses usages pratiques. Les usages du latin diminuent petit à petit, à la faveur d’une réévaluation des langues modernes qui prennent le relais dans de nombreux domaines, y compris scientifiques. Le mouvement va s’accélérer au cours du XVIIIe siècle. Le protestantisme met par ailleurs l’accent sur le vernaculaire pour communiquer avec les fidèles.

Le latin, en subissant une réduction drastique de ses usages comme langue vernaculaire, au profit du français à l’international et au profit des langues nationales au sein même des Etats, meurt ainsi une nouvelle fois.

Il reste toutefois dominant dans l’enseignement au moins jusqu’à la fin du XIXe siècle, mais on assiste à la sécularisation de l’enseignement, à sa centralisation par les pouvoirs politiques, qui cherchent à reprendre la main dans ce domaine. Il est de plus en plus concurrencé par d’autres matières jugées plus en phase avec la société moderne, telles que l’histoire, axé davantage sur un passé plus récent, les sciences naturelles ou les langues modernes.

Le latin est utilisé, entre 1550 et 1750, par la République des Lettres, la Res Publica Litterarum, une communauté de savants qui se servaient de cette langue comme trait d’union et pour transcender les divisions nationales et les conflits politiques. Il est aussi utilisé au niveau diplomatique, pour éviter les tensions entre les peuples. Il est nécessaire pour avoir accès à l’université et pour exercer une position importante dans la société ou dans la fonction publique.

L’Eglise catholique se rend compte que la langue nationale est importante pour s’adresser au plus grand nombre ; le protestantisme l’avait déjà bien compris. Dans la pratique, elle est donc obligée de faire des compromis, c’est ainsi que la Bible est traduite en vernaculaire, dont le français.

“Le XIXe siècle est une période très ambiguë. Il y a sans arrêt des tensions entre des forces plus traditionnelles et des forces de modernisation de la société”, observe Christophe Bertiau.

Pour lui, ce n’est pas nécessairement la sécularisation qui a provoqué le déclin du latin. C’est plutôt l’ascension d’une certaine frange de la bourgeoisie. “On dit souvent que c’est le prestige du français qui, sur le long terme, a détrôné le latin, mais il y a aussi une frange de la société tournée vers des activités commerciales ou industrielles, qui va chercher à utiliser l’école comme un instrument pour acquérir des compétences, pour professionnaliser les jeunes.”

En Belgique

Le latin va bien résister à la fin de l’Ancien Régime, mais des débats agiteront régulièrement la société belge à propos de la langue à utiliser pour certaines applications, comme la pharmacopée par exemple : le latin est, pour les médecins et les pharmaciens, une manière de garder un certain prestige.

Notamment en 1848, à propos de la statue de Godefroid de Bouillon à installer sur la Place Royale de Bruxelles, on s’interrogera sur la langue à utiliser pour les inscriptions sur ses bas-reliefs.

La langue de l’épigraphie avait jusque-là été, de manière assez dominante, le latin. On votera au final pour le latin et l’italien. Aujourd’hui, les inscriptions de la statue sont en français et en néerlandais.

Le latin permet d’unir des gens à l’international, il permet d’éviter des tensions entre langues nationales, mais il ne permet pas nécessairement la bonne compréhension de tout le monde au sein du pays…

Latin ou français ?

En Flandre, au moins depuis le XVIIIe siècle, la bourgeoisie parlait français. C’était sa langue de prédilection et cette francisation s’était encore renforcée sous le régime français. Petit à petit, un mouvement flamand va chercher à revaloriser l’usage du néerlandais et, en même temps, à critiquer l’usage du latin.

Un premier nationalisme, élitaire, va très bien s’accommoder du latin. Mais un autre nationalisme va se développer, qui va chercher à inclure le peuple.

“A partir du moment où on veut intégrer les masses au projet politique, cela devient difficile d’utiliser le latin, puisqu’il n’est pas compris par grand monde. Ecrire en latin peut poser problème pour un projet d’intégration nationale”, souligne Christophe Bertiau.

Le latin est-il égalitaire ?

L’argument de l’égalité de tous les hommes, de la possibilité de sortir de sa condition par le latin, c’est encore un objet de contestation aujourd’hui“, poursuit-il. “Beaucoup de professeurs de latin défendent leur matière en disant qu’il permet une forme de démocratisation, car il permet à des élèves de classes défavorisées également d’avoir accès à cette culture. Malgré tout, il y a de vrais débats autour de cette question et on peut effectivement se demander si une école qui s’adresse à tous peut encore consacrer 10, 12, 14 heures de latin par semaine, qui avaient parfois pour conséquence de torturer les élèves, à l’époque.”

Le latin, on l’apprend, mais ça ne sert à rien dans la vie, lisait-on souvent dans les journaux essentiellement libéraux du XIXe siècle ; on veut un enseignement qui soit adapté à l’industrie, car seule l’industrie forme les grands hommes. Cette critique était contrebalancée par l’argumentation qui voulait qu’on ne devienne des hommes de mérite qu’en apprenant le latin, sinon on pouvait être compétent mais on restait des hommes secondaires. Le latin jouait un rôle symbolique très fort, prestigieux : “Vous étiez considéré comme une personne supérieure. Peut-être que vous n’étiez même plus une personne, vous étiez quelque chose d’autre, un surhomme.”

Christophe Bertiau oppose en fait l’humanisme, qui dispense des savoirs qui n’ont pas une utilité professionnelle immédiate, et le réalisme d’une éducation plus professionnalisante, qui ressemble davantage à notre cursus général aujourd’hui.

Aujourd’hui, l’apprentissage du latin reste toujours très lié à l’origine sociale. “Cela implique-t-il d’abolir le latin ? Cela peut se discuter. Est-ce que le fait d’abolir le latin va abolir les inégalités sociales ? Moi, je ne crois pas”. [d’après RTBF.BE]


Christophe Bertiau

Christophe Bertiau a co-dirigé, avec Dirk Sacré, l’ouvrage collectif Le latin et la littérature néo-latine au XIXe siècle. Pratiques et représentations (Ed. Brepols), et est l’auteur de Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque (Ed. Olms).


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Plus de presse…

LEMPEREUR : L’arbre dans le patrimoine culturel immatériel (2009)

Temps de lecture : 10 minutes >

Françoise LEMPEREUR est Maître de conférences à l’Université de Liège et titulaire du cours Patrimoines immatériels. Elle a livré ce texte sur nos arbres wallons (disponible avec l’ensemble des notes et références bibliographiques en Open Access, sur le site de l’ULiège), qu’elle résume comme ceci :

La communication s’attache à définir les pratiques culturelles dans laquelle l’arbre s’inscrit : pratiques coutumières du temps et des groupes, pratiques économiques, politiques, alimentaires, techniques, ludiques, expressives, scientifiques et éthiques. Elle tente de définir le statut de l’arbre au sein des sociétés traditionnelles et examine quelles valeurs identitaires, esthétiques, juridiques, symboliques ou pragmatiques sont aujourd’hui liées aux arbres patrimoniaux et comment les collectivités et/ou les institutions peuvent (ou doivent) prendre en charge la protection de ces valeurs et surtout leur transmission…


Introduction

Françoise Lempereur © uliege.be

“Depuis octobre 2003, date où la Convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel, fut proposée par l’Organisation des Nations unies pour l’Education, la Science et la Culture (UNESCO), l’expression “patrimoine immatériel” –ou son équivalent anglais Intangible Heritage–, est de plus en plus utilisée. On remarquera toutefois que, dans la plupart des textes ou des discours, son acception se limite aux seuls rituels collectifs spectaculaires. Ainsi, il est significatif que les dix-sept chefs-d’œuvre du patrimoine oral et immatériel de la Communauté française Wallonie-Bruxelles soient tous liés à des fêtes publiques, qu’ils s’agissent des acteurs (les échasseurs de Namur, les géants d’Ath, les gildes d’arbalétriers et d’arquebusiers de Visé) ou des événements festifs eux-mêmes (Tour Sainte-Renelde de Saintes, carnavals de Binche et de Malmedy, marches d’Entre-Sambre-et-Meuse).

Le seul chef d’œuvre lié à l’arbre est la fête du Meyboom de Bruxelles, plantation éphémère d’un arbre, le 9 août de chaque année, dans un ancien quartier populaire de la ville. Je reviendrai plus tard sur la plantation de l’arbre de mai, coutume autrefois largement répandue dans nos régions, mais je profite de l’exemple bruxellois pour déplorer le manque de cohérence de nos institutions politiques qui ont arbitrairement séparé la tutelle du patrimoine immobilier, confiée aux Régions, et celle des patrimoines mobilier et immatériel, attribuée aux Communautés. J’ai montré à plusieurs reprises dans des articles consacrés à la sauvegarde du patrimoine immatériel comment cette fracture était inappropriée et même dommageable. Comment pourrait-on dissocier un rituel (patrimoine immatériel) du lieu où il se déroule (patrimoine immobilier ou naturel) et des objets, instruments, masques (patrimoine mobilier) qui sont indispensables à sa réalisation ? Que sont les savoir-faire sans outils, la médecine traditionnelle sans plantes et la plupart des croyances sans représentations de la divinité et sans objets pieux ?

Le rapport entre l’homme et l’arbre que nous essayons d’analyser aujourd’hui reflète lui aussi l’interdépendance du matériel et de l’immatériel, la superposition des représentations, usages, croyances ou expressions. Ainsi, l’arbre remarquable est certes un patrimoine naturel, mais, le plus souvent chez nous, l’homme l’a planté, taillé, soigné ou en a aménagé les abords.

Le tilleul de Villers-devant-Orval orne un carrefour et protège un calvaire © villersdvtorval.canalblog.com

De même, l’arbre est associé aux bâtiments construits par l’homme (patrimoine immobilier), de la simple maison particulière aux édifices les plus prestigieux, et il peut être le support d’un panneau, d’une potale [terme du wallon liégeois qui désigne une petite niche contenant une statue de saint ou de la Vierge. On l’utilise aujourd’hui pour toutes les petites chapelles extérieures], d’une croix…, qui relèvent du patrimoine mobilier. En fait, l’arbre est au centre d’un ensemble de pratiques culturelles très diversifiées, recouvrant pratiquement tout le spectre des pratiques du patrimoine culturel immatériel et en épousant les principaux caractères, à savoir la transmission intergénérationnelle, la perpétuelle évolution et la fragilité devant l’actuelle globalisation de la culture liée à la mondialisation économique.

Les pratiques culturelles relatives aux arbres

Les pratiques culturelles relatives aux arbres ne s’inscrivent pas nécessairement dans les catégories proposées jusqu’ici par les ethnologues car leur transmission est essentiellement orale et gestuelle, alors que les taxinomies ont été créées pour des réalités tangibles, quantifiables ou qualifiables. Même lorsque le patrimoine immatériel est associé à un objet, un bâtiment ou à un site particulier, les supports descriptifs classiques sont impuissants à traduire son intangibilité. Force nous est d’établir de nouvelles classifications qui associent les supports de la tradition et de la transmission, l’appartenance au groupe et le caractère dynamique de l’expression ou du geste émis par le porteur de tradition. Pour simplifier ici, je partirai de la Grille des pratiques culturelles du Québécois Jean Du Berger, qui les répartit en trois catégories : les pratiques culturelles du champ coutumier, celle du champ pragmatique et celles du champs symbolique et expressif.
Le champ coutumier comprend tout d’abord les pratiques liées au temps. Ce n’est pas un hasard si le principal ouvrage du grand spécialiste wallon des arbres qu’est Benjamin Stassen, s’intitule La mémoire des arbres et s’ouvre sur un chapitre consacré à l’Arbre et le temps. L’arbre survit en effet à l’homme et celui-ci lui a fréquemment confié une fonction mémorielle. Qu’on songe aux arbres commémorant une révolution, la naissance d’une institution ou même d’un enfant, l’érection d’une église, d’une école, etc. Qu’on songe aussi aux nombreuses essences vertes qui accompagnent notre calendrier, destinées, au départ, à célébrer le renouveau ou à assurer la fécondité : sapin de Noël (et les plantes qu’il a peu à peu remplacées, telles que lierre, houx, gui, laurier ou palmier sous d’autres cieux), buis de Pâques, et “mais” de printemps. Ceux-ci sont encore, ça et là, offerts aux jeunes filles (Cantons de l’Est), aux notables (Grez-Doiceau, par exemple) ou érigés pour une fête (le Meyboom des Compagnons de Saint-Laurent à Bruxelles) ou une procession.

Des pratiques régulatrices, de types économiques ou juridiques, se sont transmises au cours des siècles. Pierre Koemoth a évoqué ce matin les chênes de justice ou arbres aux plaids, nombreux dans nos régions sous l’Ancien Régime ; à la même époque, on connaissait l’arbre patibulaire et celui, moins tragique, destiné au bornage, à marquer la limite de plusieurs juridictions. Certains droits d’usage étaient également associés à l’exploitation forestière, comme la glandée, droit de faire paître les porcs sous les chênes jusqu’au 30 novembre, ou l’affouage, droit de ramasser le bois mort et d’abattre le mort bois (arbres qui ne portent pas de fruits comestibles par l’homme ou l’animal domestique), toujours d’actualité dans quelques villages wallons. En dehors de notre ère culturelle, est-il besoin de rappeler l’importance de l’arbre à palabres en Afrique de l’Ouest, par exemple ?

Le champ pragmatique comporte les pratiques culturelles liées au corps, à l’alimentation, au vêtement, et les techniques liées au bâti, à l’habitation, aux transports, à l’acquisition de matière premières, à la défense. Pour les illustrer, j’évoquerai rapidement l’utilisation de fruits, de feuilles, de racines et d’écorces mais aussi de sève (de bouleau, par exemple) pour l’alimentation directe, la confection de tisanes ou de cosmétiques, d’éléments de parure, etc. Du bâton, auxiliaire de la marche, aux charpentes, en passant par les traverses de chemin de fer, le charbon de bois nécessaire au premiers hauts-fourneaux et tant d’autres usages décrits ce matin par Robert Dumas, le bois, c’est-à-dire l’arbre, est le socle de notre civilisation. Je ne m’appesantirai pas sur le sujet mais rappellerai que même les pratiques les plus connotées techniquement peuvent avoir un but esthétique ou ludique, donc immatériel.

Le troisième champ, qualifié de symbolique et expressif, est bien évidemment celui qui nous intéressera le plus ici. Il concerne les pratiques expressives, ludiques et sportives, scientifiques et éthiques. Qu’elles soient langagières, narratives ou lyriques, les pratiques expressives sont très nombreuses mais pas toujours identifiées comme telles : qui, se rendant à Aulnois, à Chênée, à Fays ou à Frêne, pense encore au lieu planté d’aulnes, de chênes, de hêtres ou de frênes ? Ces toponymes sont aussi devenus anthroponymes : Delaunay ou Delaunois, Duchêne, Defays ou Dufresne… Dans la même catégorie de pratiques langagières qui n’évoluent plus, on trouve les dictons et proverbes : “C’est au fruit qu’on reconnaît l’arbre” ou “L’ivêr n’èst rin qu’oute qui quand lès nwâres sèpines ont flori” [L’hiver n’est terminé que quand les prunelliers ont fleuri]. Par contre, les pratiques expressives narratives ou lyriques – contes et légendes, mythes, récits, poèmes, chansons – et celles que l’ont peut qualifier d’arts d’interprétation ou spectacles sont celles qui font preuve de la plus grande créativité. D’Ovide à Georges Brassens, du trouvère médiéval anonyme à l’écolier du XXIe siècle, l’arbre n’a cessé d’alimenter l’imaginaire…

© ouillade.eu

Le spectacle, jeu de scène, s’apparente aux pratiques ludiques qui, avec l’arbre, se déclinent en jeux et sports divers. L’accrobranche est une version contemporaine des jeux qui, de tous temps, ont vu des nuées d’enfants grimper aux arbres, s’y balancer ou en sauter de branche en branche. Le tir à l’arc s’est longtemps pratiqué à l’aide d’un arbre ébranché, perche qui peut à l’occasion se muer en mât de cocagne… Quelques troncs de plus et voilà une activité typiquement scoute : le woodcraft, construction de meubles, d’estrades ou de portiques à l’aide de bois et de ficelle… La sculpture sur bois pratiquée comme passe-temps pourrait aussi être rangée dans cette catégorie des pratiques ludiques, même si elle nécessite un savoir-faire très pragmatique. Il peut paraître paradoxal de qualifier des pratiques traditionnelles de scientifiques. Comment pourtant traduire autrement les recettes, les remèdes, voire les divinations que certains, en ayant acquis oralement ou gestuellement le savoir et le savoir-faire, pratiquent dans le but de guérir, de soulager ou de répondre aux interrogations de leur entourage ?

Par contact, par ingestion, par inhalation, l’arbre ou l’une de ses parties se fait alors complice de l’homme. Parfois, il en est la victime : ainsi, une pratique qui tend heureusement à disparaître chez nous, veut que lorsqu’on souffre d’une dent, il faut frotter contre celle-ci un clou neuf, clou que l’on va ensuite ficher dans le tronc d’un arbre connu. Le même traitement vaut pour un furoncle, appelé clou en wallon et en français régional. Le mécanisme de guérison invoqué est le transfert : l’arbre prend le mal qu’on lui a cloué et en débarrasse ainsi le cloueur. Précisons qu’une étude réalisée en 2003 par une équipe de l’université de Liège a montré que sur la soixantaine d’arbres à clous recensés dans les provinces de Liège et de Luxembourg, seuls trois portent des clous récents et pourraient donc encore faire l’objet du rituel de clouage.

Clous fichés dans le tilleul des Floxhes à Anthisnes

Pour l’historien Yves Bastin, “la proximité d’arbres cloués et de chapelles semble due à la superposition de croyances en un point donné plutôt qu’à la récupération par le clergé de coutumes religieuses païennes. Le clouage à des fins médicales n’est pas une pratique chrétienne qui aurait directement succédé à un culte païen.” Nous ne considèrerons donc pas l’arbre à clous comme un arbre sacré relevant des pratiques éthiques, même si, dans nos régions, l’arbre sacré est souvent associé à une chapelle ou à une fontaine guérisseuse. L’arbre sacré est celui qui a été sacralisé par une bénédiction et/ou un objet de dévotion – chez nous, un Christ, une statue de saint ou de Notre-Dame. L’arbre sacré n’est pas, loin s’en faut, une prérogative de la religion chrétienne. Il existe et a existé de tous temps et sur tous les continents. Ainsi, une peinture de la tombe du pharaon Thoutmôsis III, dans la Vallée des Rois, en Egypte, montre le pharaon allaité par un sein que lui tend la déesse de l’arbre sacré, Isis. Cette peinture est datée des environs de 1450 avant Jésus-Christ. De la même époque sans doute date l’épisode du buisson ardent, relaté dans l’Ancien Testament (Livre de l’Exode, III), buisson au pied duquel Moïse reçut la révélation du monothéisme. L’arbre, sacré dans les trois religions du Livre (le judaïsme, le christianisme et l’islam), est identifié comme un buisson pyracantha conservé au pied du Mont Sinaï, dans l’actuel monastère Sainte-Catherine. En Inde, c’est sous un arbre, aujourd’hui sacré, que Bouddha a accédé à la Bodhi, éveil ou connaissance suprême. On pourrait multiplier les exemples.

En Wallonie, mais aussi en France, en Grèce et dans d’autres régions du globe parfois très éloignées, il n’est pas rare de rencontrer des arbres couverts de linges ou de pièces de tissus, parfois de couleurs vives, comme en Mongolie. Dans nos régions, ce sont le plus souvent des ex-voto déposés par les pèlerins venus prier là pour la guérison d’un proche, le retour d’un être cher, la réussite aux examens, la fortune ou le bonheur… Etymologiquement, l’ex-voto est l’objet placé dans un lieu saint en accomplissement d’un vœu ou en remerciement d’une grâce obtenue. Sur l’arbre, il est souvent placé préventivement, au moment de la demande d’aide. Quelques exemples d’arbres couverts d’ex-voto illustreront mon propos. Ainsi, en Normandie, dans le Calvados, le village du Pré d’Auge est connu pour son chêne et sa fontaine Saint-Méen, censés soulager les affections dermatologiques. L’arbre est situé au milieu d’un pré, en contrebas de l’église. Il jouxte une source où les pèlerins viennent tremper un mouchoir. Ils s’en frottent la partie du corps malade puis le déposent sur l’arbre qui abrite, au creux de son tronc, une tête de saint Méen protégée par un grillage.

Un tel arbre support d’ex-voto peut se voir aussi à Stambruges, entité de Beloeil dans le Hainaut. La source qu’il ombrageait a disparu mais le nom même du site Arcompuch’ ou Erconpuch’ (littéralement Arconpuits) est explicite sur son existence ancienne. La chapelle et donc la dévotion locale ne sont pas antérieures au XVIIIe siècle ; pourtant, la renommée de l’arbre (un robinier) est telle qu’on parle aujourd’hui d’Arbre au puits et que les gardiens du lieu sont obligés de débarrasser régulièrement le tronc de ses ex-voto les plus douteux sur le plan de l’hygiène. Aux chapelets, scapulaires, ceintures et vêtements de toute sorte, on préfère de nos jours pansements, mouchoirs, plâtres, emballages de médicaments et même… vignettes de mutuelle.

A Stambruges (Beloeil), le robinier de l’Erconpuch’ et ses ex-voto

Un autre arbre à ex-voto de nos régions est plus sobre : le frêne de la source Saint-Thibaut sur la colline de Montaigu, dominant le village de Marcourt (province de Luxembourg). Alors qu’au début du XXe siècle, l’arbre se dressait majestueusement, il n’en reste aujourd’hui qu’un morceau de tronc achevant de pourrir dans l’herbe humide. Comme autrefois cependant, les pèlerins y déposent de petites croix en brindilles nouées en leur centre.

 

 

Je terminerai ce rapide panorama des pratiques culturelles liées aux arbres en vous invitant à découvrir un arbre riche de sens, le ginkgo d’Hiroshima, au Japon : dans la ville rasée par la bombe, un arbre a reverdi au printemps 1946. Il a survécu aux hommes, aux animaux et même aux constructions humaines…”

Françoise LEMPEREUR


Plus de monde…

CREVECOEUR, Jean-Jacques (né en 1962)

Temps de lecture : 6 minutes >

Jean-Jacques CREVECOEUR est un conférencier, formateur en développement personnel, consultant et vidéaste web belge, connu pour son conspirationnisme et son militantisme anti-vaccins. Né en 1962 en Belgique, à Tirlemont, il vit depuis 2004 au Canada et est l’auteur d’une dizaine d’ouvrages. Sur son site personnel, il se définit lui-même comme un “accoucheur du potentiel humain et catalyseur de changements durables“, Jean-Jacques Crèvecœur est un coach en développement personnel aux idées décriées par la communauté scientifique et aux comportements surveillés en France par la Miviludes (Mission interministérielle de vigilance et de lutte contre les dérives sectaires). Il s’est illustré par ses prises de position tout à la fois anti-vaccination et complotiste à la faveur de la pandémie de grippe A H1N1 en 2009 puis, de nouveau, lors de la pandémie de Covid-19 en 2020, relayant également la théorie du complot sur les attentats du 11-Septembre, la rumeur selon laquelle Barack Obama n’aurait pas la nationalité américaine, et laissant entendre que les responsables de la secte du Temple Solaire auraient été assassinés par les autorités.” [d’après BABELIO.COM]

Jean-Jacques Crèvecœur est un youtubeur efficace et ses vidéos constituent un excellent corpus didactique pour qui veut étudier les techniques d’influence et de persuasion dans le contexte des réseaux sociaux. Cet influenceur est habile et met en œuvre des techniques verbales, non-verbales et para-verbales dignes des meilleurs formateurs-animateurs. Le problème reste qu’il ne vend pas du shampoing mais des opinions préformatées… et des séminaires payants. A voir avec un recul critique, donc.

La philosophie nous enseigne à douter de ce qui nous paraît évident. La propagande, au contraire, nous enseigne à accepter pour évident ce dont il serait raisonnable de douter.
– Aldous Huxley (1958) –

Autre chose est de visionner ses “Conversations du lundi” (récemment retirées de la plateforme YouTube) et de se pencher sur leur contenu au premier degré. A titre d’exemple, un chef-d’œuvre du genre, à propos d’un complot “qui serait lié” au projet Blue Beam de la NASA américaine, auquel un certain Serge Monast a consacré un ouvrage, que son éditeur présente comme ceci : “La religion du Nouvel Âge est le fondement même de ce Nouveau Gouvernement Mondial, religion sans laquelle la dictature du Nouvel Ordre Mondial est totalement impossible. Le projet Blue Beam comporte quatre étapes différentes, dans le but de mettre en œuvre la religion d’une Nouvelle Ère, avec l’Antéchrist à sa tête : réévaluation de toutes les connaissances archéologiques (tremblements de terre artificiellement, nouvelles prétendues découvertes, etc.) ; un gigantesque “space show” grâce à des hologrammes à optiques tridimensionnels, des sons, des projections laser de multiples images holographiques dans différentes parties du monde (chacune recevant une image correspondant à la foi religieuse prédominante régionale) ; ”communication télépathique électronique bidirectionnelle” pour le contrôle de l’esprit (aidé par la propagande dans la publicité, la télévision, l’éducation moderne et divers types de pressions sociales) ; manifestations surnaturelles par des moyens électroniques (faire croire à l’humanité qu’une invasion ovni est à venir, propager en abondance des ondes à hautes fréquences sur la terre, mettre en place sur chaque individu des puces intégrées). “Même si ma vie est en danger à cause de la diffusion d’informations comme celles-ci, la vôtre l’est encore plus par l’ignorance de ces mêmes informations”, déclare Serge Monast.”

Et vous, qu’en pensez-vous ?


Cliquez pour télécharger la brochure du CIAOSN

“Régulièrement interrogé par le public, le Centre d’information et d’avis sur les organisations sectaires nuisibles (CIAOSN) a consacré sa dernière fiche d’information à une organisation nommée Emergence International Inc. et à son fondateur, le controversé Jean-Jacques Crèvecœur, détenteur d’une chaîne Youtube consacrée à la santé et dont certaines vidéos culminent à plus de 500 000 vues. Emergence International Inc., qui se donne pour but la production et la diffusion de produits et services en rapport avec le bien-être et la santé, fait l’objet de plusieurs controverses en Belgique et à l’étranger. “Nous sommes sollicités pour des demandes d’informations la concernant depuis plusieurs mois, nous avons donc décidé de nous intéresser à son organisation“, explique Kerstine Vanderput, directrice du CIAOSN. En lisant la fiche du CIAOSN, on comprend pourquoi Emergences International Inc. et son président suscitent l’intérêt des organisations de lutte contre les dérives sectaires belges et françaises, mais également canadiennes.” [DHNET.BE]

Le CIAOSN est le centre fédéral belge [attaché au SPF Justice] créé par loi du 2 juin 1998 donnant suite à une des recommandations de l’enquête parlementaire “visant à élaborer une politique en vue de lutter contre les pratique illégales des sectes et le danger qu’elles représentent pour la société et pour les personnes, particulièrement les mineurs d’âges.


L’Etat belge ne reconnaît pas de religions mais des cultes. Les sept cultes  reconnus sont les cultes catholique, protestant, anglican, orthodoxe, israélite et musulman. L’Etat belge reconnaît, avec des effets semblables, la laïcité comme organisation philosophique non confessionnelle. D’autres “religions” actives en Belgique, minoritaires, ne bénéficient pas de cette reconnaissance formelle. Cela ne signifie toutefois pas qu’elles n’ont pas le droit d’exister. Ces religions minoritaires non reconnues bénéficient de la liberté de penser, de croyance et de religion. Seule une étude préalable peut mener à une qualification éventuelle de certains de ces mouvements comme sectaires. La loi du 2 juin 1998 définit les “organisations sectaires nuisibles” comme étant “tout groupement à vocation philosophique ou religieuse, ou se prétendant tel, qui, dans son organisation ou sa pratique, se livre à des activités illégales dommageables, nuit aux individus ou à la société ou porte atteinte à la dignité humaine” (art. 2). Cette définition est une notion intermédiaire entre celle de “secte“, dans sa signification neutre, et celle d'”organisation criminelle“, évidemment nuisible. Le critère fondamental pour pouvoir parler d'”organisations sectaires nuisibles” est l’infraction à la loi ou la violation des droits de l’homme : “Le caractère nuisible d’un groupement sectaire est examiné sur base des principes contenus dans la Constitution, les lois, décrets et ordonnances et les conventions internationales de sauvegarde des droits de l’homme ratifiées par la Belgique” (Ibid., art. 2).


Dans notre charte figure le soutien indéfectible à la liberté absolue de conscience. C’est pourquoi, la phrase de Simone Weil (“Accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement“) nous invite à parler de Mein Kampf, des intégrismes de tous bords ou de Jean-Jacques Crèvecœur au même titre que de Jacques Dufresne, de laïcité ou d’Umberto Eco. Si notre sympathie individuelle va aux seconds, il nous est important aussi de susciter le débat sur les premiers : c’est sur le secret et les non-dits que se nourrit l’obscurantisme et… l’intolérable.

Si nous parlons donc de Jean-Jacques Crèvecœur sérieusement (en utilisant d’ailleurs plusieurs de ses dispositifs d’influence : référence à des autorités, imagerie, liens vers sites officiels…) et nous veillons à documenter le débat à propos de ses agissements, nous vous offrons aussi le plaisir jubilatoire de sa caricature concoctée par les Snuls : il en va de notre liberté d’expression !

Du coup, pourquoi ne pas appliquer aux vidéos (sérieuses ou parodiques comme celle-ci) le filtre qu’un magazine pour ados propose à ses lecteurs ?

“On parle de 1 O à 15 % de Français qui seraient complotistes. Bref, les complotistes étant nombreux, tu as une forte chance d’en rencontrer. Heureusement, certains indices permettent de repérer un complotiste pour éviter d’entrer dans des discussions qui peuvent vite virer au vinaigre :

      1. On ne peut pas discuter de façon rationnelle avec lui ;
      2. De toute façon si tu n’es pas d’accord avec lui, c’est que tu fais partie du complot ;
      3. Il répond à côté des questions qu’on lui pose, jamais sur le fond ;
      4. Il abuse de formules de type “c’est prouvé”, “la science le dit”, “on a effacé les preuves” et de chiffres farfelus ou qu’il interprète à sa façon ;
      5. Il te dit que c’est à toi de prouver qu’il a tort (ce qui est quasi  impossible) ;
      6. Il est obsédé par la question “à qui profite le crime ?” ;
      7. Il accumule des détails qui pourraient bien être des coïncidences, comme si chacun était une preuve accablante ;
      8. Il fait partie d’une communauté soudée, qu’il cite régulièrement ;
      9. Il est fier de ne pas penser comme tout le monde, affiche même un petit sentiment de supériorité…” [d’après SAVOIRDEVENIR.NET]

  • L’illustration de l’article est extraite du blog l’EXTRACTEUR, site édité par un “collectif informant sur les dangers de certaines pseudo-alternatives en matière de santé, de médecine, d’alimentation. Soutien aux victimes avant tout.

D’autres discours ?

YALLAH : la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice

Temps de lecture : 6 minutes >

Le Collectif Laïcité Yallah a publié une carte blanche dans LESOIR.BE du la neutralité n’est ni exclusive ni inclusive, elle est émancipatrice” et que la complaisance politique envers des intégristes religieux de tous poils (dans leur cas, leurs préoccupations s’adressent aux religieux musulmans) est moins une option sociétale que l’expression d’une “chasse aux votes“. Le débat est ouvert…

Carte blanche

Aujourd’hui, des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux, soutenant de facto le patriarcat musulman qui n’a rien d’émancipateur. Comment certains politiques ont-ils pu laisser filer le débat sur la neutralité dans une si mauvaise direction ?

La saga judiciaire de l’ordonnance condamnant la STIB est devenue le symbole d’une Belgique confuse, sur le point de renoncer à l’absolu principe de la neutralité de l’Etat sous le fallacieux prétexte : du respect de la diversité. La position du PS, autrefois fer de lance d’une laïcité assumée, a pâli. Que restera-t-il de cette neutralité dépecée au gré des tractations d’arrière-boutique ? Que deviendra l’expression de la diversité réduite au seul voile islamique ? A-t-on pensé aux conséquences sur les autres femmes musulmanes ayant choisi de vivre leurs convictions dans la modération, en conformité avec leur époque ? Ah la diversité, mais laquelle ? Pas celle que nous incarnons, en tout cas, dont l’horizon se confond avec celui de l’émancipation humaine. Toutes et tous égaux en dignité et en droits ! La neutralité de l’État n’est ni plus exclusive ni moins inclusive. Elle se suffit à elle-même et ne peut être envisagée d’une certaine façon pour les uns et d’une autre façon pour les autres. C’est un principe constitutionnel tangible qui s’applique indistinctement à l’ensemble des employés de la fonction publique pour garantir son impartialité.

Un patriarcat renforcé

Alors, n’inversons pas les postures ! Ce n’est tout de même pas la neutralité qui établit une discrimination envers les femmes mais plutôt une interprétation rigoriste de l’islam qui postule que leurs cheveux et leurs corps réveillent la libido des hommes, incapables de se contrôler. Pures et impures, telle est donc la portée du voile islamique qui crée deux catégories de femmes y compris parmi les musulmanes elles-mêmes. Des musulmans dont nous sommes refusent d’être amalgamés à cette vision caricaturale d’un autre âge. C’est cette conception des rapports entre les femmes et les hommes qu’il s’agit de déconstruire et de dépasser en maintenant une frontière étanche entre le sacré et le profane. Pourtant en nommant Ihsane Haouach comme commissaire du gouvernement auprès de l’Institut pour l’égalité des femmes et des hommes, Sarah Schlitz entretient les pires stéréotypes, flatte la domination masculine et renforce le patriarcat musulman. Cette nomination est révélatrice d’un mal profond, le relativisme culturel, qui ronge une partie de la gauche depuis longtemps.

La courte échelle faite à des communautaristes religieux

Pour tout avouer, nous vivons avec le sentiment d’être des proies, et parfois même des proies faciles, sacrifiées, sur l’autel du communautarisme. Qu’importe, nous continuerons à exercer notre citoyenneté. Nous savons parfaitement ce qu’il en coûte pour une femme de choisir sa propre vie, ici même, dans la capitale européenne. Certaines de nos membres ont subi des mariages forcés à l’âge de 14 ans, la brutalité d’un père ou d’un frère, la violence conjugale, l’omerta de la famille vis-à-vis d’un conjoint violent, des menaces de mort en cas de divorce, le chantage affectif puis le rejet familial. Sur leurs lieux de travail tout comme dans leurs espaces de vie, certains parmi nous sont confrontés à un climat d’intimidation et de harcèlement du simple fait de vivre leur héritage musulman d’une façon paisible ou détaché. Nos enfants ne sont pas épargnés. Surtout lorsque certains de leurs camarades partageant les mêmes origines qu’eux se voient investis d’une mission ô combien importante : chasser les kouffar (mécréants) ! Une simple discussion dans une cour d’école peut tourner au vinaigre. “Ton père ne fait pas la prière, c’est un kafer (mécréant) ? Ta mère ne porte pas le voile : c’est une pute !” Dans certains quartiers de Bruxelles, la force du groupe est tel que sortir la tête nue, porter une jupe au-dessus des genoux, ne pas suivre le rituel du mois de ramadan publiquement sont des actes héroïques. Nous avons surmonté des menaces, des deuils et remporté des victoires. D’abord sur nous-mêmes. Dépassant peur et colère. Aujourd’hui, nous accompagnons des plus jeunes dans leur quête de liberté dont les vies sont ravagées par le communautarisme ethnique et religieux. On serait même étonné par l’ampleur de ces phénomènes tus, sous-estimés et sous-documentés.

Une fuite en avant politique

Comment peut-on envisager, aujourd’hui, que notre destinée collective puisse s’éloigner de ce mouvement de sécularisation de la société et de l’Etat dont les retombées positives, réelles mais certes, insuffisantes, ne cessent de contribuer à améliorer nos vies ? Une telle situation est le résultat, fort complexe, de toutes une longue série de renoncements et d’abandon. C’est l’histoire d’une fuite en avant politique, d’une double trahison, d’une angoisse (panique) électorale à peine dissimulée et d’une certaine tiédeur à incarner la laïcité. Il faudra bien, un jour, entreprendre l’analyse d’une telle dérive aussi vertigineuse. On y découvrira sans trop faire d’efforts qu’à force de flatter les pires égoïsmes, le sens du collectif s’est étiolé. Il n’y a que les intérêts qui comptent. Et ceux de certains partis politiques plus que d’autres. Tout compte fait, la comptabilité des voix est ce qu’il reste quand il ne reste plus rien d’autre à défendre.

Sommes-nous, déjà, soumis à notre insu aux aléas d’une infernale campagne électorale avec Bruxelles en ligne de mire ? Est-ce à dire qu’à l’approche d’une telle échéance, la chasse ouverte au vote musulman dispenserait certaines formations politiques du respect élémentaire envers l’ensemble des électeurs ? D’ailleurs, quel rôle pour un parlement alors que des élus manœuvrent pour court-circuiter ses instances, sans la moindre gêne, confiant ainsi aux tribunaux des responsabilités qui les dépassent et qu’eux-mêmes ont renoncé à assumer ? Dès lors, comment établir un lien de confiance entre le citoyen et l’élu ? Le décrochage serait-il en passe de devenir un moindre mal, un réflexe refuge ? Pourquoi s’étonner de la vertigineuse ascension des extrêmes lorsque des progressistes font la courte échelle à des communautaristes religieux ? Comment s’y retrouver lorsqu’une commissaire à l’égalité entre les femmes et les hommes affiche ostensiblement un parti pris en faveur d’une interprétation rigoriste de l’islam. Le patriarcat musulman n’a rien de glamour, ni de progressiste. Même avec un verni écolo, le patriarcat musulman reste du patriarcat.”

  • L’illustration de l’article montre l’Iranienne Vida Mavahedi, 31 ans, qui brandit son voile devant la foule, le 27 décembre 2017, à Téhéran © Salampix/Abaca

COLLECTIF LAÏCITE YALLAH. “La Belgique, comme bon nombre de pays européens, souffre d’un mal profond, le communautarisme. Qu’il soit ethnique ou religieux, ses répercussions sont largement connues et documentées. Terreau fertile du délitement du lien social, force est de constater que le réflexe du repli identitaire gagne, de plus en plus de terrain, sans que des solutions viables ne soient envisagées. C’est comme si nous n’avions pas encore pris collectivement la mesure de cet enjeu de société. Pourtant l’ensemble du corps social est éprouvé par les dérives communautaristes et le clientélisme de certains partis politiques. Surtout ces dernières années, avec la montée du fondamentalisme musulman, du racisme, de la xénophobie et de l’antisémitisme avec une percée des partis d’extrême droite et une interférence, néfaste et sans cesse grandissante, des États étrangers. Lorsque la communauté nationale n’est vue qu’à travers une juxtaposition de communautés ethniques et religieuses, le citoyen devient l’otage de sa supposée communauté d’appartenance. Comment exercer son libre arbitre? Que reste-t-il, alors, de la citoyenneté, seul moteur d’un vivre ensemble harmonieux? Comment ne pas être sensible à la solitude et à l’isolement de celles et ceux qui choisissent d’exercer leur libre arbitre, de rompre avec la norme imposée par l’assignation identitaire? Créé le 12 novembre 2019 à l’initiative du Centre d’Action Laïque, le Collectif Laïcité Yallah a pour objectifs de :

    • partager la vision de citoyens laïques, croyants et non croyants, ayant un héritage musulman,
    • proposer des mesures pour combattre le communautarisme ethnique et religieux,
    • lancer un large appel à la mobilisation à l’échelle européenne
      et exprimer la solidarité à l’endroit des personnes qui se battent courageusement dans le monde contre les mouvements et les régimes autoritaires ou absolutistes faisant de l’islam une religion d’État.”

Débattons encore autour du vivre-ensemble…

FRANSIS : Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque (CHiCC, 1989)

Temps de lecture : 5 minutes >
Les fêtes de la Pentecôte à Cointe à la Belle-Epoque :
  • LE SAMEDI : en fin de matinée, un tir de campes, à l’emplacement de l’actuelle avenue du Mémorial, annonçait l’ouverture des festivités. Une demi-douzaine d’instrumentistes, précédés d’une grosse-caisse, parcouraient alors les avenues et les rues du quartier. C’étaient les “Aubades”.
  • LE DlMANCHE MATIN : c’était la procession, avec tirs de campes au départ et à la rentrée, ainsi qu’aux reposoirs, pendant la bénédiction, et cela généralement à trois reprises sur le parcours. La procession de Cointe parcourait alternativement deux itinéraires :
    • La première année : départ de l’église paroissiale (chapelle provisoire, dédiée à N.D. de Lourdes à l’angle des rues du Chéra et du sentier qui allait devenir l’avenue du Mémorial) puis, par les avenues des Ormes, de la Laiterie, du Hêtre, la procession arrivait et s’arrêtait dans les jardins de l’Asile de la Vieille-Montagne où se trouvait le premier reposoir. Ensuite, par la rue de Cointe (rue Professeur Mahaim), rue du Batty et la place du Batty, elle gagnait les jardins des Filles de la Croix (Chanmurly) où avait lieu une seconde bénédiction. Enfin, elle descendait la rue Mockel, empruntait la rue Mandeville jusqu’au pied de la rue Saint-Maur, où se trouvait le troisième reposoir. Finalement, elle remontait vers la chapelle paroissiale, par la rue Saint-Maur.
    • La seconde année : départ de la chapelle paroissiale, puis parcourait l’avenue de Cointe, la rue du Batty, la rue de l’Asile (rue de Bourgogne) et descendait la rue Aux Pierres pour s’arrêter à un premier reposoir, face à l’actuelle rue du Cellier. La procession descendait alors la rue du Perron jusqu’au cimetière de Sclessin, faisait demi-tour, puis remontait cette rue et, par les rues des Mésanges et des Bruyères, s’arrêtait à un second reposoir, aux environs du Couvent des Dames du Sacré-Coeur. Elle empruntait le boulevard Montefiore puis un parcours sylvestre et un peu chaotique (Chemin du Champ des Oiseaux) elle descendait l’avenue de l’Observatoire pour faire un dernier arrêt au reposoir, près de la remise des tramways. Elle remontait enfin l’avenue, puis, par la rue des Lilas (rue Constantin le Paige), elle regagnait la chapelle.L’ouverture de la Basilique, en 1936, influera sur le passage de la procession dans certaines rues : Moineaux – Hirondelles – du Puits et Chera…
  • LE DIMANCHE APRES-MIDI : un service intensif de tramways – plus tard de trolleybus – amène les Liégeois sur le plateau. Certaines années, un particulier a même organisé , avec sa camionnette, des voyages qui, par le boulevard Kleyer, au départ de St. Gilles, arrivent à l’ école communale de Cointe. Des Guillemins, de Fragnée, de Sclessin, de nombreux piétons montent vers Cointe. La fête foraine se limitant à la place du Batty, celle-ci est rapidement engorgée. Alors, la foule sans cesse grandissante va devoir se caser ! Où ? Aux terrasses des magasins et des cafés, tandis que les pèlerins se succèdent à jet continu à la chapelle Saint-Maur.

On danse “aux cachets” (5 centimes avant 1914 – 10 centimes après la première guerre, puis 25 centimes). Ces bals populaires ont lieu dans la salle DELBEZ, rue des Lilas (Constantin le Paige), dans la salle CHARLIER (aujourd’hui CGER), avenue de l’ Observatoire. Ajoutons-y le café Kursaal, aujourd’hui “Le Kleyer”, dans la salle en planches, à l’emplacement des immeubles n° 4 à 22 , boulevard Kleyer, ainsi qu’au café KINET , près de l’école communale. J’ignore si l’on dansait au café DELANGE, au-dessus de la rue des Muguets (Jonquilles), mais je sais qu’il s ‘y déroulait de fameuses parties de quilles…

Laiterie de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com

Mais, le CLOU de la fête, c ‘est… les bals en plein air ! Ils battent leur plein à l ‘hôtel du Champ des Oiseaux (place du Batty),dont les jardins longent le boulevard Kleyer, à la laiterie LOURTIE (rue Saint-Maur) et, plus tard, à la laiterie du Rossignol dont l’entrée se trouvait à l’emplacement de l’actuel café du Mémorial. Mais le n°1 de ces établissements, c’est celui qui a laissé son nom à notre avenue de la Laiterie. Si la foule y était trop dense, alors quelques musiciens et une partie des danseurs descendaient l’avenue du Petit-Bourgogne, pour aller danser à la laiterie PUREMONT, au milieu du thier. Quant aux amoureux, ils appréciaient particulièrement les nombreux endroits boisés du quartier !…

  • LE LUNDI MATIN : c’est le jour J du pèlerinage à Saint-Maur. Dès l’aube, nous sommes réveillés par le passage des pèlerins. Il s’agit d’arriver tôt, pour ne pas se voir canalisés à 100 mètres en amont ou en aval de la chapelle. Sitôt la messe de 7 heures terminée, nombreux sont les pèlerins qui se ruent vers la laiterie LOURTIE, pour se sustenter avant de participer à la danse “aux Olivettes” (espèce de danse en usage chez les Provençaux après qu’ils ont cueilli les olives, à l’époque de l’olivade – Dict.Quillet).  Dans ce qu’on ne tardera pas, d’ailleurs, à pratiquer dans les autres cafés du plateau.
  • LE LUNDI APRES-MIDI : même scénario que la veille, mais avec plus de monde encore. Certaines années, des bandes venant de Chênée et d’Angleur, prennent place sur les pelouses, près de la plaine des sports. Ils y organisent alors de véritables spectacles entre eux, avec danses, chants, cramignons, farandoles et autres exhibitions. Et la nuit… Nouveau réveil des riverains, mais cette fois, par des groupes de fêtards qui retournent joyeusement et d’un pas plus qu’incertain vers les communes et les quartiers voisins.
Laiterie du parc de Cointe © histoiresdeliege.wordpress.com
APOTHEOSE ET DECADENCE
L’apothéose

A quoi faut-il attribuer l’immense succès des fêtes de la Pentecôte dans notre Cointe d’antan ?

  • D’abord et surtout à la popularité de l’ancestral pèlerinage à Saint-Maur.
  • A la tradition, bien ancrée en notre bon Pays de Liège : on va à Cointe à la Pentecôte.
  • A l’époque, les fêtes paroissiales se déroulaient selon un calendrier bien établi. Ce calendrier commençait par la fête à Cointe et se terminait par la fête des quatre hauteurs, à savoir : Saint-Gilles, Sainte-Walburge, Embourg et une quatrième, dont le nom m’échappe. Cointe était donc la “Primavera”.
  • La jeunesse et les gens du peuple, qui n’ont pas les possibilités actuelles de se déplacer, attendent avec impatience ces réjouissances.
  • Aucun autre quartier de la ville ne pouvait offrir autant d’attraits réunis : la fête foraine, nombreux dancings, autant de laiteries, et le tout dans un cadre de verdure exceptionnel.
La décadence
  • Le vendredi 10 mai 1940, avant-veille de la Pentecôte, les “Stukas” sillonnent notre ciel. Les forains démontent en hâte baraques et manèges et vont se réfugier sous les arbres du boulevard Kleyer.
  • La guerre finie, on constate la disparition de toutes les laiteries. Seules, les salles de danse DELHEZ et CHARLIER survivront, mais pas pour longtemps. C’est un premier coup mortel pour la fête à Cointe.
  • Nous sommes à l’ère de l’automobile ! Les dimanches et jours de fête, et particulièrement pendant le week-end de Pentecôte, les gens partent vers l’Ardenne ou la Côte.
  • La procession, étant donné la diminution constante des participants, finira par ne plus sortir.
  • Banneux et Beauraing attirent les pèlerins, au détriment des lieux de pèlerinage plus anciens, voire plus modestes, tels que Saint-Maur dont la chapelle est de plus en plus vétuste, les Trixhes à Flémalle, le Bouxhay à Bressoux, et bien d’ autres…

Bref : “Autres temps, autres moeurs !

Georges FRANSIS

  • illustration en tête de l’article : “Les villas de Cointe“, carte postale ancienne © delcampe.net

Brochure éditée par “ALTITUDE 125”, la Commission Historique et Culturelle de Cointe, Sclessin, Fragnée et du Bois d’ Avroy.


LEBIRE : la chapelle Saint-Maur (CHiCC)

Temps de lecture : 20 minutes >

“La première question que nous pouvons nous poser est : où est  sise la chapelle Saint-Maur ? La chapelle Saint-Maur est sise rue Saint-Maur 64. Que nous dit Gobert à propos de la rue Saint-Maur ? “Rue Saint Maur, conduit de la rue Mandeville au Plateau de Cointe. Troisième division, ancien quartier du sud”. A l’époque où Gobert a écrit son livre “Les Rues de Liège”, c’est-à-dire vers 1885, voici comment se présentait la rue Saint-Maur : “A envisager le tracé régulier et la belle largeur de dix mètres qu’offre cette voie, son sol pavé et parfaitement nivelé sur une grande partie de son parcours, vainement on tenterait de se rendre compte de l’aspect ancien des lieux”. Gobert nous apprend donc une chose très importante : cet endroit est ancien.

La rue Saint-Maur n’a pas toujours été appelée rue Saint-Maur, mais ruelle Saint-Maur. Cette ruelle se prolongeait jusqu’à la partie de la rue Jonckeu appelée rue Varin. (Ces deux rues existent encore aujourd’hui et portent encore le même nom. Elles sont situées dans le quartier des Guillemins, au pied de la colline de Cointe). Comme le mot “ruelle” l’indique, l’actuelle rue Saint-Maur était alors très étroite et sans pavage. Cette ruelle était mal entretenue et paraissait avoir été creusée suivant le caprice de la nature à travers le vieux “Bois d’Avroy”. (La dénomination “Bois d’Avroy” a été reprise pour désigner le nouveau complexe de constructions établi à Cointe, vers le quartier de Saint-Gilles. C’est le “domaine du Bois d’Avroy”).

En 1842, le Conseil communal adopte un “plan d’alignement” pour une partie de la rue. Ce plan a été approuvé par le Roi dans l’arrêté royal du 9 juillet 1842. Le 14 septembre, l’édilité (c’est-à-dire le service chargé dans les villes de l’entretien des rues, des édifices…) votait un nouveau projet – projet qui allait imposer à la rue une largeur de dix mètres. Cette décision très importante est ratifiée par le Roi, le 14 décembre 1843. Or, pour élargir la rue, il fallait l’accord des propriétaires de la rue. Ceux-ci traînent pour donner leur avis et le plan subit des modifications au Conseil le 16 juin 1882 (c’est-à-dire près de quarante ans après la ratification par le Roi), le 19 mars 1883 et le 29 juin 1885. Les arrêtés royaux d’approbation de ces changements sont du 9 octobre 1882, du 12 juin 1883 et du 23 septembre 1885.

“Autrefois cette rue était très fréquentée”, nous dit Gobert. Nous pouvons nous demander pourquoi cette rue était tellement fréquentée… Comme nous l’avons dit, une chapelle était située dans cette rue. Ne serait-ce pas à cause de cet oratoire que la rue a une telle fréquentation ? Si, Gobert nous le dit : “… la chapelle où les gens allaient adresser leurs prières au Ciel…”

Pourquoi appelle-t-on cette chapelle : chapelle Saint-Maur ? Plus précisément : qui est saint Maur ? Nous voilà devant une question bien embarrassante, car elle nous place devant un dilemme. Saint Maur est-il ce soldat martyr du IVe siècle honoré le 29 janvier dans le calendrier ou le saint Maur, abbé de Glandfeuil en Anjou (France) que plusieurs critiques disent être différent du saint Maur du IVe siècle, disciple de saint Benoît ?

A ce propos, nous nous permettrons une légère “digression”. Si vous consultez le “Dictionnaire d’Hagiographie” de Dom Baudot, livre dont nous donnons la référence complète en fin de travail, il est assez surprenant de voir la quantité de saint Maur différents qui ont probablement existé. Nous citons :

MAUR : VIe s.- Maur, fils d’un sénateur romain nommé Equitius,naquit en 510, fut présenté à 12 ans à saint Benoît de Subacio et devint son cher disciple des premiers jours. Il le suivit au Mont Cassin. D’après une tradition, Maur, envoyé en Gaule par saint Benoît vers 528, y fonda des monastères, notamment à Glandfeuil, sur la Loire. En 581 , il laissa le gouvernement de son abbaye à Bertulfe pour s’occuper uniquement de son salut. Sa mort survint le 15 janvier 584. Le corps fut retrouvé en 845. Par crainte des Normands, on le transféra à Saint-Pierre-des-Fossés et, plus tard, à Saint-Germain-des- Prés.

MAUR : VIIe s.- Maur ou Mort-né (parce que privé de vie en naissant) fut rendu à la vie par l’intercession de la Sainte Vierge. Il exerça le métier de son père, charbonnier, et termina ses jours dans la solitude, près d’Andenne, sa patrie, au comté de Namur. Son corps fut transporté à Huy, dans l’église de Saint Jean-Baptiste, où il est vénéré.

MAUR de Césène : VIIe s.- Maur, membre distingué du clergé de Ravenne, représenta son archevêque au Concile de Rome contre les monothéistes en 645. Il fut ensuite nommé évêque de Césène où il est honoré le 20 janvier. Saint Pierre Damien a écrit sa vie.

MAUR : Papias et Maur étaient deux soldats romains qui avaient été convertis par le pape saint Marcel. Ils furent jetés en prison et frappés avec des fouets plombés jusqu’au moment où ils expirèrent. Ceci arriva vers 330, sous l’empereur Maximien. Ils furent enterrés dans les catacombes : on fit une translation de leurs reliques sous Sergius II et une autre sous Grégoire IX.

MAUR : Raban Maur (Bx) est un évêque. Il est né vers 776 d’une famille noble de Mayence. Il fut d’abord élève puis moine de Fulda. Il alla perfectionner ses études à Tours, sous Alcuin, revint diriger l’école de son abbaye. Elu abbé de Fulda en 882, il devint célèbre en Allemagne, France et Italie. Obligé d’accepter l’archevêché de Mayence, il fit face à ses nouveaux devoirs tout en continuant sa vie d’étude et de pénitence. Il mourut à Winkel le 4 février 856. Il a toujours été invoqué comme un Saint…

MAUR de Libye : IIIe s. – Un martyr de Rome, honoré à Gallipoli en Italie.  Il souffrit sous le règne de Numérien en 283.

MAUR : VIe s. – Un prêtre venu de Césarée à Rome avec son fils Félix et sa nourrice. Il délivra la contrée d’un serpent monstrueux et fut célèbre par ses miracles. Il est honoré à Spolète.

MAUR, Pantaléemon et Sergius : IIe s. – On donne Maur comme natif de Bethléem, envoyé de Rome par saint Pierre à Bisceglia sur l’Adriatique où il fonda un évêché. Emprisonné par ordre de Trajan, il fut confié à Sergius et Pantaléemon, deux gardes du corps, et les convertit. Tous trois furent mis à mort pour la foi. Maur fut décapité.

MAUR : Sous l’empereur Valérien, un édit fut porté en vue d’arrêter les conversions des païens. Le pape Etienne Ier assembla son clergé et l’exhorta à se préparer au martyre. Le prêtre Bon, parlant au nom de tous, répondit qu’ils perdraient volontiers leurs biens et sacrifieraient leur vie. De ce fait, ce prêtre, avec un certain nombre de membres du clergé – dont Maur – furent mis à  mort.

MAUR : IIIe s. – Maur, prêtre de Reims, fit beaucoup de conversions dans la région de Reims . Il souffrit pour la foi, ou sous Valérien vers 260, ou sous Dioclétien, vers 300. Au XVIIe s., on retrouva ses restes près de l’église de Saint-Nicaise à Reims. Cependant, une partie des reliques de saint Maur avait été transférée en 1012 à Florennes (diocèse de Liège).

MAUR : Maur fut évêque de Plaisance durant la première moitié du Ve s. Il mourut en 445 et son corps est vénéré dans l’église Saint-Savin de cette ville.

MAUR : IVe s.- Maur, deuxième évêque de Verdun, devint célèbre à cause des nombreux miracles opérés à son tombeau. Ces miracles eurent lieu surtout au IXe s., quand on fit la solennelle translation des reliques du saint évêque sur la vie duquel on ne possède aucun détail. La fête est au 16 novembre dans le nouveau propre de Verdun.

MAUR : XIe s.- Parmi les religieux que saint Etienne de Hongrie attira dans ses Etats, on compte un nommé Maur, de l’abbaye de Saint-Martin. Ce Maur devint évêque des Cinq Eglises et mourut vers 1070. Le culte qu’on lui rendit de temps immémorial a été confirmé par Pie IX en 1848.

MAUR : VIe-VIIe s.- Maur, évêque de Vérone, vécut probablement au VIe s.

MAUR : IIIe s. – Maur, venu d’Afrique pour visiter les tombeaux des Saints Apôtres, fut arrêté comme chrétien par ordre du préfet de Rome, nommé Célerin, sous l’empereur Numérien, et décapité en l’an 284.

MAUR : Claude, tribun de Rome, Hilarie, son épouse, Jason et Maur, leurs enfants, furent mis à mort pour la foi, sous l’empereur Numérien (en 283). Claude fut précipité dans le Tibre, Jason et Maur furent décapités et Hilarie aussi.

Il existe même des saintes Maure (…). Il semble cependant intéressant de mentionner ici un extrait d’article rédigé par Monsieur Charles Bury, sur la chapelle de Mons (Bombaye) : “La chapelle de Mons est surtout connue par un pélerinage à sainte Maure, patronne des lessiveuses, née à Troyes au IXe s. et qui consacra toute sa vie aux oeuvres de piété. De nombreux miracles se sont produits par l’attouchement d’objets qu’elle avait confectionnés pour le culte. La dévotion envers la bienheureuse Maure attire de nombreux pélerins à Mons. Les ex-votos qui garnissent les murs de la chapelle portent des dénominations assez différentes. Une ancienne inscription sur la poutre du jubé : “In honorem Beatae Matris Dei”, mal interprétée par les fidèles, a modifié l’authentique vocable ainsi que le sujet des invocations. Depuis longtemps, Sainte Maure est sollicitée par les futures mères…”

Selon Gobert, le saint vénéré dans la chapelle de Cointe serait plus sûrement un saint peu connu ou relativement peu connu du pays hutois. On prétend que ce saint avait été mis au monde sans vie – de là son nom de Saint Mort -et dont nous avons dit quelques mots (cfr notes tirées du “Dictionnaire d’Hagiographie”).

Dans “Les Rues de Liège”, nous trouvons quelques précisions sur ce saint : “A Huy, cette vénération envers ce saint Mort ou Maur remonte des temps fort éloignés. En effet, on mentionne un Thierry de Saint Maur au XIIIe siècle. A Mons, au siècle suivant, on mentionne une confrérie de Saint Maur très célèbre. Son culte à Liège est de date relativement récente. L’oratoire placé sous le vocable de Saint Maur ne l’a pas toujours été. Ce sanctuaire, érigé pour la première fois au début du XVe siècle, fut consacré en l’an 1402 par Henri de Nuys, évêque de Sidon, suffragant de l’Elu Jean de Bavière. C’est en l’honneur de “la Sainte Vierge et de l’Apôtre saint Mathieu” et non de saint Maur qu’il avait été élevé. On l’appelait alors la “chapelle de l’ermitage de Fragnée” et ce nom lui est resté jusqu’au XVIe siècle. Les Bollandistes ont tout récemment publié dans leurs Analecta, la pièce la plus ancienne relative au saint Maur du pays hutois. C’est une courte chronique de la fin du XVe s. conservée dans un manuscrit liégeois de Saint-Laurent.

“Nous y voyons qu’en l’an 1466, au temps le plus agité des guerres civiles du règne princier de Louis de Bourbon, le sous-prieur de ce couvent, Gérard de Gingelom, se trouvant à Huy avec son abbé, voulut savoir ce qu’était devenu le saint vénéré dans cette petite ville de Huy, sous le nom de saint Mort. Ce qu’il en apprit et ce qu’il en rapporta lui avait été raconté par les paroissiens auxquels il s’était adressé. D’après eux, ce saint, enfant de braves gens d’Envoz (Autvalle), étant mort-né, fut porté sur l’autel de Notre-Dame-des-Vignes, à Huy, et ressuscité par l’intercession de la Vierge, aurait grandi dans la piété, puis distribué son bien aux pauvres pour embrasser la vie érémitique. Il résidait non loin d’Andenne sans doute, puisqu’il était particulièrement révéré des religieuses du noble chapitre de cette localité. Il fut assassiné dans son ermitage par des bandits. Le char que ces religieuses envoyèrent pour ramener le cadavre ne put bouger de place jusqu’au moment où les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, prirent le chemin de l’église hutoise en laquelle le Saint avait reçu son miraculeux baptême. Ce fut là qu’on inhuma ses restes, et la vénération dont ces reliques furent l’objet, comme les grâces obtenues de son intercession, finirent par substituer Saint Maur à Notre Dame et à Saint Jean, dans le patronage de cette église” (Gobert).

Dans son livre “Connaissez-vous Huy ?”, René Furnémont nous parle de l’église Saint-Mort de Huy, en pages 22 et 23. Nous vous livrons cet extrait : “Vers l’an 698, rapporte la légende, un enfant mort-né naquit au foyer d’un pauvre charbonnier des environs d’Andenne. Désolé , le père s’en vint à Huy, à l’église St Jean-l’Evangéliste déposer l’enfant aux pieds de Notre Damme des Vignettes. C’est là que la prière fervente d’un ermite rappela à la vie le bébé à qui les circonstances de sa naissance valurent le nom de “mort”. A l’âge de 18 ans, Mort devint gardien des pourceaux de Sainte Begge. C’est ainsi qu’il mourut dans les bois de Haillot, à l’endroit où s’élève aujourd’hui une modeste chapelle qui fut naguère le but d’un pélérinage des plus suivis. Les pélerins venaient baiser la pierre sur laquelle Mort avait posé la tête pour mourir. Lorsque Mort ferma les yeux pour toujours, les boeufs refusèrent de tirer le chariot qui devait le ramener à Andenne. Ils prirent la direction de Huy et vinrent s’arrêter devant la chapelle où l’enfant avait repris vie. L’ermite vivait toujours ; il venait d’atteindre sa centième année. Ayant accueilli le corps de celui qu’il attendait, il s’endormit à son tour pour l’éternité. Restaurée par les soins de Sainte Begge, la chapelle du miracle fit place, au XIIIe siècle, à l’édifice ogival actuel. Malgré les graves mutilations qui l’ont défiguré, celui-ci a été classé par la Commission royale des Monuments. En 1624, le pape Urbain VIII ayant canonisé le serviteur de la fondatrice d’Andenne, les restes furent placés dans une châsse, sous les yeux du nonce Caraffa et l’église, devenue le but d’un pélerinage très populaire, lui fut désormais dédiée…”

Si nous revenons à ce que Gobert nous disait, nous pouvons constater que la version de cette “histoire” que donne Furnémont correspond à ce qu’avance Gobert. Voyons ce que ce dernier nous livre encore : “A cette légende populaire, dont on ne connaît aucune version antérieure à celle-ci, le chroniqueur de Saint Laurent n’ajoute rien qui indique même l’époque où aurait vécu le Saint. Il nous fait connaître seulement qu’il était surtout invoqué avec succès contre la goutte et les maux de dents. Ce qui ressort du récit du moine de Saint Laurent, c’est que vers la fin de ce XVe siècle, on avait été particulièrement frappé en ce monastère, du culte rendu dans Huy à Saint Maur et des pélérinages dont le tombeau de cet ermite était le but fréquent. N’est-il pas permis d’en conclure que ce fut à la suite de ce pieux engouement de l’abbaye liégeoise pour Saint Maur, qu’on plaça sous le patronage du Saint solitaire, l’oratoire établi au milieu de dépendances du monastère de Saint-Laurent, car la paroisse Sainte-Véronique relevait de cette maison religieuse ?”

Donc, avant la fin du XVIe siècle, l’ermitage était connu sous le nom de chapelle Saint-Maur. ( voir “Conclusions et Capitulaires de Saint-Lambert“, analysées par M.S. Bormans, p.241).

Reparlons un peu de la rue Saint-Maur… La rue qui conduisait à la chapelle avait pour dénomination depuis le XIVe s. au moins “mont Badar”. Elle ne devait pas tarder à être définitivement changée en “ruelle Saint-Maur”. La chapelle de Fragnée conquit assez rapidement une renommée à la suite de son changement de vocable. Cette renommée lui fut maintenue dans les siècles ultérieurs : “Le pélerinage à Saint Maur est un des plus suivis de la ville et des environs.”

A côté de la chapelle, vivait un ermite… L’ermite avait son habitation à côté du sanctuaire et avait peine à vivre. Il remplissait cependant toutes ses obligations d’ermite. Que faisait cet ermite ? Il est bon de savoir qu’il relevait du Chapitre de Saint-Lambert. Ce Chapitre, dès le XVIe s., nommait le titulaire, s’occupait de toutes les choses se rapportant à l ‘ ermitage, mais encore veillait à ce que la conduite du préposé fut régulière. Ainsi, en 1567, le Chapitre ayant appris que l’oratoire était peu ou pas entretenu et que l’ermite exerçait son art de façon mécanique, procéda à une enquête.

Le pieux solitaire avait donc à prendre soin de la chapelle ; il y sonnait l’Angelus, le matin, à midi et le soir. Combien de services – dans les premiers temps surtout – ne dut-il pas rendre aux pauvres passants ? Sa subsistance était assurée le plus souvent par les fidèles. Dès le XVIIe siècle, il donnait l’instruction à la jeunesse des environs qui était alors sans école. Il offrait ses services en de nombreuses autres circonstances. Pour subvenir à ses besoins, la générosité des gens ne suffisait pas, et l’ermite s’adonnait à la culture des champs voisins, appartenant au Chapitre de Saint-Lambert, auquel il payait une redevance. Parfois, s’il mendiait, le produit était destiné à la réfection ou à la reconstruction de la chapelle et à la réparation de sa demeure.

Il ne faut cependant pas croire que les anachorètes de Saint-Maur étaient des religieux. Si, de temps à autre, des prêtres demeurèrent dans cet ermitage, il y eut aussi des ermites qui se marièrent, évidemment après avoir abandonné leur état. Tel fut le cas de Jean Francottay, à la veuve duquel, le 18 février 1633, le Chapitre cathédral acoorda un subside peur avoir reconstruit la chapelle et amélioré l’habitation joignante.

Dans la première moitié du XVIIe s., le Vicaire Général eut à réprimer certains abus commis par quelques ermites en divers endroits : “Usant – disait le prélat – d’habits trop conformes aux ordres religieux, ils vont et tracassent indifféremment, sans ordre ou obédience, mendiant et amassant des aumônes en quantité, comme pour des couvents entiers de religieux ; ils s’entremettent de prêcher la parole de Dieu et d’ouïr les confessions.” Voulant mettre fin à ces irrégularités, le Vicaire Général porta le 12 août 1644, un règlement pour les ermites, qui les déclarait soumis à l’autorité du curé de la paroisse. Ils devaient avoir un costume modeste, complètement distinct de celui des religieux. Ils ne pouvaient mendier qu’avec la permission du chef paroissial et étaient au reste tenus de s’adonner à des travaux manuels destinés à pourvoir à leur existence.

Au commencement du XVIIIe siècle, le Vicaire Général encore, visita tous les ermitages de la Principauté. A la suite de cette inspection, il donna aux ermites une règle et une organisation spéciales. Il les partagea en plusieurs congrégations ayant des supérieurs. Des statuts réglaient les réunions, déterminaient les occupations de chacun et les exercices de piété qu’ils avaient à accomplir journalièrement. Comme nous pouvons le voir, la vie des ermites ne se passait pas dans l’oisiveté ni dans la mendicité. Sans doute recevaient-ils maintes aumônes, mais ils travaillaient, se montraient utiles au public et, à l’occasion, apportaient leurs soins aux malades. L’ermitage était donc un centre de pélerinage, mais il avait un rôle important pour les habitante de Cointe. En effet, l’ermitage facilitait aux fidèles l’observance des devoirs religieux. Durant plusieurs centaines d’années, tous les dimanches et jours de fêtes, on célébrait l’office divin dans la patite chapelle. Bref, celle-ci était une chapelle auxiliaire.

A la fin du XVIIIe siècle, les habitants de Cointe et des environs, firent valoir cet état de fait. Dans quelles circonstances ? A cette époque, la Belgique était sous la tutelle de la France. La République décida l’aliénation de l’oratoire. La loi du 11 Prairial an III (dans le calendrier républicain) avait proclamé prétendûment, la liberté des cultes. Plus tard, l’arrêté des Conseils de la République, en date du 7 Nivôse an VIII (28 décembre 1799), déclara que “les citoyens des communes qui étaient en possession au 1er jour de l’an II, d’édifices originairement destinés à l’exercice d’un culte, continueront à en user librement, sous la surveillance des autorités constituées.”

Se fondant sur ces décisions, les pétitionnaires exposèrent le 21 Pluviôse an VIII (10 février 1800) à l’Administration Centrale du Département de l’Ourthe, que “de temps immémorial, ils ont eu la jouissance· d’une petite chapelle appelée St. Maure dont la destination a été aussi de tous temps de servir à l’exercice du culte catholique. L’éloignement de cette partie de commune ou hameau, du centre de la paroisse dite de Sainte-Véronique, avait nécessité en son temps l’établissement de cette chapelle.” Ils concluaient en demandant que la chapelle fut conservée et que “lesdits habitants soient autorisés à en continuer le libre usage pour l’exercice de leur culte catholique”. L’autorité départementale se laissa fléchir et prit un arrêté surseyant à la vente de la chapelle.

Quand la Révolution française éclata, l’ermitage avait pour titulaire Joseph Briquet. Cet ermite, vieux, épuisé depuis longtemps, ne tarda pas à succomber. Lui succéda un sieur Paul Robert qui, pendant plus de vingt ans, l’avait assisté et avait même habité sa modeste demeure. C’était un étrange ermite que ce Paul Robert. Il montra une telle ardeur à la défense et à l’expansion de la cause révolutionnaire qu’à la restauration du pouvoir princier, le curé de Sainte-Véronique dut l’expulser de l’ermitage où s’installa un prêtre nommé Emotte. Sa mission n’y fut pas longue.

Après la rentrée triomphale des troupes républicaines le 27 juillet 1794, Paul Robert s’adressa à l’autorité révolutionnaire pour être rétabli dans sa place. Vu ses antécédents, par arrêté de l’Administration Centrale en date du 16 Brumaire an III (6 novembre 1794), il fut “autorisé à rentrer dans la jouissance de l’ermitage qu’il a habité pendant 26 ans, comme aussi de la petite pièce de terre adjacente, à la condition de mettre en culture et d’en payer provisoirement la redevance que l’ex-chapitre en tirait ; c’est-à-dire 24 florins annuellement.” (Archives de l’Administration Centrale, reg.117 f°156)

Paul Robert occupait encore l’ermitage en 1811. A ce moment, Napoléon, pour faire face aux nombreux frais de ses expéditions lointaines, s’efforça de se créer de nouvelles ressources par tous les moyens. Ainsi fit-il aliéner à son profit, la plupart des “biens nationaux” qui avaient échappé à la vente sous la République. L’ermitage de Saint-Maur fut du nombre. On l’expertisa le 22 août 1811. Il consistait, d’après l’acte dressé à cette occasion et que nous citons textuellement :

” 1°) En une chapelle et un petit bâtiment nommé l’ermitage de Saint Maur ; ladite chapelle est bâtie en pierre brute et en brique et est couverte en ardoise ; la maison est construite en charpente et en brique et est couverte en ardoise ; ladite maison consiste, au rez de chaussée, en une pièce à feu, et, au-dessous une petite cave, et, au premier, en une pièce également comme le rez de chaussée ; ladite chapelle ainsi que la maison sont bâties sur huit ares et soixante-douze centiares, joignant du nord à la ruelle Bourgogne, du levant à la ruelle Saint Maur, du midi à Antoine Lamotte, du couchant à Joseph de Lange.

2°) Une autre pièce de terre et broussaille, la terre est défrichée, située vis à vis ladite chapelle le chemin entre deux contenant 18 ares et soixante quinze centiares, joignant du midi à la ruelle de Loups, du levant à la veuve Nicolas Marichal, du nord à l’abbé Dossin.”

La vente eut lieu le 14 août 1811 et l’ensemble fut adjugé à MM. Charles Dechamps, Noël Dans et Henri Robert, au prix de 1.500 francs. Il échut plus tard à la famille Beaujean et était – à l’époque où Gobert a écrit son livre – en possession de M. Tart, banquier.

Les aumônes que les pélerins déposaient dans le tronc de la chapelle y sont employées par les propriétaires. Dans un article signé A.S. et tiré d’un journal du 12 février 1967, voici ce que nous avons lu : “…elle (la chapelle) fut vendue avec son mobilier, en 1911, pour 2.000 F. et achetée par M. Delhaize qui en fit don à la fabrique d’église Notre-Dame de Lourdes de Cointe.” Cet article est intitulé “Sur les hauteurs de Cointe ••• Que deviendra la chapelle Saint Maur ?” Dans ce même article, on peut lire que “le conseil de fabrique de l’église paroissiale de Cointe a proposé à la Ville de la reprendre comme monument témoin de notre passé. Cette proposition doit être évidemment ratifiée par le conseil communal. Ce sera probablement chose faite dans les prochaines semaines.”

En effet, renseignements pris auprès du clergé de la paroisse, cette décision a été acceptée par le Conseil. D’ importants travaux de restauration doivent être entrepris. Notons que le toit a été réparé récemment. Actuellement, la chapelle est fermée toute l’année et ce depuis quelque temps déjà. La statue de Saint Maur a été transférée en la crypte de l ‘église du Sacré-Coeur. C’est là que les pélerins peuvent prier et obtenir médailles et images. C’est là aussi que certains vont encore déposer des ex-votos, comme en fait foi l’attestation du sacristain.

Comment se présente l’oratoire ?  Le sanctuaire se compose d’une nef, d’un petit choeur avec autel. “La bâtisse actuelle de l’oratoire a été faite sur l’emplacement d’un plus ancien, dont les soubassements en pierre, vieux de trois à quatre siècles sont très caractéristiques, vus du jardin surtout” nous dit Gobert. Et il continue en disant : “Il avait les mêmes dimensions que la chapelle aujourd’hui existante.”

De quand date cet oratoire ? Il a été réédifié en 1673 et 1674, comme en font foi deux inscriptions, l’une au-dessus de la clef de voûte surplombant la porte et l’autre sur le petit vitrail du choeur. Ce petit vitrail a été placé dans le choeur à la mémoire de Pierre de Rosen, chanoine de la Cathédrale, Archidiacre de Campine, Prévôt de Saint Jean l’Evangéliste et Chancelier du Prince, indique le millésime 1673, comme celui de la restauration, de la réédification plus précisément. En face de ce vitrail, se trouve un autre semblable au premier et dédié à Guillaume Natalis, Abbé de Saint Laurent. L’année 1673 se retrouve au-dessus d’une fenêtre simulée où l’on aperçoit l’inscription: “SINE DEO NIHIL” (Rien n’est possible sans Dieu). Il y a d’autres inscriptions encore, sans intérêt historique et en partie disparues. Ces pierres figurent sur la façade et sont au nombre de trois : “SOLI DEO HONOR ET GLORIA” (Honneur et Gloire pour Dieu) “Ste. MAURE ORA P.N. 69” (Saint Maur, priez pour nous 69) “SINE DEO OM NIHIL” (Sans Dieu, tout est néant).

Ce sanctuaire était très bien entretenu au XIXe siècle. Dans les comptes communaux figurent des subsides pour cet objet et pour subvenir aux besoins de l’ermite, et ce, déjà au XVIlle siècle.

La façade de la chapelle présente donc une porte – dont nous avons déjà parlé – trois fenêtres avec vitraux et une fenêtre, située à hauteur d’homme et fermée par des barreaux ou colonnettes de bois, au nanbre de sept. Elle est sise au nunéro 64 (…). Quand on observe la carte postale éditée par la Maison Lecarme et reproduisant la chapelle devant laquelle posent Monsieur Ubags (qui quêtait les jours où il y avait office) et quelques enfants, on peut voir qu’il y a une statue dans la niche située au-dessus de la porte d’entrée de la chapelle. Or, sur la ph0to prise il y a peu, cette statue n’apparaît plus. Il est fort probable qu’elle aura disparu lors des bombardements de la guerre 1940-45 et n’aura jamais été remplacée. La chapelle possède aussi un charmant clocher ; c’est là que se trouvaient jadis les cloches qui annonçaient aux gens des hameaux environnants, la messe et l’angélus. Ce clocher est surmonté d’une croix de fer. En regardant une carte de la chapelle envoyée à Mme Bury, la chapelle apparaît peinte en jaune et le soubassement dessiné en brun et la statue est encore dans la niche au-dessus de la porte. Dans la chapelle se trouvaient donc la statue de saint Maur, en bois, une statue de saint Roch et une pieta. Elle renfermait aussi une peinture d’une Mater Dolorosa, dûe au pinceau de Nicolas La Fabrique. Le tableau est signé. Je dis que ces objets se trouvaient dans la chapelle, car actuellement ils se trouvent remisés dans une petite pièce de l’église du Sacré-Coeur.

Et le pèlerinage ? Il existe enoore, mais depuis quelque temps, il a lieu le limdi de la. Pentec8te, à la crypte de l’église du Sacré-Coeur. Voici ce qu’en écrivait Gobert : “Ce qui frappe le plus l’attention, c’est le grand nombre d’ex-votos et de béquilles de tous genres, pendus au mur. Ils témoignent de la foi des pélerins et de la vogue dont ce pélerinage continue à jouir. La foule arrive surtout nombreuse le dimanche et le lundi de la Pentecôte (c’est la fête du quartier de Cointe). Ce deuxième jour, une messe solennelle est célébrée à sept heures. Longtemps avant l’heure, la foule ne cesse de s’accroître sur la place voisine. Pour permettre aux assistants nombreux de la suivre, la clochette de la tourelle en annonce les différentes parties par des tintements argentins. Elle n’est mise en branle qu’en cette circonstance. Toute la journée, l’oratoire ne cesse d’être rempli par la foule d’arrivants, qui se répand ensuite dans les restaurants voisins et sur le vaste terrain faisant face à la chapelle. Ce terrain est tout parsemé d’établis et de tables. Les gens du peuple vont là, soit se rassasier de gaufres, de gâteaux et d’autres friandises, soit faire l’emplette de médailles ou de mille petits souvenirs. Des pélerins ne manquent pas non plus d’aller s’approvisionner d’eau à la fontaine St Maur qui longtemps a été tarie par les travaux des houillères voisines. Cette eau, à laquelle ils croient reconnaître des vertus curatives, est recueillie dans des bouteilles et sert principalement à lotionner les parties malades.”

Voilà ce que nous livre Gobert. J’ai recueilli de mon côté, une source orale des années trente. Elle m’a été livrée par Monsieur l’abbé Ch. Chalant. Voici à peu près ce qu’il me disait (Monsieur l’abbé – alors qu’il était encore enf;nt – habitait le quartier de Saint-Gilles, non loin de Cointe. Comme toutes les familles chrétiennes des environs et de Cointe, ses parents venaient en pélerinage à St. Maur) :

“Les pélerins faisaient le pélerinage pour obtenir la guérison d’un membre de la famille, mais surtout des enfants. Les parents qui avaient des enfants sains, faisaient le pélerinage pour demander à saint Maur de préserver leurs enfants contre toutes sortes de maux, et notamment contre les maux de jambes. Aussi – continue Monsieur l’abbé – les adultes avaient-ils coutume de porter les enfants, de leur domicile à la chapelle. Cela était pénible parfois, car l’enfant ne devait point toucher le sol avant d’arriver à l’oratoire. Mais cela n’empêchait pas les parents de se reposer de temps en temps. Lorsque les adultes s’arrêtaient en chemin, ils déposaient les enfants sur les appuis de fenêtres des maisons qui bordaient les rues qui conduisaient à la chapelle. La halte terminée, on reprenait l’enfant sur ses bras et on continuait sa route…” C’était simple, mais encore fallait-il y penser !

La source de Saint-Maur :  Durand Fardel, dans son “Dictionnaire général des eaux minérales et d’hydrologie médicale” mentionne cette source. Elle est sulfureuse. Cette source a été longuement signalée dans l’étude qu’un spécialiste, Monsieur A. Poskin a consacrée en 1888, aux sources minérales de la Belgique et qui a paru au “Bulletin de la Société belge de Géologie, de Paléontologie et d ‘Hydrographie”. Voici ce qu’il dit:

“La source de Saint Maur est visitée chaque jour par un assez bon nombre de malades et le tas considérable de béquilles déposées dans la chapelle témoigne de la croyance aux vertus miraculeuses de cette eau. Elle sort du schiste houiller qui compose la colline, à travers un tuyau en poterie et est reçue dans un réservoir en pierre si mal entretenu, que l’eau ne peut être puisée sans renfermer de grandes quantités de particules organiques… L’écoulement n’était guère qu’un suintement lors de notre visite, le 21 juin 1883, à cause de la sécheresse exceptionnelle de la saison. Les habitants assurent qu’elle ne tarit jamais et qu’elle coule parfois en abondance.”

“Elle accuse une odeur hépatique assez forte et reste neutre au papier de tournesol. La température de l’eau dans le réservoir était de 21,5°, le baromètre accusant une pression de 764 m.”

“La source est aujourd’hui abritée sous un petit bâtiment proche de la chapelle et donne encore de l’eau comme jadis.”, nous dit Gobert.

Cette source est tarie, aujourd’hui. Il n’en subsiste aucune trace. Voici, à ce sujet, un extrait d’article, signé A.S. (“La Libre Belgique” du 12 février 1967) : “Une source proche laissait couler un mince filet d’eau, recueilli par des pélerins. Cette source est tarie depuis longtemps, sans doute dès le début de ce siècle (XXe s.)”

Alexandrine LEBIRE

Bibliographie
  • GOBERT, Th., “Les Rues de Liège, anciennes et modernes”, Liège, 1891-1895
  • BAUDOT, Dom : “Dictionnaire d ‘Hagiographie”, Paris, 1925
  • FURNEMONT, R. : “Connaissez-Vous Huy ?”
  • REM, G. : “Cointe”, article tiré de “La Wallonie”
  • REM, G. : “A Cointe”, article tiré de “La Wallonie” du 15 octobre 1957.
  • A. S. : “Sur les hauteurs de Cointe… Que deviendra la chapelle St.Maur ?  “, article tiré de “La Libre Belgique” du 12 février 1967.
  • BOVERIE, D. : “Cointe”, article paru dans la rubrique “Autour du Perron” dans “La Meuse” du 2 août 1962.
  • BURY, Ch. : “La chapelle de Mons (Bombaye)”, article tiré du “Journal de Visé – Dalhem” du 8 novembre 1953.
  • TARCISIUS : “Le Montmartre liégeois”, article tiré de “L’Appel des Cloches” du 10 juin 1966.

  • Travail d’étude présenté par Alexandrine LEBIRE pour l’obtention du diplôme d’institutrice en juin 1968. Elle écrit : “Qu’il me soit permis de remercier Monsieur Charles BURY, Vice-Président du Vieux-Liège, et Monsieur Jean-Claude FABES qui m’ont apporté leur gracieuse collaboration.

  • Brochure éditée au profit de la restauration de la chapelle par le Comité de quartier de Cointe et la Commission historique en janvier 1991
  • L’article est illustré par une aquarelle de Madeleine Defawes
  • Pour toutes les autres illustrations © Philippe Vienne 

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HORVILLEUR : La laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été…

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Delphine HORVILLEUR en 2020

Le jour où j’ai appris la mort de Samuel Paty, l’assassinat d’un enseignant parce qu’il avait « osé » pour enseigner la liberté d’expression, montrer à ses élèves des caricatures de Mahomet, j’ai posté sur les réseaux sociaux une caricature. J’ai choisi parmi tant d’autres une vieille couverture de Charlie. On y voit trois rouleaux de papier toilette, qui déroulent l’enseignement des trois monothéismes, avec pour titre grossier “Aux chiottes toutes les religions !”. Si la plupart des gens ont compris ce que je cherchais à exprimer par la reproduction de ce dessin de Cabu, la réaction de certains m’a invitée à réfléchir.

Entre les messages d’athées militants qui me congratulaient : “Bravo ! Quel courage pour un rabbin d’admettre enfin la vérité !” et ceux de croyants offusqués qui me disaient : “Eh ben bravo ! Quelle honte pour un rabbin de cracher ainsi sur toutes les religions !“, la confusion était finalement la même : les uns et les autres pensaient que j’étais ce que je postais

Ravis ou choqués, tous avaient lu ce post au premier degré. Aucun d’eux, cinq ans après janvier 2015, ne percevait apparemment la différence entre le message littéral d’une caricature (auquel on peut individuellement adhérer ou pas) et le devoir collectif de lutter pour son absolue légitimité dans l’espace public, quelle que soit notre croyance.

Alors voilà comment, en 2020, nous devons encore le dire : une société libre garantit à chacun la possibilité de penser, de rire, et de poster contre soi. Cela implique d’accepter pour réfléchir de s’offusquer et de se faire violence. Tout débat qui nous élève fait violence à nos idées, précisément pour ne pas faire violence à des hommes. La différence est assez simple. Elle passe par la distance critique et par l’auto-dérision. Et peu importe en quoi on croit, elle dit toujours en substance : “Aux chiottes le premier degré !“.

Delphine Horvilleur sur son site : TENOUA.ORG


Elle est à la fois l’une des rares femmes rabbins de France, une ardente défenseure de la laïcité et une intellectuelle engagée dans le dialogue avec le monde musulman. Entretien avec l’auteure de Comprendre le monde, au lendemain de l’assassinat de Samuel Paty.

Madame Figaro. – Dans une tribune publiée hier sur votre site Tenou’a, vous défendez, au nom de la liberté d’expression, l’idée de penser contre soi. Qu’est-ce que ça veut dire ?

Delphine Horvilleur. – Ce post est né après que j’ai publié une caricature de Charlie Hebdo pour réagir à l’assassinat de Samuel Paty. Il s’agit d’une vieille couverture sur laquelle on voit les trois religions (catholique, musulmane et juive, NDLR) inscrites sur du papier toilette déroulé, et titrée «Aux chiottes toutes les religions !». J’ai volontairement choisi cette caricature où il était question d’une critique des trois religions, parce que je crois qu’on est dans un moment où les leaders religieux doivent être capables d’incarner une auto-critique. Et j’ai été très étonnée de voir que beaucoup de gens l’ont pris au premier degré. Quand certains, athées convaincus, m’ont dit «vous avez enfin compris, les religions sont toutes à jeter», d’autres ont été choqués que, en tant que rabbin, j’attaque les religions. Ce qui m’a le plus troublée, c’est de m’apercevoir que beaucoup pensent qu’on est ce que l’on poste ; c’est de voir que beaucoup ne sont pas capables de faire preuve de deuxième degré à un moment où on devrait tous publier ces caricatures, pas pour dire qu’on est d’accord avec leur message littéral, ni d’ailleurs nécessairement avec leur message caché, mais pour dire à quel point on luttera, et on luttera jusqu’au bout, pour qu’elles aient le droit d’exister sur la place publique, et pour qu’elles continuent de raconter quelque chose de notre société et de notre histoire.

Dans votre post, vous affirmez qu’«une société libre passe par la distance critique et par l’autodérision». Cette autodérision et cette prise de distance dont vous parlez, qu’en a-t-on fait ?

Le propre des moments de crise est qu’on les vit comme des citadelles assiégées, sur un mode de défiance. On devient suspicieux à l’égard de tous ceux qui expriment des critiques, jusqu’à devenir nous-mêmes incapables d’autocritique. On voit bien ce qu’il s’est passé vis-à-vis de l’humour ces dernières années. On fait partie d’une génération où l’on pouvait regarder, ados, des sketches qu’on ne pourrait plus voir aujourd’hui. Pas parce qu’on a moins d’humour mais parce qu’on a pris conscience que dans un contexte de crise et de tension identitaires, on peut continuer à rire de tout, mais plus avec tout le monde. Et cela a un impact sur notre capacité de mise à distance des événements.

C’est-à-dire ?

Désormais, on hésite à rire, on ne sait plus de quoi on peut rire, qui va se vexer, qui va être offensé, offusqué. Caroline Fourest est très juste quand elle parle de cette génération offensée, on vit dans un monde dans lequel les gens ne tendent plus l’oreille qu’à l’offense qu’on leur impose, pas à la contradiction. Alors qu’il n’y a rien qui nous fasse plus grandir que d’être contredit, que de penser contre soi. C’est là où le symbole de l’assassinat d’un enseignant de la République est si fort et bouleversant pour tant d’entre nous. On sait au fond de nous que c’est ce que l’école nous promettait qu’elle allait nous apprendre : penser contre nous-même. On arrive enfant avec un bagage, culturel, identitaire, religieux, et l’école nous aide à l’interroger.

Il faudrait donc réapprivoiser, ou réaffirmer, cet esprit critique…

Il faut surtout s’assurer de ne pas y renoncer, et ce dans tous les domaines de nos vies. C’est très difficile à enseigner. À l’école, cela passe avant tout par l’histoire, cette matière qu’enseignait justement Samuel Paty. Rien ne nous apprend mieux la théologie que l’histoire ; on ne peut tout simplement pas comprendre sa religion si on ne comprend pas par quoi et par qui elle a été influencée, et pourquoi elle est le produit des temps et des espaces qu’elle a traversés. Quand on sera capables de raconter nos histoires religieuses à travers les influences qu’elles ont subies, on aura un outil formidable pour lutter contre le fondamentalisme religieux. Parce que ce qui colle à la peau de tous les fondamentalistes quels qu’ils soient, c’est qu’ils sont tous allergiques à l’histoire. Ils sont tous chronophobes, détestent tous l’idée que leur religion a pu évoluer, qu’elle a pu être influencée par d’autres, parce que cela va à l’encontre de leur obsession pour la pureté, la pureté des corps, la pureté des femmes, la pureté des pratiques, la pureté de leur histoire. Si vous commencez à leur expliquer à quel point leur religion est emprunte d’influences extérieures et conditionnée par un contexte, alors vous avez avec vous un outil extrêmement puissant de destruction de leur discours.

Il y a eu les tueries de Toulouse et Montauban en mars 2012, l’attentat de Charlie Hebdo en janvier 2015, celui du Bataclan en novembre, puis celui du 14 juillet 2016 à Nice, l’assassinat du père Hamel… Et aujourd’hui celui de Samuel Paty. Comme à chaque fois, on assiste à un sursaut d’humanisme. Et aujourd’hui, peut-être, à un tournant dans la prise de conscience ?

J’adorerais pouvoir vous dire oui. Le danger, c’est qu’il y ait une retombée d’émotions. La date de la rentrée scolaire, le 2 novembre prochain, est très critique pour notre société. Parce qu’un peu de temps aura passé, l’émotion sera retombée, et là on verra vraiment ce que l’on fait. Mettre tout sous le tapis et regarder ailleurs peut paraître impensable, et pourtant on sait qu’on l’a déjà fait en plein d’occasions. D’autant qu’on va être rattrapés par d’autres actualités, la question du reconfinement ou pas, le couvre-feu, la psychologie des enfants, la contamination des familles… Il va y avoir d’autres urgences et la vraie question, c’est comment on va être capable de s’astreindre à une forme de discipline d’enseignement qui se joue à l’école, certes, mais aussi dans la façon dont les parents vont parler à leurs enfants le jour de la rentrée, dans la manière qu’on aura tous de ne faire qu’un, et d’admettre qu’il y a des valeurs sur lesquelles on ne transigera pas.

Que faire de cette colère qui traverse la France depuis vendredi ?

La colère, c’est comme la peur. La peur peut susciter ou au contraire inhiber l’action. La colère, c’est pareil, elle peut vous enfermer un peu plus sur vous-même, avec un ressentiment qui débouchera toujours sur de la haine ; ou alors elle peut vous mener à l’action. Il faut que chacun d’entre nous, dans son domaine des possibles, se pose la question de quelle alliance il crée, de ce qu’il décide de faire ou de ne plus faire.

Que penser des réseaux sociaux, cet endroit où l’on est finalement au summum de la liberté d’expression, mais «où la haine s’étale aussi sans filtre» comme le dit Leïla Slimani ?

Sans aucun doute, les réseaux sociaux ont joué un rôle majeur dans l’appauvrissement de la pensée, en nous invitant continuellement à simplifier nos messages, en ne tolérant plus quoi que ce soit qui serait implicite, en nous permettant de constituer des communautés autour de nous, des gens qui pensent comme nous, qui votent comme nous, qui lisent les mêmes livres, qui ont les mêmes références culturelles… En réalité, on a anéanti, ou on est en phase d’anéantissement, du débat possible entre nos cultures. L’autre problème, c’est que le jeunes s’informent sur les réseaux sociaux. Ils croient que quand c’est sur une chaîne YouTube c’est vrai. Un point crucial à travailler avec l’école, c’est de les faire se questionner sur leurs sources d’information. À une époque, on disait «d’où tu parles, toi ?» Et en fait, le «d’où tu parles», il est génial, parce que c’est exactement la question qu’il faut poser aux jeunes aujourd’hui : d’où tu parles ? D’où détiens-tu l’information qui te permet de dire ce que tu dis ?

Comment expliquer que la jeunesse, si libre au XXIe siècle, puisse tomber dans le panneau du fondamentalisme religieux ?

Refuser la complexité du monde, c’est toujours tentant. Il y a quelque chose de radical dans la simplification du débat, et la radicalité a toujours tenté la jeunesse, et c’est normal. Il y a d’ailleurs une responsabilité très forte des modèles de la jeunesse, les animateurs de télévision, les youtubeurs, les influenceurs, les sportifs… Qui n’apportent pas la subtilité, la complexité, l’humour fin, et, je le redis, l’esprit critique, dont les jeunes ont besoin. Il y a une expression qu’on a beaucoup entendue dans la jeunesse ces dernières années : «tu me manques de respect». C’est intéressant de réfléchir à ça. Qu’est-ce que c’est que de respecter quelqu’un ? C’est savoir le contredire, le plus souvent. Protéger à tout prix quelqu’un d’une autocritique, c’est, au contraire, lui manquer de respect. C’est considérer qu’il est trop infantile, ou sous-développé, pour être capable de faire face à un questionnement, à une interrogation de ses repères.

À travers votre discours, on comprend aussi qu’il y a cet enjeu de croire en la laïcité tout en étant croyant (religieusement)…

Beaucoup de gens ont l’impression qu’on est laïque ou religieux, qu’on est croyant ou pas croyant. C’est comme s’il fallait choisir entre la science et la religion, c’est absurde. Pour moi, la laïcité et l’attachement à une religion cohabitent parfaitement. Je reconnais à la laïcité la bénédiction de me permettre de vivre la religion telle que je la vis. Je me sens profondément attachée à la laïcité parce que pour moi, elle est un cadre qui permet qu’aucune conviction, aucune croyance et aucun dogme ne sature l’espace dans lequel je vis. La laïcité est une garantie d’oxygénation permanente parce qu’il y a toujours un espace autour de moi qui reste vide de ma croyance ou de celle de mon voisin. Pour beaucoup, et on en revient à l’appauvrissement de la pensée et du vocabulaire, la laïcité est devenue synonyme d’athéisme. Mais ça ne l’a jamais été.

Depuis l’attentat, on entend çà et là des gens dire : les hommages c’est bien, maintenant, il faut du courage. «Ça ne peut plus se passer dans le pacifisme», dit Elisabeth Badinter. Quel est votre sentiment sur ce point ?

Il n’est pas question aujourd’hui d’être pacifiste, ou de baisser les bras, ou de trouver un compromis avec des assassins. Il y a un combat à mener, et comme dans tous les combats, y compris dans les combats militaires, il faut penser les alliances. Il n’y aurait rien de pire que de se tromper d’ennemi, et de commencer à se déchirer entre gens qui sont d’accord sur le fond, mais peut-être pas nécessairement sur la forme que doit prendre ce combat. Aujourd’hui, l’enjeu est là, il est dans comment on fait pour trouver des alliances qui soient salutaires, tout en étant conscient, lucide, que oui, nous sommes en guerre.”

Lire l’interview originale (avec force pubs) de Marion GALY-RAMOUNOT sur LEFIGARO.FR (article du 22 octobre 2020)


Plus de laïcité ?

ROTH : Portnoy et son complexe (GALLIMARD, Folio, 1970)

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ROTH, Philip Portnoy et son complexe (GALLIMARD, Folio, 1970)
[ISBN : 9782070364701]
“Entre les grands idéaux humanitaires qui l’animent et les obsessions inavouables qui le hantent, Alex Portnoy, trente-trois ans, est la proie d’un insoluble conflit. Élevé dans le quartier israélite de Newark, par des parents abusifs, démesurément attachés aux principes de la tradition juive-américaine, ligoté par des tabous et des interdits, submergé de conseils et d’exhortations, il est écrasé par une culpabilité d’autant plus angoissante que la sexualité et ses déviations les plus extrêmes ne cessent de l’obnubiler. Brillant étudiant, puis fonctionnaire en vue, il n’en reste pas moins un «bubala», un bébé, aux yeux de ses parents qui lui reprochent amèrement son indépendance, sa froideur apparente et surtout son refus de fonder un foyer et d’assurer la descendance.

Ce livre, à la fois féroce et désopilant, où la tendresse alterne avec le cynisme, l’humour avec le pathétique, est une mordante satire de l’ignorance, du racisme, des préjugés et de l’intolérance sous toutes ses formes.”

Pour tous ceux qui aiment la viande de veau : un régal…

D’autres incontournables du savoir-lire :

RUSHDIE : Joseph Anton, une autobiographie (PLON, Feux croisés, 2012)

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RUSHDIE S, Joseph Anton, une autobiographie (PLON, Feux croisés, 2012)

“Dans “Joseph Anton, une autobiographie”, l’écrivain britannique Salman Rushdie raconte sa vie clandestine depuis la fatwa lancée contre lui en 1989 par l’ayatollah Khomeyni. Une lecture en résonance tragique avec l’actualité.
Le jeu glaçant des circonstances a voulu que Joseph Anton, une autobiographie (1), les Mémoires de l’écrivain Salman Rushdie, paraissent au moment même où on assiste à une apparente poussée de fièvre islamiste. Quelques jours avant la sortie mondiale de l’ouvrage, jeudi 20 septembre 2012, la condamnation à mort de l’écrivain britannique, prononcée en 1989 par l’ayatollah Khomeyni, s’est vue réactivée et réévaluée de 500 000 dollars, conséquence collatérale absurde de la diffusion sur Internet d’un médiocre petit film islamophobe…”

Lire la suite de l’article de Nathalie CROM sur TELERAMA.FR | Livres (28 septembre 2012)

Lire l’autobiographie (romancée ?) de Salman RUSHDIE
(ISBN 9782259214858)

D’autres incontournables du savoir-lire :

RIFFLET : Les mondes du sacré (MOLS, 2009)

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RIFFLET J, Les mondes du sacré (MOLS, 2009)
Table des matière (944 pages) :
  1. Les religions abrahamiques
    1. Le judaïsme, de la Mésopotamie à Israël
    2. Le christianisme, ses hérésies et ses schismes
    3. L’islam chiite et sunnite
    4. La civilisation judéo-arabe
    5. La dimension laïque occidentale et orientale
    6. Analyse comparée des religions de l’Ouest et de l’Est
  2. Les religions de l’Orient
    1. L’Iran, le mazdéisme et le zoroastrisme
    2. L’Inde et l’Extrême-orient, le védisme, le brahmanisme, l’hindouisme, le bouddhisme, le taoïsme le jaïnisme, le confucianisme
  3. La voie ésotérique, dont la franc-maçonnerie
  4. La laïcité occidentale et la pensée immanente
  5. Les grandes questions de la politique internationale

Lire le livre de Jacques RIFFLET (ISBN-13: 978-2845737570)

D’autres incontournables du savoir-lire :

La Bible n’est pas tombée du ciel !

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Une approche historique, critique et laïque de la Bible. Qui a écrit la Bible, à quelle époque, dans quel contexte ? Une certitude : elle n’a pas été dictée à Moïse… Ecouter l’entretien avec Thomas Römer du Collège de France (FRANCECULTURE.FR, enregistré en décembre 2013)

FRY : L’église catholique est-elle une force œuvrant pour le bien dans le monde ? (transcription, 2009)

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[BABELIO.COM] L’anglais Stephen John FRY (né en 1957) est un humoriste, auteur (romancier, poète et chroniqueur), acteur, réalisateur, une célébrité de la télévision et un technophile. Il est le fils d’Alan Fry, un physicien anglais, et de Marianne Newman, de descendance juive-autrichienne, dont les tantes et cousins avaient été déportés et tués dans le camp de concentration d’Auschwitz.

Ses résultats lui permettent d’obtenir une bourse d’études au Queen’s College de Cambridge. Là, Fry obtient un diplôme de Littérature anglaise et rejoint la troupe de théâtre amateur Cambridge Footlight, où il rencontre Emma Thompson et son futur partenaire, Hugh Laurie. En 1986, la BBC demande à Stephen Fry et Hugh Laurie une émission à sketchs qui deviendra A Bit of Fry and Laurie. Cette émission, alors très populaire, compte 26 épisodes, réparties sur quatre saisons entre 1986 et 1995. Entre 1990 et 1993, Stephen Fry joue le rôle de Jeeves (avec Hugh Laurie dans celui de Bertram Wooster) dans Jeeves and Wooster.

A Bit of Fry and Laurie © BBC Four

Il est aussi célèbre en Grande Bretagne pour ses rôles dans La Vipère noire (Blackadder, 1983-2002) et le film Wilde (1997) dont il joue le rôle-titre, ainsi qu’en tant que présentateur de jeu télévisé Quite Interesting (2003-2016).

En plus d’écrire pour le théâtre, le grand écran, la télévision et la radio, il a contribué à nombre de chroniques et articles pour des journaux et magazines. Il a également écrit quatre romans dont Mensonges, Mensonges (The Liar, 1992), son premier roman, ainsi que plusieurs travaux de non-fiction et une autobiographie intitulée Moab Is My Washpot (1997). Le 18 janvier 2015, il épouse son compagnon Eliott Spencer.

Pour en savoir plus, visitez son blog sur stephenfry.com.


[BBC.COM, 6 mai 2017] Invité de l’émission de Gay Byrne, The Meaning of Life [Le sens de la vie], en février 2015, Stephen Fry s’est vu demander ce qu’il dirait à Dieu aux portes du paradis.

Sa réponse : “Comment avez-vous osé créer un monde où il y a tant de misère ? Ce n’est pas bien. C’est mal, extrêmement mal. Pourquoi devrais-je respecter un dieu capricieux, mesquin et stupide, qui crée un monde tellement plein d’injustice et de souffrance ?” Et il continue en évoquant les dieux grecs qui “ne se présentaient pas comme omniscients, sages et bienveillants“, ajoutant que “le dieu qui a créé cet univers, s’il a été créé par un dieu, est assez clairement un maniaque, un grave maniaque, totalement égoïste.

Le journal The Irish Independent rapporte qu’un téléspectateur a déposé plainte auprès de la police de Ennis, plus tard, dans le mois qui a suivi l’émission. […] Il disait ne pas avoir été offensé en personne mais pensait que le commentaire de Fry tombait sous le coup de la loi irlandaise contre le blasphème [sic], ce qui peut entraîner une amende allant jusqu’à 25.000 €. […]

(trad. Patrick Thonart)


© Intelligence Squared

[traduit d’après INTELLIGENCESQUARED.COM, débat organisé par Intelligence Squared en 2009 et transcrit par CHRISTOPHERHITCHENS.COM] Stephen Fry : “Comme le fait remarquer Gwendolyn dans L’importance d’être Constant, quand parler franchement cesse d’être seulement un devoir moral, cela devient un plaisir. C’est le cas, aujourd’hui. Avec mon fidèle Hitch [Christopher Hitchens] à mes côtés, je suis très fier d’être ici, mais aussi très nerveux…

J’ai été nerveux toute la journée et la raison en est assez simple : le sujet du jour est important pour moi. Il est très important pour moi. Ce n’est pas une blague, ce n’est pas un jeu, ce n’est pas juste un débat. Je crois sincèrement que l’Église catholique n’est pas, pour le dire en termes mesurés, ‘une force pour le bien dans le monde‘. Par conséquent, il est important pour moi d’essayer de rassembler les faits du mieux que je peux pour expliquer pourquoi je le pense.

Mais, avant toute chose, je veux insister sur le fait que je n’ai aucun différend à régler à ce propos, aucune dispute en cours et que je ne veux exprimer aucun mépris individuel envers les fidèles croyants et pieux de cette Église. Ils sont libres de pratiquer leurs sacrements, de croire en leurs reliquaires et leur Vierge Marie. Ils sont libres dans leur foi, dans l’importance qu’ils lui accordent, dans le réconfort et la joie qu’ils en tirent. Tout cela me convient parfaitement. Ce serait impertinent et déplacé de ma part d’exprimer une quelconque hostilité envers toute personne cherchant le salut sous quelque forme qu’elle le souhaite. Pour moi, cela est sacré, autant que n’importe quel article de foi est sacré pour n’importe qui dans n’importe quelle Église ou foi dans le monde. C’est très important.

C’est aussi très important pour moi, en fait, d’avoir mes propres croyances, et ce sont des croyances en la philosophie des Lumières. Ce sont des croyances dans une aventure éternelle : chercher à découvrir la vérité morale dans le monde. ‘Découvrir’ est un mot terriblement important auquel nous pourrions revenir. C’est un combat, c’est un combat empirique, un combat commencé au milieu du dernier millénaire. Il a été appelé les Lumières, et il n’y a rien, malheureusement, que l’Église catholique et ses hiérarques aiment plus que d’attaquer les Lumières. C’est ce qu’ils ont fait à l’époque de Galilée, qu’ils ont torturé pour avoir tenté d’expliquer la théorie copernicienne de l’univers.

C’est de l’histoire. L’histoire, comme Miss Whiticam nous l’a rappelé, est sans importance, car ce qui compte maintenant, c’est que des milliards de livres sterling sortent de cette institution extraordinaire pour soulager les pauvres dans le monde et le rendre meilleur. L’histoire n’aurait absolument aucune importance ? Eh bien, je ne suis pas d’accord. L’histoire grimace, frémit et vibre en chacun de nous dans cette salle, dans ce mile carré. Pensons à ce mile carré.

J’y reviendrai dans un instant, mais tout d’abord : Christopher a mentionné les limbes. Cela semble si fastidieux et si idiot, le sujet de l’un de ces petits jeux casuistiques auxquels se livrent les thomistes et d’autres encore. Thomas d’Aquin et Augustin d’Hippone ont tous deux proposé cette idée extraordinaire selon laquelle les bébés non baptisés ne connaîtraient pas le paradis. Ils ont également proposé l’idée du purgatoire, qui n’existe pas dans la Bible. Il n’y a absolument aucune trace du purgatoire auparavant. Cependant, quelle idée extraordinaire et brillante d’imaginer une telle chose que le purgatoire, qu’une âme a besoin de prières pour aller au paradis, pour tourner à gauche lorsqu’elle entre dans l’avion du paradis et obtenir une place en première classe, qu’elle a besoin que l’on prie pour elle. Et pendant des centaines, voire plus d’un millier d’années, vous seriez surpris des conditions généreuses auxquels ces prières étaient associées. Parfois, pas moins que deux tiers du salaire d’une année pouvaient garantir qu’un être cher décédé irait au paradis, et l’argent pouvait garantir que votre bébé, votre enfant décédé, votre oncle décédé ou votre mère décédée pourraient aller au paradis. Et si vous étiez assez riche, vous pouviez faire construire une chapelle et des moines chanteraient en permanence des prières pour que la vie au paradis de l’enfant en question s’améliore de plus en plus jusqu’à ce qu’il arrive même jusqu’à la table du Seigneur. Tout cela appartient au passé et est sans importance. Je concède à Anne Whiticam à quel point c’est sans importance… sauf pour une chose.

Imposition des mains © Paul Vanackere/CIRIC

Cette Église est fondée sur le principe de l’intercession. C’est seulement à travers la hiérarchie apostolique, seulement à travers l’imposition des mains de ce charpentier de Galilée que nous pouvons tous admirer, seulement à travers l’imposition des mains sur ses apôtres, sur Saint Pierre, sur les autres évêques jusqu’à tout les baptisés dans cette salle. Toute personne ordonnée ici saura qu’elle a ce pouvoir extraordinaire de changer les molécules du vin en sang, littéralement !, de changer les molécules du pain en chair, littéralement !, et de pardonner les péchés des paysans et des pauvres qu’ils exploitent régulièrement autour de la planète.

Cette église a pour principe que seuls les prêtres masculins peuvent offrir le salut, ce qui n’est pas simplement un fait doctrinal mais un dogme de l’église. Ce dogme a été utilisé pour justifier les atrocités commises par les missionnaires en Amérique du Sud, en Afrique, aux Philippines et dans d’autres parties du monde. Cependant, ce péché n’est pas propre à l’Église catholique, et d’autres églises et cultures ont également commis des actes similaires. L’exploitation des pauvres, des plus vulnérables et des jeunes est particulièrement préoccupante. Bien que certains prêtres puissent sembler charmants et mondains, l’Église catholique a un historique de suppression des pauvres et des ignorants. Par exemple, autour de ce petit mile carré, de nombreuses personnes ont été brûlées pour avoir lu la Bible en anglais, et Thomas More, qui torturait des gens qui possédaient une Bible dans leur propre langue, a été canonisé au siècle dernier et est devenu le saint patron des politiciens en l’an 2000 ! L’Église catholique prétend diffuser la parole du Seigneur, mais elle est la seule détentrice de la vérité pour des milliards de personnes non éduquées et pauvres qu’elle dit fièrement représenter.

La question des abus sur des mineurs est également préoccupante, et le pape actuel, Ratzinger [Benoît XVI], a fait des déclarations qui ont limité la liberté sexuelle des femmes. En 2023, en tant que préfet de la Congrégation pour la doctrine de la foi [fondée en 1542], Ratzinger a ordonné aux évêques catholiques de ne pas parler à la police, ou à quiconque d’autre, au sujet du scandale des abus sur mineurs… sous peine d’excommunication !

Le fondateur mexicain de la congrégation Légion du Christ, Marcial Maciel Degollado, a été protégé malgré une liste imposante d’abus sur mineurs, liste qui est horrible et ne peut être simplement jugée. “Un ami si proche du Pape“, a déclaré Ratzinger, “quand les allégations ne pouvaient plus être niées.” Maciel a finalement été condamné à une vie de prière et de pénitence… Ratzinger a décrit toute l’affaire, ainsi que celle de Bernard Law de Boston, à laquelle mon collègue a également fait référence, comme causant des souffrances à l’église et à lui personnellement ! Il a également déclaré que la solution serait d’empêcher les homosexuels d’être admis dans l’église.

Maintenant, c’est peut-être injuste de ma part, en tant que gay, de me plaindre de cette énorme institution, qui est la plus grande et la plus puissante église sur Terre, avec plus d’un milliard de membres, chacun d’entre eux ayant pour instruction stricte de croire aux dogmes de l’église mais pouvant lutter avec eux individuellement. Bien sûr, c’est un peu douloureux pour moi de savoir que je suis considéré comme anormal ou, pour citer à nouveau Ratzinger, que je suis coupable d’un mal moral simplement en accomplissant mon destin sexuel tel que je le conçois. Il est difficile pour moi d’être qualifié de maléfique alors que je me perçois comme quelqu’un rempli d’amour, dont le seul but dans la vie était d’être dans l’amour et de ressentir de l’amour pour une grande partie de la nature et du monde, et pour tout le reste. Et, comme toute personne décente et éduquée le réalise, atteindre et recevoir l’amour, c’est un combat. Ce n’est pas quelque chose pour lequel il faut un pape pour vous dire comment le faire. Ce n’est certainement pas quelque chose pour lequel il faut un pape pour vous dire que vous êtes maléfique.

Alors que six pour cent des suicides d’adolescents sont liés au harcèlement, nous n’avons certainement pas besoin de la stigmatisation et de la victimisation qui mène au harcèlement dans la cour de récréation quand les gens vous qualifient de personne anormale, moralement mauvaise. Ce n’est pas gentil. Ce n’est pas agréable.

© Bill Watterson

Le type de cruauté contenu dans l’éducation catholique, le type de viols d’enfants qui a été systématiquement perpétré pendant si longtemps, pourrions-nous les ignorer cela et dire que cela n’a rien à voir avec la structure et la nature de l’Église catholique et la manière tordue, névrosée et hystérique dont ses leaders sont choisis, le célibat, les nonnes, les moines, le clergé. Tout cela n’est ni naturel ni normal, Mesdames et Messieurs, en 2009. Vraiment pas. Je suis désolé d’être qualifié de pervers par ces individus extraordinairement dysfonctionnels sur le plan sexuel. Je ne pense pas que l’histoire humaine ait jamais connu pire.

Je ne dis pas qu’il en sera toujours ainsi. J’aimerais croire que, dans dix ans, je pourrais revenir ici et argumenter le contraire. Même si j’ai parlé de l’histoire et des problèmes structurels de cette institution maudite et de la cruauté et du désagrément qu’elle a causés dans le monde entier, je n’ai pas encore abordé l’un des sujets qui me tiennent le plus à cœur. J’ai réalisé trois films documentaires sur le SIDA en Afrique. J’ai une affection particulière pour l’Ouganda. C’est un des pays que j’aime le plus au monde. J’y suis allé de nombreuses fois. J’ai interviewé Joseph To Euro dans les années 70 et sa femme Janet avant que, malheureusement, elle ne voie soudainement Dieu. Il y a eu une période où l’Ouganda avait le pire taux d’infection au VIH/SIDA au monde. Je suis allé à Rakai, le village où cela a été constaté pour la première fois, mais grâce à une initiative incroyable appelée ABC, où trois principes étaient mis en avant : Abstinence, Fidélité et Utilisation correcte des préservatifs. Je ne nie pas que l’abstinence est une très bonne façon de ne pas contracter le SIDA. Cela fonctionne vraiment. Être fidèle aussi. Mais les préservatifs aussi, on ne peut le nier.

Ce Pape, non content de dire que les préservatifs vont à l’encontre de notre religion, propage le mensonge selon lequel les préservatifs augmentent réellement l’incidence du SIDA. Il affirme effectivement que le SIDA est conditionné par le refus des préservatifs. Je suis allé dans un hôpital au Burundi, à l’ouest de l’Ouganda, où je travaille beaucoup. C’est incroyable la douleur et la souffrance que l’on voit. Maintenant, oui, il est vrai que l’abstinence l’arrêtera. C’est ce qui est étrange à propos de cette église : elle est obsédée par le sexe, absolument obsédée. Ils diront tous que nous, avec notre société permissive et nos blagues vulgaires, sommes obsédés. Non, nous avons une attitude saine. Nous aimons ça. C’est amusant. C’est joyeux. Et parce que c’est un besoin primaire, cela peut être dangereux, sombre et difficile. C’est un peu comme la nourriture, je veux dire, en encore plus excitant. Les seules personnes obsédées par la nourriture sont les anorexiques et les obèses morbides, et, transposé en termes de sexe, cela résume exactement l’attitude de l’Église catholique.

Alors, ce que je veux dire, c’est que nous sommes ici dans un temple méthodiste. Je n’essaie pas de plaider contre la religion à cette occasion. Je ne dis pas cela, et je comprends le désir de quiconque de rechercher des compensations spirituelles dans un monde complexe et difficile à comprendre. Nous ne savons pas pourquoi nous sommes ici, ni où nous allons, nous voulons des réponses, nous aimons l’idée d’avoir des réponses. Comme ce serait merveilleux ! Mais il existe d’autres choix.

Il y a des Quakers : qui pourraient peut-être critiquer les Quakers avec leur pacifisme, avec leur ouverture, avec leur facilité, avec leur simplicité, leur refus de dire à quiconque ce qu’est le dogme et ce qu’il n’est pas, même face à des Méthodistes ! Bien entendu, je ne dis pas que le protestantisme est la réponse contre le catholicisme. Je dis simplement qu’il existe toutes sortes de façons de rechercher la vérité. Vous n’avez pas besoin de cette pompe impériale en marbre et en or.

Reconstitution du visage du Christ © DR

Savez-vous qui serait la dernière personne jamais acceptée comme Prince de l’Église ? Le charpentier galiléen, ce Juif. Ils le vireraient avant même qu’il tente de franchir le seuil. Il serait tellement mal à l’aise dans l’église, ce homme simple et remarquable. S’il a dit les choses qu’on dit qu’il a dites, que penserait-il ? Que penserait-il de Saint-Pierre ? Que penserait-il de la richesse et du pouvoir et de l’auto-justification et des excuses alambiquées ? Que penserait-il d’un homme qui se fait appeler le père, un célibataire qui ose donner des leçons aux gens sur ce que sont les valeurs familiales ? Que penseriez-vous de tout ça ? Il serait horrifié.

Mais il y a une solution, il y a une réponse, il y a une rédemption disponible pour chacun de nous et pour n’importe lequel d’entre nous, et même pour l’Église catholique, curieusement. Je pense que c’est dans un roman de Morris West. Le pape pourrait décider que tout ce pouvoir, toute cette richesse, cette hiérarchie de princes, d’évêques, d’archevêques, de prêtres, de moines et de nonnes pourrait être envoyée dans le monde avec de l’argent et des trésors artistiques pour les remettre dans les pays qu’ils ont autrefois volés et violés, dont les systèmes originaux d’animisme et de croyance et de simplicité, disaient-ils, enverraient ces peuples tout droit en enfer. Ils pourraient donner cet argent et se concentrer sur l’essence apparente de leur croyance. C’est alors que je dirais ici que l’Église catholique pourrait bien être une force pour le bien dans le monde. Mais tant que ce jour n’est pas arrivé, elle ne le sera pas. Merci.”

Stephen FRY (trad. Patrick Thonart)


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : veille, compilation, traduction, correction et iconographie | sources : babelio.com ; bbc.com ; intelligencesquared.com ; youtube.com ; christophererichitchens.com | contributeur-traducteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © BBC Four ; © Intelligence Squared ; © Paul Vanackere/CIRIC ; © DR.


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