[JOURNAL DES PROCES, 14 octobre 1983] Le procès du Dr Baudour et d’un pharmacien de Bruxelles, qui devait commencer le vendredi 7 octobre dernier, a été remis le matin-même de la première audience, à la fois en raison d’une nouvelle inculpation (de faux ‘techniques’ semble-t-il, de prescriptions médicales anti-datées) et d’un mandat d’amener dont l’avocat du Dr Baudour, Me Kryxine, et lui-même, avaient eu connaissance quelques instants auparavant, dans la salle des pas perdus du Palais de Justice.
Il y a longtemps que l’instruction, que les instructions plutôt, à charge du Dr Baudour étaient en train, pour entretien de toxicomanie. Successivement, Mmes Lyna, doyen des juges d’instruction, Coppieters, Van Bellaiengh et De Gryse s’en occupèrent car on allait de rebondissement en rebondissement. Trois patients du Dr Baudour se firent des injections mortelles…
Vendredi néanmoins, on pouvait croire que son procès allait commencer. Les péripéties de la dernière minute qui amenèrent M. le Président Amores y Martinez à remettre l’affaire peuvent intriguer. Il est singulier qu’on paraisse s’aviser au tout dernier moment que le Dr Baudour signait des prescriptions anti-datées, ce qu’on savait au moins depuis deux mois (à l’occasion de l’arrestation d’un de ses clients, un voleur sur qui un policier avait tiré un coup de feu). Certes, le faux est un crime dont le Tribunal correctionnel ne peut connaître si la Chambre du Conseil ne l’a pas correctionalisé (ce qu’elle fera plus que probablement en l’espèce) mais on aurait peut-être pu s’en aviser plus rapidement ?
Reste l’arrestation. Qu’est-ce qui l’a motivée ? On reprocherait au Dr Baudour d’avoir dispensé à ses clients drogués des cachets d’un produit de substitution de l’héroïne, la méthadone, cachets qu’ils auraient pu réduire en poudre, mélanger à de l’eau et s’injecter dans les veines avec les risques énormes que cela comporte. Cette crainte n’est pas vaine : certains drogués feraient n’importe quoi pour retrouver l’impression de leurs premiers ‘flashes’, s’injecter de l’essence de briquet, par exemple… et en mourir. La Commission médicale du Brabant a d’ailleurs écrit, récemment, au Parquet de Bruxelles, qu’elle avait reçu, à ce sujet, des informations extrêmement inquiétantes selon lesquelles des médecins prescriraient de tels médicaments sans les administrer eux-mêmes sous leur surveillance directe. Ce serait le cas du Dr Baudour.
Ce qui est surprenant, encore une fois, est qu’on aie l’air de s’aviser de ce que le Dr Baudour ne cachait nullement – en particulier lors d’une conférence de presse qu’il a tenue il y a plusieurs semaines.
C’est le fond du problème : le Dr Baudour ne nie nullement ce dont on l’accuse mais il estime qu’il a raison, fût-ce contre l’avis de presque tous les autres médecins, d’agir comme il le fait.
Il ne s’agit évidemment ici ni de le défendre ni de s’en prendre à lui ou à qui que ce soit. Plutôt de constater qu’une fois de plus, il y a deux manières d’envisager, dans quelque domaine que ce soit, une action curative ou répressive et que la marge entre les deux peut s’estomper.
A tort ou à raison – et son procès nous apprendra ce qu’il faut en penser concrètement et non théoriquement – le Dr Baudour semble avoir décidé de faire confiance aux drogués qu’il soigne. Il leur prescrit de la méthadone en sachant que, le cas échéant, ils pourraient l’utiliser dangereusement. Il leur explique ces dangers mais, au bout du compte, court le risque qu’un de ses patients se fasse quand même une injection catastrophique. c’est arrivé. Mais il estime que le ‘déchet’ est encore plus considérable si on utilise une autre méthode…
Ces infortunés qui n’ont ni jeûné ni prié, et qui ont refusé la rédemption par le travail, demandent à la noire magie les moyens de s’élever, d’un seul coup, à l’existence surnaturelle. La magie les dupe et allume pour eux un faux bonheur et une fausse lumière ; tandis que, nous, poètes et philosophes, qui avons régénéré notre âme par le travail successif et la contemplation, par l’exercice assidu de la volonté et la noblesse permanente de l’intention, nous avons créé à notre usage un jardin de vraie beauté. Confiants dans la parole qui dit que la foi transporte les montagnes, nous avons accompli le seul miracle dont Dieu nous ait octroyé la licence.
Baudelaire, Les paradis artificiels
Cette autre méthode, préconisée par le Conseil de l’Ordre, consiste, pour le médecin, à injecter lui-même le produit, et à surveiller sans cesse, par des analyses d’urine notamment, si le patient ne s’administre pas en outre de la drogue qu’il aurait pu se procurer ailleurs. Voilà qui suppose évidemment un investissement assez lourd mais qui dégage entièrement la responsabilité du médecin. On n’a plus rien à lui reprocher si, par exemple, son patient se suicide, autrement qu’en se faisant une surdose, ou en se la faisant avec un produit qu’il a acheté au marché noir…
Toutes les comparaisons sont de raison à ce niveau de la discussion. Il y a deux manières de concevoir la lutte contre la récidive des condamnés : soit tenter de préparer leur réinsertion sociale en leur accordant des congés pénitentiaires, soit au contraire leur faire purger leur peine jusqu’au bout, sans faiblesse. Le nombre est infime de ceux qui à l’occasion d’un congé pénitentiaire perpètrent un crime, mais un seul de ces crimes a évidemment un impact émotionnel énorme sur l’opinion publique. Faut-il, pour l’éviter refuser à un grand nombre de prisonniers qui ne tueront ni ne voleront plus une chance de se réinsérer dans la société ? Faut-il pour éviter qu’un drogué ne s’injecte follement de la méthadone en cachet priver tous les autres d’une méthode de traitement moins lourde et finalement moins dure ?
Beaucoup de notions interviennent ici, et d’abord celle de responsabilité. Le ministre de la Justice qui ne libérerait plus aucun prisonnier conditionnellement ne courrait pas le risque d’apprendre que l’un d’eux a tué quelqu’un ! En soignant des drogués à la camisole de force, on ne risque pas de surdose ! Grave question de savoir s’il faut ou non prendre parfois des risques, si nous en sommes encore capables au demeurant et, en dernière analyse, si une prudence exagérée ne débouche pas nécessairement sur une beaucoup plus grande accumulation de risques ?
De tout temps, la justice comme la médecine, disciplines à la fois très éloignées l’une de l’autre mais ayant leurs accointances obscures, ont participé de ces deux conceptions. Exactement comme d’aucuns pensent que les prisons doivent être dures, pour “qu’ils le sentent passer”, il y a une médecine pour laquelle les drogués aujourd’hui (les fous hier) doivent être soignés un peu à la dure – pour leur bien, naturellement ! Foin de confiance, de dialogue et toutes ces choses : nous savons mieux que lui ce qui est bon pour lui !
C’est dans l’air depuis, comme le dit excellemment le professeur Léauté, que la peur bivouaque à nouveau à notre époque, peur diffuse, trouvant ses points d’orgue dans certains faits-divers épouvantables. Mille choses nous [poussent], périlleusement, à ne prendre le moindre risque…
En décidant de faire confiance à ses patients, le Dr Baudour était-il un jobard, un inconscient ? Agissait-il avec une légèreté coupable ? Seul son procès nous le révélera et il ne s’agit ici, encore une fois, de prendre position ni pour lui ni contre lui. Toutefois, il se développe une campagne qui dépasse son cas. Elle doit retenir notre attention. Les drogués sont les repoussoirs de notre société : elle les a pourtant secrétés et la manière de les soigner, ou de les punir, ou de les soigner en les punissant, est un débat qu’on ne doit pas conclure trop vite, dans un sens ou dans un autre.
Philippe Toussaint, Journal des procès
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : compilation, édition et iconographie | sources : Journal des procès / Documenta | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © Adobe PhotoStock – L’Avenir.
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