LORANT : Les yeux d’Ariane (nouvelle)

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Ce n’est pas un hasard si tu me qualifies de ‘domestique’ : c’est à cet endroit même que je suis née.

Ma grand-mère est d’ici, tout comme mon arrière-arrière-grand-mère. Et tu peux remonter de la sorte le fil de toute ma lignée. Sur des dizaines de milliers de générations, elle a bougé à peine de quelques kilomètres.

Chassées par les balais, écrasées par les talons, happées par des fauves ou des aspirateurs, mes ancêtres, ma famille et moi avons certes été amenées à plier régulièrement bagage mais pour toujours revenir discrètement dans notre coin. Que cela te plaise ou non, j’habite ici depuis toujours, je m’y plais et suis même très attachée à la demeure familiale. Je continuerai ainsi, quasi immobile sauf sous la contrainte, jusqu’à ce que je meure, de mort naturelle ou sous une pluie de poisons. Je n’ai pas à m’en faire : mes nombreuses descendantes trouveront et prendront, aux alentours de ma dépouille, la place qui leur convient.

Mon chez moi est à l’abri des regards et de la pluie. Le vent me berce. J’ai de quoi me nourrir – du reste, je peux me passer facilement de manger. Depuis ma fenêtre, je passe la plupart de mon temps à t’observer. Je détaille chaque instant de ton existence. Je consigne tout ce que tu fais, ce que tu dis, ce que tu manges, qui tu fréquentes, ainsi que l’ont fait mes ancêtres. Mon odorat est féroce, je suis ultrasensible aux bruits et à toute autre forme de vibration. Quant à mes yeux, ils me permettent une vision panoramique. Chaque soir, je transmets les résultats de mes observations comme on me l’a enseigné.

Mon ordre et moi étudions ton espèce depuis la nuit des temps : nous somme là pour ça. Ce n’est pas une mission, c’est une raison d’exister. Nous sommes relativement petites, très discrètes et, le plus souvent, solitaires. Nos vies sont brèves et notre périmètre limité. Cependant, nos facultés sont telles qu’elles dépassent ton entendement. Toutes écoutilles ouvertes, mes sœurs et moi sommes équipées pour te surveiller jour et nuit. Nous échangeons et accumulons des connaissances à ton propos. Ne me demande pas comment nous communiquons : tu n’as pas les facultés nécessaires pour le comprendre.

© DP

« Mais à quelle fin ?», voudras-tu savoir. Là encore, nos intentions ne pourront que t’échapper. Tout ce que je peux t’en dire est que ta prolifération et ta relative prospérité des Humains ont permis à notre espèce de conquérir de nouveaux territoires et de se multiplier parallèlement. Ton essor a effectivement favorisé le nôtre. Au fil de tes migrations, et plus encore depuis que tu te répands à la faveur de tes moyens de transport ultra-rapides, nous avons pu nous implanter, moyennant quelques adaptations, dans de nouveaux biotopes. Tu nous offres de nouveaux habitats confortables, parfois des plus inattendus.

Bien plus important encore : ta conquête nous a permis de nouer des relations suivies entre les communautés de notre ordre au niveau planétaire. Notre potentiel d’acquisition, de stockage et d’analyse des connaissances s’est amplifié et consolidé. Et il s’enrichit chaque jour à la faveur de notre interconnexion universelle. Cependant, notre mode de vie, en regard du tien, a très très peu évolué. Nous avons conservé les mêmes coutumes en termes d’habitat et d’alimentation. Nous n’étouffons pas la biosphère sous une gigantesque toile : les nôtres demeurent, en termes de dimensions, conformes à nos besoins élémentaires qui sont, je te le répète, frugaux.

Ce que je peux te dire aussi, c’est que nos toutes premières observations remontent à plusieurs millions d’années, lorsque nos ancêtres ont remarqué l’habileté particulière de certains primates qui figurent parmi tes aïeux. Ce qui a surtout piqué notre curiosité, c’est un comportement singulier de ces mammifères primitifs. Ils se sont mis à se déplacer sur deux pattes pour pouvoir utiliser leurs membres antérieurs comme des outils, à l’instar de ce que nous faisons pour tisser nos toiles, emballer nos proies, protéger notre progéniture. Je peux, comme me l’ont transmis mes ancêtres,  tirer mes fils d’un coin à l’autre, les croiser, les mêler, en faire des structures élaborées. Ce qui est à l’origine de notre intérêt est que ta lignée se développait à la faveur d’une faculté rare du vivant qui est aussi nôtre : la dextérité. Nous avons donc poursuivi notre surveillance rapprochée. Ta lignée s’est avérée redoutablement habile. Vous avez cueilli, vous avez chassé. Vous avez créé des outils pour ce faire, puis cultivé, bâti, tissé ! Devant nos yeux écarquillés, vous avez construit des engins de toutes sortes, grâce auxquels certaines d’entre-nous sont allées explorer l’espace et le fond des océans. Mais ceux de ta lignée ont aussi joué avec le feu, avec les armes, avec des produits létaux, avec l’atome.

Si bien que le constat est unanimement partagé aujourd’hui : l’évolution de notre objet de recherche devient fortement critique. Désormais, l’espèce humaine constitue, en l’état, plus une menace qu’une opportunité pour nous. Les derniers développements de nos observations montrent que la totalité de notre habitat est en péril. Notre milieu de vie est menacé. Nos sœurs agonisent de faim jusqu’à l’extinction sous les pulvérisations, d’autres meurent par millions dans des cataclysmes climatiques. Nos toiles périssent parmi les cendres, à cause de la déforestation et des incendies. Il va falloir que nous prenions la situation en mains. Nous devons mettre un terme à cette fuite en avant. L’objet de notre recherche nous échappe !

Anansi (Afrique de l’Ouest) © Ifinrod

Conscientes que la mobilisation de tous nos venins n’y suffirait pas, nous avons largement consulté les membres de notre espèce. Les acariens nous ont exposé leur stratégie, ainsi que les tiques. Mais il nous a semblé que leurs pratiques très spécifiques pouvaient difficilement être transposées au sein de tout notre ordre. Aussi avons-nous également écumé nos registres jusqu’aux plus anciens : ils font état de milliers de zoonoses, parmi lesquelles la peste, transmise par les puces des rats. Nos recueils plus récents attestent de la recrudescence et de la diversification de pathologies mortelles transmissibles par contagion. Elles résultent tout autant de la cohabitation entre animaux sauvages et humains que de la mobilité galopante de ces derniers.

Notre dernière observation se mène à une très large échelle et est collective : nous sommes mobilisées à l’échelon planétaire pour nous focaliser sur la contamination de la population humaine par un virus inconnu, qui aurait pour origine un animal sauvage non encore clairement identifié. En dépit des difficultés que nous éprouvons à pénétrer et à nous établir dans des locaux d’expérimentation étanches et des installations de soins régulièrement assainies de fond en comble, il va sans dire que nous suivons l’évolution de cette pandémie de très près, dans la mesure où elle semble en tous points concourir à nos objectifs.

L’arsenal viral paraît se déployer en toute efficacité. Il est établi que le virus ne nous affecte pas. Puisque d’autres espèces semblent se charger à notre place du boulot, nous avons décidé de surseoir à notre propre stratégie de guerre. Nous poursuivons donc simplement nos observations, comme nous l’avons toujours fait. C’est notre raison d’exister. Je suis là, au poste. Et toi, alors que tu es confiné, prisonnier dans ton propre habitat, tu me facilites grandement la tâche. Toutes mes paires d’yeux sont braquées sur toi.

Fabienne Lorant


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et iconographie | contributeur : Patrick Thonart | sources : Fabienne Lorant, auteure | crédits illustrations : en-tête, Odilon REDON, L’araignée souriante (1881) © Musée d’Orsay.


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