Mary Oliver ?
Un des aspects les plus étonnants de la poésie de Mary Oliver est la continuité de ton, à travers une période d’écriture étonnamment longue. Ce qui change néanmoins, c’est une insistance plus marquée sur la nature et une plus grande précision dans l’écriture, au point qu’elle est devenue un de nos meilleurs poètes… Pas de plaintes dans les poèmes de Madame Oliver, pas de pleurnicheries, mais d’aucune manière l’impression que la vie soit facile… Ces poèmes nous soutiennent, plutôt que de nous divertir. Même si peu de poètes ont aussi peu d’êtres humains dans leurs poèmes que Mary Oliver, il faut constater que peu de poètes sont aussi efficaces pour nous aider à avancer.
Stephen Dobyns, New York Times Book Review
[d’après BUSTLE.COM, 17 janvier 2019] La poétesse américaine Mary Oliver (1935-2019) vient de décéder à l’âge de 83 ans. Elle s’était vu décerner le Prix Pulitzer ainsi que le National Book Award. Sur le site du San Francisco Chronicle, on peut lire que Bill Reichblum, son exécuteur littéraire, précise que Mary Oliver était décédée le 17 janvier, des suites d’un lymphome, à son domicile de Hobe Sound, en Floride.
Mary Oliver était l’auteure de plus de 15 recueils de poésie et d’essais. Elle était réputée pour son amour de la nature et des animaux, ainsi que pour sa manière joyeuse d’appréhender la vie et le monde. Son oeuvre est reconnaissable par sa simplicité : Mary Oliver estimait que “La poésie, pour être comprise, doit être claire.” Selon la National Public Radio, la poétesse a un jour déclaré : “Il ne s’agit pas de faire chic. J’ai le sentiment que beaucoup de poètes d’aujourd’hui sont un peu comme des danseurs de claquettes. Je trouve que tout ce qui n’est pas nécessaire est superflu et ne doit pas être dans le poème.”
Mary Oliver est née à Maple Heights, dans l’Ohio, le 10 septembre 1935. Son enfance a été marquée par un père abuseur sexuel et une mère négligente : Mary s’est réfugiée dans la poésie et la nature. Jeune poète, on la disait fortement inspirée par une autre poétesse, Edna St. Vincent Millay. Elle a d’ailleurs brièvement habité chez cette dernière, aidant ses proches à trier les archives de l’auteure après son décès, en 1950. Au milieu des années 50, Mary Oliver a suivi les cours de la Ohio State University et du Vassar College, sans obtenir de diplôme néanmoins.
Paru en 1963, son premier recueil, No Voyage, and Other Poems, a marqué le début d’une carrière prolifique, couronnée par un Prix Pulitzer, un National Book Award, un American Academy of Arts & Letters Award, un Lannan Literary Award, le Poetry Society of America’s Shelley Memorial Prize et l’Alice Fay di Castagnola Award, sans compter des bourses accordées, entre autres, par la Guggenheim Foundation et le National Endowment for the Arts. Mary Oliver était également détentrice de la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College jusqu’en 2001.
Dans son poème de 2006 intitulé When Death Comes (Quand la mort viendra), Mary Oliver écrit :
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie, je suis restée l’épouse de l’étonnement. Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
En lisant ceci, une chose est certaine : au cours de sa “vie sauvage, qui est unique et si précieuse“, Mary Oliver a développé une oeuvre qui aura certainement un impact sur les lecteurs -et les auteurs- des générations à venir.
Kerri Jarema, bustle.com
Tous les poèmes de Mary Oliver présentés dans cette sélection sont traduits par Patrick Thonart, partagés dans notre poetica et repris dans un recueil non-publié à ce jour : Une Ourse dans le jardin (disponible sur demande, 2023)
Devotions: The Selected Poems of Mary Oliver (recueil, 2017)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce recueil est un Best-Seller du New York Times et a été désigné “Livre qui m’a aidé.e à tenir bon” par le Oprah’s Book Club. “Quel que soit l’endroit où vous commencez à lire, Devotions est incroyablement attirant, qu’il s’agisse des exubérants poèmes au chien d’Oliver ou des poèmes sélectionnés dans American Primitive (prix Pulitzer) et dans Dream Work, un de ses recueils les plus exceptionnels. Peut-être que le plus important, c’est cette écriture lumineuse qui nous apaise face à un monde fou et qui démontre combien une conscience plus aigüe peut profiler et transformer une vie, instant après instant, poème après poème. » —The Washington Post
“C’est un peu comme si la poétesse s’était assise à côté de nous et nous indiquait quels poèmes elle considère comme les plus importants.” — Chicago Tribune
La poétesse Mary Oliver a reçu le prix Pulitzer et elle présente ici une sélection personnelle de son travail, ce qui en fait probablement le recueil définitif de ses poèmes, écrits pendant plus de cinq décennies de sa magnifique carrière littéraire.
A travers les années, Mary Oliver a su toucher un nombre impressionnant de lecteurs avec des vers brillamment ciselés, exprimant son amour pour le monde naturel et les liens puissants qui unissent tous les vivants. Identifiée par Dwight Garner comme “de loin la poétesse la plus vendue du pays“, elle nous revient avec ce recueil étonnant et définitif de ses poèmes des cinquante dernières années.
Edités avec soin, ce sont plus de 200 poèmes parmi les meilleurs qu’Oliver a écrits, depuis son tout premier recueil, No Voyage and Other Poems, publié en 1963 (elle avait 28 ans), jusqu’à son tout dernier recueil, Felicity, paru en 2015. Cet ouvrage est fait pour durer et il a été conçu par Mary Oliver en personne : elle y offre le meilleur d’elle-même. Dans ces pages, elle nous propose un recueil extraordinaire, inestimable, de ses observations à la fois délicates, passionnées et précises de la Nature authentique.
N’hésite pas
Si, soudainement, tu es pris d’une joie inattendue,
N’hésite pas. Abandonne-toi. Il y a plein
de vies et de villes entières détruites ou en passe
de l’être. Nous ne sommes pas sages, et pas si souvent
gentils. Et beaucoup ne pourra être pardonné.
Pourtant, la vie a de la ressource. C’est peut-être
sa manière à elle de rendre les coups, qui fait que parfois
quelque chose se passe qui est plus grand que toutes les richesses
ou tous les pouvoirs du monde. Ça peut être n’importe quoi,
mais tu le ressens certainement à l’instant précis
où l’amour commence. De toute façon, c’est souvent le cas.
De toute façon, quoi que ce soit, n’aie pas peur
de son abondance. La joie n’est pas faite pour être une miette.
Quand je suis parmi les arbres
Quand je suis parmi les arbres,
particulièrement parmi les saules et les féviers,
mais aussi les hêtres, les chênes et les épicéas,
ils envoient de vrais signaux de joie.
Je pourrais presque dire qu’ils me sauvent, chaque jour.
Je suis si loin de l’espoir de me voir un jour,
n’être que bonté, et discernement,
et ne jamais me presser pour traverser le monde
mais marcher lentement, et m’incliner souvent.
Autour de moi, les arbres remuent leurs feuilles
et lancent leur appel, “Reste un peu.”
La lumière s’écoule de leurs branches.
Et ils appellent à nouveau, “C’est si simple,” disent-ils,
“et toi aussi tu es venue
au monde pour cela, aller paisiblement, être remplie
de lumière, et resplendir.”
A Thousand Mornings (2012)
[PENGUINRANDOMHOUSE.COM] Ce Best-seller du New York Times est un recueil de textes de la célèbre poétesse Mary Oliver. Dans A Thousand Mornings, Mary Oliver retrouve l’imagerie si caractéristique de son œuvre ; elle nous emmène dans les marais et le long de la côte de sa région bien-aimée : Provincetown dans le Massachusetts. Qu’elle étudie les feuilles d’un arbre ou qu’elle fasse le deuil de son chien bien-aimé, Percy, Mary Oliver reste ouverte aux enseignements qui naissent des instants les plus furtifs et elle explore avec lucidité, humour et bienveillance les mystères de notre vie quotidienne.
Le matin, je descends sur la plage
Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.
Thirst : Poems (2007)
[GOODREADS.COM] Thirst, recueil de 43 nouveaux poèmes de Mary Oliver (prix Pulitzer), introduit deux nouvelles voies dans son œuvre. En plein deuil de sa compagne depuis quarante ans, son grand amour, la grande photographe Molly Malone Cook, Mary Oliver s’efforce de convertir le chagrin en un chemin spirituel, de vivre la tristesse de la perte comme une partie de l’amour et non comme sa fin. Dans ces pages, pour la première fois, elle raconte sa découverte de la foi, sans toutefois abandonner l’amour de la Nature qui a été sa marque de fabrique pendant quarante ans. Dans trois longs poèmes étourdissants, Oliver explore les dimensions et vérifie les paramètres de la doctrine religieuse, se demandant, par exemple, ce que c’est qu’être bon : “A quelle fin ? / L’espoir du Paradis ? Non, pas cela. Mais plutôt d’entrer / dans l’autre royaume : grâce, et imagination, / et tous ces liens : être comme une feuille, une rose, / un dauphin.”
Des usages du chagrin
(J’ai rêvé ce poème dans mon sommeil)
Quelqu’un que j’aimais, un jour, m’a donné
une boîte pleine d’ombres.
J’ai mis des années à comprendre
que, cela aussi, était un cadeau.
New and Selected Poems, Volume Two (1992)
Pendant près de cinquante ans, Mary Oliver a écrit de la poésie et est devenue la voix américaine la mieux placée pour traduire notre expérience de la Nature. Dans ce recueil, on trouvera quarante-deux nouveaux poèmes (c’est déjà un recueil en soi) et d’autres pièces choisies par l’auteur dans six recueils qu’elle a publiés depuis ses New and Selected Poems, Volume One.
En hommage à une certaine folie
Les soirs d’hiver,
ma grand’mère,
qui n’avait plus toute sa tête
(une partie s’en était retournée vers la Bohème),
étalait des journaux sur le sol de la véranda
pour que les fourmis, disait-elle, puissent s’y glisser,
comme sous une couverture, et rester au chaud,
et moi, que pourrais-je me souhaiter,
si ce n’est, une fois frappée par l’éclair des années,
d’être comme elle, avec ce qui lui restait, tout cet amour.
New and Selected Poems, Volume One (1992)
[BEACON.ORG] A sa première parution en 1992, New and Selected Poems, Volume One a reçu le National Book Award. Quatorze ans se sont écoulés depuis et ce recueil de poésie est devenu un des plus vendus dans le pays. Il contient trente poèmes inédits et une sélection d’autres textes extraits des huit premiers livres publiés par l’auteure.
La sensibilité des poèmes de Mary Oliver et la brillante façon dont elle aborde la Nature et les questions fondamentales de l’existence, comme la vie et la mort, ont gagné l’admiration des critiques comme des lecteurs. “Aimez-vous ce monde ?” : avec cette question adressée directement au lecteur, Oliver interrompt un poème sur les pivoines. “Chérissez-vous votre humble et soyeuse existence ?” : ainsi, elle nous fait entrevoir l’extraordinaire dans notre vie ordinaire, combien quelque chose de si commun que la lumière peut être “une invitation / au bonheur, / et ce bonheur, / lorsqu’il est justement vécu, / est une sorte de sainteté, / palpable et pleine de rédemption.” […] Les évidences passionnées d’Oliver – qui ne cache jamais son plaisir réel – sont des rappels puissants du lien qui unit chacun d’entre nous à tous les êtres vivants et à la nature elle-même.
Pluie
1
Tout l’après-midi, il a plu, et soudain
un pouvoir inouï a surgi des nuages
le long d’un fil jaune,
aussi impérieux que Dieu devrait l’être.
Quand il a frappé l’arbre, son corps
s’est ouvert à jamais.
2 Le marais
La nuit dernière, sous la pluie, des détenus ont escaladé
la clôture de barbelés de la prison.
Dans l’obscurité, ils se sont demandés s’ils pourraient le faire, et ils savaient
qu’ils devaient essayer de le faire.
Dans l’obscurité, ils ont escaladé la clôture, poignant et poignant encore
dans les barbelés.
Malgré l’obscurité, la plupart d’entre eux ont été repris et renvoyés à l’intérieur du camp.
Mais quelques-uns d’entre eux grimpent toujours les barbelés ou errent
dans les marais bleuâtres, de l’autre côté.
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un quignon de pain ou d’une paire de chaussures ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait une assiette ou une fourchette, ou un bouquet de fleurs ?
Que ressent un fil barbelé quand on le saisit, comme on
saisirait un bouton de porte, des papiers, un drap propre pour se glisser dessous ?
3
Ou ceci : il pleuvait, mon oncle
gisait dans le parterre fleuri,
froid et brisé,
tiré de sa voiture, moteur au ralenti,
calfeutrée de chiffons, et le brillant
de ce long tuyau. Mon père a crié,
puis l’ambulance est venue,
puis nous avons tous regardé la mort,
puis l’ambulance l’a emmené.
Du porche de la maison,
je me suis retournée une fois encore
cherchant mon père, qui s’attardait,
qui était toujours debout dans les fleurs,
qui était cet homme de boue immobile,
qui était ce petit personnage dans la pluie
4 Petit matin, mon anniversaire
Les escargots glissent sur le patin rose de leur corps
au milieu des belles-de-jour.
L’araignée est assoupie parmi les pouces rouges
des fraises.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La pluie est lente.
Les petits oiseaux vivent en son sein.
Même les scarabées.
Les feuilles vertes lapent ses gouttes.
Que vais-je faire, que vais-je faire ?
La guêpe est assise sous le porche de son château de papier.
Le héron bleu plane hors des nuages.
Le poisson saute hors des eaux sombres, tout en bouche et en arc-en-ciel.
Ce matin, les nénuphars ne sont pas moins charmants, selon moi,
que les nymphéas de Monet.
Je ne veux plus être utile, plus être docile, je ne veux plus emmener
les enfants loin des prairies jusque dans le discours
de la décence, et leur inculquer qu’ils sont (ou pas) mieux
que l’herbe elle-même.
5 Au bord de l’océan
J’ai déjà entendu cette musique,
déclara le corps.
6 Le jardin
La gaine ourlée
du chou frisé,
la cloche creuse
du poivron,
l’oignon vernis.
Betterave, bourrache, tomates.
Haricots verts.
Je suis rentrée et j’ai tout posé
sur la table de la cuisine : ciboulette, persil, aneth,
le potiron comme une lune pâle,
les pois dans leurs pantoufles de soie, l’éblouissant maïs
trempé de pluie.
7 La forêt
La nuit
sous les arbres
le serpent noir
rampe humide
en se frottant
durement
contre les racines de sanguinaire,
les feuilles jaunes,
les petits ergots des écorces,
pour arracher
son ancienne vie.
Je ne sais
s’il sait
ce qui se passe.
Je ne sais
s’il sait
s’il va y arriver.
Au loin,
la lune et les étoiles
partagent une faible lueur.
Au loin,
une chouette hulule.
Au loin
une chouette hulule.
Le serpent sait
que ces bois sont aux chouettes,
que ces bois sont à la mort,
que ces bois sont une épreuve,
où il faut ramper et encore ramper,
où il faut vivre parmi les cosses des arbres,
où il faut s’allonger sur les brindilles sauvages
qui ne peuvent supporter son poids,
où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente.
Où la vie n’a pas de sens
et n’est ni polie, ni intelligente,
il commence
à pleuvoir,
il commence
à embaumer comme le corps
des fleurs.
Derrière la tête
l’ancienne peau se fend.
Le serpent frissonne
mais n’hésite pas.
Il avance d’un pouce.
Il commence à s’écouler comme sang,
comme du satin.
Quand la mort viendra
Quand la mort viendra
avide comme l’ours en automne ;
quand la mort viendra et sortira toutes les pièces brillantes de sa bourse
pour m’acheter, puis que, d’un geste, elle la refermera ;
quand la mort viendra
comme la rougeole ;
quand la mort viendra
comme un iceberg entre les omoplates,
je veux passer la porte pleine de curiosité, en me demandant :
mais comment sera-t-elle, cette cabane de ténèbres ?
Pour ça, je regarde tout
comme un frère et une sœur,
et le temps, je le vois comme une simple idée,
et l’éternité comme une autre possibilité,
et je vois chaque vie comme une fleur, aussi commune
qu’une pâquerette, et aussi singulière,
et chaque nom est une musique douce à ma bouche,
tendant, comme toute les musiques, vers le silence,
et chaque corps est un lion plein de courage, et quelque chose
de précieux pour la terre.
Quand ce sera fini, je veux pouvoir dire que, toute ma vie,
je suis restée l’épouse de l’étonnement.
Et j’ai été le marié qui prend le monde entier dans ses bras.
Quand ce sera fini, je ne veux pas me demander
si j’ai fait de ma vie quelque chose de particulier, et de réel.
Je ne veux pas me retrouver soupirant, effrayée
ou pleine de justifications.
Je ne veux pas finir après n’avoir fait que visiter ce monde.
House of light (1990)
This collection of poems by Mary Oliver once again invites the reader to step across the threshold of ordinary life into a world of natural and spiritual luminosity.
Jour d’été
Qui a créé le monde ?
Qui a créé le cygne, et l’ours noir ?
Qui a créé la sauterelle ?
Je veux dire – cette sauterelle-là,
celle qui a surgi de ces herbes-là,
celle qui croque du sucre au creux de ma main,
elle dont les mandibules vont d’avant en arrière, pas de haut en bas,
elle qui regarde autour d’elle avec ses yeux énormes et très compliqués.
La voilà qui lève ses pâles pattes avant et se nettoie consciencieusement la face.
La voilà qui ouvre ses ailes et s’envole en flottant dans l’air.
Je ne sais pas exactement ce qu’est une prière.
Mais je sais comment faire attention, comment rouler
dans l’herbe, comment tomber à genoux dans l’herbe,
comment flâner et me sentir bénie, me promener dans les champs ;
c’est ce que j’ai fait le jour durant.
Dis-moi, qu’aurais-je dû faire d’autre ?
Est-ce que tout ne meurt pas un jour, toujours trop tôt ?
Dis-moi, toi, que veux-tu faire
de ta vie sauvage, qui est unique et si précieuse ?
Roses, Fin d’été
Qu’est-ce qui arrive
aux feuilles quand
elles virent rouge et or et tombent
sur le sol ? Qu’est-ce qui arrive
aux oiseaux chanteurs
quand ils doivent s’arrêter
de chanter ? Qu’est-ce qui arrive
à leurs ailes rapides ?
Crois-tu qu’il y ait
un ciel individuel
pour chacun d’entre nous ?
Crois-tu que quiconque,
de l’autre côté des ténèbres,
va nous appeler, nous, vraiment ?
Au-delà des arbres,
les renardes apprennent toujours à leurs petits
à vivre dans la vallée.
on dirait qu’elles ne disparaissent jamais, qu’elles sont toujours là
dans l’éclosion de la lumière
qui se dresse chaque matin
dans le ciel sombre.
Et, derrière un autre épaulement de collines,
en bord de mer,
les dernières roses ont ouvert leur fabrique de douceur
et la rendent au monde.
Si j’avais une autre vie
je voudrais la passer entièrement dans
une jubilation sans retenue.
Je serais une renarde, ou un arbre
plein de branches agitées.
Et cela ne me gênerait pas d’être une rose
dans un champ plein de roses.
Elles n’ont pas encore été touchées par la peur, ou l’ambition.
C’est pourquoi elles n’y ont pas encore pensé.
Elles ne se demandent pas non plus combien de temps il y aura des roses, et quoi après.
Ou n’importe quelle autre question futile.
Printemps
Quelque part,
une ourse noire
vient de se réveiller
et regarde
vers la vallée.
La nuit durant,
dans le frémissement et l’agitation
du printemps naissant,
je pense à elle,
à ses quatre poings
foulant le gravier,
à sa langue rouge
comme le feu
qui frôle l’herbe
et l’eau fraîche.
Il n’y a qu’une question :
comment aimer ce monde.
Je pense à elle
qui se dresse
comme une corniche noire de feuilles
et qui carde de ses griffes
le silence
des arbres.
Quelle que soit
ma vie par ailleurs,
avec ses poèmes
et sa musique
et ses cités de verre,
elle est aussi cette ombre éclatante
qui descend
les flancs de la montagne,
soufflant et goûtant ;
le jour durant je pense à elle –
à ses crocs blancs,
à son silence,
à son amour parfait.
Dream Work (1986)
Dream Work, un recueil de quarante-cinq poèmes, suit chronologiquement et logiquement American Primitive, avec lequel Mary Oliver a gagné le prix Pulitzer pour le meilleur livre de poésie publié en 1983 par un poète américain. La profondeur et la finesse de perception qui irradiaient si constamment American Primitive se retrouve dans Dream Work également. A ceci s’ajoute toute l’attention que l’auteur y consacre au travail solitaire et difficile de l’âme qui doit accepter la vérité sur le monde personnel de chacun et donner sa juste valeur à chaque victoire par laquelle les difficultés des relations humaines peuvent se voir transcendées. La dimension historique fait également son entrée dans le travail d’Oliver, que ce soit par héritage (comme dans son poème sur l’Holocauste) ou par l’intermédiaire d’un douloureux regard sur le présent (comme dans Acide, un poème qui évoque un jeune garçon blessé qui mendie dans les rues d’Indonésie). Plus profondément que dans ses recueils précédents, la sensibilité qui préside à ces poèmes est mélangée avec le monde réel. La volonté de Mary Oliver de pratiquer la joie s’y retrouve toujours mais approfondie par la conscience de soi, l’expérience et l’exercice du choix.
Conséquences
Par après,
J’ai senti sous mon épaule gauche
la plus curieuse des blessures.
Comme si je m’étais appuyée
sur un objet vibrant trop fort,
elle saignait secrètement.
Personne ne connaît son nom.
Par après,
par droiture plutôt que par raison,
j’ai repensé à ce gros Allemand
dans son pardessus mal ajusté,
dans les bois, près de Vienne, réalisant
que les oiseaux s’éloignaient encore et encore, et
que même en marchant plus vite
il ne les rattraperait jamais.
Comment vivons-nous chacun dans ce monde ?
Chaque chose en compense une autre, je suppose.
Quelquefois un malheur ne fait pas de tort du tout, mais au contraire
brille comme la lune nouvelle.
Je pense souvent à Beethoven
se levant, quand il ne pouvait dormir,
trébuchant dans la poussière et les partitions froissées,
baillant, s’asseyant au piano,
traçant rapidement note après note après note.
Les oies sauvages
Pourquoi dois-tu faire le bien ?
Pourquoi veux-tu faire pénitence
Et traverser des déserts à genoux ?
Laisse plutôt le doux animal dans ton corps
Aimer ce qu’il aime.
Parle-moi du désespoir, du tien, et je te parlerai du mien,
Pendant que le monde continue de tourner.
Pendant que le soleil et les perles claires de la pluie
Balaient les paysages,
Les prairies, les arbres bien enracinés,
Les montagnes et les rivières.
Pendant que les oies sauvages, dans le ciel ouvert,
S’en retournent encore, comme chaque fois.
Qui que tu sois et quelle que soit ta solitude,
Le monde s’offre à ton imagination,
Il t’appelle du cri des oies sauvages, âpre et attirant.
Sans cesse, il te répète que ta place
Est là, dans la grande famille des choses qui sont.
American Primitive (1983)
“Prix Pulitzer de poésie, Mary Oliver propose dans ce recueil déjà célèbre, American Primitive, cinquante textes visionnaires sur la nature, les êtres humains en amour et la vie sauvage en Amérique, vus tant de l’intérieur du corps que de l’extérieur. American Primitive m’enchante par la pureté de son lyrisme, la délicieuse fraîcheur de ses intuitions, et l’éclat spirituel tout particulier qui éclaire ses pages.” – Stanley Kunitz
“Ces poèmes ont poussé naturellement dans un terreau de sensations et de sentiments, et une maîtrise instinctive de la langue donne, à tort, l’impression qu’ils sont nés sans effort. Les lire est un vrai délice sensuel.” – May Swenson
Dans les bois marécageux
Regarde, les arbres
transforment
leurs propres corps
en piliers
de lumière,
ils dégagent de riches
effluves de cannelle
et de plénitude,
les longs cierges
des roseaux
éclosent et ondulent au large
sur les épaulements bleus
des étangs,
et chaque étang,
quel que soit
son nom, est
désormais sans nom.
Chaque année,
tout ce que j’ai
pu apprendre
dans ma vie
me ramène à cela : les flammes
et la rivière noire de la perte
dont l’autre rive
est le salut
et dont le sens
nous échappera à jamais.
Pour vivre dans ce monde,
tu dois savoir
faire trois choses :
aimer ce qui est mortel,
le serrer
contre tes os en sachant
que ta vie en dépend,
puis, une fois le temps venu de le laisser aller,
le laisser aller.
Twelve Moons (1979)
Dans son quatrième recueil de poésie, Twelve Moons (Douze lunes), Mary Oliver continue à explorer les domaines de la nature et des relations humaines – séduisants mais quasiment inaccessibles – et le désir profond et persistant d’une union joyeuse avec eux. Ces poèmes vibrants et magiques sont animés de la conscience douloureuse de la beauté pure de la nature. Fascinante, sa vision intime nous emmène dans des territoires où nous ne pouvons que furtivement entrevoir hommes et nature.
Dormir dans la forêt
Je pensais que la terre
se souvenait de moi, elle
me reprenait si tendrement, arrangeant
ses jupes sombres, les poches
pleines de lichens et de graines. J’ai dormi
comme jamais auparavant, comme un galet
sur le lit de la rivière, rien
entre moi et le feu blanc des étoiles,
rien que mes pensées, et elle flottaient,
aussi légères que des papillons de nuit, dans les branches
des arbres parfaits. Toute la nuit,
j’ai entendu respirer les petits royaumes
tout autour de moi, les insectes, et les oiseaux
qui besognent dans l’obscurité. Toute la nuit,
je me relevais, je replongeais, comme dans l’eau, aux prises
avec un lumineux halo. Au matin,
j’avais disparu au moins une douzaine de fois
dans quelque chose de meilleur.
No Voyage and Other Poems (1963)
De nature réservée, Mary Oliver a donné peu d’interviews. Elle préfère laisser parler son œuvre. Celle-ci parle d’elle-même et elle est écoutée par d’innombrables lecteurs depuis des dizaines d’années. Le New York Times écrivait récemment que Mary Oliver était “de loin, le poète le plus vendu dans le pays.” Née dans une petite ville de l’Ohio, Oliver a publié son premier recueil de poésie en 1963, à l’âge de 28 ans ; No Voyage and Other Poems, initialement publié en Grande-Bretagne aux éditions Dent Press, a connu une deuxième publication aux US en 1965 chez Houghton Mifflin. Mary Oliver a depuis publié de nombreux ouvrages, qu’il s’agisse de poésie ou de prose. Mary Oliver a étudié à la Ohio State University et au Vassar College, sans obtenir de diplôme. Elle a vécu plusieurs années dans la maison d’Edna St. Vincent Millay dans l’état de New York, avec sa compagne, Norma Millay, sœur de la poète. C’est là qu’elle a rencontré la photographe Molly Malone Cook, fin des années 50. Pendant plus de quarante ans, Cook et Oliver ont vécu ensemble, principalement à Provincetown, Massachusetts, jusqu’à la mort de Cook, en 2005. Pendant sa longue carrière, Mary Oliver a reçu de nombreux témoignages de reconnaissance de la qualité de son œuvre (Prix Pulitzer Prize en 1984 ; Shelley Memorial Award ; une bourse Guggenheim ; American Academy and Institute of Arts and Letters Achievement Award ; Christopher Award et L.L. Winship/PEN New England Award ; National Book Award ; Lannan Foundation Literary Award ; New England Booksellers Association Award for Literary Excellence). Ses essais sont parus dans la collection Best American Essays (en 1996, 1998, 2001), dans l’Anchor Essay Annual 1998 et dans Orion, Onearth et d’autres revues encore. Oliver a dirigé l’édition 2009 des Best American Essays. Ses travaux sur l’art de la poésie, A Poetry Handbook et Rules for the Dance, sont régulièrement utilisés dans les formations à l’écriture. Reconnue comme brillante lectrice, elle a lu des poèmes dans quasiment tous les états du pays et à l’étranger. Elle a animé des ateliers dans différentes hautes-écoles et dans des universités, et travaillé en résidence à la Case Western Reserve University, à la Bucknell University, University de Cincinnati et au Sweet Briar College. A partir de 1995, elle a occupé la Catharine Osgood Foster Chair for Distinguished Teaching au Bennington College et ce, pendant cinq années consécutives. Elle a été honorée du titre de Docteur Honoris Causa par l’Art Institute de Boston (1998), le Dartmouth College (2007) et la Tufts University (2008). Oliver vit actuellement à Provincetown, Massachusetts, importante source de son inspiration.
Le voyage
Un jour enfin tu as su
ce que tu devais faire et
tu t’y es mise,
malgré les voix autour de toi
qui hurlaient encore
leurs mauvais conseils-
malgré toute la maison
qui s’est mise à trembler
et la vieille corde que tu sentais à nouveau
sur tes chevilles.
« Répare ma Vie ! »
pleurait chaque voix.
Mais tu ne t’es pas arrêtée.
Tu savais ce que tu avais à faire,
malgré le vent qui attaquait
de ses doigts raides
tes fondations les plus intimes,
malgré leur mélancolie
déchirante.
Il était déjà fort
tard, et la nuit violente,
et la route pleine de branches
tombées et de pierres.
Mais, peu à peu,
comme tu laissais leurs voix derrière toi,
les étoiles ont commencé à briller
à travers le manteau de nuages,
et il y a eu une voix nouvelle
que tu as lentement
reconnue comme la tienne,
qui t’a tenu compagnie
tandis que tu arpentais
le monde
de plus en plus loin,
déterminée à faire
la seule chose que tu pouvais faire-
déterminée à sauver
la seule vie que tu pouvais
sauver.
Traduction : Patrick Thonart
[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage, traduction et iconographie | sources : Beacon Press | traducteur : Patrick Thonart | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © DR ; © Kevork Djansezian ; © DR | remerciements : Bénédicte Wesel..
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