ELGAR : Picasso, époque cubiste (Paris : Fernand Hazan, 1957)

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1907. Picasso est seulement âgé de vingt-cinq ans, et il a néanmoins  derrière lui une œuvre considérable : plus de deux cents tableaux, des milliers de dessins, des gouaches, des pastels, des aquarelles, des gravures, quelques sculptures… Jusqu’alors a production s’était articulée autour de deux styles : les peintures de la période bleue et celles de la période rose. Citons encore, si l’on veut, la période nègre qui, commencée à la fin de 1906, ne devait durer que quelques mois : après le réalisme expressionniste et le maniérisme attendri des deux premiers cycles, une tendance nettement constructive se fait jour dans son œuvre. Sous l’influence de l’art africain ? Plutôt des bois sculptés de Gauguin, de l’ancien art ibérique. Quoi qu’il en soit, c’est dans la septième année du siècle que le jeune artiste espagnol, installé définitivement à Paris, rompt brusquement le charme où un excès de complaisance envers lui-même risquait de l’enfermer.

Toujours à la recherche de la création absolue, qui sera d’ailleurs à l’origine de ses décisions les plus imprévues, de ses volte-face, de ses foucades, et aussi de ses créations les plus fortes et les plus originales, Picasso éprouve irrésistiblement le besoin d’une nouvelle vision de l’univers et d’une nouvelle conception de la forme. Les Femmes nues enlacées (pl. 1), tableau exécuté à la fin de 1906, tandis qu’il procédait aux esquisses préparatoires des Demoiselles d’Avignon, indiquent déjà le sens de ses préoccupations. Les études qui suivront, – dites de la période nègre, – accusent cette abstraction plastique et ce schématisme hardi qui auront leur accomplissement dans les Demoiselles d’Avignon (1907), cette grande composition qui allait être célèbre dans la mesure où l’on a cru y voir pour la première fois énoncés les principes du Cubisme.

Or si cette toile marque un changement radical d’esthétique et dans la production individuelle du peintre et dans la peinture de l’époque, si elle signifie encore une libération soudaine à l’égard de l’illusionnisme naturaliste pratiqué jusqu’alors par Picasso, elle ne démontre nullement dans ce qu’elle a d’insolite qu’il ait inventé juste à ce moment-là ce qu’un critique acerbe appellera bientôt le Cubisme. La-Rue-des-Bois (1908), le Réservoir de Horta de Ebro (pl. 3) et le Portrait de Fernande (1909) nous paraissent d’un Cubisme bien moins discutable. Quand Louis Vauxcelles, le même qui, en 1905, avait baptisé par dérision Fauvisme, les tentatives de Matisse et de ses amis, parlera de cubes à propos des paysages que Braque exposait en 1909 chez Kahnweiler, plusieurs artistes parisiens semblaient orienter dans la même direction leur esprit aventureux : Braque, bien entendu, et Gleizes, Metzinger, Fernand Léger… N’empêche que Picasso et Braque s’affirmèrent tout de suite comme les maîtres incontestés du mouvement et les purs héros de la plus grande révolution plastique qu’on ait tentée depuis Paolo Uccello.

Quand nous avons fait du Cubisme, nous n’avions aucune intention de faire du Cubisme, mais d’exprimer ce qui était en nous.

Picasso

Braque s’est expliqué à peu près dans les mêmes termes. En vérité, la  nouvelle esthétique leur fut imposée, à l’un comme à l’autre, par la sensibilité de leur époque. Le désir instinctif d’un ordre nouveau, d’un nouvel inventaire du monde, d’une connaissance plus complète de la forme : telle est bien l’origine du Cubisme. Ajoutez à cela l’exemple fascinant offert par l’œuvre de Cézanne, exposée au Salon d’Automne de 1907, l’écho suscité par les mémorables paroles du maître, à savoir que tout dans la nature n’est que sphères, cônes et cylindres, et vous comprendrez que Picasso et Braque se soient soumis dès 1908 à une austère discipline, après la période des évanescences impressionnistes et celle, par trop exubérante et relâchée, du Fauvisme.

De fait, les premiers essais de Picasso et de Braque ne sont que l’application rigoureuse de la théorie cézannienne, avec cette différence toutefois que les volumes ne sont pas seulement géométriquement définis et exaltés, ils sont aussi disposés, non plus selon les lignes de fuite de la vision classique, mais par rapport à une perspective qui part de la toile pour rejoindre l’œil du spectateur. C’est en 1910 que le Cubisme se révèle dans toute son audace et sa vigueur. L’objet devient dès lors le thème exclusif de Picasso et de ses camarades ; l’objet ou la figure humaine, celle-ci n’étant pas autrement interprétée que la bouteille, le verre, le compotier, la guitare, le paquet de tabac : leurs motifs de prédilection.

Jamais, dans l’histoire de la peinture, on n’avait exercé systématiquement sur les choses les plus humbles, les plus familières, les plus prosaïques, expérience aussi hardie et avec une intelligence aussi hautaine. Que se proposait donc Picasso, ou plutôt que lui proposait son intuition ? C’était la représentation totale et simultanée, sur la surface à deux dimensions de la toile, de corps solides qui en ont trois ; c’était d’introduire sur un support plat une sensation de volume ; et cela, sans recourir au trompe-l’œil, à la perspective linéaire, au raccourci, au modelé, au clair-obscur, à toutes les astuces utilisées depuis la Renaissance avec une affligeante monotonie. Le destin du Cubisme est fait des solutions apportées par les peintres à ce problème majeur.

Après la phase cézannienne, on voit Picasso pousser ses investigations bien au-delà des apparences. Pour mieux en saisir la structure, il morcelle la forme en petites figures ténues, à peine colorées, fournissant ainsi plusieurs aspects du même modèle. Imaginez un objet dont on pourrait déployer les divers plans, de telle sorte qu’il nous montre en même temps sa surface, son dessus, son dedans, son dessous. Il ne s’agit plus désormais d’un objet perçu par l’œil, d’un fragment éphémère et contingent de la nature extérieure, mais de l’objet absolu, de l’objet en soi, tel qu’il existe réellement dans notre esprit, de l’objet dans son intégralité et sa pérennité indestructibles. Cette attitude foncièrement réaliste se trouve fort bien exprimée, par exemple, dans le Portrait d’Henry Kahnweiler (1910), l’Accordéoniste (1911) ou l’Aficionado (pl. 5).

Portrait d’Henry Kahnweiler (1910) © DP

Dans ces œuvres singulières la décomposition de la masse, la division de la forme en une multitude d’éléments graphiques imbriqués ou juxtaposés nous présentent, il faut bien l’avouer, des sortes de rébus difficilement déchiffrables, cette impression d’hermétisme étant accentuée par l’indigence délibérée de la couleur, la monochromie, l’absence de lumière.

Heureusement Picasso a tôt aperçu, et plus que tout autre, les périls d’une discipline qui portait l’analyse du réel jusqu’aux lisières du concept. Il réagit par la pratique du “papier collé”, qui pour avoir été d’abord un jeu et un défi lancé à soi-même, ne s’est pas moins révélée une découverte aux conséquences incalculables. Si le premier collage de Picasso date de 1911, c’est surtout à partir de l’année suivante qu’il se plaira à insérer un élément naturaliste dans une composition cubiste (pl. 6). Et comme le morceau de papier ou d’étoffe, le carton d’emballage, le sable, l’étoupe incorporés au dessin ou à la peinture sont des matériaux compacts et consistants, rebelles à la fragmentation analytique, que d’autre part l’excès d’intellectualisme provoquait la fuite de l’objet, le procédé du collage dirigea tout naturellement le Cubisme vers une expression moins émiettée, moins aride, plus souple, plus colorée, plus spontanée, beaucoup plus vivante.

C’est presque un nouveau langage qui va gagner de proche en proche la peinture tout entière et en modifier le dessin, le chromatisme et le rythme. Les lignes se dégagent, les aplats de couleurs s’étendent, les formes se clarifient, l’espace s’ordonne de manière intelligible. Le Cubisme entre alors dans ce qu’on a appelé sa phase “synthétique”. Dans la carrière de Picasso, c’est l’époque des Violons, des Joueurs de cartes, des Guéridons, des Arlequins, des natures mortes simulant le “papier collé” ; au lieu d’y intégrer des substances réelles il les reproduit avec exactitude, afin que le contraste entre le trompe-l’œil et les formes inventées détermine de nouveaux rapports plastiques (pl. 7 ). Nombreuses sont les natures mortes où sont ainsi minutieusement imités le bois, un titre de journal, une carte à jouer, un morceau de papier peint, de passementerie, de toile cirée. En tout cas, dès 1913, Picasso a abandonné le trait mince et court, les touches superposées ou mélangées, les tonalités neutres et sourdes. La ligne s’infléchit, la couleur se met à vibrer, les plans s’élargissent, l’architecture du tableau se simplifie. Renouvelé dans sa conception et ses moyens, le Cubisme parviendra allègrement à son apogée, en 1914.

La déclaration de guerre surprend Picasso à Avignon, où il passait ses vacances en compagnie de Braque et Derain. Elle mettait fin à l’expérience commencée sept ans plus tôt. Les Cubistes étant aux armées, Picasso reste seul pour essuyer critiques et sarcasmes, qui n’avaient fait que croître en virulence. Pourtant le Cubisme était déjà condamné dans son propre esprit. Cubistes encore les costumes qu’il exécute en 1917 pour le ballet Parade. Cubistes également l’Arlequin et le Violoniste de 1918. Cubistes, à tout le moins d’inspiration cubiste, les Trois musiciens de 1921, la Nature morte à la guitare de 1922, la Guitare au compotier et aux raisins de 1923 (voir les planches 8, 10, 12).

Ensuite, les rappels du vocabulaire et de la syntaxe cubistes se font de plus en plus rares : c’est le pichet dans Guitare, verre et compotier (pl. 13) ; ce sont les instruments de musique dans Nature morte à la mandoline (pl. I 4) et Nature morte au buste et à la palette (pl. 15). Ces ouvrages appartiennent déjà à un style tout différent, plus libre, plus désinvolte. Les résurgences cubistes
qu’on y décèle ne sauraient faire illusion. Si nombreux que soient encore les suiveurs de Picasso, peintres, architectes, décorateurs, le Cubisme est mort. Et c’est son principal instigateur qui lui a porté le coup décisif.

Les différentes planches évoquées dans le texte sont disponibles dans la version PDF de l’opuscule, à télécharger dans la DOCUMENTA…

Ainsi se comportera toujours Picasso. A peine a-t-il exploré les terres qu’il a conquises qu’il les abandonne, enrichies de tout ce qu’il y a semé, pour en défricher de nouvelles, prodigue chaque fois de ses forces, engageant dans chacune de ses initiatives toutes ses ressources de virtuosité et d’invention, sans cesse jeté en avant par ce tyrannique besoin de créer en se réfutant, qui n’est pas la moindre singularité de son génie.

Frank Elgar (1957)

 


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : partage et correction | source : ELGAR Frank, Picasso, période cubiste (Paris : Fernand Hazan, Petite Encyclopédie de l’Art, 1957) | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © MoMA ; © DP ; © Editions Fernand Hazan | L’intégralité de la plaquette est disponible dans le PDF (avec reconnaissance de caractères) que vous pouvez télécharger dans la documenta, en cliquant ici…


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