VIENNE : La tache (nouvelle, 2017)

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Il n’aurait sans doute pas dû mais à quoi bon les remords, à présent. Il était en route depuis le lever du jour quand la carrosserie de sa voiture, d’un blanc pourtant sale, s’était irisée de violet et d’orange. La musique dans les oreilles, il avait déjà parcouru quelques centaines de kilomètres, il en restait bien davantage, sans doute. Il ne savait pas exactement, cela lui était égal à vrai dire. Ce qui importait pour l’instant, c’était de s’éloigner de sa vie, qui lui était devenue aussi intolérable que cette tache dans le canapé qu’il n’était jamais parvenu à effacer. Il avait eu beau frotter, frotter, il lui semblait même qu’elle s’étalait plutôt que de disparaître. Alors, il était parti. Sa femme n’apprécierait pas, c’est sûr, elle se mettrait à hurler même et son chien, son insupportable chien, l’imiterait – à moins que ce ne fût l’inverse.

De tout cela, il était loin déjà. Pas assez, sans doute, mais suffisamment toutefois pour commencer à jouir d’une certaine forme d’amnésie. Il se demandait s’il ne serait pas préférable de quitter l’autoroute à présent, histoire de rompre une certaine monotonie, mais peut-être pas avant d’avoir fait le plein – on ne sait jamais. Quant à modifier le rythme, il en profiterait pour changer de CD, quelque chose de moins énervé que Parkway Drive conviendrait mieux. Alors il s’arrête à la première station, sort de sa voiture, ayant quelque peu perdu la notion du temps, s’étonne que ses jambes soient à ce point engourdies. Je vais peut-être faire une pause plus longue, se dit-il, après avoir rempli le réservoir, range sa voiture sur le côté et marche un peu sur l’aire à l’herbe rare et aux papiers gras. Songe qu’il a soif, et faim probablement aussi, prend la direction de la boutique dont les portes s’ouvrent avant qu’il ait eu l’occasion d’hésiter.

L’intérieur lui évoque une prison. Tout est emballé sous cellophane, les magazines comme la nourriture, enfermé dans des distributeurs ou des frigos, les boissons, et jusqu’à la caissière, derrière une vitre blindée, à qui il remettra un maigre sandwich et un Red Bull, et dont l’accent slave, à travers l’hygiaphone, confirmera ce qu’affiche le badge sur sa poitrine, Danuta est Polonaise, certainement, mais sa poitrine, bon dieu, sa poitrine, il en prend plein les yeux, n’a pas la tête à ça pourtant, mais les seins de Danuta, il s’en souviendra assurément. Il est toujours un peu perturbé lorsqu’il rejoint sa voiture, un chien aboie quelque part, il aurait encore préféré entendre pleurer un bébé, s’enferme dans son auto pour y manger le pain spongieux au fromage caoutchouteux. Lorsqu’il regarde au-dehors, il lui semble apercevoir une tache sur le pare-brise, ferme les yeux, inspire profondément et caresse en rêve les seins de Danuta.

Avant de se souvenir de Julie. Sa femme lui reprochait souvent sa maladresse, notamment quand, voulant remplacer un robinet qui fuyait, il avait inondé la salle de bain, tout comme elle lui reprochait son manque d’ambition. Pas Julie. Julie était stagiaire, avait sur lui un regard neuf, avec elle il n’était pas maladroit et pouvait nourrir sa seule ambition, être lui-même et non ce qu’elle attendait qu’il soit. Leur relation avait duré le temps du stage puis Julie était retournée au néant provincial d’où elle venait, lui laissant la fragrance d’un parfum italien et le goût d’une possible liberté. Il est temps de reprendre la route, se dit-il, et il démarre le moteur. Le soleil, comme l’espoir, est encore haut sur l’horizon. A la prochaine sortie, il empruntera les nationales jusqu’à la tombée de la nuit.

Il faudrait bien que je m’arrête quelque part, alors il jette son dévolu sur une petite auberge à colombages, au bord de la grand’route, qui lui semble hospitalière et rassurante. Le mobilier de sa chambre, mansardée, est sobre, fonctionnel, la literie confortable, il n’en attendait pas davantage. Par la fenêtre, il distingue, à l’arrière du bâtiment, un étang qui scintille encore sous les dernières lueurs du jour. Plus tard, au restaurant, il choisit une petite table, dans un coin, d’où il peut apercevoir tout le monde, ceux qui entrent et sortent, et du monde, il s’étonne même qu’il y en ait autant. Se demande ce qui a amené chacun en ces lieux, pour certains c’est évident, comme ce couple visiblement illégitime ou ce routier dont, tout à l’heure, il a aperçu le rutilant camion customisé. Aux autres, en guise de passe-temps, il inventera une vie comme il tente, désormais, de recréer la sienne. Puis il ira dormir tôt parce que, en définitive, il n’a rien de mieux à faire.

Au petit-déjeuner, qui fait salle comble, un homme demandera à partager sa table, ce qu’il ne pourra refuser. Tandis qu’il étale de la confiture de fraises sur sa tranche de pain grillé, l’autre se sent obligé de lui faire la conversation, un monologue en l’occurrence, je m’appelle A.D., je suis retraité, doublement dirais-je même – sourire – parce que j’effectue ici, loin de chez moi, une retraite pour me consacrer à l’écriture, j’écris oui, pas un roman, non plutôt un récit de vie. Ah bon, fait-il, il ne pensait même pas que cela puisse exister, ne trouve déjà pas sa propre existence plus ou moins passionnante qu’une autre, alors lire le récit de la vie d’un autre, quel intérêt ? Il hésite à se resservir une tasse de thé, craignant d’ainsi prolonger la discussion. Prend congé, donc. Avant de reprendre la route.

Il n’a pas emporté suffisamment de CD, allume la radio. Surfe entre les spots publicitaires pour trouver de la musique, une chaîne diffuse du jazz, pourquoi pas ? En fait c’est la présence de la musique qui lui importe, davantage que son style, pour insuffler un rythme à son voyage. Au fond, il n’aurait jamais dû accepter ce chien, c’était une concession, une de plus, une de trop. Mais il avait cédé lorsque sa femme avait appris qu’elle ne pourrait jamais avoir d’enfant. Il n’avait pas prévu qu’ils s’aigriraient mutuellement. Quelle importance, finalement, je suis loin de tout cela, à présent. Et il augmente le volume de la radio.

Une fois encore, une tache apparait. Celle-ci est bleutée. Un panneau indicateur mentionne “plage”. Entre deux hôtels, derrière une dune, c’est en effet la mer qui s’étale. Il pourrait encore la longer, pendant une centaine de kilomètres sans doute, ou s’arrêter là, ce qu’il va faire. Garer la voiture, ôter ses chaussures, gravir la dune. Le soleil lui brûlerait presque la peau et il aurait plutôt tendance à s’en foutre. Il descend sur la plage qui commence à se peupler, à cette heure-ci. S’assoit au pied de la dune, de manière à conserver le plus grand angle de vue. La mer est immense et calme, qui chuchote à peine. Quelques masochistes courent sur l’estran. Des filles en bikini, se font bronzer, certaines topless, aucune ne peut cependant rivaliser avec Danuta. Il tourne son visage vers le soleil, ferme les yeux, distingue encore une tache à travers ses paupières, mais ça lui est égal. Définitivement. Il se sent bien, juste bien, empli de la légèreté du sable.

Tandis que là-bas, chez lui, dans le canapé, sa femme et son insupportable chien continuent, lentement, à se vider de leur sang.

Philippe VIENNE


Ce texte, extrait du recueil “Comme je nous ai aimés”, a été lu publiquement lors de la “Hot Lecture” du 16 novembre 2017, à Liège (BE).

Pour suivre la page de Philippe Vienne – auteur


[INFOS QUALITE] statut : actualisé | mode d’édition : transcription (droits cédés) | source : “Comme je nous ai aimés” (Liège, 2017) | commanditaire : wallonica | contributeur : Philippe Vienne | crédits illustrations : inconnu


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