[CONNAISSANCEDESARTS.COM, 25 janvier 2024] Derrière l’austérité de l’homme se cachait le talent d’un grand artiste qui a révolutionné la sculpture. Carl ANDRE, pionnier de l’art minimal et maître de l’épure, est décédé mercredi 24 janvier à l’âge de 88 ans.
Lorsque l’on demandait à Carl Andre (né en 1935) ce que représentait pour lui la rétrospective organisée en 2016 par le musée d’Art moderne de Paris, qui couronnait plus d’un demi-siècle de création, la réponse était à l’image du personnage, modeste : “Rien, si ce n’est que j’ai toujours espéré que mes œuvres soient une source de plaisir pour celui qui les regarde, comme elles le sont pour moi lorsque je les crée”. Pionnier de l’art minimal, l’artiste est décédé le 24 janvier 2024 à l’âge de 88 ans. En 1988, il avait été accusé puis acquitté du meurtre de son épouse, l’artiste Ana Mendieta, décédée le 8 septembre 1985 d’une chute depuis le 34e étage de l’immeuble où résidait le couple à New York.
Une œuvre à la beauté épurée
Depuis le milieu des années 1960, Carl Andre avait développé une œuvre à la beauté épurée, qui n’a jamais cessé de se développer et de s’intensifier, tout en restant fidèle à des principes définis dès le temps des premières sculptures : il ne sera jamais question de figuration, mais simplement de forme, de matière et d’espace. Après ses études à la Phillips Academy d’Andover, près de Boston, Carl Andre a débuté par la peinture dans les années 1952-1953, à l’époque où l’expressionnisme abstrait (Jackson Pollock, Willem de Kooning…) régnait en maître aux États-Unis.
“Supprime le langage en toi.”
En 1954, lors d’un voyage en Europe, il avait découvert les œuvres de Constantin Brancusi (1876-1957) et s’était émerveillé devant la pureté minérale et l’ordonnancement parfait des mégalithes du site de Stonehenge. Arrivé à New York trois ans plus tard, Carl Andre avait partagé un temps l’atelier de Frank Stella. En 1958, alors en pleine réalisation de ses Black Paintings aux lignes labyrinthiques, ce dernier avait prodigué à son camarade le conseil suivant : “N’imite pas mon travail. Supprime le langage en toi, et travaille directement avec le matériau concret tel qu’il se présente dans la réalité”. Il n’en n’avait pas fallu plus à Carl Andre pour ranger ses pinceaux et décider de se consacrer à l’art en trois dimensions, tout en composant en parallèle une série de poèmes, à partir d’associations de mots qu’il choisit tant pour leur sens et leur pouvoir d’évocation que pour leur beauté visuelle et leur sonorité.
Il a procédé de la même manière en sculpture. Dès la fin des années 1950, les œuvres de Carl Andre résultaient en effet, elles aussi, d’assemblages d’éléments indépendants, qu’il sélectionnait pour leurs formes géométriques simples et leur matière brute ou industrielle (le bois, la pierre, la brique, le métal). En 1959, l’artiste avait produit sa toute première série, Pyramid, hommage non dissimulé à la Colonne sans fin de Constantin Brancusi. Pour des raisons financières, il avait ensuite travaillé durant cinq ans en tant que mécanicien et conducteur pour la Compagnie des chemins de fer de Pennsylvanie, dans le New Jersey.
Vers une sculpture horizontale
C’est au milieu des années 1960 que l’artiste avait pris son envol. Sa première exposition personnelle a eu lieu en 1965, à la galerie Tibor de Nagy, à New York, un an avant la manifestation fondatrice de ce que l’on appellera l’art minimal, ou le minimalisme. Organisée au Jewish Museum de New York, Primary Structures : Younger American and British Sculptors réunit pour la première fois Donald Judd, Dan Flavin et Carl Andre, qui est alors le seul à proposer une œuvre sculpturale plane, un alignement d’une centaine de briques posées sur le sol.
Certes, Carl Andre a été l’un des pionniers du minimalisme. Mais il détestait les étiquettes. “Les mots en “isme”, c’est de la connerie. La seule chose qui compte, c’est l’art”, affirmait-il, en expliquant que le minimalisme était d’abord, à ses yeux, un état d’esprit. Pour créer, il avait besoin de faire le vide, de se libérer de ce qu’il savait de l’art et de la sculpture, afin de proposer quelque chose de nouveau. Très vite, il a révolutionné la sculpture en abandonnant la verticalité, celle de la grande statuaire et des bustes classiques, pour développer un travail qui se déploie principalement à l’horizontale, au gré d’installations au sol qui font corps avec l’espace. L’inspiration d’une sculpture naissait d’ailleurs, le plus souvent, de l’endroit où elle devait être installée.
3 œuvres phares
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- Vues de poèmes (1958-2010, installation),
- Lament for the children (1976, installation),
- Margit endormie (1989, technique mixte, dimensions variables)
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Carl Andre n’avait pas d’atelier, ou plutôt, il en avait des milliers. “Je ne réalise pas de dessins, pas d’esquisses préparatoires, pas de maquettes. J’ai simplement des matériaux, un espace, et la chance de pouvoir travailler”, résumait l’artiste. Chacune de ses créations résulte d’un assemblage de modules, qu’il qualifiait d’éléments ou de particules. Si l’œuvre finale est souvent monumentale, elle est toujours composée d’unités de taille modeste. Pour que l’artiste puisse les porter, les déplacer et les agencer à sa guise, sans avoir à mobiliser une armée d’assistants.
Un nouveau rapport à l’œuvre
Carl Andre s’est imposé comme un maître de l’épure qui juxtaposait, empilait, construisait, plus qu’il ne sculptait. “Les origines de mon travail se situent dans le savoir-faire de la classe ouvrière : pose de briques, carrelage et maçonnerie. Ce n’est pas l’aspect visuel des briques que j’aime dans ma sculpture, c’est le fait de pouvoir les placer, de créer en tant qu’individu une œuvre de taille relativement conséquente, en manipulant moi-même les briques”, confiait-il en 2015, à l’occasion de l’exposition Icônes américaines, organisée au Grand Palais, à Paris.
Si le principe de l’installation est répandu dans l’art contemporain, il n’en était pas de même dans les années 1960. Au même titre que Donald Judd (ses Stacks constitués d’éléments alignés verticalement, accrochés au mur), Carl Andre a bouleversé l’idée que l’on se faisait du statut de l’œuvre d’art, en s’effaçant derrière elle, en ne transformant pas la matière. En la désacralisant aussi. Si l’œuvre est minimaliste, le geste de l’artiste l’est tout autant. La nature même de son travail in situ instaure un nouveau rapport avec le spectateur, qui découvre ses pièces en se déplaçant, en les traversant, en marchant dessus (Zinc-Lead Plain ou encore 144 Tin Squares, créée à New York en 1975 et faite de carrés d’étain).
Habiter l’espace
La question de l’espace est centrale. Celui de l’œuvre, mais aussi celui qu’elle occupe. D’où le titre de la rétrospective organisée en 2016 au musée d’Art moderne de la Ville de Paris, La sculpture comme lieu. L’artiste jouait avec les volumes, les proportions, la géométrie, la symétrie, les perspectives, les rythmes, selon un principe de série, de répétition, de variations (les Équivalents, un ensemble d’œuvres comprenant toutes le même nombre de briques, mais assemblées différemment). Épurées, silencieuses, ses pièces ne relèvent ni du décor, ni de l’architecture.
Il s’agissait pour Carl Andre de trouver l’équilibre parfait, pour que chaque œuvre habite l’espace, qu’elle y affirme sa présence sans le contredire, ni le saturer. C’est dans cet esprit qu’avait été conçue cette exposition (la première depuis celle du musée Cantini, à Marseille, en 1997), qui réunissait aux côtés de poèmes, de photographies et d’objets, une quarantaine de pièces emblématiques, de toutes époques. “La sélection a été en partie dictée par la disponibilité des pièces… Un collectionneur, par exemple, a refusé de nous prêter une petite œuvre en métal. Je lui avais demandé, et il m’a répondu qu’il ne pouvait pas, car son chat dormait dessus chaque nuit. J’ai trouvé cela magnifique ! “, avait déclaré l’artiste.
Guillaume MOREL
[I-AC.EU] Carl Andre est l’un des principaux représentants de l’art minimal américain. Après ses études d’art à la Phillips Academy à Anhover, il voyage en Europe. En 1957, il s’installe à New York où il travaille dans une maison d’éditions et partage un atelier avec Frank Stella. Influencé par Brancusi et la peinture de Stella, il commence à s’orienter vers la sculpture. En 1965, il réalise sa première exposition personnelle à la Galerie Tibor de Nagy à New York et, en 1970, une autre au Musée Guggenheim de New York. À partir des années 1970, ses œuvres sont exposées dans les musées du monde entier, entre autres, en 1987 au Stedelijk Van Abbemuseum à Eindhoven, en 1996 au Museum of Modern Art à Oxford et en 2005 à la Kunsthalle de Bâle. De 2014 à 2017, une exposition rétrospective Carl Andre: Sculpture as Place, 1958-2010 lui est dédiée et est présentée au Museo Nacional Centro de Arte Reina Sofía (Madrid), à la Nationalgalerie im Hamburger Bahnhof (Berlin), et au Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris (Paris).
Né dans un milieu de bâtisseurs (son père était menuisier dans un chantier naval), il en garde une prédisposition et un goût pour l’élémentaire, le matériau, confirmés plus tard par ses amitiés artistiques : la proximité de Frank Stella lui apporte une sorte d’exemple moral et formel. Fidélité au matériau, rigueur de l’élaboration, refus de tout symbolisme, nécessité de l’acte créateur éliminant ce qui ne le sert pas strictement sont toujours prioritaires dans ses recherches. Dans un laps de temps très court, Carl Andre aborde les problèmes fondamentaux de la sculpture : rapport au sol, taille directe, signes distinctifs du savoir-faire classique. Considérant que le bois est finalement bien plus intéressant avant d’être découpé, il opte définitivement pour la non-intervention sur le matériau, quel qu’il soit, et l’utilise tel que peut le livrer l’industrie (briques, billots de bois, blocs de béton synthétiques standard, plaques de métal, etc.).
Un axiome essentiel est au fondement de toute l’œuvre de Carl Andre : forme = structure = lieu. Toute réalisation est un objet en relation avec son environnement. Il ne peut donc y avoir de signification, pas d’évocation, pas de savoir-faire de l’artiste. L’œuvre est le signe qui rend présente l’idée, mais la visualisation de l’idée doit être la plus élémentaire possible, afin que l’image (ce qui est vu) fasse le moins appel à l’imaginaire, évite au maximum de solliciter les affects. Ramené ainsi au minimum, c’est davantage le signe d’un volume que le volume lui-même qui prime. Ainsi, de minces plaques posées au sol permettent une appréhension différente de l’objet : on ne tourne plus autour, on marche dessus… L’œuvre échappe alors de manière salutaire à l’immortalité traditionnelle de l’œuvre d’art : comme tout objet, elle peut et doit s’user.
Le refus du façonnage et de ce que Carl Andre appelle ‘l’art d’association‘ le différencie singulièrement des autres artistes minimalistes. Il résulte d’un souci d’évidence et d’un goût pour le contact direct préférés à tout autre considération, formelle, symbolique ou psychologique.
L’art d’association fait que l’image est associée avec d’autres choses que ce que l’œuvre d’art est par elle-même. L’art d’isolation a sa propre localisation sur un minimum d’associations avec des choses autres que l’œuvre elle-même. L’idée est l’exact opposé de l’art d’association. J’essaie de réduire dans mon travail la fonction de production d’image au degré le plus faible…
Carl Andre
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