[RADIOFRANCE.FR/FRANCEINTER, 7 octobre 2023] Aujourd’hui, Charles Pépin répond à la question de Charlotte : “J’aimerais avoir des pistes pour trouver mon essentiel, ce qui me ressemble, ce qui me rassemble“.
“Que vous essayiez, chère Charlotte, de trouver votre essentiel, votre désir profond, votre aspiration principale dans l’existence, c’est déjà en soi une très bonne nouvelle ! Bon nombre de vos congénères vivent leur existence entière sans se poser cette question, et c’est bien dommage, car ils ne risquent pas de réussir à aligner les efforts de leur volonté sur la vérité de leur désir.
Mais comment le trouver, cet essentiel, cette manière de vivre qui vous ressemble, ce désir propre qui n’est qu’à vous et vous offrira une vie pleine et accomplie, ou au moins cohérente ?
Oui, bonne question, comment on fait ?
Ma réponse va peut-être vous surprendre : il s’agit moins de réfléchir que d’agir, moins d’introspection que d’action. Quand on réfléchit – est-ce que ma vie me ressemble ? Est-ce que ce métier me correspond ? est-ce que je suis vraiment libre ?…- on tourne très vite en rond, on est rapidement gagné par l’angoisse de ne voir aucune réponse claire se dégager. Mais quand on agit, quand on part à la rencontre des autres et du monde, quand on multiplie les expériences tout en prenant soin de s’écouter, tout en étant attentif à la manière dont on vit les choses, et dont elles nous transforment, alors on peut observer assez facilement si, dans notre manière de vivre, d’aimer et de travailler, on est en train ou non de se rapprocher de son essentiel.
Ah bon et comment on le voit ? Quels sont les signes que l’on se rapproche de son essentiel ?
J’en vois trois principaux. Le premier, c’est qu’on a le sentiment de progresser, et même de progresser assez facilement, d’être ce que les sages anciens appelaient un progrédiens, quelqu’un qui avance en s’améliorant. Nous sommes libres, écrit Bergson, non quand nos actions sont parfaitement arrachées à tout conditionnement mais quand elles nous ressemblent, nous permettent d’exprimer ce que Bergson nomme la mélodie intérieure de notre personnalité.
Eh bien quand c’est le cas, les choses deviennent assez faciles, parfois même le flow nous gagne, cette impression de facilité qui indique qu’on ne se force pas, qu’on est sur son axe, peut-être pas totalement fidèle à son désir mais en tout cas en train de s’en approcher, de le trahir de moins en moins, de se rapprocher d’une telle fidélité à ce qui compte pour soi.
Le deuxième signe, c’est qu’on a un meilleur rapport aux autres, on est moins agressifs, moins ressentimentaux, plus à l’écoute, plus empathiques… cela fait tellement de bien, de ne pas être en guerre contre soi-même, que cela ouvre un espace pour faire la paix avec les autres, et peut-être même pour leur vouloir du bien.
Et le troisième, c’est la joie, cette joie dont Spinoza disait qu’elle est le “passage d’une moindre à une plus grande perfection“, bref le signe d’un accroissement de votre être. Si votre activité vous met en joie, il y a de fortes chances qu’elle vous corresponde et qu’en elle vous vous rapprochiez de votre essentiel, de ce qui compte pour vous.
La joie peut alors être vue comme le signe que vous êtes sur la bonne voie, que vous marchez sur un chemin qui vous rapproche de vous-mêmes. “La joie, écrit Bergson, annonce toujours que la vie a réussi, qu’elle a gagné du terrain, qu’elle a remporté une victoire.“
La joie annonce que “la vie a réussi”. Précisons : votre vie. Votre singularité. Vos valeurs. Votre désir. Mais si vous trouvez ces termes un peu trop imposants, on peut le dire plus simplement. Cette joie de vivre vous indique que vous vous rapprochez de la personne que vous avez l’ambition de devenir, que votre vie ressemble un peu plus à la vie que vous avez l’ambition de mener. Bien sûr, la route est longue, et elle est semée d’embuches. Il y aura des erreurs d’aiguillage, des moments d’hésitation et même des retours en arrière. Mais si vous avez le sentiment de progresser, de vous ouvrir d’avantage aux autres autour de vous et à la joie en vous, c’est que vous êtes, Charlotte, sur la bonne voie.”
Tel est le changement de perspective radical réalisé par Kant dans la Critique de la raison pure. Cette “révolution copernicienne” suppose de dégager les conditions de possibilité et les limites du savoir objectif auquel l’homme peut légitimement prétendre. S’il outrepasse ce cadre, il s’adonne alors à des spéculations métaphysiques dont Kant nous montre à la fois la fécondité et le danger
Le texte suivant est extrait d’un cahier central de PHILOMAG.COM, préparé par Victorine de Oliveira. Le numéro 24 de novembre 2008 était consacré à la question L’Amérique, pourquoi ne pense-t-elle pas comme nous ? : quels sont les éléments qui nous permettent d’affirmer que la culture française est en déclin ? Une chose est sûre, elle voyage mal. Certains films et romans font exception, comme La Môme qui a rencontré un fort succès ou L’Esquive qui a plu aux critiques. Les Américains ont au… lire la suite sur PHILOMAG.COM
Introduction
Le projet de Kant est né de la découverte d’un problème. Celui de la représentation : “Je me demandai en effet, écrit Kant dans une lettre de 1772, sur quel fondement repose le rapport de ce qu’on nomme en nous représentation à l’objet.“
Interrogation qui peut apparaître déconcertante, tant il est rare qu’elle s’impose à notre esprit : ce rapport entre les choses ou les objets tels qu’ils sont en eux-mêmes (ce que Kant nomme les choses en soi), et les objets tels qu’ils constituent le contenu de nos représentations (ce que Kant appelle les phénomènes), nous nous bornons en général à le présupposer. De fait, certains objets sont présents à notre conscience, qui est donc une conscience d’objet. Mais dans la mesure où je m’interroge parfois sur moi-même, cette conscience est également une conscience de soi.
La spécificité du kantisme est d’avoir vu là les termes d’un problème : celui des conditions de possibilité de la conscience d’objet. Plus précisément, d’un double problème, que Kant mit neuf ans à résoudre. D’une part, peut-il y avoir accord ou adéquation entre le contenu de ma représentation (le phénomène) et l’objet en soi ? Ici, le problème de la représentation renvoie au problème classique de la vérité.
D’autre part et surtout, comment, pour nous représenter cet accord, pourrions-nous penser quelque chose de la chose en soi ? Difficulté majeure : dès que nous pensons l’objet en soi, il devient un objet pensé par nous et “pour nous” et ce que nous cherchions à concevoir nous échappe. Problème soulevé déjà, quelques dizaines d’années auparavant, par l’excellent Berkeley, qui en déduisait l’inexistence des choses extérieures (par exemple, la matière) et affirmait que seuls existent le sujet et ses perceptions. Conclusion refusée par Kant, parce qu’elle empêche de rendre compte du vécu même de la représentation, qui contient pour nous une part de passivité, impossible à comprendre si nous étions par nos représentations les auteurs des choses représentées.
Une fois exclus un pur idéalisme, où le sujet ferait surgir les objets par cela même qu’il en conçoit l’idée, mais aussi un pur réalisme qui présuppose contradictoirement la représentation d’un en soi comme cause de la représentation, l’interrogation se confronte-t-elle à la quadrature du cercle ? Le pari kantien est d’estimer que non. Au prix d’une “révolution” dont la Préface explique qu’elle consiste à “révolutionner” les termes mêmes du problème.
Kant maintient certes un usage de la notion de “chose en soi“: s’il n’y avait pas de chose en soi, “il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui se phénoménalise“. Il faut toutefois y recourir aussi peu que possible. Le problème ne sera plus posé en termes de relation entre chose en soi et phénomène, mais à partir d’un retour au sujet en tant qu’il fonde l’objectivité de nos représentations (le fait qu’elles aient des objets et qu’elles puissent être vraies).
Le principe de cette fondation consistera à distinguer dans la subjectivité les représentations purement subjectives (particulières à un sujet ou à un groupe de sujets) et les représentations objectives (susceptibles d’être universelles, c’est-à-dire partagées par tous les sujets). En ce sens, la révolution kantienne reformule la question de savoir ce que le sujet peut tenir pour objectif. Avant cette révolution, le couple subjectif/objectif équivalait au couple interne/externe : une représentation subjective était conçue comme purement intérieure au sujet. Resituée par Kant, l’objectivité désigne ce qui vaut universellement, pour tout sujet, et le couple subjectif/objectif équivaut au couple pour moi/pour tous, ou encore particulier/universel. Mesurer l’objectivité d’une représentation moins à sa conformité à un en soi qu’à sa capacité à valoir, non seulement pour moi, mais pour tous, c’est-à-dire à son universalisation possible, c’était ouvrir la voie à un renouvellement dans la vision même de la raison et inclure en celle-ci, non plus le simple rapport à soi, mais aussi bien le rapport aux autres.
Alain Renaut
L’auteur
Né à Königsberg m 1724, Emmanuel Kant aura passé sa vie entière dans cette ville située au bord de la Baltique. Il effectue toute sa carrière à l’université locale, refusant des offres provenant d’établissements prestigieux. Son existence, au quotidien minutieusement réglé, est intégralement consacrée à l’élaboration d’une oeuvre qui a bouleversé la philosophie occidentale. Il meurt à presque 80 ans, en 1804.
En 1781, paraît à Riga la Critique de la raison pure. L’oeuvre n’est pas un best-seller, loin de là, néanmoins elle soulève des objections savantes auxquelles Kant est soucieux de répondre. Il remanie donc certains passages clés et publie une seconde édition en 1787. Le texte s’accompagne d’une préface inédite qui donne toute la mesure de son projet : la Critique de la raison pure est un traité de la méthode qui détermine ce que l’homme peut connaître, et comment son esprit opère. Une révolution philosophique sans précédent est en marche…
L’extrait (préface à la 2ème édition) traduit par Alain Renaut
[…] Jusqu’ici, on admettait que toute notre connaissance devait nécessairement se régler d’après les objets ; mais toutes les tentatives pour arrêter sur eux a priori par concepts quelque chose par quoi notre connaissance eût été élargie ne parvenaient à rien en partant de ce présupposé. Que l’on fasse donc une fois l’essai de voir si nous ne réussirions pas mieux, dans les problèmes de métaphysique, dès lors que nous admettrions que les objets doivent se régler d’après notre connaissance – ce qui s’accorde déjà mieux avec la possibilité revendiquée d’une connaissance de ces objets a priori qui doive établir quelque chose sur des objets avant qu’ils nous soient donnés. Il en est ici comme avec les premières idées de Copernic, lequel, comme il ne se sortait pas bien de l’explication des mouvements célestes en admettant que toute l’armée des astres tournait autour du spectateur, tenta de voir s’il ne réussirait pas mieux en faisant tourner le spectateur et en laissant au contraire les astres immobiles. Or, en métaphysique, on peut faire une tentative du même type en ce qui concerne l’intuition des objets. Si l’intuition devait se régler sur la nature des objets, je ne vois pas comment on pourrait en savoir a priori quelque chose ; en revanche, si l’objet (comme objet des sens) se règle sur la nature de notre pouvoir d’intuition, je peux tout à fait bien me représenter cette possibilité. Étant donné toutefois que, si elles doivent devenir des connaissances, je ne puis en rester à ces intuitions, mais qu’il me faut les rapporter en tant que représentations, à quelque chose qui en constitue l’objet et déterminer par leur intermédiaire cet objet, je peux admettre l’une ou l’autre de ces hypothèses : ou bien les concepts, par le moyen desquels j’effectue cette détermination, se règlent aussi sur l’objet, et dans ce cas je me trouve à nouveau dans la même difficulté quant à la manière dont je puis en savoir quelque chose a priori ; ou bien les objets, ou, ce qui est équivalent, l’expérience dans laquelle seule ils sont connus (en tant qu’objets donnés), se règlent sur ces concepts – ce qui, aussitôt, me fait apercevoir une issue plus commode, parce que l’expérience elle-même est un mode de connaissance qui requiert l’entendement, duquel il me faut présupposer la règle en moi-même, avant même que des objets me soient donnés, par conséquent a priori : une règle qui s’exprime en des concepts a priori sur lesquels tous les objets de l’expérience doivent donc nécessairement se régler et avec lesquels ils doivent s’accorder. En ce qui concerne les objets dans la mesure où ils peuvent être pensés simplement par la raison, et cela de manière nécessaire, mais sans pouvoir aucunement être donnés dans l’expérience (du moins tels que la raison les pense), les tentatives de les penser (car il faut pourtant bien qu’ils se puissent penser) constitueront ensuite une superbe pierre de touche de ce que nous admettons comme le changement de méthode dans la manière de penser à savoir que nous ne connaissons a priori des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes.
Cette tentative réussit à souhait et promet à la métaphysique, dans sa première partie, là où elle ne s’occupe que des concepts a priori, dont les objets qui leur correspondent peuvent être donnés dans l’expérience conformément à ces concepts, la voie sûre d’une science. Car on peut, en vertu de cette transformation dans la manière de penser, expliquer parfaitement bien la possibilité d’une connaissance a priori et, ce qui est encore plus, donner aux lois qui sont a priori au fondement de la nature entendue comme l’ensemble global qui [donne] des objets de l’expérience leurs preuves suffisantes – deux points qui étaient impossibles en suivant la façon de procéder utilisée jusqu’ici. Mais ce qui se dégage de cette déduction de notre pouvoir de connaître a priori, c’est, dans la première partie de la métaphysique, un résultat étrange et apparemment très dommageable pour ce qui en constitue le but d’ensemble, qui occupe la seconde partie – à savoir que nous n’avons jamais la possibilité, avec ce pouvoir, d’aller au-delà des limites de l’expérience possible, ce qui est pourtant précisément l’objectif le plus essentiel de cette science. Mais c’est en ce point précisément que l’on peut expérimenter une contre-épreuve de la vérité du résultat obtenu dans cette première appréciation de notre connaissance rationnelle a priori, à savoir qu’elle n’atteint que des phénomènes, mais qu’en revanche elle laisse la chose en soi être certes effective pour soi, mais inconnue de nous. Car ce qui, avec nécessité, nous pousse à aller au-delà des limites de l’expérience et de tous les phénomènes, c’est l’inconditionné que la raison réclame nécessairement et de façon entièrement légitime dans les choses en soi, vis-à-vis de tout ce qui est conditionné, en exigeant ainsi que la série des conditions soit close. Or, s’il se trouve qu’en admettant que notre connaissance d’expérience se règle sur les choses en tant que choses en soi, l’inconditionné ne peut nullement être pensé sans contradiction ; que bien au contraire, à supposer qu’on admette que notre représentation des choses telles qu’elles nous sont données ne se règle pas sur celles-ci en tant que choses en soi, mais que ce sont plutôt ces objets en tant que phénomènes qui se règlent sur notre mode de représentation, la contradiction s’évanouit, et que par voie de conséquence l’inconditionné ne devrait pas être trouvé dans les choses en tant que nous les connaissons (telles qu’elles nous sont données), mais en tant que nous ne les connaissons pas, comme choses en soi : alors, il se démontre que ce qu’au point de départ nous n’avions admis qu’à titre d’essai est fondé. Cela étant, il nous reste encore, une fois dénié à la raison spéculative tout progrès dans ce champ du suprasensible, à rechercher si ne se trouvent pas dans sa connaissance pratique des données conduisant à déterminer ce concept transcendant de la raison qui est celui de l’inconditionné, et permettant ainsi de faire accéder, conformément au souhait de la métaphysique, notre connaissance a priori, bien qu’uniquement du point de vue pratique, au-delà des limites de toute expérience possible. Et dans le cadre d’une telle démarche la raison spéculative nous a en tout cas ménagé une place pour un tel élargissement, bien qu’elle ait dû laisser vide cette place, et il ne nous est donc pas interdit de songer à la remplir – elle nous y invite même -, si nous le pouvons, à l’aide des données pratiques qu’elle nous fournit.
Dans cette tentative pour transformer la démarche qui fut jusqu’ici celle de la métaphysique, et dans le fait d’y entreprendre une complète révolution, à l’exemple des géomètres et des physiciens, consiste ainsi la tâche de cette Critique de la raison pure spéculative. Elle est un traité de la méthode, non un système de la science elle-même ; mais elle en dessine cependant tout le contour en prenant en considération ses limites, tout autant qu’elle en fait ressortir dans sa totalité l’architecture interne. Car la raison pure spéculative possède en soi une spécificité : elle peut et doit mesurer son propre pouvoir suivant les diverses façons dont elle se choisit des objets de pensée, procéder même à un dénombrement complet des différentes manières de se poser des problèmes, et ainsi esquisser tout le plan d’un système de métaphysique ; cela parce que, pour ce qui concerne le premier point, rien, dans la connaissance a priori, ne peut être attribué aux objets que ce que le sujet pensant tire de lui-même, et parce que, pour ce qui touche au second, la raison pure spéculative constitue, vis-à-vis des principes de la connaissance, une unité entièrement distincte, subsistant par elle-même, où chaque membre, comme dans un corps organisé, existe en vue de tous les autres et tous existent en vue de chacun, et que nul principe ne peut être accepté pour assuré sous un seul point de vue sans avoir en même temps été examiné dans la relation globale qu’il entretient avec tout l’usage pur de la raison. Ce pourquoi la métaphysique a aussi cette chance rare, qui ne peut être le lot d’aucune autre science rationnelle ayant affaire à des objets (car la logique s’occupe uniquement de la forme de la pensée en général) : une fois mise par cette critique sur la voie sûre d’une science, elle peut s’emparer complètement du champ entier des connaissances qui relèvent d’elle et donc achever son oeuvre, ainsi que l’abandonner à l’usage de la postérité comme un capital qu’on n’augmentera jamais, parce qu’elle a affaire uniquement à des principes et aux limites de leur utilisation, et qu’elle les détermine elle-même. Par conséquent, à cette complétude, elle est même obligée, en tant que science fondamentale, et d’elle il faut que l’on puisse dire : nil actum reputance, si quid superesset agendum [“En considérant que rien n’est fait si quelque chose reste à faire” (Lucain, Pharsale].
Mais quel est donc, demandera-t-on, le trésor que nous songeons à léguer à la postérité avec une telle métaphysique, décantée par la critique, mais aussi, par là, stabilisée ? On croira percevoir, à la faveur d’un survol rapide de cet ouvrage, que l’utilité en est pourtant encore simplement négative, et qu’elle consiste à nous détourner de nous risquer jamais avec la raison spéculative au-delà des limites de l’expérience, et telle est bien, effectivement, sa première utilité. Mais elle devient positive aussitôt qu’on prend conscience que les propositions fondamentales avec lesquelles la raison spéculative s’aventure au-delà de ses limites ont pour inévitable résultat, non un élargissement, mais au contraire, si l’on y regarde de plus près un rétrécissement de notre usage de la raison, dans la mesure où elles menacent en réalité d’élargir avant tout les limites de la sensibilité, de laquelle elles relèvent proprement, et ainsi de supprimer bel et bien l’usage pur (pratique) de la raison. En conséquence, une Critique qui limite la raison spéculative est, en tant que telle, certes négative, mais comme elle abolit en même temps par là un obstacle qui restreint l’usage pratique ou même menace de l’anéantir, elle est en fait d’une utilité positive et qui est très importante dès lors que l’on est convaincu qu’il y a un usage pratique absolument nécessaire de la raison pure (l’usage moral), dans le cadre duquel elle s’étend inévitablement au delà des limites de la sensibilité – en vue de quoi elle n’a certes besoin d’aucune assistance de la raison spéculative, mais doit pourtant être garantie contre toute opposition de sa part, pour ne pas se mettre en contradiction avec elle-même. Contester à ce service rendu par la Critique l’utilité positive équivaudrait à dire que la police ne procure aucune utilité positive parce que son activité principale est en fait seulement de barrer la porte à la violence que les citoyens ont à redouter venant d’autres citoyens, afin que chacun puisse mener ses affaires dans la tranquillité et la sécurité. Qu’espace et temps ne soient que des formes de l’intuition sensible, donc uniquement des conditions de l’existence des choses en tant que phénomène, que nous ne possédions en outre pas de concepts de l’entendement (donc, aucun élément) pour parvenir à la connaissance des choses, si ce n’est dans la mesure où une intuition correspondant à ces concepts peut être donnée, que, par conséquent, nous ne puissions acquérir la connaissance d’aucun objet comme chose en soi, mais seulement en tant qu’il est objet d’intuition sensible, c’est à dire en tant que phénomène, c’est là ce qui est démontré dans la partie analytique de la Critique ; assurément s’ensuit-il, de fait, la restriction de toute la connaissance spéculative seulement possible de la raison à de simples objets de l’expérience. Pourtant, il faut toujours émettre cette réserve – et le point est à bien remarquer – que nous ne pouvons certes pas connaître, mais qu’il nous faut cependant du moins pouvoir penser ces objets aussi comme chose en soi.
Car si tel n’était pas le cas, il s’ensuivrait l’absurde proposition selon laquelle il y aurait un phénomène sans rien qui s’y phénoménalise. Or, si nous supposons que ne soit aucunement faite la distinction, rendue nécessaire par notre Critique, entre les choses comme objets de l’expérience et les mêmes choses comme choses en soi, le principe de causalité, et par conséquent le mécanisme de la nature, devrait valoir absolument, dans le processus de leur détermination, à propos de toutes les choses en général en tant que causes efficientes. Du même être par exemple de l’âme humaine, je ne pourrais donc pas dire que sa volonté est libre et qu’elle est pourtant en même temps soumise à la nécessité de la nature, c’est-à-dire qu’elle n’est pas libre, sans me trouver dans une contradiction manifeste : car, dans les deux propositions, j’ai pris l’âme dans la même signification, à savoir comme chose en général (chose en soi), et sans avoir procédé au préalable à la Critique je ne pouvais pas non plus prendre le terme autrement. Mais si la Critique ne s’est pas fourvoyée en apprenant à prendre l’objet en deux significations différentes, à savoir comme phénomène ou comme chose en soi ; si la déduction de ses concepts de l’entendement est juste, par conséquent aussi si le principe de causalité ne porte que sur des choses prises dans le premier sens, c’est-à-dire en tant qu’elles sont objets de l’expérience, mais que ces mêmes choses entendues selon la seconde signification ne lui sont pas soumises, la même volonté est pensée dans le phénomène (les actions visibles) comme se conformant avec nécessité à la loi de la nature et, en tant que telle, comme non libre, et cependant, d’un autre côté, comme appartenant à une chose en soi, par conséquent comme libre, sans que survienne là une contradiction. Or, bien que je ne puisse connaître mon âme, en la considérant du dernier point de vue, par l’intermédiaire d’aucune raison spéculative (encore moins par observation empirique), et que par conséquent je ne puisse pas non plus connaître la liberté comme propriété d’un être auquel j’attribue des effets dans le monde sensible, cela parce qu’il me faudrait connaître un tel être de manière déterminée en son existence sans que pourtant ce soit dans le temps (ce qui est impossible dans la mesure où je ne peux soumettre aucune intuition à mon concept), j’ai cependant la possibilité de me forger une pensée de la liberté, c’est-à-dire que la représentation n’en contient du moins en elle aucune contradiction, si intervient notre distinction critique entre les deux types de représentation (la représentation sensible et la représentation intellectuelle), ainsi que la limitation qui en procède à l’égard des concepts purs de l’entendement, par conséquent aussi à l’égard des propositions fondamentales qui en découlent. Or, admettons que la morale suppose nécessairement la liberté (au sens le plus strict) comme propriété de notre volonté, en ceci qu’elle avance a priori comme des données de la raison des propositions fondamentales pratiques originelles, inscrites en celle-ci, qui seraient absolument impossibles sans la supposition de la liberté – mais admettons aussi que la raison spéculative ait démontré que cette liberté ne se peut aucunement penser : dans ce cas, il faut que la première supposition, à savoir celle de la morale, s’écarte devant celle dont le contraire contient une contradiction manifeste, et qu’en conséquence la liberté et, avec elle, la moralité (car le contraire n’en contient aucune contradiction si la liberté n’est pas déjà présupposée) cèdent la place au mécanisme de la nature. Mais étant donné que, pour la morale, j’ai seulement besoin que la liberté ne se contredise pas elle-même et se puisse donc, en tout cas, du moins penser, sans qu’il soit nécessaire en outre de la connaître avec discernement, et que par conséquent j’ai besoin simplement que la liberté ne mette aucun obstacle, pour la même action (envisagée sous un autre rapport), au mécanisme de la nature, la doctrine de la moralité confirme la place qu’elle occupe, de même que la physique aussi la sienne – ce qui, en revanche, n’aurait pas eu lieu si la Critique ne nous avait pas d’abord appris notre inévitable ignorance à l’égard des choses en soi et n’avait pas limité à de simples phénomènes tout ce que nous pouvons connaître dans le registre théorique.
Une même démonstration de ce qu’il y a de positivement utile dans des propositions fondamentales de la raison pure possédant une dimension critique se peut indiquer en ce qui concerne le concept de Dieu et celui de la nature simple de notre âme, ce que toutefois je laisse de côté par souci de brièveté. Je ne peux donc pas même admettre Dieu, la liberté et l’immortalité à destination du nécessaire usage pratique de ma raison, si je n’ampute pas en même temps la raison spéculative de sa prétention à des vues débordant toute appréhension, parce qu’il lui faut, pour les atteindre, se servir de propositions fondamentales qui, ne s’étendant en fait qu’à des objets d’une expérience possible, sont cependant appliquées à ce qui ne peut être un objet de l’expérience, transforment effectivement, à chaque fois, cet objet en phénomène et ainsi déclarent impossible toute extensionpratique de la raison pure. Il me fallait donc mettre de côté le savoir afin d’obtenir de la place pour la croyance et le dogmatisme de la métaphysique, c’est-à-dire le préjugé selon lequel il serait possible d’y faire des progrès sans une Critique de la raison pure, est la vraie source de toute incroyance entrant en conflit avec la moralité – incroyance qui est toujours très fortement dogmatique. S’il peut donc ne pas être difficile, avec une métaphysique systématique rédigée en suivant les indications de la Critique de la raison pure, de transmettre un héritage à la postérité, ce n’est pas là un cadeau négligeable, soit que l’on compare simplement la culture de la raison, telle qu’elle s’accomplit par l’entrée dans la voie sûre d’une science en général, avec sa façon de tâtonner sans principes et de tourner en rond avec légèreté quant elle est dépourvue de Critique, soit que l’on considère aussi quelle meilleure utilisation du temps en résulte pour une jeunesse désireuse de savoir qui, avec le dogmatisme habituel, trouve un encouragement si précoce et si puissant à ratiociner tout à son aise sur des choses auxquelles elle ne comprend rien et n’entendra jamais rien, pas plus que personne au monde, ou même à partir à la recherche de nouvelles idées et opinions en négligeant ainsi l’apprentissage de sciences solidement établies ; mais c’est encore plus vrai si l’on prend en compte l’inestimable avantage d’en finir à tout jamais sur un mode socratique, c’est-à-dire par la démonstration la plus claire de l’ignorance des adversaires, avec toutes les objections élevées contre la moralité et la religion. Car il y a toujours eu quelque métaphysique dans le monde, et sans nul doute y en aura-t-il aussi toujours une, mais force sera de voir également l’accompagner une dialectique de la raison pure, parce qu’elle lui est naturelle. C’est donc la première et plus importante affaire de la philosophie que de priver à tout jamais la métaphysique de la moindre influence dommageable en colmatant la source des erreurs commises.
Malgré cette importante transformation intervenant dans le champ des sciences et le préjudice que doit subir la raison spéculative dans ce qu’elle s’imaginait détenir jusqu’ici, tout demeure cependant, pour ce qui touche à l’intérêt général de l’humanité et à l’utilité que le monde retirait jusqu’alors des doctrines de la raison pure, dans la même situation avantageuse qu’autrefois et le préjudice ne concerne que le monopole des écoles, mais nullement l’intérêt des êtres humains. Je demande au dogmatique le plus inflexible si la preuve que notre âme continue d’exister après la mort, telle qu’on l’obtenait à partir de la simplicité de la substance, si celle de la liberté du vouloir vis-à-vis du mécanisme universel, tirée des distinctions subtiles, bien qu’inopérantes, entre la nécessité pratique subjective et objective, ou si celle de l’existence de Dieu à partir du concept de l’être suprêmement réel (à partir de la contingence de ce qui change et de la nécessité d’un premier moteur), après être sorties des écoles, sont jamais parvenues jusqu’au public et ont jamais pu avoir la moindre influence sur la conviction de celui-ci. si cela n’est pas arrivé, et si l’on ne peut même pas, à cause de l’inaptitude de l’entendement du commun des hommes pour une aussi subtile spéculation, s’attendre à ce que cela se produise ; si c’est bien plutôt, en ce qui concerne le premier objet, la disposition de la nature humaine, perceptible en chaque individu, telle qu’elle l’incite à ne jamais pouvoir être satisfait de ce qui est temporel (en tant qu’insuffisant pour les dispositions de sa complète destination), qui a dû suffire pleinement à susciter l’espérance d’une vie future, si, quand au deuxième objet, la simple présentation claire des devoirs dans leur opposition à toutes les prétentions des penchants a dû faire naître la conscience de la liberté, et enfin si, pour ce qui touche au troisième, l’ordre, la beauté et la prévoyance magnifiques qui apparaissent partout dans la nature ont dû à eux seuls produire la croyance en un sage et puissant auteur du monde – à la faveur d’une conviction qui se répand dans le public, dans la mesure où elle repose sur des fondements rationnels : non seulement, dans ces conditions, il y a là un domaine qui demeure intact, mais bien plutôt gagne-t-il encore en prestige du fait que les écoles ont désormais appris à ne pas prétendre accéder, sur un point qui concerne l’intérêt universel de l’humanité, à une vision plus élevée et plus large que celle à laquelle la grande foule (pour nous, la plus digne de respect) peut également parvenir avec tout autant de facilité, et donc à se limiter uniquement à la culture de ces preuves qui peuvent être saisies universellement et qui suffisent du point de vue moral. La transformation ne concerne par conséquent que les arrogantes prétentions des écoles, qui se feraient volontiers passer dans de telles questions (comme c’est au demeurant légitime dans beaucoup d’autres domaines) pour seules capables de connaître et de conserver ces vérités dont elles communiquent au public uniquement l’usage, mais dont elles gardent pour elles la clef (quod mecum nescit, solus vult scire videri [“Ce qu’il ignore avec moi, il veut paraître seul le savoir“). On a pourtant pris en compte aussi une prétention plus légitime du philosophe spéculatif. Il reste toujours, de manière exclusive, dépositaire d’une science utile au public, sans qu’il le sache, à savoir la critique de la raison ; cette dernière ne peut en effet jamais devenir populaire, mais il n’est pas non plus nécessaire qu’elle le soit : car si les arguments finement tissés en faveur de vérités utiles veulent si faiblement entrer dans la tête du peuple, c’est de façon toute aussi restreinte que les objections pareillement subtiles qu’on pourrait élever contre elles lui viennent à l’esprit ; en revanche parce que l’Ecole, de même que tout homme s’élevant à la spéculation, s’engage inévitablement dans ces arguments comme dans ces objections, la Critique est obligée, par une recherche approfondie des droits de la raison spéculative, de parer une fois pour toutes au scandale qui tôt ou tard doit surgir, même pour le peuple, des conflits dans lesquels s’empêtrent inévitablement les métaphysiciens (et, comme tels, finalement aussi les clercs) quand ils procèdent sans Critique, et qui viennent même ensuite fausser leurs doctrines. C’est alors uniquement grâce à cette Critique que peuvent être entièrement éradiqués le matérialisme, le fatalisme, l’athéisme, l’incroyance des libres penseurs, l’exaltation de l’esprit et la superstition, qui peuvent être universellement dommageables, enfin aussi l’idéalisme et le scepticisme, qui sont plus dangereux pour les écoles et peuvent difficilement passer dans le public. Si des gouvernements trouvent bon de s’occuper des affaires des savants, favoriser la liberté d’une telle Critique, par laquelle seulement ce que la raison élabore peut être établi sur un socle solide, serait de loin plus conforme à leur sage sollicitude pour les sciences comme pour les hommes que de soutenir le ridicule despotisme des écoles, qui crient vigoureusement au danger pour la collectivité si l’on déchire leurs toiles d’araignée dont le public n’a pourtant jamais pris connaissance et dont il ne peut donc jamais non plus ressentir la perte. […]
Albert CAMUS (1913-1960), l’écrivain, le journaliste et le philosophe, jouait au Racing Universitaire Algérois (RUA) en 1929, après avoir été le gardien de but l’AS Monpensier. De ces années-là, Camus gardera en lui un rêve fracassé : en 1930, on diagnostique sa tuberculose ; il a 17 ans, il comprend qu’il ne sera jamais professionnel. Jamais. En 1940, il retire ses crampons pour toujours.
Mais Camus restera passionné de foot toute sa vie. Avec l’argent du prix Nobel de littérature [à lire : le Discours de Suède prononcé à cette occasion], il achète une maison, à Lourmarin dans le Lubéron. Tous les dimanches, il est au bord du terrain local, regardant les enfants jouer contre le village voisin. Il paie leur maillot. Il supporte le Racing club de Paris. Pourquoi ? Parce qu’il ont le même maillot que le Racing algérois.
Mais surtout il écrit : “Le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football qui resteront mes vraies universités. J’ai appris qu’une balle ne vous arrivait jamais du côté où l’on croyait. Ça m’a servi dans l’existence et surtout dans la métropole où l’on n’est pas franc du collier.” Le foot, c’est aussi l’attachement au milieu populaire dont on est issu… ou pas. Mais quand on en vient, en comprend mieux, on ressent plus.
Camus avait été gardien de but parce que c’était la place où l’on usait le moins ses chaussures. Orphelin de père et fils de pauvre, Camus ne pouvait se payer le luxe de trop courir sur le terrain : chaque soir, sa grand-mère violente inspectait ses semelles et lui flanquait une raclée si elles étaient abîmées. Pendant que sa mère, femme de ménage mutique, restait dans un coin, à jamais emmurée dans son silence.
Mais Camus aimait le foot au point de travailler plus dur à l’école dans l’espoir vain que sa grand-mère maltraitante lui pardonne ses chaussures détruites. Devenu écrivain, il racontera parfois, rarement, sa fascination pour un sport où la correction et la violence sont en équilibre précaire, où on rend les coups que l’on prend “sans tricher” (sic) où il faut apprendre à gagner sans se prendre pour Dieu et à perdre sans se trouver nul, où la joie de vaincre et les larmes de la défaite se ressentent et se ressemblent, après l’effort, dans la même ivresse de vivre.”
D’après : Entretiens avec Camus dans le Bulletin du RUA le 15 avril 1953 et dans France-Football du 17 décembre 1957. Texte déniché par Jean-Paul Mahoux.
Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?
Ah ! Le chameau…
Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.
Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou del’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.
Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.
Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…“
Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.
Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.
Enter Ernst Cassirer (1874-1945)
A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.
Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :
La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.
Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?
Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…
d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).
De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.
Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :
Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.
Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.“
Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.
Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…
Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…
J’ai tout lu Freud…
Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…
Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.
Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :
ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !
C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una : “Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…
Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?“
J’en ris encore…
Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…
En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.
En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…“
Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”
Les sanglots longs des violons…
Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…
Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).
Amen…
Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”
S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.
Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.
Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.
A Elbereth Gilthoniel…
Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.
Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !
Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…
Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.
Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.
La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.
Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.“
A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?
Miroir, dis-moi si je suis la plus belle
Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.
Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?“
Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font tropplaisir…
Alors, heureuse ?
Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?
Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexepour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !
Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?
Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?
Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?“
Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :
Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoia définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyanceaveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.
Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.
Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.
Le Graal pour le prix d’un pèle-patates !
Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…“
Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !
A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).
Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.
Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.“
Merci Elisabeth (Badinter) ! Sans vraiment vous adresser à moi en direct (mais en quels cénacles serait-ce possible ?), vous avez offert une formulation limpide à un problème qui me tarabustait depuis fort longtemps, a fortiori depuis la lecture passionnante du livre de Wolfram Eilenberger, Le temps des magiciens (2019). Si vous n’avez donné aucune réponse à mes interrogations, vous m’avez aidé à formuler la question et n’est-ce pas là le rôle unique de l’intellectuel, comme le précisait Jürgen Habermas ?
Que s’est-il donc passé ? Vedette d’une édition spéciale de La grande librairie à vous dédiée, vous présentez votre dernier livre et puis, plus loin, François Busnel embraie sur le féminisme, autre sujet sur lequel vous avez voix au chapitre. Le journaliste creuse habilement le sillon qui vous anime et aborde le néo-féminisme (c’est-à-dire le féminisme d’après #metoo) qui, manifestement, vous agace un peu. Et vous de verser votre pièce au débat [transcription LEJDD.FR] :
…Voilà trois ans que la déferlante MeToo a ouvert la voie à la parole des femmes. Elles ont pu dénoncer publiquement toutes les agressions sexuelles dont elles se disent victimes. Grâce à elles, la honte a changé de camp. Depuis lors, le néoféminisme a durci le ton et les méthodes. On ne se contente pas des agressions, on ‘balance’ les agresseurs présumés. Ce faisant, les plus radicales qui se proclament activistes ont tourné le dos au féminisme d’avant MeToo. Elles ont déclaré la guerre des sexes, et pour gagner, tous les moyens sont bons, jusqu’à la destruction morale de l’adversaire.
Armées d’une pensée binaire qui ignore le doute, elles se soucient peu de la recherche de la vérité, complexe et souvent difficile à cerner. À leurs yeux, les êtres humains sont tout bons ou tout mauvais. Les nuances n’existent plus. C’est le mythe de la pureté absolue qui domine.
À ce premier dualisme s’en ajoute un second, tout aussi discutable : les femmes, quoi qu’il arrive, sont d’innocentes victimes -et bien souvent elles le sont, mais pas toujours-, les hommes, des prédateurs et agresseurs potentiels, y compris parfois à l’égard d’autres hommes. Ce qui autorise l’activiste Alice Coffin à déclarer : “Ne pas avoir de mari, ça m’expose plutôt à ne pas être violée, ne pas être tuée, ne pas être tabassée… Ça évite que mes enfants le soient aussi”. Et d’inviter les femmes à devenir lesbiennes et à se passer du regard des hommes.
En se fondant sur les statistiques des violences conjugales, on essentialise femmes et hommes dans des postures morales opposées : le bien et le mal, la victime et l’agresseur. Les perverses, les menteuses et les vengeresses n’existent pas. Il n’y a plus qu’à conclure au séparatisme, puisque l’homme est la plus dangereuse menace pour la femme… mais, quant à moi, je refuse d’essentialiser !
“Je refuse d’essentialiser” : tout est dit et bien dit ! Ainsi que l’explique Géraldine Mosna-Savoye sur FRANCECULTURE.FR : “Essentialisation, c’est l’insulte suprême aujourd’hui, c’est le terme que j’ai l’impression d’entendre dès qu’on parle de genres, de sexes ou de races, et en général pour mettre fin au débat. Par définition, l’essentialisation est l’acte de réduire un individu à une seule de ses dimensions, ce qui suppose qu’il y a non seulement réduction d’un individu, mais qu’il y a l’idée de le faire malgré l’individu lui-même. Essentialiser, c’est donc poser une étiquette. Mais dans le terme d’essentialiser, il y a plus que l’étiquetage d’un seul individu (on essentialise peu une personne seule, pour elle-même). Dans essentialiser, on entend aussi la généralisation d’un trait naturel : essentialiser, c’est ramener l’individu à un donné stable (un sexe, une couleur de peau, par exemple), pour ensuite l’étendre à toute une catégorie partageant ce même donné, et établir, à partir de là, une hiérarchie entre différentes catégories. Tel le racisme.”
Elisabeth Badinter n’est pas le ‘quart d’une biesse’, dirait-on à Liège, et son engagement est ancien, constant et éclairé, que l’on soit d’accord ou non avec ses convictions. Donc, la voilà qui se fend, pour notre plus grand bénéfice, d’un avertissement portant sur la manière dont nous pouvons penser les choses : plutôt que de stigmatiser les deux camps d’un débat en étiquetant chacune des parties, sur la base de ce qui fait la dissension entre elles (ex. dans le débat sur la condition de la femme, Badinter se refuse à affirmer que tous les hommes sont ceci et que toutes les femmes sont cela par définition), il convient d’ouvrir la voie à une pensée dite ternaire, où les opposés sont dépassés pour permettre une solution partagée. Après tout, ce qui compte, dans ce débat comme dans les autres, c’est de continuer à vivre ensemble.
Soit. Fortuitement, cette volonté de ne pas essentialiser rejoint une querelle de philosophes bien plus ancienne, comme le raconte Géraldine Mosna-Savoye : “Quand j’étais en terminale et que j’ai découvert la philosophie, j’ai découvert presque dans le même temps ce qu’était l’essence et qu’il était de bon ton de la critiquer. Autrement dit, j’ai découvert en même temps : Aristote et Sartre. D’un côté, l’inventeur de l’essence comme substrat nécessaire, opposé au mouvement et aux accidents, et de l’autre, Sartre, pour qui les accidents et le mouvement comptaient plus que l’essence. D’un côté, le vieux philosophe qui essentialisait, et de l’autre, le contemporain qui faisait l’éloge de l’existence contre l’essence. Jamais je n’aurais fini une dissertation avec Aristote, ou Platon d’ailleurs, les rois de la nécessité et des substances unes et immuables, ça aurait été la honte, le contraire du « cool ». Ce qui était bien vu, en revanche, c’était d’achever sa troisième partie par les louanges du mouvement, de la multiplicité, de la diversité, par l’amour des reliefs, des incertitudes, des aléas de la vie.“
Souvenez-vous : Platon, Aristote et la bande des philosophes idéalistes qui les ont suivis ont passé leur temps (et le nôtre) à essayer d’établir ce qu’était l’Être et à y définir l’essence de toute chose, des idées, des modèles essentiels dont nous ne serions que des avatars : du concept “encyclopédie” stocké dans les nuages éternels, wallonica.org ne serait qu’une des incarnations possibles (mais non des moindres). Avantage : quelque part, il existe un ensemble de choses, de valeurs -voire de dieux- qui sont parfaits, primaux et immuables. Ma voisine Josiane adore : ça la tranquillise ! Inconvénient : nous passons notre vie à penser en termes de conformité à ces modèles.
Un exemple ? Qui a déjà réussi un Noël traditionnel, conforme à l’image d’Epinal que nous en avons et à laquelle nous essayions -jusqu’en 2019- de nous conformer, volontairement ou non ? Ca ne marche jamais : quand ce n’est pas la dinde qui est brûlée, c’est Tonton Alfred qui est complètement cuit…
“Enfin le siècle dernier vint et, le premier chez nous, fit sentir dans les pensées une juste mesure” : fi de l’essence, c’est l’existence qui nous façonne (ce renversement est précisément le sujet du livre d’Eilenberger précité, qui analyse les années 1919-1929 pour quatre penseurs : Cassirer, Wittgenstein, Walter Benjamin et Heidegger). Finis les conformismes, nous sommes sujets premiers, originaux et, par nos actes, nous construisons notre individualité subjective dans un monde absurde. Sartre, qui n’en rate jamais une, insiste : “L’existence précède l’essence“. Bref, nous sommes seuls devant un ciel vide… alors, autant vivre heureux (dixit Camus).
La vie me semblait poignante, saturée de ce qu’on désigne par le terme de ‘souffrance’, alors qu’il s’agissait simplement des moyens détournés que prend la vie pour nous rendre uniques.
Jim Harrison, Dalva (1988)
En conclusion : l’essence ou l’existence, qui a gagné le match ? Sommes-nous tenus à l’imitation de modèles angéliques ? Est-ce quand on “se sent vivre” que l’on commence à le faire réellement ?
C’est bien le moment de revenir à la proposition d’Elisabeth Badinter : Aristote-Sartre = match nul, balle au centre. La philosophe ne déclarait-elle pas qu’elle “s’interdisait d’essentialiser“, insistant sur l’action de fonder ou non le débat sur l’essence. A Sartre, le verbe d’action, aux idéalistes, le substantif conceptuel. Captifs de l’ancienne philosophie, Sartre et les existentialistes ne restent-ils pas empêtrés dans les définitions de ce qui est ou n’est pas (comme l’illustre Clémentine Mélois) ? L’approche ternaire, en l’espèce, ne réside-t-elle pas en ceci : essentialiser et exister sont deux procédés de pensée qui nous sont tous deux disponibles, comme les deux pôles d’une ambivalence au coeur de laquelle nous naviguons à vue. A nous de ‘raison garder’ et d’identifier quand nous nous installons trop dans le confort de ces modèles qui nous sont extérieurs, quand nous fondons notre délibération intime sur des ‘arguments d’auteurs’ ou sur des dogmes venus d’ailleurs. A nous également de ‘raison garder’ et de ne pas agir comme des poules sans tête, en projetant nos passions aveuglantes sur le monde où nous évoluons (dans le meilleur des cas). N’est-ce pas là ce qui caractérise une pensée libre ?
Si j’avais à écrire ici un livre de morale, il aurait cent pages et 99 seraient blanches. Sur la dernière, j’écrirais : ‘Je ne connais qu’un seul devoir et c’est celui d’aimer’.
Carnets I (mars 1935-février 1942)
La véritable oeuvre d’art est toujours à la mesure humaine. Elle est essentiellement celle qui dit “moins”. Il y a un certain rapport entre l’expérience globale d’un artiste et l’oeuvre qui la reflète, entre Whilhelm Meister et la maturité de Goethe. Ce rapport est mauvais lorsque l’oeuvre prétend donner toute l’expérience dans le papier à dentelles d’une littérature d’explication. Ce rapport est bon lorsque l’oeuvre n’est qu’un morceau taillé dans l’expérience, une facette du diamant où l’éclat intérieur se résume sans se limiter.