THONART : extrait de “Raison garder” – Introduction (révisé, 2024)

Temps de lecture : 7 minutes >

C’est incroyable : wallonica.org est tellement célèbre dans le monde francophone, qu’il est impossible de commencer à écrire un livre sérieux (nouveau titre :  Raison garder. Petit manuel de survie des vivants dans un monde idéalisé) sans être copié dans la minute. Quand ce n’est pas un certain Michel de Montaigne qui publie ses Essais en annonçant le contenu du mien au XVIe siècle (un vrai précurseur !), c’est une philosophe française, Claire Marin, qui, sans vergogne, me pique le titre et publie Être à sa place, à la place de mon Être à sa place initial !

Ceci étant, à toute chose malheur est bon : j’ai, dans l’intervalle, fait des lectures éclairantes qui m’ont amené à adapter mon propos et… à tout recommencer. Qu’il s’agisse de donner Un sens à la vie selon mon ami Pascal Chabot (PUF, 2024) ou de Faire confiance à la confiance selon Mark Hunyadi, je voulais faire justice au trouble créé par ces nouveaux auteurs et vous proposer une nouvelle version de l’introduction : “Pourquoi ce livre ?

Patrick Thonart


Nombreux lecteurs fidèles de mon blog encyclopédique wallonica.org ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) les différents articles publiés sur le thème de l’expérience directe opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infoxMontaignePaul Diel, le Body BuildingNietzsche ou Ernst Cassirer, sur la confiance et… sur la Raison, qui est toujours bonne à garder. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘. Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disaient-ils, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples, citations et illustrations. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adresse à celles et ceux qui sont consciemment “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” [Camus, 1942] et tient à peu près ce langage : plus que le Sens de la vie (sic), nous cherchons à éprouver la Joie de vivre. Loin de dépendre d’un état de bonheur statique et extatique, celle-ci naît plutôt de l’expérience satisfaisante de notre quotiden, à savoir : l’exercice d’activités au cours desquelles notre esprit est persuadé que nous sommes la bonne personne, au bon endroit… et en toute confiance ! En clair : la satisfaction de « bien faire ici, maintenant. »

D’ailleurs, après avoir longtemps servi de poule aux œufs d’or pour les marchands de bien-être, l’aspiration au bonheur est aujourd’hui remplacée par la quête du sens : il s’agirait désormais de donner un sens à la vie [Chabot, 2024]. Soit. C’est une bonne nouvelle. Reste que ce glissement salutaire laisse dans l’ombre une question d’importance : mais pourquoi chercherions-nous donc à ‘donner un sens à la vie‘ ? Quelle est cet appel que l’humain entend de toute éternité et qui fait qu’il se lève et marche droit devant lui ? Et pourquoi son chat Robert, qui a pourtant l’ouïe fine, n’entend-il pas la même exhortation intime et continue-t-il à dormir près du poêle ? Peut-être l’expérience directe de la vie du chat Robert est-elle suffisante pour satisfaire sa conscience et peut-être, à défaut d’un élément perturbateur (une souris, une crampe de faim ou un bruit violent), le chat Robert vit-il « à propos », comme le préconise Montaigne [Montaigne, 1588], dans un simple équilibre entre ses désirs et ce que le monde lui propose.

Rousseau affirme au milieu du XVIIIe que « si la nature nous a destinés à être sains, j’ose presque assurer que l’état de réflexion est un état contre nature et que l’homme qui médite est un animal dépravé » [Rousseau, 1755]. Rescapé des camps de concentration nazis, Viktor Frankl prend le contrepied en proposant : « Entre le stimulus et la réponse, il y a un espace. Dans cet espace, nous avons le pouvoir de choisir notre réponse. Dans notre réponse réside notre épanouissement et notre liberté » [Frankl, 1969]. Il est probable que cet espace soit assez restreint dans la conscience du chat Robert. A contrario, peut-être cet espace temporel, fiché entre les phénomènes que nous percevons et les actes que nous posons, crée-t-il un vertige fort angoissant pour chacun d’entre nous. Décider, choisir, se tromper, ne pas mériter, être insuffisant, espérer réussir, renoncer, être déçu, « rater, rater encore, rater mieux » [Beckett, 1983] : face à une réalité dont chacun admet aujourd’hui la complexité [Morin, 1977], l’être humain inquiet aspire à percevoir une légalité dans sa vie, une règle du jeu sur laquelle il puisse construire sa confiance [Hunyadi, 2023]… et agir.

Dans ce laps de temps suspendu, deux options ambivalentes s’offrent à lui, à cet instant précis où il part en quête de sens et où sa main est encore sur la poignée de la porte du jardin : va-t-il choisir l’aliénation et créer une représentation de sa vie faite d’aveuglements rassurants, de discours où il se sent en sécurité, ou va-t-il « manger le monde » [Nietzsche, 1882], augmenter son attention et développer sa puissance personnelle, pour faire face à l’imprévu et trouver la Joie dans une expérience de la vie directe et satisfaisante ?

Le propos sera ici d’explorer, d’une part, combien la fuite dans les différents aveuglements est un leurre qui ne calme pas l’angoisse devant la vie et, d’autre part, d’illustrer par des contre-exemples combien l’expérience directe est régulatrice et porte en elle cette légalité rassurante, qui rend la confiance possible.

Qu’on ne pense pas que le vertige qui précède l’action ne concerne que les grandes décisions essentielles d’une existence. Que du contraire : quelle que soit l’ampleur de la problématique à laquelle chacun est confronté, la décision passe par le même chemin et une bonne décision est simplement une décision éclairée, libre d’aveuglements. Le reste n’est « qu’appendicules et adminicules pour le plus. » [Montaigne, 1588].

L’ouvrage est distribué en thèmes de réflexion, chaque fois balancés entre questions liminaires, lectures éclairantes, explorations et exercices de pensée. Il suit le cheminement suivant :

      1. INTRODUCTION. Être à sa place et y rester ?
        Parce que nous sommes vivants, nous partageons avec les autres êtres vivants (dont le chat Robert) une pulsion primale, un élan de base qui motive toute notre activité consciente : nous voulons continuer à vivre. Qui plus est, nous voulons continuer à vivre en nous sentant « à notre place ». Partant, s’il est un paradis perdu sur lequel nous fantasmons, c’est bien celui où nous nous sentirions en sécurité, là où nous pourrions agir avec la conviction que nos attentes envers notre environnement ne seraient pas déçues.
        Que pensait donc Adam dans le mythe biblique ? Le « péché originel » n’est-il pas plutôt caché dans ses larmes de regret ?
      2. EXPOSITION. Le repos est le maître du mouvement
        De la même manière qu’un arbre fera plus de feuilles si l’ensoleillement est insuffisant pour son métabolisme, nous entrons en action lorsque notre pérennité est mise en question. Qu’un phénomène vienne à troubler notre homéostase (notre équilibre entre désirs internes et possibilités externes), aussitôt notre élan vital s’inquiète et nous pousse à identifier l’activité qui pourra rétablir notre sentiment de sécurité. Que se passe-t-il alors si nous n’y voyons pas assez clair pour raison garder ?
      3. MOTIVATION. A qui profite le crime ?
        Raison garder est bien malaisé car “il nous est impossible de parler d’une réalité quelconque si ce n’est sous la forme d’un contenu de notre conscience” [von Franz, 1972] et notre conscience est le triste repaire de nos aveuglements ! Pire, selon Endel Tulving [Tulving, 1985], ce n’est pas une mais trois consciences qui sont à l’oeuvre pour motiver nos décisions d’agir. Qu’il s’agisse de la fiction de soi (conscience auto-noétique), de la représentation du monde (conscience noétique) ou de la sensation de la situation en cours (conscience a-noétique), ce sont bien trois instances distinctes, ne parlant pas la même langue, qui se disputent le devant de notre délibération intime… pour notre bien.
      4. VALORISATION. Précoce raison, longue déraison (1872)
        Notre quotidien est donc fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre (a) être conforme à un modèle et (b) exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle. C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir. C’est là que nos outils de base trouvent leur pleine justification : l’âme ouverte pour ressentir le vitalement juste et la raison lucide pour faire le ménage entre les motivations avancées par chacune des trois consciences qui œuvrent à notre pérennité, chacune à sa manière et quelquefois en curieuse contradiction.
      5. ACTION. Yes, we can…
        Être à sa place procède donc d’un travail de raison satisfaisant au quotidien, mené au bord du chaos, avec un œil sur cinq indicateurs de Grande Santé [Nietzsche, 1882] : l’incarnation, le degré d’appropriation de la culture, la maîtrise de la verbalisation, l’hygiène informationnelle et la confiance dans la vie. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ [Proust, 1913] car une fois la pensée éclairée, chacun est libre d’opter pour une des trois attitudes que les éthologistes ont identifié dans nos comportements : l’attaque, la fuite ou la sidération. Et si elle n’est pas trop encombrée de préjugés, la décision d’agir pourra alors se concentrer sur le problème effectif et sa résolution. A défaut, elle ne sera que le reflet des aveuglements intimes.
      6. SATISFACTION. Alors heureux.se ?
        On le voit : le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et permanent, pareil au bonheur vendu dans les vitrines d’agences de voyage. Le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité qui serait satisfaisante. On parlera plutôt « d’agir à sa place« , à la grande satisfaction de Montaigne.  Le problème formulé dans les termes « je ne me sens pas à ma place » implique donc ces deux chantiers personnels : d’une part, je devrais éviter de me projeter dans cette « place » fantasmée qui ne correspond pas à mon activité réelle et, d’autre part, je dois y projeter un « je » qui soit vraiment moi. Peut-être que le « je » que je pratique est-il trop sublime pour se satisfaire de mon existence effective et mon aliénation (ma vanité selon Paul Diel [1947]) ferait-elle mieux de se renverser en plus d’attention… et diminuer ma frustration.
      7. LA CONCLUSION DU JONGLEUR.
        De ces tâches de raison sans cesse renouvelées, à l’instar du quotidien de Sisyphe [Camus, 1942], le modèle visuel pourrait être la gravure Le jongleur de mondes [Grandville, 1844]. Il s’agit en effet de… pouvoir jongler, c’est-à-dire travailler à diminuer la douleur de la distance entre soi et la réalité, jongler utile, à savoir consacrer son attention à une sélection des phénomènes du monde qui constituent notre périmètre vital, aimer jongler et jouir de son activité satisfaisante plutôt que chercher la reconnaissance dans le Spectacle et dans la conformité…

Face à l’effort exigé par cette attitude auto-critique, d’aucuns racontent combien, au contraire, la noyade en eau glacée est un mode d’effacement sans douleur : on sombre dans un engourdissement fatal, comme on s’endort. Hélas, aucun expert en la matière n’est là pour témoigner et pour répondre à une question à mes yeux cruciale : aux portes soi-disant veloutées de cette mort sans drame, la conscience a-t-elle un dernier soubresaut, une décharge intérieure qui fait peut-être battre le pied une dernière fois, dans l’espoir vain de rejoindre encore la lumière nébuleuse de la surface ? Combien de nos contemporains ne vivent pas ainsi leur quotidien comme une noyade sans douleur, édulcorée par les artifices, dans une lente mort de l’âme, un neutre écoulement de leur force vitale, jusqu’à avoir le regard sans couleur des « hommes creux » de T.S. Eliot [Eliot, 1925] ? Composé en ligne, cet essai s’adresse à ceux qui, à l’inverse, veulent marcher debout et… mourir de leur vivant !

Patrick Thonart

Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Plusieurs extraits sont également disponibles dans wallonica.org :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 02 – Les loyautés tordues (2024)

Temps de lecture : 20 minutes >

Qui suis-je ? Où vais-je ? Et dans quel état j’erre ?

A tout seigneur, tout honneur : ne suis-je pas le premier objet de ma méconnaissance de la réalité ? Alors que le soir, avant d’aller dormir, un coup d’œil vers le fond du jardin peut provoquer des mélancolies dignes des pires poètes romantiques, quelle est donc cette question que je n’arrive pas à me formuler ? Avec un peu de rigueur, formuler un problème, fut-il vital, est chose possible et, partant, trouver une solution devrait rester jouable. Mais que faire quand le malaise est indicible et que je ne trouve par les termes pour l’objectiver ? Comment relier ce sentiment de “ne pas être à ma place” (“à côté de mes pompes” ?) avec une éventuelle vexation, une colère interne qui ne désarme pas ou cette timidité qui me fait rougir quand la Vie est bien là ?

Vanité des vanités, tout est vanité… et c’est joyeux.

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe ACN)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus. Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les œuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée [Renan, 1881], Marcel CONCHE, expert es épicurisme [CONCHE, 2009], est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.” André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe !) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Du tragique au matérialisme (et retour) (2015)

‘Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, Montaigne aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire aujourd’hui qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite. Il y a plus à y trouver, ne serait-ce qu’en termes de travail de la pensée : si, dans le monde qui m’entoure, rien n’est à ajouter, rien n’est à retirer, ce sentiment confus de “ne pas être à ma place” peut-il venir de moi-même ? Le cas échéant, il restera difficile d’accuser quiconque de cet écart entre les choses et ce que je m’en raconte…

La vanité est dans la pomme. Le péché originel n’est pas dans les croquettes du chat.

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs les plus intégristes. On y trouve de franches menaces du type : “Dieu fera venir toute œuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais.“ Méfie-toi donc, petit humain, il y a une instance supérieure qui trône dans la Lumière aveuglante et qui va mesurer chacune de tes actions (ça prendra le temps que ça prendra…). Un penseur peu critique peut s’en offusquer s’il se limite à prendre la chose littéralement et à réagir en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses œuvres minimes a tout faux. Cette posture est le fondement même des religions monothéistes, qui situent l’idéal dans un-delà non vérifiable par le commun des mortels (quel consultant spécialisé en ISO9001 a pu auditer la maîtrise de la qualité au Paradis ? A ce jour, nous en restons au stade des prospectus promotionnels, si riches soient-ils en enseignements). Avec un peu de recul et moins de goût pour les exagérations hollywoodiennes, on peut également s’asseoir aux côtés du joyeux Ecclésiaste et se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause du Dieu, justement.

Dans le texte premier, l’Ecclésiaste invite à jouir du monde (avec mesure, préciserait Montaigne, à la suite d’Epicure) tel qu’il est, tel qu’il s’offre à notre perception lorsque celle-ci n’est pas aveuglée par des biais cognitifs (nous en reparlerons plus loin). Dans son sourire, on peut lire la confiance et la satisfaction, le petit café serré du matin, assis à trois sous la treille, un chat sur les genoux, avec une vue imprenable sur le fjord : Epicure ne prend pas de sucre et Montaigne juste un nuage de lait. Et c’est à ce moment précis qu’une ombre se fait sur la table, celle de Platon qui débarque à l’improviste, avec son croissant à l’ambroisie. Le philosophe au large front (et à la bouche pleine) pointe le doigt vers le ciel en évoquant le Vrai, le Bien et le Beau, ces Idées de là au-dessus dont nous ne vivons que des avatars, de pâles copies incarnées, appauvries par leur nature accidentelle. Un vent froid passe sur la table et fait s’étirer le chat, qui se rendort néanmoins. “Tu veux un café ?”, lui demande l’Ecclésiaste. Platon, toujours le doigt tendu comme un paratonnerre, consent à s’asseoir, laissant les trois larrons mesurer la distance entre le monde des Idées, là haut, et la table de leur petit-déjeuner, ici bas.

Voilà peut-être un angle d’attaque pour nous : la distance entre le sublime (qui n’est pas de ce monde) et la table de notre petit-déjeuner (sans laquelle le café se renverserait sur mes genoux), voire entre le Paradis promis dans le “Livre” et le bol de croquettes du chat (je doute par ailleurs que ce dernier s’encombre du Divin pour gérer son quotidien de confort et de sécurité), cette distance est précisément celle qui génère toute notre angoisse. A garder le nez levé, on trébuche dans ses lacets. Fonder sa représentation du monde sur une imagerie sublime (là-haut) ne peut que générer tristesse et frustration face aux phénomènes concrets de notre quotidien (ici-bas). Plus encore, à fonder l’image de soi sur un (auto)modèle sublime, on ne peut que se décevoir soi-même et… ne pas se sentir à sa place.

Comme Jeanine a longtemps hésité à divorcer, dans un mariage où elle dépérissait, se disant qu’en passant à l’acte, elle priverait ses enfants du soir de Noël en famille ! Comme Jean-Pierre a passé sa vie à travailler au-delà de ce qui lui était demandé, se disant qu’en se surchargeant moins, il ne mériterait plus son salaire ! Jeanine l’a quitté. Jean-Pierre a fait un burn-out dont on n’a pu décider de la cause : son surmenage, son divorce ou ses enfant qui l’ont vu pleurer pour la première fois. Qu’ont-ils donc imaginé, tous les deux, comme version sublime (idéale) d’eux-mêmes qui puisse les porter jusque dans la douleur ? Quelle représentation martiale Jean-Pierre avait-il de lui même, hors de ses réels besoins contingents de calme, de tendresse et de repos ? A quelle image de mère idéale Jeanine se mesurait-elle pour que, pendant des années, elle fasse du bonzaï avec ses désirs bien réels de respect de soi et d’épanouissement ? Dans les deux cas, penser à soi-même en termes sublimes implique la confrontation avec une réalité quotidienne insatisfaisante voire douloureuse. Quand l’image de soi ne correspond pas avec l’activité réelle, l’écart entre les deux génère une anxiété, bien compréhensible certes, mais peu acceptable. Le delta entre le moi sublime et le moi actif, cette distance béante, vide, vaine, entre la “fiction de soi” et le “moi actif” est probablement le péché originel annoncé par les mythes.

Plus près de toi, mon Diel. Monsieur Loyal n’a pas raison.

C’est en tout cas la proposition de Paul Diel qui, en 1947, s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son étude de la motivation humaine [Diel, 1947]. Germanophone d’origine, Paul Diel a maladroitement choisi le terme “vanité” par association avec l’adjectif “vain”. Pour le lire sans agacement, il s’agit donc de se défaire de l’association, faite spontanément par tout francophone, entre le terme ‘vanité’ et le terme ‘orgueil’ pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.“ Chez Diel, plus question d’adopter la posture de l’idéaliste désabusé parce que, quoi qu’il fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour l’auteur de Psychologie de la motivation [1947], la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à l’ineffable grandeur de la Création. Non, chez lui, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit : elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle. Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes posés par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien, Montaigne avait déjà martelé dans son essai De l’expérience (III, 13) : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos.” Il insistait par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons. Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Spinoza qui insiste sur notre capacité à avoir une ‘idée vraie’ : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” [Spinoza,1677]. Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir sa vie et à penser “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

ENTER l’homéostase ? Le mot fait penser aux pires maladies mais il évoque simplement ici “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Antonio Damasio [Damasio, 2017] considère que le vivant porte en lui une force irrépressible qui œuvre à la continuation de la Vie même et en régule toutes les manifestations, qu’elles soient biologiques, psychologiques ou même sociales : l’homéostasie. Le neuroscientifique américain va jusqu’à y ramener la génération des formes les complexes de la culture et de l’organisation sociale. Le fonctionnement de l’être humain et son évolution seraient motivés par cette recherche d’équilibre intérieur-extérieur. Diel évoquait le même concept, qu’il baptisait ‘loi d’harmonie’, pour expliquer l’articulation de nos désirs avec les possibilités du monde extérieur, dans le seul but d’obtenir l’équilibre, condition de la pérennité de l’organisme. Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité incriminée serait alors le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre écologie vitale : elle marque le désaccord entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

Nous sommes après-guerre (pour ma génération, il s’agit de la guerre 40-45 du siècle dernier, dois-je déjà le préciser ?). Le comportementalisme à l’américaine triomphe dans l’Europe des psychologues et autres analystes. Face à ce Behaviourisme anglo-saxon (l’anglais ‘behaviour’ signifie ‘comportement’), Diel veut défendre l’introspection. Celle-ci est bannie des auditoires et des divans : “Comment pourrait-on faire confiance à quelque chose d’aussi subjectif que l’introspection, nous qui sommes tous un peu malades  ? Faisons de la philosophie, tant qu’on y est !” Le décor est planté : pas question pour le quidam d’essayer d’ouvrir sa ‘boîte noire’, on va mesurer ses comportements avant tout. S’ouvre l’âge d’or de la course du rat dans les laboratoires. Et Diel de commencer son travail en sacrifiant à l’esprit du temps : l’entame de Psychologie de la motivation aborde un modèle énergétique des désirs, censé justifier son approche introspective aux yeux de détracteurs de ce type de méthodologie. Si le modèle s’avère pertinent comme grille de lecture de nos motivations (et Diel est remarquable de cohérence à travers toute son œuvre), sa laborieuse description est assez rébarbative et peut amener le lecteur lambda à refermer l’ouvrage trop tôt, manquant ainsi une ‘substantifique moëlle’ que, plus sympathiquement, l’on retrouvera illustrée dans d’autres de ses livres, dont l’étude du Symbolisme dans la mythologie grecque, publié en 1952 et préfacé par Gaston Bachelard. Etonnamment, Diel est souvent plus connu pour ce travail d’analyse de la pensée antique à l’aide sa méthode que pour ses ouvrages plus explicitement consacrés à des thèmes psychologiques, tels que La peur et l’angoisse en 1956 ou Culpabilité et lucidité en 1968, son dernier opus.

A la devise “science et objectivité” du comportementalisme, Diel semble opposer “subjectivité raisonnée” : soit, l’introspection est a priori morbide mais il revient au patient (et à monsieur-tout-le-monde au quotidien) d’élucider ses propres motivations pour y déceler la fameuse “vanité” à l’origine de l’angoisse et de l’insatisfaction vitale. Pour ce faire, l’analyste et son patient vont explorer le chemin parcouru du désir à l’action : fontaines d’énergie, les trois sources de désirs vont soumettre à la délibération de chacun des propositions de réactions à des phénomènes qui surgissent. Ces pulsions – les désirs en version “bruts de décoffrage” – procéderont de la sexualité (amour, amitié, tendresse, sexe, chaleur humaine, camaraderie, partenariats à la pétanque…), de la matérialité (ne pas avoir faim, soif, froid…) ou de la spiritualité (sentiment d’harmonie avec le monde). On reconnaîtra ici les trois grands inspirateurs de Diel, dont il fait la synthèse : Freud, Adler et Jung.

Il revient alors à l’Esprit, l’instance de délibération de l’individu, de donner sa juste valeur à chacun des désirs qui lui sont soumis (on imagine Zeus distribuant les laissez-passer à ses rejetons) : “non, on n’achète pas de voiture de luxe cette fois, en tout cas pas tant qu’on n’a pas fini de payer la nouvelle chaudière” ; “on renonce à la soirée d’enterrement de vie de garçon programmée la veille d’un gros examen” ; “on prend la peine d’acheter des légumes frais pour le souper des enfants ce soir, ce sera plus sain”… Pour résumer les quelque 327 pages de Psychologie de la motivation, valoriser justement est l’activité principale de l’Esprit, une instance critique qui doit faire preuve d’un discernement toujours grandissant, car les avocats qui introduisent les dossiers de chaque désir n’ont pas toujours les yeux en face des trous. D’un côté, l’imagination peut donner une vision déformée du monde extérieur et, de l’autre, l’intellect peut monter des stratégies théoriques qui ne résisteront pas à l’épreuve de la réalité. Comment voulez-vous faire votre boulot dans des circonstances pareilles ? Mal informé, l’Esprit peut mal valoriser les désirs en attente ; en d’autres termes, initier des actions qui seront mal ‘motivées’, que ce soit (a) parce que l’individu se concentre de manière obsessionnelle sur les désirs procédant d’une des trois pulsions (Diel parle dans ce cas d’un profil de ‘nerveux’ avec, par exemple, le profil anorexique qui, avide de sublime, va survaloriser les désirs spirituels et bloquer au maximum les désirs matériels), ou (b) parce que l’individu se disperse en désirs multiples, se satisfaisant à gauche et à droite, jusqu’à en perdre toute consistance personnelle (Diel parle de ‘banalisé’, ce profil caractérisant bien le consommateur non avisé dénigré par Bard & Söderqvist dans leur critique du consomtariat actuel [Bard & Söderqvist, 2008]). Pour mieux identifier ces dérapages, moteurs d’angoisse et d’insatisfaction, Diel propose une clef de lecture à quatre cases.

Imaginez une matrice à deux entrées (deux colonnes et deux lignes). La première colonne concerne l’individu par rapport à lui-même :

      • sur la première ligne, apparaît le terme VANITE, à savoir ‘survaloriser l’égo’ (je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde). Diel n’hésite pas à assimiler cette vanité au péché originel du mythe. En accord avec Montaigne, il affirme que ce qui n’est pas “à propos” est morbide, que si écart il y a entre la représentation (de moi-même) et l’action que je mène, la mesure de cet écart (ce delta entre deux valeurs) donnera la mesure de l’angoisse que je ressens à titre essentiel. En d’autres termes, voilà une réinterprétation des notions de bien et de mal qui permet de se sevrer des dogmes religieux : le bien est le bien que je me fais en élucidant la vision de moi selon mon activité effective ; le mal que je me fais est le châtiment contenu dans toute aliénation que je provoque en m’accrochant à une image sublime de ma petite personne. Et, ce faisant, je ressens…
      • …de la CULPABILITE (deuxième ligne), à cause de laquelle je “sous-valorise l’égo”. Je me sens coupable de tricher alors j’évite les confrontations avec le réel (ma timidité traduit une volonté de ne pas voir la réalité démentir la vision sublime que j’ai de moi) ou j’organise ma punition (je mène une politique d’échec afin de ne pas être vexé si je n’arrive pas à réaliser le projet sublime que je vise intimement).

La deuxième colonne concerne l’individu dans son rapport avec les autres :

      • sur la première ligne apparaît le terme SENTIMENTALITE (survalorisation de l’importance des autres). Je me sens coupable (voir case précédente) donc, faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres, je vais mendier leur reconnaissance (“Voilà, patron, j’ai travaillé toute la nuit pour rédiger ce rapport“), m’associer avec des tiers remarquables (“Vous savez, depuis que je vis avec Marilyn Monroe, je fume beaucoup moins“) ou me prendre publiquement en pitié (“C’est toujours à moi que ça arrive ces choses là !“).
      • Problème : nos frères humains ont autre chose à faire que nous encenser alors, on n’est pas content et on bascule dans la sous-valorisation de l’importance des autres, l’ACCUSATION. Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi). Située en bas à droite, la case “accusation” clôture l’articulation des quatre catégories de la fausse motivation proposées par Diel comme clef de lecture de nos comportements insatisfaisants.

Du dieu à Diel, on passe dès lors de l’option idéaliste, d’une profonde ‘vanité’ de vouloir faire œuvre sublime afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience), à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart que nous ressentons, entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde extérieur. La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la Joie en prime.

Comme nous sommes compliqués ! Ou plutôt, non, comme nous sommes simples, une fois les multiples accidents de notre quotidien passés au crible de tels modèles plus essentiels, comme la Loi d’harmonie de Paul Diel ou le Mythe d’Icare. Ceci, en n’oubliant pas qu’ici encore ces modèles n’ont de “loi” que le nom : ils ne sont que des opportunités de former notre pensée, au même titre qu’un vélo d’appartement nous permet de faire des exercices de cardio. Voyez le tristement célèbre Complexe d’Œdipe de Sigmund Freud : pris littéralement, comme une loi incontournable, il a dû provoquer moult cris et chuchotements dans les chaumières. J’ai eu la chance d’avoir une mère sexy. Aurais-je dû coucher avec elle pour valider la proposition de Freud ? Je n’en ai pas le sentiment mais j’ai par contre compris la métaphore du patriarche viennois quand j’ai réalisé, pour la première fois, dans les bras de ma petite amie, que le désir qui me liait à elle n’était pas filial pour un sou. De la même manière, tuer le Commandeur ou sortir de l’ombre du phallus paternel est une tâche évolutive difficilement évitable. Dans les deux cas, cela s’est avéré évident : aimer ses parents, c’est savoir leur échapper, en vie. Dans le contexte qui nous occupe, la folle arrogance d’Icare n’est pas éloignée des prétentions adamiques : à prétendre au sublime, on encourt le châtiment divin. Divin, le châtiment l’est dans le mythe : Adam est chassé du paradis par le dieu jaloux de ses prérogatives (mais la leçon est magnifique : enfin pouvoir penser sa vie !) et Icare sombre dans l’antre des océans parce qu’il voulait manger le soleil.

Il est des choses que l’on peut faire d’emblée (quand on en a la puissance) et d’autres qui demandent du travail (quand on n’en a pas encore la connaissance) ; dans les deux cas, Diel insiste sur la saine valorisation de nos désirs. Sa ‘loi d’harmonie’ reflète à l’intérieur de nous, ce que tout arbre respecte, sans y réfléchir : par souci d’équilibre entre ses besoins et son environnement, il multiplie les feuilles si l’ensoleillement est faible et plonge plus de racines dans le sol si l’eau s’y fait rare. Obéissant au même souci ‘écologique’ d’homéostase, nos désirs exagérés par rapport aux possibilités offertes dans notre milieu naturel (l’humanité) mènent à l’insatisfaction et entraînent une culpabilité essentielle… angoissante. Vanité, quand tu nous tiens.

Comme nous sommes simples, puisque chaque fois que cette angoisse nous prend au ventre, nous pouvons chercher à identifier – par une introspection assainie – le modèle sublime de nous-mêmes que nous nous proposons comme référence pour délibérer et, le cas échéant, motiver faussement nos actions. “Pour qui est-ce que je me prends ?” : en ancrant notre réflexion dans un ‘moi sublime’, une version ‘strass et paillettes’ de notre personne, nous trahissons notre condition réelle, qui est souvent loin d’être si misérable. Obsédés par une telle auto-fiction, nous choisissons d’agir comme si nous étions ce moi sublime, ce héros de western ou de romance, dans des situations où nous sommes simplement un quidam dans un magasin de bretelles…

Partant, je laisse les croyants se débattre avec le péché d’orgueil mais je tiens à proposer au défunt Diel une adaptation de sa terminologie. Si, comme expliqué plus haut, le terme de ‘vanité’ désigne un écart, celui entre l’image de soi et l’activité réelle, autre chose est d’en faire une des quatre catégories de la fausse motivation (voir plus haut), où il désignerait les comportements liés à une survalorisation de soi. Il y a là deux notions qui ne peuvent être couvertes par le même terme. Je laisse les professionnels trouver un autre terme qui désignerait la “loyauté envers le moi sublime.

La loyauté est une qualité, tous les adjudants de toutes les armées vous le confirmeront. Etre loyal est valorisé par les autorités et… par nous-mêmes : nous avons un sentiment gratifiant de rectitude quand nous sommes loyaux. Reste que ce qui fait l’objet de la loyauté n’est pas toujours digne de loyauté. L’exemple d’Adolf Eichmann est éclairant : fonctionnaire nazi, il a fait exécuter des millions de juifs, au service de la Solution finale… envers qui était-il loyal ? Dans une moindre mesure, il est gratifiant pour chacun d’entre nous de se sentir loyal mais, si c’est envers un moi sublime que s’exerce cette loyauté, ne reste de positif qu’une gratification… faussement motivée.

Loyautés tordues. Moi, ce héros. Dans mes rêves…

Le plus grand secret consiste à tromper les hommes afin qu’ils combattent pour leur servitude comme si c’était pour leur salut et tiennent non pour une honte, mais pour le plus grand honneur, de gaspiller leur sang et leur vie pour la vanité d’un seul homme.

Spinoza, Traité théologico-politique (1670)

En termes de servitude volontaire, La Boétie comme Spinoza montrent, chacun selon ses options, combien nous sommes capables de générer nous-mêmes nos servitudes, socialement. Si l’on adapte leurs conclusions à notre propos, on exonérera également les autres, le monde, les patrons, les syndicats, le réchauffement climatique, le complot judéo-maçonnique et Brigitte Bardot, de la responsabilité des écailles sur les yeux qui traduisent notre propre aveuglement. Comme expliqué plus haut : il nous arrive de considérer comme un ‘grand honneur’ (en récompense d’une loyauté tordue) de ‘gaspiller notre vie’ pour la ‘vanité d’un seul homme’, notre moi sublime. Diel avait lu Spinoza et nous avons évoqué Diel : combien d’insatisfactions, de vexations et d’angoisses ne générons-nous pas chaque jour, à notre encontre, par servilité envers une image dorée de nous-même, pour être conforme à une représentation décalée de notre personne ? Décalée en mieux (“Mon nom est Bond, James Bond“) ou décalée en moins bien (“C’est toujours à moi que ça arrive, ces trucs-là !“). Là réside la ‘vanité d’un seul homme’ : dans la déformation de notre vision de nous-même, quand nous prenons pour étalon un ego mal dimensionné, qui n’est pas en accord (en harmonie, dirait Diel) avec les conditions de notre existence. Cette vanité est la nôtre, individuellement.

Quelle drôle d’alchimie que la nôtre : contrairement au chat, à la crevette ou au pingouin, semblerait-il, nous disposons de la faculté d’être conscient de nous-mêmes, de vivre consciemment l’expérience d’être soi. Cité par Annaka Harris dans son livre (très lisible) sur la conscience [2021], le philosophe Thomas Nagel explique que nous avons “des états mentaux conscients si cela nous fait un certain effet d’être nous.” J’en reparlerai plus loin mais il est question ici de la conscience auto-noétique, selon la taxonomie de Tulving [Tulving, 1985].

Endel Tulving est un neuroscientifique canadien d’origine estonienne, disparu en 2023. Rassurez-vous, l’homme a d’autres qualités. Tulving a dressé une taxonomie de la conscience en trois types : la conscience autonoétique, la conscience noétique et la conscience anoétique. Je donne la parole à l’anthropologue belge Paul Jorion pour les explications. Il cite, sur son blog, un texte de 2023, récent donc :

      • La conscience autonoétique est la conscience réfléchie de soi : la capacité de situer son expérience actuelle dans le cadre d’un récit de sa propre vie qui s’étend au passé et à l’avenir.
      • La conscience noétique implique une conscience sémantique et conceptuelle sans conscience de soi ; elle implique la capacité d’appliquer des concepts à vos perceptions actuelles et de générer des connaissances à partir de celles-ci.
      • La conscience anoétique, peut-être la plus insaisissable de toutes, est une expérience qui n’implique ni conscience de soi ni connaissance sémantique. Elle comprend, par exemple, des sentiments […] de confort ou d’inconfort, de familiarité, de malaise, de présence ou d’absence, de fatigue, de confiance, d’incertitude et de propriété. Il s’agit par exemple du sentiment que l’objet que l’on voit du coin de l’œil est bien un oiseau, du sentiment, en rentrant chez soi, que les choses sont telles qu’on les a laissées (ou pas), du sentiment que l’on est en train de contracter une maladie. Chez l’homme, ces sensations anoétiques se situent en marge de la conscience et ne sont que rarement au centre de l’attention. Chez d’autres animaux, il est possible que l’anoétique soit tout ce qu’il y a.

Nous y voilà : dans ma conscience auto-noétique, la conscience de moi-même, je vis mon expérience concrète, actuelle, dans le cadre d’un récit de moi-même, d’une fiction à mon propos susceptible d’être biaisée par d’obsédantes écailles sur les yeux (la vanité diélienne). En tournant le dos aux phénomènes que je perçois de mon environnement, pour élever le regard vers une narration falsifiée de ce que je suis dans la situation actuelle, je romps le lien d’harmonie entre moi et la Vie. Or, la Vie a des exigences d’homéostase lorsqu’il s’agit de garantir ma pérennité, ma subsistance. En me voyant comme le héros (ou l’anti-héros) de ma propre histoire, je me joue un personnage, sans considération pour les contraintes pragmatiques auxquelles sont confrontées les personnes. Tous névrosés ! Et, surtout, tous responsables de, le cas échéant, creuser l’écart entre l’image de soi et l’activité que nous développons dans nos relations avec le monde, fruits de nos décisions.

On est bel et bien en train de parler de l’être-au-monde heideggérien (certes sans couvrir la totalité de la notion philosophique qu’a développée le théoricien allemand). Chacun se positionne par rapport au monde où il évolue, l’intérêt n’étant plus dans la définition (neuve ou héritée) de ce monde (ce qui est) et du chacun en question (ce que je suis), mais bien dans la relation fonctionnelle entre les deux : l’objet et le sujet. Cette relation, nous pouvons chacun la distordre en jouant un rôle, notre moi sublime, auquel nous restons loyal lorsque nous sommes amenés à agir (chacun pense ce qu’il veut, ce sont les actes qui vont traduire l’éventuelle inadéquation). “Moi, ce héros” a beau avoir été façonné par les épreuves de la vie, les traumas ou les succès, les grands moments comme les passages de misère, reste que nous le concevons manifestement en des termes similaires à ceux que nous utilisons dans nos rêves : hors contingences mais avec des attributs symboliques (“… et je portais d’énormes chaussures rouges vernies quand je suis entré dans l’aquarium où ils étaient tous les trois assis…“).

D’où la proposition ici, de considérer l’existence d’un moi héroïque et narratif (fruit de notre conscience auto-noétique) comme un des trois “moi” que la Raison va devoir réguler au quotidien. Les héros étaient des bâtards des dieux qui s’étaient commis avec les humains mais il y a plusieurs manières d’être un ‘bâtard des dieux’. D’une part, loyal à un moi sublime, en digne héritier de l’Olympe, je peux promener mes basques dans un monde qui ne me mérite pas ou qui m’en veut, marqué que je suis par une grandeur sublime ou un destin funeste (j’exagère à peine et quiconque fera l’expérience sincère de sa propre vanité me croisera dans la rue avec un sourire complice d’humanité).

D’autre part, le divin en moi peut se traduire dans une sagesse active, un appel vers l’harmonie entre ma personne et la vie que je mène, une recherche de cette homéostase qui semble être la règle de toutes les choses vivantes. Tout écart, tout déséquilibre dans cette configuration déclenchera ce que Diel baptise la culpabilité essentielle, qui, hors de tout jugement, va m’inciter à rétablir une situation d’à propos, d’harmonie. Ce faisant, si la représentation symbolique de moi-même est bel et bien héroïque, traduite en rêves, elle évoquera un héros mythique de Lumière, apaisé par une péréquation retrouvée : mon personnage est égal à ma personne.

Si les mythes traditionnels évoquent l’Être (les dieux), ils narrent surtout le parcours de héros, pas toujours reluisants, et, pour antiques qu’ils soient, les mythes et les contes sont alors en pleine modernité : à l’image des penseurs du XXe siècle, ils narrent l’être-au-monde vécu par chacun. Quand ils évoquent la puissance du Vivant, c’est pour montrer la légalité de la Vie, qui exige un rapport d’harmonie avec elle quand on lui demande d’assurer la subsistance de chacun. Une représentation de moi-même assainie intègre avant tout cette quête d’adéquation, puisque “subsister, je veux“. Ma morale se fait alors dynamique : elle ne dépend plus de la conformité à des valeurs pré-existantes définissant le bien et le mal, mais elle sanctionne la pertinence de l’activité humaine, ressentie individuellement comme source de satisfaction ou d’insatisfaction. Là est le vertige…

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête © BnF.


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 07 – Chaos par l’absurde (2024)

Temps de lecture : 15 minutes >

Chapitre septième – Le Livre de la Jongle, où le travail du Jongleur de mondes est illustré en détail et son quotidien décliné en trois exercices salutaires

Questions septièmes

Au terme des chapitres qui précèdent, forts que nous sommes d’une promenade attentive dans notre Jardin de pensées, le moment est venu de reprendre notre quotidien en mains, la Raison affûtée par de multiples surprises ou… de nombreuses confirmations. Par quoi commencer, cette fois ? En élucidant nos motivations, en identifiant nos biais de pensée, pourrions-nous nous approprier une vision moins truquée de notre monde, des mondes de chacun de nos frères humains et veiller à nous construire le sentiment d’être à notre place, sans œillères ? En d’autres termes, pourrions-nous enfin devenir puissants, libres et… satisfaits ? Le travail préconisé ici sert d’entraînement à une vie puissante et dynamique, une Grande Santé nietzschéenne. Comme évoqué plus haut, au modèle camusien du Mythe de Sisyphe [1942], on préférera la représentation du Jongleur de mondes de Grandville [1844] : à lui comme à nous, les exercices préconisés seraient au nombre de trois, hors desquels point de salut. Pour faire de cette Grande Santé la Joie de chaque matin, commençons par de bonnes résolutions qui soient à notre portée, à savoir une pratique quotidienne des exercices de jonglerie suivants :

        1. EXERCICE n°1. Pour pouvoir jongler, le jongleur doit maintenir son équilibre personnel. Si, à Hercule, on a imposé le nettoyage des écuries d’Augias, il nous revient également chaque jour de nettoyer les scories de nos états nerveux, les biais qui déforment notre vision personnelle et les diktats qui prétendent nous précéder dans notre pensée. Rassurer notre cerveau sur notre pérennité, neutraliser nos affects trop aliénants, évoluer dans une vision du monde pertinente et apaisante : autant d’alignements qui nous rapprochent d’une existence menée à propos et qui nous rendent capables d’accepter avec satisfaction ce qui nous arrive. Notre équilibre est à ce prix : réduire l’écart entre ce que nous imaginons de nous-mêmes et notre activité réelle.
        2. EXERCICE n°2. Pour jongler utilement, le jongleur doit sélectionner en permanence les mondes qu’il va faire tourner dans ses mains (c’est une question de quantité et de qualité : pourquoi penser médiocre ?), il doit les reformuler dans des termes qu’il peut appréhender et s’approprier chacune de leurs logiques internes comme des opportunités de pensée, pas comme des faits établis. Ce n’est rien d’autre que raison garder devant la complexité et le multiple. L’utilité de notre pensée est à ce prix et notre énergie mentale n’est pas inépuisable.
        3. EXERCICE n°3. Enfin, pour trouver la satisfaction, le jongleur devra goûter la jonglerie même, dans l’exercice pragmatique de son humanité plutôt que dans la conformité à un idéal, dans son activité quotidienne plutôt que dans des aspirations sublimes, dans la pratique active de sa puissance plutôt que dans la quête de la reconnaissance. La Joie de vivre est à ce prix.

Et que ceux parmi vous qui voient encore dans ces tâches des défis herculéens, qu’ils me pardonnent de les avoir perdus en chemin et qu’ils essaient de concevoir la modestie d’une telle approche : si le sentiment d’humanité peut bien entendu se ressentir dans toute sa gloire théâtrale, avec tambours et trompettes, un sein dénudé et le drapeau brandi sur les barricades, dans des représentations sublimes (de soi), n’est-elle pas plus facilement accessible quand on prend un enfant dans les bras ? Camus lève le doigt, au fond de la classe, près du radiateur : « Je l’avais bien dit : il faut imaginer Sisyphe heureux.«

Méditations septièmes : Chaos par l’absurde

Dans les années 1970, l’écrivain et ministre de la Culture français, André Malraux, a nié avoir prononcé sa célèbre prophétie : « Le XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas. » En ce qui nous concerne, nous devrons déjà attendre l’avènement de l’an 2100 pour savoir si notre siècle aura survécu ou non : les paris sont ouverts et d’aucuns ne miseraient pas une chaussette sur l’avenir de notre monde actuel. Le catastrophisme ambiant – et les pleureuses professionnelles qui le servent – ne favorise pas une vision apaisée de la Vie qui passe, tant la confusion est grande entre la simple fin de l’humanité et une apocalypse complète qui mettrait un terme à l’existence de notre planète. A suivre. Mais, connaître ou ne pas connaître le prochain millénaire, la question est-elle là ?

« Mourir, dormir ; dormir, peut-être rêver ! Ah, voilà le mal ! » Shakespeare mettait le propos dans la bouche d’Hamlet (Hamlet, III, 1) [Shakespeare, 1623] : quand se pose la question de la fin, de la mort, quand l’horizon frappe à votre porte et que vos orteils dépassent au bord du vide, au-dessus du néant, quel rêve peut-on rêver pour conjurer le vertige ? Le monde de nos concitoyens qui regardent le Journal Parlé tous les soirs ressemble plus aux promesses d’apocalypses infernales d’un Jérôme Bosch qu’à son Jardin des Délices

On l’a vu, contre l’angoisse, la fabulation religieuse est une option ; elle est adoptée par une grande partie du consomtariat mondial [Bard & Söderqvist, 2008] qui, habitué à s’assurer pour l’avenir, rentrera une déclaration de sinistre à l’instant de mourir, dans l’espoir de toucher le pactole dans l’au-delà, la franchise ayant déjà été acquittée par le respect plus ou moins scrupuleux de catéchismes, encadré par des clergés en robe de tous acabits. Écœuré par une telle servilité, Nietzsche commentait ce choix avec sévérité : « La foi sauve, donc elle ment. » Chantre de l’individuation jungienne avant la lettre, Nietzsche voulait que chacun s’affranchisse des dogmes pour exercer sa capacité d’être humain par delà le bien et le mal, entendez ici quelque chose comme : « Homme (ou Femme, bien entendu) ! Ne rumine pas tes dogmes médiocres comme s’ils étaient des vérités mais intègre plutôt l’ineffable loi de la Vie dans ta propre vie et agit sainement, sans devoir être conforme  à quelque modèle que ce soit : tu verras, tu es ta propre norme et ça marche ! » Cette invitation est-elle si différente de l’exhortation de Kant à devenir « majeur » puisque, dit-il, « la minorité [de l’homme] consiste dans l’incapacité où il est de se servir de son intelligence sans être dirigé par autrui » ? C’était pour lui le fondement de la philosophie des Lumières [Kant, 1784].

Ce qui est au centre de notre propos, ici, c’est l’affirmation de Nietzsche sur le « mensonge de la foi ». On respectera les croyances de chacun et personne ne pensera à les critiquer tant que leur exercice n’empiète pas sur le bien commun : en effet, quel vivre-ensemble pourrait-on imaginer s’il devait se plier aux diktats contradictoires de chacune des multiples religions qui cohabitent désormais au sein de chaque nation ? Pour reprendre l’excellente formule d’organisation sociale d’Henri Peña-Ruiz : nous visons le « droit à la différence mais pas la différence de droits. » Au temps pour le vivre-ensemble dans la Cité.

Mais Nietzsche regardait ailleurs, il regardait droit dans les yeux de chaque croyant pour fustiger la foi utilitaire, celle qui permet aux « ruminants » (cette délicate appellation est de Nietzsche lui-même) de croire avec suffisance à des dogmes qui clament que la mort ne sera pas, qu’elle ne sera qu’un passage vers une Cité céleste, que le vertige au bord du néant s’apparente en fait à un problème de digestion, juste bon pour les existentialistes. Dans le sillon tracé par l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra [1883], Camus tient un propos similaire dans le Mythe de Sisyphe [1942] quand il critique l’attitude de celui qui aliène sa liberté sur la base d’un espoir d’au-delà. Nietzsche-Camus, même combat : mettre la religion (et le type d’espoir servile qu’elle entretient) sur le banc des accusés… lorsque l’au-delà conditionne l’ici-bas.

Tel qu’annoncé par l’auteur de L’espoir [1937], on pourrait donc s’accommoder d’un « XXIe siècle religieux » pour peu que la cohabitation avec les mécréants parmi nous soit paisible : en d’autres termes, un siècle de spiritualité privée. Autre chose serait que le romancier français ait annoncé un siècle où prime la croyance, au détriment de la Raison, dans les termes où nous en avons déjà exploré la signification.

Et force est de constater que l’esprit critique ne sort pas vraiment vainqueur de notre changement de siècle. A ce propos, une fine boutade circule d’ailleurs sur les réseaux sociaux qui oppose l’ancien « Je pense donc je suis » cartésien (qui vaut ce qu’il vaut, on l’a vu) au « Je crois donc je sais » de nos actuels ‘ultracrépidariens’. Pour mémoire, les ultracrépidariens sont ces personnes qui donnent leur avis sur tout mais sans avoir de connaissances ou de compétences dans les sujets évoqués. Elles ne se taisent jamais, nous corrigent, nous suggèrent des tonnes de choses, veulent sauver le monde et sous-estiment les véritables experts dans un domaine. L’origine de ce mot remonterait à l’époque du peintre préféré d’Alexandre le Grand, Apelle de Cos (-352). Pendant que l’artiste travaillait sur l’une de ses œuvres, un cordonnier entra dans son atelier pour remettre une commande. Lorsqu’il vit les peintures et les gravures, le quidam commença à les critiquer sans retenue. Face à ces commentaires, Apelle de Cos lui aurait dit la chose suivante : “Ne supra crepidam sutor iudicaret” (« Que le cordonnier ne juge pas au-delà de la sandale« ). D’où le néologisme approximatif de « ultra-crépidarien », soit ‘celui qui pérore au-delà de sa sandale’. Plus récemment, cette approche du savoir a même été élevée au rang de biais cognitif, sous le nom d’effet Dunning-Kruger, qui montre combien les personnes qui ont le moins de compétences cognitives et intellectuelles ont tendance à surestimer leurs propres capacités. Plus précisément, la tendance à tenir un savoir pour vérifié… parce le seul fait qu’ils croient le savoir. A ce propos, la lecture de l’ouvrage Croiver, Pourquoi la croyance n’est pas ce que l’on croit du neuroscientifique Sebastian Dieguez [Dieguez, 2022] est éclairante et, c’est la mode, suggère un néologisme amusant : la croivance.

A défaut d’une sincère intuition, croire sans savoir, accepter sans vérifier, penser connaître sans s’être pleinement approprié la teneur d’un propos, accepter des pensées sans en faire d’abord des « objets de pensée », voilà bien le dérapage ‘religieux’ qui irrite le duo Nietzsche-Camus. On ne parle pas ici de la fonction religieuse telle qu’évoquée par Jung mais de son renversement, de la crédulité, de la conjuration des imbéciles, des paris pascaliens ou de l’arrogance du médiocre, au contraire de la raison pratique ou de la conviction sincère et éclairée.

Les chapitres précédents l’ont exploré : les écailles sur les yeux sont de différentes natures, qui nous tendent des pièges lorsque nous croyons savoir, nous croyons pouvoir affirmer. Notre aspiration au bonheur et aux plaisirs peut nous laisser avides et frustrés si elle n’est pas convertie en quête de satisfaction, d’équilibre entre nos aspirations et ce que le monde peut offrir effectivement. Nos cerveaux peuvent nous forger des œillères hormonales aux seules fins de nous préserver mais ils sont quelque fois « à côté de la plaque » ou excessifs. Notre soif d’explications, notre quête de sens nous fait fabuler des discours dont la vocation apaisante nous fait penser qu’ils sont des vérités (ainsi, la religion). Nous voulons ramener à la parole et aux mots une Vie dont la marche nous échappe, inquiets que nous sommes devant le Silence. La croissance exponentielle de l’information disponible nous égare, dilue notre force de pensée et le Tentateur des Anciens n’est pas loin quand nous nous laissons penser n’importe quoi (et il se trouvera toujours un autre ultracrépidarien pour abonder dans notre sens).

Souvenez-vous de l’exhortation d’Henri Gougaud, cité au chapitre précédent : Explorons ! N’essayons pas de résoudre l’énigme de la Vie avec des explications, comme si elle n’était qu’un problème, alors qu’elle est un mystère à explorer. Notre détresse n’est-elle pas attendrissante, quand nous sortons les calculettes pour conjurer ce Mystère ? Expliquer la Vie n’est pas se l’approprier et le triomphe de la raison, lorsqu’elle est confondue avec la logique, nous laisse aussi inquiets qu’un cœur de lapin dans un corps d’ours. De la même manière, à l’inverse, l’expérience aveugle, celle qui permet de sauter à l’élastique sans vérifier s’il est breveté, ne nous permet pas non plus d’apaiser le vertige devant le Mystère. Penser comme les autres, penser contre les autres ou ne plus penser, sont autant de variations sur le thème de « je n’ose pas travailler à ma connaissance par moi-même » (Kant nous regarderait en souriant : « pauvre mineur… »)

Quelles certitudes nous reste-t-il alors ? Comment fonder notre délibération et notre morale si tous nos repères sont aussi mouvants, voire fallacieux et biaisés ? Comme si ce n’était pas suffisant, pour être bien certain de préparer notre intranquillité contemporaine, le XVIIIe siècle a décapité en hurlant les rois du temporel et renvoyé en chambre le clergé du spirituel : nous voilà orphelins comme des enfants allemands au lendemain de la deuxième guerre mondiale. Qui plus est, ‘de son côté, le XIXe nous a lancé sur la course folle du progrès positiviste et nous voilà en proie aux pires paniques, à manger nos doigts, alors qu’ils serviraient mieux à étrangler les acteurs d’un capitalisme – on le voit aujourd’hui – clairement nauséabond et qu’ils seraient bien utiles une fois replongés dans la terre ou réunis dans les mains de nos proches. Enfin, le XXe n’est pas en reste, qui nous a montré dans les camps jusqu’où l’homme peut plonger dans l’inacceptable et où, dans les salons, les gourous de la pensée occidentale ont fini de déstructurer le discours trop institutionnel des générations précédentes. Ont-ils ainsi laissé chacun libre de basculer dans des préoccupations trop individualistes pour permettre le vivre-ensemble, un vivre-ensemble qui doit désormais lutter chaque jour face aux exigences de repli d’une myriade de communautés exclusives ?

Dans ce monde-là, où suis-je à ma place ? La réponse est aisée même si elle n’est pas toujours facile à digérer : partout là-dedans ! Car ce sont des êtres humains qui ont brûlé les sorcières, qui ont inventé la pénicilline, qui ont incendié des maisons et étranglé des enfants, qui ont construit le Taj Mahal et composé l’Arietta de l’opus 111 pour piano… Ce serait penser à l’ancienne que de vouloir trouver sa place quelque part dans les vitrines que nous avons déjà évoquées, à un endroit donné, avec un statut particulier et un cartel qui renseigne nos titres et qualités. Ce serait penser en termes de vérités, révélées ou non, desquelles on pourrait déduire l’ordre du monde et ranger les phénomènes de la Vie selon une Classification Décimale Universelle. Serions-nous alors à notre place ? Les Anciens le pensaient et ils ont épuisé leurs forces à décrire des réalités qui ne se sont jamais laissé faire. Aujourd’hui, ces mêmes Anciens reposent au seul endroit où les allées sont organisées, avec des cartels de pierre mentionnant leurs titres et qualités, fleuris de chrysanthèmes…

La proposition est ici de renoncer à identifier cette ‘place où l’on serait à sa place‘, ce qui supposerait qu’elle existe, qu’elle puisse être décrite et que nous puissions y arriver un jour, se marier, être heureux et avoir beaucoup d’enfants. Pour compenser, une bonne nouvelle : faire le deuil des dogmes, des définitions et des explications logiques comme repères de notre moralité n’implique pas le chaos et n’exige pas que chacun s’équipe pour une expédition punitive dans la sauvagerie du monde ! Toujours dans Le mythe de Sisyphe, Camus raconte (car, c’est avant tout un romancier) comment l’homme castre sa liberté en se laissant guider par l’espoir d’un monde meilleur… après, au-delà. Face à l’inefficacité des dogmes, qu’ils soient scientifiques ou religieux, il acte qu’aucun discours idéaliste ne peut apaiser l’angoisse de l’homme face au monde qui persiste à être muet. On retrouve ceci dans un sobre et amusant poème de Mary Oliver [2012] :

Le matin, je descends sur la plage
où, selon l’heure, les vagues
montent ou descendent,
et je leur dis, oh, comme je suis triste,
que vais-je–
que dois-je faire ? Et la mer me dit,
de sa jolie voix :
Excuse-moi, j’ai à faire.

in A Thousand Mornings (2012, trad. Patrick Thonart)

Le motif du silence de la mer, du silence du Mystère, du monde qui ne prend pas la peine de s’expliquer n’est pas nouveau. Après Laô-Tseu, d’autres ont évoqué l’ineffable (« que l’on ne peut dire ») de la Vie… et notre tendance, pour compenser ce silence, à projeter sur elle nos fabulations, nos explications, nos fictions, le sens que nous avons mitonné dans nos réflexions ou nos intuitions. Cela sonne comme une preuve que c’est le silence de la Vie qui fait de nous l’Espèce fabulatrice [Huston, 2008]. Reste que l’impressionnant mutisme de la Vie, qui passe comme un éléphant trop gigantesque pour se soucier de nos pantoufles, est peut-être justement le fruit de notre attitude mentale : nous posons de pathétiques questions existentielles à la mer immense (à Dieu, au fantôme de Grand-Maman, au Soleil, au Tarot ou aux étoiles, à la Science : biffez la mention inutile) sans vérifier sa capacité à nous répondre dans le même langage ! Mary Oliver a la poésie de lui donner la parole, plutôt que de rendre évident l’insupportable aphasie du Mystère par une image dont elle a le secret.

Apôtre du lien à la Nature comme école de Vie, elle donne au texte un final qui n’est pas anodin : « j’ai à faire« , dit la mer en s’excusant poliment. Le premier chapitre de ce livre en faisait déjà ses choux gras, quand on y voyait que le bonheur n’était pas un état extatique spécifique mais qu’il résultait plutôt d’une activité satisfaisante. Pourquoi ne pas maintenir cette approche et renoncer à identifier « la place où l’on serait à sa place » pour plutôt écouter Mary Oliver qui nous chante que ce qui vit doit « faire » ou relire le mythe biblique dans lequel Adam (Adamah) est condamné à « gagner son pain à la sueur de son front » ? Il ne s’agirait plus de trouver ce lieu où on serait enfin à sa place (« quand je serai grand.e, je serai… ») mais, plus dynamiquement, de mener des activités satisfaisantes, propres à nous apporter le sentiment d’être à notre place. Bref, renoncer au Graal sans cesser de pratiquer la Chevalerie !

Encore captif de l’ancienne manière, Camus se débat pour montrer combien l’Être est absurde, combien le monde peut être rangé dans la vitrine des choses dénuées de sens dans nos musées mentaux. Oracle de la pensée nouvelle (également en gestation chez Heidegger, Cassirer et consorts), il pose néanmoins que le sentiment de l’absurde résulte de la différence entre, d’une part, nos attentes de sens et, d’autre part, l’absence de réponses aux questions que nous posons au Mystère (imaginez Stanley, en pleine forêt tropicale, tendant la main à un rocher et disant son célèbre « Docteur Livingstone, je présume ? »). Pour faire court, cette génération de philosophes a généré un glissement formidable de la pensée : de l’impérieuse et docte nécessité de définir l’Être et l’Homme, on est passé à l’étude de l’Être-au-monde, en se concentrant sur la manière dont les femmes et les hommes sont actifs face aux phénomènes du monde qui les concernent. Exit Platon et son idéalisme, Enter Sisyphe et son caillou ! Le personnage du mythe convoqué par Camus « gagne son pain à la sueur de son front« , il fait ce qu’il doit faire sans s’arrêter et, propose Camus, « il faut imaginer Sisyphe heureux« . La leçon pour nous serait dès lors qu’il nous faut travailler à bien travailler plutôt que travailler pour arriver quelque part. « OK, me direz-vous, mais je fais comment ? »

Une belle image extraite du Phèdre de Platon est celle du « char de l’âme ». Dans ce dialogue, Platon l’Idéaliste compare l’âme à un char ailé conduit par un cocher et tracté par deux chevaux. Mais dans l’âme humaine, ajoute-t-il, un des animaux est enclin à tirer vers le haut, l’autre vers le bas, ce qui rend la conduite du véhicule fort périlleuse. Très tôt, le conducteur a été interprété comme la raison, les deux chevaux comme les désirs antagonistes en l’homme, l’un qui l’élève aux réalités supérieures, l’autre qui le plonge dans la matérialité du monde. Platon est comme la Suze : inimitable ! Et tellement prévisible : quand se pose la question du choix entre le Bien et le Mal, elle doit bien entendu être débattue en tension entre, en bas, la matière répugnante et, en haut, la pureté des Idées. Raison, splendeur, esprit, idéaux, lumière infinie et vie éternelle en haut ; corps, finitude, affects, sexualité, déchéance et mort, en bas. Désolé pour le « philosophe au large front » mais l’existence d’Idées supérieures, immuables, de composantes sublimes de l’Être desquelles on pourrait déduire toute notre pensée n’a jamais trouvé grâce à mes yeux : trop court pour témoigner de la diversité de l’expérience, trop binaire pour illustrer les nuances de la beauté du monde et trop tentant pour ne pas constituer un réel danger mental, une peau de banane vers les tentations dogmatiques et totalitaires dénoncées par Cassirer (chapitre 3).

Reste que le dualisme entre les deux chevaux peut nous aider à visualiser ce que peut être « travailler à bien travailler ». Oublions le char ailé qui ne fait plus vraiment partie de notre imaginaire collectif et remplaçons-le par la charrue, qui permettra de mieux nous imprégner de la notion de travail :

Ce matin-là, Adamah sortit au devant de la ferme encore endormie et mena ses deux chevaux dans la cour, où il les harnacha et fixa une longe à chacun pour les guider sur le chemin, vers le champ qui lui restait à charruer. Il y avait un bon bout de marche avant de pouvoir travailler et il voulait en profiter pour habituer les deux bêtes puissantes à aligner leurs pas et à avancer de concert. Devant lui, à sa gauche, le plus jeune des deux chevaux était frémissant et soufflait tout le temps des naseaux ; racé et rapide, il convenait mieux pour la promenade et supportait difficilement le bât, manquant un peu de puissance quand le sol était plus dur à retourner. Aussi, Adamah avait-il enroulé plus fermement la longe autour de son avant-bras, afin de pouvoir immédiatement ramener au calme l’animal, si la fantaisie lui prenait de s’emballer. A sa droite, le vieux cheval de trait marquait le pas en silence, prêt à fournir tous les efforts pour peu qu’Adamah comprenne quand la faim ou la fatigue l’en empêcherait. La longe était souple sur son encolure et Adamah ne manquait jamais de lui parler doucement, avec une voix plus grave qu’à son habitude. La journée s’annonçait belle et les deux bêtes s’accordaient : le labeur serait bon et, ce soir, chacun reviendrait en sueur à la ferme, avec la satisfaction du travail bien accompli…

Dans cette histoire, pour « creuser son sillon », Adamah doit harmoniser les puissances de deux chevaux très différents, l’un bruyant et prompt à s’affoler, l’autre régulier et sans question. S’il tient la bride courte pour l’un, il peut faire confiance à la placidité de l’autre et lâcher prise, pour peu qu’il reste à l’écoute de ses besoins. Dans la fable idéaliste de Platon, le conducteur du char est la Raison, garante de l’équilibre entre le Bien et le Mal qui se disputent verticalement la conscience du sujet. Changeons les rôles et jouons l’allégorie comme ceci : Adamah n’est pas en danger d’être emporté vers les cieux divins par un des coursiers ou précipité dans les abysses du Malin par un cheval vicieux. S’il n’arrive à accorder le pas et la force de traction de ses deux complices, il ne pourra travailler convenablement et rentrera penaud, le soir, auprès des siens. Si les chevaux ne tirent pas ensemble sur la charrue, Adamah ne pourra suivre son sillon. Il est donc question ici d’harmonie entre deux tendances de notre délibération intime. Adamah joue le rôle de la conscience (de notre âme telle que définie  au chapitre 2) : assise entre deux voix intérieures, elle doit composer pour continuer. Ainsi, le bras gauche d’Adamah est attaché fermement à un cheval fougueux, qui s’emballe facilement, et qui – surprise ! – incarne ici la raison, celle que l’on confond avec la logique et qui nous permet de générer les fabulations les plus débridées, pour peu qu’elles soient conformes à l’un ou l’autre discours. Les hashtags sont ici : #mots, #discours, #justifications, #dogmes, #autofictions, #angoisse, #visiondumondeapaisante… A l’autre bras d’Adamah, la longe est souple mais le lien fort avec l’animal : la puissance ne fera pas défaut mais Adamah devra rester vigilant et sentir les besoins du cheval avant que celui-ci ne s’arrête et refuse d’avancer, têtu qu’il peut être. Les mots-clefs sont dans ce cas : #vitalité, #pulsionsnaturelles, #idéevraie, #intuition, #silence, #respectdesbesoins, #wuwei…

Dans un tel scénario, il n’est pas nécessaire de lutter avec l’ange. Pas question de passer son temps à se justifier pour montrer son jour sublime, pas question de craindre la déchéance et la culpabilité qui en découlerait. L’objectif est simplement la satisfaction du travail (sur soi) bien fait et il peut être atteint si l’on reste bien centré, entre, d’une part, les discours sur le monde qui viennent à l’esprit et qu’il faudra intégralement soumettre à la pensée (on notera qu’ils sont autant composés de raison que d’affects) et, d’autre part, les intuitions et les besoins ressentis qui, sans verbalisation, restent présents grâce au lien que l’on entretient avec la Vie (le second nombril évoqué plus haut). Maîtriser d’une main, garder le contact de l’autre : Sisyphe n’aurait pas parlé autrement…

Plus n’est besoin alors de définir l’Être ou l’Homme, de décider si l’ordre des choses existe ou si le monde est absurde, de statuer sur le Bien, le Mal et leurs origines respectives ? Pousser sa pierre avec le sourire permettrait-il de combattre le vertige existentiel ? Dans tous les cas, cela permet de revisiter les trois grandes valeurs platoniciennes : en faisant de chacune de nos pensées un objet de pensée et en ne permettant pas à nos folles fabulations de nous mener par le bout du nez, nous respectons le « vrai » ; en restant liés aux exigences de la Vie et en goûtant chacun de ses dons avec mesure, on savoure le « beau » ; enfin, en renonçant à poursuivre des chimères sublimes et en gardant le cap grâce à un baromètre unique – notre degré de satisfaction – nous nageons dans le « juste ». Voilà de quoi mettre tout le monde d’accord, non ?

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, GRANDVILLE J.-J. (1803-1847), Le jongleur de mondes (1844) © BnF.


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 01 – Des écailles sur les yeux (2023)

Temps de lecture : 16 minutes >

Longtemps, je me suis couché de bonne heure. Parfois, à peine ma bougie éteinte, mes yeux se fermaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je m’endors.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher le sommeil m’éveillait ; je voulais poser le volume que je croyais avoir encore dans les mains et souffler ma lumière ; je n’avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait l’ouvrage : une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon réveil ; elle ne choquait pas ma raison mais pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que le bougeoir n’était plus allumé. Puis elle commençait à me devenir inintelligible, comme après la métempsycose les pensées d’une existence antérieure ; le sujet du livre se détachait de moi, j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une obscurité, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, comme une chose vraiment obscure. Je me demandais quelle heure il pouvait être ; j’entendais le sifflement des trains qui, plus ou moins éloigné, comme le chant d’un oiseau dans une forêt, relevant les distances, me décrivait l’étendue de la campagne déserte où le voyageur se hâte vers la station prochaine ; et le petit chemin qu’il suit va être gravé dans son souvenir par l’excitation qu’il doit à des lieux nouveaux, à des actes inaccoutumés, à la causerie récente et aux adieux sous la lampe étrangère qui le suivent encore dans le silence de la nuit, à la douceur prochaine du retour.

PROUST M., Du côté de chez Swann

Est-il description plus fine de ces moments intermédiaires où le désir tergiverse et où, notre réserve naturelle baissant la garde, nous sommes capables des envolées les plus décalées comme des moments de lucidité les plus olympiens ? Proust situe son propos entre veille et sommeil, quand la conscience s’ankylose doucement dans les ruminations et les fantasmes : le sommeil n’est pas loin, qui permettra toutes les errances. Voilà bien un état peu éclairé, quand la conscience est morte-vivante, prête à la reddition face un endormissement naissant, qui laissera libre-champ aux rêves et aux cauchemars… jusqu’au matin suivant. La nuit est faite pour ça.

La veille pas. Et, si nous désirons éprouver le sentiment d’être à notre place dans notre vie quotidienne, les ruminations ne sont pas le bon terrain pour jouer la partie. Marcel Proust n’est plus mais il ne m’en aurait probablement pas voulu de le pasticher pour éclairer mon propos :

Longtemps, je me suis douché de bonheur. Parfois, à peine mon plaisir éteint, mes yeux s’activaient si vite que je n’avais pas le temps de me dire : “Je suis heureux.” Et, une demi-heure après, la pensée qu’il était temps de chercher un nouveau plaisir m’agitait ; je voulais quitter ce manque que je savais avoir toujours dans le cœur et vivre déjà mon demain ; je n’avais pas cessé, en ruminant, de me faire des réflexions sur ce que je pourrais vivre, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier ; il me semblait que j’étais moi-même ce dont parlait mon envie : une piscine, une voiture rapide, la rivalité entre deux nations. Cette croyance survivait pendant quelques secondes à mon agitation ; elle choquait ma raison et pesait comme des écailles sur mes yeux et les empêchait de se rendre compte que ma vie n’était plus éclairée. Puis elle commençait à me devenir moins intelligible, comme, après la métempsycose, les pensées d’une existence antérieure ; aussi le sujet de mon envie se détachait-il de moi et j’étais libre de m’y appliquer ou non ; aussitôt je recouvrais la vue et j’étais bien étonné de trouver autour de moi une clarté, douce et reposante pour mes yeux, mais peut-être plus encore pour mon esprit, à qui elle apparaissait comme une chose sans cause, incompréhensible, mais comme une chose vraiment vivante…

Qu’on ne s’y trompe pas : cette lecture n’est donc qu’un pastiche fait-maison et ne constitue pas un incipit apocryphe de A la recherche du temps perdu ou un texte récemment exhumé que le divin Marcel aurait laissé sur des paperoles inédites. Reste que, le cas échéant, Proust s’y serait essayé à décrire un malaise que chacun d’entre nous connaît fort bien quand, tiraillé entre des envies débridées et le besoin d’apaisement, le cœur ne se sent pas vraiment… à sa place.

Être à sa place semble bel et bien être l’aspiration fondamentale qui conditionne la Joie de vivre : ressentir dans son corps, dans sa psyché et dans sa vision du monde que les choses tombent juste apparaît comme une source de satisfaction et, qui plus est, diminue la souffrance de vivre.

La recherche active de cette adéquation entre notre vie intérieure et les phénomènes du monde extérieur serait-elle précisément ce que nous appelons le “sens de la Vie” ? Et, partant, être à sa place dans la Vie : ne serait-ce pas une activité plutôt qu’un état ?

Le problème est que, pour déterminer si nous sommes réellement à cette place (Montaigne dirait : pour déterminer si nous “vivons à propos) et nous sentir légitimes là où nous sommes actifs (en se gardant bien du Syndrome de l’imposteur), nous sommes “juge et partie” :

      • “juge et partie” pour identifier cette place, quelque part au milieu de tous les phénomènes qui constituent notre monde personnel. En d’autres termes : comment pourrais-je savoir où est ma place, dans mon monde ?
      • Tout comme “juge et partie” pour évaluer si nous y sommes effectivement, sincèrement. Spinoza parle de l’idée vraie que chacun peut en avoir. Selon lui, hors de toute analyse intellectuelle, une fois débarrassés de nos aspirations malsaines (envie de fortune, de reconnaissance, de pouvoir…), nous sommes capables de ressentir spontanément ce qui nous est “juste.” La question est alors : comment gagner suffisamment en lucidité pour ressentir spontanément cet “à propos” ?

A ce titre, le mythe d’Adam est éclairant, qui raconte comment celui-ci l’a appris à ses dépens : Adam était fort préoccupé par son aspiration à distinguer le bien du mal (en clair : distinguer a priori ce qui fait du bien de ce qui fait du tort). Aveuglé par ce désir impérieux de savoir, il a brûlé les étapes, estimant qu’il ne se sentirait “à sa place” qu’une fois cette sagesse atteinte (en clair : lorsqu’il serait le dieu, pas moins). Or, force est de constater que cette faculté d’être divinement sage n’est pas donnée a priori (au paradis, le maître des lieux lui a fait vertement savoir) : elle résulte d’un travail sur soi, un travail d’éclaircissement de ce que chacun peut percevoir du monde et de l’interaction entre soi et les phénomènes, l’être-au-monde des philosophes du XXe siècle. La leçon est clairement illustrée par le châtiment d’Adam : sa capacité de voir clair et juste se construira “à la sueur de son front.

L’ expulsion du jardin d’Eden (Masaccio, 1426-27, Florence)

Selon ce mythe, c’est donc à la sueur de notre front, que nous pouvons nous débarrasser des œillères qui limitent notre vision, des “écailles sur les yeux” qui altèrent notre jugement, des fictions collectives ou des exaltations personnelles que nous confondons généreusement avec des intuitions ? Mais comment faire le départ entre notre monde individuel, ce mélange de nos vérités individuelles et de si nombreuses injonctions collectives, et la Vie même ?

Dans l’extrait proposé, le (faux) narrateur confesse d’entrée de jeu combien il s’est longtemps douché de bonheur mais que, à peine son plaisir éteint, ses yeux s’activaient si vite qu’il n’avait pas le temps de se dire “je suis heureux”. On dirait du Proust tellement c’est beau… et pertinent : ballotté de désirs en plaisirs, je ne m’accorde pas le temps de vivre à ma place et d’en être satisfait. Il faut dire que la “douche de bonheur” est une injonction contemporaine difficile à contourner…

En effet, dans ce nouveau siècle, nous nageons tous ensemble dans un grand “Spectacle” déjà annoncé, dès les années soixante du siècle précédent, par Guy Debord :

C’est le principe du fétichisme de la marchandise, la domination de la société par des choses suprasensibles bien que sensibles, qui s’accomplit absolument dans le Spectacle, où le mode sensible se trouve remplacé par une sélection d’images qui existe au-dessus de lui, et qui en même temps s’est fait reconnaître comme le sensible par excellence.

Guy Debord, La Société du Spectacle (thèse 36, 1967)

Le style de Debord est daté, soit, mais on ne peut que saluer la clairvoyance de sa prédiction (devenue le refrain du mouvement “situationniste” alors que finissaient les “Trente glorieuses”, de 1946 à 1975) : La Société du spectacle annonce ce moment où la production économique a réussi à envahir tout l’espace social et à donner à chaque chose une dimension marchande. Elle impose ainsi à l’individu une existence illusoire, au milieu d’un Spectacle permanent, qui devient le cadre de référence de chacun. L’horizon de l’individu se résume alors à celui de son rôle de consommateur. Nous y sommes : fini le prolétariat, bonjour le “consomtariat” décrit par Alexander Bard et Jan Söderqvist en 2008.

Exercice pratique : pour ressentir concrètement la présence du Spectacle, descendez à pied “en ville” et essayez d’atteindre votre librairie indépendante favorite sans lire un seul texte commercial parmi ceux qui croisent votre regard sur le trajet. Idéalement, l’exercice est à pratiquer en période de pandémie, lorsque le couvre-feu rend les rues désertes et les enseignes publicitaires encore plus surréalistes…

Dès lors, comment l’homme de la rue pourrait-il gérer ses “ruminations” : si marcher est en soi un mode de pensée efficace, marcher parmi les affiches publicitaires semble mener à des pensées bien moins exaltantes, procédant du “je ne suis pas à ma place puisque je désire tout cela et que je ne l’ai pas” ; d’où ruminations, c’est-à-dire ‘pensées à vide’… et avides. Dans ces circonstances, comment pourrait-il éviter de s’identifier avec les objets du Spectacle et de “se sentir lui-même ce dont parle son envie“. En clair, comment monsieur-tout-le-monde pourrait-il ne pas rêver de “se doucher de bonheur”, à la vue de tous ces corps d’hommes et de femmes divinisés par des logiciels de retouche, jusque dans les vitrines des plus obscures pharmacies ? Comment madame-tout-le-monde pourrait-elle renoncer à la profusion et l’abondance, quand les marques et les magasins les plus éthiques pratiquent un marketing aussi agressif que les pires vendeurs de voitures électriques ? Comment leurs ados-tout-le-monde, l’échine ployée en permanence vers une prothèse sociale de quelques pouces de diagonale, pourraient-ils revenir à la réalité des autres humains quand, sur leurs petits écrans, les vociférateurs d’influence les flattent et les gavent de solutions binaires à des problèmes existentiels pourtant si complexes ? En clair : comment puis-je dissiper le brouillard du Spectacle ?

Anecdote : J’étais nu dans les douches d’un club de gym (donc, sans signe extérieur de mon éventuel métier), lorsque deux autres hommes nus également, en pleine discussion à mes côtés, se sont interrompus et tournés vers moi, un des deux me demandant : “Qu’en pensez-vous, Docteur ?”. Je leur ai précisé que j’étais linguiste et que je ne connaissais la chose médicale qu’à travers mes traductions, ce qui a mis un terme à la scène. La même semaine, je me présente au comptoir de l’officine de ma pharmacienne qui était occupée dans son arrière-boutique. Après quelques minutes, je l’entends demander à son assistante qui me servait une commande de “ne pas oublier la ristourne du Docteur”. Et moi de préciser à nouveau qu’il y a méprise sur le métier. Et elle de venir à l’avant de sa boutique pour m’expliquer qu’elle me connaissait bien, qu’elle était désolée et qu’elle m’avait confondu avec un médecin qu’elle connaissait bien également… dans une série télévisée !
J’aurais donc pu (probablement) bénéficier d’un secret médical et (certainement) d’une bonne ristourne, simplement parce que mes interlocuteurs allaient chercher leurs références… dans le Spectacle.

Si un monde comme celui-là pouvait fonctionner, ça se saurait. Si vous et moi étions spontanément capables de toujours garder les pieds sur terre (de rester dans le sensible, dirait Debord ; dans l’à-propos, dirait Montaigne) face à cette permanente pluie d’images séduisantes (le supra-sensible qui se fait passer pour le sensible ; le Spectacle qui se fait passer pour la réalité), ça se saurait aussi. Si on se sentait, sans effort, à notre place dans un espace de vie où le commerce imbibe chacune de nos activités, où le cadre de nos références a coulissé vers le virtuel, la question ne se poserait pas de savoir comment faire pour mener une existence apaisée.

Face à cette aliénation, peut-être, alors, qu’un effort est bel et bien nécessaire et que, comme le suggère le mythe d’Adam, nous devons travailler (sur nous) pour gagner en humanité et en quiétude, notre pain quotidien. C’est, on le verra, tout le propos de ce livre : quels sont les efforts utiles pour devenir plus humain parmi les humains et connaître la satisfaction de vivre ?

Exercice pratique : regardez un film américain récent et devinez quelles communautés raciales, sociales ou sexuelles sont représentées par souci du politiquement correct – et dans quelle proportion – mais sans respecter la réalité de la rue ou l’exactitude historique…

Un premier effort tout simple pourrait déjà être d’entendre (ou de lire) des Anciens comme Épicure, un philosophe dont la mauvaise santé lui a fait connaître la juste mesure de la douleur et de la mort. Cette douleur et cette mort, celles-là même que le Spectacle évite, soit en les théâtralisant dans des “séries” ou en les masquant avec autant de cynisme que le nôtre, quand nous gommons nos anciens, parqués dans des maisons de retraite.

Au IVe siècle avant JC, Épicure écrit ses célèbres Lettres (dont la Lettre à Ménécée) où il décrit son quadruple remède pour bien vivre. Son tetra-pharmakon tient en quelques mots :

      1. tu ne dois pas avoir peur des dieux (car ils ont autre chose à faire que de s’occuper de ta petite personne, explique-t-il) ;
      2. tu ne dois pas avoir peur de la mort (car, une fois mort, comment pourrais-tu savoir que tu es mort ?) ;
      3. tu ne dois pas avoir peur de la douleur (car la douleur anticipée est souvent plus aiguë que la douleur réellement ressentie) ;
      4. tu ne dois pas penser que le plaisir peut être infini (et ce sera par la mesure dans tes désirs que tu pourras les voir satisfaits).

Qu’à notre époque, on ne doive plus craindre les dieux de l’Olympe semble une évidence. Pourtant, quand on traduit en termes contemporains ce que ces dieux pouvaient signifier au quotidien pour le Grec moyen, on réalise qu’il n’est pas si facile de s’affranchir des catéchismes moraux qui, aujourd’hui encore, peuvent influencer nos décisions de tous les jours.

Qu’elles soient héritées des dieux antiques, de leurs avatars contemporains ou énoncées par un quelconque Commandeur puritain, pointant d’un doigt vengeur les défauts de Don Giovanni, les “valeurs” de Platon (le vrai, le bien, le beau…) sont encore brandies comme les repères fondamentaux de nos comportements. Quand il ne s’agit pas de préceptes moraux plus intrusifs encore, dictés par les intégristes de tout poil qui confondent croyances individuelles et règles de vie sociale.

Nous nous efforcerons de montrer plus loin combien, acceptées comme telles, ces valeurs et ces préceptes sont une limitation de notre liberté de pensée même si, une fois éprouvées par l’expérience, elles peuvent s’avérer être des fabulations collectives rassurantes et confortables, des discours utiles, qui restent intéressants à passer au crible de notre sens critique.

Deuxième préoccupation du tétrapharmakon, la peur de la mort est un problème d’une autre trempe mais dont on a peut-être fait trop grand cas. C’est en tout cas la conviction du généticien et essayiste Axel Kahn, mort du cancer en 2021 :

Je suis d’une totale impavidité par rapport à la mort, elle m’indiffère totalement. Elle n’existe pas. Ce qui existe, c’est la vie qui s’interrompt. La mort en tant que telle, pour un agnostique comme moi, ce n’est pas plus que la fin de la vie. C’est un non-phénomène, un non-événement.

Pour Kahn, la mort, c’est simplement “le rideau qui tombe” : l’image est puissante quand chacun pense à sa propre mort. Elle est aussi apaisante :  pourquoi se faire du tort en anticipant une sensation que l’on ne pourra pas ressentir. D’aucuns affirment d’ailleurs que, derrière cette peur de la mort, se cache une autre motivation : j’ai peur de ne pas avoir le temps de réaliser toute la grandeur sublime que je me promet d’atteindre… avant ma mort.

Il serait un peu bizarre de prôner “l’expérience d’abord” quand la question porte sur la mort. Mais c’est peut-être sur ce mur intérieur que l’on pourra accrocher un premier miroir, se regarder dans le blanc des yeux et tester la liberté de notre pensée : “quand je joue avec l’idée de mort, est-ce que je pense à la mienne, à ma disparition effective ? Est-ce que j’en fais un réel ‘objet de pensée’ ou est-ce que je promène (en geignant, peut-être) dans la galerie de portraits d’un musée, dédiée par d’autres au ‘memento mori’ ? Quelles sont les représentations de ma mort sur lesquelles je peux sincèrement compter ?

Quant à la douleur, le propos peut être identique, à la différence que l’expérience de la douleur est possible et que certains arrivent à la partager, fut-ce par leurs hurlements. Accouchements, tours de reins, arthrose, migraines, membres coupés, piqûres antiseptiques dans une plaie ouverte, tortures physiques ou gueule de bois : il y a plus de cinquante nuances dans les messages du type “tu as mal” que notre propre cerveau peut nous envoyer. Épicure avait-il anticipé que ce même message de douleur était distinct du traumatisme qui le provoque ? Savait-il qu’il est physiologiquement possible d’intervenir pour les dissocier, comme c’est le cas dans les anesthésies par hypnose médicale ? On peut en douter, d’autant que son propos portait sur le mal qu’on se fait par anticipation de la douleur. Il la connaissait, cette douleur, et la tradition veut qu’il l’ait apprivoisée à force de la prendre comme elle venait, dans sa vérité nue et physiologique, non pas dans une anticipation angoissée de combien ça va faire mal ! (Souvenez-vous de la première prise de sang de votre enfant…)

L’anticipation est également sur le banc des accusés quand il s’agit de plaisirs. Le quatrième remède invite à ne pas fantasmer un plaisir qui ne s’éteindrait jamais, qui soit infini. Techniquement, il s’agit de ne pas anticiper la satisfaction d’un désir, en imaginant que ce même désir pourrait s’enfler indéfiniment et quand même trouver son apaisement.

Louis Jouvet dans le rôle de Dom Juan © getty images

Le comportement compulsif de Dom Juan illustre bien ceci. Quelles que soient les motivations politiques et sociales que lui prêtent les metteurs en scène de théâtre ou d’opéra, Dom Juan voit son désir allumé par le moindre jupon qui passe (il se dépeint d’ailleurs comme une victime de la sollicitation extérieure) et ce même désir est immédiatement assouvi par la seule conquête ; après quoi, il n’est d’autre possibilité que de conquérir à nouveau :

Quoi ? Tu veux qu’on se lie à demeurer au premier objet qui nous prend, qu’on renonce au monde pour lui, et qu’on n’ait plus d’yeux pour personne ? La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous peuvent frapper les yeux ! Non, non : la constance n’est bonne que pour des ridicules ; toutes les belles ont droit de nous charmer, et l’avantage d’être rencontrée la première ne doit point dérober aux autres les justes prétentions qu’elles ont toutes sur nos cœurs. Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve, et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraîne. J’ai beau être engagé, l’amour que j’ai pour une belle n’engage point mon âme à faire injustice aux autres ; je conserve des yeux pour voir le mérite de toutes, et rends à chacune les hommages et les tributs où la nature nous oblige. Quoi qu’il en soit, je ne puis refuser mon cœur à tout ce que je vois d’aimable ; et dès qu’un beau visage me le demande, si j’en avais dix mille, je les donnerais tous. Les inclinations naissantes, après tout, ont des charmes inexplicables, et tout le plaisir de l’amour est dans le changement. On goûte une douceur extrême à réduire, par cent hommages, le cœur d’une jeune beauté, […] Mais lorsqu’on en est maître une fois, il n’y a plus rien à dire ni rien à souhaiter ; tout le beau de la passion est fini, et nous nous endormons dans la tranquillité d’un tel amour, si quelque objet nouveau ne vient réveiller nos désirs, et présenter à notre cœur les charmes attrayants d’une conquête à faire. Enfin il n’est rien de si doux que de triompher de la résistance d’une belle personne, et j’ai sur ce sujet l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien qui puisse arrêter l’impétuosité de mes désirs : je me sens un cœur à aimer toute la terre ; et comme Alexandre, je souhaiterais qu’il y eût d’autres mondes, pour y pouvoir étendre mes conquêtes amoureuses…

Molière, Dom Juan ou le Festin de pierre (I, 2)

Or, on a beau chercher : il n’y a pas d’autres mondes qui permettraient d’autres conquêtes amoureuses ad libitum (ad nauseam ?). Si l’univers est infini, s’il existe au-delà de notre entendement, et si, par là même, il offre virtuellement au personnage de Tirso de Molina qui a inspiré Molière un terrain de chasse à la mesure de sa démesure, l’homme Dom Juan ne peut qu’imaginer un carnet de bal sans fin : il ne pourra jamais expérimenter toutes les amours qu’il se promet (mille corps et mille cœurs n’y suffiraient pas !). Quel que soit l’élégant discours par lequel ce Grand Frigide justifie que la chasse reste ouverte (pour lui, du moins), c’est avec sa finitude qu’il doit apprendre à composer.

Face à sa tirade triomphante, il ne s’agit pas de brandir une quelconque justification morale (homme ou femme, chasse qui veut), ce serait déplacé. Il convient plutôt de dénoncer un dispositif intime que nous ne connaissons que trop bien, lorsque, à peine notre désir éteint, nos yeux s’activent si vite que nous n’avons pas le temps de nous dire : “je suis heureux.”

Contre cette course en avant, Épicure prône la mesure en toutes choses, plus précisément, il invite à investir dans un désir (en d’autres termes, à consacrer de l’énergie à l’assouvissement d’un désir) uniquement si la promesse de satisfaction de ce même désir est raisonnable. Des siècles plus tard, Paul Diel reprendra la même proposition, nous le verrons.

Exercice pratique : regardez votre gsm dans le blanc des yeux et posez-vous sincèrement la question de savoir si vous serez plus heureux avec le nouveau modèle proposé sur cette affiche de 20 m², là, devant vous…

Que retenir de cette saine promenade apéritive ? Proust, Montaigne, Spinoza, Debord, Bard & Söderqvist, Épicure, Molière, Axel Kahn : les rencontres ont été nombreuses avec des penseurs qui ont, bien avant nous, exploré le terrain miné du bonheur, dont on dira désormais qu’il doit céder la place à un objectif plus crédible, car plus à notre portée, mais qu’il nous reste à définir, la satisfaction.

C’est bien vite dit ! Nous vivons en effet dans un monde dont la complexité dépasse notre entendement : s’y additionnent nos légendes personnelles, nos sensations et les discours ambiants, ceux qui expliquent comme ceux qui nous aveuglent. Même nus, isolés au milieu d’une clairière, sans connexion à l’Internet, sans poste radio et sans voisins qui écoutent très fort le Journal parlé sur leur télévision, nous ne pouvons exiger de notre pauvre entendement qu’il conçoive la totalité de ce qui est (l’Être des philosophes). Trop de diversités, trop d’ambiguïtés, trop d’exceptions (à première vue), trop de beaucoup, trop de multiple : nos facultés conceptuelles sont limitées.

Qui plus est : notre savoir, fût-il encyclopédique (ce qui est toujours bien utile), notre capacité à connaître est a priori limitée aux faits que nous pouvons appréhender par nos sens (cfr. 2. Les cerveaux). Ces phénomènes constituent notre monde effectif. Nous l’explorerons plus loin : notre belle humanité est manifestement constituée d’une chaîne de mondes individuels qui n’épuise pas la totalité de l’Être.

Ceci expliquant cela, voilà peut-être pourquoi nous sommes devenus L’Espèce fabulatrice dont parle Nancy Huston (et que Ernst Cassirer a exploré plus scientifiquement) : faute de pouvoir tout penser, nous fabulons des légendes et des explications (entre autres, scientifiques) qui sont autant de précipités de l’Univers où nous vivons et dont les lois nous régissent. C’est à ce prix que nous arrivons à rassembler suffisamment de “réalités” pour orienter nos actions au quotidien, pour nous expliquer à nous-mêmes notre comportement et, quelquefois, le justifier (ce qui n’est pas la même chose). Et pourtant, reste le doute…

Même avec ces représentations partielles – que nous devons conjuguer avec nos fictions personnelles et mâtiner de nos sursauts hormonaux – nous arrivons encore à nous tromper et nous constatons autour de nous l’existence de faits destructeurs que certains regroupent sous l’appellation contrôlée “le mal” ; nous arrivons encore à poser des actes dont nous sentons qu’ils ne sont pas “justes”, qu’ils ne nous satisfont pas (nous qui voudrions être sublimes et ne pas fauter). Et, autour de nous, nous voyons combien la vexation et la colère nourrissent une violence qui nous éloigne l’un de l’autre (nous qui voudrions un monde harmonieux et des voisins sympas).

Constater que les autres (l’Enfer de Sartre) ont également des “écailles sur les yeux” constitue une bien maigre consolation quand on réalise combien notre propre délibération intérieure reste biaisée et combien notre pensée reste captive de modèles dont nous n’osons pas douter. C’est justement l’objet de ce livre de passer en revue, d’une part, les différentes batteries “d’écailles” qui nous aliènent le regard et, d’autre part, les propositions que certains penseurs ont avancées pour nous aider à faire de chacune de nos pensées un… objet de pensée.

Patrick Thonart

Cliquez ici pour découvrir l’ouvrage en cours de rédaction…

[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, Pieter Brueghel l’Ancien, La Parabole des aveugles (1568) © Parque de Capodimonte (Naples, IT).


Quelques autres du même…

THONART : extrait de “Être à sa place” – 00 – Introduction (2023)

Temps de lecture : 3 minutes >

Plusieurs d’entre vous ont gentiment insisté sur l’intérêt de regrouper (et de réécrire pour les harmoniser) différents articles publiés dans wallonica.org sur le thème de l’expérience opposée aux idéalismes, sur la vanité, l’existentialisme, sur le risque d’essentialiser à outrance, sur la mort du dieu, la complexité personnelle, les infox, Montaigne, Paul Diel, le Body Building, Nietzsche ou Ernst Cassirer. Bref, sur ‘comment lutter contre les biais cognitifs et l’aliénation qui nous empêchent de penser la vie sainement et librement‘.

Autant de thèmes de travail qui gagneraient, disiez-vous, à figurer au cœur d’un essai qui les relierait et modéliserait leur agencement avec force exemples et explications. Qu’il en soit ainsi : essayons l’essai !

L’ouvrage s’adressera à celles et ceux qui sont “disposés à se mettre d’accord avec eux-mêmes” et tient à peu près ce langage :

      1. SATISFACTION. Le bien-être n’est pas un état de plaisir statique et le sentiment “d’être à sa place” procède plutôt d’une activité satisfaisante. Reste qu’il est impératif de se rendre capable d’évaluer sincèrement ce qui est satisfaisant et, pour ce faire, de s’enlever les ‘écailles sur les yeux’ ;
      2. CERVEAUX. Les développements récents des neurosciences mettent en évidence que notre Raison n’est pas seule à déterminer notre sentiment de vivre “à propos” et qu’un travail sur nos réactions “reptiliennes” et post-traumatiques participe aussi de notre mieux-être et de notre lucidité ;
      3. FABULATIONS. Reste que notre conscience a besoin d’une représentation du monde qui fait sens et que, là où l’absurde est évident, nous veillons à projeter des formes symboliques (explications logiques) sur les phénomènes que nous percevons, quelquefois jusqu’à nous aveugler ;
      4. LANGAGES. Médium incontournable entre les phénomènes et la représentation que nous en avons, le langage est le premier témoin des “écailles sur les yeux” qui obèrent notre être-au-monde. Sa maîtrise est une première étape nécessaire, pour restaurer l’attention que nous voulons porter à notre environnement réel.
      5. INFORMATIONS. La démultiplication exponentielle de ces fabulations par notre usage des technologies de la communication brouille l’écoute et notre conscience a bien du mal à entretenir une hygiène “informationnelle” devant la société du Spectacle.
      6. CONFORMITÉ ou EXPÉRIENCE. Notre quotidien est fait de décisions d’agir et à chacune de celles-ci correspond l’alternative entre “être conforme à un modèle” ou “exercer sa puissance dans l’expérience nouvelle.” C’est là que la satisfaction d’une pensée plus libre et clairement formulée se fait sentir.
      7. JONGLER. Etre à sa place procède donc d’un travail au quotidien, dont le modèle pourrait être le Jongleur de mondes de Grandville. Il s’agit de…
        1. pouvoir jongler (travailler à “diminuer la douleur de la distance” avec sa réalité),
        2. jongler utile (consacrer son attention à une sélection satisfaisante de phénomènes du monde), 
        3. trouver la Joie dans la jonglerie plutôt que dans le Spectacle (jouir de son activité plutôt que de sa reconnaissance).
Cliquez ici pour accéder à l’essai en ligne…

wallonica.org oblige : l’essai est composé en ligne et relié aux contenus de l’encyclopédie wallonica. Le texte vous est donc livré dans son état d’avancement du moment, pour débats et commentaires. Il évolue tous les jours : cliquez curieux ci-dessus pour le lire !

Patrick Thonart

Plusieurs extraits sont également disponibles dans wallonica.org :


[INFOS QUALITE] statut : validé | mode d’édition : rédaction et documentation | auteur : Patrick Thonart | crédits illustrations : en-tête, d’après Edvard MUNCH, Le soleil (1911) © Université d’Oslo ; © DR.


Quelques autres du même…