Nuages de Mazzolla – Mauro Staccioli

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Minuscule village traditionnel, Mazzolla est perché sur un promontoire toscan (alt. 351 m), à 6 km de Volterra (province de Pise, IT). Fort de moins de 50 habitants mais de beaucoup plus de brebis bien sonores, le hameau abrite une des créations du plasticien Mauro STACCIOLI, lui-même natif de Volterra (1937-2018).

Depuis l’été 2009, 16 œuvres du sculpteur sont ainsi disséminées dans la campagne toscane environnant la cité médiévale. L’exposition dénommée Luoghi d’Esperienza ponctue le paysage de “lieux d’expérience” où l’intervention du créateur est généralement monumentale. Sur cette photo, la Chiesa di San Lorenzo de Mazzolla est virtuellement traversée par un arc-boutant d’acier baptisé Attraversando la storia (2009).

L’excellente trattoria locale (Trattoria Albana) louant des appartements dans la plus haute maison du hameau, il est presque possible de voir une autre oeuvre de Staccioli au départ de la terrasse d’un de ceux-ci. Senza titolo (trad. Sans titre, 1997) est un gigantesque anneau de fer et de ciment (6m de haut) ouvert sur les vallons des abords de Volterra, au détour d’un des multiples lacets routiers dont la Toscane a le secret.

© Patrick Thonart

Et c’est après un violent orage de début de soirée, le 5 août 2010, que le cliché de nuages ci-dessus a été pris. Les deux couleurs dominantes y évoquent de manière troublante les tons des angelots traditionnels de la peinture toscane du Quattrocento. De la nature de la représentation de la nature…

Patrick Thonart


[LALIBRE.BE, 1 octobre 2003] Reprise dans le catalogue officiel d’Europalia-Italie sans être pour autant une initiative de la Fondation propriétaire du label, l’exposition louviéroise de Mauro Staccioli est l’exemple d’un accrochage qui, loin de cadenasser l’oeuvre d’un artiste, lui permet d’être rayonnante au-delà même non pas de ce qu’elle est en soi mais de ses potentialités escomptées.

Reconnu chez nous à la faveur de l’érection en 1998, à Watermael-Boitsfort, de cet Equilibrio sospeso qui a revigoré et quasi redessiné le rond-point de l’Europe de la riante petite commune des confins de la Forêt de Soignes, Staccioli peut, à 66 ans, aux côtés d’un Richard Serra par exemple, être tenu pour une tête d’affiche de la sculpture internationale. Ses interventions in situ peuplent, depuis longtemps, l’imaginaire de piétons et automobilistes des quatre coins du monde. Elles sont multiples par leurs aspects idéalement différenciés, “triangles inversés, arcs tendus vers le ciel, cercles et polyèdres en rupture d’équilibre”. Avec partout cette même patte très perceptible d’un créateur qui non seulement n’a pas froid aux yeux, mais s’avère être un expert à nul autre pareil en calculs de forces d’attraction et de pesanteurs.

Comme le prouve instantanément l’exposition, Staccioli est aussi un maître dans l’art de concevoir des sculptures en symbiose totale avec leur environnement. C’est ainsi que, dans les pièces parfois exiguës du Musée Ianchelevici, il est parvenu à donner de l’air et de la monumentalité à des installations qui, requérant une mise en situation franche et ouverte, auraient pu paraître coincées sans la touche recréatrice d’univers de qui les a conçues pour dynamiser l’espace, en synthétiser les tensions.

Agressivité et quête d’équilibre

Né à Volterra en 1937, Staccioli avait 23 ans quand, renonçant à la peinture post-informelle de ses débuts, il s’en vint à la sculpture. Une sculpture très vite conçue en accord avec l’espace à l’entour, le lieu déterminant en quelque sorte la sculpture. Première intervention urbaine en 1972, dans sa ville natale.

C’est l’époque aussi où, tout en élaborant une écriture tridimensionnelle assujettie aux formes géométriques, Staccioli se met à charger ses installations d’une agressivité en rapport avec une situation politique et sociale italienne que l’artiste dénonce et stigmatise par des formes pointues, tranchantes, incisives. Revenu depuis à un langage davantage linéaire, le sculpteur italien élabore des cercles, des sphères, des formes polyédriques comme lorsqu’il conçoit une installation en cinq polyèdres peints aux couleurs fondamentales, en hommage aux enfants des cinq continents.

Une version plus petite de ce jeu de volumes est à voir à La Louvière, réalisée en fer anodisé. Si la notion même de tension et d’équilibre est au centre des recherches spatiales de Staccioli, l’une de celles-ci l’a conduit à élaborer une pièce éphémère en bois recouverte d’une pellicule de ciment, à l’intention du Musée Ianchelevici. Par ailleurs, préparations aux formes sculptées, des croquis et surtout de grands dessins très purs et très directs y rayonnent, œuvres abouties.

Il nous faut insister aussi sur la qualité des images des installations in situ saisies par le photographe Enrico Cattaneo, ami de longue date de Staccioli. Des photos qui donnent aux sculptures une seconde vie indépendante de leur rayonnement spatial. Elles sont emblématiques du regard d’un créateur sur l’architecture des choses et des rencontres. Remarquable !

Roger Pierre Turine

Des œuvres de Staccioli étaient au château de Seneffe en 2014 © CFWB

[INFOS QUALITE] statut : validé (initialement publié en collaboration avec agora.qc.ca) | mode d’édition : rédaction, partage et iconographie | sources : agora.qc.ca ; maurostaccioli.org ; lalibre.be | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart  | crédits illustrations : © Patrick Thonart ; © CFWB ; © MILL | Et pour en savoir plus sur Ianchelevici dans wallonica.org…


Formes et autres non-formes…

AGORA VII.3 : L’encyclopédie de Phèdre (Dominique Collin, 2000)

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  • L’Étranger d’outremer : Cette question que tu me poses, sur la manière de se retrouver dans le labyrinthe des idées, des faits, et des écrits, il se trouve que je viens tout juste de l’entendre discuter hier. C’était chez Phèdre. Tu le connais : le collectionneur de beaux discours. Éryximaque, son médecin, craignant pour la vue déclinante de son patient, voulait lui interdire la lecture lorsqu’intervint Hippias, le savant, inventeur de la machine à penser. Il y avait aussi cet étranger que l’on voit parfois sur la place du marché – appelons-le l’Etranger de l’Agora – qui faillit les mettre tous d’accord avec son encyclopédie. Mais, puisque tu en as le loisir, assieds-toi : je te rapporte leurs propos. Tu en jugeras par toi-même.
  • Éryximaque : Ne médisons pas trop de la tradition, mon ami : elle nous a bien permis de nous rendre jusqu’ici. S’il faut un tri aveugle, celui du temps me convient bien ; l’essentiel reste, le temps emporte le reste.
  • Hippias : Ce que je vous propose, c’est justement cela – mais je veux accélérer la marche du temps ; ce que la nature seule, livrée au hasard, fait en mille ans, la raison, bien outillée, le fait en une heure. Les solutions que le temps a permis de trouver par essai et erreur, les idées neuves que le hasard a permis de générer par un éclairage nouveau, par un voisinage inattendu d’idées déjà connues, avec ma machine, je les obtiens sur commande, immédiatement.
  • Éryximaque : Mais sommes-nous si pressés? Votre machine nous livrera de tout, comme un filet aux mailles trop fines. Qui fera le tri, dans les bouts de discours dépareillés, entre les perles et le frelaté, la sagesse et l’improvisation ? La vie nous présente parfois des problèmes, c’est vrai, que des recettes peuvent traiter. Dans mon métier, ce sont ces fractures et lésions que le bon remède, appliqué au bon moment, aide la nature à guérir. Mais le plus souvent, ce que la vie nous propose c’est le mystère, et, face à lui, vos bouts de connaissances sont impuissants. Nous, médecins, avons quelque petit pouvoir sur certains maux ; mais que sait-on des régimes qui préserveraient nos forces ou les décupleraient, que sait-on de ces forces mystérieuses dont disposent les corps pour se refaire, que sait-on de cet équilibre des humeurs que nos traitements tentent de rétablir ? Votre machine est une prothèse qui me fait peur. Elle décuplerait la force de certains mouvements de l’âme et en oublierait d’autres ; or toute ma science consiste à trouver et conserver l’équilibre. Songez à ceci : il y a une lente et plaisante journée de marche, l’exercice suprême pour la santé mentale et physique, entre Mégare et Athènes, et toutes les merveilles et les rencontres du monde y sont possibles. Avec un coursier, on fait le trajet en moins de deux heures, sans rien voir, en avalant plein de poussière ; le temps gagné, on le passe ensuite au repos forcé. Vous nous ferez penser de même manière : vite et mal.
  • Hippias : Non pas si nous mettons chaque chose à sa place : mon coursier pour traverser la plaine ennuyante, la marche, entre amis, les beaux soirs de printemps ; les problèmes à résoudre quand il s’agit d’agir vite, et les mystères à percer quand le temps s’arrête et qu’on cherche le sens de tout cela. Mais pour le principal, oui, pressés, nous le sommes. Sparte et Thèbes s’affrontent à nouveau : que fera l’Attique ? Il nous faut choisir un camp. La corruption des chefs et la lutte des factions pour des brindilles de pouvoir étouffent la politie dans nos murs : devons-nous attendre ? Les cultivateurs menacés par la sécheresse s’empressent d’irriguer leurs champs, les bateliers d’appareiller avant la marée. La survie n’attend pas. S’il faut, pour mieux répandre la connaissance, la diluer, pour mieux la partager, la couper en morceaux, soit. Ce qui importe est de la bien découper. Aussi ma machine dépend-elle de la qualité des catégories utilisées pour récupérer ce qui compte. En les raffinant suffisamment, seul l’essentiel sera retenu. Le jugement naturel, tout comme l’intuition, ne sont que des manipulations de catégories que nos natures utilisent, sans comprendre, comme marche un aveugle : moi je prétends qu’on peut marcher en regardant. Quant aux mystères, ô homme de science, ne savez-vous pas mieux que nous tous qu’il n’y en a pas, qu’il n’y a que des problèmes mal posés ; les mystères disparaissent quand on les reformule.

  • Éryximaque : Le jugement naturel, une manipulation de catégories ! Jamais, Hippias, le monde ne se laissera enfermer dans vos catégories et vos classifications, si tant est qu’avait raison celui qui tantôt disait que le monde est inachevé. Au mieux, pouvons-nous apprendre à apprendre, réfléchir à comment on réfléchit, et, ayant compris cela, tirer parti de nos forces à l’intérieur de nos limites ? Comme nous l’enseignait Socrate, mieux vaut savoir s’interroger et circonscrire les limites de son savoir. Du reste le plus important est de savoir ce qu’il convient de savoir – se connaître soi-même – avant de chercher à connaître le monde, se dominer soi-même avant de dominer le monde. Laissez-moi les mystères et les fins, je les garde ; et vous laisse les problèmes et les moyens.
  • Hippias : Apprendre à apprendre : mais on n’apprend pas sans objet ; sans la résistance du réel comme garde-fou. nos imaginations s’emballent – c’est un jeu vide que vous proposez là. Jamais vous ne déduirez de quelque équation la forme des flocons de neige chez les Hyperboréens : pour connaître, il faut sortir de chez soi, parcourir le monde, ouvrir les yeux, voir ce qui s’offre, en saisir la variété, les formes.
  • Éryximaque : Ou vite rentrer en soi, réfléchir à ce qu’a permis de recueillir le tour de son jardin, fermer les yeux, refuser les évidences, entendre d’entendement, c’est-à-dire saisir en chaque chose la part d’universel ce qui lui est propre, irréductiblement sienne, et qui échappe aux lois… Le monde est immense, mais ma capacité à le connaître, limitée ; il faut commencer par nous comprendre nous-mêmes…
  • Hippias : Nous serions donc hors du monde ?
  • Éryximaque : Nous devons nous comprendre nous-mêmes et voir comment fonctionnent notre imagination, notre mémoire. Je lis : je retiens selon le sens des choses, c’est à dire selon ce que je sais déjà et selon la résistance que je rencontre à ce que je sais déjà. C’est à dire que mes catégories s’ajustent en même temps que mes lectures les remplissent. Voilà pourquoi un jeu de catégories – un formulaire, quoi – ne pourra jamais suffire à contenir le savoir. Par ailleurs, mon esprit est comme une étroite table qui ne reçoit à la fois qu’un petit nombre d’objets, pas plus que sept ou huit à la fois ; mais par objet il faut entendre soit un objet simple, soit une boîte dans laquelle on aurait regroupé quantité d’objets à partir de ce qu’ils ont en commun. Ainsi les objets se combinent et se recombinent à partir de leurs similitudes et de leurs différences, s’organisant fonction de leur utilité pour assouvir nos besoins et désirs, en fonction des émotions qu’ils soulèvent en nous, en fonction des idées et concepts qu’ils rejoignent. A force de tels regroupements, mon esprit finit par embrasser tout ce qui compte de ce que contiennent les étagères de Phèdre. Il digère. Et les éléments constituants, même quand nous avons parfois difficulté à les retrouver, sont là, matières brutes de la culture, le trésor – qui disait cela déjà ? – des savoirs oubliés.
  • Hippias : Jacqueline de Romilly, Le trésor des savoirs oubliés (1998). Tout de même, vous trouverez qu’il est commode de trouver rapidemenl ce que l’on cherche !
  • Éryximaque : Cette culture, donc, qui est la base du jugement et qui, parce qu’elle permet de rattacher ce qui est du ressort du vrai, du beau et de l’utile, est notre seul outil pour faire face au mystère. Votre machine ne pourra jamais traiter que de l’utile, que des mots, que de la surface et ne pourra jamais le dire que par une accumulation de croûtes et de rognures de discours. Quand permettra-t-elle, au sujet d’une question importante, de nous proposer, au lieu de trois cent bouts de citations ou de renseignements tirés hors contexte, trois textes clés, trois seulement, mais les plus beaux, qui nous mettent sur une piste fraîche, qui nous touchent, par leur vérité, leur beauté, non seulement dans nos idées, mais jusque dans notre manière d’entendre, de sentir, de ressentir ? Je vais vous dire un secret. Homère, les sept sages et les autres des temps anciens, bien avant l’écriture, avaient déjà inventé mieux et plus fort que votre machine. Dictons, épigrammes, mots de sagesses, prières, poèmes, chants, musiques, cérémonies et images sacrées : voilà leurs machines, si tant est que l’on pourra jamais réduire l’inspiration à une mécanique. Des machines ajustées par les siècles jusqu’à épouser parfaitement la nature de notre sensibilité, de notre mémoire, et du génie des mots de notre langue. Ajustées avec autant de précision que s’est moulée aux contraintes des vents et de la houle la ligne de la carène de nos longs vaisseaux aux bords recourbés. Quelle est cette invention? L’art du silence et du recueillement, d’abord, attente active et invitation, puis, quand s’incarne la vérité, les mystères de la forme : rimes et rythmes, rites et répétitions, symboles, assonances, rapprochements d’images, concision du propos. Tout dans ces machines participe à trouver et condenser l’essentiel. A l’imposer à notre esprit, même dans la tourmente ; à le préserver du temps. Nos temples tomberont en poussière qu’on entendra encore répéter les sages paroles qui en ornent les frontons : Connais-toi toi-même, La mesure en toutes choses… C’est du reste encore aujourd’hui le fond commun qui unit et rapproche les citoyens, le point de départ de l’instruction, de la paideia. Votre machine saurait-elle, pour guérir l’âme de celui qui vient de perdre un enfant, trouver les mots pour faire un seul poème ?
La bibliothèque d’Alexandrie © Universal History Archive
  • Hippias : Ce que vous dites est beau et vrai, Eryximaque : il nous faut cette magie pour vivre ; mais je vais vous révéler, moi aussi, un grand secret. Il n’y a que les faits, que l’utile, que ce que vous appelez la surface des choses. Il n’y a pas de vrai ou de faux, il n’y a que ce qui sert, ce qui change quelque chose en bien ou en mal – quant à ce qui ne change rien à rien, c’est… rien ; ou du moins on ne saurait rien en dire qui veuille dire quelque chose. Pas plus d’ailleurs que de la magie, dont on finit toujours un jour par trouver les ressorts. Aussi ma machine, permettant d’accéder à tout ce qui peut servir (souvenez-vous : vous me l’avez concédé), est complète. Consoler, c’est agir, et, par conséquent cela implique des moyens, une recherche d’efficacité : précisément ce en quoi ma machine excelle. Il suffit de définir ce qui console – musiques lentes et graves ou, ce qui revient au même, paroles profondes et rimées, accompagnées de telle ou telle image – prés verdoyants, rivages sereins avec un rien de brume qui se lève au loin, colombe qui s’envole et quoi encore : à condition de spécifier correctement ses critères de recherche, ma machine vous produit un inventaire complet des trouvailles des techniques de la consolation de vingt-huit générations de prêtres de l’Egypte à l’Indus. Vous réinventez la roue, pendant que j’assemble des poulies doubles. Nulle magie requise : il s’agit simplement de tout répertorier, mesurer, classer – d’avoir un regard universel : l’egkuklios, voilà le secret.
  • L’Étranger d’outremer : C’est à ce moment qu’intervint l’Etranger de l’Agora, avec son encyclopédie (eh oui, un autre néologisme, formé celui là -tu l’auras deviné- de egkuklios et de paideia, c’est-à-dire une machine pour s’instruire véritablement, en faisant le tour de tout). Hippias crut y trouver sa machine, Eryximaque, le livre. Il apparut en effet que la machine de l’étranger prétendait elle aussi faire le tour du monde et prendre acte de tout ce qui se dit, mais cela sans réduire et enfermer le monde. Elle comptait en quelque sorte sur la puissance de la machine imaginée par Hippias pour restituer l’expérience de l’immédiat et de l’indicible que cherchait à préserver Eryximaque. Je passe sur la description de celle merveille, d’autres l’ont fait mieux que je ne saurais le faire. Disons seulement comment l’étranger donna tour à tour tort et raison à chacun et quelle étrange idée Phèdre en conçut.
  • L’Étranger de l’Agora : Ce que j’ai voulu faire , Phèdre, c’est trouver le moyen de transformer le chaos de l’information qui vous paralyse en ce que Pythagore appelait le cosmos : un monde imprégné d’ordre, d’harmonie, créé selon le nombre. Il faut pour cela, et Hippias me semble là dessus avoir raison, ratisser tout ce que le génie humain a produit, dont on ne peut se permettre de faire l’économie. Mais cela ne peut être fait par une mécanique aveugle ; il faut un outil basé sur l’exercice du jugement, et pour qu’il puisse opérer, il me semble qu’il faut au préalable avoir organisé cette documentation – livres, listes, discours, images, poèmes, et tout ce que l’esprit peut produire d’utile ou d’élevé – selon ces lois immuables de la pensée auxquelles faisait appel Eryximaque. Ces lois, par lesquelles l’esprit intègre le savoir, me semblent être les suivantes : marquer, hiérarchiser, classer, relier. Marquer un texte c’est lui assigner un titre, un sujet, le résumer, en tirer un extrait, pour qu’on puisse le repérer en vue de le juger, c’est-à-dire le placer dans une hiérarchie au niveau qui convient, le classer pour qu’on puisse le trouver en empruntant le plus grand nombre de pistes possibles. Ces trois opérations relèvent de l’analyse ; la dernière, relier, de la synthèse. Celle alternance entre l’analyse et la synthèse, avec le soutien de la logique et de la grammaire, appartient à ce qu’on pourrait appeler les invariants de la vie intellectuelle. Ces opérations, bien sûr, ne sont pas neutres ; elles impliquent un tri, donc un jugement sur le mérite et la valeur des informations : leur mérite est de restreindre les informations plutôt que de les multiplier : voilà en quoi elles sont différentes du ratissage mécanique proposé par Hippias. Du reste, Phèdre, vous vous en doutez, c’est justement le souci de vouloir être complètement neutre – et l’est-on jamais ? – qui enlève à l’univers des connaissances le sens et l’unité qui le protège du chaos.
  • Phèdre : Très juste, Étranger, et tout ce que vous dites est fascinant. Mais il se trouve que je ne veux pas – il me reste trop peu de lumière et de temps – me lancer dans la construction de ce cosmos de sens dont vous parlez ; plus modestemcnt, je ne souhaite que mettre un peu d ‘ordre dans mes étagères. Qu’un jour mes notes soient utiles à d’autres et trouvent leur place dans votre encyclopédie, je m’en réjouirais; que j’accède à celles que vous et d’autres aurez colligées, j’en serais à tout jamais reconnaissant ; mais pour l’instant, ce que je cherche est un moyen de me retrouver, de transformer ma montagne de mots en chantier d’idées, à défaut d’un cosmos organisé, ce qui me paraît au dessus de mes forces. Pour tout dire, je suis tenté par le projet de faire ma propre encyclopédie, si cela se peut.
  • L’Étranger de l’Agora : Cela se peut et rien n’empêche également que votre encyclopédie personnelle soit, en partie, publique et partagée, et en partie secrète et restreinte à vous seul ou quelques collaborateurs très proches. Par ailleurs, son degré d’organisation est votre affaire et, comme dans un chantier qui, au départ, apparaît comme un désordre sans remède, prend souvent forme avec le temps et fait apparaître, lorsque les derniers échafauds sont retirés, une œuvre complète et ordonnée. Ce qui les distinguera, c’est que mon cosmos est constitué d’un nombre d’objets plus large, le vôtre – devons nous le nommer un micro-cosmos ? – des seuls objets qui rejoignent vos préoccupations; ni l’un ni l’autre à prétention universelle, mais le vôtre s’en tiendra aux seuls éléments de sens que vous aurez choisis. Les chronologies ne vous intéressent pas ? Nul besoin d ‘en tenir compte ; une autre dimension vous paraît importante, que la mienne n’a pas prévue ? vous l’ajoutez. Le mien est constitué d’objets qui auront été vérifiés, validés par une équipe, le vôtre, si vous le voulez, peut demeurer en chantier, avec vos questions, vos hypothèses, vos travaux en cours voisinant avec les textes finis que vous avez retenus. Ce qui le fera vôtre, c’est la liberté de définir les axes d’organisation, les valeurs centrales, la vision à partir desquels son organisation se construit, ce qui donne sa coloration propre.
  • Éryximaque : En ceci, votre encyclopédie, Phèdre, ne fera rien que vous ne faites déjà tous les jours de votre vie en organisant votre propre expérience du monde autour des mots que vous propose notre belle langue grecque. Je m’explique avec un exemple : vous diriez, Phèdre, que les Athéniens sont justes ; qu’être juste, cela est un bien , que juste, vous cherchez à l’être. Mais qu’est-ce que cela, juste, pour vous, Phèdre ? Pour nous, qui avons été abreuvés aux mêmes sources, il y a un sens général sur lequel chacun s’entend et des exemples qui nous viennent immédiatement à l’esprit, comme Solon (les Crétois penseront d’abord à Minos, ceux d’ailleurs, à Salomon ou quelque autre sage). Mais pourtant, chacun de nous choisit déjà de manière presque tendancieuse selon son caractère, ses préoccupations, ses valeurs, parmi ce que nous propose la sagesse de notre cité : pour certains, justice, c’est faire du bien à ses amis et du mal à ses ennemis alors que pour d’autres, on ne saurait être juste et rendre le mal pour le mal ; pour les uns, la justice, c’est ce qui avantage les puissants qui font les lois ; pour d’autres, c’est un pacte inviolable entre les citoyens pour se protéger de la tyrannie qui dort en chacun de nous. Chacun illustrera son idée d’expériences vécues, l’enrichira de récits empruntés et en fera la justification de ses actes. C’est presque comme si le mot, un son pur mais pauvre et nu, s’était enrichi de sous-harmoniques nombreuses et diverses en se chargeant des interprétations et des émotions que nous lui rattachons. Ce serait ainsi que nous construisons le sens de notre monde, notre microcosmos intérieur, pour ainsi dire. Voilà ce qui fait que, de la justice, il y a des Denys pour s’en rire pendant que des Dion sont prêts à mourir pour elle : être juste ce n’est pas qu’une idée – c’est un projet, qui se rattache à qui on est, à qui on souhaite devenir, qui donne un sens à nos efforts, nos souffrances et nos joies ; vous entendre parler de justice, c’est en quelque sorte vous entendre parler de vous.
  • L’Étranger de l’Agora : Vous m’avez compris, Eryximaque. Et, ce que la pensée naturelle fait si bien, dans le domaine si large et plein de mystère qu’est la vie, ma machine, simple prothèse, ne fait qu’en accroître la portée dans ce monde tellement plus simple, au fond, des idées.
  • Phèdre : Étranger, je suis convaincu : dis-moi quoi faire pour réaliser mon encyclopédie.
  • L’Étranger de l’Agora : D’abord, la nourrir. Lisez, stylet en main. Tout passage pertinent, toute image, poème, information, toute question sur laquelle vous souhaitez un jour revenir, vous le rattachez à un nom, concept, ou idée repère.
  • Hippias : Et, pour compléter : à l’aide de ma machine, sondez dans le trésor de tout ce qui a été dit sur cette idée, repérez, triez et enrichissez votre encyclopédie de ce qui complète votre propos.
  • L’Étranger de l’Agora : Indéniablement. Ainsi, tel chapitre ou section qui vous importe du trésor de souvenirs oubliés ira dans “mémoire” ou dans “culture” ; tel autre, du “libro de arena“, dans «Borges» ou dans “archétypes”, accompagné d’un extrait et, si l’on veut, d’un court commentaire…
Jorge Luis Borges @ DR
  • Hippias : tel : “ainsi les aveugles nous apprennent à voir.”
  • Éryximaque : Riez, Hippias, mais il se trouve que les lumières de ces sages, Borges, de Romilly et Homère, que j’ai invoqués tantôt, ne sont pas étrangères à ce que, comme Phèdre aujourd’hui, sentant la vue les abandonner, ils ont dû affronter avec un plus grand sens d’urgence que pour nous le problème de la mémoire. J’irais, Étranger, moi , dans votre machine, s’il est une place pour le faire, noter cette hypothèse que je voudrais un jour explorer plus à fond tant elle me paraît plausible à partir de mon expérience clinique, que la perte de la vue confronte notre dépendance de l’écrit et force une intégration différente, souvent supérieure, des informations, note que j’ajouterais au mot “mémoire“, peut-être, avec d’autres observations semblables.
  • Phèdre : Vous le ferez, Éryximaque, et cette machine en prendra note, je m’en porte garant ; mais nous vous avons interrompu, Etranger, continuez.
  • L’Étranger de l’Agora : Éryximaque, je vous indiquerai où loger cette hypothèse importante ; vous vous y trouverez du reste en bonne compagnie. Mais, Phèdre, revenons à votre encyclopédie. Vous l’avez nourrie – et continuerez longtemps à le faire, y prenant chaque jour un plaisir accru. Mais le tout n’est pas d’avaler, comme dirait Eryximaque, il faut aussi digérer. Ces mots repères auxquels vous aurez, de lecture en lecture, rattaché vos trésors et trouvailles, il vous faut leur donner vie. Cela se fera en précisant pour chacun de ces mots, des définitions, enjeux, l’essentiel à retenir, quelques extraits des documents rattachés, des éléments de chronologies, les concepts voisins, un survol des débats et polémiques qui font rage à leur sujet avec, au besoin, quelques extraits qui caractérisent le mieux les thèses opposées, et la liste peut continuer : c’est vous qui êtes le maître. Cette organisation permet alors de déployer ce que l’on pourrait appeler des sentiers de sens. Je veux en distinguer deux sortes : le premier approfondit le mot repère en mettant à jour tous les éléments qui lui sont rattachés – définitions, enjeux, chronologies, etc. ; le second fait apparaître un système réticulé, pour ainsi dire, constitué de renvois entre mots repères reliés entre eux par des relation de type précis (implication, voisinage, similitude, opposition , cause, effet, antécédent, conséquence). Ces sentiers, si l’on veut, suivent la voie de la raison, en ce sens qu’ils sont dictés par des relations bien définies et prévues dans les catégories utilisées ; le jugement de valeur n’opère ici que sur le plan de la sélection du contenu.
  • Hippias : Je vois qu’il serait aussi possible de générer, par la collection de types précis de documents, des anthologies diverses – anthologie de poésie, de citations, de recettes, d’éléments de chronologies.
  • L’Étranger de l’Agora : Assurément. Mais cette organisation rend aussi possible le déploiement de ce que j’appellerai des constellation de sens, des rapprochements entre éléments disjoints, imprévus, impliquant des sauts de sens : poèmes, images, métaphores, questions, rapprochements de structure (comme ceux qui font l’objet du jeu des perles de verre, chez Hesse), rapprochements provisoires ou “sentis“, sans que les rapports soient encore explicites ou clairs. Ces constellations répondent à une logique de l’intuition, de l’analogie ; c’est l’âme de l’encyclopédie, son foyer intégrateur. C’est ici, Eryximaque, que votre hypothèses trouverait sa place, rejoignant peut-être, comme l’intuition vous le dictera, les réflexions de Thomas Mann, par exemple, pour qui la maladie, parfois, est source de talents exceptionnels voire de conscience plus aiguisée – vous pourriez y découvrir une montagne enchantée où une communauté de convalescents élaborent à temps perdu leur propre encyclopédie – ou les observations cliniques d’Olivier Sachs, par exemple, sur les dérangements de la mémoire et de la pensée, notamment chez ce malheureux qui confondait sa femme et son chapeau !
  • Phèdre : Je vois, Étranger, que votre machine rend de deux manières cette documentation dont elle a été nourrie : questionnée, elle limite ses réponses à ce qui est le plus riche et le plus pertinent, puis, passant de l’utile à l’agréable, elle se joue à nous confronter avec mille trouvailles plus inattendues les unes que les autres. Je commence à voir ce que serait un tel engin, nourri par une cité entière : de quels trésors il regorgerait ! Mais il se fait tard, on apporte à manger et à boire : restez avec nous. La lumière baisse, j’ai besoin d’être guidé encore à travers vos sentiers et, surtout, d’éclairer ma nuit de vos étonnantes constellations.

Dominique Collin (2000)


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : Magazine de l’Agora, Volume 7, n°3, avril-mai 2000 | mode d’édition : transcription et adaptation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : Le Banquet de Platon par Gustav Adolph Spangenberg (1883/88) est © Halle Universität.


Prenons l’initiative !

AGORA VII.3 : Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne, 2000)

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[avril-mai 2000] La nature de L’Encyclopédie de L’Agora, ce qui constitue son originalité et sa raison d’être, est indiquée par la devise et le principe directeur que nous avons choisis. Notre devise : Vers le réel par le virtuel. Notre principe directeur : Il faut accueillir toutes les opinions, les loger au niveau qui convient et les composer verticalement.

En janvier 1995, l’Agora recevait du gouvernement du Québec le mandat  d’entreprendre une recherche et une réflexion sur le meilleur usage à faire des inforoutes. Les jeunes ont été au centre de nos préoccupations. Nous avons, par exemple, étudié le phénomène du Slash and Burn, cette façon qu’on a dans la Silicone Valley de mutiler son corps pour se rassurer sur son existence. Nous avons ensuite découvert les otakus, ces jeunes mâles nippons qui vivent tout, y compris leurs grandes amours et leurs petits vices, par procuration à travers leur écran cathodique.

La simple observation de son entourage aura permis à chacun de constater que cette aliénation est un phénomène universel. Personne désormais ne peut nier la gravité et l’imminence d’un danger que bien des observateurs avaient aperçu, notamment Guy Debord, auteur de La Société du spectacle. Et Daniel Boorstin dans L’image. Ce danger, c’est celui de la substitution des médias à cette réalité vers laquelle ils ont pour finalité de nous conduire. Les médias sont, le mot le dit, des intermédiaires. Intermédiaires entre quoi et quoi ? Entre qui et quoi ? Nous avons la naïveté de répondre sans hésiter : entre nous et le réel, mot qui a mauvaise presse dans les milieux philosophiques qui ne veulent pas être en reste par rapport aux leaders de la techno-science. Par réel, nous entendons le monde tel qu’il s’offre à nos sens.

La conscience de ce danger aurait pu nous citer à recommander le boycottage de tous les médias, tels la télévision et Internet, dont on peut penser que par leur nature même ils sont une invitation à préférer les représentations du réel au réel lui-même. Mais l’écriture inspirait les mêmes craintes à Platon. Voici l’essentiel des propos de Platon. Theut, l’inventeur des lettres, se présente chez le roi Thamous de Thèbes en Egypte, avec l’intention de lui vendre sa nouvelle technologie de communication ! “Voilà, dit Theut, la connaissance, ô Roi, qui procurera aux Égyptiens plus de science et plus de souvenirs ; car le défaut de mémoire et le manque de science ont trouvé leur remède – pharmakon.” A quoi le roi répondit: “Incomparable maître ès Arts, ô Theut, autre est l’homme capable de donner le jour à l’institution d’un art ; autre, est celui capable d’apprécier ce que cet art comprend de bénéfice ou d’utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l’écriture, tu te complais à les doter d’un pouvoir contraire à celui qu’ils possèdent ! Car cette invention, en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C’est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu’ils se remémoreront les choses. Ce n’est donc pas pour la mémoire, c’est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c’en est l’illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [ … ] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu’au lieu d’être savants, ils seront devenus savants d’illusion.”

C’est toutefois dans un livre écrit par Platon que l’on trouve ces considération sur les dangers de l’écriture. Les médias les plus élémentaires, les concepts et les mots peuvent eux-mêmes nous éloigner du réel plutôt que de nous en rapprocher : avec quelle facilité nous prenons les mots pour les choses. La première cause de l’aliénation est donc en nous et non dans le média, même, osons-nous croire, lorsque ce dernier englobe, sous le nom de multimédia, l’ensemble des moyens de communication utilisés antérieurement.

Nous prenons, face au multimédia, le parti de Platon face à l’écriture. De même que Platon s’est servi de l’écriture pour libérer les esprits en les aidant à se ressouvenir de l’origine des Idées, de même nous voulons utiliser le multimédia, de manière à créer des documents qui soient des intermédiaires destinés à s’effacer devant le réel qu’ils indiquent ou évoquent. Le bon dossier sur les oiseaux n’est pas, à nos yeux, celui qui tient les internautes en cage, en leur donnant l’illusion que le spectacle est préférable à la vie, mais celui qui les incite à quitter l’écran pour la nature.

Nous nous interdisons par là-même toute recherche de la séduction pour la séduction. Plaire sans asservir. Nous voulons appliquer cette règle de la bonne rhétorique au multimédia. Nous invitons tous nos collaborateurs, à commencer par notre infographe, à conspirer pour créer un climat tel que les internautes éprouvent le besoin de s’arrêter devant les documents que nous leur proposons, plutôt que de s’abandonner à ce qui semble être la règle sur Internet : passer le plus rapidement possible d’un document à un autre.

Notre souci du réel nous amènera aussi à favoriser de vraies rencontres, des colloques, des séminaires autour des dossiers que nous développerons, et à accorder la préférence à ce qui nous paraîtra le plus conforme à notre orientation, dans les divers services que nous offrirons, dans les initiatives que nous encouragerons.

© BnF

Introduire de l’ordre dans ses propres connaissances est aussi une façon de se rapprocher du réel. Plus un esprit est confus, plus il lui est difficile de distinguer le réel du spectacle qu’on en tire. On verra dans la suite de ce numéro que nos méthodes d’analyse et de présentation des documents contribuent à faire de l’Encyclopédie de L’Agora une œuvre unique en son genre.

Notre recherche sur les inforoutes nous aura aussi permis de constater que les principales inquiétudes des gens ont trait à la surabondance d’informations présentées de façon chaotique. Ces craintes confirmaient notre diagnostic : le réseau Internet risque d’accentuer un mal déjà très répandu : le relativisme, le nivellement des faits et des idées, l’absence de critères, de repères pour le jugement. Sur Internet, chacun est son éditeur, or avant Internet on avait déjà des raisons de regretter que de plus en plus d’éditeurs fassent mal leur travail. Dans son état actuel, le réseau Internet est analogue au chaos initial avant qu’il n’acquière la forme, l’ordre qui le transformera en cosmos.

Il y a, nous le verrons, des raisons de se réjouir de ce que sur Internet chacun soit son propre éditeur, et nous comprenons que certains veuillent abandonner ce chaos à sa spontanéité. Nous nous adressons plutôt à ceux qui sont à la recherche de sens et d’unité, et nous voulons leur offrir une maison de la découverte qui ait autant d’identité que les grandes écoles philosophiques de la Grèce antique. Le seul nom de Simone Weil, à qui nous avons emprunté notre principe directeur, indique clairement notre orientation générale.

Il faut accueillir toutes les opinions. Entendons par là qu’aucun a priori ne doit nous empêcher d’examiner une opinion, si opposée soit-elle à nos idées les plus chères. Cette opinion, il faut toutefois la loger au niveau qui convient et lui accorder une importance adéquate. On verra par les divers exemples présentés dans ce numéro ce que nous entendons par là. Dire qu’il faut loger chaque opinion au niveau qui convient équivaut à dire qu’il faut composer verticalement l’ensemble des opinions ; cette seconde formulation ajoute toutefois une nuance à la précédente, celle d’une hiérarchie que l’on recrée à la lumière des intuitions centrales, comme celui qui marche en forêt dans la nuit recrée son trajet en tournant son regard vers l’étoile qui lui sert de repère. S’il nous fallait résumer à la fois nos fins et notre méthode par un mot, c’est le mot jugement qui conviendrait le mieux.

Jacques DUFRESNE


[INFOS QUALITÉ] statut : validé | sources : Magazine de l’Agora, Volume 7, n°3, avril-mai 2000 | mode d’édition : transcription et adaptation par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Martin Grandjean ; BnF.


Prenons l’initiative !

AGORA VII.3 : L’Encyclopédie de l’Agora, un portail éclairé (2000)

Temps de lecture : 7 minutes >

En 2000, Jacques DUFRESNE, Hélène LABERGE et leur tribu publiaient un numéro spécial du magazine trimestriel L’agora : des idées, des débats. Ce numéro 3, volume 7, du magazine qui parut en avril-mai 2000, était entièrement consacré à une nouveauté pour l’époque : le portail de l’Encyclopédie de l’Agora. L’éditeur responsable de wallonica.org venait de rejoindre l’équipe et Jacques allait par ailleurs lui confier la mise en oeuvre d’un portail wallon (walloniebruxelles.org) qui partagerait les mêmes dossiers de fond. Le tout était techniquement possible grâce au logiciel Lotus Notes, aujourd’hui désuet, dont Bernard Lebleu avait détourné le module “bibliothèque”.

C’était un temps que les moins de vingt ans…

A l’époque, l’Internet documentaire en était encore à ses balbutiements et il paraissait normal de publier des contenus parallèlement dans une revue papier et sur le web. Sur les deux fronts, l’Agora partageait des articles de qualité qui n’avaient rien à envier aux revues plus établies. Au fil du temps, l’équipe d’Agora, couplée à la petite l’équipe wallonne (merci Joëlle, merci Axelle…) a rassemblé autour du projet quelque 1.500 contributeurs (auteurs, compilateurs, réviseurs) venus de partout dans le monde francophone, publié plus de 6.000 articles et atteint des sommets de visibilité, culminant à plus de 12 millions de visiteurs certaines années.

Aujourd’hui, l’Encyclopédie de l’Agora continue son petit bonhomme de chemin en fédérant autour de son portail central, un archipel de sites thématiques qui font sens et luttent activement contre l’ignorance. Dans nos terres wallonnes, wallonica.org sert les mêmes principes avec le Carré Wallonica : l’obscurantisme ne passera pas… par là, en tout cas !

Une des missions que wallonica.org veut privilégier, c’est la pérennisation de contenus d’intérêt critique qui, autrement, disparaîtraient dans les intestins des souris de nos greniers ou sous le poids des champignons de nos caves. Nous avons créé la documenta dans ce but et nous allons y partager les contenus de ce numéro spécial. Le contenu intégral du “spécial portail Agora” est également reproduit dans un dossier qui aura cet article comme table des matières. Que chacun y voie un hommage au travail de nos amis québécois !


© documenta.wallonica.org

L’Encyclopédie de l’Agora
Un portail éclairé

Volume 7, n°3, avril-mai 2000

Sommaire [en construction]

    • L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose (éditorial de la rédaction),
    • Une nouvelle encyclopédie, pourquoi ? (Jacques Dufresne),
    • L’Encyclopédie de Phèdre (Dominique Collin),
    • Les grands fleuves encyclopédiques (Claude Gagnon),
    • La structure de L’Encyclopédie,
    • Deux discours sur la méthode (Jacques Dufresne, Josette Lanteigne),
    • Les dossiers,
    • De l’esprit français à l’humour anglais,
    • Les sites Internet,
    • Les secteurs,
    • Les disciplines (Josette Lanteigne),
    • La recherche dans L’Encyclopédie (Josette Lanteigne),
    • Consultation de l’Encyclopédie,
    • Marché de L’ Agora,
    • Commentaires sur l’actualité,
    • La mode au noir (Hélène Laberge)
    • Projet de Charte (Josette Lanteigne),
    • Vie privée et Internet (Bernard Lebleu),
    • Les «mantras» de la Révolution tranquille (Stéphane Stapinsky),
    • Maux d’humeur et maux d’humour (Jean-Pierre Bouchard),
    • La dernière Europe (Marc Chevrier),
    • Des droits d’auteur obscurantistes (Jacques Dufresne),
    • Qui sommes-nous ? (Jacques Dufresne),
    • Au cœur d’un projet pédagogique (Mario Asselin),
    • Des orphelins de Duplessis aux orphelins de Lazure (Hélène Laberge),
    • Films et livres.

L’Agora : un magazine et une encyclopédie en symbiose

Jacques Dufresne

C’est normalement le magazine qui nourrit l’Encyclopédie sur Internet. Exceptionnellement, nous faisons l’inverse dans ce numéro qui est entièrement constitué de textes ayant d’abord été publiés dans L’Encyclopédie sur Internet.

Au cours des trois premières années, de 1993 à 1996, le magazine paraissait dix fois l’an Comme notre projet d’Encyclopédie commençait à se préciser en 1996, et comme nous savions que L’Encyclopédie serait aussi un portail Internet, qu’elle contiendrait une section actualité, nous avons fait le pari suivant : ne publier que quatre fois l’an un magazine sur papier, qui porterait sur un grand thème et serait surtout constitué de textes de fond. Par la suite, miser progressivement sur L’Encyclopédie pour prendre position sur l’actualité commenter livres et spectacles, etc.

Nous arrivons à l’étape où L’Encyclopédie peut tenir ses promesses, comme vous pourrez le constater en lisant ce numéro. Ce qui fait d’Internet un média plus approprié qu’un magazine papier pour traiter de l’actualité, ce n’est pas seulement la possibilité de commenter l’événement, quand il est encore tout chaud, c’est aussi celle d’enraciner le commentaire dans des textes plus intemporels, qui tantôt le prolongent, tantôt lui servent de fondement.

Après avoir lu l’article de Jean-Pierre Bouchard sur l’humour, vous pourrez vous reporter aux pages sur les mots d’esprit. Dans l’Encyclopédie, vous pourrez faire de même avec tous les documents d’actualité. Vous aurez un accès direct à tous les autres documents du dossier dans lequel ils sont insérés, ainsi qu’à tous ceux qui sont indiqués par un hyperlien.

L’éditorial typique de nos journaux est un genre littéraire ambigu. Au lieu d’inciter les lecteurs à faire usage de leur raison, il les habitue à l’argument d’autorité. Comme l’éditorialiste ne donne pas ses sources, comme ses démonstrations ne peuvent être que sommaires – lorsqu’elles existent -, et comme il ne peut pas indiquer de documents jetant un autre éclairage sur la question, il invite ses lecteurs à le croire sur parole. Il est facile de remédier à cette lacune intellectuelle sur Internet.

C’est l’actualité éclairée qui nous intéresse, c’est aussi l’occasion qu’elle nous offre de redonner vie à des textes fondamentaux et, parfois, de les faire découvrir. Le présent ranime ainsi le passé qui l’éclaire. Ce va et vient fécond n’est-il pas le mouvement naturel de la pensée ?

L’Encyclopédie, dans son ensemble, est un tel va et vient. C’est pourquoi le dialogue socratique de Dominique Collin et les réflexions de Claude Gagnon sur les divers types d’encyclopédie nous ont semblé être la meilleure manière de présenter la mission première de l’Encyclopédie, de préciser les exigences que nous devons respecter, les écueils que nous devons éviter. Viennent ensuite des textes plus analytiques sur la structure de l’œuvre et sur la méthode que les artisans de l’Encyclopédie élaborent en en faisant l’apprentissage.

Suivent deux exemples de dossiers : voyage et civilisation. Les dossiers sont le cœur de l’Encyclopédie et le mot cœur ici, par delà la métaphore devenue banale, est une invitation à faire en sorte que les textes constituant le tronc du dossier soient vivants, qu’ils palpitent, et qu’ainsi le réseau de liens de l’Encyclopédie soit fait d’artères qui oxygènent pensée et non de veines qui évacuent le sang mort.

Chaque champ de la base de données devient pour l’internaute une façon de consulter l’Encyclopédie. Nous illustrons dans ce numéro quelques-unes de ces façons. Les rubriques : article, mot d’esprit, poème, site, dans le champ genre de documents, permettent d’accéder à tous les articles, poèmes, etc. de l’Encyclopédie. Ce sont autant d’anthologies. Nous donnons dans ce numéro des exemples de mots d’esprit et de sites. Les longues listes de citations et bons mots surabondent sur Internet. En plus de n’être pas toujours de très bon goût, elles se présentent généralement hors de tout contexte vivant et elles s’alignent comme des flacons de médicaments sur une chaîne d’encapsulage. Nous nous sommes efforcés de recréer le contexte, tout en invitant nos lecteurs à nous aider à comprendre la différence entre l’esprit français et l’humour anglais.

On pourra penser que dans nos exemples de sites nous avons fait preuve d’un préjugé favorable aux sites québécois. Le site Encéphi du Cégep du Vieux-Montréal, par exemple, nous l’avons découvert à partir d’hyperliens trouvés sur des sites européens et nous avons mis un certain temps a comprendre qu’il s’agissait d’un site québécois. Le manque d’espace nous a empêché de présenter le site de René Desgroseillers sur la psychanalyse.  C’est une recherche sur Vienne qui nous a mis sur la piste de cette encyclopédie spécialisée. Le site contient en effet d’excellentes pages sur la Vienne de 1880-1930. C’est seulement au terme de longs et délicieux séjours sur ce site que nous avons découvert qu’il était l’œuvre d’un praticien ayant son cabinet à Ville Saint-Laurent. Je serais porté à faire confiance à un professionnel qui, au lieu de faire sa publicité de façon tapageuse, en misant sur les réflexes conditionnés, la fait en renseignant ses éventuels clients et les internautes du monde entier sur l’école à laquelle il appartient [NdW : le site a aujourd’hui disparu].

Le Québec intellectuel replié sur lui-même est mort à jamais. Quant à nos entreprises et institutions qui veulent se faire connaître à l’étranger, elles auraient intérêt à mettre leurs annonces sur des sites comme celui de René Desgroseillers : 40.000 visiteurs en un an ! La plupart Européens sans doute. Ce ne sont pas des sites comme celui des journaux, à mille autres pareils, qui seraient visités par le reste du monde, mais des sites à la fois universels et uniques en leur genre, comme celui de notre psychanalyste. Avis au Ministère du tourisme !

Il y a des textes de présentation sur nos pages consacrées à la consultation par secteurs et par disciplines. La page sur les films et les livres est pour nous l’occasion de dire a nos amis éditeurs et cinéastes que l’Encyclopédie nous permettra enfin de faire état des livres et cassettes que nous jugerons intéressants.

En lisant dans la section actualité le texte de Bernard Lebleu sur les renseignements personnels, tous auront compris que nous nous engageons à n’utiliser les renseignements personnels qui nous sont confiés qu’après en avoir fait expressément la demande aux intéressés.

À l’heure actuelle, les entreprenautes profitent de l’absence de législation sur l’utilisation des renseignements personnels sur l’Internet pour présumer que leurs clients les autorisent à communiquer les informations les concernant, à moins que ces derniers, du moins ceux qui connaissent ce procédé, le leur interdisent expressément. C’est ce qu’on appelle l’opting out que nous traduirions par présomption d’autorisation.

Dans la législation que nous souhaitons, ce sera à l’entreprenaute que reviendra la responsabilité d’obtenir expressément l’assentiment de son client. C’est ce que l’anglais si concis appelle l’opting in, que nous traduirions par présomption de refus.

La rédaction

Jacques Dufresne en 2020 © ledevoir.com

[INFOS QUALITÉ] statut : en construction | sources : agora.qc.ca | mode d’édition : rédaction, transcription et correction par wallonica | commanditaire : wallonica.org | contributeur : Patrick Thonart | crédits illustrations : © Bernard Lebleu ; agora.qc.ca ; ledevoir.com.


Prenons l’initiative !

DUFRESNE : Greta Thunberg, un engagement enraciné

Temps de lecture : 2 minutes >
Greta Thunberg (15) devant le parlement suédois le 30 novembre 2018 : “L’école fait grève pour le climat” © Hanna FRANZEN / TT News Agency / AFP
“Vous n’êtes pas assez mûrs pour voir les choses comme elles sont.

Je suis encore sous le choc de ce reproche de la jeune suédoise, mondialement connue depuis la marche d’étudiants de 120 pays, le 15 mars 2019. Je dirai plus loin les raisons de ce choc. Je veux d’abord souligner le fait que l’engagement de Greta a des racines profondes. Les Thunberg sont en effet des descendants de Svante Arrhenius, […] raison pour laquelle le père de Greta porte aussi le prénom de Svante. Arrhenius (1859-1927), prix Nobel de chimie 1903, a été le premier à quantifier le lien entre le CO2 et le réchauffement climatique. Le père de Greta devait préciser que les découvertes de l’ancêtre avaient résisté au temps, à ceci près qu’il prédisait que le taux de réchauffement actuel n’adviendrait que dans 2000 ans.

À noter aussi que c’est à Stockholm que les Nations unies ont choisi de tenir, en 1972, la première grande conférence sur l’environnement. À ce moment, on savait déjà l’essentiel sur les changements climatiques. Voici ce qu’écrivaient René Dubos et Barbara Ward dans Nous n’avons qu’une terre (Paris : J’ai lu, Coll. Découvertes, 1972), le rapport publié juste avant la conférence. Ce rapport, Greta l’a sans doute découvert dans la bibliothèque familiale. Je cite : “En ce qui concerne le climat, les radiations solaires, les émissions de la terre, l’influence universelle des océans et celle des glaces sont incontestablement importantes et échappent à toute influence directe de l’homme. Mais, l’équilibre entre les radiations reçues et émises, l’interaction de forces qui maintient le niveau moyen global de température semblent être si unis, si précis, que le plus léger changement dans l’équilibre énergétique est capable de perturber l’ensemble du système. Le plus petit mouvement du fléau d’une balance suffit à l’écarter de l’horizontale. Il pourrait suffire d’un très petit pourcentage de changement dans l’équilibre énergétique de la planète pour modifier les températures moyennes de deux degrés centigrades. Si cette différence s’exerce vers le bas, c’est le retour à une période glaciaire; au cas contraire, un retour à une terre dépourvue de toute glace. Dans les deux cas, l’effet serait catastrophique. »

À cette époque, il suffisait de connaître le cycle du carbone, tel qu’on l’enseigne dans les écoles secondaires, pour vouloir mettre au plus vite un terme à l’économie d’extraction, expression que René Dubos, lui-même un scientifique de premier ordre, utilisait pour désigner une paresse de la science plutôt qu’un accomplissement…”

Lire l’article de Jacques DUFRESNE  sur AGORA.QC.CA (17 mars 2019)


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