SOLOTAREFF : textes

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L’extrait ci-dessous provient d’un livre éclairant de Jeanine Solotareff, élève de Paul DIEL qui a travaillé avec lui pendant des années sur le chantier de la psychologie de la motivation. Autant la lecture de l’oeuvre (titanesque) de Paul Diel est assez aride, autant l’écriture de Jeanine Solotareff est plus accessible et la synthèse qu’elle fait de la théorie diélienne dans l’introduction de Le symbolisme dans les rêves (dernière réédition : 2004) est limpide et rigoureuse. Une bonne manière de découvrir un outil d’analyse psychologique important du “siècle dernier”…

Comme désormais dans nos textes commentés, nous vous proposons des extraits significatifs (à nos yeux) et nous commentons au-dessous les différentes notions clefs présentes dans le texte (mots cliquables en gras). C’est parti !

[…] La délibération ne peut ainsi aboutir à sa finalité première, la libération de l’excès des désirs ; elle conduit l’imagination à s’évader des données de la réalité et elle surcharge le psychisme de toutes sortes de justifications obsédantes, la privant ainsi de présence d’esprit et de réactivité sensée. Le jeu imaginatif et pervers avec les désirs constitue les évasions (de la réalité). La fausse justification, consécutive aux évasions, étant un jugement faussé, une fausse valorisation, devient du même coup une fausse motivation, puisque tout jugement de valeur motive l’activité. Pouvoir préciser les multiples aspects de la fausse motivation (évasions et justifications) et leur rapport, c’est rendre possible une introspection objective et méthodique – telle est la proposition de la Psychologie de la Motivation. L’introspection peut devenir lucide. L’introspection élucidante, méthodiquement guidée, est fondée sur l’analyse de la culpabilité essentielle : pré-connaissance surconsciente des satisfactions justes et fausses, préconnaissance du dérangement de l’harmonie vitale. Son but est une progressive libération de l’exaltation vaniteuse. C’est pourquoi faire de la culpabilité un phénomène exclusivement social, conduit à nier non seulement la possibilité de toute introspection authentique, mais encore celle de l’évolution. La culpabilité essentielle est, au niveau humain, le moteur évolutif. Elle est l’expression de la lucidité de l’homme sur lui-même. Elle est l’indispensable condition de l’évolution humaine, recherche toujours plus lucide des conditions de la satisfaction. L’évolution, qui lie les premières manifestations de vie aux plus hautes expressions du psychisme humain, est constatable, à travers les millénaires, sous l’aspect d’une progression continue vers toujours plus de lucidité, qui, de perceptive au niveau animal, est devenue au niveau humain cognitive. Il n’en reste pas moins vrai que la culpabilité essentielle est pour tous pénétrée de culpabilité conventionnelle créée par les idéologies sociales ,et pour beaucoup faussée par une culpabilité purement imaginative venant de l’imposition que l’homme se fait de réaliser l’idéal, un des aspects les plus marquants de la vanité. La préconnaissance essentielle de l’erreur vitale, aussi fortement établie que l’instinct, est l’assise de la délibération humaine. C’est donc sur elle qu’il faut prendre appui pour élargir l’introspection intuitive en introspection méthodique, et transformer l’introspection morbide en introspection objective; car l’introspection morbide se concentre autour de l’exaltation vaniteuse de la culpabilité essentielle ou de son refoulement vaniteux. La culpabilité essentielle est la protection la plus naturelle contre l’exaltation des désirs et l’appui le plus sûr de l’évolution humaine. […]

SOLOTAREFF Jeanine, Le symbolisme dans les rêves
(Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1979)

[…] Le rêve est une manifestation de la psyché humaine. Sa raison d’être est certainement décelable dans la mesure on l’on peut comprendre le psychisme et incorporer le rêve à l’ensemble de son fonctionnement.

La vie diurne se présente comme une activité et cette activité est motivée par des intentions. C’est le jeu des désirs valorisés, devenus intentions, qui déclenche, il est facile de le constater, l’activité extérieure.

Ce jeu des intentions, autrement dit des raisons d’agir, n’est autre que la délibération ; face a la multiplicité des désirs qui l’animent, l’homme se trouve dans la nécessité de choisir, il pense, il hésite, il suppute, il envisage, il évalue, il croit, il doute, tous ces termes et maints autres n’ont d’autre fonction que d’exprimer les différentes nuances de la délibération. Le but de la délibération est d’aboutir au choix, capable d’apporter la satisfaction.

La délibération ne peut s’accomplir qu’introspectivement. Comment en effet l’homme pourrait-il choisir de réaliser certains désirs plutôt que d’autres s’il n’en avait préalablement pris connaissance et apprécié plus ou moins justement la promesse de satisfaction. Cela revient a dire que délibération et introspection sont une seule et même chose.

L’introspection est une fonction vitale. C’est non seulement par introspection que l’homme se connait, mais c’est a partir de la connaissance introspective de ses motifs que l’homme peut connaitre autrui. Qu’il le veuille ou non, il interprète les intentions de l’autre grâce à ce qu’il a pu observer en lui-même. Combien de fois n’a-t-il pas saisi, par l’intermédiaire de ses mimiques, de ses intonations, de ses paroles, de ses gestes, ses propres intentions secrètes que la honte l’a conduit à parer de justifications pseudo-sublimes ? L’homme établit une relation entre ces manifestations du comportement, seraient-elles impondérables et les intentions cachées qui les sous-tendent ; il en projette la connaissance sur les autres.

Le terme “délibération” implique l’idée d’une libération ; de quoi donc ? De la multitude des désirs et des motifs (intentions) qui ne sont pas réalisables ou qui s’avèrent insensés. Il faut insister sur le fait que le terme libération ne doit pas être pris dans un sens actuellement courant et qui signifie le défoulement pervers des désirs, la psyché se laissant aller : la réalisation anarchique de ses intentions les plus insensées.

Le refoulement des désirs n’est pas non plus la solution du problème. Le refoulement est la tentative, absolument inefficace, de se libérer des désirs sentis comme coupables, en les repoussant au-dessous du seuil du conscient. Les désirs persistent cependant et sans possibilité de réalisation, ni de dissolution, ils obsèdent le psychisme.

La libération, promesse inclue dans le terme délibération, est exactement à l’opposé de ces deux attitudes ; elle implique que la psyché dissolve les désirs irréalisables ou insensés et se libère de la tension intérieure qu’ils engendrent.

Si la finalité du travail intrapsychique était le défoulement pervers des désirs (la pseudo-libération), aucune “délibération” ne serait nécessaire. Compte tenu de cette évidence, il est clair que le choix délibérant s’opère selon deux critères : la réalisabilité et la valeur.

Une intention en soi valable peut se trouver sans possibilité de réalisation, le désir de se marier par exemple ; un désir réalisable peut se trouver sans véritable valeur.

Ces données montrent que l’homme se trouve souvent dans l’obligation de renoncer a certains désirs. Or, un simple acte introspectif prouve a chacun combien il est difficile de renoncer aux désirs dont on espère la satisfaction, seraient-ils irréalisables. Une recherche déjà plus approfondie montrera combien il est fréquent de masquer les désirs les plus insensés par une apparente sublimité, pour se justifier de continuer à nourrir de tels désirs, du moins imaginativement. Si l’homme a, en général, des difficultés à faire cette constatation sur lui-même, du moins est-il très porté à la faire sur les autres.

Cependant, les justifications pseudo-sublimes n’empêchent ni que les désirs soient insensés, ni qu’ils soient irréalisables. Soustraits au contrôle conscient par le processus de la fausse justification, ils deviennent sub-conscients, moins que conscients.

De toute évidence, ce moyen de tourner la difficulté n’aboutit pas à une véritable libération. Guidé par le besoin authentique de satisfaction, commun à toutes les formes de vie, le psychisme humain connait de façon intuitive le mal qu’il se fait a désirer l’irréalisable ou l’insensé et le bien qu’il peut se faire à s’en libérer.

Cette connaissance intuitive a toujours été appelée la “conscience” et chacun peut en constater la présence en soi-même, durant la vie diurne, sous forme d’un sentiment de légèreté qui vient de l’accord avec soi-même ou au contraire d’un malaise plus ou moins indéfinissable, expression du désaccord intérieur.

La conscience est en réalité une forme évoluée de l’instinctivité animale, la capacité innée de connaitre les conditions biologiques de la satisfaction indispensable au maintien de la vie.

SOLOTAREFF Jeanine, Le symbolisme dans les rêves
(Paris : Petite Bibliothèque Payot, 1979)

Commentaires :

  • culpabilité essentielle : “je me sens coupable d’avoir effectivement fait ceci ou cela“, c’est la culpabilité accidentelle. On en répondra devant soi et les hommes. “Je me sens coupable d’avoir fait ceci ou cela, ce n’est pas mon genre“, c’est la culpabilité exaltée ou déformée par la vanité. On en répondra devant l’image sublime qu’on a de soi, être parfait et donc infaillible. “Je ne vais pas faire cela puisque cela ne m’apportera aucune vraie satisfaction” : ici, c’est la coulpe vitale, la culpabilité essentielle qui nous guide dans notre délibération. On en répondra devant l’ordre des choses, l’harmonie du monde ou notre intégrité personnelle. La culpabilité essentielle est à rapprocher de “l’idée vraie” qu’évoque Spinoza à propos de cette connaissance intime que nous avons de ce qui nous fait du bien ou du tort.
  • délibération : en 1947, lorsque Diel publie son Psychologie de la motivation, il se met en porte-à-faux avec le monde de la pyschologie de l’époque, en plaidant pour l’introspection alors proscrite. La mode était alors au comportementalisme (l’homme est une boîte noire et on n’étudie que son comportement extérieur). Selon Diel, pour gérer notre rapport au monde, nous sommes constamment en train de délibérer ou, plus précisément, en train de donner une certaine valeur à chacun des désirs qui se présentent à nous, motivant ainsi les différents actes que nous posons… ou pas. Cette motivation est-elle saine et honnête, elle devrait nous amener à la satisfaction, voire à la Joie de vivre. Par contre, si notre délibération est fondée sur une représentation faussée de notre capacité personnelle et de notre situation effective dans le monde (l’écart avec les faits est baptisé vanité par Diel, au sens de ce qui est vain, vide de sens), l’insatisfaction risque d’être au rendez-vous. La méthode d’analyse de Paul Diel vise à assainir la délibération et à dépister la vanité qui se glisse dans notre introspection, morbide dans ce cas.
  • désirs : Diel fait une heureuse synthèse entre ses trois prédécesseurs (Freud, Adler et Jung) et identifie trois pulsions, sources des désirs qui se présentent à notre délibération, respectivement la pulsion sexuelle au sens large (la sexualité autant que la relation familiale, la tendresse ou la fraternité, par exemple), la pulsion matérielle (manger, dormir, être en sécurité…) et la pulsion spirituelle, unifiante. La délibération va donc valoriser ces désirs entre eux (“je donne 30 % d’énergie pour satisfaire ces désirs-là, 50 % pour ceux-là et le reste à ceux-ci”, soit un total de 100 % de l’énergie vitale disponible) pour en faire la motivation de notre comportement, à tort ou à raison…
  • fausse justification : par définition, je suis sublime ! Toute erreur, tout manquement à mon image ainsi formulée doit être justifiée par des arguments qui entreront dans ma délibération. C’est peut-être le volet de la méthode le plus ardu à intégrer : je dois regarder la Méduse en face (me confronter à ma vanité) et reconnaître la manière dont je me pare de sublimité ; ce n’est qu’alors qu’il me sera possible de progressivement dépister la manière (perverse) dont je me justifie post hoc.
  • fausse motivation : un dossier mal présenté à la délibération, des fausses justifications, une imagination trop prompte à masquer les aspects peu reluisants de ma personne face au monde, autant de pièges qui vont déboucher sur une motivation erronée de mon comportement. Diel distingue 4 catégories de la fausse motivation (matrice disponible dans l’article “vanité”) : (1) la survalorisation de soi ou vanité (je me vois plus sublime que je n’agis) ; (2) la sous-valorisation de soi ou culpabilité (je me cache pour ne pas être évalué sur mon image sublime, j’organise des politiques d’échec…) ; (3) la survalorisation des autres ou sentimentalité (je quémande auprès des autres la reconnaissance que je ne m’accorde pas, je m’associe à des personnes sublimes -mon partenaire ?- dont le rayonnement rejaillit sur moi…) et (4) la sous-valorisation des autres ou accusation (tous ces gens ne comprennent pas combien je suis sublime, ils sont nuls ou mal-intentionnés…).
  • imagination : Diel était assez précis sur la fonction exercée par l’imagination dans notre délibération. L’imagination nous propose une vision du monde au départ de laquelle nous sommes amenés à délibérer. Reste que ce plaideur intérieur prépare son dossier et ne présente pas toujours les faits objectivement : il s’agit d’une représentation, susceptible d’être influencée par notre vanité et, partant, nos fausses justifications.
  • introspection méthodique : c’est l’objectif même de la méthode diélienne, à savoir assainir l’introspection et dépister dans la manière dont nous nous regardons les exagérations, les fausses justifications, les fausses motivations induites par la vanité. Évoquera-t-on ici les éclairs mythiques de Zeus qui nous éclairent (symboliquement) dans ce parcours intérieur bien tortueux ?
  • lucidité : un objectif ? Un idéal ? Une promenade au phare ? Quoi qu’il en soit, tout gain de lucidité qui éclairerait notre introspection est bienvenu, en ceci qu’il réduit la part de vanité qui brouille la perception que nous avons de notre réalité et, partant, l’angoisse qui en résulte.
  • réalité : il est des débats qu’il est salutaire d’éviter (ex. dit-on un ou une Orval ?). La nature de la réalité en fait partie. Reste que la notion est centrale chez Diel : notre délibération porte sur la réalité que nous imaginons. Plus cette réalité est similaire à notre activité effective, moins nous “louchons” dans notre délibération et plus saines sont nos motivations
  • satisfaction : Paul Diel avait l’audace d’y loger le sens de la Vie. Quoi d’autre sur terre que de viser la satisfaction en s’efforçant de vivre “à propos” (Montaigne) ?
  • vanité : assez simplement, Diel définit la vanité comme l’écart entre notre vision de nous-même et notre activité effective. Qu’un grand ébéniste se vive comme un grand ébéniste, la satisfaction peut être au rendez-vous. Que moi, je me considère comme le Boulle (André-Charles) du XXIe siècle quand je taille une marionnette avec mon Opinel, alors je m’expose à des déconvenues (il aurait été si sain de me réjouir de la marionnette un peu rustaude que j’aurais offerte à un enfant à mon retour…). Cet écart sans cesse variable, donne également la mesure de l’angoisse qu’il provoque. C’est la culpabilité essentielle en action !

Patrick Thonart (2017)

THONART : Vanité (2017)

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William BLAKE : ‘I want ! I want !’ (1793)
Vanité des vanités, tout est vanité…

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe a.C.n., trad. Editions du Cerf, 2010)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus.

Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les oeuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée (1881), Marcel CONCHE, expert es épicurisme (CONCHE Marcel : Lettres & maximes, Paris PUF, 2009), est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.”

André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe ?) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, MONTAIGNE aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite…

De la vanité vue comme péché originel de la psyché

La foi sauve, donc elle ment.

NIETZSCHE F., L’Antéchrist (1888)

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs catholiques les plus intégristes (ex. “Dieu fera venir toute oeuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais“). Le penseur critique peut s’en offusquer en prenant la chose littéralement et en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses oeuvres minimes a tout faux. D’un autre côté, le même penseur pourrait se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause de la vanité, justement.

Leonora Carrington, Una Vida Surrealista (1994-1997) : le serpent -et sa posture- symbolise, dans la plupart des mythes et des contes, la vanité de l’Homme. Qu’il s’agisse de la gravure ci-dessus, de Mowgli face à Kaa ou de Persée combattant la Méduse, faire face à ce qui est vain en soi peut être pétrifiant…

En 1947, Paul DIEL s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son approche de la motivation humaine (DIEL Paul, Psychologie de la motivation, Paris, PUF, 1947). Germanophone d’origine, Paul Diel a choisi le terme “vanité” par déclinaison avec l’adjectif “vain”. Il s’agit donc de se défaire de l’association spontanée vanité/orgueil pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.

Chez Diel, plus question d’être désabusé parce que, quoi qu’on fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour lui, la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à la grandeur de la Création de celui-dont-on-ne-peut-citer-le-nom-ici. Non, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit, elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle.

Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes voulus par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une  bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien : Montaigne avait déjà martelé “Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos” (Essais, III, 13, De l’expérience), insistant par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons.

Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Baruch SPINOZA qui insiste sur notre capacité à avoir une idée vraie : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” (Ethique, II, 43, publiée en 1677).

Adam et Ève chassés de l’Éden (Masaccio, XVe)

Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir et penser encore “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité  aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

Homéostas(i)e ? Le mot fait penser aux pires maladies alors qu’il évoque simplement “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité serait le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre système vital, en ceci qu’elle marquerait la différence entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

EGO ALTER
SUR-VALORISER 1. VANITE
Je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde (“péché originel”)
3. SENTIMENTALITE
Faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres (besoin de reconnaissance, association avec des tiers remarquables)
SOUS-VALORISER 2. CULPABILITE
Je m’en sens coupable alors j’évite les confrontations avec le réel (timidité) ou j’organise ma punition (politique d’échec)
4. ACCUSATION
Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi)
A bon entendeur…

Du dieu à Diel, on passe dès lors…
…de la vanité de vouloir faire oeuvre remarquable afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience),
…à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde.
La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la joie en prime.

article préparé par Patrick Thonart



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