THONART : Doktor Frankenstein et le body-building (2021)

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Que fait le Docteur Frankenstein dans un concours de body-building ? Vous l’avez compris : il n’a pas compris et… il va faire des bêtises. Les mots, comme les discours qui les assemblent, pèsent lourd sur notre vision du monde et influencent nos motivations, a fortiori dans le maelström d’informations où nous nageons tous les jours. Comment penser clair et ne pas fabriquer des monstres ?

Ah ! Le chameau…

Vous n’en avez pas vraiment l’habitude, je sais, mais cet article commence par une citation biblique, extraite des évangiles de Luc et de Mathieu (Luc 18:25 ; Mathieu 19:24) : “Il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer au royaume de Dieu.” Dans le mythe chrétien, l’histoire parle d’un jeune homme riche à qui Jésus demande de se baisser pour entrer dans le royaume de Dieu (il lui demande de se débarrasser de son or, de s’humilier, au sens de devenir humble) mais le jeune homme ne veut pas vendre tous ses biens, car il est trop attaché à ce qu’il possède.

Plusieurs exégètes ont avancé que ‘le trou d’aiguille‘ était le nom d’une porte de la ville de Jérusalem qui, après le coucher du soleil, restait ouverte plus longtemps que les grandes portes qui étaient plus difficiles à défendre. Les chameaux ne pouvaient y passer qu’en se défaisant de toutes leurs charges. Malheureusement pour cette interprétation, on n’a pas trouvé de traces archéologiques de ladite porte et l’expression ‘trou d’une aiguille’ (et non pas ‘trou de l’aiguille’) ne semble pas vraiment confirmer cette explication. Reste que, porte de la ville ou pas, l’épisode peut très bien faire sens à qui se satisfait de la métaphore.

Par ailleurs, certains linguistes critiquent la traduction où il y aurait confusion entre deux mots grecs : KAMELON (= chameau) et KAMILON (= corde). Notons en passant que l’araméen GAMLA peut signifier aussi bien chameau que corde (elle était faite de poils de chameau). L’image ne suggérerait alors pas une réelle impossibilité (voire un ostracisme ‘anti-riches’) mais plutôt la difficulté pour quelqu’un qui est trop attaché aux biens terrestres d’entreprendre une démarche sincèrement spirituelle.

Les représentations artistiques de la vie du Christ n’ont pas manqué non plus et l’épisode s’est également vu traduit dans les arts visuels. Qui plus est, l’image littérale d’un chameau empêché par l’exiguïté d’un passage a également généré un kõan, proposant de jouer avec l’image d’un chameau qui passe par le chas d’une aiguille. Dans l’approche zen, les kõans sont des phrases paradoxales qui permettent une méditation non-polluée par les raisonnements logiques, soit ici : “pense à un chameau qui passe dans le chas de l’aiguille et tire ton plan avec les ébauches d’explications logiques que tu ne manqueras pas de générer…

Pause – Voilà, je viens de vous “promener” pendant quelque 450 mots (soit plus d’une minute et demie pour une lecture à 300 mots/minute). Vous avez déjà eu le temps de crier au sacrilège ou, à l’inverse, de vous amuser de la crédulité des croyants, de chercher dans votre mémoire ce que disait la “maman catéchiste” de votre quartier ou, pour d’autres, de vous souvenir du prof de morale laïque qui avait raconté que les Indignés avaient pris d’assaut la City de Londres en hurlant “Mangez les riches !“, de vous sentir coupable d’avoir acheté le dernier GSM à la mode pour faire un trekking au Maroc sur la découverte de votre être spirituel, de vous interroger sur le paradoxe zen et de rire rétrospectivement de ce que Tex Avery en aurait fait, de vous émerveiller de l’explication historique d’un texte symbolique, de réserver des vacances à Jérusalem ou, pour les curieux patentés, de ressortir votre bible de Chouraqui pour retrouver le passage dans sa traduction si rocailleuse. Bref, vous avez interprété une séquence de mots dans un contexte et décidé (ou non) d’y réagir. Votre réaction était-elle la bonne ? Comment savoir ? – Fin de la pause.

Manifestement, il est vrai que l’histoire de la fatalité qui s’abat sur ce pauvre camelus en a inspiré plus d’un mais, surtout, de plus d’une manière. Je m’explique : les linguistes y ont traqué des fautes de traduction ; les croyants y ont lu un précepte moral transmis par la Divinité ; les artistes un thème à illustrer ; les historiens ont scientifiquement cherché à savoir si oui ou non cette petite porte existait à Jérusalem… Pour faire simple : le même objet de connaissance (à savoir, l’anecdote du chameau qui se prend un linteau en travers du museau après l’heure du coucher) a été formalisé différemment, selon l’approche adoptée pour le représenter.

Enter Ernst Cassirer (1874-1945)

A travers un exemple comme celui-ci, chacun entrevoit peut-être mieux ce qui tracassait des philosophes comme Kant ou… Ernst Cassirer (à lire dans nos pages : Une invention moderne, la technique du mythe) : la tradition prétend que l’Être (= le monde en soi, tout ce qui est, avant même que je n’en prenne connaissance) est l’objet de la philosophie et que chaque philosophe doit passer sa vie à démêler les écrits de légions de confrères qui ont tenté d’en donner une description définitive et ce, sans succès.

Au lieu de cela, propose notre ami Ernst, n’est-il pas préférable de se concentrer sur la manière dont l’homme (et la femme, c’est malin !) est au monde (le Dasein de l’époque, de Cassirer à Heidegger) et, partant, sur la manière dont l’être humain prend connaissance du monde, de l’Être ? Comme Ernst Cassirer le dit lui-même (vous allez voir : c’est un rigolo !) :

La philosophie ne se constitue que par cette affirmation de soi, dans la  conviction qui la fait se reconnaître comme l’organe propre de la connaissance du réel. […] Plus la philosophie met de rigueur à vouloir déterminer son objet, et plus cet objet, pris dans cette détermination même, lui fait problème.

Ma voisine Josiane vient de s’évanouir : elle a connu l’Occupation, alors Cassirer, Heidegger (et leur Dasein qui a permis l’Existentialisme), elle n’a jamais pu s’y faire ; pourtant elle aimait bien les robes noires des chanteuses de Montmartre et elle a pleuré en lisant que la Chloé de l’Ecume des jours avait un nénuphar qui lui poussait dans le poumon… Comment lui expliquer l’enjeu ? Comment lui expliquer la formule magique de Montaigne : “Notre grand et glorieux chef-d’œuvre, c’est vivre à propos” ?

Cassirer s’y était pourtant employé mais Josiane n’a pas lu les trois volumes de La philosophie des formes symboliques, dont la première partie -consacrée au langage- est parue en 1923 (je la comprends, j’ai essayé : c’est ardu et assez académique). Si le développement l’est peu, le propos y est pourtant relativement éclairant. Le philosophe explique que, dans toutes les circonstances de la vie, l’homme est un animal in-formant : il crée des formes symboliques, des discours cohérents, des représentations du monde qui lui permettent de l’appréhender. Pour lui, si je comprends bien, l’intérêt de la philosophie devient alors…

      1. d’identifier individuellement quels sont ces systèmes de représentation (la science, la religion, mon karma familial, le permis de conduire, la poésie de Baudelaire, l’humour des Monty Python, le cynisme désespéré de Cioran… : bref, toutes ces visions du monde que j’ai en tête quand je vis une expérience) ;
      2. de les distinguer les unes des autres, de les regrouper dans des systèmes de représentation et d’étudier leur cohérence interne (ex. tous les éléments du discours scientifique de la Physique doivent obéir aux mêmes lois ; les personnages mythiques doivent toujours agir de la même manière pour être exemplaires…) ;
      3. d’étudier tant que faire ce peut la relation entre les choses représentées et leur représentation pour établir ce que Cassirer appelle “leur degré de réfraction”, à savoir en quoi ils pourraient offrir une représentation plus ou moins “objective” du monde (ex. un discours de propagande populiste offre une vision du monde volontairement biaisée alors qu’un poème limpide peut donner accès à une connaissance du monde plus directe).

De sévère que puisse paraître cette triple mission de la philosophie, elle n’induit pas moins une jubilation solaire, un émerveillement permanent du philosophe (que nous sommes tous et toutes) devant cette fonction créatrice de l’homme (créer des formes explicatives du monde) et devant les réalisations humaines qui en ont découlé, qu’elles relèvent des choses de l’esprit, de la sexualité au sens large ou de la garantie de notre survie matérielle.

Cassirer n’était pas exactement un pionnier en la matière et il cite lui-même Heinrich Hertz (1857-1894) et la philosophie que ce dernier déploie dans ses… Principes de mécanique (sic) : “[Hertz] requiert de notre connaissance de la nature, comme la tâche urgente et primordiale entre toutes, qu’elle nous permette de prévoir nos expériences futures ; son procédé pour inférer ainsi du passé à l’avenir devra consister à forger des symboles, ou des simulacres internes des objets extérieurs…” Hertz enfonce encore le clou et Cassirer le cite à nouveau :

Une fois que l’expérience accumulée nous a fourni des images présentant les caractères requis, nous pouvons nous servir de ces images comme de modèles et ainsi déduire rapidement des conséquences qui n’apparaîtront dans le monde extérieur que beaucoup plus tard, ou qui résulteront de notre propre intervention […]. Ces images dont nous parlons sont nos représentations des choses et s’accordent avec elles par leur propriété essentielle, qui est de satisfaire à la condition susdite ; mais elles n’ont besoin pour remplir leur tâche d’aucune autre espèce de conformité avec les choses. De fait, nous ignorons si nos représentations ont quoi que ce soit de commun avec les choses en dehors de cette relation fondamentale, et nous n’avons aucun moyen de le savoir.

Et Cassirer de conclure : “Si ces concepts ont une valeur, ce n’est pas parce qu’ils reflètent fidèlement un donné préalable, mais bien en vertu de l’unité que d’eux-mêmes, ces outils de connaissance, produisent entre les phénomènes.

Et Josiane d’émerger et de conclure à son tour : “Si j’ai bien tout compris, j’ai dans la tête plein d’explications qui se tiennent, et qui ne sont peut-être pas vraiment vraies mais, toutes ensemble, elles m’aident à décider de ce que je fais à manger ce soir : des légumes ou de la compote.” Josiane-Cassirer : match nul, 1-1.

Et Cassirer de re-conclure que les problèmes commencent (a) quand les représentations ont un degré de réfraction trop prononcé, sont trop opaques (elles masquent le monde à leur propre profit, comme dans le cas de l’obscurantisme religieux) ou (b) quand une seule idée maîtresse prétend expliquer tout (ex. la science peut tout élucider) : les idées ont la furieuse tendance à être totalisantes (le mot est de Cassirer). Josiane retombe dans les pommes…

Travaux pratiques : j’identifie les discours…
Monty Python, The Holy Grail (1975)

Nos représentations du monde sont fortement liées au potentiel des mots qui composent les discours. Et ce n’est pas un hasard si, par exemple, la première tâche des pouvoirs totalitaires, une fois installés à la tête d’une communauté, s’empressent de les dévoyer. C’est ce qu’explique George ORWELL dans son appendice au roman 1984, consacré à la Novlangue. C’est aussi ce que souligne Umberto ECO quand il nous explique comment reconnaître le fascisme

Dès lors, entraînons-nous à démonter les discours, à reconnaître les dispositifs mis en place pour nous inculquer des idées qui sont, par définition, préconçues. La consigne est alors la suivante : “A chaque fois que tu délibères (dans ta tête ou avec un tiers), commence par identifier si tu penses librement ou bien dans les termes d’un discours qui existait avant ton petit-déjeuner du jour.” “Fastoche !“, dit Jeanine. Si facile que ça ? On essaie avec quelques exemples…

J’ai tout lu Freud…

Le dromadaire est un chameau. Chameau est en réalité le nom d’un genre (Camelus) dans la famille des camélidés. L’espèce que l’on nomme couramment chameau est originaire d’Asie et son nom complet est le chameau de Bactriane (Camelus bactrianus). Le dromadaire est originaire d’Afrique et s’appelle aussi chameau d’Arabie (Camelus dromedarius). Ces deux espèces sont de la même famille et du même genre…

Josiane a reconnu sans difficulté le discours scientifique ou référentiel qui désigne et nomme, qui se veut éclairant et essaie de donner une représentation stable du monde dans un langage cohérent et objectif. Le but y est d’établir des concepts de référence qui permettent à chacun de fonder le débat sur des arguments d’autorité (“D’ailleurs, j’ai lu que…“, “Einstein n’a-t-il pas établi que…“, “Comme disait Malraux…“, “Ce livre a été écrit par un des plus grands spécialistes de…“). La terminologie employée est précise et sans ambiguïté, les sources sont citées et les références renvoient à des affirmations ou des sources expertes voire indiscutables.

Formalisme élevé, argumentaire rigoureux et cohésion interne, voilà des vertus du discours scientifique qui ont également des revers :

    • ce n’est pas parce qu’une chose est logique qu’elle est vraie (sinon, comment écrire une dystopie ?),
    • plus un discours est formalisé, plus il est imitable (essayez un peu d’aligner dix 4èmes de couverture d’ouvrages de développement personnel : vous verrez combien leurs éditeurs sont soucieux de bien imiter les Presses Universitaires, sans spécialement offrir le même sérieux dans les ouvrages commentés),
    • et quoi de plus dangereux qu’une explication qui a de la gueule et qui pourra facilement être étendue au-delà de l’objet qu’elle décrit (pensez à l’allopathie toute-puissante face aux médecines douces). Cassirer insiste d’ailleurs sur la fâcheuse tendance totalitaire des idées : avoir une explication devient vite savoir tout expliquer !

C’est Edgard Allan POE qui affichait son scepticisme devant les bienfaits du  discours rationnel ou scientifique et lançait l’alerte dans Colloque entre Monos et Una :Prématurément amenée par des orgies de science, la décrépitude du monde approchait. C’est ce que ne voyait pas la masse de l’humanité, ou ce que, vivant goulûment, quoique sans bonheur, elle affectait de ne pas voir.” N’est pire aveugle que celui qui ne veut pas voir…

Reste que, malgré ces risques, le discours scientifique sincère s’efforce d’organiser les savoirs à propos du monde. L’exercice sera donc d’identifier ce qui est scientifiquement proposé à notre connaissance, de tester la cohérence des savoirs exposés et d’en évaluer le pouvoir élucidant : en d’autres termes, “fort de ces savoirs, l’appropriation du monde dans lequel je vis m’est-elle plus aisée et plus satisfaisante ?

J’en ris encore…

Qu’est-ce qu’un chalumeau ?
C’est un dromaludaire à deux bosses…

En regard du discours scientifique, l’humour et ses avatars (du nonsense le plus britannique au contrepet le plus gaulois), ne fait-il pas figure de parent pauvre, en termes de cohérence interne et de volonté de représenter le monde à notre raison bien assise. Car, dans le registre, on ne connaît pas une situation cocasse, une association d’idées saugrenue, une tirade bien sentie, pas un calembour, une caricature du faux prêtre… qui ne vise le paradoxe, la surprise ou l’allusion interdite. Si l’identité du discours humoristique est assez facile à établir, n’allez pas trop vite conclure à son incohérence : les techniques humoristiques sont bien organisées et le rayon des manuels du contrepet, le département des anthologies du nonsense, de même que les catalogues du coaching et des écoles du rire sont loin d’être vides ou déserts.

En quoi est-il donc spécifique, ce discours qui provoque le sourire ? Voire le rire qui, selon le neurologue Henri Rubinstein, est “une forme de jogging stimulant les muscles et permettant de renouveler l’air qui stagne au fond de nos poumons. Le rire agit jusque dans notre cerveau, où il encourage la libération d’hormones clés, comme les endorphines…

Ici, Ernst Cassirer nous appelle à l’ordre : après avoir identifié un discours spécifique, testé sa cohérence interne et ses rapports avec les autres discours, il revient de mesurer le degré de réfraction dudit discours, dans sa représentation du monde. En l’espèce, le propos humoristique ne cherche pas tant à établir une représentation du monde et à la proposer à notre connaissance, qu’à nous donner une représentation éclairante… des autres discours ! Par définition, l’humour est un discours qui démonte les discours pour nous éclairer sur notre fonctionnement, notre liberté de pensée. Et Josiane de conclure : “ça me fait penser au conte d’Andersen où c’est un enfant de la rue -un humoriste, comme tu dis- qui claironne devant la foule que “le Roi est nu !”. Ce qui était vrai !”

Les sanglots longs des violons…

Le chameau qui n’a plus de dents, / Ce soir, n’est pas content. / Il est allé chez le dentiste, / Un homme noir et triste, / Et le dentiste lui a dit / Que ses soins n’étaient pas pour lui. / Tas de salauds, qu’il dit le chameau, / Vous êtes venus parmi mes sables / Avec des airs peu aimables, / Des airs de désert, bien sûr, / Aussi sûrs que les pommes sures. / Vous m’avez mis une selle, / Vous m’avez chevauché surmontés d’une ombrelle, / Et va te faire foutre, / Si j’ai mal aux dents / -Mais puisque tu n’as plus de dents !…

Quelquefois cocasse ou satirique, comme ici, un poème constitue une forme discursive à part entière. Le discours poétique a ceci de commun avec le discours scientifique que c’est bel et bien une vision du monde qu’il nous propose, fût-elle individuelle. Dans un dispositif formel que l’on souhaitera adapté (pas d’ode parnassienne pour bercer bébé, pas de sonnets italiens pour être mis en musique par les Ramones et pas de Prévert pour Hugo), le poème se veut passerelle entre nous et le monde, un accélérateur cognitif vers une appréhension de notre environnement que nous ne pourrons décrire en termes rationnels. Voilà donc un discours identifié, distinct des autres manières, formellement cohérent et volontairement éclairant sur ce qui est, l’Etant (“Voire le lac, vu que l’année à peine a fini sa carrière“, ironise Josiane, qui n’a pas fini de nous surprendre).

Amen…

Jésus dit à ses disciples : “Je vous l dis en vérité, un riche entrera difficilement dans le royaume des cieux. Je vous le dis encore, il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu.” Les disciples, ayant entendu cela, furent très étonnés et dirent : “Qui peut donc être sauvé ?”

S’il est une forme de discours qui prétend bien représenter le monde, c’est bien le discours religieux ! La question à poser, c’est évidemment : quel monde ? L’intention est-elle vraiment d’éclairer l’appropriation de notre environnement au départ d’une narration que, selon les options, les uns croirons littérale et les autres symbolique. Pour les croyants, oui : la narration religieuse décrit le monde augmenté de sa dimension spirituelle, une réalité augmentée.

Pour les non-croyants, les mythes fondateurs des différentes religions ont leur charme -l’homme est l’homme par sa capacité symbolisante- et c’est plutôt l’usage abusif du discours religieux comme outil d’influence ou comme argument d’autorité qui pose problème. Les “abuseurs d’âme” ne manquent pas en effet, qui œuvrent à prendre en otage la raison de tout un chacun en instrumentalisant le propos religieux. Tous les dispositifs sont alors mis en œuvre, du discours pseudo-scientifique à la fiction la plus débridée.

Mais il ne s’agit pas là du discours religieux à proprement parler qui, lui, est souvent bien cohérent, articulé sur une narration centrale et intègre explications du monde, poésie narrative, fictions didactiques, humour constructif, paradoxes révélateurs et d’autres dispositifs encore : c’est un peu le stoemp de la cognition. “Il doit y avoir une raison à ça, non ?” demande Josiane.

A Elbereth Gilthoniel…

Dans un trou vivait un hobbit. Ce n’était pas un trou déplaisant, sale et humide, rempli de bouts de vers et d’une atmosphère suintante, non plus qu’un trou sec, sablonneux, sans rien pour s’asseoir ni sur quoi manger : c’était un trou de hobbit, ce qui implique le confort. Il avait une porte tout à fait ronde comme un hublot, peinte en vert, avec un bouton de cuivre jaune bien brillant, exactement au centre.

Prendre connaissance du monde au travers d’une représentation cohérente, ce n’est plus vraiment une nouveauté pour nous : la science, la religion, on connaît. Par contre, prendre connaissance du monde à travers une représentation qui annonce elle-même ne pas dire le vrai, c’est du neuf ! La fiction ne raconte pas le vrai monde et elle nous demande de la croire quand elle évoque un monde irréel. Après Horace et Shakespeare, c’est l’anglais Coleridge qui, en 1817, dans sa Biographia Literaria, explique comment la chose est possible : “le but étant de puiser au fond de notre nature intime une humanité aussi bien qu’une vraisemblance que nous transférerions à ces créatures de l’imagination, de qualité suffisante pour frapper de suspension, ponctuellement et délibérément, l’incrédulité, ce qui est le propre de la foi poétique.” Cette suspension consentie de l’incrédulité, nous permet de plonger (presque) nus dans une histoire, d’y faire les identifications nécessaires à nos émotions et d’en ressortir augmentés de l’expérience “vécue” dans la fiction. Discours cohérent, distinct des autres formes symboliques et faussement réfractant. Que du bonheur !

Le Tao que l’on peut dire n’est pas le Tao pour toujours…

Le chas passe dans le chameau quand la Lune est pleine.

Là où l’humour secouait les zygomatiques avec des effets de surprise ou des contrastes qui faisaient référence à du connu, aux seules fins de nous faire rire et réfléchir à ces discours que l’on nous tient, le discours paradoxal force et viole notre entendement, il nous arrache au connu pour créer le vertige et obtenir une seule chose de nos facultés cognitives : les faire bosser. Pas de syllabus tout prêt, pas de grand mythe explicatif, rien de tout cela : le paradoxe est le Do-It-Yourself de la connaissance ! Aucune idée préconçue à laquelle se conformer, pas de modes de raisonnement préétablis, car il s’agit justement de jouer mentalement avec une impossibilité discursive et de les désamorcer, pour retrouver une délibération intérieure virginale, à tout le moins spontanée. Ce sont les kõans du zen.

La technique du paradoxe est également présente dans ces (science-)fictions où l’auteur nous promène un peu dans un monde dont la logique ne nous est pas étrangère, pour nous faire ensuite frôler le vide avec des situations jamais vues. Dans ce contexte, il est difficile de passer sous silence une autre utilisation du paradoxe, moins honorable. Psychologiquement, les dominants malsains et les pervers narcissiques (très à la mode !) usent et abusent d’injonctions contradictoires ou paradoxales afin de tétaniser leurs victimes. Orwell utilise également le paradoxe, qu’il pratique dans les slogans du pouvoir totalitaire de 1984 (“La guerre, c’est la paix, la liberté c’est l’esclavage, l’ignorance c’est la force.“) Les intentions de Big Brother, dans ce cas, ne sont peut-être pas si différentes.

Du bon côté de la Force, les discours paradoxaux abondent également, même dans les classiques de chez nous. Ainsi Pascal : “L’homme n’est ni ange, ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l’ange fait la bête.” Ainsi Proudhon : “La propriété, c’est le vol.

A chaque fois, de Pascal au Maître Zen en passant par le Pastafarisme, quel délicieux déménagement cérébral que de raisonner sans rationalité et de découvrir, au revers d’une phrase, l’intuition d’un monde qui, jusque-là, avançait masqué ! J’ai dit initiation, comme c’est bizarre… ?

Miroir, dis-moi si je suis la plus belle

Ici, pas d’extrait : les exemples, vous les avez déjà en tête. Le sociologue Gérald Bronner souligne que, vu la masse saturée d’informations qui nous sollicite, nous avons désormais la capacité de trouver -non pas, l’information pertinente qui pourrait nous contredire et nous faire réfléchir- mais l’information qui confirme ce que nous pensions déjà, vraie ou fake. Le commentaire vaut pour les conspirationnistes, les ados boutonneux comme pour chacun d’entre nous, qui “avons vu sur l’Internet que…” L’idée préconçue est dans ce cas chez nous et notre pensée n’en est pas libre -loin de là- et pire encore : nous nous imposons une limitation de la connaissance du monde en usant de procédés opaques, de discours peu éclairants, qu’en d’autres circonstances nous dénoncerions chez les pires des populistes.

Le doute méthodique appliqué à soi-même n’est, dans ce cas, pas un exercice masturbatoire. En effet, quoi de plus normal que de chercher dans les phénomènes, dans ce que je constate autour de moi, une validation de ce que je pense sainement ? Reste que… je ne pense pas toujours sainement et mon introspection, quelle qu’elle soit (psychologique, philosophique, alimentaire, ludique…) peut être morbide. “Allo, monsieur Diel ?

Dès lors, comment faire au quotidien, si ce n’est se méfier des pensées (et de leurs confirmations) qui font trop plaisir

Alors, heureuse ?

Le suspense était-il intolérable ! Vous avez trépigné, vous vouliez savoir si vous étiez des bons philosophes selon l’ami Ernest Cassirer : aviez-vous, pour chaque exemple, bien identifié la forme symbolique utilisée, le discours organisé au départ de mots, pour vous représenter un objet du monde (en l’espèce, Momo le Chameau) ?

Autre chose reste donc ensuite de tester sa cohérence interne puis d’évaluer son degré de réfraction : quel est le degré de transparence (volontaire ?) de la “couche cognitive” que ce discours construit entre vous et les objets qui constituent ce monde dont vous ne pouvez prendre connaissance immédiatement ? Jacques Dufresne parle de connaissance médiate (impossibilité de connaître sans passer par des représentations) et Edgard Morin en remet une couche quand il nous démontre combien le monde est trop complexe pour notre seul entendement. Dans le discours religieux également, souvenez-vous, nos ancêtres Eve et Adam sont chassés du paradis (en d’autres termes : le monde sans question, le mystère sans angoisse) parce qu’ils prétendaient accéder à la connaissance du bien et du mal… sans d’abord bosser un petit peu sur eux-mêmes !

Vous êtes maintenant surentraînés : vous sentez-vous enfin de vrais CRACs, des Citoyens Responsables, Actifs et Critiques (s’est ajouté par la suite le S de Solidaires) ? La méthode Cassirer est-elle plus claire pour vous, aujourd’hui ?

Comment faire pour savoir ? Comment savoir pour faire ?

Josiane nous revient avec du café et des biscuits : “Si je comprends bien. Toutes les histoires qu’on me raconte -celles que j’écoute, en tout cas- c’est comme dans le magasin d’à Robert, qui vend des lunettes : je choisis les montures que je veux, tant que les verres ont la bonne dioptrie, comme y dit. Le but, c’est d’y voir clair et, si je vais jardiner, d’avoir des verres un peu fumés pour ne pas être éblouie par le soleil. Tu prends du sucre ?

Comme le souligne Arnaud Jamin sur DIACRITIK.COM, c’est là qu’il faut sortir Heidegger de sa poche, au risque que beaucoup s’enfuient. Pourtant le voilà au mieux de sa forme dans Méditation où il évoque le danger des certitudes rationnelles, sa méditation pouvant s’appliquer à toute forme de discours que l’on ne questionnerait pas :

Partout où l’on prétend que tout est possible et réalisable, partout où l’on dispose par conséquent d’une explication toute prête pour quoi que ce soit, le pourquoi a définitivement donné congé à son essence, c’est-à-dire à ce qui consacre, dans sa dignité de question, la chose la plus digne de question qui soit. Au pourquoi et au questionnement essentiel se substitue une croyance aveugle, celle de posséder par avance et intégralement toutes les réponses, une croyance à la rationalité pure et simple, et à la possibilité, pour l’homme, d’en être absolument maître. Mais se réclamer rationnellement de l’étant, lui-même pensé et poursuivi rationnellement, c’est devenir foncièrement étranger à l’Être — c’est la fin de l’homme complètement hominisé.

Martin Heidegger, contemporain de Cassirer (ils n’étaient pas copains), est très secourable, dès l’instant où on réalise combien les discours dans lesquels nous nageons nous empêchent d’exercer notre puissance d’être humain et où la paresse nous amène parfois à adopter un discours unique sans le questionner, sans poser la question du pourquoi.

Si je questionne une vérité, un argument d’autorité, une incitation affective ou même une intuition, ce n’est pas que je l’annule ou la censure (auto-cancel culture ?) mais bien que je m’efforce d’élucider de son influence sur ma pensée, mon comportement.

Le Graal pour le prix d’un pèle-patates !
© Castor

Josiane nous revient avec l’apéritif, des chips et des tronçons de carottes : “Si je comprends bien… je résume : parce qu’on est des femmes et des hommes, on a besoin de se raconter des histoires pour comprendre ce qui nous entoure. Pour mieux se le représenter. Quand on le fait soi-même, faut faire attention à ne pas trop se faire plaisir, et quand on écoute les autres (ou les livres ou les Témoins de Jéhovah ou le Journal parlé, etc.), il faut toujours se demander à qui profite le crime ? Du coup, on est moins bièsse et on choisit vraiment soi-même ce qu’on choisit. Ça me convient et, finalement, la Vérité, c’est la vérité qui me convient…

Josiane a tout compris et Cassirer est satisfait de sa conclusion. Reste la question de la Vérité que notre bonne amie a soulevée. Cassirer et ses camarades de classe vivaient à une époque où le Graal de la philosophie n’était plus de définir ce qui était réel (vrai) dans l’absolu, l’Etre, faute d’y avoir accès avec nos petits moyens cognitifs. Avec eux, le centre de gravité de la recherche philosophique s’est déplacé vers le comment, vers cet ensemble dynamique, le fameux Dasein, constitué par chacun (vous et moi, y compris Josiane) et de sa manière de s’approprier le monde. Vaste programme !

A son époque, Spinoza affirmait que nous avons tous “une idée vraie“, mais que cette vérité était au centre de nous et que le travail d’hominisation passait par l’élimination des préjugés, des motivations superficielles, des envies (à savoir, le contraire des besoins) comme l’envie de richesses, de chameaux, de reconnaissance sociale, de pouvoir : autant de fausses motivations pour nos comportements. Le travail consistait pour lui à se défaire de ces imageries (représentations) comme on pèle les différentes couches d’un oignon, jusqu’à arriver au cœur de la chose : l’idée vraie qui nous permet de ressentir spontanément ce qui est bon pour nous (satisfaisant) et ce qui est mauvais (insatisfaisant).

Dans ce sens, la méthode de Cassirer peut certainement nous aider à élucider notre délibération… “en nous pelant l’oignon“, plaisanterait Spinoza (Josiane adore l’idée), jusqu’à pratiquer une pensée libre. Cassirer a passé son temps à triturer les discours, les formes symboliques, jouissant à chaque découverte de la Joie d’appartenir à l’humanité qui les a générés. Il ne cherchait pas de vérité première mais, comme un alchimiste, il s’est vu transmuté par le fait même de son travail.

Voilà peut-être la clef : quand on s’y intéresse avec l’esprit clair, tous les discours sont initiatiques, ils sont délicieusement révélateurs de ce dont nous sommes capables de créer, nous, les humains. Sans exclusive, car “toutes les pierres sont bonnes à tailler“, comme dit Josiane. Et c’est en y travaillant que nous pourrons passer de l’impératif “Cela est, alors tu dois” au prometteur : “Fais, alors tu vois.

Patrick THONART

  • Je sais qu’il n’y a pas de chameau dans l’exemple donné pour le discours fictionnel ; c’était pour voir si vous faisiez attention…

Plus d’opinions à débattre…

DE SOUZENELLE : L’écologie extérieure est inséparable de l’écologie intérieure

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Annick de Souzenelle en 2019 © reporterre.net

La crise écologique est intrinsèquement liée à la transgression des lois ontologiques“, assure la théologienne Annick de Souzenelle. “Sans travail spirituel, pour retrouver et harmoniser racines terrestres et racines célestes de l’humain, il serait impossible de la stopper.

“Vous étudiez la Bible depuis plus de cinquante ans. Quel est le sens de ce travail ?

Annick de Souzenelle — Ce qui résume tout, c’est que j’ai un jour mis le nez dans la Bible hébraïque, et j’y ai lu toute autre chose que ce que disaient les traductions habituelles. Elles sont très culpabilisantes et je sentais que ce n’était pas juste. J’ai été émerveillée par la Bible hébraïque : je me suis consacrée à écrire ce que je découvrais — des découvertes qui libèrent du poids de la culpabilisation qui a abîmé tant de générations… À partir de là, j’ai réécrit une traduction des premiers chapitres de la Bible [la Genèse], de l’histoire de l’Adam que nous sommes, Adam représentant non pas l’homme par rapport à la femme, mais l’être humain, et de l’arbre de la connaissance du bien et du mal.

Un voile est en train de se lever sur les écritures, et cela se passe aussi avec le sanskrit, le chinois, d’autres personnes y travaillent… Il se passe quelque chose à l’heure actuelle, il faut aller plus loin dans la compréhension de l’humain, de l’Adam…

Les traductions les plus courantes de la Genèse décrivent la domination de la Terre et des espèces animales par l’Homme, et une supériorité de l’homme sur la femme… Avec votre exégèse, que peut-on entendre ?

À partir du déchiffrement symbolique de l’hébreu, on peut entendre ceci : lorsque l’Adam [l’être humain] est créé, il est différencié de son intériorité, que nous appelons aujourd’hui l’inconscient, et cet inconscient est appelé Ishah, en hébreu. Nous avons fait de Ishah la femme biologique d’Adam, qui, lui, serait l’homme biologique. Dans ma lecture, il s’agit du « féminin intérieur » à tout être humain, qui n’a rien à voir avec la femme biologique. Il s’agit de l’être humain qui découvre l’autre côté [et non la côte] de lui-même, sa part inconsciente, qui est un potentiel infini d’énergies appelées « énergies animales ». Elles sont en chacun de nous. On en retrouve le symbole au Moyen-Âge, dans les représentations sculpturales : le lion de la vanité, de l’autoritarisme, la vipère de la médisance, toutes ces caractéristiques animales extrêmement intéressantes qui renvoient à des parties de nous, que nous avons à transformer. La Bible ne parle pas du tout des animaux extérieurs, biologiques, que nous avons à aimer, à protéger. Elle parle de cette richesse d’énergie fantastique à l’intérieur de l’Homme qui, lorsqu’elle n’est pas travaillée, est plus forte que lui, et lui fait faire toutes les bêtises possibles. Ce n’est alors plus lui qui décide, qui « gouverne » en lui-même.

Il est extrêmement important de bien comprendre que cet Adam que nous sommes a en lui un potentiel qui est appelé « féminin » — que l’on va retrouver dans le mythe de la boîte de Pandore chez les Grecs et dans d’autres cultures — et que ce potentiel est d’une très grande richesse à condition que nous le connaissions, que ce ne soit plus lui qui soit le maître, mais que chaque animal soit nommé et transformé.

Dans la Bible, tous les éléments, les règnes végétaux et minéraux sont très présents. Quelle est dans votre lecture la relation entre l’Homme et le cosmos ? Est-ce que cela décrit aussi le « cosmos intérieur » de l’Homme ?

L’extérieur est aussi l’expression de ce qui est à l’intérieur de l’Homme. Le monde animal, le monde végétal et le monde minéral sont trois étapes des mondes angéliques qui sont à l’extérieur comme à l’intérieur de nous. L’intérieur et l’extérieur sont les deux pôles d’une même réalité. Il y a dans la Bible un très beau mythe où Jacob, en songe, a la vision d’une échelle sur laquelle les anges montent et descendent. L’échelle est véritablement le parcours que nous avons à faire dans notre vie présente, de ce que nous sommes au départ vers ce que nous devrions devenir. Nous avons à traverser les mondes angéliques, c’est-à-dire à les intégrer. Mais tout d’abord, à nous verticaliser.

Ce chemin « vertical », qu’implique-t-il dans notre rapport au monde ?

C’est tout simple : cultiver ce cosmos extérieur. Ce que nous faisons à l’extérieur a sa répercussion à l’intérieur, et vice versa, donc il est extrêmement important de cultiver ensemble le monde animal extérieur et le monde animal intérieur, et de la même manière en ce qui concerne les mondes végétaux et minéraux.

C’est-à-dire d’en prendre soin, de les faire grandir, de les enrichir ?

Oui, nous en sommes totalement responsables. La façon dont nous traitons ce monde à l’intérieur de nous va se répercuter à l’extérieur. Or, à l’intérieur de nous, nous sommes en train de tout fausser, nous n’obéissons plus aux lois qui fondent la Création. Je ne parle pas des lois morales, civiques, religieuses. Je parle des lois qui fondent le monde, que je compare au mur de soutènement d’une maison. On peut abattre toutes les cloisons d’une maison, mais pas le mur de soutènement. À l’heure actuelle, c’est ce que nous faisons. Nous transgressons les lois ontologiques [du grec ontos = être]. Elles aussi sont dites dans la Bible et on n’a pas su les lire. Nous détruisons ce monde à l’intérieur de nous comme nous sommes en train de détruire la planète. Il est difficile d’entrer dans le détail de ces lois ici, mais j’ai essayé d’exprimer cette idée dans mon livre L’Égypte intérieure ou les dix plaies de l’âme. Avant que les Hébreux quittent leur esclavage en Égypte pour partir à la recherche de la Terre promise, une série de plaies s’est abattue sur l’Égypte. Chacune de ces plaies renvoie à une loi ontologique transgressée.

Les plaies d’Égypte font penser aux catastrophes naturelles que l’on vit aujourd’hui !

Oui, à l’heure actuelle, la Terre tremble. Cela fait quelques années que les choses tremblent de partout. Nous sommes dans les plaies d’Égypte. Nous allons faire une très belle Pâque [la fête, dans la liturgie juive, commémorant la sortie d’Égypte], une mutation importante va se jouer. Mais, actuellement, nous sommes dans les plaies d’Égypte, et on ne sait pas les lire. Nous vivons une période de chaos, prénatal, je l’espère.

Est-ce dû au fait que l’Homme ne fait plus le travail intérieur ?

Oui, exactement. Mais depuis quelque temps, ce n’est pas seulement qu’il ne fait pas le travail intérieur. C’est qu’il fait un travail contraire aux lois de la Création. On est dans le contraire de ces lois ontologiques, alors le monde tremble.

Vous-mêmes, dans votre vie, avez-vous vu les choses s’empirer ?

J’ai pratiquement parcouru le siècle ! Je me souviens très bien du monde de mon enfance, des années 1920. C’était un monde figé, totalement incarcéré dans un moralisme religieux bête et insupportable. Il n’était pas question d’en sortir, et ceux qui le faisaient étaient mis au ban de la société. Je me suis très vite sentie marginalisée. Puis la guerre est venue casser tout ça. Tout a changé après la guerre. Les jeunes des années 1960 ont envoyé promener la société d’avant, avec le fameux « Il est interdit d’interdire » qui résume tout, seulement ça allait trop loin. Le « sans limite » est aussi destructeur que les limites trop étroites.

La crise écologique est beaucoup reliée à l’absence de limite au niveau de la production, de la consommation, de l’utilisation de nos ressources. Comment cela s’est-il développé après la guerre ?

L’humanité inconsciente est dans le réactionnel. Elle était complètement brimée d’un côté. En s’échappant de cette contention, elle a explosé. Elle ne sait pas trouver la juste attitude. On va à l’extrême, parce qu’on ignore les lois qui structurent. Nous avons l’habitude d’associer le mot « loi  » à l’idée de contrainte, mais les lois ontologiques, au contraire, libèrent.

Les bouleversements environnementaux n’existaient pas durant votre enfance ?

On n’en parlait pas. Chacun avait son lopin de terre. Dans les années 1970, 1980, on a commencé à en parler. Au moment même où j’ai commencé mon travail intense.

Quel est selon vous le cœur de la problématique écologique ?

Une perte totale du monde céleste, du monde divin. L’Homme est comme un arbre. Il prend ses racines dans la terre, et ses racines dans l’air, la lumière. Il a des racines terrestres et des racines célestes. L’Homme ne peut pas faire l’économie de ces deux pôles. Jusqu’à récemment, il a vécu ses racines terrestres dans des catégories de force, car il ne connaissait que la « lutte contre » quelque ennemi que ce soit (intempéries, animaux, autres humains…). Il ne sait que « lutter contre » car il est dans une logique binaire. À partir de la fin de la dernière guerre, à partir des années 1950 et 1960 en particulier, il y a eu un renversement de la vapeur. On a envoyé promener le monde religieux, qui n’apportait que des obligations, des « tu dois », des menaces de punition de la part du ciel, c’était un Dieu insupportable. Nietzsche a parlé de la mort de Dieu. Merci, que ce dieu-là meure ! Mais on n’a pas été plus loin dans la recherche. Aujourd’hui, ce qu’il se passe, c’est qu’il y a un mouvement fondamental, une lame de fond qui est en train de saisir l’humanité, le cosmos tout entier, pour que l’humanité se retourne, dans une mutation qui va avoir lieu, qui ne peut plus ne pas avoir lieu, pour qu’elle retrouve ses vraies racines divines, qui sont là.

Comme si la crise avait un sens au niveau du chemin de l’Homme ?

C’est LE sens de l’Homme. Toute l’écologie est très importante, mais elle ne peut se faire que s’il y a une écologie intérieure de l’Homme. C’est le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se retourne vers ses racines divines. Cela ne veut pas dire que ses racines terrestres disparaissent, mais qu’il retrouve ses racines célestes.

Ne peut-il pas y avoir une écologie sans spiritualité ?

Il s’agit désormais de « lutter avec ». Je suis très respectueuse des actions qui sont faites dans le sens de l’équilibre écologique, et je pense qu’il faut les faire mais c’est une goutte d’eau dans une mer immense. Un raz-de-marée va se produire, des eaux d’en haut [le monde divin] peut-être, ou des eaux d’en bas, peut-être les deux en même temps !

Je respecte beaucoup les efforts actuellement déployés, mais ils sont très minimes par rapport à ce qui se joue. S’il n’y a pas en même temps que cette lame de fond un travail spirituel, cela ne suffira pas. J’espère que ce n’est pas trop difficile à entendre quand je parle ainsi, mais il me faut le dire. On ne peut pas séparer l’intérieur de l’extérieur.

Comment voir le corps dans cette perspective ?

Le corps de l’Homme est inséparable du corps du cosmos. Ce sont les deux pôles d’une même réalité. Nous ne connaissons de notre corps que ce qui est étudié en médecine, en faculté. Mais notre corps physique n’est que l’expression qu’un corps divin, profond, ontologique, et c’est celui-ci qui est malade. Lorsque l’on veut traiter un malade, la médecine officielle ne traite que l’extérieur, le côté concret. Elle est en train en ce moment d’éradiquer l’homéopathie, qui travaille au contraire sur la cause profonde, car quand un organe est malade, c’est qu’il y a un court-circuit dans la cause profonde, dans l’organe ontologique de l’Homme, dont l’organe que nous connaissons n’est que l’expression. Si l’on ne va pas toucher à ce très subtil, il n’est pas suffisant de travailler sur la seule dimension extérieure.

Il arrive que des personnes racontent leur traversée de la maladie comme une initiation. Toute épreuve peut être la source d’une évolution énorme. L’épreuve n’est pas la même chose que la souffrance.

Cela peut-il qualifier ce que la Terre vit actuellement ?

Nous l’avons rendue malade, oui. Nous avons détourné les cours d’eau, trafiqué des éléments naturels. On trafique la Terre comme si elle était une chose. On n’a plus aucune conscience qu’elle est ce corps divin de l’Homme. Le traitement qu’on fait aux arbres, à toute la culture, est diabolique dans le sens que cela « sépare ».

La surconsommation matérielle, le capitalisme, sont-ils l’expression d’une conscience qui s’est « séparée » ?

Tout à fait. Toute idéologie qui n’est pas reliée au verbe fondateur devient la peste. C’est la cinquième plaie d’Égypte. Toutes nos idéologies politiques, philosophiques, financières ne réfèrent absolument pas au verbe divin, si bien qu’elles sont vouées à l’échec. Soljenitsyne l’avait bien vu, en disant qu’il quittait une folie (l’URSS) pour en trouver une autre aux États-Unis. Tout cela doit disparaître. Tous nos politiciens sont perdus à l’heure actuelle, qu’ils soient de droite, de gauche, du milieu, de tout ce que l’on veut… Ils mettent une rustine ici, une rustine là, ils ne peuvent pas résoudre les problèmes. Parce que l’Homme a déclenché des problèmes qui ne seront solubles que par un retournement radical de son être vers les valeurs divines.

Les religions elles-mêmes, telles qu’elles sont aujourd’hui, sont vouées à une profonde mutation. Ce qui va émerger de tout cela est une conscience totalement nouvelle, d’un divin qui sera intimement lié à l’humain, qui ne viendra pas d’une volonté d’ailleurs, mais d’une présence intérieure.

Puisque selon vous le cosmos extérieur représente le cosmos intérieur, l’endroit du chemin écologique peut-il devenir un chemin spirituel ?

On ne peut pas entrer dans l’intelligence du cosmos extérieur sans entrer dans l’intelligence du cosmos intérieur. Ce n’est non plus la seule voie. Je peux aussi dire le contraire : ça peut être quelqu’un qui découvre son cosmos intérieur, et par conséquent qui va se consacrer au cosmos extérieur. On ne peut pas vivre quelque chose d’intense intérieurement sans se trouver relié au monde extérieur… Quand je suis dans mon jardin, je vois les arbres, les plantes, les oiseaux, comme des anges, qui sont là, vivants, qui respirent avec moi, qui m’appellent… Combien de fois le chant des oiseaux est mon chant…

Des personnes qui se disent athées mais qui sont très reliées au monde, sont-elles aussi sur un chemin spirituel ?

Oui, nombreux sont ceux qui se disent athées parce qu’ils rejettent le dieu des églises… mais ressentent cette unité avec la nature. Le grand sujet aujourd’hui est de sortir de l’esclavage au collectif très inconscient, pour entrer, chacun et chacune, dans sa personne, dans l’expérience personnelle. On est à cet endroit de chavirement total de l’humanité.

Nous vivons une très grande épreuve, la peur règne, mais cela peut être, pour ceux qui le comprennent, un chemin initiatique magnifique.

Nous sommes dans un moment unique de l’humanité, extrêmement important, le passage de l’Homme animal à l’Homme qui se souvient de ses racines divines. Il y a un grand espoir.

L’espoir, donc, ne se situe pas seulement dans l’espoir que la crise s’arrête, mais dans l’espoir que l’Homme change à travers cette crise ?

Exactement. C’est une mutation de l’humanité. Aujourd’hui on a terriblement peur de la mort, on veut reculer la mort. Or, il faut accepter la mort, elle est une mutation. J’ai une grande confiance. C’est impressionnant, mais on n’a pas à avoir peur. La peur est un animal qui nous dévore. De cette énergie animale, nous avons à faire de l’amour.”

Lire l’article original de Juliette KEMPF sur REPORTERRE.NET (article du 26 juillet 2019)


Après des études de mathématiques, Annick de SOUZENELLE, née en 1922, a été infirmière anesthésiste, puis psychothérapeute. Elle s’est convertie au christianisme orthodoxe et a étudié la théologie et l’hébreu. Elle poursuit depuis une trentaine d’années un chemin spirituel d’essence judéo-chrétienne, ouvert aux autres traditions. Elle a créé en 2016 l’association Arigah pour assurer la transmission de son travail et animer l’Institut d’anthropologie spirituelle.

 


Plus de symboles…

Arche d’alliance (symbole)

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Les aventuriers de l’Arche perdue (Spielberg, 1981)

“Le mot arche vient du latin arca, traduction de l’hébreu arôn qui signifie coffre. Pour les tribus nomades, le coffre est à la fois le siège où prend place le chef de famille, et le meuble qui contient et protège ce qui est précieux. L’Arche Sainte répond à cette double caractéristique. Elle est le trône de Yahvé, bâti par l’homme qui reconnaît la souveraineté de Dieu. Elle est aussi la châsse, richement décorée, qui renferme notamment les deux Tables du Décalogue, preuve matérielle de l’alliance passée entre Moïse et Yahvé. L’Exode (25, 10) en donne une description précise :

lls feront une arche en bois d’acacia. Sa longueur sera de deux coudées et demie, sa largeur d’une coudée et demie et sa hauteur d’une coudée et demie. Tu la couvriras d’or pur… Tu fondras pour elle quatre anneaux d’or et tu les mettras à ses quatre coins… Tu feras des barres d’acacia et tu les couvriras d’or. Tu passeras les barres dans les anneaux sur les côtés de l’arche, pour qu’ils servent à porter l’arche. Les barres resteront dans les anneaux de l’arche et ne seront point retirées. Tu mettras dans l’arche le témoignage que je te donnerai. Tu feras un propitiatoire d’or pur ; sa longueur sera de deux coudées et demie. Tu feras deux chérubins d’or ; tu les feras d’or battu aux deux extrémités du propitiatoire… C’est là que je me rencontrerai avec toi ; du haut du propitiatoire, entre les deux chérubins placés sur I’arche du témoignage, je te donnerai tous mes ordres pour les enfants d’IsraëI…

La puissance divine se manifeste à travers I’Arche. Les eaux du Jourdain s’écartent sur son passage pour permettre l’entrée dans la Terre promise. Quand l’Arche est amenée devant les murs de Jéricho au son des trompettes, les murailles s’écroulent. Plus tard, David ayant réalisé l’unité d’Israël et fait de Jérusalem la capitale politique et religieuse, il se fera un devoir de venir chercher l’Arche dans la maison d’Abinadab.

Lorsqu’ils furent arrivés sur l’aire de Nacon, Uzza étendit la main vers l’arche de Dieu et la saisit parce que les bœufs la faisaient pencher. La colère de l’Éternel s’enflamma contre Uzza, et Dieu le frappa sur place à cause de sa faute.

Ne peut toucher le sacré celui qui n’en est pas digne ou qui n’a pas reçu l’Initiation. C’est à Salomon que reviendra la mission sacrée de construire pour l’Arche un temple en dur et de la placer dans le Debir, le Saint des Saints. L’Arche est construite en bois d’acacia. Pour le nomade qu’est Moïse, l’acacia est symbole de pérennité, d’immortalité, d’éternité. Il ne fait aucun doute pour lui que I’Arche durera jusqu’à la fin des temps et que les Tables de la Loi demeureront éternellement la propriété de son peuple. Pour Salomon qui, lui, est sédentaire, l’éternité ne peut être évoquée que par la pierre. Aussi construit-il le plus beau temple du monde avec ce matériau noble, mais nouveau pour le peuple juif. L’Arche et le Temple ont leurs parois couvertes d’or.

C’est ainsi qu’il revêtit d’or toute la maison.

L’or évoque le soleil : feu, lumière, connaissance. Il symbolisera donc le culte que Moïse et Salomon veulent rendre au Créateur. Rien n’est trop riche et trop beau pour l’Éternel. Cependant, l’Arche et le Sanctuaire ne seront point exposés au regard des profanes, selon la phrase qui figure dans certains rituels lors de la Fermeture des Travaux.

Dessin de Marcel Gossé

Quatre siècles plus tard, les troupes de Nabuchodonosor incendient et pillent le Temple, détruisant l’Arche d’Alliance. Les oeuvres de Moïse et de Salomon disparaissent à jamais… Une autre tradition veut que Jérémie ait pressenti le pillage du Temple et emporté l’Arche pour lui éviter la profanation (Macchabées II2,4-6) :

Il y avait dans cet écrit que, averti par un oracle, le prophète se fit accompagner par la tente et l’arche, lorsqu’il se rendit à la montagne de Moïse, étant monté, il contempla l’héritage de Dieu. Arrivé là, Jérémie trouva une habitation en forme de grotte et y introduisit la tente, l’Arche, l’autel des parfums puis il en obstrua l’entrée. Quelques-uns de ses compagnons, étant venus ensuite pour marquer le chemin par des signes, ne purent le retrouver.

Discutable d’un point de vue historique (en effet, la tente n’existe plus depuis la destruction du Temple, I’Arche a disparu dans le pillage), cet épisode a pour but d’affirmer la continuité, la permanence du culte rendu à Dieu par son peuple. On trouve chez Jérémie des thèmes qui seront exploités par les bâtisseurs dans les rituels : la grotte, les signes, le chemin perdu… Revenons sur les dimensions de l’Arche, exprimées en coudées : 2,5 x 1,5 x 1,5. La section est carrée. Or, le carré signifie la terre, mais aussi 1’univers créé, donc le Temple, représentation du monde. De plus, si l’on compare la longueur et la largeur, on s’aperçoit que la longueur est égale à la largeur plus un, I’unité, c’est-à-dire Dieu, le Dieu créateur et unique, l’unité du peuple juif. […] Nous pourrons comprendre la symbolique de I’Arche en comparant deux extraits de catéchismes: le Dumfries n°4 (1710) et le Sheffield (1740-1780 ?) :

Que signifie l’Arche d’Alliance ? Elle représente aussi bien le Christ que le cœur des fidèles. Car, dans.la poitrine du Christ était la doctrine, tant de la Loi que de l’Évangile. De même pour les fidèles, quoique dans une autre mesure. Le Christ fut la vraie manne qui descendit pour donner la vie au monde. La Table de la Loi nous incite à l’amour et à l’obéissance. La verge d’Aaron couverte de fleurs signifîe la douceur de l’Évangile et la gloire de notre Grand Prêtre Jésus-Christ dont Aaron fut la figure.

 

Quel est le mystère de l’Arche d’Alliance ? L’Arche de Dieu, faite de bois de shittim, dans laquelle étaient conservés le pot de manne, la verge d’Aaron et les Tables des Commandements, représente autant Christ, notre sauveur, que les coeurs des fidèles, car il fut la vraie manne tombée du ciel pour répandre la lumière sur le monde. Les Tables nous incitent à l’amour et à l’obéissance. La verge d’Aaron couverte de fleurs signifie la douceur de notre Évangile et la gloire de notre Grand Prêtre Jésus-Christ dont Aaron fut la figure.”

Extraits du Dictionnaire des symboles maçonniques de Jean Ferré (1997)


En savoir plus…

THONART : Vanité (2017)

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William BLAKE : ‘I want ! I want !’ (1793)
Vanité des vanités, tout est vanité…

Vanité des vanités, dit [l’Orateur], vanité des vanités, tout est vanité.
[…] Tous les torrents vont vers la mer,
et la mer n’est pas remplie ;
vers le lieu où vont les torrents,
là-bas, ils s’en vont de nouveau.
Tous les mots sont usés, on ne peut plus les dire,
l’œil ne se contente pas de ce qu’il voit,
et l’oreille ne se remplit pas de ce qu’elle entend.
Ce qui a été, c’est ce qui sera,
ce qui s’est fait, c’est ce qui se fera :
rien de nouveau sous le soleil !
[…] … j’ai eu à cœur de chercher et d’explorer par la sagesse
tout ce qui se fait sous le ciel.
C’est une occupation de malheur que Dieu a donnée
aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent.
[…] …et je fais l’éloge de la joie ;
car il n’y a pour l’homme sous le soleil
rien de bon, sinon de manger, de boire, de se réjouir ;
et cela l’accompagne dans son travail
durant ses jours d’existence…

L’Ecclésiaste (III-IIe a.C.n., trad. Editions du Cerf, 2010)

L’Ecclésiaste, Qohélet en hébreu, est un livre de l’Ancien Testament, situé entre les Proverbes et le Cantique des cantiques ; il participe des traditions juive et chrétienne. Il est symboliquement attribué à Salomon, roi d’Israël à Jérusalem (Xe a.C.n.) mais a probablement été rédigé entre les IIIe et IIe siècles a.C.n., par des auteurs restés inconnus.

Qohélet (hébreu), Ekklèsiastikès (grec) ou, en français, l’orateur ou le maître, ‘celui qui parle devant une assemblée’, y confesse avoir recherché un sens à toute chose, dans la sagesse, comme dans la folie et la sottise (“c’est une occupation que Dieu a donnée aux fils d’Adam pour qu’ils s’y appliquent“), pour finalement réaliser combien les oeuvres des hommes ne sont que “vanité et poursuite de vent.”

Si Ernest RENAN évoque “l’épicurien désabusé qui a écrit l’Ecclésiaste” dans sa traduction commentée (1881), Marcel CONCHE, expert es épicurisme (CONCHE Marcel : Lettres & maximes, Paris PUF, 2009), est moins réservé quand il parle clairement de “l’Ecclésiaste, ce livre épicurien.”

André COMTE-SPONVILLE, de son côté, rejoint l’ambiguïté de Renan et se réjouit d’un texte au message paradoxal (mais comment mieux réfléchir sur le sens, qu’au départ d’un paradoxe ?) :

C’est l’un des plus beaux textes de toute l’histoire de l’humanité. L’Ecclésiaste est notre contemporain, ou peut l’être, parce qu’il ne croit pas, ou plus, à la sagesse : elle aussi n’est que “vanité et poursuite de vent.” Toute parole est lassante, et celle des philosophes n’y échappe pas. L’Ecclésiaste est pourtant un livre de sagesse, et c’est ce paradoxe qui le définit le mieux : ce qu’il nous propose, c’est non seulement une sagesse pour ceux qui ne sont pas des sages, c’est la seule qui vaille, mais une sagesse désillusionnée d’elle-même.

Épicurien désabusé‘, ‘parole lassante‘, ‘sagesse désillusionnée d’elle-même‘, les formules sont bien tournées mais elles naviguent dans les nuances de gris et ne font peut-être pas justice à un texte qui “fait l’éloge de la joie” (8, 15) dans un monde où “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Chantre de la voie du milieu, MONTAIGNE aimait tant citer l’Ecclésiaste qu’il semble difficile de ne le lire qu’avec les yeux désabusés d’une Wonder Woman devant sa robe de mariée devenue trop étroite…

De la vanité vue comme péché originel de la psyché

La foi sauve, donc elle ment.

NIETZSCHE F., L’Antéchrist (1888)

Le message de l’Ecclésiaste est bien entendu entrelardé d’évocations de la perfection de la divinité et, partant, de sa création ; qui plus est, il est majoré d’un Appendice apocryphe, que n’auraient pas renié les censeurs catholiques les plus intégristes (ex. “Dieu fera venir toute oeuvre en jugement sur tout ce qu’elle recèle de bon ou de mauvais“). Le penseur critique peut s’en offusquer en prenant la chose littéralement et en dénonçant une profession de foi à l’emporte-pièce : Dieu dans son grand-oeuvre a tout juste, l’homme dans ses oeuvres minimes a tout faux. D’un autre côté, le même penseur pourrait se réjouir d’un monde présenté à la confiance de chacun comme harmonieux : “il n’y a rien à y ajouter, ni rien à en retirer” (3, 14). Mais comment alors, dans une telle réalité, être ‘désabusé’, ‘désillusionné’ dans son usage du monde, fut-il épicurien ? A cause de la vanité, justement.

Leonora Carrington, Una Vida Surrealista (1994-1997) : le serpent -et sa posture- symbolise, dans la plupart des mythes et des contes, la vanité de l’Homme. Qu’il s’agisse de la gravure ci-dessus, de Mowgli face à Kaa ou de Persée combattant la Méduse, faire face à ce qui est vain en soi peut être pétrifiant…

En 1947, Paul DIEL s’approprie le terme ‘vanité’ pour les besoins de son approche de la motivation humaine (DIEL Paul, Psychologie de la motivation, Paris, PUF, 1947). Germanophone d’origine, Paul Diel a choisi le terme “vanité” par déclinaison avec l’adjectif “vain”. Il s’agit donc de se défaire de l’association spontanée vanité/orgueil pour ne garder que le sens de “qualité de ce qui est vain, vide de sens, sans utilité essentielle.

Chez Diel, plus question d’être désabusé parce que, quoi qu’on fasse, c’est bien peu de chose, puisque tout est vain. Pour lui, la vanité n’est pas un absolu de la condition humaine qui frapperait de nullité les œuvres de chacun face à la grandeur de la Création de celui-dont-on-ne-peut-citer-le-nom-ici. Non, la vanité est individuelle et relative ou, plus simplement dit, elle mesure l’écart entre l’image que chacun a de soi et son activité réelle.

Que Picasso se vive comme un grand peintre et, postulons, qu’il le soit, cela ne créera pas chez lui d’insatisfaction : il se voit tel qu’il agit. L’image de soi et l’activité sont en accord. Si un peintre du dimanche se vit comme un Picasso méconnu, l’image qu’il a de lui présente un écart avec son activité réelle. Cet écart, ce vide, cet espace vain est, dans les termes voulus par Diel, la vanité au sens psychologique. Source d’insatisfaction, cette vanité est, de plus, source d’angoisse : tricher avec la vie entraîne une  bien réelle culpabilité, la culpabilité du tricheur…

Tricheur ? Diel n’invente rien : Montaigne avait déjà martelé “Notre grand et glorieux chef-d’oeuvre, c’est vivre à propos” (Essais, III, 13, De l’expérience), insistant par là sur l’impérative adéquation entre notre monde intérieur, que nous concevons, et le monde extérieur dans lequel nous agissons.

Culpabilité ? Ici encore, Diel s’inscrit dans la droite ligne des Anciens, en l’espèce Baruch SPINOZA qui insiste sur notre capacité à avoir une idée vraie : “Qui a une idée vraie sait en même temps qu’il a une idée vraie et ne peut douter de la vérité de sa connaissance.” (Ethique, II, 43, publiée en 1677).

Adam et Ève chassés de l’Éden (Masaccio, XVe)

Donc, si je puis avoir l’idée vraie de ce qui est satisfaisant pour moi, je me sens dès lors coupable quand je réalise que je ne suis pas à propos, que mon imagerie intérieure ne se traduit pas dans mes activités. Voilà donc la vanité qui a condamné Adam à réfléchir et penser encore “à la sueur de son front” (et à s’inventer la divinité), lui qui pouvait vivre sans arrière-pensée dans un monde sans idée, animal parmi les animaux. Quelle vanité  aussi que de vouloir manger le fruit de la connaissance du bien et du mal sans en avoir fait l’expérience !

Homéostas(i)e ? Le mot fait penser aux pires maladies alors qu’il évoque simplement “un écosystème qui résiste aux changements (perturbations) et conserve un état d’équilibre” (Larousse). Ramenée au biologique, comme au psychologique, la vanité serait le contraire de cet état d’équilibre au sein de notre système vital, en ceci qu’elle marquerait la différence entre notre vie intérieure et nos actions extérieures, causant déséquilibre et, partant, souffrance. Comment Diel articule-t-il tout cela dans son travail sur la motivation de nos comportements ?

EGO ALTER
SUR-VALORISER 1. VANITE
Je me vois supérieur à ce que je réalise effectivement dans le monde (“péché originel”)
3. SENTIMENTALITE
Faute d’avoir de l’estime pour moi, je vais la chercher chez les autres (besoin de reconnaissance, association avec des tiers remarquables)
SOUS-VALORISER 2. CULPABILITE
Je m’en sens coupable alors j’évite les confrontations avec le réel (timidité) ou j’organise ma punition (politique d’échec)
4. ACCUSATION
Puisque les autres ne me trouvent pas aussi extraordinaire que je ne le voudrais, je vais les accuser de n’y rien comprendre et d’être injustes (envers moi)
A bon entendeur…

Du dieu à Diel, on passe dès lors…
…de la vanité de vouloir faire oeuvre remarquable afin de donner sens et pérennité à son existence (diktat que dénonce vivement Montaigne dans son essai De l’expérience),
…à l’impératif catégorique d’œuvrer chaque jour à réduire l’angoissant écart entre notre monde intérieur et nos activités dans le monde.
La satisfaction de vivre est à ce prix, avec la joie en prime.

article préparé par Patrick Thonart



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